De la primauté du bien commun contre les personnalistes

De Salve Regina


DE LA PRIMAUTÉ DU BIEN COMMUN CONTRE LES PERSONNALISTES.

Avant-propos

La société humaine est faite pour l’homme. Toute doctrine politique qui ignore la nature raisonnable de l’homme, qui nie, par conséquent, sa dignité et sa liberté, est viciée a la racine et soumet l’homme à des conditions inhumaines. C’est donc à bon droit qu’on s’insurge contre les doctrines totalitaires au nom de la dignité de l’homme.


Est-ce à dire que nous sommes d’accord avec tous ceux qui invoquent la dignité de l’homme ? Il ne faudrait pas oublier que, loin d’avoir nié la dignité de la personne humaine, les philo­sophies qui ont engendré le totalitarisme moderne ont exalté cette dignité plus qu’on ne l’avait jamais fait auparavant. Il importe dès lors de bien déterminer en quoi consiste la dignité de l’homme.


Les marxistes poussent la dignité de la per­sonne humaine jusqu’à la négation de Dieu. « La philosophie ne s’en cache pas, dit Marx. La profession de Prométhée : ‘en un mot, je hais tous les dieux . . .’, est sa propre profession, le discours qu’elle tient et tiendra toujours contre tous les dieux du ciel et de la terre, qui ne recon­naissent pas la conscience humaine pour la plus haute divinité. Cette divinité ne souffre, pas de rivale »[1]. /{1}


N’oublions pas que le péché de celui qui pèche depuis le commencement a consisté dans l’exaltation de sa dignité personnelle et du bien propre a sa nature : il a préféré son bien propre au bien commun, à une béatitude participée et commune à plusieurs; il a refusé celle-ci parce qu’elle était participée et commune. Alors qu’il possédait son bonheur naturel et l’excellence de sa personne, non pas par une faveur spéciale, mais par un droit fondé sur sa création même - à Dieu il devait sa création mais tout le reste lui était dû -, par cette invitation à participer il se sentait blessé dans sa propre dignité. Se saisissant de leur propre dignité, (les anges déchus) ont désiré leur ‘singularité’, ce qui est le plus propre aux orgueilleux »[2]

La dignité de la personne créée n’est pas sans liens, et notre liberté a pour fin, non pas de rompre ces liens, mais de nous libérer en les raffermissant. Ces liens sont la cause principale de notre dignité. La liberté elle-même n’est pas garante de dignité et de vérité pratique. « L’aver­sion même de Dieu a raison de fin en tant qu’elle est désirée sous la raison de liberté, selon cette parole de Jérémie (II, 20) : Depuis longtemps tu as brisé le joug, tu as rompu tes liens, et tu as dit : Je ne servirai pas! »[3]

On peut à la fois affirmer la dignité de la personne et être en fort mauvaise compagnie. /{2}

Suffirait-il d’exalter la primauté du bien com­mun? Non plus. Les régimes totalitaires sai­sissent le bien commun comme prétexte pour asservir les personnes de la façon la plus ignoble. Comparée à l’esclavage où ils menacent de nous soumettre, la servitude des bêtes est liberté. Com­mettrons-nous la lâcheté de concéder au totali­tarisme ce pervertissement du bien commun et de sa primauté ?


N’y aurait-il pas entre l’exaltation du bien tout personnel au-dessus de tout bien vraiment commun, et la négation de la dignité des per­sonnes, quelque lien de conséquence très logique et mis en oeuvre au cours de l’histoire ? Le péché des anges fut une erreur pratiquement person­naliste : ils ont préféré la dignité de leur propre personne à la dignité qui leur serait venue dans la subordination à un bien supérieur mais com­mun dans sa supériorité même. L’hérésie péla­gienne, dit Jean de Saint Thomas, peut être considérée comme une étincelle de ce péché des anges. Elle n’en est qu’une étincelle, car, alors que l’erreur des anges fut purement pratique, l’erreur des pélagiens était en même temps spécu­lative.[4] Nous croyons que le personnalisme moderne n’est qu’une réflexion de cette étincelle, spéculativement encore plus faible. Il érige en doctrine spéculative une erreur qui fut à l’origine seulement pratique. L’asservissement de la / {3} per­sonne au nom du bien commun est comme une vengeance diabolique à la fois remarquable et cruelle, une attaque sournoise contre la commu­nauté du bien à laquelle le démon avait refusé de se soumettre. La négation de la dignité supé­rieure que l’homme reçoit dans la subordination de son bien tout personnel au bien commun as­surerait la négation de toute dignité humaine.

Nous n’entendons pas soutenir ici que l’erreur de tous ceux qui se disent aujourd’hui person­nalistes est plus que spéculative. Qu’il n’y ait là-dessus aucune ambiguïté. Sans doute notre insistance pourra-t-elle blesser ceux des person­nalistes qui ont identifié cette doctrine à leur personne. C’est là leur responsabilité très per­sonnelle. Mais il y a aussi la nôtre -nous jugeons cette doctrine pernicieuse à l’extrême./ {4}


I. DE LA PRIMAUTÉ DU BIEN COMMUN CONTRE LES PERSONNALISTES

/« ... Bien que l’Ange (déchu) se soit en vérité abaissé par cet abandon des biens supérieurs, qu’il soit, comme dit saint Augustin, tombé au niveau de son bien propre, cependant il s’élevait à, ses propres yeux, et il s’efforçait, à grand commerce d’arguments (magna negotia­tione) de prouver aux autres à satiété, qu’il ne visait en cela qu’à une plus grande ressemblance avec Dieu, parce qu’ainsi il procédait moins en dépendance de sa grâce et de ses faveurs, et de manière plus personnelle (magis singulariter), et en ne communiquant pas avec les inférieurs. »

Jean de saint THOMAS, de Angelorum malitia.


« Je n’échangerai jamais, sois-en sûr, contre ton servage, mon misérable sort. J’aime mieux être rivé à ce rocher que d’être le fidèle valet, le messager de Zeus le Père ... »

Prométhée à Hermès, cité par Karl Marx./ {6}

LE BIEN COMMUN ET SA PRIMAUTÉ

Le bien est ce que toutes choses désirent en tant qu’elles désirent leur perfection. Donc, le bien a raison de cause finale. Donc, il est la première des causes, et par conséquent, diffusif de soi. Or, « plus une cause est élevée, plus sa causalité s’étend à des êtres nombreux. En effet, une cause plus élevée a un effet propre plus élevé, lequel est plus commun et se ren­contre en plusieurs choses. »[5] « D’ou il suit que le bien, qui a raison de cause finale, est d’autant plus efficace qu’il se communique à des êtres plus nombreux. Et c’est pourquoi, si la même chose est un bien pour chaque individu et pour la cité, il est clair qu’il est beaucoup plus grand et plus parfait d’avoir à coeur, c’est-à-dire de procurer et de défendre, ce qui est le bien de toute la cité que ce qui est le bien d’un seul homme. Certes, l’amour qui doit exister entre les hommes a pour fin de conserver le bien, même de l’individu. Mais il est bien meilleur et plus divin de témoigner cet amour à toute la nation et aux cités. Ou, s’il est certes désirable quelquefois de / {7} témoi­gner son amour à une seule cité, il est beaucoup plus divin de le faire pour toute la nation, qui contient plusieurs cités. Nous disons que cela est plus ‘divin’ parce que cela est plus sem­blable à Dieu, qui est la cause ultime de tous les biens. »[6]

Le bien commun diffère du bien singulier par cette universalité même. Il a raison de surabondance et il est éminemment diffusif de soi en tant qu’il est plus communicable : il s’étend davantage au singulier que le bien singulier : il est le meilleur bien du singulier.


Le bien commun est meilleur, non pas en tant qu’il comprendrait le bien singulier de tous les singuliers : il n’aurait pas alors l’unité du bien commun en tant que celui-ci est en quelque façon universel; il serait pure collec­tion, il ne serait que matériellement meilleur. Le bien commun est meilleur pour chacun des particuliers qui y participent, en tant qu’il est communicable aux autres particuliers : la com­municabilité est de la raison même de sa perfection. Le particulier n’atteint le bien commun sous la raison même de bien commun qu’en tant qu’il l’atteint comme communica­ble aux autres. Le bien de la famille est meilleur que le bien singulier, non pas parce que tous les membres de la famille y trouvent leur bien singulier : le bien de la famille est/{8} meilleur parce que, pour chacun des membres individuels, il est aussi le bien des autres. Cela ne veut pas dire que les autres sont la raison de l’amabilité propre du bien commun; au contraire, sous ce rapport formel, les autres sont aimables en tant qu’ils peuvent participer à ce bien.


Dès lors, le bien commun n’est pas un bien qui ne serait pas le bien des particuliers, et qui ne serait que le bien de la collectivité envisagée comme une sorte de singulier. Dans ce cas, il serait commun par accident seule­ment, il serait proprement singulier, ou, si l’on veut, il différerait du bien singulier des particuliers en ce qu’il serait nullius. Or, quand nous distinguons le bien commun du bien particulier, nous n’entendons pas par là qu’il n’est pas le bien des particuliers : s’il n’était pas le bien des particuliers, il ne serait pas vraiment commun.


Le bien est ce que toutes choses désirent en tant qu’elles désirent leur perfection. Cette perfection est pour chacune d’elles son bien - bonum suum -, et, en ce sens, son bien est un bien propre. Mais alors, le bien propre ne s’oppose pas au bien commun. En effet, le bien propre auquel tend naturellement un être, le ‘bonum suum’, peut s’entendre de diverses/manières, selon les divers biens dans lesquels il trouve sa perfection *. Il peut s’entendre d’abord du bien propre d’un particulier en tant que celui-ci est un individu. C’est ce bien que poursuit l’animal quand il désire la nour­riture pour la conservation de son être,- En second lieu, le bien propre peut s’entendre du bien d’un particulier en raison de l’espèce de ce particulier. C’est ce bien que désire l’animal dans la génération, la nutrition et la défense des individus de son espèce. L’animal singulier préfère ‘naturellement’, c’est-à-dire en vertu de l’inclination qui est en lui par nature (ratio indita rebus ab arte divina), le bien de son espèce à son bien singulier. « Tout singulier aime naturellement le bien de son/{10}


Doctrine sociale de l'Église
Auteur : Charles de Koninck
Source : Editions de l'université de Laval ; Montréal, éditions Fides, 1943, 195p. 21cm.
Date de publication originale : 1943

Résumé : Texte fondamental sur cette question du bien commun et du personnalisme aujourd'hui.
Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile
Remarque particulière : Les numéros de page de l'édition originale sont mis entre crochets
Bonum suum cujuslibet rei potest accipi multipliciter * III Contra Gentes, c. 24 :

- Uno quidem modo, secundum quod est ejus pro­prium ratione individui. Et sic appetit animal suum bonum cum appetit cibum, quo in esse conservatur.

- Alio modo, secundum quod est ejus ratione speciei. Et sic appetit proprium bonum ani­mal inquantum appetit generationem prolis et ejus nutritionem, vel quicquid aliud operetur ad conservationem vel defensionem individuo­rum suae speciei.

- Tertio vero modo, ratione generis. Et sic appe­tit proprium bonum in causando agens aequi­vocum : sicut caelum.

- Quarto autem modo, ratione simililudinis analo­giae principiatorum ad suum principium. Et sic Deus, qui est extra genus, propter suum bonum omnibus rebus dat esse.



espèce plus que son bien singulier, »[7] C’est que le bien de l’espèce est un bien plus grand pour le singulier que son bien singulier. Ce n’est donc pas une espèce faisant abstraction des individus, qui désire son bien propre contre le désir naturel de l’individu : c’est le singulier lui-même qui, par nature, désire davantage le bien de l’espèce que son bien singulier. Cet appétit du bien commun est dans le singulier lui-même. Dès lors, le bien commun n’a pas raison de bien étranger - bonum alienum - comme dans le cas du bien d’autrui pris comme tel.[8] N’est-ce pas ce qui, sur le plan social, nous distinguera profondément du collecti­visme, qui pèche par abstraction, qui demande une aliénation du bien propre comme tel, et, par conséquent, du bien commun puisqu’il est le meilleur des biens propres. Ceux qui défen­dent la primauté du bien singulier de la per­sonne singulière supposent eux-mêmes cette fausse notion du bien commun. - En troisième lieu, le bien d’un particulier peut s’entendre du bien qui lui convient selon son genre. C’est le bien des agents équivoques et des substances intellectuelles, dont l’action peut atteindre par elle-même, non seulement le bien de l’espèce, mais un bien plus grand et com­municable à plusieurs espèces. - En quatrième lieu, le bien d’un particulier peut s’entendre du bien qui lui convient à cause de la similitude / {12} d’analogie des choses « principiées » (qui procèdent d’un principe) à leur principe. C’est ainsi que Dieu, bien purement et simplement universel, est le bien propre que toutes choses désirent naturellement comme leur bien le plus élevé et le meilleur, et qui procure à toutes choses leur être tout entier. Bref, « la nature revient sur elle-même non seulement dans ce qui lui est singulier, mais bien davantage dans ce qui est commun : en effet, tout être tend à conserver non seulement son individu, mais aussi son espèce. Et tout être est encore bien plus porté naturellement vers ce qui est le bien universel absolu. »[9]

On voit par là combien profondément la nature est une participation d’intelligence. C’est grâce à cette participation d’intelligence que toute nature tend principalement à une fin universelle.


Dans l’appétit qui suit la connaissance, nous trouverons un ordre semblable. Les êtres seront plus parfaits à proportion que leur appétit s’étendra à un bien plus éloigné de leur seul bien singulier. La connaissance des brutes étant liée au singulier sensible, leur appétit ne pourra s’étendre qu’au bien singu­lier sensible et privé : l’action explicite pour un bien commun suppose une connaissance univer­selle. / {13} La substance intellectuelle étant « com­prehensiva totius entis »[10] , étant une partie de l’univers dans laquelle peut exister, selon la connaissance, la perfection de l’univers tout entier[11], son bien le plus propre en tant qu’elle est une substance intellectuelle sera le bien de l’univers, bien essentiellement commun. La substance intellectuelle n’est pas ce bien comme elle est l’univers selon la connaissance. En effet, il convient de marquer ici la différence radicale entre la connaissance et l’appétit : ‘le connu est dans le connaissant, le bien est dans les choses’. Si, comme le connu, le bien était dans l’aimant, nous serions à nous-mêmes le bien de l’univers.


Par conséquent, les êtres inférieurs diffèrent des supérieurs en ce que leur bien connu le plus parfait s’identifie à leur bien singulier, et en ce que le bien qu’ils peuvent répandre est restreint au bien de l’individu. « Plus la vertu d’un être est parfaite et son degré de bonté éminent, plus son appétit du bien est universel et plus il recherche et opère le bien dans les êtres qui sont éloignés de lui. Car les êtres imparfaits tendent vers le seul bien de l’individu proprement dit; les êtres parfaits tendent vers le bien de l’espèce; et les êtres plus parfaits, vers le bien du genre. Or, Dieu, qui est d’une bonté absolument parfaite, tend vers le bien de l’être tout entier. Aussi, ce / n’est pas sans raison qu’on a dit que le bien, comme tel, est diffusif : parce que, plus un être est bon, plus il répand sa bonté aux êtres qui sont plus éloignés de lui. Et parce que ce qui est le plus parfait en chaque genre est l’exemplaire et la mesure de tout ce qui est compris sous ce genre, il importe que Dieu qui est d’une bonté très parfaite et qui répand celle-ci de la façon la plus universelle, soit dans la diffusion de sa bonté, l’exemplaire de tous les êtres qui répandent quelque bonté. »[12] C’est le bien commun créé, de quelque ordre qu’il soit, qui imite le plus proprement le bien commun absolu.

On voit par là que, plus un être est parfait, plus il dit rapport au bien commun, et plus il agit principalement pour ce bien qui est, non seulement en soi, mais pour lui, le meilleur. Les créatures raisonnables, les personnes, se distinguent des êtres irraisonnables, en ce qu’elles sont davantage ordonnées au bien commun et qu’elles peuvent agir expressément pour lui. Il est vrai aussi que perversement elles peuvent préférer le bien singulier de leur personne au bien commun, s’attachant à la singularité de leur personne, ou, comme on dit aujourd’hui, à leur personnalité, érigée en commune mesure de tout bien. Par ailleurs, si la créature raisonnable ne peut se borner entièrement à un bien commun subordonné, au / bien de la famille, par exemple, ou au bien de la société politique, ce n’est pas parce que son bien singulier, pris comme tel, est plus grand : c’est à cause de son ordination à un bien commun supérieur auquel elle est principale­ment ordonnée. Dans ce cas, le bien commun n’est pas sacrifié au bien de l’individu en tant qu’individu, mais ait bien de l’individu en tant que celui-ci est ordonné à un bien commun plus universel. La seule singularité ne peut en être la raison per se. Dans tout genre le bien commun est supérieur. La comparaison par transgression des genres, loin d’infirmer ce principe, le suppose et le confirme.


C’est dans les personnes créées les plus par­faites, dans les esprits purs, qu’on voit le mieux cette profonde ordination au bien commun. En effet, le bien commun est davantage leur bien à proportion qu’ils sont plus intelligents. « Puisque le désir suit la connaissance, plus une connaissance est universelle, plus le désir qui en découle se porte vers le bien commun; et plus une connaissance est particulière, plus le désir qui en découle se porte vers le bien privé. C’est ainsi qu’en nous l’amour du bien privé suit la connaissance sensible, mais l’amour du bien commun et absolu suit la connaissance intellective. Donc, parce crue les anges ont une science d’autant plus / {15} universelle qu’ils sont eux-mêmes plus parfaits . . ., leur amour tend davantage vers le bien com­mun ».[13] Et cet amour du bien commun est si parfait et si grand que les anges aiment leur inégalité et la subordination même de leur bien singulier, lequel est toujours plus distant de leur bien commun, plus soumis et plus conforme à celui-ci, à proportion qu’ils sont plus élevés en perfection. Ils s’aiment donc plus les uns les autres, à cause de leur différence spécifique qui convient davantage à la perfec­tion de l’univers, que s’ils étaient tous d’une même espèce, ce qui conviendrait au bien privé d’une seule espèce ».[14] Et cela, parce que « leur amour regarde davantage le bien commun ».

En somme, d’après les auteurs qui mettent le bien commun des personnes en second, les anges les plus parfaits seraient aussi les plus assujettis et les moins libres. A cause de ses attaches au bien commun, le citoyen serait en vérité l’esclave, tandis que celui-ci serait l’homme libre. L’esclave, lui aussi, vivait principalement en marge de la société, et il était libre de l’ordre de la société, comme la pierre dans le tas est libre de l’ordre d’un édifice. « Il en est du monde, disait Aristote, comme d’une maison, où les hommes libres ne sont point assujettis à faire ceci ou cela, suivant l’occasion, mais toutes leurs fonctions, / {17} ou la plus grande partie, sont réglées; pour les esclaves et les bêtes de somme, au contraire, il n’y a que peu de choses qui ont rapport au bien commun et la plupart de ces choses sont laissées à l’arbitraire. »[15] Dans le personna­lisme marxiste, qui s’accomplit dans la dernière phase du communisme, le citoyen n’est autre chose qu’un esclave auquel on a donné, dans sa condition même d’esclave, des titres d’une liberté apparente par lesquels on lui enlève même la participation à la véritable liberté.[16]


Le bien commun est en soi et pour nous plus aimable que le bien privé. Mais il pourrait rester une équivoque; car on peut aimer le bien commun de deux manières. On peut l’aimer pour le posséder, et on peut l’aimer pour sa conservation et sa diffusion. On pourrait en effet dire : je préfère le bien commun parce que sa possession est pour moi un bien plus grand. Mais cela n’est pas un amour du bien commun en tant que bien commun. C’est un amour qui regarde le bien commun sous la raison de bien privé, qui identifie le bien commun au bien de la personne singulière pris comme tel. « Aimer le bien d’une cité pour se l’approprier et le posséder pour soi-même, cela n’est pas le fait du bon politique; car, c’est ainsi que le tyran, lui aussi, aime le bien de la cité, afin de le / {17} dominer, ce qui est s’aimer soi-même plus que la cité : c’est en effet pour lui-même qu’il con­voite ce bien, et non pour la cité. Mais aimer le bien de la cité pour qu’il soit conservé et défen­du, c’est là vraiment aimer la cité, et c’est ce que fait le bon politique, tellement que, en vue de conserver ou d’augmenter le bien de la cité, il s’expose au danger de mort et néglige son bien privé. » Et saint Thomas applique aussi­tôt cette distinction à la béatitude surnaturelle où la raison de bien commun se trouve de la manière la plus parfaite : « Ainsi donc, aimer le bien participé par les bienheureux pour l’acquérir ou le posséder, cela ne fait pas que l’homme soit bien disposé par rapport à la béatitude, car les méchants aussi convoitent ce bien; mais aimer ce bien en lui-même, pour qu’il se conserve et se diffuse, et pour que rien ne soit fait contre lui, c’est cela qui fait que l’homme est bien disposé par rapport à cette société des bienheureux; et c’est en cela que consiste la, charité, qui aime Dieu pour lui­-même et le prochain qui est capable de béa­titude, comme soi-même. »[17] On ne peut dès lors aimer le bien commun sans l’aimer dans sa participabilité aux autres. Les anges déchus n’ont pas refusé la perfection du bien qui leur était offert, ils ont refusé sa commu­nauté et ils ont méprisé cette communauté. Si vraiment le bien de leur personne singulière / venait en premier, comment auraient-ils pu pécher contre le bien commun ? Et surtout, comment la créature raisonnable la plus digne par nature aurait-elle pu s’écarter du bien le plus divin qui soit ?

Une société constituée de personnes qui aiment leur bien privé au-dessus du bien commun, ou qui identifient le bien commun au bien privé, c’est une société, non pas d’hommes libres, mais de tyrans – « et ainsi le peuple tout entier devient comme un tyran »[18] -, qui se mèneront les uns les autres par la force, et où le chef éventuel n’est que le plus astucieux et le plus fort parmi les tyrans, les sujets eux-mêmes n’étant que des tyrans frustrés. Ce refus de la primauté du bien commun procède, au fond, de la méfiance et du mépris des personnes.


On a prétendu s’appuyer sur la transcen­dance absolue de la béatitude surnaturelle, pour soutenir que le bien de la personne sin­gulière est purement et simplement supérieur au bien commun, comme si cette béatitude n’était pas, dans sa transcendance et par là même, le bien commun le plus universel qui doit être aimé pour lui-même et pour sa diffu­sion. Ce bien ultime ne se distingue pas des biens communs inférieurs en ce qu’il serait le bien singulier de la personne individuelle. On / {19} peut jouer, en effet, sur l’ambiguïté des termes ‘particulier’ , ‘propre’ et ‘singulier’. « Le bien propre de l’homme doit être entendu de diverses manières. Car, le bien propre de l’homme en tant qu’homme est le bien de raison, du fait que, pour l’homme, être c’est être raisonnable. Mais le bien de l’homme selon qu’il est artisan est le bien artisanal; et de même aussi, en tant qu’il est politique, son bien est le bien commun de la cité ».[19] Or, de même que le bien de l’homme en tant que citoyen n’est pas le bien de l’homme en tant qu’homme seulement, de même le bien de la béatitude n’est pas le bien de l’homme en tant qu’homme seulement, ni le bien de l’homme en tant que citoyen de la société civile, mais en tant que citoyen de la cité céleste. « …Pour être bon politique il faut aimer le bien de la cité. Or, si l’homme, en tant qu’il est admis à participer au bien de quelque cité et qu’il en est fait citoyen, a besoin de certaines vertus pour accomplir les choses qui relèvent des citoyens et pour aimer le bien de la cité, il en est de même de l’homme qui, étant admis, par la grâce, à la participation de la béatitude céleste, laquelle consiste dans la vision et la jouissance de Dieu, devient en quelque sorte citoyen et membre de cette société bienheu­reuse qui est appelée la Jérusalem céleste, selon la. parole de saint Paul aux Éphésiens, / {20} II, 19 : Vous êtes citoyens de la cité des saints, et membres de la famille de Dieu »[20] Et de même il faudra des vertus de l’homme purement homme que les vertus de l’homme purement homme ne suffisent pas pour nous rectifier par rapport au bien commun de la société civile, de même il faudra des vertus tout à fait spéciales, très supérieures et très nobles, pour nous ordonner à la béatitude, et cela sous le rapport très formel de bien commun : « Donc à l’homme ainsi admis à la vie céleste, certaines vertus gratuites sont nécessaires; ce sont les vertus infuses, dont l’exercice propre pré-exige l’amour du bien commun à toute la société, à savoir le bien divin en tant qu’il est objet de béatitude. »[21] Et c’est alors que saint. Thomas fait la distinction citée plus haut (p. 18 n. 17), entre l’amour de possession et l’amour de diffusion. Vous êtes citoyens, sur­tout dans cette béatitude où le bien commun a plus qu’ailleurs raison de bien commun.


L’élévation à l’ordre surnaturel augmente seulement la dépendance d’un bien plus éloigné du bien de la personne singulière pris comme tel. Si une vertu monastique ne peut accom­plir un acte ordonné au bien commun de la société civile qu’en tant qu’elle est élevée par une vertu supérieure qui regarde proprement ce bien commun, elle le pourra encore moins devant le bien proprement divin, « …Puis­que / qu’aucun mérite ne peut exister sans la charité, l’acte de la vertu acquise ne peut être méritoire sans la charité … Car la vertu ordonnée à une fin inférieure ne peut rendre cet acte ordonné à une fin supérieure, sinon par le moyen d’une vertu supérieure; par exemple, la force qui est vertu de l’homme en tant qu’homme ne peut ordonner l’action de l’hom­me au bien politique, sinon moyennant la force qui est vertu de l’homme en tant qu’il est citoyen. »[22] La force de l’homme en tant qu’homme par laquelle il défend le bien de sa personne ne suffit pas pour défendre raison­nablement le bien commun. Cette société est très corrompue qui ne peut faire appel à l’amour de l’ardu bien commun et à la force supérieure du citoyen en tant que citoyen, pour la défense de ce bien, mais qui doit présenter son bien sous la couleur du bien de la personne.


Ne traitons pas les vertus du politique com­me des compléments accessoires des vertus de l’homme purement homme. On prétend celles-ci plus profondes et, en revanche, on voudrait en même temps qu’un homme mauvais dans sa vie monastique ou domestique puisse être bon politique. C’est un signe du mépris où l’on tient tout ce qui regarde formellement le bien commun. Et pourtant « ceux-là atteindront / {22} à un degré éminent de la béatitude céleste qui remplissent d’une manière digne et louable le ministère des rois. En effet, si le bonheur que procure la vertu est une récompense, il suit que plus grande est la vertu, plus grand aussi est le degré de bonheur qui lui est dû. Or, la vertu par laquelle un homme peut non seulement se diriger soi-même mais encore diriger les autres, est une vertu supérieure; et elle est d’autant supérieure qu’elle peut diriger un plus grand nombre d’hommes; de même que quelqu’un est réputé plus vertueux selon la vertu corporelle quand il peut vaincre un plus grand nombre d’adversaires, ou lever des poids plus lourds. Ainsi, une plus grande vertu est requise pour diriger la famille que pour se diriger soi-même, et une vertu plus grande encore pour gouverner une cité et un royaume…Or, quelqu’un est d’autant plus agréable à Dieu qu’il imite Dieu davantage : d’où cette monition de l’Apôtre aux éphésiens V, 1 : Soyez des imitateurs de Dieu comme des fils bien-aimés. Or, au dire du Sage : Tout animal aime son semblable, selon que les effets ont une certaine ressemblance avec leur cause; il suit donc que les bons rois sont très agréables à Dieu et qu’ils recevront de Lui une très grande récompense. »[23]


La position selon laquelle le bien de la personne singulière serait, comme tel, / {23} supé­rieur au bien de la communauté devient abo­minable quand on considère que la personne est elle-même le principal objet de l’amour de son bien singulier. « …Comme l’amour a pour objet le bien, l’amour se diversifie selon la diversité du bien. Or, il y a un bien propre de l’homme en tant que celui-ci est une per­sonne singulière; et pour ce qui regarde l’amour qui a ce bien pour objet, chacun est à soi-même l’objet principal de son amour. Mais il y a un bien commun qui appartient à celui-ci et à celui-là en tant qu’il est partie de quelque tout, par exemple au soldat en tant qu’il est partie de l’armée, et au citoyen en tant qu’il est partie de la cité; et eu égard à l’amour qui a ce bien pour objet, son objet principal est ce en quoi ce bien existe prin­cipalement, comme le bien de l’armée dans le chef, et le bien de la cité dans le roi; c’est pourquoi il est du devoir du bon soldat de négliger même son propre salut pour con­server le bien de son chef, de même que l’homme expose naturellement son bras pour conserver sa tête; ... » [24] En d’autres termes, le bien le plus élevé de l’homme lui convient, non pas en tant qu’il est en lui-même un certain tout où le soi est l’objet principal de son amour, mais «  en tant qu’il est partie d’un tout », tout qui lui est accessible à cause de l’universalité même de sa connaissance./ Vous direz que la raison de partie ne convient pas à l’homme envisagé dans son rapport à, la fin ultime ? Voici la suite immédiate du texte que nous venons de citer : « …et c’est de cette manière que la charité a pour objet principal le bien divin, qui est le bien de cha­cun, selon que chacun peut participer à la béatitude. »[25] C’est donc bien en tant que partie d’un tout que nous sommes ordonnés au plus grand de tous les biens qui ne peut être le plus nôtre que dans sa communicabilité aux autres. Si le bien divin était formellement «  un bien propre de l’homme en tant qu’il est une personne singulière », nous serions nous­-mêmes la mesure de ce bien, ce qui est très proprement une abomination.


Même l’amour du bien propre de la personne singulière ne peut être soustrait à l’amour du bien commun. Nous avons, en effet, si par­faitement raison de partie, que la rectification par rapport au bien propre ne peut être véritable que si elle est conforme et subor­donnée au bien commun. « …La bonté de toute partie se prend dans le rapport à son tout : c’est pourquoi Augustin dit ... que toute partie est mauvaise qui n’est pas conforme à son tout. Donc, comme tout homme est partie de la cité, il est impossible que quelqu’homme soit bon s’il n’est pas parfaitement / {25} proportionné au bien commun; et le tout lui-même ne peut exister comme il lui convient (bene), si ce n’est moyennant des parties qui lui sont proportionnées. »[26] Cette ordination est si intégrale que ceux qui poursuivent le bien commun, poursuivent leur bien propre ex consequenti : « parce que, d’abord, le bien propre ne peut exister sans le bien commun de la famille, de la cité ou du royaume. C’est pourquoi Valère Maxime dit des anciens Ro­mains qu’ils préféraient être pauvres dans un empire riche que d’êtres riches dans un empire pauvre. Parce que, en second lieu, comme l’homme est partie de la maison et de la cité, il importe qu’il juge de ce qui est bon pour lui à la lumière de la prudence qui a pour objet le bien de la multitude : car la bonne disposi­tion de la partie se prend de son rapport au tout. »[27] Et ceci éclate davantage dans le bien commun qu’est la béatitude, où l’univer­salité même du bien est principe de béatitude pour la personne singulière. C’est, en effet, en raison de son universalité qu’il peut béati­fier la personne singulière. Et cette commu­nication au bien commun fonde la communi­cation des personnes singulières entre elles extra verbum : le bien commun en tant que bien commun est la racine de cette communication qui ne serait pas possible si le bien divin n’était déjà aimé dans sa communicabilité aux autres : / « praeexigitur amor boni communis toti socie­tati, quod est bonum divinum, prout est beatitudinis objectum. »[28]

Si l’on concède que les personnes singulières sont ordonnées au bien ultime séparé en tant que celui-ci a raison de bien commun, on ne concédera pas si volontiers que, dans l’univers même, les personnes ne sont voulues que pour le bien de l’ordre de l’univers, bien commun intrinsèque meilleur que les personnes singu­lières qui le constituent matériellement. On voudrait plutôt que l’ordre de l’univers ne fût qu’une superstructure de personnes que Dieu veut, non pas comme parties, mais comme touts radicalement indépendants; et ce ne serait qu’en second que ces touts seraient des parties. En effet, les créatures raisonnables ne diffèrent-elles pas des créatures irraison­nables en ce qu’elles sont voulues et gouvernées pour elles-mêmes, non seulement quant â l’espèce, mais aussi quant à l’individu ? « Les actes ... de la créature raisonnable sont dirigés par la divine providence, non seulement en raison de leur appartenance à l’espèce, mais aussi en tant qu’ils sont des actes person­nels. »[29] Donc, conclurait-on, les personnes individuelles sont elles-mêmes des biens voulus d’abord pour soi et en soi supérieurs au bien du tout accidentel qu’elles constituent par voie de conséquence et de complément. / {27}

Or, quelle est la fin que Dieu se propose dans la production des choses? « Dieu a produit l’être de toutes choses, non par néces­sité de nature, mais par son intelligence et sa volonté. Son intelligence et sa volonté ne peuvent avoir pour fin ultime autre chose que sa propre bonté, ce qu’il fait en communiquant cette bonté aux choses. Les choses partici­pent de la bonté divine par mode de similitude, en tant qu’elles sont elles-mêmes bonnes. Or, ce qui est meilleur dans les choses créées, c’est le bien de l’ordre de l’univers, qui est le plus parfait, comme le dit le Philosophe (XII Metaph., c. 10) ; ce qui est conforme, aussi, à la Sainte écriture où il est dit : Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici cela était très bon (Gen. I, 31), alors que des œuvres prises séparément il avait dit simplement qu’elles étaient bonnes. Par conséquent, le bien de l’ordre des choses créées par Dieu est aussi l’objet principal du vouloir et de l’intention de Dieu (praecipue volitum et intentum). Or, gouverner un être n’est autre chose que lui imposer un ordre ...

« De plus, tout ce qui tend vers une fin s’occupe davantage (magis curat) de ce qui est le plus rapproché de la fin ultime, car celle-ci est aussi la fin de toutes les autres. Or, la fin ultime de la volonté divine, c’est sa propre bonté, et, dans les choses créées, c’est / {28} le bien de l’ordre de l’univers qui est le plus rapproché de cette bonté (cui propinquissi­mum), car tout bien particulier de cette chose­-ci ou de celle-là, est ordonné au bien de l’ordre de l’univers comme à sa fin, tout comme le moins parfait est ordonné au plus parfait. Dès lors, chaque partie se trouve exister pour son tout. Par conséquent, ce dont Dieu a le plus grand soin dans les choses créées, c’est l’ordre de l’univers ... »[30]

Pourquoi Dieu veut-il la distinction des choses, leur ordre et leur inégalité? « La distinction des choses, et leur multitude, est de l’intention du premier agent, qui est Dieu. En effet, Dieu a donné l’être aux choses en vue de communiquer sa bonté aux créatures, et de la manifester par elles; et parce que cette bonté ne peut pas être suffisamment mani­festée par une seule créature, il a produit des créatures multiples et diverses, afin que ce qui manque à l’une pour manifester la bonté divine soit suppléé par une autre. Car la bonté, qui existe en Dieu sous un mode simple et uniforme, existe sous un mode multiple et divisé dans les créatures; c’est pourquoi l’uni­vers tout entier participe davantage de la bonté divine et la manifeste plus parfaitement que toute autre créature. »[31]

« …En tout effet ce qui est fin ultime est proprement voulu par l’agent principal, comme / l’ordre de l’armée est voulu par le chef. Or, parfait dans les choses, c’est universel … Donc, l’ordre proprement voulu par Dieu, et n’est pas un produit accidentel de la succes­sion des agents…Mais,…ce même ordre universel est, par soi, créé et voulu par Dieu… »[32]

« La fin pour laquelle un effet est produit est ce qu’il y a en lui de bon et de meilleur. Or, ce qu’il y a de bon et de meilleur dans l’univers consiste dans l’ordre de ses parties entre elles, lequel ordre ne peut exister sans distinction; c’est, en effet, cet ordre même qui constitue l’univers dans sa raison de tout, laquelle est ce qu’il y a de meilleur en lui. Donc, l’ordre même des parties de l’univers, et leur distinction, est la fin pour laquelle il a été créé. »[33]


Bien sûr qu’on se révoltera contre cette conception si l’on considère la personne singu­lière et son bien singulier comme racine pre­mière, comme fin ultime intrinsèque, et, par conséquent, comme mesure de tout bien intrinsèque à l’univers. Cette révolte pro­vient, soit d’une ignorance spéculative, soit d’une ignorance pratique.

C’est ignorer spéculativement le bien com­mun que de le considérer comme un bien étranger, comme un ‘bonum alienum’ opposé au ‘bonum suum’ : on limite, alors, le ‘bonum suum’ au bien singulier de la personne sin­gulière. Dans cette position, la subordina­tion du bien privé au bien commun voudrait dire subordination du bien le plus parfait de la personne, à un bien étranger; le tout et la partie seraient étrangers l’un à l’autre : le tout de la partie ne serait pas ‘son tout’. Cette erreur rabaisse la personne dans sa capacité la plus foncière : celle de participer à un bien plus grand que le bien singulier; elle nie la perfection la plus éclatante de l’univers : cela même que Dieu veut principalement et en quoi les personnes peuvent trouver ‘leur’ plus grand bien créé. Cette erreur rejette le bien commun créé, non pas parce qu’il n’est que bien créé, mais parce qu’il est commun. Et c’est là que gît la gravité de cette erreur : elle doit rejeter aussi le bien commun le plus divin qui est essentiellement commun.

Avec une droite intelligence spéculative du bien commun, une pernicieuse ignorance pratique peut néanmoins coexister. On peut refu­ser la primauté du bien commun parce qu’il n’est pas d’abord le bien singulier de la per­sonne singulière et parce qu’il demande une subordination de celui-ci à un bien qui n’est pas le nôtre en raison de notre personnalité singulière. Par amour désordonné de la / {31} singularité, on rejette pratiquement le bien com­mun comme un bien étranger et on le juge incompatible avec l’excellence de notre con­dition singulière. On se soustrait ainsi à l’ordre et on se réfugie en soi-même comme dans un univers pour soi, univers enraciné dans un acte libre très personnel : on abdique librement sa dignité de créature raisonnable pour s’établir comme tout radicalement indépendant. « L’aversion même de Dieu a raison de fin en tant qu’elle est désirée sous la raison de liberté, selon cette parole de Jérémie (II, 20) : Depuis longtemps tu as brisé le joug, tu as rompu tes liens, et tu as dit : Je ne servirai pas! »[34] On ne refuserait pas le bien commun si on en était soi-même le prin­cipe ou s’il tirait son excellence de ce que nous l’avons librement choisi : on accorde la pri­mauté à la liberté elle-même. On veut être d’abord un tout si radicalement indépendant qu’on n’a besoin de Dieu que pour être tel, après quoi on jouirait d’un droit de se sou­mettre à l’ordre ou de ne pas s’y soumettre. Et quand il plait de se soumettre, cette sou­mission serait un acte émanant par surcroît d’un pur ‘pour soi’ et de la saisie de sa propre générosité si grande qu’il ne lui répugne pas de se répandre et de se diffuser; au contraire, la personnalité pourra s’y épanouir et épancher au dehors le bien qu’elle possédait déjà en / {32} soi[35]. Elle s’épanouira, c’est-à-dire que son bien lui-même viendra du dedans; elle ne devra au dehors que la générosité de l’espace. Elle reconnaîtra de bon gré sa dépendance de la matière informe, comme le sculpteur qui reconnaît sa dépendance de la pierre. Même elle se laissera diriger par autrui, elle recon­naîtra un supérieur, pourvu que celui-ci soit le ‘fruit’ de son choix et vicaire, non pas de la communauté, mais, d’abord et principale­ment, du moi. Tout bien autre que celui qui nous est dû en raison de notre nature singu­lière, tout bien antérieur à celui-ci et auquel nous devons librement nous soumettre sous peine de faire le mal, est abhorré comme une insulte à notre personnalité.


On se révolte contre l’idée même de l’ordre, alors qu’une créature est plus parfaite dans la mesure où elle participe davantage à l’ordre. Les substances séparées sont plus parfaites que nous, parce qu’elles sont davantage or­données et que par nature elles participent plus profondément à la perfection de l’univers dont elles revêtent la splendeur, grâce à cette ordination. « Les choses qui sont de Dieu, sont ordonnées. Or, il est nécessaire que les parties supérieures de l’univers participent / davantage du bien de l’univers, qui est l’ordre. Les choses où l’ordre existe par soi participent plus parfaitement de l’ordre que celles où il ne se trouve qu’un ordre par accident. »[36] Pourquoi ce mépris de l’ordre qui est l’oeuvre de la Sagesse divine ? Comment les anges pourraient-ils aimer leur inégalité si celle-ci n’était pas enracinée dans le bien commun, et si ce bien commun n’était pas leur plus grand bien ?Si, au contraire, l’être même de leur personne était pour eux le plus grand bien intrinsèque de l’univers, l’inégalité serait prin­cipe de discorde, tant entre les anges, qu’entre chaque personne individuelle, et le bien com­mun serait bien étranger; cette inégalité procéderait, non pas de la sagesse divine, mais, soit du libre arbitre et de la contrariété du bien et du mal, soit d’une primauté ac­cordée à la distinction matérielle.[37]

Le fait que les parties principales consti­tuant matériellement l’univers sont ordonnées et gouvernées pour elles-mêmes ne peut que faire éclater davantage la suréminente perfec­tion de l’ensemble qui est la raison intrinsèque première de la perfection des parties. Et, « quand nous disons que la divine providence ordonne les substances intellectuelles pour elles-mêmes, nous n’entendons pas que ces substances n’ont aucun rapport ultérieur avec Dieu et avec la perfection de l’univers. Nous / {34} disons donc qu’elles sont ainsi régies pour elles-mêmes et que les autres créatures le sont à cause d’elles, parce que les biens qu’elles reçoivent grâce à la divine providence ne leur sont pas donnés pour l’utilité d’autres créatures; au contraire, les biens conférés à celles-ci sont ordonnés par la divine provi­dence à l’usage des substances intellectuel­les. »[38] C’est donc tout autre chose de dire que les créatures raisonnables sont gouvernées et ordonnées pour elles-mêmes, et de dire qu’elles le sont à elles-mêmes et pour leur bien singulier : elles sont ordonnées pour elles­-mêmes au bien commun. Le bien commun est pour elles, mais il est pour elles comme bien commun. Les créatures raisonnables peuvent atteindre elles-mêmes de manière explicite le bien auquel toutes choses sont ordonnées; elles diffèrent par là des créatures irraisonnables, qui sont de purs instruments, qui sont utiles seulement et qui n’atteignent pas elles-mêmes de manière explicite le bien universel auquel elles sont ordonnées. Et c’est en cela que consiste la dignité de la nature raisonnable. / {35}


OBJECTIONS ET RÉPONSES

La dignité de la personne et la liberté

1. Il semble que la dignité de la personne s’oppose à la raison de partie et à cette ordi­nation au bien commun. En effet, 3dignité signifie bonté pour soi-même; utilité, bonté pour autre chose que soi - dignitas significat bonitatem alicujus propter seipsum, utilitas vero propter aliud. »[39] En outre, « la dignité appartient à ce qui se dit absolument - di­gnitas est de absolute dictis.[40] N’est-ce pas pour cette raison que les personnes sont ordonnées et gouvernées pour elles-mêmes ? [41]

A cela nous répondons que la créature rai­sonnable tire sa dignité de ce que, par son opération propre, par son intelligence et son amour, elle peut atteindre à la fin ultime de l’univers. cc Les créatures intellectuelles et raisonnables l’emportent sur les autres créa­tures, et par la perfection de leur nature, et par la dignité de leur fin. Par la perfection / {37} de leur nature, puisque la créature raisonnable est la seule qui soit maîtresse de ses actes et se détermine librement à ses opérations, au lieu que les autres créatures sont plutôt poussées qu’elles n’agissent. Par la dignité de leur fin; car seule la créature intelligente s’élève jusqu’à la fin dernière même de l’uni­vers, à savoir, en connaissant Dieu et en l’aimant; alors que les autres créatures ne peuvent atteindre à cette fin ultime sinon par une certaine participation à sa ressem­blance. »[42]

Dès lors, la créature raisonnable, en tant qu’elle peut elle-même atteindre à la fin de la manifestation de Dieu au dehors, existe pour elle-même. Les créatures irraisonnables n’exis­tent que pour cet être qui pourra lui-même atteindre à cette fin qui ne fut qu’implicite­ment la leur. L’homme est la dignité qui est leur fin. Mais, cela ne veut pas dire que la créature raisonnable existe pour la dignité de son être propre et qu’elle est elle-même la dignité pour laquelle elle existe. Elle tire sa dignité de la fin à laquelle elle peut et doit atteindre; sa dignité consiste en ce qu’elle peut atteindre à la fin de l’univers, la fin de l’univers étant, sous ce rapport, pour les créatures raisonnables, à savoir, pour chacune d’elles. Cependant, le bien de l’univers n’est pas pour elles comme si celles-ci étaient la fin / pour laquelle il est. Il est le bien de chacune d’elles en tant qu’il est leur bien comme bien commun.

Or, la dignité qu’elle revêt à cause de sa fin est tellement dépendante de cette fin que la créature raisonnable peut déchoir de sa dignité comme elle peut déchoir de sa fin. « En péchant, l’homme s’écarte de l’ordre de la raison, et, par conséquent, il déchoit de la dignité humaine, à savoir, que l’homme est naturellement libre et qu’il existe pour lui-même, et il se met en quelque façon dans

la servitude des bêtes… Car l’homme mau­vais est pire qu’une bête. »[43] Loin d’exclure ou de rendre indifférente l’ordination de son bien privé au bien commun (ou de son bien propre quand celui-ci n’embrasse pas déjà le bien commun), comme si cette ordination était affaire de pure liberté de contradiction, la dignité de la créature intelligente entraîne, au contraire, la nécessité de cette ordination. L’homme déchoit de la dignité humaine quand il refuse le principe même de sa dignité : le bien de l’intelligence réalisé dans le bien commun. Il s’assujettit à la servitude des bêtes quand il juge le bien commun comme un bien étranger. La perfection de la nature humaine assure si peu la dignité qu’il suffit à l’homme de se replier sur sa propre dignité / {39} comme sur une raison suffisante et racine première, pour déchoir de son être-pour-soi.


Parce que « dignitas est de absolute dictis », la dignité ne peut pas être un attribut propre de la personne envisagée comme telle, mais de la nature des personnes. En effet, la personne n’est pas comme telle un absolu. Les personnes divines sont des relations subsis­tantes. « La paternité est dignité du Père, comme elle est essence du Père : car la dignité est un absolu, et elle appartient à l’essence. De même donc que la même essence qui, dans le Père, est paternité, est, dans le Fils, filia­tion; ainsi, la même dignité qui, dans le Père, est paternité, est, dans le Fils, filiation. »[44] De même, chez l’homme, la dignité n’est pas un attribut de la personne envisagée comme telle, mais de la nature raisonnable. En sorte que si la personne créée est un absolu, c’est à cause de son imperfection dans la raison même de personne. Du reste, dans l’être raisonnable purement créé la nature se subordonne la personnalité.[45] Il importe, en outre, de remarquer que la personne elle-même se définit universellement par la communi­cabilité : « rationalis naturae individua subs­tantia - substance individuelle d’une nature raisonnable », où il faut entendre nature au sens de principe d’opération. L’incommuni­cabilité / {40} de la personne elle-même n’a pas raison de terme comme si la personne existait, pour son incommunicabilité; au contraire, loin d’être un ‘pour soi’ dans cette incommunicabilité, celle-ci ouvre la nature à la commu­nication - actiones sunt suppositorum. Les personnes divines sont essentiellement expres­sives de la fécondité de la nature divine. Dans le cas de la personne créée, la communication s’accomplit dans la participation vitale au bien commun.


L’être-pour-soi de toute personne créée est pour sa fin qui est Dieu. Rien n’est antérieur à cet indissoluble être-pour-soi-pour-Dieu. Rien ne peut le dissoudre si ce n’est le mal. Puisqu’elle tient de Dieu tout ce qu’elle est - secundum hoc ipsum quod est, atterius est - la personne créée doit avancer vers sa fin d’un mouvement direct. Dans cette perspective fondamentale, et il n’y en a pas d’autre fon­damentale, tout regard délibérément réflexif de la personne créée sur elle-même est regard nocturne et aversion de Dieu. Si vraiment la personne humaine était ce qu’en disent les personnalistes, l’homme devrait pouvoir trou­ver en lui-même une amabilité qui serait sienne en face de sa fin : le soi serait à lui-même le principe de sa destinée; il en serait aussi le terme; il ne se subordonnerait à une fin autre / que soi que pour la subordonner à soi; il ne se porterait vers des choses autres que soi que pour se les faire siennes comme fin. En vérité, la fin des personnes consisterait dans l’épanouissement de leur personnalité.


Considérons maintenant la créature intelli­gente dans sa perfection d’agent libre. La perfection de nature qui est racine de liberté n’a raison de fin qu’en Dieu. Par ailleurs, Dieu n’est dit libre que par rapport aux choses qui lui sont inférieures. La liberté ne porte pas sur la fin comme telle, mais sur les moyens; quand elle porte sur une fin, c’est que cette fin est une fin subordonnée et qu’elle peut revêtir le caractère de moyen. Dieu est nécessairement la fin de tout ce qu’il fait librement, sa liberté ne regarde que ce qu’il fait pour cette fin qui est la bonté suprême : seule la dignité de Dieu est identique à son être et inamissible. Parce qu’aucun autre agent n’est à lui-même sa fin suprême, et parce que la fin propre de sa nature peut être ordonnée à une fin supérieure, la créature raisonnable est défectible et peut déchoir de sa dignité : sa dignité n’est assurée qu’en tant qu’elle se tient dans l’ordre et qu’elle agit conformément à cet ordre. A la différence des créatures irraisonnables, la créature rai­sonnable doit se tenir elle-même dans l’ordre / établi sans elle; mais, se tenir dans cet ordre, c’est se soumettre et se laisser mesurer par lui : sa dignité est liée à l’ordre; s’écarter de lui, c’est déchoir de sa dignité. Si la dignité convenait absolument à la créature raison­nable, si elle était assurée dans sa liberté de contrariété, dans sa faculté de se soumettre à l’ordre ou de ne pas s’y soumettre, sa dignité serait inamissible. L’excellence de la créature raisonnable ne consiste pas dans la faculté de s’écarter de l’ordre, mais dans la faculté de vouloir elle-même cet ordre où elle doit se tenir; elle n’a pas le droit de s’en écarter.

« De même qu’il y a un ordre dans les causes actives, de même il y en a un dans les causes finales, en sorte que la fin secondaire dépend de la fin principale, ainsi que l’a­gent secondaire dépend de l’agent princi­pal. Or, le péché a lieu dans les causes ac­tives quand l’agent secondaire sort de l’ordre fixé par l’agent principal : ainsi, lorsque la jambe, à cause d’une inflexion, n’exécute pas le mouvement que la puissance appétitive commandait, ce défaut produit une démarche vicieuse. De même donc, pour les causes finales, toutes les fois que la fin secondaire sort de l’ordre de la fin principale, la volonté pèche, bien que son objet soit bon et constitue une fin. Or, toute volonté veut naturelle­ment le bien propre de celui qui veut, / c’est-à­-dire la perfection de son être même, et elle ne peut vouloir le contraire. Donc le péché de la volonté est impossible dans l’agent qui veut et dont le bien est la fin suprême; car cette fin n’est pas subordonnée à une autre, mais toutes les autres lui sont subordonnées. Telle est la volonté de Dieu, dont l’être est la bonté souveraine, qui est la fin dernière. Donc, le péché de la volonté répugne à Dieu. Mais si l’on considère dans sa nature tout autre être qui possède cette faculté, et dont le bien propre est nécessairement subordonné à un autre bien, le péché de la volonté est possible. Car, quoiqu’il y ait dans chacun de ces êtres une inclination naturelle de la volonté à vouloir et à aimer sa propre perfection, en sorte qu’il ne puisse pas vouloir le contraire, cette inclination n’y est cependant pas natu­rellement de telle manière qu’il subordonne sa perfection à une autre fin sans pouvoir s’écarter de cet ordre : la fin supérieure n’étant pas la fin propre de sa nature, mais d’une nature plus élevée. Donc, il dépend de son libre arbitre de subordonner sa propre perfec­tion â la fin supérieure; car les êtres doués de volonté diffèrent de ceux qui en sont privés en ce que les premiers se subordonnent eux-­mêmes avec ce qui leur appartient, à la fin; ce qui fait dire qu’ils ont le libre arbitre; au lieu que les autres ne se subordonnent pas / {44} eux-mêmes à la fin, mais ils sont subordonnés par un agent supérieur, et comme dirigés et ne se dirigeant pas eux-mêmes vers cette fin. »[46]

L’ange ne peut déchoir par soi de la fin de sa personne et du bien commun propre de sa nature. Mais le bien de la nature angélique n’est pas le bien suprême qui est Dieu tel qu’il est en Lui-même. Or, Dieu lui a prescrit de s’ordonner à ce bien souverain. Comme la fin propre de la nature angélique revêt sous ce rapport le caractère d’une fin à ordonner à une fin supérieure, ce qui n’est pas assuré par la nature de l’agent, sa volonté peut déchoir de cette fin, et, par voie de con­séquence, elle peut déchoir aussi de sa fin propre.

Si l’ange n’est par soi défectible que par rapport à la fin surnaturelle, l’homme peut, lui, déchoir, par soi, de sa fin naturelle. Il y a cette différence entre l’homme et les subs­tances séparées, que le même individu a plusieurs puissances appétitives, dont l’une est soumise à l’autre; ce qui ne se trouve point dans les substances séparées, qui sont cepen­dant subordonnées l’une à l’autre. De quelque manière que fléchisse l’appétit inférieur, le péché entre dans la volonté. Comme donc il y aurait péché dans les substances séparées si quelqu’une d’un rang inférieur sortait de / {47} l’ordre établi par une substance supérieure qui reste soumise à l’ordre divin, ainsi l’homme pèche de deux manières : d’abord quand la volonté humaine ne subordonne pas à Dieu son bien propre; et ce péché lui est commun avec les substances séparées; ensuite, quand le bien de l’appétit inférieur n’est pas réglé par l’appétit supérieur : c’est ce qui arrive lorsqu’on recherche, sans observer l’ordre de la raison, les plaisirs de la chair, qui sont l’objet de la partie concupiscible; ce dernier péché n’a pas lieu dans les substances sépa­rées. »[47] A l’intérieur même de l’homme, le bien de l’intelligence est supérieur au bien du sens. L’union de la nature intellectuelle et de la nature sensible assujettit l’homme à une certaine contrariété. La nature sensible nous porte vers le bien sensible et privé, la nature intellectuelle a pour objet l’universel et le bien sous la raison même de bien, raison qui se trouve principalement dans le bien commun. Le bien de l’intelligence d’où l’homme tire sa dignité d’homme, n’est pas assuré par la nature même de l’homme. La vie sensitive est en nous la première : nous ne pouvons atteindre aux actes de la raison qu’en passant par le sens qui, sous ce rapport, a raison de principe. Tant que l’homme n’est pas rectifié par les vertus cardinales qu’il doit acquérir, il est tiré principalement vers le / bien privé contre le bien de l’intelligence. Il existe pour l’homme, envisagé même dans l’ordre purement naturel, une liberté de con­trariété qui le rend par soi défectible par rapport à sa fin purement naturelle. Pour faire valoir sa dignité, il doit soumettre son bien privé au bien commun.


On pourrait encore objecter que si la dignité de la créature raisonnable est liée à sa subordination à Dieu d’où la personne tient tout ce qu’elle est, sa dignité n’est pas liée à sa subordination à d’autres fins si supérieures soient-elles. Dès lors, cette dignité est an­térieure à toute subordination autre qu’à Dieu, et indépendante de l’ordre dans les choses créées. En effet, « quand le bien propre d’un être est subordonné à plusieurs biens supérieurs, l’agent doué de volonté est libre de sortir de l’ordre qui se rattache à l’un de ces êtres supérieurs et de rester dans l’ordre qui se termine à un autre, que ce dernier soit plus ou moins élevé. »[48] A cela nous répondons que quand un agent doué de volonté doit subordonner son bien propre à un bien crée supérieur, ce ne peut être qu’en tant que celui-ci est lui-même conforme à l’ordre divin. Dès lors, quand l’inférieur doit se soustraire à ce qui lui est supérieur, c’est que ce supérieur s’est écarté de l’ordre où il devait lui-même / {47} se tenir. Mais, tant que ce supérieur se tient dans l’ordre, il est un bien supérieur auquel l’inférieur doit se soumettre. « Par exemple, le soldat qui est soumis au roi et au général de l’armée peut subordonner sa volonté au bien du général et non à celui du roi, et inver­sement; mais dans le cas où le général trans­gresserait l’ordre donné par le roi, la volonté du soldat serait bonne, s’il la détachait de la volonté du général pour la soumettre au roi; elle serait mauvaise s’il exécutait la volonté du général contrairement à la volonté du roi; car l’ordre d’un principe inférieur dépend de l’ordre du principe supérieur. » [49] Toutefois, «  il y aurait péché dans les substances séparées si quelqu’une d’un rang inférieur sortait de l’ordre d’une substance supérieure qui reste soumise à l’ordre divin. » Dès lors, la révolte de l’inférieur contre un supérieur insoumis est une révolte contre le désordre.


Ordre et liberté

2. Envisagés comme tels, les actes libres sont en dehors et au-dessus de l’ordre de l’univers, car seule la cause de l’être tout entier peut agir dans notre volonté. Donc, les personnes ne sont pas, selon le tout d’elles­mêmes, comprises dans l’ordre de l’univers. En outre, être libre, c’est être cause de / {48} soi-même. Dès lors, la personne doit tenir sa perfection d’elle-même et non pas de l’uni­vers dont elle serait partie.


En réponse à ces difficultés, remarquons d’abord que l’action libre n’a pas elle-même raison de terme. L’agent libre diffère de l’agent purement naturel en ce qu’il se meut lui-même à juger et à se mouvoir vers une fin en vertu de ce jugement même. Il domine son action pour la fin, il ne domine pas la fin prise comme telle. Son jugement doit être droit : la vérité de ce jugement dépendra de la conformité de l’appétit au bien qu’est la fin. Or, le bien pour lequel doit principale­ment agir la créature intelligente et par lequel doit être réglé son jugement, c’est le bien qui est pour elle naturellement le meilleur : le bien commun. Or, le bien commun est essentiellement participable à plusieurs. Donc, en face de ce bien, toute créature intelligente a raison de partie. L’action libre doit être ordonnée par l’agent lui-même, en vue d’un bien participé.

Du reste, la perfection de l’univers demande qu’il y ait des créatures intelligentes, et, par conséquent, des créatures maîtresses de leurs actes, qui se porteront elles-mêmes vers leur bien. La perfection du bien qu’elles doivent poursuivre est telle qu’elles doivent se porter / elles-mêmes vers lui. Si l’action libre ne peut avoir raison de partie de l’univers envi­sagé en lui-même, elle doit néanmoins être en dernière instance ordonnée à une fin devant laquelle la créature intelligente a raison de partie. Or, la fin est la première des causes.

De plus, l’ordre de l’univers peut s’entendre de deux manières. Soit de l’ordre qui est la forme de l’univers : cette forme est le bien intrinsèque de l’univers; soit de l’ordre de l’univers à son principe tout premier -le bien séparé qui est Dieu. L’ordre de l’univers est pour l’ordre au principe séparé. Et, comme cet ordre-ci est purement et simple­ment universel, il comprend même les actes libres : Dieu gouverne les agents libres et leurs actes tout comme il gouverne par ailleurs les événements fortuits et casuels qui n’ont pas de cause déterminée inhérente à l’ordre de l’univers.[50]

Or, tant le bien inhérent à l’univers que le bien séparé ont raison de bien commun. Dès lors, par rapport à l’un et à l’autre, la créature raisonnable a raison de partie : elle ne peut avoir raison de tout que par rapport au bien singulier de la personne singulière. Mais pour être pleinement, la personne a besoin de participer. Certes, atteindre la plénitude dépend de ma liberté; mais la plénitude ne doit pas sa plénitude à ma / liberté : mon acte libre doit être ordonné à la plénitude qui est commune. Mon acte libre est le mien singulier; ma fin n’est pas fin en tant que mienne.


A la seconde partie de l’objection nous répondons que la proposition « liberum est quod causa sui est » doit s’entendre non pas en ce sens que l’agent libre serait la cause de soi-­même, ou qu’il serait, comme tel, la perfection pour laquelle il agit, mais en ce sens qu’il est lui-même, par son intelligence et sa volonté, la cause de son action pour la fin a laquelle il est ordonné. On pourrait dire aussi qu’il est cause de soi-même dans la ligne de la causalité finale, en tant qu’il se porte lui-­même vers la fin à laquelle il est appelé comme agent intelligent et libre, c’est-à-dire con­formément aux principes mêmes de sa nature. Or, cette fin consiste principalement dans le bien commun. L’agent sera d’autant plus libre et plus noble qu’il s’ordonne lui-même plus parfaitement au bien commun. On voit dès lors comment celui-ci est principe premier de notre condition de liberté. L’agent libre se mettrait dans la condition d’esclave si par lui-même il ne pouvait ou ne voulait agir que pour le bien singulier de sa personne. L’homme n’en retient pas moins sa condition de liberté lorsque, par sa propre raison et sa / propre volonté, il se soumet à une raison et une volonté supérieures. C’est ainsi que les citoyens sujets peuvent agir en hommes libres, pour le bien commun.

On pourrait pousser plus loin la première partie de l’objection : Non seulement l’acte libre est en dehors de l’univers, mais toute créature intelligente peut retenir pour soi et cacher à toute autre intelligence créée, le terme même de sa pensée libre : Dieu seul connaît le secret du coeur. Dès lors, toute personne créée peut ainsi se constituer un univers d’objets à elle radicalement indépen­dant et se soustraire librement à l’ordre de l’univers. Or, n’est-ce pas en cela qu’éclate la souveraine perfection de la personne ? Voilà qui regarde la personne, et nullement l’univers.

Nous répondons que ni la faculté de retenir un objet en dehors de l’ordre, pas plus que l’objet ainsi retenu et pris comme tel, ne peuvent avoir raison de fin. Même les secrets du coeur doivent être conformes et ordonnés au bien commun; ils sont dans le genre de purs moyens; toujours ils doivent être con­formes à l’ordre établi par Dieu. Même dans notre cogitation secrète nous n’avons pas nous-mêmes raison de règle suprême : autrement la pensée secrète serait bonne du seul fait qu’elle est la nôtre singulière, et / qu’elle n’engagerait que nous-mêmes. Si le sot dit, dans son coeur : Dieu n’est, pas, ou s’il dit : mon bien singulier à moi est meilleur que tout bien commun; s’il se soustrait ainsi à tout ordre, il n’est nullement à l’abri dans sa singularité : il sera assujetti au désordre où il s’est retiré.

Du reste, l’objet comme objet ne tire aucune perfection du seul fait qu’il est tenu secret. Quand même on le manifesterait à autrui, il ne serait pas pour autant illuminateur. Toute locution n’est pas illumination. « La manifestation des choses qui dépendent de la volonté d’un connaissant, ne peut pas être appelée illumination, mais locution seulement; par exemple, quand une personne dit à une autre : je veux apprendre ceci, je veux faire ceci ou cela. Et la raison en est que la volonté créée n’est pas lumière, ni règle de vérité, mais elle participe à la lumière : dès lors, communiquer les choses qui dépendent de la volonté créée, n’est pas, comme tel, illuminer. En effet, il n’appartient pas à la perfection de mon intelligence de connaître ce que tu veux, ou ce que tu intelliges : mais uniquement ce qu’est la vérité d’une chose.»[51] Parce que seule la volonté divine est règle de vérité, il n’y a que la locution divine qui soit toujours illumination.

En outre, se réjouir de sa pensée secrète en tant que celle-ci nous doit son caractère secret, c’est se pervertir : on se complairait ainsi dans sa propre originalité pour elle­-même, au lieu de l’ordonner à son plus grand bien; on jouirait ainsi de manière désordonnée de la singularité.

De plus, si les secrets du cœur échappent à l’ordre inhérent à l’univers, ils restent intérieurs à l’ordre universel envisagé par rap­port au principe séparé. Tout comme il ordonne le hasard et la fortune, Dieu peut les ordonner au bien intrinsèque de l’univers.

Bien commun et communauté générique

3. La primauté du bien commun entraîne­rait justement ce nivellement égalitaire qu’on reproche aux personnalistes : la communauté de ce bien entraînerait une sorte de confusion des personnes en face de leur fin ultime : atteindre la fin serait alors le fait du corps constitué des personnes, et non pas le fait des personnes prises comme telles.

Nous répondons que la communauté de ce bien ne doit pas s’entendre d’une communauté de prédication, mais d’une communauté de causalité. Le bien commun n’est pas commun comme ‘animal’ par rapport à ‘homme’ et ‘brute’, mais comme le moyen universel de connaître, qui dans son unité atteint les / {54} connus dans ce qu’ils ont de plus propre. Il s’étend à plusieurs, non pas grâce à une con­fusion, mais à cause de sa détermination très élevée qui s’étend principalement à ce qu’il y a de plus élevé dans les inférieurs : « une cause plus élevée a un effet propre plus élevé. » Il s’étend à Pierre, non pas d’abord en tant que Pierre est animal, ni même en tant qu’il est nature raisonnable seulement, mais en tant qu’il est ‘ cette’ nature raisonnable : i1 est le bien de Pierre envisagé dans sa person­nalité la plus propre. C’est pourquoi le bien commun est aussi le lien le plus intime des personnes entre elles et le plus noble.


Bien commun et béatitude

4. La béatitude de la personne singulière ne dépend pas de la communication de cette béatitude à plusieurs. De plus, il faut aimer Dieu en premier lieu et le prochain ex consequenti. Donc le caractère commun de la béatitude est secondaire : celle-ci est d’abord et en premier le bien de la personne singulière.

Nous répondons que si de soi la béatitude de la personne singulière ne dépend pas de la communication actuelle de cette béatitude à plusieurs, elle n’en dépend pas moins de son essentielle communicabilité à plusieurs. Et / {55} la raison en est la surabondance de ce bien qu’est la béatitude, et son incommensu­rabilité au bien singulier de la personne. Le péché des anges consistait à vouloir tout bien commensurable à leur bien propre. L’homme pèche quand il veut le bien de l’intelligence commensurable au bien privé. Dès lors, quand même une seule personne jouirait de la béatitude, elle aurait toujours raison de partie en face de ce bien surabondant : même si en fait elle était seule pour en jouir, jamais la personne singulière ne pourrait considérer ce bien comme le sien singulier.


La société, tout accidentel

5. On prétend que le bien d’un tout ac­cidentel est inférieur au bien d’un tout subs­tantiel. Or, la société est un être accidentel et elle est une par accident seulement. Donc, le bien commun doit être subordonné au bien de la personne.

Cette difficulté suppose une fausse notion du bien commun. En effet, le bien commun ne regarde pas formellement la société en tant que celle-ci est un tout accidentel : il est le bien des touts substantiels que sont les membres de la société. Mais il n’est le bien de ces touts substantiels qu’en tant que ceux-ci sont / des membres de la société. Et, si l’on con­sidère le bien commun intrinsèque de la société, comme forme accidentelle, il ne s’ensuit nullement qu’il soit inférieur à ce qui est substantiel. Nous parlons du bien. Or, la division du bien n’est pas celle de l’être. « C’est en raison de son être substantiel que chaque chose est dite être absolument (sim­pliciter) ; alors qu’en raison des actes sura­joutés à sa substance, une chose est dite être sous un certain rapport (secundum quid) ... Mais le bien dit raison de parfait, lequel est désirable; et, conséquemment, il dit raison de fin. C’est pourquoi l’être qui possède sa perfection ultime est dit bon absolument; mais l’être qui ne possède pas la perfection ultime qu’il doit avoir, bien qu’il aît une certaine perfection du fait qu’il est en acte, n’est cependant pas dit parfait absolument, ni bon absolument, mais seulement sous un certain rapport. »[52]

Par ailleurs, si, pour déterminer la supé­riorité d’un bien, on s’appuyait sur son union à nous selon notre substance consi­dérée absolument, il faudrait en conclure que chaque chose s’aime par-dessus toutes choses, et que l’amour du bien singulier est la mesure du bien commun. Cela suppose­rait, du reste, que les personnes créées sont d’abord des touts, des absolus, et que leur / {57} ‘être-partie’ est second. Or, cela n’est pas. Nous sommes d’abord et principalement des parties de l’univers. C’est pour cette raison que nous aimons naturellement et davantage le bien du tout. « Dans les choses naturelles, chaque être qui est, selon la nature, et dans son être même, d’autrui (quod secundum naturam hoc ipsum quod est, alterius est), est principalement et davantage incliné vers ce d’où il tient son être (in id cujus est), que vers soi-même. Et cette inclination naturelle est mise en évidence par les choses qui se font naturellement : parce que, ainsi qu’il est dit au IIe livre des Physiques, tout être est né apte à agir de la manière dont il agit naturelle­ment. Nous voyons en effet que la partie s’expose naturellement pour la conservation du tout, comme, par exemple, la main s’expose aux coups sans délibération pour la conserva­tion de tout le corps. » Voilà, dira-t-on, qui se vérifie des choses et des actions natu­relles en tant qu’elles sont naturelles; mais il en est tout autrement des actions qui s’ac­complissent librement et non par la seule nature. Mais lisons la suite immédiate de ce texte : « Et parce que la raison imite la nature, nous trouvons une inclination sem­blable dans les vertus politiques : c’est le fait d’un citoyen vertueux de s’exposer au péril de mort pour la conservation de la république; / et si l’homme était une partie naturelle de cette cité, cette tendance lui serait natu­relle. »[53] Parce que la personne humaine est dans son être même, d’autrui, elle est radicale­ment dépendante, elle est radicalement partie primo et per se. Et, par conséquent, elle est principalement et davantage inclinée vers ce dont elle participe son être même.


C’est ce principe, constaté d’abord dans la nature et dans les vertus politiques imitant la nature, qui sert d’appui à la conclusion que, selon l’amour naturel nous aimons Dieu plus que nous-mêmes. « ... La nature et la subs­tance de la partie, en raison même de ce qu’elle est, est d’abord et essentiellement pour le tout et l’être du tout. Que cela convienne à toute créature envisagée par rapport à Dieu, c’est évident. Car toute créature est, selon sa nature, partie naturelle de l’univers, et à cause de cela, elle aime naturellement plus l’univers qu’elle-même, ... Donc, a , fortiori, elle aimera davantage le bien universel même, tant parce que l’univers tout entier est plus éminent, tant parce qu’il est tout bien, tant parce que le bien universel même, qui est le Dieu glorieux, est la fin et le bien de cet uni­vers, et, conséquemment, celui qui aime davantage l’univers aimera davantage Dieu; comme nous voyons dans le cas de l’armée / {59} et de son chef, selon la doctrine du livre XII des Métaphysiques (c. 10). » [54]

S’il en était autrement, l’amour naturel serait pervers. Et, sur le plan politique, par exemple, le sacrifice de la personne individuelle pour le bien commun aurait son principe et son terme dans l’amour du bien propre de la personne singulière (voir l’appendice, p 129). Tout amour serait astreint au particulier. Après avoir identifié le bien commun au bien étranger, et comme il faut s’aimer soi-même plus que son prochain, il faudrait aimer son bien particulier à soi, plus que tout bien commun, et celui-ci ne serait aimable qu’autant qu’on le pourrait réduire à son bien particulier. Il est très vrai que « la partie aime le bien du tout selon que ce bien lui convient : non pas cependant de telle sorte que la partie ordonne le bien du tout à elle-même, mais bien plutôt parce qu’elle s’ordonne elle-même au bien du tout.» [55]

On pourrait, tout en s’appuyant sur le Philosophe (IX Ethic., cc. 4 et 8), pousser plus loin l’objection : « Les témoignages d’ami­tié que l’on rend aux autres ne sont que des témoignages d’amitié rendus à soi-même. »­A cette objection saint Thomas répond « que le Philosophe parle ici des témoignages d’ami­tié rendus à un autre chez qui le bien qui est objet de l’amitié se trouve selon un certain / mode particulier : il ne parle pas des témoi­gnages d’amitié rendus à un autre chez qui le bien en question se trouve sous la raison de bien du tout. »[56] C’est pourquoi, dans l’ordre politique, toute amitié civique anté­rieure au bien commun est principe de cor­ruption; elle est un complot contre le bien commun, comme on le voit chez les politiques qui favorisent leurs amis tout court sous prétexte d’amitié civique.

De plus, si, selon l’amour naturel, tout être aimait davantage son bien propre, et le bien commun pour son bien singulier, la charité ne pourrait pas parfaire l’amour naturel; elle lui serait contraire et le détruirait.[57]


Vie spéculative et solitude

6. L’ordre pratique est tout entier ordonné à l’ordre spéculatif. Or, le bonheur parfait consiste dans la vie spéculative. Mais, la vie spéculative est solitaire. Donc, le bonheur pratique de la société est ordonné au bonheur spéculatif de la personne singulière.

Nous répondons que le bonheur pratique de la communauté n’est pas, par soi, ordonné au bonheur spéculatif de la personne singulière, mais au bonheur spéculatif de la personne en tant que membre de la communauté. [58] Il / {61} serait, en effet, contradictoire qu’un bien commun fût, de soi, ordonné à la personne singulière comme telle. Il est très vrai que la vie spéculative est solitaire, mais il reste vrai aussi que, même la béatitude souveraine qui consiste dans la vision de Dieu, est essen­tiellement bien commun. Cette apparente opposition entre la vie solitaire et le bien commun qui est l’objet de cette vie s’explique du fait que cette félicité peut être considérée, soit de la part de ceux qui en jouissent, soit de la part de l’objet même de cette félicité. Or, cet objet est, de soi, communicable à plusieurs. Sous ce rapport, il est le bien spéculatif de la communauté. Le bien com­mun pratique doit être ordonné à ce bien spéculatif qui s’étend comme bien commun aux personnes. L’indépendance des personnes les unes des autres dans la vision même n’ex­clut pas de l’objet cette universalité qui veut dire, pour toute intelligence créée, essentielle communicabilité à plusieurs. Loin de l’ex­clure, ou d’en faire abstraction, l’indépendance présuppose cette communicabilité.


Bien de grâce et bien de l’univers

7. On pourrait objecter aussi que « le bien de grâce d’un seul est plus grand que le bien de nature de l’univers tout entier » [59] , pour / {62} en conclure que le bien commun intrinsèque de l’univers envisagé dans sa nature, est subordonné au bien de la personne singulière.


Cette objection s’appuie sur une transgres­sion des genres, qui ne permet qu’une com­paraison accidentelle. Or, il faut remarquer que saint Thomas n’oppose pas le bien de grâce d’une personne singulière au bien de grâce de la communauté, mais au bien de nature de l’univers. Et, si le bien spirituel de la personne est supérieur à tout bien com­mun créé, et si, selon ce bien spirituel, la personne doit s’aimer davantage, il ne s’en­suit nullement que le bien commun créé soit, comme tel, subordonné à la personne singu­lière. Derechef, le bien spirituel de l’homme dit rapport essentiel au bien commun séparé, et, dans cet ordre, l’homme a plus raison de partie que partout ailleurs. Le bien sur­naturel de la personne singulière est essen­tiellement ordonné au bien commun surna­turel, à tel point qu’on ne saurait distinguer entre vertu surnaturelle de l’homme et vertu surnaturelle de l’homme-partie de la cité céleste.


Société et image de Dieu

8. La personne singulière est à l’image de Dieu. Mais aucune société n’est proprement / à l’image de Dieu[60]. Donc, la personne singulière est purement et simplement supé­rieure à toute société.

Comme les précédentes, cette objection suppose admise l’interprétation que les col­lectivistes font de notre conception de la société. Or, la société n’est pas une entité séparable de ses membres : elle est constituée de personnes qui sont à l’image de Dieu. Et c’est cette société, non pas une entité quasi abstraite, mais constituée de personnes, qui est de l’intention principale de Dieu. Que ses membres soient à l’image de Dieu, c’est un signe de la perfection de leur ensemble. Pourquoi aurait-il fait les personnes multiples et ordonnées ? La bonté divine n’éclate-t-elle pas davantage dans une multitude et un ordre de créatures raisonnables que dans une seule personne comme telle ? La vérité n’est-elle pas davantage communiquée dans la vie contemplative de la communauté que dans la vie contemplative de la personne singulière? La béatitude n’a-t-elle pas raison de principe commun? L’incommunicabilité des personnes dans l’acte de vision rompt-elle l’universalité de l’objet ? Et l’amour que suscite cet objet, porte-il sur le bien universel comme tel, ou sur le bien pour son appropriation à la per­sonne singulière ? Et ce bien, est-il comme un bien commun inférieur dont la distribution / {64} entraîne, par voie de conséquence, une division de lui-même et une particularisation où il est dû à la partie comme telle et où il perd sa raison de communauté ?


Rappelons encore une fois que le bien commun est dit commun dans sa surabondance et dans son incommensurabilité au bien sin­gulier. Or le bien proprement divin est si grand qu’il ne pourrait pas être le bien propre, même de la création tout entière : celle-ci gardera toujours en quelque façon raison de partie. Il est très vrai qu’en face du bien commun la personne singulière peut le dire ‘mien’ , mais il n’est pas pour cela approprié à la personne comme bien singulier. Le bien qu’elle dit ‘mien’ n’est pas pour elle prise comme fin. S’il était tel, le bien qu’est la per­sonne elle-même serait la fin pour laquelle il est voulu. « Quand on dit que l’ange aime Dieu en tant que Dieu est un bien pour lui, si ‘en tant que’ signifie la fin, cette proposition est fausse; en effet, l’ange n’aime pas Dieu natu­rellement pour son bien, mais pour Dieu lui-même. Mais si ‘en tant que ‘ signifie la raison de l’amour du côté de celui qui aime, alors cette proposition est vraie; en effet, il ne pourrait être de la nature de quelqu’un d’aimer Dieu, sinon parce qu’il dépend du bien qui est Dieu. » / {65}


Le tout de l’homme et la Société

9. « ... L’homme n’est pas ordonné à la société politique selon tout lui-même et tout ce qui est sien. »[61]

On a voulu conclure de ce texte isolé que la société politique est en dernière instance subordonnée à la personne singulière prise comme telle. Et quiconque ose contredire cette grossière inférence tournée en faveur du personnalisme, se fait traiter de totalitaire. Or, ainsi que nous l’avons vu, il est contraire à la nature même du bien commun d’être, comme tel, subordonné à un singulier, à moins que ce singulier n’ait lui-même raison de bien commun. Saint Thomas veut dire seu­lement que l’homme n’est pas ordonné à la seule société politique. Il n’est pas selon tout lui-même partie de la société politique, puisque le bien commun de celle-ci n’est qu’un bien commun subordonné. L’homme est or­donné à cette société en tant que citoyen seulement. Bien que l’homme, l’individu, le membre de famille, le citoyen civil, le citoyen céleste, etc., soient le même sujet, ils sont formellement différents. Le totalitarisme iden­tifie la formalité homme à la formalité citoyen. Pour nous, au contraire, non seulement ces formalités sont distinctes, mais elles sont subordonnées les unes aux autres selon l’ordre / {66} même de biens. Or, c’est l’ordre des biens causes finales et premières, et non pas l’homme purement homme, qui est principe de l’ordre de ces formalités d’un même sujet. Le personnalisme renverse cet ordre des biens : il accorde le plus grand bien à la formalité la plus inférieure de l’homme. Ce que les personnalistes entendent par personne, c’est, en vérité, ce que nous entendons par pur individu, tout matériel et substantiel enfermé en soi, et ils réduisent la nature raisonnable à la nature sensible qui a pour objet le bien privé.

L’homme ne peut pas s’ordonner au seul bien de la société politique; il doit s’ordonner ‘ au bien du tout parfaitement universel, au­quel tout bien commun inférieur doit être expressément ordonné. Le bien commun de la société politique doit être expressément ordonné à Dieu, tant par le citoyen-chef que par le citoyen-partie, chacun à sa manière. Ce bien commun demande, lui-même, cette ordination. Sans cette ordination expresse et publique, la société dégénère en État figé et refermé sur soi.


La cité est pour l’homme

10. « La cite existe pour l’homme, l’homme n’existe pas pour la cité »[62] / Pour convertir ce texte en objection contre notre position, il faudrait le traduire : « Le bien commun de la cité existe pour le bien privé de l’homme ». Nous pourrions, alors, citer la suite immédiate de ce même texte : « Ce qui ne veut point dire, comme le com­prend le libéralisme individualiste, que la société est subordonnée à l’utilité égoïste de l’individu ».

La cité existe pour l’homme. Cela doit s’entendre de deux manières. Premièrement, la cité, quand nous l’envisageons comme orga­nisation en vue du bien commun, doit être entièrement soumise à ce bien en tant qu’il est commun. Envisagée sous ce rapport, elle n’a d’autre raison d’être que le bien commun. Or, ce bien commun lui-même est pour les membres de la société; non pas pour leur bien privé comme tel; il est pour les mem­bres en tant que bien commun. Et, comme il s’agit d’un bien commun de natures raison­nables, il doit être conforme à la raison, il doit regarder les natures raisonnables en tant qu’elles sont raisonnables. La cité n’est pas, ou ne peut pas être, un ‘pour soi’ figé et refer­mé sur soi, opposé comme un singulier à d’au­tres singuliers : son bien doit être identique­ment le bien de ses membres. Si le bien com­mun était le bien de la cité en tant que celle-ci est, sous un rapport accidentel, une sorte / {68} d’in­dividu, il serait du coup bien particulier et proprement étranger aux membres de la société. Il faudrait même accorder à l’or­ganisation ainsi ravie à ses membres, in­telligence et volonté. La cité serait alors comme un tyran anonyme qui s’assujettit l’homme. L’homme serait pour la cité. Ce bien ne serait ni commun ni bien de natures raisonnables. L’homme serait soumis à un bien étranger. - Deuxièmement, la cité, comme le bien commun de la cité, est pour l’homme en tant que celui-ci comprend des formalités qui l’ordonnent à des biens com­muns supérieurs, formalités qui sont, dans l’homme, supérieures à celle qui l’ordonne au bien commun de la cité. Or, l’identité du sujet de ces diverses formalités peut prêter à confusion. Le bien privé et le bien commun sont l’un et l’autre biens de l’homme. Et pourtant, tout bien de l’homme n’est pas bien de l’homme purement homme. Le bien de l’homme purement homme, d’après le sens que lui accorde saint Thomas dans les textes déjà cités 61, n’est autre chose que le bien qui lui convient en raison de l’individu. Le bien commun ne peut jamais être subordonné à cet homme purement homme. La formalité ‘homme purement homme’ ne peut pas être identifiée à la formalité ‘citoyen’, comme elle ne peut l’être au sujet ‘homme’. Dès lors, / {69} quand nous disons un bien commun subor­donné à l’homme, ce ne peut être qu’en raison d’une formalité qui regarde un bien commun supérieur. Seul le bien commun le plus parfait ne peut être subordonné à l’homme.

De plus, quand nous disons que le bien commun ne peut jamais être considéré comme une pure extension du bien de l’homme dans la ligne de son bien singulier, en sorte que le bien commun ne serait qu’un détour pour rejoindre le bien singulier, nous n’entendons pas par là que le bien singulier est méprisable, qu’il est néant, qu’il ne doit pas être respecté ou qu’il n’est pas en lui-même respectable. Cependant, un respect plus grand est dû à la personne quand nous envisageons celle-ci dans son ordination au bien commun. Même le bien singulier de la personne est meilleur quand nous le considérons comme ordonné au bien commun de la personne. Du reste, une cité qui ne respecte pas le bien privé ou le bien des familles, agit contrairement au bien commun. De même que l’intelligence dépend du sens bien disposé, ainsi le bien de la cité dépend de l’intégrité de la famille et de ses membres. Et de même qu’une nature sen­sible bien soumise à la raison est plus parfaite dans la ligne même de la nature sensible, de même, dans une cité bien ordonnée, le bien singulier de l’individu et le bien commun de / la famille doivent être plus parfaitement réalisés et assurés. Cependant, si le bien commun de la cité était subordonné à ces derniers, il ne serait pas leur bien commun et l’homme serait privé de son bien temporel le plus grand; la cité ne serait pas cité. Elle serait comme une intelligence subordonnée au sens et réduite à la condition d’instrument pour le bien privé.[63]


La plupart de ces objections jouent donc sur la transgression des genres, elles exploitent le par accident. De ce que quelque bien privé est meilleur que quelque bien commun, comme c’est le cas de la virginité meilleure que le mariage, on conclut que quelque bien privé pris comme bien privé est meilleur que quelque bien commun pris comme bien com­mun; que le bien privé comme tel peut avoir une éminence qui échappe au bien commun comme tel; qu’on peut dès lors préférer un bien privé à un bien commun, parce qu’il est privé. Nier par cette voie tous les premiers principes, quoi de plus facile ?

Ainsi veut-on détruire une proposition per se nota résultant de la seule notification du bien commun. / {70}


PERSONNALISME ET TOTALITARISME

Comme nous disait Jacques de Monléon : « Remarquez que les prétendus personnalistes qui mettent la personne au-dessus du bien commun ne peuvent plus voir dans celui-ci le lien des personnes. Dès lors, ils remplacent ce lien par un autre, par une sordide fraternité qui unirait immédiatement les personnes entre elles : comme si chaque personne était un bien commun pour toutes les autres. Ce qui revient à faire de chaque citoyen un tyran, amans seipsum magis quam civitatem. » Tel fut pourtant l’idéal de Marx. Dans la dernière phase du communisme, chaque personne in­dividuelle se sera substituée au bien commun, elle se sera approprié « son essence aux aspects multiples de façon multiple, c’est-à­-dire comme un homme complet » : l’homme individuel « sera devenu un être générique » ; chaque individu sera devenu à lui-même le bien de son espèce : « ce sera la véritable fin de la querelle ... entre l’individu et l’espèce ». Le bien commun ne sera plus distinct du bien singulier, l’individu sera devenu, lui-même, le principe premier de l’ordre social et de tout / pouvoir politique; être générique, « il aura reconnu ses forces propres comme forces sociales et les aura organisées lui-même comme telles, ... il ne séparera plus de lui-même la force sociale sous forme de pouvoir politique. »[64] Mais ce « développement intégral de l’indi­vidu » ne peut s’accomplir sans la complicité de la masse confuse : le moi ne peut pas établir tout seul le totalitarisme du moi : il faut une fraternité des hommes, née de l’amour-propre et du besoin d’une puissance anonyme, aveugle et violente, pour la réalisation du moi qui est à lui-même sa propre fin. Fraternité très logique dans son cynisme : l’obstacle que serait la personne d’autrui qui, elle aussi, n’agit que pour soi, est vaincu par la confusion de celle-ci à la masse indistincte. Par cette cautèle, chaque personne peut s’asservir toutes les autres sans que personne ne serve.

Par leur fausse notion du bien commun, les personnalistes sont, au fond, d’accord avec ceux dont ils prétendent combattre les erreurs. A l’individualisme, ils opposent et recom­mandent la générosité de la personne et une fraternité en dehors de tout bien commun, comme si le bien commun avait son principe dans la générosité des personnes, comme s’il n’était pas d’abord ce pour quoi les personnes doivent agir. Au totalitarisme, ils opposent / {74} la supériorité de la personne-tout est un bien commun réduit à l’état de bien particulier des personnes. Leur protestation se fait, non pas au nom de la personne en tant que citoyen, mais au nom du citoyen en tant que personne, comme si la personne n’était pas plus grande dans l’ordre du bien commun que dans l’ordre de son bien personnel.

En fait, le personnalisme fait sienne la notion totalitaire de l’État. Sous les régimes totalitaires, le bien commun s’est singularisé, et il s’oppose en singulier plus puissant à des singuliers purement et simplement assujettis. Le bien commun a perdu sa note distinctive, il devient bien étranger. Il a été subordonné à ce monstre d’invention moderne qu’on ap­pelle l’État, non pas l’état pris comme synony­me de société civile ou de cité, mais l’État qui signifie une cité érigée en une sorte de personne physique. Remarquons, en effet, que la per­sonne, ‘substance individuelle d’une nature raisonnable’, peut se dire de la société civile par métaphore seulement, et non par analogie.[65] Dans cette réduction de la per­sonne morale à la personnalité physique, la cité perd la raison de communauté. Le dû au bien commun se convertit en dû au bien singulier, à un singulier qui ordonne tout à ‘ soi. La justice légale est détruite. Pour s’être détourné de la communauté du bien / {75} commun, l’Etat acquiert le status de la personne personnaliste. Il perd lui-même toute ordination à un bien commun supérieur, « de telle sorte qu’on considère comme fin la raison d’état commun, ce qui est la ruine d’une répu­blique bien ordonnée[66] »­ Ce genre d’État naît, soit quand le chef, en qualité de personne-membre de la société, s’approprie le bien commun comme sien, soit quand la personnalité morale de la société est érigée en personne physique. Dans les deux cas, l’Etat est une puissance étrangère aux individus, une puissance d’aliénation contre laquelle les sujets doivent incessamment se défendre. Cette conception totalitaire établit entre la personne et la société une tension, un conflit inévitables, une concurrence en laquelle certains sociologues prétendent voir un principe de fécondité. La société est alors ouvertement totalitaire quand l’État acquiert la liberté par la victoire sur les in­dividus; elle est ouvertement individualiste, tant que les individus dominent l’État. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la conception de la cité est personnaliste et totalitaire.

Bref, l’État, pris en ce sens, c’est-à-dire une cité figée et fermée sur soi, est, par nature, tyrannique. Il singularise le bien commun, il nie sa communauté. Dans la condition de liberté de cet État, l’obéissance se substitue / {76} à la justice légale des citoyens-sujets.[67] L’Etat absorbe le citoyen et lui substitue un citoyen abstrait et une liberté abstraite[68].

L’État totalitaire, fondé sur la négation du bien commun et érigé en personne pour soi, ne peut pas être ordonné à un bien commun supérieur, ne peut pas être référé à Dieu. La négation de la raison même de bien commun et de sa primauté est une négation de Dieu. Niant l’universalité de la fin à laquelle l’homme est ordonné, on nie la dignité que l’homme tire de cette ordination, on lui laisse seulement sa personnalité inaliénable que l’homme peut aussi traîner en enfer, ubi nullus ordo. Même les marxistes peuvent chanter cette âme in­vincible.

Quand ceux qui ont charge du bien commun ne l’ordonnent pas explicitement à Dieu, la société n’est-elle pas corrompue â sa racine même ? Pourquoi n’exige-t-on pas, en prin­cipe, et comme condition essentielle, que les dirigeants de la société soient des hommes purement et simplement bons ? Comment se fait-il qu’on admet qu’un homme mauvais puisse être bon politique ? Certes, ce n’est pas d’hier que les sujets sont gouvernés par des hommes mauvais, auxquels on doit quand même obéissance quant aux choses qui relèvent / {77} de leur autorité (voir appendice III p 135). Ce qui est nouveau, c’est la manière de les accepter et de les défendre. Si, en vérité, le politique doit posséder toutes les vertus morales et la prudence, n’est-ce pas parce qu’il est au principe et qu’il doit juger et ordonner toutes choses au bien commun de la société politique, et celui-ci à Dieu ? La prudence politique règle le bien commun en tant qu’il est divin. N’est-ce pas pour cette raison que, selon Cajetan et Jean de Saint Thomas, la justice légale du prince est plus parfaite que la vertu de religion ?[69] Sans doute, les raisons qui nous font ignorer le bien commun sont celles-là mêmes qui nous font ignorer la prudence politique. « Nous nous sommes trompés trop longtemps sur le rôle de l’intelligence. Nous avons négligé la substance de l’homme. Nous avons cru que la virtuosité des âmes basses pouvait aider au triomphe des causes nobles, que l’égoïsme habile pouvait exalter l’esprit de sacrifice, que la sécheresse de coeur pouvait, par le vent des discours, fonder la fraternité ou l’amour »[70].


L’intelligence a succombé au sens, au sens rivé au bien singulier. Le conflit qui existe / entre l’homme et la société ne provient ni de la perfection de la personne, ni du bien com­mun auquel la personne aurait un rapport de contrariété; il provient proprement de la partie sensible de l’homme, de la révolte de cette partie inférieure de l’homme contre le bien de l’intelligence. Pour ce qui regarde l’intelligence comme telle, l’ordination au bien commun est si naturelle qu’une pure intel­ligence ne peut s’en écarter dans un état de nature pure. De fait, l’ange, élevé à l’ordre surnaturel, s’est détourné du bien commun mais du bien commun le plus divin qui soit, à savoir, la béatitude surnaturelle, et ce n’est que par voie de conséquence qu’il a perdu son bien commun naturel. L’ange déchu a ignoré, d’une ignorance pratique (ignorantia electionis) le bien commun de la grâce; nous, nous en sommes à ignorer tout bien commun même spéculativement[71]. Le bien commun, et non pas la personne et la liberté, étant le pri­ncipe même de toute loi, de tout droit, de toute justice et de toute liberté, une erreur spéculative à son sujet entraîne fatalement les conséquences pratiques les plus exécrables. / {79}


Non est enim ista sapientia desur­sum descendens : sed terrena, anima­lis, diabolica.

Jac. III, 15.

Angeli autem boni, cognoacentes creaturam, non in es, figuntur, quod esset tenebrescere et noctem fieri; sed hoc ipaum referunt ad laudem Dei, in quo sicut in principio omnia cognos­cunt. Ia Pars, q. 58, a. 8, ad 2.

Et (angelo) se cognito, non in seipso permansit, quasi seipso fruens et in se finem ponens - sic enim nox factus esset, ut angeli qui peccaverunt - sed cognitionem suam in Dei laudem re­tulit.. Q. D. de Verit., q. 8, a. 16, ad 6. /


II. LE PRINCIPE DE L’ORDRE NOUVEAU

D’après votre programme je dois vous parler de ‘Philosophie et ordre dans les rela­tions internationales’. En fait, on m’avait demandé de vous soumettre, comme matière à discussion, le problème suivant : ‘Métaphy­sique et ordre international’. Je tiens à vous signaler ce fait, car le sujet que je vais effec­tivement traiter est aussi éloigné du second que l’est celui-ci du premier.

Le problème de l’ordre international ne relève pas proprement de la métaphysique, mais de la science et de la prudence politiques. Parmi les sciences spéculatives la philosophie de la nature y toucherait même de plus près que la métaphysique. Il est pourtant signi­ficatif que la doctrine la plus radicale et la plus cohérente de la révolution internationale a toujours soin d’attaquer la métaphysique comme son contraire absolu.[72] L’émancipa­tion de la vie politique devait amener ce résultat. Si la politique est une certaine sagesse, si dans l’ordre pratique elle est la science architectonique, elle n’est pas une / {83}

* Ce travail fut présenté au congrès de l’American Catholic Philosophical Association, tenu à Philadelphie en 1940. Il a déjà paru, en substance, dans les Proceedings de cette même Associa­tion, sous le titre 'Metaphysics and international order’. Nous remercions les éditeurs de nous avoir accordé la permission de le reproduire. On m’a reproché, me dit-on, parmi d’autres défauts la « brièveté énigmatique » du texte paru dans les Proceedings. Cette critique est très méritée et je tâcherai de faire mieux dans cette nouvelle rédaction. / {83}


sagesse absolue, elle doit rester subordonnée. Elle ne pourrait s’émanciper qu’en niant toute subordination. Or, la philosophie de la révolution a bien compris que la métaphy­sique prend effectivement sur elle-même de défendre les premiers principes, qu’elle est la science la plus propre à nous conduire à la connaissance des choses plus nobles par nature et plus divines que l’homme. Le bien commun de la société politique n’est pas le bien purement et simplement universel, et il ne peut être conservé quand on ne l’ordonne pas au bien souverain. L’homme n’est pas la mesure de l’homme.

Voilà qui de toute évidence importe à un ordre universel parmi les nations. Vous le savez, la fin de la philosophie révolutionnaire n’est pas l’ordre international au sens strict du mot. Elle ne reconnaît pas les nations, pas plus que les familles. Elle ne reconnaît même pas le bien commun véritable de la société politique, ni des sociétés politiques. Elle veut bien un certain ordre universel, mais elle en veut chercher le principe dans ce qui est matériellement premier dans tout ordre social : l’homme purement homme en­visagé dans sa condition la plus subjective, l’homme considéré à l’état de privation tant matérielle que spirituelle. Voilà comment il faut entendre le radicalisme de cette doctrine. / {84}


NÉGATION DE LA PRIMAUTÉ DU SPÉCULATIF

En dépit de leurs divergences apparentes, les philosophes modernes en général s’accor­dent à soutenir que la métaphysique ou sa­gesse spéculative, pour autant qu’elle porte principalement sur des choses meilleures que l’homme, aliène l’homme de lui-même, qu’elle le dépouille de son moi véritable. Étant en quelque sorte surhumaine, elle serait inhu­maine. Elle distrairait l’homme de l’effort total qu’il lui faut pour conquérir la terre, et pour répondre à son désir de vivre.[73] Elle serait destructrice de la nature humaine, et par conséquent il faudrait la compter parmi les grands ennemis de l’humanité.

Et en effet, comme le dit Aristote dans l’ Ethique, si l’homme était la chose la plus parfaite dans l’univers, ce n’est pas la sagesse mais la science et la prudence politiques qui seraient la connaissance la plus parfaite[74]. Eh bien, je voudrais discuter avec vous cette hypothèse. Supposons un moment que la science et la prudence politique(s) constituent le savoir le plus parfait, pour voir ce qu’il en faudrait conclure en toute rigueur. / La première conséquence, et la plus géné­rale, c’est que les choses seraient tout au plus ce que nous voudrions qu’elles soient. En effet, la science et la prudence politiques sont pratiques en ce qu’elles dirigent vers une fin conformément à la droite raison. Mais cela présuppose que nous connaissons en quelque façon la nature de la chose à diriger et de la fin, c’est-à-dire que la rectitude de la régula­tion pratique présuppose la rectification de l’intelligence spéculative.[75] Donc, si par im­possible la régulation pratique était indépen­dante de la vérité spéculative, alors ce que les choses sont, ou devraient être, tels l’homme, le bien humain et la société, serait simple­ment ce que nous aurions voulu qu’elles soient. Même la science pratique ne serait plus science. La simple connaissance pratique ne serait plus vraiment pratique. Toute direc­tion se ferait au hasard, elle ne serait plus direction.


Cette hypothèse implique plus spécialement la négation de la prudence. On pourrait arguer cependant que nous sommes libres de choisir la fin; la fin n’est-elle pas dans les choses pratiques le principe, et l’artisan ne choisit-il pas la fin qu’il désire réaliser, (une maison, par exemple, et celle-ci plutôt que celle-là) ? Mais ce serait oublier la différence / {86} ra­dicale entre l’art et la prudence. La pru­dence, en effet, ne choisit pas la fin, elle choisit les moyens seulement. Si la prudence choi­sissait la fin, comme l’art elle ne pourrait choisir les moyens, de sorte qu’elle serait une avec l’art. Et s’il en était ainsi, la vérité du jugement prudentiel ne dépendrait pas de la rectitude de l’appétit par rapport au bien, mais de l’intelligence seulement, à savoir de sa conformité avec la fin choisie.[76] Et vu que l’art regarde seulement le vrai et non, comme la prudence, le vrai et le bien à la fois, le jugement de l’homme moralement corrompu pourrait être aussi sain que celui de l’homme vertueux - chose, par ailleurs, communément admise dans la politique active ; et tout défaut sur le plan de l’action morale serait dû à un défaut dans la connaissance seulement. De plus, puisque l’art porte sur les contraires, par exemple la santé et la maladie pour la médecine, si la prudence était, sous ce rap­port, semblable à l’art, elle serait indifférente au bien et au mal.[77] Le succès dans la réalisation de la fin choisie serait l’unique critère du bien et du mal. Il serait toujours absurde de vouloir justifier sa conduite, même à ses propres yeux, en pensant ou en disant qu’on a agi selon sa conscience et avec droite intention. Tout écart concret de cette fin choisie, fut-il dû à la raison, au hasard ou à la volonté, serait une faute. /suivant cette hypothèse, l’homme serait en vérité la mesure de toutes choses, et il ne pourrait y avoir d’autre mesure. Mais la proposition ‘l’homme est la mesure de toutes choses’ demeure abstraite. Pour être consé­quents, nous devons demander ‘Quel homme?’

ou ‘Quels hommes?’. Remarquez que nous ne pourrions pas demander ‘Quel homme ou quels hommes ont le droit de s’imposer comme mesure ?’ Aura ce droit celui qui tient dans ses mains la puissance de s’imposer. En bonne logique, on peut tout au plus attendre que la chose se produise.


Voilà qui ferait l’émancipation de l’homme pur artifex. Cette émancipation répondrait à un désir tout caractéristique de l’homme. Il y a dans l’homme une tendance à accorder la primauté au pratique sur le spéculatif, et à l’art sur la prudence. Et cette tendance pro­vient de la débilité intellectuelle de l’homme, comme on peut le voir par les raisons sui­vantes.

Comme dit Aristote au début des Mé­taphysiques[78], ‘la possession de la sagesse pourrait être estimée plus qu’humaine, car de tant de manières la nature de l’homme est esclave’. La vie contemplative n’est pas proprement humaine mais plutôt surhumaine, alors que la vie active est le plus proportionnée à la nature humaine.[79] La meilleure partie de l’homme, la partie spéculative, est chez lui la plus faible. S’inclinera-t-il devant les diffi­ciles et impitoyables exigences de l’objet de sa partie à la fois la plus noble et la plus faible? La nature humaine contient la me­nace d’une révolte. Pourra-t-on la contenir?

Dans le savoir spéculatif l’intelligence est mesurée par l’objet, et, dans la sagesse spécu­lative nous avons affaire principalement à des choses meilleures que nous.[80] Il n’est pas possible de considérer ces objets sans éprouver en même temps notre condition d’infériorité, et quant à notre nature, et quant à notre mode de connaître. Dans le savoir pratique, pour autant qu’il est pratique, l’intelligence elle-même est mesure, et nous sommes nous-­mêmes, en quelque sorte, la fin de toutes les oeuvres d’art.[81] On sera tenté de préférer l’art à la prudence parce que la vérité dans l’art n’est pas con­ditionnée par la conformité de l’appétit au bien mais uniquement à l’oeuvre choisie, que celle-ci soit bonne ou mauvaise. Et la fin de l’art est cette oeuvre particulière, cette ma­chine, cette statue; mais la bonté de cet acte prudentiel dépend de sa conformité à la bonne vie prise dans sa totalité.[82] / {89}

De plus, parce que l’art imite la nature, il réussit dans la plupart des cas, et l’artisan n’a pas à délibérer sur les moyens;[83] mais dans les actes qui dépendent de la conformité au bien, nous échouons le plus souvent.[84] Et la cause en est la double nature de l’homme et la contrariété du sens et de la raison.[85] Cette contrariété fait que les actions humaines sont le plus souvent mauvaises, car l’homme n’est pas constitué parfait par la nature : ses ‘per­fections secondes’ ne sont pas innées, mais acquises au infuses. Tant qu’elle n’est pas parfaite par la vertu, tant qu’elle n’est pas déterminée ad unum, la nature humaine risque de dévier le plus souvent.[86]

Toujours à cause de la débilité de son in­telligence spéculative, l’homme sera tenté d’exalter sa faculté de construire des imita­tions délectables; il sera tenté de dominer tous les originaux imitables, ceux qui sont au-dessus de nous aussi bien que ceux qui nous sont inférieurs. Les beaux-arts, en effet, constituent le moyen le plus humain de rendre plus proportionnés à nous, les objets meilleurs que nous./ {90}


AU COMMENCEMENT, LE VERBE DE L’HOMME

L’histoire de la philosophie moderne nous montre que toutes ces conséquences ont été vécues et qu’elles ont été érigées en doctrine. Je voudrais montrer brièvement qu’en igno­rant progressivement et en niant les choses qui sont meilleures que l’homme, et consé­quemment la sagesse elle-même, la pensée moderne a tout simplement ignoré et nié ce qu’il y a de meilleur dans l’homme lui-même : elle a, en vérité, doté ce qu’il y a de plus inférieur dans l’homme, inférieur tant au point de vue spirituel qu’au point de vue matériel, d’attributs quasi divins.


L’Encyclopcedia Britannica définit l’huma­nisme, « en général tout système de pensée ou d’action qui manifeste un intérêt prédomi­nant pour les affaires humaines en tant qu’op­posées au surnaturel et à l’abstrait (du latin humanus, humain, dérivé de homo, humanité). Le terme s’applique spécialement à ce mou­vement de pensée qui, dans l’Europe occi­dentale du 15e siècle, se fraya un passage à travers les traditions médiévales de la / {91} théo­logie et de la philosophie scolastiques, cl, se consacra à la redécouverte et à l’étude des classiques anciens. Ce mouvement fut essen­tiellement une révolte contre l’autorité in­tellectuelle, en particulier contre l’autorité ecclésiastique, et est le père de tous les mou­vements modernes, intellectuels, scientifiques et sociaux ». *

Jamais nous n’oserions souscrire à cette définition tentative de l’humanisme si on la voulait applicable à tous ceux qu’on a dits humanistes. Quand on appelle saint Robert Bellarmin et saint Pierre Canisius des huma­nistes, il me semble qu’on ne peut pas l’enten­dre au sens qui se vérifie proprement de Pic de la Mirandole, d’Erasme, ou de Rabelais. L’hu­manisme chez ces derniers veut dire une /{92}

* Et dans l’article sur la Renaissance, le terme ‘humanisme’ « dénote un penchant spécifique que les forces libérées à la Renais­sance prirent au contact du monde ancien - la forme particulière assumée à. cette époque par l’estime tout humaine de soi-même - l’idéal de vie et de civilisation développé par les nations modernes. Il indique l’effort de l’homme pour se reconstituer en être libre et non en esclave du despotisme théologique, et l’assistance qu’il tira dans cet effort de la littérature grecque et romaine, les litterae, humaniores, lesquelles lettres s’occupaient de l’homme plutôt que de la divinité. Dans cet article la Renaissance sera considérée comme impliquant un mouvement compréhensif de l’intelligence et de la volonté européennes vers l’émancipation de soi, vers la réaffirmation des droits naturels de la raison et des sens, vers la conquête de cette planète comme lieu des occupations humaines, et vers la formation de théories régulatrices tant pour les états que pour les individus différentes de celles des temps médiévaux ». -Sur l’emploi du terme ‘humanisme’ en un sens plus large, voir ci-dessous nos remarques, note 86, p. 187.


Conception humaniste de l’homme[87]. Et encore faudrait-il remarquer que chez un Rabelais, contrairement à ce qu’on a coutume de soutenir, cet humanisme est beaucoup plus une attitude qu’une doctrine.

Considérons un texte que nous dirions humaniste au sens philosophique du mot - et c’est en ce sens que nous entendrons désormais le terme ‘humaniste’. Il est tiré du Discours de Pic de la Mirandole sur la dignité de l’hom­me.[88] / {93}

Enfin, le meilleur des ouvriers (opifex) décréta que cette créature, à qui il n’avait pu donner rien qui fût propre à lui-même, posséderait toutes les caractéris­tiques particulières des différentes créatures. Il conféra donc à l’Homme la fonction d’une forme non déterminée, et une place au milieu du monde, et lui adressa ces paroles : « Je ne t’ai pas donné une demeure permanente, Adam, ni une forme qui est seulement tienne, ni aucune fonction propre à toi-­même, afin que tu puisses, au gré de ton désir et de ton jugement, avoir et posséder cette demeure, cette forme et ces fonctions qu’il te plaira à toi-même. La nature de toutes les autres choses est limitée et enfermée à l’intérieur des frontières de lois par moi prescrites : toi, contraint par aucune nécessité, tu décideras par toi-même des limites de ta nature en accord avec le libre arbitre qui t’est propre, dans les mains duquel je t’ai placé. Je t’ai établi au centre du monde, pour que tu puisses de cet endroit observer plus facilement tout ce qui est dans le monde. Je ne t’ai fait ni divin ni terrestre, ni mortel ni immortel, de sorte que tu puisses avec une plus grande liberté de choix et avec plus d’honneur, étant en quelque sorte ton propre modeleur et créateur (plastes et fictor), te façonner toi-même selon toutes les formes que tu pourras préférer. Tu auras le pouvoir d’assumer les formes de vie inférieures, qui sont animales; tu auras le pouvoir, de par le juge­ment de ton esprit, de renaître aux formes plus élevées de la vie, qui sont divines ».

O suprême générosité de Dieu le Père, O très élevée et très merveilleuse félicité de l’homme auquel il a été donné d’avoir ce qu’il choisit, d’être ce qu’il veut! Les bêtes amènent. avec elles, depuis le sein de leur mère, tout ce qu’elles vont jamais posséder; les esprits purs, soit depuis le commencement ou très bientôt après, deviennent ce qu’ils seront pour toute éternité ...

Nous n’analyserons pas ce texte en détail. Notons seulement cette insistance sur l’in­formité. Il est vrai que par sa faculté d’avoir la forme de l’autre et d’être toutes choses selon la connaissance, l’homme est au centre du cosmos, alors que les autres créatures cosmiques sont limitées, soit à leur forme individuelle, soit aux seules formes sensibles et singulières. Cependant, lorsque nous con­sidérons formellement cette informité, cette potentialité illimitée, nous atteignons la nature raisonnable dans son non-être caractéristique, et, loin d’occuper par là le centre de la création, / {94} l’homme est au plus bas degré de la hiérarchie -des créatures intelligentes.

Du reste, La Mirandole ne considère pas cette informité dans la seule ligne de la con­naissance; cette informité serait très admi­rable parce qu’elle fait grandir le champ de la liberté. Or il ne s’agit pas de la liberté de l’intelligence, mais de « décider par toi-même des limites de ta nature en accord avec le libre-arbitre qui t’est propre » ; il s’agit d’une faculté d’établir ses propres règles de conduite et de se diriger, poussée au point d’équivaloir à une participation de la science du bien et du mal.

Il y a là une exaltation de l’informité, de l’indétermination propre à la nature raison­nable de l’homme, qui éclatera dans l’idéa­lisme de Hegel, et de manière plus accusée encore dans le matérialisme de Feuerbach et de Marx. Attribuer la perfection de l’homme à cette informité même et à la puissance subjective de s’actuer, voilà qui revient à établir la primauté des causes matérielle et efficiente. Le désir d’éprouver de manière très tangible l’infinité de cette puissance comme le principe premier et le plus sien de son opération poussera l’homme jusqu’à l’ado­ration de l’infini dans ses mains et dans sa langue qui sont les organes de la raison pra­tique. L’infini qui sous-tend la sorte de / progrès technique que l’homo faber d’aujourd’hui érige en fin devient alors une chose horrible. Mis à nu, cet infini projeté en fin ferait un objet de désespoir infernal.

La liberté de contrariété en face de la fin naturelle porte aussi la marque d’une imper­fection proprement humaine. Elle ne s’avère perfection qu’en comparaison des êtres dé­pourvus de volonté. Elle ne peut exister dans une nature intellectuelle parfaite. L’hom­me serait donc le chef-d’oeuvre de la création parce qu’il peut déchoir, même de sa fin purement naturelle? Donc, parce qu’il est composé de natures contraires ? Donc, parce qu’il est défectueux dans la raison même de nature intelligente et libre ?

Puisqu’il peut accepter ou rejeter sa fin, puisqu’il peut se conduire lui-même à sa fin naturelle, n’est-il pas donné à l’homme d’être davantage causa sui qu’une nature intellec­tuelle créée dans la possession de sa fin ? Voilà le sophisme qui sous-tend la rhétorique de La Mirandole.

Ce pervertissement est proprement humain. L’ange déchu s’était complu outre mesure dans l’actuelle perfection où il était établi conformément à sa nature et en vertu même de sa création. L’homme, au contraire, se complaît ici d’une manière désordonnée dans sa potentialité et dans le fait de n’être pas / {96} établi en possession de sa fin. Je dis’ d’une manière désordonnée ‘, car l’homme peut se réjouir de n’être pas figé par la nature comme le sont les créatures irraisonnables. Mais il lui est interdit de ‘regarder en arrière’ - Nemo respiciens retro, aptus ...


L’exaltation de cette activité poétique où l’homme fait, lui-même, des objets, des imi­tations qui ont raison de terme dans la ligne de la connaissance et qui se suffisent, fut un retour délibéré vers les temps où les divinités étaient, dans toutes leurs déterminations con­crètes, des oeuvres de l’homme; où ces divi­nités étaient dans une large mesure à l’image de l’homme, soumises à des conditions hu­maines, et sur lesquelles le poète pouvait exercer son empire. Ce ne fut pas un retour à l’art classique considéré dans toute son ampleur; celui-ci a été, sous bien des rap­ports, vraiment religieux, c’est-à-dire soumis à des originaux reconnus supérieurs. Ce fut plutôt un retour délibéré à la poésie classique pour autant qu’elle pouvait être profane même en face d’originaux divins. On voulait, en somme, une poésie profane d’empire universel, religieuse tout au plus par dénomination extrinsèque. On voulait l’émancipation de la poésie pure « qui a pour objet ces choses qui à cause de leur défaut de vérité, ne peu­vent, être saisies par la raison ».[89] Tout original imitable devait être réduit, en face du génie humain, à la condition de matière opérable. Voilà qui revient à accorder la primauté à l’ ‘infima doctrina’.[90]

Descartes nous parle expressément de cette philosophie qui aura pour fin, non pas d’abord le savoir pour lui-même, mais la transforma­tion de toutes choses au profit de l’homme. Marx est le très fidèle écho de ce passage du Discours de la méthode (VIe partie) : « ... au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, ... » etc. /{98}

Pour saisir toute la portée de ce texte, il faut se rappeler ce que Descartes avait déclaré au sujet de la théologie. « Je révérais notre théologie et prétendais autant qu’aucun autre à gagner le ciel; mais, ayant appris comme chose très assurée que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y con­duisent sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner, et y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du Ciel et d’être plus qu’homme. » (Ie partie).

Même la philosophie spéculative est trop difficile, trop incertaine et insuffisamment ajustée au niveau de la raison. Que nous reste-t-il sinon cette philosophie pratique qui finira d’ailleurs par se défaire de la morale à laquelle on voudra substituer la médecine et l’hygiène pour la guérison et la prévention de tous les maux spirituels.

Le scepticisme de Hume contribuera davan­tage à fonder les négations qui conditionnent une philosophie pleinement et ouvertement humaniste. Le passage suivant est comme une préméditation de son scepticisme. « Il semble donc que la nature ait indiqué un / {99}ou genre de vie mixte comme la plus conforme à la race humaine, et qu’elle ait secrètement exhorté les hommes à ne pas permettre à ses penchants de trop les distraire, au point de les rendre inapte à d'autres occupations et entreprises. Contentez votre passion pour la science, dit-elle, mais que votre science soit humaine, une telle qu'elle puisse avoir un retour direct à l'action et la société. Je défends la pensée abstruse et les recherches profondes, je les punirai par la mélancolie pensive qu'elle entraîne, par l'incertitude sans fin dans laquelle vous plonge, et par l'accueil glacial que vos prétendues découvertes rencontreront quand vous les aurez fait connaître. Soyez philosophes ; mais au milieu de votre philosophie souriait toujours un homme »[91]

l'homme se détourne de la recherche et de la contemplation des choses meilleures que l'homme ; c'est dire qu'il se détourne aussi de ce qu'il y a de meilleur en lui. Il se repli sur les puissances qui sont les plus proprement siennes. Parmi ses puissances il en est une, la plus profonde en quelque sorte, qui touche aux principes absolument premiers pour nous : la puissance du langage proprement humain. On peut dire écrire des choses qu'on ne peut pas penser. On peut dire : ‘il est / possible d'être et de n'être pas en même temps et sous le même rapport’ ; ‘La partie est plus grande que le tout’, bien qu'on ne puisse pas le penser. Et pourtant, ces phrases sont grammaticalement correctes. Puissance transcendante du langage : on peut dire le pensable est impensable. Puissance d’user du pur irrationnel. Je puis dire : ‘je n'existe pas’. Et voici que je pourrais fonder mon ‘j'existe’ sur le pur non-être. Je dis ! Et qui n'en empêchera ? Comment pêche. Je le dis encore. Moi, et les moi. Bientôt la société des moi.

On découvre la liberté de la parole : parole affranchie de l'intelligence. Le ‘dire extérieur’ s'émancipent. La pensée s'assujetti au langage. Elle est libre, enfin. Au commencement, le verbe de l'homme.

Je vous le dis: au jour du jugement, les hommes rendront compte de toute parole vaine qu'ils auront dite. Car tu auras justifié par tes paroles, et tu seras condamné par tes paroles.

On découvre aussi la faculté de ‘composer’ de l'histoire. Celle-ci devient purement scien­tifique, comme on dit.L'historien s'émancipe de la sagesse pratique, des liens de la pru­dence. La méthode dite critique s'avère substitut de la prudence.Ne permet-elle pas de juger des événements historiques d'une /{101} manière objective, quelles que puissent être nos dispositions subjectives ? L'historien n'a plus besoin d'être l'homme prudent dont les jugements touchant les actions humaines seraient conditionnés, non par la seule con­naissance, mais par la rectitude de son propre appétit. Voici que la science nous émancipe du principe ‘Tel on est, tel on juge’ : ‘qualis unusquisque est, talis ei finis videtur’. Nous voici libérés, enfin, de cette parole terrible : Selon ce que vous aurez jugé, on vous jugera, et de la même mesure dont vous aurez mesuré, on vous mesurera. Voici que la vérité permet aux hommes adultères de crier sur la place publique : cette femme a été surprise en flagrant délit d'adultère ! La poutre dans ton oeil, empêche-t-elle ton voisin d'avoir une écharde dans le sien ? Son écharde est-elle moins objectivement là que ta poutre ? Ne voilà-­t-il pas une vérité impersonnelle? Cette vérité n'est-elle pas le droit de tous ? Pourquoi l'historien ne serait-il pas libre, tout comme le physicien ? Les faits sont les faits!

Et la crainte de Dieu ?

L'attitude des philosophes envers le lecteur a complètement changé. Ce n'est plus tant la vérité de ce qu'ils disent, que le lecteur et l'écrivain qui deviennent l'objet principal de leur préoccupation. Ils espèrent toujours, / {102} pour leur propre avantage, confessent-ils, que le lecteur approuvera leurs opinions. Chose plus importante encore, le lecteur pour lequel ils écrivent n’est plus le philosophe, mais plu­tôt cet individu vague appelé tantôt l’homme de bon sens, tantôt l’homme cultivé, tantôt le lecteur en général. Comparez ce procédé à celui d’Aristote ou de saint Thomas. Le Discours de la méthode est essentiellement une oeuvre de rhétorique. Il fut aussi un des pre­miers appels à l’informité même de l’homme informe, et qui éclatera un jour dans un appel à la masse informe en tant qu’informe.

Les oeuvres philosophiques revêtent une forme qui les met de plus en plus à l’abri d’une réfutation en règle. Elles sont enracinées dans des attitudes. La philosophie devient de plus en plus l’expression de la personnalité des philosophes. Elle devient une activité litté­raire. Et qui réfutera un poème ? Qui réfu­tera la pensée d’un auteur ?

Les philosophes, deviennent-ils vraiment plus critiques ? L’esprit critique est un des plus grands leurres de l’histoire. Jamais les philosophes n’ont postulé plus d’évidences et de ` supposés connus ‘. Il n’est peut-être pas de philosophe moderne qui ait mieux réussi à faire accepter ses impossibles évidences soigneusement couchées dans des intuitions, / et à se faire concéder des supposés connus, que l’austère critique de Koenigsberg.

Sous l’infinie diversité des systèmes se cache néanmoins une profonde unité qui sera bientôt mise à jour dans le marxisme - l’unité du but, de la cause finale : l’émancipation de l’homme purement homme envisagé dans son informité jugée principe suffisant pour tout ce que peut être l’homme : la puissance de son impuissance : la fécondité du non-être de l’homme.


L’effort de Kant pour délivrer l’intelligence spéculative des entraves de la métaphysique, en la confinant à l’ordre logique (dont il croyait avoir une connaissance très suffisante)[92], a été le pas le plus décisif vers cette philosophie de la révolution - la future ‘critique armée’ - qui aujourd’hui menace ouvertement le monde entier. Peut-être avons-nous nous-mêmes, succombant sous le poids de cette tradition moderne, perdu foi en l’intelligence humaine à un degré tel qu’il nous répugne d’admettre que ce que les hommes pensent, et que ce qu’ils enseignent dans des salles de cours appa­remment paisibles, peut avoir quelque grave conséquence pour le solide épicier du coin. Comment les savantes négations du principe de contradiction par ces braves professeurs pourraient-elles jamais pénétrer les masses laborieuses ? Qui aurait l’innocence de croire qu’un jour l’homme d’état le plus en vue de son temps enseignerait lui-même, à son peuple et au peuple du monde entier, la dialectique hégélienne revue et corrigée ? (Voir Appendice V, p. 153.)


Étant donné le genre d’émancipation de l’intelligence humaine que Kant avait en vue, son choix de la logique comme instrument d’émancipation était tout à fait approprié. On n’a qu’à considérer l’opinion que nous nous faisons nous-mêmes de la nature de la logique, pour comprendre la force de l’abus qu’on en peut faire. La nécessité de la logique découle, en effet, de l’imperfection naturelle de notre intelligence.[93] Elle est donc propre­ ment et profondément humaine. Ses oeuvres, artifices de l’homme, sont au principe de la science spéculative parfaite. Elle est le plus parfait des arts. Sa matière est nécessaire. Elle est à la fois art et science - à la fois régulatrice et spéculative; à la fois instrumen­tale et transcendante. Demeurant entière­ment dans les limites de l’intelligence pour y diriger la spéculation même, elle est le plus libéral des arts, mais en même temps un art tout entier ‘serviteur’ : elle est utile seule­ment, elle est pur instrument./ {105} Ce même art, qui a sa racine dans la poten­tialité de notre intelligence, va devenir la méthode toute-puissante de Hegel : « La mé­thode est la force absolue, unique, suprême, infinie, à laquelle aucun objet ne saurait résister; c’est la tendance de la raison à se retrouver, à se reconnaître elle-même en toute chose ». Toutes choses seront désormais à l’image de notre pensée devenue le principe qui pose toutes choses.[94]

De plus, Hegel s’appuiera sur cette partie de la logique qui peut servir son but de la façon la plus appropriée - la dialectique. Non pas simplement la dialectique des Topi­ques, mais plus proprement la dialectique qui consiste à user des principes de la logica docens pour atteindre la réalité. Les dialectiques kantienne, hégélienne, ou marxiste, n’ont rien d’opinatif. Les dernières ne retiennent de la dialectique topique que l’élément de conflit et de lutte.[95] Or, il est très vrai qu’à partir des intentions communes de la raison on peut descendre à la réalité, on peut traiter du sujet des sciences de l’être réel (ens natu­rae).[96] Ce n’est pas là qu’on pourrait trouver ces dialecticiens en défaut. Cependant, cet usage de la logique ne pourrait de lui-même atteindre adéquatement la réalité que si le logique et le réel étaient identiques, et cela ne pourrait être, à moins que la contradiction /{106} ne fût possible. Or, c’est précisément ce que Hegel a soutenu. Pour lui, la contradiction est tout simplement un fait, et il l’illustre par un exemple tiré de la géométrie. « Une notion qui possède à la fois deux signes con­tradictoires ou qui n’en possède ni l’un ni l’autre, par exemple un cercle carré, est tenue pour logiquement fausse. Or, bien qu’un cercle polygonal et un arc rectiligne contre­disent tout autant cette maxime, les géo­mètres n’hésitent pas à traiter le cercle comme un polygone aux côtés rectilignes. »[97]

Le principe de contradiction est une affaire plutôt importante. Et il est très étroitement lié à notre sujet, puisque sa négation constitue le premier principe de la philosophie moderne de la révolution.[98] « Contrairement à la métaphysique, dit Staline, la dialectique part du point de vue que les objets et les phéno­mènes de la nature impliquent des contradic­tions internes ... » Et il cite à ce sujet Lénine : « La dialectique, au sens propre du mot, est l’étude des contradictions dans l’es­sence même des choses. »[99] Marx, Engels et Lé­nine ont exprimé leur appréhension du manque de respect et de la négligence de la logique hé­gélienne chez leurs disciples, et le marxisme orthodoxe a continué d’accentuer son im­portance. Aussi bien, voyons brièvement, / en termes aristotéliciens, ce que Regel fait pour tourner la contradiction et comment il en arrive à la proclamer le principe même de toute fécondité.

Un genre éloigné est prédicable des espèces avec identité, de même que le genre prochain des individus. Ainsi, le cercle et le polygone sont la même figure. Cette prédication avec identité est possible parce que le genre éloigné n’est pas divisé par les espèces, mais par les genres immédiatement sous lui; de même, le genre prochain n’est pas divisé par les indi­vidus, mais par les espèces.[100] Mais Hegel identifie les propriétés du genre éloigné avec celles du genre prochain. Il suit alors que le cercle et le polygone sont la même figure plane, ce qui veut dire que la figure plane est identique aux différences qui la divisent. Ce procédé pourrait sembler plausible du fait qu’on peut définir le cercle dialectiquement comme la limite d’un polygone régulier inscrit dont les côtés augmentent indéfiniment en nombre, d’où l’apparente tendance d’une espèce à passer continûment dans l’autre, par le moyen d’un changement purement quan­titatif. Si cette tendance devait vraiment s’accomplir, nous aboutirions à une essence contradictoire, c’est-à-dire impossible.

De cette façon, nous pouvons voir comment la « dialectique de la raison spéculative » / {108}

prétend, à partir de la pure communauté (le raison, communauté d’abstraction négative, dériver toutes choses dans leurs différences. Nous n’entendons pas nier ce processus dia­lectique. Nous voulons qu’on le reconnaisse pour dialectique seulement. Ce processus est légitime et fécond, pourvu qu’on n’y voie qu’un expédient purement logique pour surmonter de manière tentative la multiplicité de nos moyens de connaître, multiplicité où notre connaissance est défectueuse dans la raison même de sagesse.

Il est très vrai que la réduction dialectique du volume à la surface, de la surface à la ligne, et de la ligne au point, rend notre connaissance plus parfaite et plus semblable à la connais­sance divine qui dans une espèce unique, dans un universel moyen de connaître, atteint toutes choses dans ce qui leur est le plus propre. Nous connaissons mieux l’intelli­gence humaine quand nous pouvons la voir comme la limite d’une dégradation dans la raison même d’intelligence. Mais, sous peine de détruire le terme même de cette réduction, il faut se rendre compte qu’elle est purement dialectique, que le mouvement imprimé aux choses n’est qu’un mouvement de la raison pro­jeté dans les objets, et que cette réduction de­meure à l’état de tendance. Ce mouvement n’a pas pour but la réduction des natures connues : / cette réduction se fait dans la connaissance strictement scientifique où une nature est connue comme la raison de l’autre, l’une et l’autre demeurant radicalement distinctes; il a pour but la réduction des moyens de connaître. Mais cette réduction ne peut être que tenta­tive; si on la faisait aboutir, elle serait frustrée par la destruction des natures que nous vou­lons atteindre dans leur différence. Victime du langage émancipé, Hegel croit engendrer par cette voie un objet nouveau et plus riche, le cercle-carré par exemple.

Il n’y a donc qu’une subtilité scolastique qui nous sépare de ces dialecticiens, une de ces précisions d’école ? Soit. Mais ne méprisons pas les précisions de l’École. Hegel abuse ici d’un des instruments les plus puissants de la métaphysique pour imiter la sagesse divine. Il en est de même pour cet autre instrument encore plus purement humain -la négation de la négation, dont la fécondité éclate dans la théologie mystique.[101] Voici donc le mou­vement de la raison pure, donc, la raison considérée formellement dans sa pure ratio­cinativité, et la négation, autre caractéris­tique de l’intelligence humaine, les voici parfaitement émancipés et revêtant en même temps des attributs proprement divins. (Voir Appendice IV, p. 137) /{110}


Et facta est Nox

Cette perversion de la pensée humaine à sa racine même devait porter ses fruits dans le marxisme, qui, non content de voir en ce procédé un jeu pour distraire les philosophes, le fera passer dans la pratique jusqu’à at­teindre « la plume de Herr Krug ».[102] Il est vrai que la dialectique hégélienne était déjà de mode foncièrement compositif et pratique, mais elle restait pratiquement stérile. Le marxisme identifiera le procédé dialectique de Hegel avec les choses envisagées dans leur dernière concrétion. Or, parmi les choses qui nous entourent, c’est en fait la matière qui est le principe propre de leur ultime concré­tion. La matière deviendra, elle-même, le principe primordial, la ‘raison première’. Vous vous croyez régis par une intelligence parfaite et une volonté infiniment bonne ? Vous êtes déterminés exclusivement, par les conditions de vie matérielles. Finalité ? Ques­tion scolastique !

Et de même que chez Hegel le mouvement de la raison surgissait de la contradiction inhérente à l’être, de même, chez les marxistes, /{111} la contradiction de la matière éclatera dans le mouvement de la matière , lui-même parfaitement contradictoire d’où toutes chjoses prennent naissance. Dans la contradiction et mouvement de contradiction d’où toutes choses prennent naissance. Dans la contradiction, c’est-à-dire dans la naissance par destruction éclate la fécondité de la pri­vation, du non-être. Ce que vous dites être, mais c’est en vérité ce qui n’est pas. Ce qui n’est pas, voilà ce qui est ! « Pour la méthode dialectique, dit Staline, ce qui importe avant tout, ce n’est pas ce qui à un moment donné parait stable, mais commence déjà à dépérir; ce qui importe avant tout, c’est ce qui naît et se développe, si même la chose semble à un moment donné instable, car pour la méthode dialectique, il n’y a d’invincible que ce qui naît et se développe. »[103] Appliqué à la société, cela veut dire que le progrès doit s’accomplir par la révolte des dépossédés,

c’est-à-dire de la classe privée. C’est en elle que réside la puissance, car c’est elle qui n’est pas. « Les réformes sociales n’aboutissent jamais par la faiblesse des forts, mais toujours par la force des faibles. »[104] « La féodalité avait aussi son prolétariat - le servage, qui renfermait tous les germes de la bourgeoisie. La production féodale aussi avait deux élé­ments antagonistes, qu’on désigne également sous le nom de beau côté et de mauvais côté /{112} de la féodalité, sans considérer que c’est toujours le mauvais côté qui finit par l’em­porter sur le côté beau. C’est le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l’his­toire, en constituant la lutte ».[105]

Vous vous apitoyez sur la misère humaine, sur le sort des dépossédés ? Vous vous in­dignez de l’égoïsme et de la méchanceté des riches ? Bourgeois! Vous ne voyez donc pas que vous voulez tuer la poule aux oeufs d’or! « S’il est vrai, poursuit Staline, que le dévelop­pement se fait par la mise à jour des contra­dictions internes, par le conflit des forces contraires, conflit destiné à les surmonter, il est clair que la lutte de classe du prolétariat est un phénomène parfaitement naturel, iné­vitable. »[106] Loin de vouloir étouffer le con­flit par une juste répartition des biens, loin de recourir à une « justice éternelle »[107] â laquelle tout homme doit se conformer, il faut, au contraire, encourager la lutte, il faut pousser le conflit à l’exaspération. Il faut ouvrir les voies pour l’émancipation du non­-être ! « Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut suivre une politi­que prolétarienne de classe, intransigeante, et non une politique réformiste d’harmonie des intérêts du prolétariat et de la bourgeoisie, non une politique conciliatrice d’intégration’ du capitalisme dans le socialisme. » [108] En­tendez-vous avec l’adversaire, pourvu que ce soit là moyen plus sûr de l’écraser. Vous pouvez compter sur sa mollesse. Dans l’in­tégrité de sa couardise, il n’osera pas sonder votre cynisme.

Que votre cynisme soit universel. Qu’il touche l’être tout entier. Que oui soit non, et non, oui.[109]

Sit autem sermo vester, est, est : non, non : quod autem his abundantius est, a malo est - Mais que votre langage soit : oui, oui : non, non : ce qui se dit de plus vient du Malin.


A quoi doit aboutir ce processus de dépouil­lement jusqu’à la privation absolue ? « L’es­sence humaine, dit Marx, devait tomber dans cette pauvreté absolue pour pouvoir faire naître d’elle-même sa richesse intérieure ».[110] Une fois que l’homme aura brisé tous ses liens avec quoi que ce soit, il pourra se mouvoir c autour de lui-même, de son véritable so­leil ».[111]

Voilà le principe de l’ordre nouveau.

Le pur moi. Le moi avec tout ce qu’il tient le plus de lui-même comme pur sujet, voulu, cette fois, comme fin. Le moi enor­gueilli de ce qui, en lui, n’est pas. A qui donc veut-il se ravir? /{114}


« La destruction de la religion, dit Marx, comme bonheur illusoire du peuple, est une exigence de son bonheur réel ...

« La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, aussi longtemps qu’il ne se meut pas autour de lui-même.

«  L’hypocrisie religieuse, qui prend à autrui ce qu’il a gagné par moi, pour le donner à Dieu, ...

« ... Et toute critique doit être précédée de la critique de la religion.

« ... La critique de la religion aboutit à la doctrine que l’homme est l’être suprême pour l’homme,...

« La philosophie ne s’en cache pas. La profession de Prométhée : ‘en un mot, je hais tous les dieux . . .’, est sa propre profession, le discours qu’elle tient et tiendra toujours contre tous les dieux du ciel et de la terre qui ne reconnaissent pas la conscience humaine pour la plus haute divinité. Cette divinité ne souffre pas de rivale ... (La philosophie) répète ce qu’avait dit Prométhée à Hermès, serviteur des dieux :

« Je n’échangerai jamais, sois-en sûr, contre ton servage, mon misérable sort. J’aime mieux être rivé à ce rocher que d’être le fidèle valet, le messager de Zeus le Père ... »[112] /


Voilà, ce que dit Marx après Feuerbach, Feuerbach issu de Hegel, Hegel issu de Fichte et de Kant, Kant issu de ...

Non Serviam !


«  Maintenant, est-il dit dans la Théologie mystique, que nous ôtons par négations, celui qui est par-dessus tout ce qu’on saurait ôter et enlever, nous devons premièrement ôter et soustraire ce qui est plus distant et le plus éloigné de lui. Car ne dira-t-on pas plutôt, que Dieu est vie et bonté, que de dire qu’il n’est pas de l’air, ou une pierre ? »[113] - Le marxisme, lui aussi, a sa voie de la négation pour parvenir au terme qu’il estime le plus parfait : l’homme purement homme dans son dépouillement le plus complet qui fera éclore sa richesse intérieure et cachée. Lui aussi commence par nier ce qui est plus distant et le plus éloigné de son terme. Sa première négation est la négation de Dieu. L’ordre est renversé.

Quelle est cette essence humaine que le marxiste tend à s’approprier, quel est l’objet de cette « joie que l’homme se donne à lui même » ?[114] Quelle est cette richesse in­térieure ? La question soulève l’indignation. Cela n’est-il pas à la fois évident et ineffable ? Ineffable. L’échafaudage des négations n’en dit-il pas assez? Le marxiste ne dit rien / {116}là-dessus, et il n’en pourrait rien dire. -Le pervertissement est donc achevé « Comme aussi à présent, poursuit la Théologie mystique, que nous allons entrer dans ce brouillard obscur qui est par-dessus tout entendement, nous n’y trouverons pas seulement un rac­courcissement de paroles, mais une entière privation de paroles et de pensées ... Car maintenant (que notre discours) va montant du bas en haut, à mesure qu’il s’élève, il se restreint et se raccourcit, et quand il aura passé tout ce qui se peut monter, il deviendra muet entièrement, et s’unira tout entier avec celui qui ne peut être expliqué ni déclaré par discours. »

Qui pourrait expliquer ces positions à la lumière de la seule philosophie ? Nous saurions bien indiquer des erreurs ‘techniques’. Sans doute resterait-il le poids des ‘systèmes’ sin­gulièrement accru par la mort des auteurs et la liberté qu’elle engendre. Mais qui ne voit que ces critiques ne pourraient atteindre ces philosophies dans leur racine. C’est que nous n’avons pas affaire à des erreurs purement accidentelles de la pensée dans son évolution vers une vérité toujours plus ample, comme c’était le cas de la sagesse antique. Ces erreurs ont leur racine dans l’appétit. /{116}

La force pratique avec laquelle ces auteurs et leurs disciples adhèrent à leurs erreurs, ne peut s’expliquer que par un amour de ces erreurs puissant comme la mort. Je dis puis­sant comme la mort, car le marxiste doit sacrifier son être tout entier, il doit faire face à la mort totale, à l’anéantissement complet de son moi. Il doit se nourrir froidement du désespoir le plus absolu. Toute son action toujours tendue à la violence n’aboutit qu’à la destruction totale du soi. Mort, il sera, pour lui, comme s’il n’avait jamais existé. Aucune récompense, aucune justice, aucune pitié. Lui qui n’existait que pour soi, existe pour n’être pas. Ses peines sont-elles com­pensées par quelque héritage qu’il pourrait laisser ? Qui est son héritier ? L’humanité ? Mais l’humanité est faite d’une multitude de moi : tous attendent le même sort. Pour chaque individu humain il sera bientôt comme s’il n’avait jamais existé. Qu’il ait agi ou qu’il n’ait pas agi, agi bien ou agi mal, qu’im­porte ?

Cela importe ! nous criera-t-on. Il importe quand même d’agir! Ne voilà-t-il pas la condition essentielle d’une action humaine absolument gratuite? L’homme ne se doit-il pas cette générosité absolue ? Le marxiste véritable ne peut vivre que dans l’abnégation totale. Puissance et faiblesse de la négation. /{118}

Elle ne peut pas tout détruire. Il se console de vivre, il veut cette vie en tant qu’elle lui permet de nier. Que soient toujours des choses afin que vive la négation! Il se per­pétue dans la mort en transmettant cette négation de génération en génération. Géné­rosité issue de la haine et du mépris. Héroïsme issu d’une capitulation suprême. Dans l’Éthi­que, ce genre d’héroïsme est l’excès contraire de l’héroïsme - et s’appelle ‘bestialité’[115]

Négation de quoi ? A qui en veut-on ?

En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Celui qui aime sa vie, la perdra; et celui qui hait sa vie en ce monde, la conservera pour la vie éternelle.

Pourquoi l’astuce des sages de ce monde est-elle tendue sur la masse ? Que voit-elle dans la foule ? Que veut-elle des misérables ? La question est opportune, car jamais les sages du monde n’ont manifesté un mépris aussi profond de cette même masse, même pour son bien purement matériel. Et pourquoi pas ? Un homme meurt tout comme un chien. Qu’importe pour lui d’avoir existé ou non ? Pleure-t-on la mort d’un homme ? On pleure aussi les chiens. /

Marx ose citer cette sainte parole : « Que les morts enterrent les morts et les pleurent ! »[116]

Qu’y a-til dans la masse pour attirer la sagesse de ce inonde ? Cette astuce pourrait­-elle choisir victime plus propre à sa vengeance ? Cette sagesse convoite la puissance. Quelle est la puissance de la foule misérable ? Il est vrai qu’elle recèle une puissance d’écrasement matérielle que l’on commence à peine d’ex­ploiter. Mais il en reste une autre -celle qu’on veut détruire par la première : la puis­sance de sa faiblesse. Car le Tout-Puissant, le Seigneur de miséricordes a dit : J’ai com­passion de cette foule. Car, ce que le monde tient pour rien, c’est ce que Dieu a choisi pour confondre les forts; et Dieu a choisi ce qui dans le monde est sans considération, et sans puissance, ce qui n’est rien, pour réduire au néant ce qui est.

Voici que nous assistons à l’effort suprême pour attaquer l’oeuvre de Dieu. On veut Lui soustraire les humbles, qui sont les plus puissants auprès du Tout-Puissant - la puis­sance véritable des faibles. On soulèvera en eux l’orgueil, car personne n’est moins digne de miséricorde que le misérable orgueilleux. On leur inculquera la philosophie des sages de ce monde. « ... La théorie, dit Marx, elle aussi devient force matérielle lorsqu’elle pénè­tre les masses. La théorie est capable / {120}de pénétrer les masses dès qu’elle fait des démons­trations ad hominem et elle fait des démonstra­tions ad hominem dès qu’elle devient radicale. Etre radical, c’est prendre les choses par la racine. Et la racine de l’homme, c’est l’hom­me lui-même. » « De même que la philoso­phie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, de même le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes spirituelles et dès que l’éclair de la pensée aura pénétré jusqu’au fond ce naïf terroir du peuple ... »[117] Voici que les sages de ce monde voudront séduire les parvuli par la connaissance noc­turne. Ils se vengeront de ce que Dieu a tenu pour méprisable leur sagesse. Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde?

Je vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et les avez révélées aux petits. Oui, Père, je vous bénis de ce qu’il vous a plu ainsi.

Les intrigues de l’intelligence et de la volonté humaines, supposées émancipées du surnaturel, ne sont plus en fait intelligibles sinon comme simulations de vérités propre­ment divines[118]. Comment pouvons-nous ex­pliquer cette exaltation de l’informe sinon comme un pervertissement de la puissance / {121} obédientielle et de l’élévabilité toute particu­lière de la moins parfaite des créatures intelli­gentes ? Pourquoi cette tentative de libérer les paroles de notre pensée ? En vérité nous ordonnons les noms divins à Dieu en tant qu’Il dépasse notre conception de Lui. Com­ment faut-il entendre cette déification du mouvement, qu’il s’agisse du mouvement réel, le plus imparfait des actes, ou du mou­vement ratiocinatif de la raison, la forme la plus extrinsèque et la plus ténue de pensée ? A la lumière de la doctrine révélée cette déification n’est qu’une profanation séduc­trice de la sagesse qui est plus mobile que toutes les choses mobiles. L’idée même de lutte et de combat universels est encore une simulation d’un état de fait qui a d’une certaine manière son principe dans l’ordre surnaturel. En effet, sans la grâce, les esprits purs, entièrement déterminés dans leur nature et indéfectibles, seraient tous demeurés depuis le matin de leur existence, dans un état de paix perpétuelle. Leur ordre eût été abso­lument imperturbable. Or, n’est-ce pas l’élé­vation à l’ordre surnaturel par la grâce prin­cipe de mérite, et l’exercice d’une liberté de contrariété, qui ont été suivis de la chute et d’un combat qui envahit la création tout entière, combat auquel prend part Dieu même par le sacrifice de son Fils unique? / Et Dieu n’a-t-il pas posé une inimitié entre la créature qu’il avait créée la plus intelligente et la plus puissante dans sa nature, et la plus humble des créatures humaines qui sont au plus bas degré de la création immortelle? Que la victoire doive être l’oeuvre des faibles est une caricature monstrueuse de la Femme qui, dès le début, fut destinée à écraser la tête du chef de tout orgueil.

La sagesse purement philosophique est impuissante à juger les philosophes modernes. Le philosophe chrétien doit le savoir. Les modernes ont récusé la possibilité pour la philosophie d’être la servante d’une science supérieure. C’était du coup nier tout prin­cipe supérieur aux principes qui sont premiers pour nous. Cette récusation ne pouvait être sans conséquence. Elle impliquait la néga­tion de toute sagesse véritable. L’homme devra nier même la nature. Et, en fait, quelle vérité naturelle n’a-t-il pas niée ?

En d’autres termes, la philosophie moderne s’est développée en dehors de la vérité natu­relle, c’est-à-dire en dehors de la, philosophie. Mais elle n’a pu échapper à cet ordre plus universel que nous font connaître la foi et la théologie. La lumière divine, seule, peut sonder la profondeur de la nuit dans laquelle s’est réfugiée la sagesse du serpent. Cette nuit qui est une contrefaçon de l’obscure et caligi­neuse profondeur de la Lumière Inaccessible./ {123}


APPENDICE I : L’Épanouissement de la personnalité

Nous défendons la nécessité de tenir compte des traits caractéristiques d’un individu, soit pour encourager des aptitudes et des penchants naturels, soit pour les réprimer, selon qu’ils sont bons ou mauvais. Mais il faut bien remarquer que c’est la fin qui est la raison de cette nécessité de tenir compte des notes individuantes du sujet qu’elle attire, et que c’est la fin qui est la mesure et le critère de ce qu’il faut pour bien l’atteindre. Bref, il s’agit là d’une nécessité hypothétique, et non pas d’une nécessité telle " que ce qui est néces­saire le soit comme fin ; car le nécessaire se prend de la matière (ponitur ex parte ma­teriae), tandis que c’est de la fin que se prend la raison de la nécessité. Nous ne disons pas, en effet, qu’il est nécessaire que soit telle fin parce que telle est la matière; mais, tout au contraire, c’est parce que la fin et la forme seront telles, qu’il est nécessaire que la ma­tière soit telle. Et c’est ainsi que la nécessité se prend de la matière (ponitur ad materiam), / {125} tandis que la raison de la nécessité se prend de la fin. »[119]

Pourvu qu’on l’entende en ce sens, nous admettons la nécessité de faire valoir, dans l’ordre à la fin, les bons traits innés de la personne. Il faut en dire autant de la famille et de la nation. Il y a là un certain épanouis­sement, puisque ces traits proviennent de la nature qui est principe intrinsèque d’opéra­tion. Cet épanouissement ne peut que mieux proportionner le sujet à sa fin : la fin demande cette proportion; elle en est le principe premier.

Mais les humanistes, qui accordent la pri­mauté aux causes matérielle et efficiente, ne l’entendent pas ainsi. En raison de ses notes caractéristiques, la personne individuelle serait elle-même la mesure de sa fin : la fin, principe premier de l’ordination de la personne à la fin, serait identique à l’ordre même inscrit dans la personne. L’accomplissement de la fin consisterait, pour la personne, à se rejoin­dre, à se retrouver et à se reconnaître elle­-même dans sa richesse intérieure toute carac­téristique et scellée par ses notes individuantes. Elle serait elle-même le principe premier du respect et de la liberté qui lui sont dûs quant à cette ‘personnalité’.

De là aussi cette radicale plurification des fins qu’enseigne l’humanisme et la primauté qu’il accorde à l’art. Il est tout à fait dans / {126} le fil de l’humanisme de voir la racine première, la raison la plus fondamentale, du caractère social de l’homme, non pas dans le bien commun, mais dans la nature poétique de l’individu, dans le besoin de s’exprimer et de se dire à autrui sous la pression d’une surabondance intérieure du pur soi. Tout objet devient alors un original-moyen d’une oeuvre qui aura son principe premier véritable dans le moi. Entendez, dès lors, que la personne d’autrui est nécessaire parce que je sens le besoin de me faire écouter, parce qu’il me faut quelqu’un pour m’apprécier, il me faut une personne-sujet. Bref, quant à moi, votre raison d’être, c’est de participer à ma vie personnelle. C’est bien un homme qui parle ainsi ? Et ne voilà-t-il pas l’excuse que fourniraient les personnalistes pratique­ment personnalistes pour leur paradoxale horreur de la solitude et leur irrépressible désir d’ingérence ? C’est pourquoi le docteur humaniste a le désir d’enseigner plus grand que le désir de connaître. Sa connaissance a pour fin l’expression de son moi : le besoin de parler est le principe même de sa connais­sance. Et c’est bien logique. Sa liberté n’est-elle pas antérieure à la connaissance ? N’est-elle pas le plus profond de son moi?

Comme nous l’avons signalé, la nation, entendue au sens thomiste de patrie, elle aussi / {127} a ses droits à l’épanouissement de certains de ses caractères propres. Le bien commun de la société civile demande que soient respectés les caractères propres de la nation ou des nations pour lesquelles il doit être vraiment bien commun. Le bien commun ne demande pas l’homogénéité des sujets, mais plutôt le contraire. Cependant, si le bien commun de la société civile est pour la nation, il n’est pas pour celle-ci prise comme fin, il n’est pas pur moyen de l’épanouissement de la nation. Le bien de la société civile doit être conforme à la nation, il doit être ‘son’ bien. Il ne s’ensuit pas que celui-là soit subordonné â celui-ci. Subordonner le bien de la société civile au bien de la nation, c’est subordonner la raison à la nature. On verserait, alors, dans le nationalisme irrationnel et volontariste des Discours à la nation allemande. La société civile ne serait pour la nation qu’un pur moyen de se rejoindre comme nation, alors qu’en vérité le bien de la société civile est plus divin que celui de la nation. L’épanouissement de celle-ci n’est même pas la fin propre de la nation, il reste dans l’ordre des dispositions et des moyens./ {128}


APPENDICE II  : Toute personne désire son bien

Toute personne désire son bien en tant qu’elle désire sa perfection. Nous avons vu que ‘son bien’ se distingue du bien étranger, du bien d’autrui pris purement et simplement comme tel. Le bien d’un homme, ‘son bien’, ne comprend pas simplement le bien propre de la personne singulière; ‘son bien’ comprend comme bien plus digne et plus divin le bien commun. Quand nous restreignons `son bien’ au bien propre de sa personne singulière, nous privons l’homme de ce qui est pour lui son plus grand bien. La personne serait réduite à la condition de brute. Elle ne pourrait poursuivre ni défendre le bien commun sous la raison de bien commun. L’égoïsme serait parfaitement conforme à la raison. Le sacri­fice de la personne individuelle pour le bien commun aurait son principe et son terme dans l’amour-propre de l’homme purement homme.

Et pourtant, certains personnalistes, plus naïfs que d’autres, n’ont pas hésité à faire leur cette conclusion très logique et / {129} parfaite­ment ignoble. Voir The theory of democracy, de M. Mortimer Adler et du R. P. Walter Farrell, dans The Thomist, 1942, vol. IV, n. 2. « Bref, disent-ils, tout acte de justice dit rapport au bien commun, et, ce qui semble paradoxal, est par le fait même égoïste (selfish), parce que le bien commun n’est pas une fin en lui-même; il est un moyen pour le bonheur individuel que tout homme poursuit, mais qu’il ne peut atteindre et posséder que- par la vertu, la justice comprise. D’où il suit qu’aucune obligation fondée sur la justice ne peut détourner l’homme de la poursuite de son propre bonheur pour le porter vers quelque bien étranger, à moins que cette obligation ne fasse partie de son bonheur individuel, ou ne soit un moyen pour y atteindre ». (pp. 323-324). « Comme nous l’avons vu, les in­tentions de la justice naturelle sont égoïstes. Elles ne visent pas au bien d’un autre homme en tant qu’autre, mais seulement en tant que partie de la communauté qui doit être con­servée pour le bien propre de soi-même. D’autre part, de même que la justice naturelle et l’amour naturel sont égoïstes, ainsi aucun d’eux n’est héroïque. Ni l’un ni l’autre ne conduit les hommes au martyre. Bien que l’amour naturel soit moins égoïste que la justice, du fait qu’il comporte un certain oubli de soi véritable, et bien que l’amour / {130} naturel, à la différence de la justice, pousse les hommes à la générosité du sacrifice, il n’en demeure pas moins sur le plan de l’action imparfaite, par laquelle l’agent cherche tou­jours à se perfectionner soi-même en même temps qu’un autre, et de fait considère l’autre comme une extension de soi-même--comme un alter ego. En ce sens, les impulsions de l’amour naturel ne dévient jamais de la tendance fondamentale du désir naturel - qui consiste, pour toute chose, à chercher sa propre perfec­tion ». (pp. 329-330). Et en note (256) ils ajoutent : « On peut objecter que l’héroïsme est un fait indéniable dans les sociétés païennes - que la littérature de la Grèce et de Rome, par exemple, sont riches en exemples d’hommes qui sacrifièrent sincèrement leur vie pour leur pays en des entreprises militaires. Un tel héroïsme peut encore s’expliquer par les croyances païennes en l’immortalité de l’âme et aux récompenses réservées aux héros dans les Champs Élysées de la vie future. Et au­jourd’hui on peut citer les Japonais en exemple d’un peuple chez qui se rencontrent des héros - hommes qui commettent presque le suicide pour le bien-être de leur pays et qui en agissent ainsi en raison d’une croyance « religieuse o en l’Empereur. Mais en y regardant de plus prés, on verra, croyons-nous, qu’un tel héroïsme est contrefait et qu’il ne comporte / pas de sacrifice, parce qu’il ne comporte pas l’oubli de soi-même; l’exploit est accompli en vue de la récompense - qu’il s’agisse d’un rang élevé parmi les ombres défuntes, ou de l’éclat durable de son nom et de sa renommée dans la mémoire des hommes. Le motif prédominant chez les anciens n’était pas les privilèges et les joies accordées aux braves dans les champs Élysées. Même mis à part ces mythes concernant la vie future et ces minces ‘croyances’ à une âme immortelle, le ‘héros’ païen aurait été mû par le souci de sa renommée -orgueil de soi et orgueil pour sa famille, cet orgueil devant être satisfait par cette sorte d"immortalité’ dont un homme jouit quand il est honoré dans les annales de son peuple ».

Cette opinion, qui ne mérite pas de réfu­tation, sera, pour tout avenir, un témoignage de la bassesse où nous sommes tombés. A cette opinion déplorable nous pouvons opposer une certitude, aussi actuelle, et d’une parfaite rectitude pratique. Elle est tirée d’une lettre écrite dans les dernières heures avant la chute de Bataan, et qui a paru dans le Washington Daily News :

« J’ai vu se produire des choses horribles, mais j’ai vu aussi d’admirables actes de cou­rage, de sacrifice et de loyauté. Enfin j’ai trouvé ce que j’ai cherché toute ma / {132} vie - une cause et une tâche en quoi je puis me perdre moi-même complètement, et à quoi je puis donner chaque once de mes forces et de ma pensée. J’ai mentalement et spiri­tuellement conquis la peur de la mort. Ma prière, soir et matin, est que Dieu vous enverra, à vous qui souffrez tellement plus que moi, sa force et sa paix. En ces deux derniers mois j’ai pris part à l’un des efforts coopératifs les plus désintéressés jamais ac­complis par aucun groupe d’individus. Des erreurs ont été commises, mais cela n’a rien à voir avec la manière selon laquelle mes camarades à Bataan, tant philippins qu’amé­ricains, ont réagi à leur baptême du feu. Si la même ardeur était consacrée à l’amélio­ration du monde en temps de paix, quel bon monde nous aurions. » (The Reader’s Digest, sept. 1942, p. 14.)

C’est cela l’amour du bien commun./ {133}


APPENDICE III : Nabuchodonosor, mon serviteur

« Mais les mauvais princes eux-mêmes sont les ministres de Dieu, car c’est par une dis­position de Dieu qu’ils sont princes, pour infliger des châtiments, bien que ce ne soit pas là leur intention, selon ce passage d’Isaïe, X, 7 : Malheur à Assur, verge de ma colère ! Le bâton qui est dans sa main est l’instrument de ma fureur; je l’envoie contre une nation impie, je lui donne mes ordres contre le peuple de mon courroux, pour le mettre au pillage et faire du butin, et le fouler au pied comme la boue des rues. Mais lui, ce n’est pas ainsi qu’il l’entend, et telle n’est pas la pensée de son cœur; car il ne songe qu’à dét7uire, et à exterminer des nations, non en petit nombre. Et Jérémie, xxv, 9 : J’envoie prendre toutes les tribus du septentrion, et je les amène à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon ser­viteur; je les ferai venir contre ce pays et contre ses habitants, et contre toutes ces nations d’a­lentour, que je frapperai d’anathème, et dont je ferai une solitude, un objet de / {135}moquerie, une ruine éternelle. Et aussi parce que ces mauvais princes, de temps en temps, Dieu le permet­tant, affligent les bons, ce qui tourne au bien de ces derniers, selon ces paroles : Nous savons d’ailleurs que toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu. » S. Thomas, In Epist. ad Romanos, c. XIII, 3, lect. 1.

« La volonté de nuire vient de l’homme lui-même, mais la puissance de nuire vient de Dieu qui la permet (a Deo permittente). Et Dieu ne permet pas que le méchant nuise autant que celui-ci le veut, mais il lui impose une limite. Tu viendras jusqu’ici, non au delà; ici s’arrêtera l’orgueil de tes flots. (Job xxxviii, 11). Et ainsi le démon n’a pas nui à Job, si ce n’est dans la mesure que Dieu avait permise. De même Arius n’a pu nuire dans l’Église, si ce n’est autant que Dieu le permettait. Dans l’Apocalypse vii, l’ange dit (aux quatre anges à qui il avait été donné de nuire à la terre et à la mer, en ces termes : ) Ne faites point de mal à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, jusqu’à ce que nous ayons marqué du sceau, sur le front, les serviteurs de notre Dieu. » In II ad Tim., c. III, lect. 2. /{136}

APPENDICE IV : Ludwig Feuerbach interprète saint Thomas

Feuerbach, auquel Marx et Engels ont emprunté leur humanisme absolu, considère la pensée authentiquement chrétienne comme une pensée en évolution vers son propre anthropotheismus. Dans Das Wesen des Chris­tenthums, il oppose la conception des chré­tiens à celle des anciens concernant les rapports de l’individu humain au tout de son espèce, de la société, de l’univers.

« Les anciens, dit-il, sacrifiaient l’individu à l’espèce (Gattung) ; les chrétiens, l’espèce à l’individu. Ou : le paganisme concevait et estimait l’individu uniquement comme partie envisagée dans sa distinction du tout de son espèce; le christianisme, par contre, conçoit l’individu uniquement dans son unité immé­diate et indistincte avec le tout. » (p. 211).

Feuerbach a soin d’utiliser saint Thomas quand il le peut et de s’appuyer sur lui, pour le dépasser, bien entendu. Il lui faut dès lors expliquer la doctrine de la / {137} I Pars, q. 60, a. 5. En cet endroit, saint Thomas parait entièrement d’accord avec Aristote : le bien du tout est meilleur que le bien de la seule partie. Mais, dit Feuerbach, il en est autre­ment quand saint Thomas se place au point de vue surnaturel et qu’il parle en théologien. La personne n’est pas, alors, individu seule­ment; elle est un tout, un absolu. Voici comment il présente la question.

On sait qu’Aristote dit expressément dans sa Poli­tique que l’individu (der Einzelne), comme il ne se suffit pas à lui-même, est, dans son rapport à l’état, comme la partie au tout . . .- Il est vrai que les chrétiens aussi ‘sacrifiaient l’individu’, lequel veut dire ici le singulier comme partie du tout, du genre, de l’être commun (Gemeinwesen). « La partie, dit saint Thomas, un des plus grands penseurs et théolo­giens chrétiens, se sacrifie elle-même par instinct naturel pour la conservation du tout. Toute partie aime par nature le tout plus qu’elle-même. Et par nature chaque singulier aime davantage le bien de son espèce que son bien singulier ou bien-être. Cha­que être aime, dès lors, à sa façon et naturellement, Dieu, comme le bien universel, plus que soi-même » (Summae P. I. Qu. 60. Art. V.) Dans cette pers­pective, les chrétiens pensent, dès lors, comme les anciens. Saint Thomas loue (de Regim. Princip. 1. III. c. 4.) les Romains parce qu’ils mettaient leur patrie avant tout et qu’ils sacrifiaient leur’ propre bien-être au bien-être de la patrie. Et pourtant, toutes ces pensées et sentences valent, pour la chré­tienté, uniquement sur terre, non pas au ciel; en morale, non pas en dogmatique; en anthropologie, non pas en théologie. Comme objet de la théologie, l’individu est l’être singulier surnaturel, immortel, se suffisant, absolu, être divin. Le penseur païen Aristote déclare l’amitié (Ethic. L. 9, c. 9) nécessaire au bonheur; le penseur chrétien saint Thomas d’Aquin n’en pense pas ainsi. « La société des amis n’est pas nécessairement requise à la béatitude, car l’homme trouve la plénitude de sa perfection en Dieu. » « De sorte que, n’y eût-il qu’une seule âme jouissant de la possession de Dieu, elle serait encore heureuse, bien qu’elle n’eût pas de prochain à aimer. » (Prima Secundae. Qu. 4. 8.) Ainsi, le païen se considère comme un individu même dans la félicité, comme un individu, et par conséquent, comme ayant besoin d’un autre être semblable à lui, de son espèce; par contre, le chrétien n’a pas besoin d’un autre moi, car l’individu n’est pas qu’in­dividu, mais également tout (Gattung), être général (allgemeines Wesen), puisqu’il possède « la plénitude de sa perfection en Dieu », et, dès lors, en lui-même. (P. 212)


Il y aurait dans cette présentation des choses à reprendre. Mais venons en à l’essen­tiel. Y a-t-il telle opposition entre le point de vue auquel se place saint Thomas dans la Ia Pars, q. 60, et celui de la Ia IIae, q. 4 ? Il serait ridicule de dire que dans le premier cas saint Thomas se place au point de vue purement naturel, ou qu’il n’y envisage la personne créée qu’autant qu’elle a raison de partie de l’univers, tandis que dans la Ia-IIae il considère les choses au point de vue surnaturel / {139}où la personne aurait, au contraire, raison de tout. Voilà qui suppose une étrange conception du sujet de la Somme et de l’ordre de ses traités.

Feuerbach est obligé de recourir à cette distinction parce qu’il ne voit pas que c’est tout autre chose d’être sous la dépendance du tout et de ses parties pour atteindre le bien du tout, et d’atteindre le bien du tout. La raison fondamentale pour laquelle nous appelons toute personne créée partie, c’est que son plus grand bien est incommen­surable au bien de la personne singulière prise comme telle; c’est bien plutôt comme individu que la personne humaine est un tout. Aucune personne créée n’est une nature proportionnée ni proportionnable au bien purement et simplement universel comme à son bien propre en tant que personne singu­lière. Autrement toute personne serait Dieu. Aussi, pour Feuerbach, l’homme est-il Dieu.

Comment ce philosophe parvient-il à la divinisation de l’homme ? La philosophie romantique divinise l’universel confus, et, ce que nous appelons l’universel in causando ne serait qu’une manifestation de celui-là. Le concept animal serait plus ‘riche’ que les concepts homme et brute, parce qu’il com­prend ceux-ci et qu’il est leur ‘supérieur’./ {140} L’antériorité selon l’ordre de la potentialité est convertie en priorité absolue. Voilà pour­quoi l’homme se substituera à Dieu.

Pour Hegel, comme il le fut sans doute pour David de Dinant, l’être est summum genus, et celui-ci est la raison première de toutes choses. En fait, cet être hégélien n’est autre chose que ce que nous appelons ‘le premier connu’, c’est-à-dire l’être prédicat le plus commun, le plus indéterminé, le plus confus, le concept le plus superficiel qui se puisse concevoir, le concept le plus purement poten­tiel, qui reflète le mieux la pure potentialité de l’intelligence la plus imparfaite possible, qui signifie le plus prochainement la pure subjec­tivité originelle de notre moi intelligent. Grâce au mouvement de la raison, l’être hégélien revêt la nature de la puissance qui est acte. La dialectique a pour fonction d’expliciter l’infinie richesse de l’être. La pure potentialité se présente comme un subs­titut de la pure actualité. C’est l’indéter­miné pur qui aurait cette fécondité que nous attribuons à l’acte pur.

Au demeurant, qui est ce summum genus? La question est opportune. Feuerbach iden­tifiera expressément l’infinité du genre (die Unendlichkeit der Gattung) à l’être prédicat le plus commun; il identifiera la pure com­munauté de celui-ci à l’être sujet de la méta­physique; l’être sujet de la métaphysique / {141} à la plénitude de l’être, à Dieu où la pensée est identique à l’être; et, puisque nous sommes ce que nous connaissons, la plénitude de l’être ne sera autre chose que l’être propre de l’hom­me. Dieu n’est donc autre chose que l’homme. Chaque individu humain est à la fois partie et tout, individu seulement et Dieu. Comme individu, l’homme est limité; comme être proprement conscient, il est illimité, infini. « La conscience au sens propre et rigoureux, et la conscience de l’infini sont inséparables; conscience limitée n’est pas conscience; la conscience est essentiellement nature toute­compréhensive et infinie. La conscience de l’infini n’est autre chose que l’infinité de la conscience. Ou : dans la conscience de l’infini, la conscience de l’infinité de l’être propre (du soi) est objet. » (p. 26).

Et Feuerbach tient à signaler les racines historiques de sa conception. Il cite saint Thomas pour chacune de ses assertions les plus fondamentales. Admettons qu’une fois concédée cette grossière adéquation totale des deux sortes d’universalité, rien n’est plus facile que de tourner certains textes de saint Thomas en faveur de son anthropothéisme. Le connaissant n’est il pas le connu ? L’âme n’est-elle pas d’une certaine manière toutes choses ? L’intelligence ne comprend-elle / pas l’être tout entier? N’est-elle pas une virtus infinita ? L’objet de cette virtus n’est-il pas le verum universale ? L’objet de notre volonté individuelle n’est-il pas l’universale bonum ? Comment l’homme pourrait-il avoir sous ce rapport raison de partie ?

Feuerbach reconnaît aussi que tt l’homme n’est rien sans objet ». Il n’est rien tant qu’il ne se saisit pas comme Gattung illimité, tant qu’il ne se saisit pas dans sa pure univer­salité. Il est donc sous la dépendance d’un objet ? Assurément. Il faut faire la con­quête de l’objet, il faut faire la conquête de soi-même. Tant que l’objet de l’homme est conçu comme extérieur à l’homme, l’homme se conçoit comme limité, il n’est qu’individu, il n’est que partie du tout, il s’aliène en un Dieu étranger, le Dieu de la religion. Or, il faut que Dieu soit au centre même de l’homme, que l’homme soit le centre de l’homme, qu’il se rejoigne comme principe de lui-même.  L’objet auquel se rapporte essentiellement et nécessairement un sujet n’est autre chose que l’être propre du sujet envisagé cette fois comme être objet (gegenstandliche Wesen) ». (p. 28). « L’être absolu, le Dieu de l’homme, est l’être propre de l’homme. La puissance de l’objet sur l’homme est par conséquent la puissance de son être propre. » (p. 30). /{143}

Le philosophe allemand croit pouvoir sur­monter l’antinomie entre le catholicisme et le protestantisme en poussant celui-ci à sa dernière conclusion. « Dans le catholicisme, l’homme existe pour Dieu; dans le protestan­tisme, Dieu existe pour l’homme. (p. 436). L’histoire du christianisme a eu pour résultat principal la révélation de ce mystère : la réalisation et la connaissance de la théologie comme anthropologie. » (p. 435).

La doctrine de Feuerbach n’est pas huma­niste en ce sens qu’elle accorderait la primauté aux affaires de l’homme entendu au sens ordinaire. Il se défend également de l’athé­isme vulgaire. Son Dieu est le Dieu qui chez les juifs, chez les philosophes et les chrétiens, n’était encore que rêve. « Je ne dis aucune­ment - voilà qui serait par trop simpliste - Dieu n’est pas, la Trinité n’est pas, le Verbe de Dieu n’est pas, etc.; je dis seulement qu’ils ne sont pas ce qu’en font les illusions de la théologie, - qu’ils ne sont pas des mystères étrangers, mais qu’ils sont des mystères en nous (einheimische), les mystères de la nature humaine. » (p. 15). Le Dieu de la religion est un Dieu extérieur auquel l’homme se soumet en être limité, il est l’infinité de l’hom­me aliénée. Dans la religion, l’homme n’a pas encore pris directement conscience de soi-même (sich direct bewusst) ; la religion est la condition d’enfance (kindliche Wesen) de l’humanité. (p. 39). Par contre, le Dieu de l’anthropothéisme est devenu parfaitement commensurable à l’homme. Il est l’homme émancipé des limites de son individualité. Il est le coeur même de l’homme.

Dans la théologie devenue ouvertement an­thropologie, le pélagien et l’augustinien ne doivent plus parler occultement. L’un et l’autre avaient leurs qualités et leurs défauts. Au fond, leur différence n’était qu’une ‘pieuse illusion’. « La distinction entre l’augusti­nisme et le pélagianisme consiste uniquement en ceci que le premier exprime selon le mode religieux ce que le dernier exprime selon le mode rationaliste. Les deux disent la même chose, l’un et l’autre approprient le bien à l’homme, - le pélagianisme toutefois le fait directement d’une manière rationaliste, mora­liste; l’augustinisme le fait indirectement, de manière mystique, c’est-à-dire religieuse. Le pélagianisme nie Dieu, nie la religion, - isti tantam tribuunt potestatem voluntati, ut pietati auferant rationem (Augustin, de nat. et grat. contra Pelagium, c. 58) -il a pour fondement le Créateur seulement, dès lors la nature, et non pas le Rédempteur . . . - bref, il nie Dieu, il érige l’homme en Dieu, en tant qu’il fait de l’homme un être qui n’a pas besoin de Dieu, qui se suffit et qui est / {145} indépendant. . . . L’augustinisme n’est qu’un pé­lagianisme renversé; ce que l’un pose comme sujet, l’autre le pose comme objet. » (p. 59).

L’anthropothéisme de Feuerbach nous mène bien au-delà du pélagianisme. Celui-ci sou­tenait l’intégrité de la nature humaine et sa suffisance; il niait l’emprise du mal. Celui-là, au contraire, s’incorpore le mal, il y cherche une profondeur qui rend l’homme commen­surable à Dieu. « La misère humaine est le triomphe de la miséricorde divine; la con­trition du péché fait la joie intime de la sainteté divine. » (p. 308). Que sa philosophie fut déjà précontenue dans la religion, Feuerbach en voit la preuve la plus éclatante dans l’amour de Dieu pour l’homme, amour qui s’exprime dans l’Incarnation. Voici un autre de ces passages où la vérité la plus sublime est en­gagée dans le sophisme le plus révoltant :

La preuve la plus claire et la plus incontestable de ce que, dans la religion, l’homme se regarde soi-même comme objet divin, comme fin divine, qu’ainsi dans la religion il se rapporte uniquement à soi-même - la preuve la plus claire et la plus incontestable de tout cela, c’est l’amour de Dieu pour l’homme, le fondement et le point central de la religion. Pour l’homme, Dieu se dépouille de sa divinité. Voilà en quoi consiste l’effet élévateur de l’Incarnation : l’être le plus élevé, qui ne connaît aucun besoin, s’humilie, s’abaisse pour l’homme. En Dieu m’apparaît ainsi la vision de mon propre être; / {146}j’ai valeur pour Dieu; le sens divin de mon être propre m’est ainsi révélé. Comment exprimer d’une manière plus élevée la valeur de l’homme : Dieu devient homme pour l’homme, l’homme est la fin, l’objet de l’amour divin ? L’amour de Dieu pour l’homme est une détermination essentielle de l’être divin. Dieu est un Dieu qui m’aime, qui aime l’homme avant tout. Là-dessus repose l’accent, et en cela consiste l’émotion profonde de la religion. L’amour de Dieu me rend aimant; l’amour de Dieu pour l’homme est le fondement de l’amour de l’hom­me pour Dieu : l’amour divin cause, éveille l’amour humain. Nous donc, aimons Dieu, puisque Dieu nous a aimés le premier. (I Jean, iv., 19) Qu’y a-t-il que j’aime en Dieu et auprès de Dieu ? C’est l’amour, et, en vérité, l’amour envers l’homme. Or, quand j’aime et que j’adore l’amour avec lequel Dieu aime l’homme, est-ce que je n’aime pas l’hom­me, mon amour n’est-il pas, fût-ce indirectement, amour de l’homme ? Dès lors, l’homme n’est-il pas le contenu de Dieu, quand Dieu aime l’homme ? Et ce que j’aime n’est-ce pas ce qui m’est le plus intime ? Ai-je un coeur quand je n’aime pas ? Non ! Seul l’amour est le coeur de l’homme. Or qu’est-ce que l’amour sans la chose même que j’aime? Ce que j’aime ainsi, voilà qui est mon coeur, mon con­tenu, mon essence. (p. 95).

On ne peut lire ces blasphèmes sans frémir. Il nous faut pourtant les affronter. Donc, l’homme ne tiendrait pas sa grandeur véritable de ce que Dieu s’est abaissé pour lui; Dieu se serait abaissé, il se serait dépouillé à cause de la bonté de l’homme; il aurait été attiré le premier par la bonté de cette créature qu’il /{147} avait faite; l’homme serait demeuré dans le fond si aimable que Dieu n’aurait pu le laisser dans cette condition de misère à laquelle l’avait assujetti la pernicieuse indulgence d’Adam; voilà qui eût été incompatible avec la dignité de sa créature; voilà qui eût été injuste. Dieu nous a aimés le premier, cela voudrait dire seulement que Dieu nous a découverts le premier; si son amour est le fondement du nôtre, ce serait formellement en tant qu’amour de l’homme. L’Incarnation aurait eu pour but d’aider l’homme à prendre conscience de sa propre grandeur et de ses puissances. Elle aurait été le déchirement du voile qui séparait l’homme de lui-même. Les choses que Dieu a choisies ne seraient qu’en apparence les choses qui ne sont pas - ea quae non sunt. Élévation miséricordieuse ? Au fond, c’eût été la pitié que prit l’homme de lui-même qui l’aurait sauvé, Dieu n’eût été qu’un instrument de la miséricorde de l’hom­me envers soi-même. En vérité, le misérable se serait délivré lui-même, il se serait élevé lui-même par la puissance de son impuissance, par la force de sa faiblesse, comme le répétera Marx.


Ces auteurs ont pour nous l’avantage de ne pas parler in angulis. Voilà à quoi devait aboutir ce pervers repliement sur soi, cet effort de jouir du pur soi dans sa subjectivité la plus radicale. Puisque l’homme est élu à la vie divine, qu’y avait-il en lui d’attirant pour le Créateur même de l’homme? Non pas certes les choses de l’homme qui sont. La grandeur de l’homme ne réside-t-elle pas dès lors dans ce qui, en lui, n’est pas ? N’est-ce pas de son informité toute particulière, de son non-être, que Dieu s’est saisi ? Ce qui, en l’homme, est, n’est-il pas un défaut dans son non-être ? Et voici que le mal, cette positi­vité enracinée dans la privation, ne vient qu’ouvrir l’homme davantage à la puissance. La passibilité fait accroître la puissance. Elle nous rend donc plus commensurable à Dieu ? C’est donc dans notre non-être que nous rencontrons l’être tout court ? L’être véri­table de l’homme s’identifie à son non-être.

« La Passion, poursuit Feuerbach, est une condition essentielle du Dieu devenu homme, ou, ce qui revient au même, du Dieu humain, donc du Christ. L’amour s’avère dans la souffrance. Toutes les pensées et tous les sentiments qui se rattachent premièrement au Christ se ramènent à l’idée de souffrance. Dieu comme Dieu est la somme de toute per­fection humaine, Dieu comme Christ la somme de la misère humaine. Les philosophes païens célébraient l’activité, particulièrement l’acti­vité immanente (Selbstthätigkeit) de / {149}l’intelligence comme l’activité la plus élevée, l’acti­vité divine; les chrétiens célébraient la souf­france, et mettaient la souffrance même en Dieu. Alors que Dieu comme Actus purus, comme pure activité, est le Dieu de la philoso­phie abstraite, par contre, le Christ, le Dieu des chrétiens, est Passio pura, pure souffrance - la pensée métaphysique la plus élevée, l’être suprême du coeur. » (p. 97).

Aurait-on cru que l’homme irait jusque là pour posséder son âme sans la perdre, pour la posséder de soi-même et pour soi-même? Et ne voilà-t-il pas l’oeuvre du désir de se mettre pour ainsi dire derrière soi-même où l’homme posséderait sa propre liberté, où il se tiendrait dans ses propres mains, où il se tiendrait comme Dieu le tient, où il aurait la science du bien et du mal ? « L’homme pécha principalement, dit saint Thomas, en désirant ressembler à Dieu par la science du bien et du mal que lui promettait le serpent, et qui devait le rendre capable de se fixer à lui-même le bien et le mal moral, ou encore de prévoir le bien ou le mal qui pourrait lui arriver. Il pécha secondairement en désirant ressembler à Dieu quant à la puissance propre d’agir, afin d’obtenir la béatitude par la vertu de sa propre nature, par cette puissance per­sonnelle dont Eve avait l’amour dans l’âme, comme dit Augustin. »[120]/ {150}

L’homme s’établira en absolu, même au prix d’une identification de Celui Qui Est, avec ce qui est le plus éloigné de Lui. On s’étonne de ce que Feuerbach fut en même temps matérialiste. Mais il faut bien remar­quer que l’antinomie entre l’idéalisme et le matérialisme modernes est toute en surface. L’idéalisme absolu de Hegel est à vrai dire plus matérialiste que le matérialisme mar­xiste. En effet, l’être hégélien, étant un extrême dans le genre indétermination, a bien plus raison de matière que la matière d’ordre physique; il est infiniment plus pauvre que la matière première. Aussi la raison spécu­lative de Hegel est-elle en vérité une raison foncièrement pratique penchée sur l’être trans­cendentalement factibile. La soi-disant spé­culation hégélienne est à vrai dire une révolte contre la vérité pratique, contre le condition­nement de cette vérité par la rectitude de l’appétit.

Nous voici en plein dans la voie tracée par David de Dinant « qui posait de la manière la plus stupide que Dieu est la matière pre­mière », et que saint Albert accusait d’ » âne­rie consommée ». /{151} (A quoi aboutit, chez Feuerbach, cet immense échafaudage de l’Essence du christianisme ? A l’exaltation de la sensualité sexuelle, où s’accomplit l’homme-Gattung de manière physique, concrète. (Op. cit., chap. 18, pp. 222 et seq.) « La religion est, d’après Feuerbach, le rapport sentimental d’homme à homme qui ... trouve maintenant (la réalité) directement et sans intermédiaire dans l’amour entre toi et moi. Et c’est ainsi que l’amour sexuel devient, en fin de compte, chez Feuerbach, l’une des formes les plus élevées, sinon la plus élevée, de l’exercice de sa nouvelle religion. » (ENGELS, Feuerbach, p. 35.) Mais le marxisme aussi, malgré les protestations d’Engels qui trouve tout cela « écoeurant » (p. 21), conduira à une Dämmerung analogue. Que sont les biens ? Les biens matériels. Que sont les biens matériels ? a Nourriture, vêtements, chaussures, loge­ ment, combustible, instruments de production, etc. » (STALINE, op. cit., p. 113.)


APPENDICE V : La révolution des philosophes de la nature

Dans son Ludwig Feuerbach, F. Engels, comparant la révolution allemande à la révo­lution française, écrit :

Tout comme en France, au XVIIIe siècle, la révolution philosophique, au XIXe siècle, précéda également en Allemagne la révolution politique. Mais quelle différence entre les deux! Les Français en lutte ouverte contre toute la science officielle, contre l’Église, souvent même contre l’État, leurs ouvrages imprimés de l’autre côté de la frontière, en Hollande ou en Angleterre, et eux-mêmes étant assez souvent sur le point de faire un tour à la Bas­tille. Les Allemands, au contraire, des professeurs, dès maîtres de la jeunesse nommés par l’État, leurs ouvrages reconnus comme manuels d’enseignement, et le système qui couronne tout le- développement, celui de Hegel, élevé même en quelque sorte au rang de philosophie officielle de la royauté prussienne! Et la révolution devait se cacher derrière ces pro­fesseurs, derrière leurs phrases pédantesques et obscures, dans leurs périodes lourdes et ennuyeuses. Les hommes qui passèrent à l’époque pour les repré­sentants de la révolution, n’étaient-ils pas précisé­ment les adversaires les plus acharnés de cette philosophie qui jetait le trouble dans les esprits ? / {153}Mais ce que ne virent ni le gouvernement, ni les libé­raux, un homme, tout au moins, le vit dès 1833. Il est vrai qu’il s’appelait Henri Heine.[121]

Engels fait sans doute allusion au zur Geschichte der Religion und Philosophie in Deutschland de Heine, où ce dernier termine ainsi ses réflexions sur le caractère destructif de la Critique de Kant, et sur le système appa­remment détaché et inoffensif de Hegel : (Ce texte que le Prof. A. VIATTE m’a fait connaître il y a déjà plusieurs années, a été, depuis, maintes fois cité, mais de façon toujours incomplète. On omettait justement les passages qui, à notre point de vue, sont les plus importants, c’est-à-dire les passages qui incriminent directement la philosophie.)/ {154}

Quand on vit bourgeonner de l’arbre philosophique des folies aussi affligeantes, qui s’épanouirent en fleurs empoisonnées; quand on remarqua surtout que la jeunesse allemande, abîmée dans les abstrac­tions métaphysiques, oubliait les intérêts les plus pressants de l’époque, et qu’elle était devenue in­habile à la vie pratique, les patriotes et les amis de la liberté durent éprouver un juste ressentiment contre la philosophie, et quelques-uns ont été jusqu’à rompre avec elle comme avec un jeu frivole et stérile en résultats.

Nous ne serons pas assez sot pour réfuter sérieuse­ment ces mécontents. La philosophie allemande est une affaire importante qui regarde l’humanité tout entière, et nos arrière-neveux seront seuls en état de décider si nous méritons le blâme ou l’éloge pour avoir travaillé notre philosophie en premier, et notre révolution ensuite. Il me semble qu’un peuple méthodique, comme nous le sommes, devait com­mencer par la réforme pour s’occuper ensuite de la philosophie, et n’arriver à la révolution politique qu’après avoir passé par ces phases. Je trouve cet ordre tout à fait raisonnable. Les têtes que la philosophie a employées à la méditation, peuvent être fauchées à plaisir par la révolution; mais la philosophie n’aurait jamais pu employer les têtes que la révolution aurait tranchées auparavant. Pourtant n’ayez, mes chers compatriotes, aucune inquiétude, la révolution allemande ne sera ni plus débonnaire ni plus douce parce que la critique de Kant, l’idéalisme transcendantal de Fichte et la philosophie de là nature l’auront précédée. Ces doctrines ont développé des forces révolutionnaires qui n’attendent que le moment pour faire explosion et remplir le monde d’effroi et d’admiration. Alors apparaîtront des kantistes qui ne voudront pas plus entendre parler de piété dans le monde des faits que dans celui des idées, et bouleverseront sans miséri­corde, avec la hache et le glaive, le sol de notre vie européenne pour en extirper les dernières racines du passé. Viendront sur la même scène des fichtéens armés, dont le fanatisme de volonté ne pourra être maîtrise ni par la crainte ni par l’intérêt; car ils vivent dans l’esprit et méprisent la matière, pareils aux premiers chrétiens qu’on ne put dompter ni par les supplices corporels ni par les jouissances terrestres. Oui, de tels idéalistes transcendantaux, dans un bouleversement social, seraient encore plus infle­xibles que les premiers chrétiens; car ceux-ci endu­raient le martyre pour arriver à la béatitude céleste, tandis que l’idéaliste transcendantal regarde le martyre même comme pure apparence, et se tient inaccessible dans la forteresse de sa pensée. Mais les plus effrayants de tous seraient les philosophes de la nature, qui interviendraient par l’action dans une /révolution allemande et s’identifieraient eux-mêmes avec l’oeuvre de destruction; car si la main du kan­tiste frappe fort et à coup sûr, parce que son ceeur n’est ému par aucun respect traditionnel; si le fich­téen méprise hardiment tous les dangers, parce qu’ils n’existent point pour lui dans la réalité; le philosophe de la nature sera terrible en ce qu’il se met en com­munication avec les pouvoirs originels de la terre, qu’il conjure les forces cachées de la tradition, qu’il peut évoquer celles de tout le panthéisme germanique et qu’il éveille en lui cette ardeur de combat que nous trouvons chez les anciens *Allemands, et qui veut combattre, non pour détruire, ni même pour vaincre, mais seulement pour combattre. Le chris­tianisme a adouci, jusqu’à un certain point, cette brutale ardeur batailleuse des Germains; mais il n’a pu la détruire, et quand la -croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser; alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants, l’exal­tation frénétique des Berserkers que les poètes du Nord chantent encore aujourd’hui. Alors, et ce jour, hélas, viendra, les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux, essuieront de leurs yeux la poussière séculaire; Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathé­drales gothiques ... Quand vous entendrez le vacarme et le tumulte, soyez sur vos gardes, nos chers voisins de France, et ne vous mêlez pas de l’affaire que nous ferons chez nous en Allemagne; il pourrait vous en arriver mal. Gardez-vous de souffler le feu, gardez-vous de l’éteindre : car vous pourriez facilement vous brûler les doigts. Ne riez pas de ces conseils, quoiqu’ils viennent d’un rêveur qui vous invite à vous défier de kantistes, de fich­téens, de philosophes de la nature; ne riez point du poète fantasque qui attend dans le monde des faits / la même révolution qui s’est opérée dans le domaine de l’esprit. La pensée précède l’action comme l’éclair le tonnerre. Le tonnerre en Allemagne est bien à la vérité allemand aussi : il n’est pas très-leste, et vient en roulant un peu lentement; mais il viendra, et quand vous entendrez un craquement comme jamais craquement ne s’est fait encore entendre dans l’histoire du monde, sachez que le tonnerre allemand aura enfin touché le but. A ce bruit, les aigles tomberont morts du haut des airs, et les lions, dans les déserts les plus reculés de l’Afrique, baisse­ront la queue et se glisseront dans leurs antres royaux. On exécutera en Allemagne un drame auprès duquel la révolution française ne sera qu’une innocente idylle. Il est vrai qu’aujourd’hui tout est calme, et si vous voyez çà et là quelques hommes gesticuler un peu vivement, ne croyez pas que ce soient les acteurs qui seront un jour chargés de la représenta­tion. Ce ne sont que des roquets qui courent dans l’arène vide, aboyant et échangeant quelques coups de dent, avant l’heure où doit entrer la troupe des gladiateurs qui combattront à mort. Et l’heure sonnera. Les peuples se grouperont comme sur les gradins d’un amphithéâtre, autour de l’Allemagne, pour voir de grands et terribles jeux. Je vous le conseille, Français, tehez-vous alors fort tranquilles, et surtout gardez-vous d’applaudir. Nous pourrions facilement mal interpréter vos in­tentions, et vous renvoyer un peu brutalement suivant notre manière impolie; car, si jadis, dans notre état d’indolence et de servage, nous avons pu nous mesurer avec vous, nous le pourrions bien plus encore dans l’ivresse arrogante de notre jeune liberté. Vous savez par vous-mêmes tout ce qu’on peut dans un pareil état, et cet état vous n’y êtes plus ... Prenez donc garde! Je n’ai que de bonnes / {157} intentions et je vous dis d’amères vérités. Vous avez plus à craindre de l’Allemagne délivrée, que de la sainte-alliance tout entière avec tous les Croates et les Cosaques. D’abord, on ne vous aime pas en Allemagne, ce qui est presque incompréhensible, car vous êtes pourtant bien aimables, et vous vous êtes donné, pendant votre séjour en Allemagne, beaucoup de peine pour plaire, au moins à la meilleure et à la plus belle moitié du peuple allemand; mais lors même que cette moitié vous aimerait, c’est justement celle qui ne porte pas d’armes, et dont l’amitié vous servirait peu. Ce qu’on vous reproche, au juste je n’ai jamais pu le savoir. Un jour, à Goettingue, dans un cabaret à bière, un jeune Vieille-Allemagne dit qu’il fallait venger dans le sang des Français le supplice de Konradin de Hohenstaufen que vous avez décapité à Naples. Vous avez certainement oublié cela depuis longtemps; mais nous n’oublions rien, nous. Vous voyez que, lorsque l’envie nous prendra d’en découdre avec vous, nous ne manquerons pas de raisons d’Allemand. Dans tous les cas je vous conseille d’être sur vos gardes; qu’il arrive ce qu’il voudra en Allemagne, que le prince royal de Prusse ou le docteur Wirth parvienne à la dicta­ture, tenez-vous toujours armés, demeurez tran­quilles à votre poste, l’arme au bras. Je n’ai pour vous que de bonnes intentions, et j’ai presque été effrayé quand j’ai entendu dire dernièrement que vos ministres avaient le projet de désarmer la Fran­ce... Comme, en dépit de votre romantisme actuel, vous êtes nés classiques, vous connaissez votre Olympe. Parmi les joyeuses divinités qui s’y réga­lent de nectar et d’ambroisie, vous voyez une déesse qui, au milieu de ces doux loisirs, conserve néanmoins / {158}toujours une cuirasse, le casque en tête et la lance à la main.

C’est la déesse de la sagesse.[122]


Assurément, à juger par le caractère si con­cret de cette vaticination, le poète allemand parait avoir eu son démon. Essayons toute­fois de rejoindre une des raisons plus com­munes de cette furie des philosophes de la nature.

Au début du livre II des Physiques en définit la nature : « principe et cause de mou­vement et de repos de la chose en laquelle il réside premièrement, par soi et non par acci­dent ». Au cours de ce même livre on dé­montre que la nature agit pour une fin, principe premier, cause première de la nature elle-même. A la lumière de cette démons­tration, saint Thomas définit la nature : « une raison (ratio, logos) mise dans les choses par l’art divin, afin qu’elles puissent agir pour une fin ». (ibid. lect. 14; aussi, XII Metaph., lect. 12). En effet, l’action pour une fin suppose intelligence, ou du moins une participation d’intelligence. La nature proprement dite est donc un substitut d’intelligence. Ratio indita rebus ab arte divina, la nature la plus /{159} irraisonnable est toujours un logos divin. Même le principe purement matériel, le principe passif des choses naturelles, étant lui aussi proprement nature, est comme un verbe divin. (Nous n’entendons pas par là que seules les natures, fussent­-elles des natures au sens large, sont des oeuvres de l’art divin. Toute oeuvre de Dieu, tout ce dont il est cause, est oeuvre de l’art divin. Omnia per ipsum facta sunt : et sine ipso factum est nihil, quod factum est.)


Le but de la philosophie de la nature est de connaître, jusque dans leur dernière concré­tion spécifique, ces logoi divins et la fin qui les spécifie et qu’ils appellent ; de connaître par­faitement l’être naturel dont la forme est sépa­rable et terme de toutes les autres natures, selon ce que dit Aristote au même livre des Physiques, (chap. 2) ainsi qu’au livre I de Partibus Animalium (chap. 5). Toutefois, ce but n’est pour l’étude de la nature qu’une limite dialectique, un terme dont nous pou­vons nous approcher sans cesse, mais que nous ne pouvons jamais adéquatement atteindre.

Remarquons que le rôle des hypothèses augmente à mesure que nous nous approchons des choses dans leur concrétion. Il y a dans l’hypothèse non seulement l’aspect qui appelle la confirmation expérimentale, il y a aussi la tendance plus profonde à devancer l’expé­rience et à la déduire à titre de conclusion. / {160}Vu la méthode que nous devons employer dans le cheminement vers cette ultime concrétion, il suffirait d’isoler cette tendance pour qu’à la limite surgisse un univers entièrement de notre construction. Envisagée sous ce rap­port, la limite vers laquelle tend la science expérimentale, c’est la condition de démiurge. La méthode d’invention de raisons qui anti­cipent l’expérience est une méthode de recons­truction. Toujours sous ce rapport très étroit pris abstraitement, reconstruire l’univers, c’est en quelque façon le construire. * Et si par impossible cette limite se pouvait accomplir, l’univers ne serait qu’une projection de nos propres logoi. Mais pour atteindre à cette limite, il faudrait que nous ayons des choses naturelles une science pratique; il faudrait que les natures soient pour nous des choses opé­rables. **

On doit dire que la Renaissance a pris vive­ment conscience de ce rôle de l’hypothèse, bien que ses savants les plus éminents ne se fissent / {161}

* Voir la citation de Marsile Ficin ci-dessous p. 188, n. 87.

** Il est à noter que dans les traités plus avancés dans la voie de la concrétion, Aristote oppose la doctrine naturelle aux sciences spéculatives : «  quoiqu’il en soit, le mode de prouver et de nécessité est autre dans la doctrine naturelle (physica) que dans les sciences spéculatives ». I de Part. Animal., c. 1, 640a. Il oppose aussi ce même traité aux traités composés « selon la philosophie ». ibid. 642a5. Sous certains rapports, la doctrine naturelle, l’art et la prudence conviennent dans un quasi-genre opposé à la métaphysique et à la mathématique, selon ce que dit saint Thomas.


pas de l’hypothèse scientifique une notion exacte. On en avait toutefois saisi le côté anticipation, le côté créateur. On exaltait la fécondité de l’intelligence constructrice, fécon­dité doublée d’une puissance pratique sur les choses. C’est encore dans cette perspective qu’il faut voir, il me semble, la primauté du Cogito cartésien. L’enthousiasme grandit à mesure que s’étend l’application de la méthode des limites issue du platonisme et sécularisée par Nicolas de Cuse. Au fond, cette méthode est la base même de toute hypothèse.

Nous avons déjà dit que la tentative de voir le cosmos tout entier comme une grande cou­lée, comme un immense torrent débordant continûment d’un logos unique, d’une raison première, et où les natures sont comme des tourbillons du flux, est très louable, voire essentielle à une vue sapientiale, pourvu qu’on se rende compte des limites de cette méthode et de ses conditions. Mais le natu­ralisme - j’entends le naturalisme au sens profond par opposition au naturalisme vul­gaire d’un matérialisme mécaniciste par exem­ple - veut pousser cette méthode jusqu’à la substitution de nos raisons aux natures, c’est-à-dire jusqu’à l’expulsion des logoi divins. Et c’est bien ce que Hegel a tenté d’accomplir./ {162}

« Ainsi, dit Marx, les métaphysiciens qui, en faisant ces abstractions, s’imaginent faire de l’analyse, et qui, à mesure qu’ils se déta­chent de plus en plus des objets, s’imaginent s’en approcher au point de les pénétrer, ces métaphysiciens ont à leur tour raison de dire que les choses d’ici-bas sont des broderies, dont les catégories logiques forment le cane­vas. Voilà ce qui distingue le philosophe du chrétien. Le chrétien n’a qu’une seule incar­nation du Logos, en dépit de la logique; le philosophe n’en finit pas avec les incarna­tions. » (op. cit., p. 64)

Hegel ne se rendait pas compte que pour la déduction de chaque espèce il devait pré­supposer absolument cette espèce, tout comme dans le cas de la droite dont la notion est absolument antérieure à son caractère de limite, laquelle n’est jamais que phénoménale. Il est vrai que la Raison dialectique pré­suppose l’Entendement, mais c’est celle-là qui serait toujours la racine de celui-ci.

(Il est vrai aussi que la relative antériorité de l’Idée absolue présente des difficultés d’interprétation, mais il reste que chaque catégorie inférieure à la première, et chaque espèce, est transcen­dentalement le fruit du pur devenir, du mouvement de la raison, au moyen de la contradiction. L’impossibilité de tirer au clair le rapport entre la raison première et l’Idée absolue met suffi­samment en évidence l’impossibilité â laquelle Hegel lui-même s’est heurté.)/ {163}


Quand on attend de cette méthode les ré­sultats que l’hégélien veut en obtenir, elle s’avère aussi stérile qu’elle est féconde quand on l’entend bien. Marx a bien vu cette sté­rilité. L’étude de la nature ne peut jamais renoncer à la primauté de l’expérience sensible. Les prétentions de la déduction idéaliste ne sont que « voltes hypocrites de la spéculation, qui construit a priori ». (op. cit., p. 47) Il a bien vu aussi que toutes ces constructions de notre pensée ont raison de moyen seulement. Hegel ne surmonte les natures en soi que d’une manière purement apparente.

Pour nous, ces constructions intermédiaires ont comme limite les natures, les logoi divins, les raisons séminales, qui ne sont pas opérables par nous, bien qu’à mesure que nous nous en ap­prochons, notre empire pratique sur le monde s’étende sans cesse. Or Marx en veut tout au­tant à la nature en soi que Hegel, mais il ne se contente pas d’une conquête phénoménale, il veut une conquête pratique. Et, en vérité, il ne pourrait y en avoir d’autres. La nature comme chose en soi, comme objet qui échappe à notre emprise, représente donc pour Marx une puissance étrangère. Tout ce qui est pro­prement nature est obstacle, mais obstacle utile, nécessaire. La chose en soi doit être con­vertie en chose par nous et pour nous. La dissolution idéaliste n’est pas mauvaise parce / {164}que dissolution; elle est mauvaise parce qu’elle laisse subsister des objets sous prétexte qu’ils sont de nous au moins comme objets. C’est là une illusion. La dialectique idéaliste hésite devant la destruction pratique, concrète, qu’exige la conquête sur les forces étrangères.

« Dans sa forme ‘mystifiée’, dit Marx, la dialectique fut une mode allemande, parce qu’elle paraissait transfigurer les choses exis­tantes. Dans sa forme rationnelle, elle est un scandale et une abomination pour la bour­geoisie et ses porte-paroles doctrinaires, parce que dans l’intelligence positive des choses existantes elle implique du coup l’intelligence de leur négation, de leur destruction nécessaire, parce qu’elle conçoit toutes les formes dans le cours du mouvement, par conséquent par leur côté éphémère, parce qu’elle ne s’en laisse imposer par rien, parce qu’elle est par essence critique et révolutionnaire.» (op. cit., p. 68)


Voilà ce que le marxisme doit à, la philoso­phie hégélienne : la puissance de dissolution, mais, poussée à sa limite. « Il n’y a rien de définitif, d’absolu, de sacré devant elle, dit Engels; elle montre la caducité de toutes choses et en toutes choses, et rien n’existe pour elle que le processus ininterrompu du devenir et du transitoire, de l’ascension sans fin de l’inférieur au supérieur, dont elle n’est / {165} elle-même que le reflet dans le cerveau pensant. Elle a, il est vrai, également un côté conser­vateur; elle reconnaît la justification de cer­taines étapes de développement de la connais­sance et de la société pour leur époque et leurs conditions, mais seulement dans cette mesure. Le conservatisme de cette manière de voir est relatif, son caractère révolution­naire est absolu -le seul absolu, d’ailleurs, qu’elle laisse prévaloir. » (op. cit., p. 13) *

* Voici un passage du livre Hitler m’a dit, de Hermann Rausch­ning (Paris, 1939).

« Je lui fis remarquer qu’on arrivait ainsi au bolchévisme et au communisme, comme en Russie.

- « Mais non, mais non », répondit Hitler, « vous êtes victime d’un vieux sophisme dont il faut vous débarrasser. Ce qui reste du marxisme, c’est la volonté de construction révolutionnaire, qui n’a plus besoin de s’appuyer sur des béquilles idéologiques et qui se forge un instrument de puissance implacable pour s’imposer aux masses populaires et au monde entier. D’une téléologie à base scientifique, il sort ainsi un vrai mouvement révolutionnaire, pourvu de tous les moyens nécessaires à la conquête du pouvoir. »

-« Et le but de cette volonté révolutionnaire ? »

-« Il n’y a pas de but précis. Rien qui soit fixé une fois pour toutes. Avez-vous tant de peine â comprendre cela ? » Je répondais qu’en effet j’étais un peu déconcerté par ces pers­pectives insolites.

-« Nous sommes un mouvement. Voilà le mot qui dit tout. Le marxisme enseigne qu’un bouleversement gigantesque trans­formera le monde subitement. Le milennium va nous tomber du ciel comme la Jérusalem nouvelle. Après quoi, l’histoire du monde est close. Il n’y a plus de développement. Tout est désormais réglé. Le berger paît ses agneaux. Le monde est à sa fin. Mais nous savons, nous, qu’il n’y a pas d’état définitif, qu’il n’y a rien de durable, qu’il y a une évolution perpétuelle. Ce qui ne se transforme pas, c’est ce qui est mort. Le présent est déjà passé. Mais l’avenir est le fleuve inépuisable des pos­sibilités infinies d’une création toujours nouvelle. » (p. 212.)

Le marxiste pourrait montrer que cette opinion est plus ortho­doxe qu’on ne le pense. « Le communisme, écrivait Marx, est une phase réelle de l’émancipation et de la renaissance humaines, phase nécessaire pour l’évolution historique prochaine. Le com­munisme est la forme nécessaire et le principe énergique de l’ave­nir prochain. Mais le communisme n’est pas, en tant que tel, la fin de l’évolution humaine, il est une forme de la société Humaine. » (Morceaux choisis, p. 228)­ /{167}


Devant cette intelligence en révolte, le monde des natures doit être converti en ma­tière opérable, et la résistance des natures doit servir de levier à une action tournée contre elles. Et tout ce qui tendrait à revêtir la stabilité d’une nature, tout ce qui viendrait la parfaire ou s’achever dans la ligne de la nature, devient aussi une contrainte à notre liberté, un obstacle à abattre; donc, non seule­ment la société toute naturelle qu’est la famille, mais même la société politique dont les racines sont naturelles, doivent être exter­minées.

Il faut poursuivre le Verbe dans toute parole qu’Il a faite, jusqu’aux confins les plus reculés de la création. Toute parole de Dieu vien­drait troubler le silence de nôtre nuit - comme la foudre.

Nous disons : jusqu’aux confins les plus reculés de la création. Le philosophe de la nature s’emparera donc aussi de la cause la plus débile, la cause indéterminée que sont le hasard et la fortune, cause « sans raison » (paralogon)[123], pour la rationaliser, afin que /{168} Le monde soit bien nôtre et que rien n’échappe à notre empire. Surtout afin que soit niée la Providence ineffable qui éclate davantage dans les évènements casuels et fortuits dont elle seule est la cause déterminée. La raison profane se subsistera à la Raison qui gouverne l’histoire. Le marxisme sera donc un matérialisme historique. Le jugement de l’histoire supplantera le Jugement de Dieu.

C’est une idée terrible. Aussi la révolution des philosophes de la nature est-elle terrible. Ceux qui ne le croient pas en sont les instruments les plus sûrs – les tièdes qui seront vomis de la bouche de Dieu.




  1. Karl Marx, Morceaux choisis, edit. NRF p 37
  2. « ... quia videntes dignitatem suam, appetierunt singula­ritatem, quae maxime est propria superborum…(…)… (recusat diabolus beatitudinem supernaturalem) habere sine singularitate propria, sed communem cum hominibus; ex quo consecutum est quod voluerit specialem super eos habere prœlationem potius quam communicationem, ut etiam Divus Thomas fatetur in hac quaestione LXIII, a.3, in calce. Accedit ad hoc auctoritas S. Gregorii papae, ... : ‘Angelos perdidisse participatam celsitudi­nem, quia privatam desideraverunt’, id est, recusarunt coelestem beatitudinem, quia participata, et communis erat multis, et solum voluerunt privatam, scilicet quatenus privata.m, et propriam, quia prout sic habebat duas conditiones maxime opportunas superbiœ, scilicet singularitatem, seu nihil commune habere cum inferioribus, quod ipsis vulgare videbatur, etiamsi esset gloria supernaturalis, et non habere illam ex speciali beneficio, et gratia, et quasi precario: hoc enim maxime recusant superbi, et maxime recusavit angelus. Et ad hoc pertinet parabola illa Lucae XIV, de homine qui fecit ccenam magnam, et vocavit multos, et cum vocasset invitatos coeperunt se excusare : ideo enim fortassis recusaverunt ad illam coenam venire, quia magna erat, et pro multis, dedignantes consortium habere cum tanto numero, potiusque eligerunt suas privatas commoditates, licet longe inferiores, utpote naturalis ordines, iste quia villam emit, ille quia juga boum, alius quia uxorem duxerat, unusquisque propriam excusationem prae­tendens, et privatum bonum, quia proprium, recusans vero coenam, quia magnam, et multis communem. Iste est propriissime spiritus superbiae. » Jean de saint Thomas, Curs. Theol., édit. Vivès, T. IV, d. 23, a. 3, nn. 34-5, pp. 950-1. « ... quia suam naturalem, et propriam excellentia,m judicabat non haberi ex speciali gratia, et beneficio Dei, sed jure creationis, nec ut multis communem, sed sibi singularem ... » ibid., n. 40, p. 955.­ « Angelus in primo suo peccato inordinate diligens bonum spiri­tuale, nempe suum proprium esse, suamque propriam perfectio­nem, sive beatitudinem naturalem ... ita voluit, ut simul ex parte modi volendi, quamvis non ex parte rei volitae, per se velue­rit aversionem a Deo, et non subjici ejus regulae in prosecutione suie celsitudinis ... ». Salmanticenses, Curs. Theol., édit. Palmé, T. IV, d. 10, dub. 1, p. 559b.
  3. Saint Thomas III Qu. 8 art. 7 c.
  4. Jean de Saint Thomas loc. cit. n°39 p 954
  5. « …quanto aliqua causa est altior, tanto eius causalitas ad plura se extendit. Habet enim causa altior proprium causatum altius quod est communius et in pluribus inventum » (In Libros Metaphysicorum Lib.6 Lec. 3 n° 1205)
  6. « Manifestum est enim quod unaquaeque causa tanto potior est quanto ad plura effectus eius se extendit. Unde et bonum, quod habet rationem causae finalis, tanto Potius est quanto ad plura se extendit. Et ideo, si idem est bonum uni homini et toti civitati: multo videtur maius et perfectius suscipere, id est procurare, et salvare, id est conservare, illud quod est bonum totius civitatis, quam id quod est bonum unius hominis. Pertinet quidem enim ad amorem qui debet esse inter homines quod homo quaerat et conservet bonum etiam uni soli homini, sed multo melius est et divinius quod hoc exhibeatur toti genti et civitatibus. Vel aliter: amabile quidem est quod hoc exhibeatur uni soli civitati, sed multo divinius est, quod hoc exhibeatur toti genti, in qua multae civitates continentur. Dicit autem hoc esse divinius, eo quod magis pertinet ad Dei similitudinem, qui est universalis causa omnium bonorum. Hoc autem bonum, scilicet quod est commune uni vel civitatibus pluribus, intendit methodus quaedam, id est ars, quae vocatur civilis. Unde ad ipsam maxime pertinet considerare ultimum finem humanae vitae: tamquam ad principalissimam. » (Sententia Libri Ethicorum Lib.1 Lec. 2 n°30)**
  7. « Et quodlibet singulare naturaliter diligit plus bonum suae speciei, quam bonum suum singulare. » (Prima Pars Qu.60 a. 5ad 1um)
  8. « Nec obstat fundamentum P. Suarez, quia videlicet nutritio ordinatur ad propriam conservationem in se, generatio autem in alieno individuo; magis autem inclinatur unumquodque in bonum proprium quam in alienum, quia amicabilia ad alterum oriuntur ex amicabilibus ad se. Respondetur enim, inclinatur aliquid magis in bonum proprium, ut distinguitur contra alienum, non contra bonum commune. Ad hoc enim major est ponderatio quam ad proprium, quia etiam proprium continetur sub communi et ab ce dependet, et sic amicabilia ad alterum oriuntur ex ami­cabilibus ad se, quando est alterum omnino alienum, non quando est alterum quasi bonum commune et superius, respectu cujus haec maxima non currit. » J. de S. Thomas, Curs Phil., T. III, (Reiser) p. 87a
  9. “natura reflectitur in seipsam non solum quantum ad id quod est ei singulare, sed multo magis quantum ad commune, inclinatur enim unumquodque ad conservandum non solum suum individuum, sed etiam suam speciem. Et multo magis habet naturalem inclinationem unumquodque in id quod est bonum universale simpliciter. » (Prima Pars Qu.60 a. 5ad 3um)
  10. III SCG c. 112
  11. Qu. Disp. De Verit. Qu. 2 art. 2 c.
  12. « quanto aliquid est perfectioris virtutis, et eminentius in gradu bonitatis, tanto appetitum boni communiorem habet, et magis in distantibus a se bonum quaerit et operatur. Nam imperfecta ad solum bonum proprii individui tendunt; perfecta vero ad bonum speciei; perfectiora vero ad bonum generis; Deus autem, qui est perfectissimus in bonitate, ad bonum totius entis. Unde non immerito dicitur a quibusdam quod bonum, inquantum huiusmodi, est diffusivum: quia quanto aliquid invenitur melius, tanto ad remotiora bonitatem suam diffundit. Et quia in quolibet genere quod est perfectissimum est exemplar et mensura omnium quae sunt illius generis, oportet quod Deus, qui est in bonitate perfectissimus et suam bonitatem communissime diffundens, in sua diffusione sit exemplar omnium bonitatem diffundentium.” (Summa Contra Gentiles Lib.3 Cap.24)
  13. « Cum affectio sequatur cognitionem, quanto cognitio est universalior, tanto affectio eam sequens magis respicit commune bonum; et quanto cognitio est magis particularis, tanto affectio ipsam sequens magis respicit privatum bonum; unde et in nobis privata dilectio ex cognitione sensitiva exoritur, dilectio vero communis et absoluti boni ex cognitione intellectiva. Quia igitur angeli quanto sunt altiores, tanto habent scientiam magis universalem, …ideo eorum dilectio maxime respicit commune bonum.» (Qu. Disp. De Spirit. Creaturis art. 8 ad 5um.)
  14. « Magis igitur diligunt se invicem, si specie differunt, quod magis pertinet ad perfectionem universi, ut ostensum est, quam si in specie convenirent, quod pertineret ad bonum privatum unius speciei. » (Qu. Disp. De Spirit. Creaturis art. 8 ad 5um.)
  15. XII Met. C. 10, 1075a15
  16. « Aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société naturelle, aussi longtemps par conséquent que l'intérêt particulier et l'intérêt général divergent, aussi longtemps donc que l'activité n'est pas répartie volontairement, mais naturelle­ment, la tâche propre de l'homme devient pour lui une force étrangère et hostile, qui le subjugue au lieu d'être dominée par lui. Dès que notamment la division du travail commence, chacun a une sphère d'activité définie, exclusive, qui lui est im­posée, dont il ne peut sortir, il est chasseur, pécheur, pasteur ou critique critique et doit le demeurer, s'il ne veut pas perdre ses moyens d'existence, au lieu que dans la société communiste, où chacun n'a pas une sphère d'activité exclusive, mais peut se dé­velopper dans toutes les branches qui lui plaisent, la société rè­gle la production générale, me permet ainsi de faire aujourd'hui, demain, cela ... » Karl Marx, Morceaux choisis, édit. N.R.F., p. 203.
  17. « Amare bonum civitatis ut conservetur et defendatur, hoc est vere amare civitatem; quod bonum politicum facit: in tantum quod aliqui propter bonum civitatis conservandum vel ampliandum, se periculis mortis exponant et negligant privatum bonum. Sic igitur amare bonum quod a beatis participatur ut habeatur vel possideatur, non facit hominem bene se habentem ad beatitudinem, quia etiam mali illud bonum concupiscunt; sed amare illud bonum secundum se, ut permaneat et diffundatur, et ut nihil contra illud bonum agatur, hoc facit hominem bene se habentem ad illam societatem beatorum. Et haec est caritas, quae Deum per se diligit, et proximos qui sunt capaces beatitudinis, sicut seipsos » (Qu. Disp. De Virtutibus Qu.2 Art.2)
  18. « …sic enim et populus totus erit quasi unus tyrannus. » De Regno c. 1
  19. « Proprium autem bonum hominis oportet diversimode accipi, secundum quod homo diversimode accipitur. Nam proprium bonum hominis in quantum homo, est bonum rationis, eo quod homini esse est rationale esse. Bonum autem hominis secundum quod est artifex, est bonum artis; et sic etiam secundum quod est politicus, est bonum eius bonum commune civitatis. » (Qu. Disp. De Virtutibus Qu.2 Art.2)
  20. « ad hoc quod aliquis sit bonus politicus, requiritur quod amet bonum civitatis. Si autem homo, in quantum admittitur ad participandum bonum alicuius civitatis, et efficitur civis illius civitatis; competunt ei virtutes quaedam ad operandum ea quae sunt civium, et ad amandum bonum civitatis; ita cum homo per divinam gratiam admittatur in participationem caelestis beatitudinis, quae in visione et fruitione Dei consistit, fit quasi civis et socius illius beatae societatis, quae vocatur caelestis ierusalem secundum illud, Ephes. ii, 19: estis cives sanctorum et domestici Dei. » (Qu. Disp. De Virtutibus Qu.2 Art.2)
  21. « Unde homini sic ad caelestia adscripto competunt quaedam virtutes gratuitae, quae sunt virtutes infusae; ad quarum debitam operationem praeexigitur amor boni communis toti societati, quod est bonum divinum, prout est beatitudinis obiectum. » (Qu. Disp. De Virtutibus Qu.2 Art.2)
  22. « cum nullum meritum sit sine caritate, actus virtutis acquisitae, non potest esse meritorius sine caritate…Nam virtus ordinata in finem inferiorem non facit actus ordinatum ad finem superiorem, nisi mediante virtute superiori; sicut fortitudo, quae est virtus hominis qua homo, non ordinat actum suum ad bonum politicum, nisi mediante fortitudine quae est virtus hominis in quantum est civis. » (Qu. Disp. De Virtutibus Qu.1 Art.10 ad 4m) - Dicit ergo primo, quod neque etiam fortitudo est circa mortem quam quis sustinet in quocumque casu vel negotio, sicut in mari vel in aegritudine; sed circa mortem quam quis sustinet pro optimis rebus, sicut contingit cum aliquis moritur in bello propter patriae defensionem. (…) quia mors quae est in bello, est in maximo periculo, quia de facili ibi moritur homo; est etiam in optimo periculo, quia huiusmodi pericula sustinet homo propter bonum commune, quod est optimum…Virtus autem est circa maximum et optimum. » (in Sententia Libri Ethicorum Lib.3 Lec. 14 n° 537-8)
  23. « .. . eminentem obtinebunt ccelestis beatitudinis gradum, qui officium regium digne et laudabiliter exequuntur. Si enim beatitudo virtutis est praemium, consequens est ut majori virtuti major gradus beatitudinis debeatur. Est autem praecipua virtus qua homo aliquis non solum seipsum, sed etiam alios dirigere potest; et tanto magis, quanto plurium est regitiva; quia et secun­dum virtutem corporalem tanto aliquis virtuosior reputatur, quanto plures vincere potest, aut pondera levare. Sic igitur major virtus requiritur ad regendum domesticam familiam quam ad regendum seipsum, uultoque major ad regimen civitatis et regni...Tanto autem est aliquid Deo acceptius, quanto magis ad ejus imitationem accedit: unde et Apostolus monet Ephes. V, 1: Estote imitatores Dei, sicut filii charissimi. Sed si secundum Sapientis sententiam: Orme animal diligit simile sibi, secundum quod causœ aliqualiter similitudinem habent causati, consequens igitur est bonos reges Deo esse acceptissimos, et ab eo maxime praemiandos. » de Regno, c. 9.
  24. « …cum amor respiciat bonum, secundum diversitatem boni est diversitas amoris. Est autem quoddam bonum proprium alicuius hominis in quantum est singularis persona; et quantum ad dilectionem respicientem hoc bonum, unusquisque est sibi principale obiectum dilectionis. Est autem quoddam bonum commune quod pertinet ad hunc vel ad illum in quantum est pars alicuius totius, sicut ad militem, in quantum est pars exercitus, et ad civem, in quantum est civitatis; et quantum ad dilectionem respicientem hoc bonum, principale obiectum dilectionis est illud in quo principaliter illum bonum consistit, sicut bonum exercitus in duce, et bonum civitatis in rege; unde ad officium boni militis pertinet ut etiam salutem suam negligat ad conservandum bonum ducis; sicut etiam homo naturaliter ad conservandum caput, brachium exponit. » (Qu. Disp. De Virtutibus Qu.2 Art.4 ad 2 um)
  25. « …Et hoc modo caritas respicit sicut principale obiectum, bonum divinum, quod pertinet ad unumquemque, secundum quod esse potest particeps beatitudinis…» (Qu. Disp. De Virtutibus Qu.2 Art.4 ad2
  26. « bonitas cuiuslibet partis consideratur in proportione ad suum totum, unde et Augustinus dicit, in III confess., quod turpis omnis pars est quae suo toti non congruit. Cum igitur quilibet homo sit pars civitatis, impossibile est quod aliquis homo sit bonus, nisi sit bene proportionatus bono communi, nec totum potest bene consistere nisi ex partibus sibi proportionatis…» (Prima Secundae Qu.92 a. 1 ad um)
  27. « Primo quidem, quia bonum proprium non potest esse sine bono communi vel familiae vel civitatis aut regni. Unde et maximus valerius dicit de antiquis romanis quod malebant esse pauperes in divite imperio quam divites in paupere imperio. Secundo quia, cum homo sit pars domus et civitatis, oportet quod homo consideret quid sit sibi bonum ex hoc quod est prudens circa bonum multitudinis, bona enim dispositio partis accipitur secundum habitudinem ad totum; quia ut Augustinus dicit, in libro confess., turpis est omnis pars suo toti non congruens. (Secunda Secundae Qu.47 a. 10 ad 2um)
  28. Qu. Disp. de Carit. Art. 2 c.
  29. « Actus ergo rationalis creaturae a divina providentia diriguntur non solum ea ratione qua ad speciem pertinent, sed etiam inquantum sunt personales actus. » (Summa Contra Gentiles Lib.3 Cap.113, 6)
  30. « Unumquodque intendens aliquem finem, magis curat de eo quod est propinquius fini ultimo: quia hoc etiam est finis aliorum. Ultimus autem finis divinae voluntatis est bonitas ipsius, cui propinquissimum in rebus creatis est bonum ordinis totius universi: cum ad ipsum ordinetur, sicut ad finem, omne particulare bonum huius vel illius rei, sicut minus perfectum ordinatur ad id quod est perfectius; unde et quaelibet pars invenitur esse propter suum totum. Id igitur quod maxime curat Deus in rebus creatis, est ordo universi. » (Summa Contra Gentiles Lib.3 Cap.64)
  31. « Distinctio rerum et multitudo est ex intentione primi agentis, quod est Deus. Produxit enim res in esse propter suam bonitatem communicandam creaturis, et per eas repraesentandam. Et quia per unam creaturam sufficienter repraesentari non potest, produxit multas creaturas et diversas, ut quod deest uni ad repraesentandam divinam bonitatem, suppleatur ex alia, nam bonitas quae in Deo est simpliciter et uniformiter, in creaturis est multipliciter et divisim. Unde perfectius participat divinam bonitatem, et repraesentat eam, totum universum, quam alia quaecumque creatura. » (Prima Pars Qu.47 a. 1)
  32. « in quolibet effectu illud quod est ultimus finis, proprie est intentum a principali agente; sicut ordo exercitus a duce. Illud autem quod est optimum in rebus existens, est bonum ordinis universi…Ordo igitur universi est proprie a Deo intentus, et non per accidens proveniens secundum successionem agentium…Sed si ipse ordo universi est per se creatus ab eo, et intentus ab ipso » (Prima Pars Qu.15 a. 2)
  33. « Id quod est bonum et optimum in effectu, est finis productionis ipsius. Sed bonum et optimum universi consistit in ordine partium eius ad invicem, qui sine distinctione esse non potest: per hunc enim ordinem universum in sua totalitate constituitur, quae est optimum ipsius. Ipse igitur ordo partium universi et distinctio earum est finis productionis universi. » (Summa Contra Gentiles Lib.2 Cap.39)
  34. III Qu. 8 art. 7
  35. voir appendice I p 125
  36. « Manifestum est enim quod duplex est bonum universi: quoddam separatum, scilicet Deus, qui est sicut dux in exercitu; et quoddam in ipsis rebus, et hoc est ordo partium universi, sicut ordo partium exercitus est bonum exercitus. Unde Apostolus dicit Rom. xiii: Quae a Deo sunt, ordinata sunt. Oportet autem quod superiores universi partes magis de bono universi participent, quod est ordo. Perfectius autem participant ordinem ea in quibus est ordo per se, quam ea in quibus est ordo per accidens tantum. » (Qu. Disp. De Spirit. Creaturis - Prolog.)
  37. I Qu. 47 art. 2
  38. « Per hoc autem quod dicimus substantias intellectuales propter se a divina providentia ordinari, non intelligimus quod ipsa ulterius non referantur in Deum et ad perfectionem universi. Sic igitur propter se procurari dicuntur et alia propter ipsa, quia bona quae per divinam providentiam sortiuntur, non eis sunt data propter alterius utilitatem; quae vero aliis dantur, in eorum usum ex divina ordinatione cedunt. » (Summa Contra Gentiles Lib.3 Cap.112)
  39. in III Sent. dist. 35 Qu. 1 art. 4 resp. (le texte dit 1um mais c’est une inexactitude)
  40. in I Sent dist. 7 Qu. 2 art. 2 qla. 3 ad 4um
  41. Summa Contra Gentiles Lib.3 Cap.113
  42. “Praecellunt enim alias creaturas et in perfectione naturae, et in dignitate finis. In perfectione quidem naturae, quia sola creatura rationalis habet dominium sui actus, libere se agens ad operandum; ceterae vero creaturae ad opera propria magis aguntur quam agant; ut ex supra dictis patet. In dignitate autem finis, quia sola creatura intellectualis ad ipsum finem ultimum universi sua operatione pertingit, scilicet cognoscendo et amando Deum: aliae vero creaturae ad finem ultimum pertingere non possunt nisi per aliqualem similitudinis ipsius participationem. » (Summa Contra Gentiles Lib.3 Cap.111)
  43. « homo peccando ab ordine rationis recedit, et ideo decidit a dignitate humana, prout scilicet homo est naturaliter liber et propter seipsum existens, et incidit quodammodo in servitutem bestiarum…peior enim est malus homo bestia… » (Secunda Secundae Qu.64 a. 2)
  44. « Paternitas igitur est dignitas patris, sicut et essentia patris, nam dignitas absolutum est, et ad essentiam pertinet. Sicut igitur eadem essentia quae in patre est paternitas, in filio est filiatio; ita eadem dignitas quae in patre est paternitas, in filio est filiatio. » (Prima Pars Qu.42 a. 4)
  45. “Sicut etiam subsistentia, quando est modus proprius subordinator naturae : subsistentia vero divina, assumens natruam creatam terminando, potius subordinate illam sibi.” Jean de Saint Thomas Curs. Theol. Edit. Solesmes T. II p. 159 n° 12
  46. « …sicut est ordo in causis agentibus, ita etiam in causis finalibus: ut scilicet secundarius finis a principali dependeat, sicut secundarium agens a principali dependet. Accidit autem peccatum in causis agentibus quando secundarium agens exit ab ordine principalis agentis: sicut, cum tibia deficit propter suam curvitatem ab executione motus quem virtus appetitiva imperabat, sequitur claudicatio. Sic igitur et in causis finalibus, cum finis secundarius non continetur sub ordine principalis finis, est peccatum voluntatis, cuius obiectum est bonum et finis. Quaelibet autem voluntas naturaliter vult illud quod est proprium volentis bonum, scilicet ipsum esse perfectum, nec potest contrarium huius velle. In illo igitur volente nullum potest voluntatis peccatum accidere cuius proprium bonum est ultimus finis, quod non continetur sub alterius finis ordine, sed sub eius ordine omnes alii fines continentur. Huiusmodi autem volens est Deus, cuius esse est summa bonitas, quae est ultimus finis. In Deo igitur peccatum voluntatis esse non potest. In quocumque autem alio volente, cuius proprium bonum necesse est sub ordine alterius boni contineri, potest peccatum accidere voluntatis, si in sua natura consideratur. Licet enim naturalis inclinatio voluntatis insit unicuique volenti ad volendum et amandum sui ipsius perfectionem, ita quod contrarium huius velle non possit; non tamen sic est ei inditum naturaliter ut ita ordinet suam perfectionem in alium finem quod ab eo deficere non possit: cum finis superior non sit suae naturae proprius, sed superioris naturae. Relinquitur igitur suo arbitrio quod propriam perfectionem in superiorem ordinet finem. In hoc enim differunt voluntatem habentia ab his quae voluntate carent, quod habentia voluntatem ordinant se et sua in finem, unde et liberi arbitrii esse dicuntur: quae autem voluntate carent, non ordinant se in finem, sed ordinantur a superiori agente, quasi ab alio acta in finem, non autem a seipsis.” (Summa Contra Gentiles Lib.3 Cap.109, 6)
  47. « Hoc autem differt inter hominem et substantiam separatam, quod in uno homine sunt plures appetitivae virtutes, quarum una sub altera ordinatur. Quod quidem in substantiis separatis non contingit: una tamen earum est sub altera. Peccatum autem in voluntate contingit qualitercumque appetitus inferior deflectatur. Sicut igitur peccatum in substantiis separatis esset vel per hoc quod deflecteretur ab ordine divino, vel per hoc quod aliqua earum inferior deflecteretur ab ordine alicuius superioris sub ordine divino manentis; ita in homine uno contingit peccatum dupliciter: uno modo, per hoc quod voluntas humana bonum proprium non ordinat in Deum: quod quidem peccatum est commune et sibi et substantiae separatae. Alio modo, per hoc quod bonum inferioris appetitus non regulatur secundum superiorem: puta quando delectabilia carnis, in quae concupiscibilis tendit, volumus non secundum ordinem rationis. Huiusmodi autem peccatum non contingit in substantiis separatis esse. » (Summa Contra Gentiles Lib.3 Cap.109)
  48. « Considerandum est etiam quod, cum proprium alicuius bonum habet ordinem ad plura superiora, liberum est volenti ut ab ordine alicuius superiorum recedat et alterius ordinem non derelinquat, sive sit superior sive inferior » (Summa Contra Gentiles Lib.3 Cap.109)
  49. « …sicut miles, qui ordinatur sub rege et sub duce exercitus, potest voluntatem suam ordinare in bonum ducis et non regis, aut e converso. Sed si dux ab ordine regis recedat, bona erit voluntas militis recedentis a voluntate ducis et dirigentis voluntatem suam in regem, mala autem voluntas militis sequentis voluntatem ducis contra voluntatem regis: ordo enim inferioris principii dependet ab ordine superioris. » (Summa Contra Gentiles Lib.3 Cap.109)
  50. « Quamvis igitur multa, quae videntur esse per accidens reducendo ipsa ad causas particulares, inveniantur non esse per accidens reducendo ipsa ad causam communem universalem, scilicet virtutem caelestem, tamen etiam hac reductione facta, inveniuntur esse aliqua per accidens » (In Libros Metaphysicorum Lib.6 Lec. 3 n° 1212)
  51. « manifestatio eorum quae dependent ex voluntate intelligentis, non potest dici illuminatio, sed locutio tantum; puta si aliquis alteri dicat, volo hoc addiscere, volo hoc vel illud facere. Cuius ratio est, quia voluntas creata non est lux, nec regula veritatis, sed participans lucem, unde communicare ea quae sunt a voluntate creata, inquantum huiusmodi, non est illuminare. Non enim pertinet ad perfectionem intellectus mei, quid tu velis, vel quid tu intelligas, cognoscere, sed solum quid rei veritas habeat. » (Prima Pars Qu.107 a. 2)
  52. « …per suum esse substantiale dicitur unumquodque ens simpliciter. Per actus autem superadditos, dicitur aliquid esse secundum quid…Sed bonum dicit rationem perfecti, quod est appetibile, et per consequens dicit rationem ultimi. Unde id quod est ultimo perfectum, dicitur bonum simpliciter. Quod autem non habet ultimam perfectionem quam debet habere, quamvis habeat aliquam perfectionem inquantum est actu, non tamen dicitur perfectum simpliciter, nec bonum simpliciter, sed secundum quid. » (Prima Pars Qu.5 a. 1ad 1um)
  53. « Unumquodque autem in rebus naturalibus, quod secundum naturam hoc ipsum quod est, alterius est, principalius et magis inclinatur in id cuius est, quam in seipsum. Et haec inclinatio naturalis demonstratur ex his quae naturaliter aguntur, quia unumquodque, sicut agitur naturaliter, sic aptum natum est agi, ut dicitur in II physic.. Videmus enim quod naturaliter pars se exponit, ad conservationem totius, sicut manus exponitur ictui, absque deliberatione, ad conservationem totius corporis. Et quia ratio imitatur naturam, huiusmodi inclinationem invenimus in virtutibus politicis, est enim virtuosi civis, ut se exponat mortis periculo pro totius reipublicae conservatione; et si homo esset naturalis pars huius civitatis, haec inclinatio esset ei naturalis. » (Prima Pars Qu.60 a. 5)
  54. « ... Natura et substantia partis, hoc ipsum quod est, easentialiter et primo propter totum et totius esse est. Quod convenire cuilibet creaturae respectu Dei, patet. Quia quaelibet creatura, secundum suam naturam, est naturalis pars universi: ac per hoc naturaliter diligit plus universum quam seipsam, juxta primum fundamentum. Ergo, a fortiori, magis diliget ipsum bonum universale: tum quia est eminentius totum universum; tum quia est omne bonum; tum quia bonum ipsum universale, quod est Deus gloriosus, est finis et bonum ipsius universi, et consequenter a quocumque magis amatur universum, ab eo magis amabitur ipse; ut patet de exercitu et duce, juxta doctri­nam XII Metaph. (c. 10). » Cajetan, ibid., n. 5.-Aussi, In III Sent., d. 29, q. 1, a. 3, c.
  55. « … quod bonum totius diligit quidem pars secundum quod est sibi conveniens, non autem ita quod bonum totius ad se referat, sed potius ita quod seipsam refert in bonum totius » (Secunda Secundae Qu.26 a. 3 ad 2um)
  56. « dicendum quod Philosophus loquitur de amicabilibus quae sunt ad alterum in quo bonum quod est obiectum amicitiae invenitur secundum aliquem particularem modum, non autem de amicabilibus quae sunt ad alterum in quo bonum praedictum invenitur secundum rationem totius. » (Secunda Secundae Qu.26 a. 3ad 1um) & aussi Cajetan et son commentaire.
  57. I Qu. 60 art. 5 c.
  58. « ... felicitas est operatio hominis secundum intellectum. In intellectu autem est considerare speculativum cujus finis est cognitio veritatis, et practicum cujus finis est operatio. Et secundum hoc duplex felicitas assignatur hominis. Una specu­lativa quae est operatio hominis secundum virtutem perfectam contemplativam quae est sapientia. Alia autem practica quae est perfectio hominis secundum perfectam virtutem hominis practicam quœ est prudentia. Est autem quaedam operatio secundum prudentiam et speculatio secundum sapientiam ho­minis secundum seipsum solum. Et est quaedam operatio pru­dentiae et speculatio totius civitatis; et ideo est quaedam felicitas practica et speculativa quaedam hominis secundum seipsum, et est quaedam felicitas practica totius civitatis et quaedam con­templativa totius civitatis. Felicitas autem speculativa secun­dum unum hominem melior est practica quae est secundum unum hominem, sicut evidenter docet Aristoteles in X Ethico­rum; quoniam illa perfectio intellectus eligibilior est quae est respectu objecti magis intelligibilis, quia ratio perfectionis sumi­tur ex objecto; talis autem est speculativa. Felicitas enim est perfectio intellectus respectu primi et maxime intelligibilis. Feli­citas autem practica est perfectio intellectus respectu agibilis ab homine quod multo deficit a ratione intelligibilis primi; ergo felicitas contemplativa unius eligibilior est quam felicitas prac­tica; et iterum magis est continua et sufliciens et delectabilis haec quam illa. Et eadem ratione contemplativa totius civitatis eligibilior est quam politica seu civilis, et contemplativa totius civitatis simpliciter eligibilior est contemplativa quae est secun­dum unum; similiter civilis practica quae est secundum unum. Et hoc est quod intendebat dicere Aristoteles I Ethicorum: si idem est uni et civitati, majusque et perfectius quod civitati videtur et suscipere et salvare. Amabile enim et uni: melius vero et divinius genti et civit.ati. Et ratio hujus potest esse, quia contemplativa et civilis civitatis comparantur ad contem­plativam secundum unum, sicut totum ad partem: totum autem rationem magis perfecti et majoris boni habet quam pars; et ideo ista quam illa. » In VII Politic., lect. 2. (P. de Alvernia complevit)
  59. « bonum particulare unius, si accipiatur utrumque in eodem genere. Sed bonum gratiae unius maius est quam bonum naturae totius universi. » (Prima Secundae Qu.113 a. 9)
  60. M. H. Doms, l'auteur d'un ouvrage très répandu, Du sens et de la fin du mariage (Desclée de Brouwer), où il soutient sur ce sacrement qui est grand une conception personnaliste et pro­fondément perverse, veut, tout en s'appuyant sur Scheeben, enseigner le contraire (pp. 28-32; 69). S. Augustin et S. Thomas rejettent expressément cette doctrine. De Trinitate, livre XII, chap. 5; Ia, q. 93, a. 6. Qu'on lise aussi, sur le mariage et sur son sens mystique, Corneille de la PIERRE, In Epistolam ad Ephesios, chap. 5, vers. 32 ; Denys le Chartreux, Enarratio in Canticum Canticorum, a. 2.La nécessité de répandre les écrits de S. Augustin contre l'exaltation pélagienne de l'homme et de la liberté, ainsi que ses écrits sur le mariage, est devenue des plus urgentes.
  61. « homo non ordinatur ad communitatem (societatem) politicam secundum se totum, et secundum omnia sua » (Prima Secundae Qu.21 a. 4 ad 3um)
  62. « At Deus pari modo hominem ad civilem consortionem natum conformatumque voluit, quam profecto sua ipsius natura postulat. Societas enim ex divmi Creatoris consilio naturale prœsidium est, quo quilibet civis possit ac debeat ad propositam sibi metam assequendam uti; quandoquidem Civitas homini, non homo Civitati existit. Id tamen non ita intelligendum est, quemadmodum ob suam individualismi doctrinam Liberales, quos vocant, asseverant; qui quidem communitatem immode­ratis singulorum commodis inservire jubent: ... »Divini Re­demptoris, Acta Apost. Sedis, 31 martii 1937, p. 79.
  63. Il est vrai que dans les brutes la connaissance y est or­donnée à quelque chose d'inférieur à la connaissance, savoir à la nutrition et la génération. Sous ce rapport étroit, la connais­sance des brutes, purement instrumentale, est une sorte d'ano­malie.Cette anomalie disparaît quand on considère les brutes comme ordonnées à l'homme où la connaissance a raison de terme, et où les sens de la connaissance (par opposition aux sens de la nature) ne sont plus simplement utiles. La connaissance ne peut pas être par soi ordonnée à quelque chose d'inférieur à la connaissance. Sa condition est une certaine anomalie tant que «être l'autre» est subordonné à l'obscur «être soi».
  64. Morceaux choisis pp 232, 229, 217.
  65. Puisque la personne morale n'est pas proprement une substance individuelle, on ne peut pas lui appliquer la définition «  rationalis naturae substantia individua ». La personne morale est essentiellement commune, telle la personne du chef en qualité de chef, ou la personnalité commune qu'est une société. (Salamenticenses, Curs. Theol., (Palmé) T. VIII, d. 14, dub. 1, p. 23b). Le terme de personne que nous rencontrons dans les deux cas - personne physique, personne morale - n'est ni univoque, ni analogue, mais proprement équivoque. Le juriste qui ne se préoccupe pas formellement des natures, peut les réunir dans le quasi genre: « sujet de droit ». Notons; en passant, l'impor­tante distinction à faire entre a sujet de droit » et « fondement de droit » que les modernes tendent à confondre. Le droit se définit par la loi et la loi par le bien commun.
  66. « ... ut pro fine habeatur ratio status communis, quee est pernicies reipublicae bene ordinatee. » J. de S. Thomas, Cursus Theol., T. VII, d. 19, a. 6, n. 12, p. 694. – « Aliud habet justitia legalis ex parte boni communis, quatenus illi debet princeps bonam gubernationem, et sic oportet, quod respiciat altiorem finem, quam ipsum bonum commune, scilicet Deum quod nisi respiciat gubernatio boni communis, declinabit in ratione status.» Ibid., n. 16, p. 696.
  67. Ibid. .. n° 13 p 695
  68. Marx avait fort bien vu cette puissance tyrannique et aliénatrice de l'Etat. Mais il a cherché la solution dans l'appli­cation très logique du personnalisme kantien. D'après Kant, l'homme est à lui-méme sa fin. La fin ultime que Dieu se propose dans la création des êtres raisonnables, ce sont les personnes elles-mêmes dans leur dignité propre.Cette dignité ne provient pas de ce que la personne peut atteindre elle-méme à la fin ultime de l'univers, fin autre que la personne; la personne tire sa dignité d'elle-même en ce qu'elle est à elle-même sa fin et qu'elle s'ac­complit elle-même dans sa liberté d'autonomie (Fondements de la métaphysique des mceurs, deuxième section, trad. V. Delbos, Paris, 1929, pp. 149 sq.). D'après Marx, toute ordination à autre chose que soi, lèse la dignité de l'homme, qui demande que l'homme soit lui-méme la racine de l'homme. « Etre radical, c'est prendre les choses par la racine. Et la racine de l'homme, c'est l'homme lui-même. »« ... l'homme est l'essence suprême de l'homme » (Morceaux choisis, p. 186-187). « La philosophie ne s'en cache pas. La profession de Prométhée : ‘en un mot, je hais tous les dieux . . .’, est sa propre profession, le discours qu'elle tient et tiendra toujours contre tous les dieux du ciel et de la terre, qui ne reconnaissent pas la conscience humaine pour la plus haute divinité. Cette divinité ne souffre pas de rivale » (p. 37).« L'émancipation humaine ne sera réalisée que lorsque l'homme individuel réel aura absorbé le citoyen abstrait, lorsqu'en tant qu'homme individuel dans sa vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels, il sera devenu un être générique et qu'ainsi il aura reconnu ses forces propres comme forces sociales et les aura organisées lui-même comme telles, et que, par conséquent, il ne séparera plus de lui-même la force sociale sous forme de pouvoir politique » (p. 217). « Le com­munisme comme l'abolition positive de la propriété privée con­sidérée comme la séparation de l'homme de lui-même, donc le communisme comme l'appropriation réelle de l'essence humaine par l'homme et pour l'homme, donc comme retour de l'homme à lui-même en tant qu'homme social, c'est-à-dire l'homme hu­main, retour complet, conscient, et avec le maintien de toute la richesse du développement antérieur. Ce communisme, étant un naturalisme achevé, coïncide avec l'humanisme; il est la véritable fin de la querelle entre l'existence et l'essence, entre l'objectivation et l'affirmation de soi, entre la liberté et la néces­sité, entre l'individu et l'espèce » (p. 229). « C'est au delà de ce règne de la nécessité que commence le développement des uissances de l'homme, qui est à lui-même sa propre fin, qui est véritable règne de la liberté, mais qui ne peut s'épanouir qu'en s'appuyant sur ce règne de la nécessité » (p. 234). L'immor­talité qui mettrait l'homme sous la dépendance d'autre chose que soi, qui serait par conséquent contraire à sa dignité, sera elle-méme « courageusement » niée. Et voilà qui est très con­forme à la dialectique marxiste, comme il l'est, cette fois, â la vérité: cette dignité implique sa propre négation.
  69. Cajetan in IIa IIae qu. 81 art. 6; Jean de ST op. cit. T. VIII, d. 19, a. 6 nn. 9-18
  70. Antoine de Saint Exupéry, Pilote de guerre, Editions de la Maison Française, NY, p 212
  71. Même le péché d'Adam fut sans ignorance spéculative. « Adam non est seductus, sed mulier. Seductio autem duplex est, sc. in universali, et in particulari eligibili, quae est ignorantia electionis. Quicumque ergo peccat, seducitur ignorantia elec­tionis in particulari eligibili. Mulier autem fuit seducta., igno­rantia in universali, quando sc. credidit quod serpens dixit; sed vir non credidit hoc, sed deceptus fuit in particulari, sc. quod gerendus esset mos uxori, et cum ea comedere deberet, et inex­pertus divinae severitatis credidit quod facile ci remitteretur. » S. Thomas, In I ad Tim., c. II, lect. 3. Voir aussi, In II ad Tim., c. III, lect. 2, sur les semper discentes et numquam veritatem invenientes.
  72. Joseph Staline, in Histoire du parti communiste (Bolchévik) de l’URSS en langues étrangères, Moscou 1939, chap. IV, section 2: Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique,. Cette même section a été publiée séparément par International Publishers, New York, 1940.
  73. « A sophista vero differt philosophus ‘prohœresi’, idest electione vel voluptate, idest desiderio vitœ. » In IV Metaph., lect. 4, n. 575.
  74. « En effet, il ne convient pas de considérer la politique ou la prudence comme la meilleure des connaissances, à moins que l'homme ne soit ce qu'il y a de meilleur dans l'univers. » VI Ethic., chap. 7, 1141a20.
  75. Jean de saint Thomas, Cursus Theol., édit. Solesmes, T. I, p. 395.
  76. Cajetan, In Iam IIae, q. 58, a. 5.
  77. Cajetan, In IIam IIae, q. 47, a. 1.
  78. I Metaph. c. 2 982b25
  79. « vita autem humana est quae est homini proportionata. In hoc homine autem invenitur primo quidem natura sensitiva, in qua convenit cum brutis; ratio practica, quae est homini propria secundum suum gradum; et intellectus speculativus, qui non perfecte in homine invenitur sicut invenitur in angelis, sed secundum quamdam participationem animae. Ideo vita contemplativa non est proprie humana, sed superhumana; vita autem voluptuosa, quae inhaeret sensibilibus bonis, non est humana, sed bestialis. Vita ergo proprie humana est vita activa, quae consistit in exercitio virtutum moralium »(Qu. Disp. De Virtutibus Qu.5 Art.1)
  80. « …prudentia est circa bona humana sapientia autem circa ea quae sunt homine meliora » (Sententia Libri Ethicorum Lib.6 Lec. 6 n° 1191)
  81. « …nos utimur quae sunt secundum artem facta, sicut propter nos existentibus. Nos enim sumus quodammodo finis omnium artificialium ». in Phys. lect. 4, n° 8 Cette proposition se vérifie même dans le cas des œuvres de l’art religieux. Car ses imitations sont faites en vue de représenter les originaux d’une manière plus proportionée à tous.
  82. « Et dicit (Philosophus) quod ad prudentem videtur perti­nere, quod sit potens ex facultate habitus bene consiliari circa propria bona et utilia, non quidem in aliquo particulari negotio, puta qualia sint bona vel utilia ad sanitatem vel fortitudinem corporalem; sed circa ea quae sunt bona et utilia ad hoc quod tota humana vita sit bona ... quia scilicet illi quidem dicuntur prudentes non simpliciter, sed circa aliquid determinatum, qui possunt bene ratiocinari quae sunt bona vel utilia ad aliquem finem determinatum, dummodo ille finis sit bonus; quia ratioci­nari de his quae pertinent ad malum finem est contrarium pru­dentiae: dummodo hoc sit circâ es, quorum non est ars; quia bene ratiocinari de hoc non pertinet ad prudentiam, sed ad artem. Si ergo ille qui est bene consiliativus ad aliquid particulare est pru­dens particulariter in aliquo negotio; consequens est, quod ille sit totaliter et simpliciter etiam prudens, qui est bene consilia­tivus de his quae pertinent ad totam vitam. » In VI Ethic., lect. 4, nn. 1162-3.
  83. « ... manifestum est quod ars non deliberat. Nec artifex deliberat inquantum habet artem, sed inquantum deficit a certi­tudine artis: unde artes certissimœ non deliberant. Sicut scriptor non deliberat quomodo debeat formare litteras. Et illi etiam artifices qui deliberant, postquam invenerunt certum principium artis, in exequendo non deliberant: unde citharaedus, si in tan­gendo quamlibet chordam deliberaret, imperitissimus videretur. Ex quo patet quod non deliberare contingit alicui agenti, non quia non agit propter finem, sed quia habet determinata media per quae agit. » In II Physic., lect. 14, n. 8
  84. « malum nunquam invenitur nisi in paucioribus, si referuntur effectus ad causas proprias: quod quidem in naturalibus patet. Nam peccatum vel malum non accidit in actione naturae, nisi propter impedimentum superveniens illi causae agenti; quod quidem non est nisi in paucioribus, ut sunt monstra in natura, et alia huiusmodi. In voluntariis autem magis videtur malum esse ut in pluribus quantum ad factibilia, in quantum ars non deficit nisi ut in paucioribus, imitatur enim naturam. In agibilibus autem, circa quae sunt virtus et vitium, est duplex appetitus movens, scilicet rationalis et sensualis; et id quod est bonum secundum unum appetitum, est malum secundum alterum, sicut prosequi delectabilia est bonum secundum appetitum sensibilem, qui sensualitas dicitur, quamvis sit malum secundum appetitum rationis. Et quia plures sequuntur sensus quam rationem, ideo plures inveniuntur mali in hominibus quam boni. Sed tamen sequens appetitum rationis in pluribus bene se habet, et non nisi in paucioribus male. » (Qu. Disp. De Potentia Qu.3 Art.6 ad 5um)
  85. I qu. 49 art. 3 ad 5um ; Qu. 63 art. 9 ad 1um ; Qu. 23 art. 7 ad 3um ; I-II Qu. 71 art. 2 ad 3um.
  86. In II Ethic. Lect. 7 : In I Sent. D. 39 Qu. 2 art. 2 ad 4um.
  87. Certains auteurs emploient le terme ‘humanisme’ pour signifier une conception très élevée des facultés naturelles de l'homme. Cette imposition est la cause de bien des malentendus purement verbaux. Quand on accorde à ce vocable une signi­fication aussi large, il faut dire que saint Thomas est infiniment plus humaniste qu'Erasme, voire qu'il est opposé à Erasme comme à un destructeur de ce qu'il y a de meilleur dans l'homme. La conception qu'on appelle maintenant ‘vulgaire’ de l'humanisme, et qui s'appuie sur l'œuvre des Burckhardt, des Monnier et des Symonds, ne peut résister devant ce jeu d'imposition. Cette imposition peut d'ailleurs trouver une justification dans la con­ception ‘vulgaire’ de l'humanisme, qui, elle aussi, jouait sur la signification de ‘puissance naturelle’ de l'homme. Il n'y a pas lieu de céder en tout domaine devant ce glissement du sens des mots. Chez saint Thomas, ‘essence’ n'est pas un carburant, et, le lisant, nous ignorons cette nouvelle imposition qui n'est pas dépourvue de tout fondement.On n'infirmera pas la thèse sur le mouvement que représentaient les hommes que la conception dite ‘vulgaire’ appelle les humanistes en raison de leurs idées, en citant des passages où Erasme, par exemple, à l'encontre d'un Mirandole, s'insurge contre la soi-disant ra­tionalisation de l'Évangile et contre l'hellénisme philosophique du moyen âge. Erasme est profondément humaniste quand il veut expulser Aristote, il l'est encore davantage quand il attaque la théologie scolastique sous prétexte de défendre la sagesse chrétienne. On diminue son génie quand on veut l'excuser en citant les abus auxquels s'adonnait une scolastique décadente. On diminue encore davantage la maîtrise même d'un maître quand on maintient que son oeuvre, isolée des circonstances historiques infiniment complexes, n'est pas vraiment intelligible.­ Qui attaque les grands scolastiques du moyen âge, qui ignore les plus grands de ses propres contemporains, doit aussi, à notre avis, attaquer ce que la sagesse grecque avait de plus profond, c'est-à-dire ce par quoi l'homme peut le mieux accéder à la sagesse chrétienne spéculative et à la science morale, car cela est aussi ce qu'il y a de plus divin dans l'homme. L'évan­gélisme nu que prêchait Erasme est ce qu'il y a de plus huma­niste au sens où nous entendrons ce terme. Sa doctrine n'est pas moins humaniste pour s'appeler « philosophie du Christ », ou pour avoir accusé de paganisme l'usage de la philosophie en théologie. Nous ne nions pas tout bien-fondé à l'enthousiasme qui se manifestera plus tard à l'occasion des grandes découver­tes scientifiques. Ce que nous y voyons d'humaniste, c'est l'espoir dont on chargeait cette nouvelle puissance. Nous ne nions pas la puissance de la tentation; nous appelons huma­niste la manière dont certaines personnes y ont réagi, et nous les comptons parmi nos adversaires. Sans doute, les mots si­gnifient à plaisir - ad placitum. Mais cela ne devrait pas nous empêcher de suivre ce conseil de saint Thomas: « Comme nous ne devons pas même user de termes qui nous soient communs avec les infidèles, de peur que la communauté des noms ne de­vienne une occasion d'erreur, les fidèles doivent se garder d'em­ployer facilement le mot destin, pour ne pas paraître approuver ceux qui le prennent dans un mauvais sens. »III Contra gentes, c. 93.
  88. « Statuit tandem optimus opifex ut cui dari nihil proprium poterat commune esset quicquid privatum singulis fuerat. Igi­tur hominem accepit opus imaginis atque in mundi positum meditullium, sic est alloquutus. Nec certain sedem, nec pro­priam faciem nec munus ullum peculiare tibi dedimus o, Adam, ut quam sedem quam faciem, quae munera tute optaveris, ea pro voto, pro tua sententia habeas et possideas. Definita cœteris natura intra prescriptas a nobis leges cohercetur. Tu nullis angustus cohercitus pro tuo arbitrio in cujus manu te posui tibi illam praefinies. Medium te mundi posui, ut circumspiceres inde commodius quicquid est in mundo. Nec te caelestem, neque terrenum, neque mortalem, neque immortalem fecimus, tu tui ipsius quasi arbitrarius honorariusque plastes et fictor, in quam malue­ris tute formam effinguas. Poteris in inferiora quae sunt bruta degenerare. Poteris in superiora quse surit divina ex tui animi sententia regenerari. O summam dei patris liberalitatem, sum­ mam et admirandam hominis faelicitatem. Cui datum id habere quod optat, id esse quod velit, bruta simul atque nascuntur id secum afferunt (ut sit Lucilius) e bulga matris quod possesaura sunt.Supremi spiritus aut ab initio, aut paulo mox id fuerunt, quod sunt futuri in perpetuas aeternitates. »Oratio Joannis Pici Mirandulœ Concordiœ Comitis. « Legi Patres ... » - Omnia Opera, edit. Jehan Petit, Paris 1517. s. p. Voici quelques passages tirés de la Theologia platonica de son maître et ami, Marsile Ficin: « L'homme s'efforce de rester dans la bouche des hommes pour l'avenir entier... il souffre de n'avoir pu être célébré par tout le passé, par tous les pays, par tous les animaux... Il mesure la terre et le ciel, scrute les profondeurs du Tartare, et le ciel ne lui paraît pas trop haut, ni le centre de la terre trop profond... Et puisqu'il a connu l'ordre des ciels, et qui meut ces ciels, et où ils vont, et leurs mesures et leurs produits, qui niera qu'il a quasiment le même génie que l'auteur de ces ciels et qu'en une certaine façon il pourrait lui-même les créer?... L'homme ne veut point de supérieur ou d'égal; il ne tolère point qu'il y ait au-dessus de lui quelque empire dont il soit exclu. C'est seulement l'état de Dieu... II s'efforcera à partout commander, à être loué partout. II s'efforce d'être partout comme Dieu. Comme Dieu, il s'efforce d'être toujours. » Apud P. Monnier, Le Quattrocento, 8e édit., Paris 1924, T. I, pp. 49-50. Citons encore ce passage tiré de la Silva de Laurent de Médicis: « Le talent était alors égal au désir, et l'envie à la force de l'intel­ligence; l'homme se contentait de connaître la part de Dieu qu'il peut comprendre; et la vaine présomption de notre esprit pervers ne doit pas monter plus haut, ni rechercher d'un soin superflu les causes que la nature nous cache. « Aujourd'hui notre esprit mortel présume qu'il y a un bien caché auquel il aspire; une subtilité vulgaire aiguillonne notre désir humain et ne sait plus comment le retenir; c'est pourquoi notre désir se plaint que l'esprit a trop de lumière en supposant ce bien; et, s'il ne le voit pas, il se plaint du peu qu'il voit, et il voit qu'il ne voit pas, et il demande d'être aveugle ou de voir tout à fait. »Apud Monnier, op. cit., T. II, p. 129.
  89. “poetica scientia est de his quae propter defectum veritatis non possunt a ratione capi; unde oportet quod quasi quibusdam similitudinibus ratio seducatur” (In I Sent. Prol Qu. 1 art. 5 ad 3um)
  90. I Qu. 1 art. 9
  91. An enquiry concerning human understanding, sect. I. Edit. E. A. Burtt, The English philosophera from Bacon to Mill, Modern Library, 1939, p. 587.
  92. Même sa conception de la physique expérimentale était strictement dialectique pour autant que sa méthode était in­terrogative.
  93. In Post. Anal. Lect. 1
  94. A comparer avec F.-C. Schiller, Hypothesis, in Studies in the hiatory and method of science, ouvrage édité par Charles Singer, Oxford, 1921, vol. II, pp. 429-430.
  95. Joseph Staline, op. cit., pp. 99-100: « Dialectique provient du mot grec ‘dialego’ qui signifie s'entretenir, polémiquer. Dans l'antiquité, on entendait par dialectique l'art d'atteindre la vérité en découvrant les contradictions renfermées dans le raisonne­ment de l'adversaire et en les surmontant. Certains philosophes de l'antiquité estimaient que la découverte des contradictions dans la pensée et le choc des opinions contraires étaient le meilleur moyen de découvrir la vérité. Ce mode dialectique de penser, étendu par la suite aux phénomènes de la nature, est devenu la méthode dialectique de connaissance de la nature; d'après cette méthode, les phénomènes de la nature sont éternellement mou­vants et changeants, et le développement de la nature est le résultat du développement des contradictions de la nature, le résultat de l'action réciproque des forces contraires de la nature. »
  96. « Para autem logicae, quae demonstrativa est, etsi cires, communes intentiones versetur docendo, tamen usus demonstra­tivse scientiae non est in procedendo ex his communibus inten­tionibua ad aliquid ostendendum de rebus, quae sunt subjecta aliarum scientiarum. Sed hoc dialectica facit, quia ex commu­nibus intentionibus procedit arguendo dialecticus ad es, quse sunt aliarum scientiarum, sive sint propria, sive communia, maxime tamen ad communia. » In I Post. Anal., lect. 20, n. 5. - Aussi, In de Trinitate, q. 6, a. 1, c.; In IV Metaph., lect. 4; Jean de saint Thomas, Cura. Phil., (édit. Reiser) T. I, p. 278.
  97. The Logic of Hegel, trad. de l 'Encyclopädie par W. Wallace, Londres 1892, p. 221. (Cette édition de Wallace contient un très grand nombre de notes inédites de Hegel.) - Friedrich Engels, lui aussi, trouve une confirmation de cette négation ver­bale du principe de contradiction, dans le calcul, du moins dans le calcul tel qu'on l'entendait de son temps. « Quand la mathé­matique des lignes droites et courbes en est ainsi arrivée à, son développement à peu près parfait, un champ nouveau presqu'illi­mité s'ouvre à la mathématique qui conçoit le courbe comme droit (triangle différentiel) et le droit comme courbe (courbe du premier ordre avec courbure infiniment petite). O métaphysique !” Dia­lectics of Nature, Intern. Publishers, New York 1940, p. 201. L'éditeur de ce texte a soin d'ajouter en note: « Ceci était évi­demment écrit avant qu'on n'ait introduit dans les manuels des preuves rigoureuses fondées sur la théorie des limites. Engels a tout à fait raison pour le calcul tel qu'il était enseigné de son temps. » Notons aussi qu'Engels a parfaitement raison de con­cevoir le calcul comme un résultat de l'application de la méthode dialectique (usus logicae docentis) en mathématique. Il suffit d'ailleurs d'introduire le mouvement en mathématique pour convertir celle-ci en dialectique, car la considération mathéma­tique strictement dite est sans mouvement. Son erreur consistait à croire qu'on atteint effectivement la limite.
  98. Voir G.-V. Plékhanov, Les questions fondamentalea du marxisme, le chapitre intitulé Dialectique et logique, E. S. L, Paris, s. d., p. 97 et sqq.
  99. Joseph Staline, op. cit., pp. 102-3.
  100. V Metaph., c. 6, 1016a25, lect. 7, n. 863; IV Physic., c. 14, 224a, lect. 23, n. 13; S. Albert, IV Phyaic., tract. III, c. 17. Marx, op. cit., p. 233.
  101. Sur la négation de la négation, voir F. Engels, M. E. Düh­ring bouleverse la science (Anti-Dühring), T. I, chap. XIII intitulé Dialectique. Négation de la négation. Paris, Alfred Costes, 1931, pp. 198 et sqq.
  102. “It appears that a certain Herr Krug, supposing Hegel to be attempting in the philosophy of nature to deduce all actual existent objects from the pure Idea, enquired whether Hegel could deduce the pen with which he, Herr Krug, was writing. Hegel demolishes the unfortunate Krug in a contemptuous and sarcastic footnote, in which he states that philosophy has more important matters to concern itself with than Krug's pen. And the general position he takes up is that the philosophy of nature - cannot and should not attempt to deduce particular facts and things, but only universals. It cannot deduce this plant, but only plant in general; and so on. The details of nature, he says, are governed by contingency and caprice, not by reason. They are irrational. And the irrational is just what cannot be dedu­ced. It is most improper, he tells us, to demand of philosophy that it should deduce this particular thing, this particular man, and so forth. ( ...In my opinion Hegel was wrong, and Krug right, as regards the question of the pen. And Hegel's ill-tempe­red petulance is possibly the outcome of an uneasy feeling that Krug's attack was not without reason. If we are to have an idealistic monism it must explain everything from its first prin­ciple, thought. And that means that it must deduce everything. To leave anything outside the network of deduction, to declare anything utterly undeducible, is simply dualism.” W. T. Stace, The philosophy of Hegel, Macmillan and Co., London 1924, paragr. 425, 426, p. 308. Que le contexte où nous plaçons cette note n'induise pas le lecteur en erreur - le Prof. Stace n'est pas marxiste !
  103. Joseph Staline, op. cit., p. 100.
  104. Karl Marx, Morceaux choisis, p. 197. 103. Ibid., p. 15s. Karl Marx, Morceaux choisis, p. 197. 103. Ibid., p. 15s.
  105. Ibid. p 156
  106. Ibid. 104
  107. Ibid. p 103
  108. Ibid.p 104-5
  109. Voir Plékhanov, loc. cit.
  110. 105 Marx op. cit. 233
  111. Ibid., p. 222.
  112. Ibid., pp. 222, 221, 223, 37.
  113. Denys l'Aréopagite, Traité de la théologie myatique, chap. III. Trad. du R. P. Dom Jean de S. François, Oeuvrea de S. Denys Aréopagite, Nicolas Buon, Paris 1629, pp. 546, 545.
  114. Marx, op. cit., p. 233.
  115. Puis je vis monter de la mer une bête ...Apo Puis je vis monter de la mer une bête ...Apoc. XIII, 1. Dans l'Expositio II sur l'Apocalypse, éditée parmi les ceuvres de saint Thomas (Vivès T. 32), nous trouvons le commentaire suivant: «Et je vis, à savoir intérieurement, une bête, c'est-à-dire un corps, une foule d'hommes pervers vivant de manière bestiale et dévorant cruellement d'autres hommes, à savoir leur causant des dommages soit spirituels soit corporels...De la mer, c'est-à-dire du monde secoué par la tempête des tribulations et des tentations, et rendu amer par ses transgressions, car cette bête sera formée des diverses nations du monde.- Et vidi, scilicet interno visu, bestiam, idest corpus sive numerositatem hominum perversorum bestialiter viventium et alios crudeliter devorantium, scilicet vel nocumento spirituali vel corporali ... De mari, idest de mundo tempestuoso per tribulationes et tentationes et amaro per transgressionem, quia ex diversis nationibus mundi colligetur haec bestia. » (p. 298) Dans l'édition Desclée de la traduction Crampon, nous lisons, au même endroit, en note: « Les quatre bêtes de Daniel repré­sentent chacune un empire (vii, 17, 23), celle de l'Apocalypse, qui réunit en elle les traits de toutes les autres (v, 2), doit néces­sairement représenter l'ensemble de ces empires et être le symbole de la puissance politique, de la force matérielle des États, mise au service du dragon, pour opprimer les serviteurs de Dieu. Elle monte de la mer, comme les quatre bêtes de Daniel (vii, 1) parce que les empires surgissent ordinairement des guerres et des troubles qui agitent les peuples.- Puis je vis monter de la terre une autre bête ...Apoc. XIII, 11. « De la terre: la première bête sortait de la mer, c'est-à-dire de l'agitation et du boulever­sement des peuples; celle-ci monte de la terre, élément plus calme: elle naît dans un état social tranquille, au sein de la civilisation.- Une autre bête: tous les traits qui suivent en font le symbole de la fausse science, de la sagesse de ce monde au service de l'impiété. Aussi est-elle désignée plus loin comme ‘le faux-prophète’. » Ibid.. XIII, 1. Dans l'Expositio II sur l'Apocalypse, éditée parmi les ceuvres de saint Thomas (Vivès T. 32), nous trouvons le commentaire suivant: «Et je vis, à savoir intérieurement, une bête, c'est-à-dire un corps, une foule d'hommes pervers vivant de manière bestiale et dévorant cruellement d'autres hommes, à savoir leur causant des dommages soit spirituels soit corporels...De la mer, c'est-à-dire du monde secoué par la tempête des tribulations et des tentations, et rendu amer par ses transgressions, car cette bête sera formée des diverses nations du monde.- Et vidi, scilicet interno visu, bestiam, idest corpus sive numerositatem hominum perversorum bestialiter viventium et alios crudeliter devorantium, scilicet vel nocumento spirituali vel corporali ... De mari, idest de mundo tempestuoso per tribulationes et tentationes et amaro per transgressionem, quia ex diversis nationibus mundi colligetur haec bestia. » (p. 298) Dans l'édition Desclée de la traduction Crampon, nous lisons, au même endroit, en note: « Les quatre bêtes de Daniel repré­sentent chacune un empire (vii, 17, 23), celle de l'Apocalypse, qui réunit en elle les traits de toutes les autres (v, 2), doit néces­sairement représenter l'ensemble de ces empires et être le symbole de la puissance politique, de la force matérielle des États, mise au service du dragon, pour opprimer les serviteurs de Dieu. Elle monte de la mer, comme les quatre bêtes de Daniel (vii, 1) parce que les empires surgissent ordinairement des guerres et des troubles qui agitent les peuples.- Puis je vis monter de la terre une autre bête ...Apoc. XIII, 11. « De la terre: la première bête sortait de la mer, c'est-à-dire de l'agitation et du boulever­sement des peuples; celle-ci monte de la terre, élément plus calme: elle naît dans un état social tranquille, au sein de la civilisation.- Une autre bête: tous les traits qui suivent en font le symbole de la fausse science, de la sagesse de ce monde au service de l'impiété. Aussi est-elle désignée plus loin comme ‘le faux-prophète’. » Ibid.
  116. Op. Cit. p 83
  117. Op. Cit. 186, 187
  118. L’encyclique Divini Redemptoris dénonce le communisme moderne comme une doctrine de fausse rédemption – voir les remarques de l’A Alphonse Marie Parent dans son étude intitulé Autour du racisme, in L’Académie canadienne Saint Thomas d’Aquin, onzième session (1941) pp 113, 122-123
  119. « ... non ita quod id quod est necessarium, sit sicut finis; quia id quod necessarium est, ponitur ex parte materiae; sed ex parte finis ponitur ratio necessitatis. Non enim dicimus quod necessarium sit esse talem finem, quia materia talis est; sed potius e converso, quia finis et forma talis futurs, est, necesse est materiam talem esse. Et sic necessitas ponitur ad mate­riam, sed ratio necessitatis ad finem. » In II Physic., lect. 15, n. 4
  120. « Sed primus homo peccavit principaliter appetendo similitudinem Dei quantum ad scientiam boni et mali, sicut serpens ei suggessit, ut scilicet per virtutem propriae naturae determinaret sibi quid esset bonum et quid malum ad agendum; vel etiam ut per seipsum praecognosceret quid sibi boni vel mali esset futurum. Et secundario peccavit appetendo similitudinem Dei quantum ad propriam potestatem operandi, ut scilicet virtute propriae naturae operaretur ad beatitudinem consequendam, unde Augustinus dicit, XI super Gen. ad litt., quod menti mulieris inhaesit amor propriae potestatis. » (Secunda Secundae Qu.163 a. 2 c.)
  121. Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach, in Etudes philosophiques, éditions sociales internationales.
  122. Henri Heine, De l’Allemagne (1834). Paris, Calmann Lévy, 1878 tome I pp. 179-183.
  123. II Phys. C. 5197a18 ; lect. 9 n° 4, aussi III SCG c. 99 « ordo enim inditus… » etc.
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