Discours sur les saints

De Salve Regina

Discours sur les Saints


Par le Père Giry.


Discours sur les Saints. 1

I. — DES MERVEILLES DE DIEU DANS LES SAINTS. 1

II. — DU NOMBRE PRODIGIEUX DES SAINTS. 1

III. — DES FRUITS DE LA LECTURE DE LA VIE DES SAINTS. 3

IV. — DES DISPOSITIONS QU’IL FAUT AVOIR POUR LIRE UTILEMENT LA VIE DES SAINTS. 6


I. — DES MERVEILLES DE DIEU DANS LES SAINTS.


Pendant cette vie nous ne connaissons pas Dieu dans son essence, mais seulement dans le miroir de ses créatures ; ainsi nous ne pouvons pas l’admirer dans son être et ses perfections essentielles, mais seulement dans les œuvres qui sont sorties de ses mains. Si cela est, nous pouvons conclure avec raison que les Saints sont les premiers sujets dans lesquels nous devons admirer Dieu : ce sont ses plus excellents ouvrages, et ce qu’il y a de plus parfait hors de lui ; ce sont eux qui nous donnent la plus haute idée de sa puissance, de sa sagesse, de sa bonté et du reste de ses attributs.

Il est vrai qu’il est encore admirable dans toutes ses autres créatures, parce qu’il n’y en a aucune qui n’élève l’esprit à la connaissance de ses grandeurs. Il est admirable dans la production des fleurs, des fruits, des plantes et des animaux, où nous voyons sa beauté et sa gloire peintes avec de si vives couleurs. Il est admirable dans la création des étoiles, des planètes et des corps célestes, qui, par leur splendeur et leur incorruptibilité, sont autant de figures de sa lumière éternelle. Il est surtout admirable dans la formation de ce grand univers, où, d’un côté, la multitude presque infinie des êtres différents qui le composent, et de l’autre le bel ordre et l’harmonie merveilleuse qui se trouvent, entre eux obligent les plus forts esprits à s’élever au-dessus de tout ce qui est créé, pour reconnaître un Dieu indépendant, un Dieu immortel, un Dieu tout-puissant, un Dieu plein de bonté, qui a su et a bien voulu opérer tant de miracles pour élever nos cœurs et les conduire, par les choses visibles, à la connaissance et à l’amour de ses perfections invincibles.

Mais ce grand Dieu ne se fait en nulle chose si hautement admirer que dans l’âme des justes et dans les vertus qu’ils ont pratiquées; car toutes les créatures privées d’intelligence et de raison ne sont que les signes et les vestiges de Dieu ; ce qu’on pourrait dire aussi en quelque façon des pécheurs qui se sont rendus semblables aux bêtes; mais les Justes et les Saints, au contraire, sont les images et les copies vivantes de sa divinité, et ils ont l’honneur d’être ses amis, ses enfants par adoption, ses favoris, ses héritiers et les chers objets de ses complaisances. Saint Basile dit même que chaque Saint est un Dieu, non pas à la vérité par la perfection de sa nature, qui est la même que celle des autres hommes, mais par le bénéfice de la grâce dont son âme est comme édifiée. Ainsi nous avons beaucoup de sujets de dire que ni la terre avec sa fécondité et l’abondance de ses fleurs et de ses fruits, ni la mer avec ses richesses et le nombre infini de ses monstres et de ses poissons, ni l’air avec ses beautés et la multitude de ses oiseaux et de ses météores, ni le feu avec ses éclairs et le terrible éclat de ses tonnerres, ni le ciel même par la splendeur de ses astres et la régularité de ses mouvements, ne nous publient si avantageusement la grandeur et la gloire de notre Dieu que l’âme d’un Saint que sa bonté a choisie pour le lieu de sa demeure, pour le vaisseau de ses grâces, pour le centre de son repos et pour l’objet de ses plus tendres amours. Nous conclurons donc avec le Roi-Prophète que sa propre expérience a fait parler, que « Dieu est véritablement admirable en ses Saints, qu’il est le Dieu d’Israël qui a donné cette grâce et cette force à son peuple, et que son saint nom en doit être infiniment béni ».


II. — DU NOMBRE PRODIGIEUX DES SAINTS.


Saint Jean, parlant dans son Apocalypse du nombre des habitants du ciel, nous apprend qu’il est impossible de les compter. En effet, qui peut douter que ce Dieu, ce roi si puissant et si magnifique, ne se fasse une cour souverainement glorieuse, non-seulement par le mérite et les perfections de ceux qui la composent, mais aussi par leur multitude, toujours trop petite pour lui rendre les hommages et les adorations qui lui sont dus? Nous n’entreprendrons donc pas de faire le dénombrement des bienheureux; mais, pour en donner seulement quelque idée aux fidèles, nous les prions de considérer ceux que l’Eglise nous représente dans ses Martyrologes, qui n’en énumèrent qu’une très-faible partie.

Ils y trouveront une si prodigieuse quantité de Saints et de Saintes de toutes sortes de nations, d’âges, d’états et de conditions, qu’ils seront saisis d’une admiration extrême. Comme la reine de Saba, en voyant la magnificence du palais de Salomon, l’éclat de ses appartements, le nombre de ses officiers et le bel ordre qu’ils gardaient dans leurs ministères, était tout hors d’elle-même et n’avait plus de respiration : ainsi, nous, en considérant les richesses immenses de notre Roi pacifique et cette multitude innombrable de ses serviteurs et de ses amis, pourrions-nous ne pas nous écrier dans un profond étonnement avec le Psalmiste : « Ô Seigneur, Ô Dieu des vertus, que vos tabernacles sont aimables ! Nous soupirons sans cesse après l’heureux moment qui nous y donnera entrée et nous y fera jouir du bonheur de votre présence ! »

On trouvera dans les Martyrologes de l’Eglise des armées de Martyrs, composées d’hommes et de femmes, de vieillards et de petits enfants, de personnes robustes et de personnes délicates, de vierges et de gens mariés, d’ecclésiastiques et de laïques, de soldats et d’hommes d’étude, de nobles et de roturiers, de riches et de pauvres, qui, par une vertu toute divine et une force invincible, se sont exposés d’eux-mêmes à la cruauté des tyrans, à la rage des bourreaux et à la rigueur des plus grands supplices pour la cause de jésus crucifié et la défense de son Evangile. On remarquera que la troupe de ces saintes victimes a quelquefois été si nombreuse, qu’elles se comptent par centaines , par milliers et par dizaines de milliers ; et d’autres fois, ce sont des villes, des peuples entiers qui donnent leur sang pour une cause si sainte et si glorieuse.

Après ces compagnies de Martyrs, en viennent d’autres composées d’hommes apostoliques, c’est-à-dire de saints Docteurs, de prédicateurs de l’Evangile, de Papes dignes de l’éminence de leur siège, et de bons évêques de différentes Eglises : ces légitimes successeurs des Apôtres se sont aussi rendus les héritiers de leur foi et les imitateurs de leurs vertus, et les ont suivis dans le zèle qu’ils avaient du salut des âmes et dans le soin de donner à leurs ouailles l’aliment de la saine doctrine. On trouvera encore des saints prêtres et des diacres fervents, qui, marchant sur les pas des plus excellents pasteurs de l’Eglise, ont été les fidèles ministres de leurs pieux desseins et les compagnons inséparables de leurs entreprises. On trouvera une infinité de saints religieux et bienheureux solitaires, qui ont méprisé les richesses de la terre, foulé aux pieds les pompes et les vanités du monde et renoncé à tous les plaisirs de la chair, pour ne porter plus leurs pensées et leurs désirs que sur les biens éternels, et qui, menant dans un corps de boue une vie digne de la société des Anges, ne se sont occupés, à l’exemple de ces pures intelligences, qu’à la contemplation et à l’amour de la souveraine Majesté de Dieu. On trouvera enfin une belle troupe de vierges prudentes qui, par une glorieuse émulation, ont voulu partager avec les hommes l’honneur de combattre et de vaincre le monde avec tous ses charmes. La faiblesse de leur sexe, la tendresse de leur âge et la délicatesse avec laquelle elles avaient été élevées semblaient leur rendre cette entreprise impossible ; mais, comme le dit saint Chrysostome, « elles se sont élevées au-dessus de leur nature : et on a vu que celles qui menaient auparavant une vie pleine de délices et étaient tout le jour sur des coussins ou des lits de plumes sans pouvoir remuer, ont embrassé si généreusement la croix de jésus-christ, qu’elles portaient la haire ou le cilice, qu’elles n’avaient plus ensuite d’autre lit que des planches et de la paille, d’autre nourriture que du pain et des légumes, ni d’autre logement qu’une caverne ou une pauvre cabane ». Et ne croyez pas que le nombre en soit petit, puisque Palladius, dans son Histoire monastique, rapporte qu’un évêque l’assura que, en une certaine ville, plus de vingt mille filles vivaient dans ces pratiques de pénitence.


Qui donc ne s’écriera encore dans le sens du Prophète royal : « Souverain Seigneur des Anges et des hommes, que votre nom est admirable dans le ciel, sur la terre et par tout l’univers ; mais que vous êtes surtout admirable dans ce nombre infini de Saints que vous avez prédestinés à votre gloire! »


III. — DES FRUITS DE LA LECTURE DE LA VIE DES SAINTS.


Nous ne croyons pas qu’il soit besoin de preuves pour persuader aux fidèles que la lecture de la Vie des Saints est un puissant moyen pour avancer dans la pratique des vertus chrétiennes. Cette vérité est rendue si évidente par l’exemple d’un grand nombre de Saints et de Saintes qui ont été attirés à la piété par cette voie, et particulièrement de saint Prote et de saint Hyacinthe, martyrs, de saint Augustin, de sainte Marie l’Egyptienne, de saint Honorat, évêque d’Arles, de saint Elzéar, comte, de saint Ignace de Loyola, de saint Jean Colombini et de sainte Thérèse, qu’il n’est plus possible d’en douter. Nous nous arrêterons donc ici à marquer seulement quelques-uns des principaux fruits qu’on en peut recueillir, afin d’engager ceux qui sont zélés pour leur avancement spirituel à ne se Jamais relâcher dans une si sainte pratique.

Premièrement, on y découvre l’immensité de la charité divine, et la tendresse de l’amour et de la bienveillance que Dieu a pour ses élus. C’est ce qui paraît admirablement dans la passion des Martyrs. Il est vrai qu’ils avaient de terribles combats à soutenir; qu’on leur faisait souffrir des tourments extrêmes et inouïs, et que la durée de ces tourments était quelquefois capable de lasser les plus courageux et de les jeter dans le désespoir : mais qui pourrait expliquer les prodiges que Dieu a faits en leur faveur et les marques visibles qu’il leur a données de sa protection? Combien de fois le feu a-t-il perdu sa force pour ne les point endommager, même en un seul de leurs cheveux? On les jetait dans des fournaises ardentes ou dans des chaudières d’huile bouillante ; on les étendait sur des grils enflammés, on leur mettait des casques tout rouges de feu sur la tête, on leur faisait avaler du plomb fondu; mais ils sortaient de ces supplices aussi sains qu’ils étaient auparavant : cet élément, tout furieux qu’il est, ayant respecté leurs membres et n’ayant osé les brûler. Combien de fois les lions, les tigres, les ours et autres bêtes féroces, auxquels on les avait exposés, se sont-ils couchés à leurs pieds avec la douceur des agneaux, pour les leur lécher et témoigner par ce devoir qu’ils honoraient en eux le souverain Seigneur de toutes choses qui les avait créés? Combien de fois les bourreaux ont-ils perdu la vue ou la force des bras, ou la vie même, afin de ne les pouvoir plus frapper? Combien de fois, au milieu de leurs plus grands tourments, ont-ils fait des miracles de charité et de miséricorde en faveur de ceux qui les persécutaient : comme de les guérir des maux qu’ils s’étaient attirés par leur cruauté, de les préserver d’une mort prochaine, et même de les ressusciter? Combien de fois des Anges et des Saints sont-ils descendus du ciel pour les consoler dans leurs peines, pour les fortifier contre l’ennui et le découragement, et pour les guérir de leurs blessures? D’ailleurs, quelles consolations célestes ne recevaient-ils pas dans la plus grande violence de leurs tortures? Ces consolations étaient quelquefois si grandes qu’ils ne sentaient ni le fouet, ni le fer, ni le feu, ni les autres instruments que l’on employait pour les persécuter, et qu’ils avaient déjà dans leur martyre un avant-goût des délices qui les attendaient dans l’autre vie. Il serait trop long de rapporter ici les faveurs signalées de Dieu envers les autres Saints; les voies extraordinaires par lesquelles il les a conduits ; les moyens qu’il a pris pour les sanctifier et ensuite pour les rendre illustres et glorieux dans le monde; les miracles qu’il a opérés par leurs mains, et les honneurs qu’il leur a fait rendre, en récompense de celui qu’ils avaient eux-mêmes procuré à sa divine Majesté, pendant qu’ils étaient sur la terre : c’est ce que l’on a pu voir dans la lecture de leur vie, et qui a sans doute donné sujet de dire avec le Roi-Prophète : « Seigneur, vous honorez et vous faites honorer vos amis jusqu’à l’excès ».

Secondement, on y reconnaît l’industrie admirable de la divine Providence pour procurer le salut des hommes, et pour tirer les infidèles et les pécheurs de l’état d’aveuglement où leur malice les avait plongés. En effet, quelles conversions n’ont pas faites les souffrances et le massacre des Martyrs ! On égorgeait un chrétien, et mille autres ouvraient les yeux à la lumière de l’Evangile et embrassaient le Christianisme. Le sang des Martyrs était comme une semence jetée en terre, qui rendait beaucoup plus que le centuple; et les cruautés que l’on exerçait sur eux, bien loin de décourager les spectateurs et de leur donner de l’horreur et de l’éloignement pour notre religion, étaient ce qui les animait le plus à quitter l’idolâtrie et à se faire les disciples de jésus-christ crucifié. C’est par ce moyen et non par l’éloquence des orateurs, ni par la puissance des armes, que la foi s’est établie et répandue par toute la terre, afin qu’on connût évidemment que cette œuvre était de Dieu, et que la nature n’y avait point de part. Mais qu’y a-t-il encore de plus surprenant que les moyens différents dont Dieu s’est servi pour conduire ce nombre infini de saints Confesseurs à l’état de perfection où il les demandait ? Quelles austérités et quelles mortifications ne leur a-t-il pas inspirées? Par quelles croix, par quelles tribulations ne les a-t-il pas fait passer? Dans quelles humiliations ne les a-t-il pas laissés une grande partie de leur vie, pour faire mourir en eux le sentiment du vieil homme et y former les inclinations de l’homme nouveau ? Peut-on voir sans étonnement qu’il se soit servi des opprobres pour les faire arriver à la gloire ; qu’il ait employé les persécutions et les rebuts pour les rendre utiles à tout le monde ; et que, pour les faire vivre dans l’éternité, il ait voulu que leur vie fût une mort continuelle et un sacrifice de tout ce que la nature recherche et qui peut être agréable à la chair et aux sens? C’est donc dans l’histoire des Saints que paraît avec éclat l’éminence de la sagesse de Dieu, qui nous dit par la bouche d’Isaïe : « Ses voies ne sont pas les nôtres, et ses desseins sont aussi éloignés de nos vues et de nos raisonnements, que le ciel est élevé au-dessus de la terre ».

En troisième lieu, on y voit à découvert la force, l’efficacité des souffrances et du sang de jésus-christ. car où pourrait-elle paraître avec plus de gloire que dans la constance inébranlable des Martyrs et des Confesseurs? Les premiers ont été attaqués avec tant de force, qu’il semblait que nulle puissance n’y pût résister. L’enfer et le monde étaient déchaînés contre eux. On leur enlevait leurs biens, on leur arrachait leurs femmes et leurs enfants, on les jetait dans les prison, on leur tenaillait les membres, on employait contre eux tout ce que la malice des hommes et des démons pouvait inventer de plus douloureux; mais, bien loin de se plaindre, ils ne faisaient autre chose que bénir Dieu, donner des louanges à sa divine Majesté, s’offrir à son service; et la grâce agissait si puissamment dans leurs âmes, qu’ils trouvaient plus de plaisir à souffrir que les hommes du siècle n’en trouvent à passer le temps dans les jeux et les divertissements les plus agréables. Qui faisait ces grands prodiges, si ce n’est l’exemple d’un Dieu crucifié, si ce n’est la grâce qui coulait de son sang, si ce n’est la vertu de ses mérites, si ce n’est l’impression de son Esprit? On eût dit qu’il y avait un défi entre la puissance de l’enfer et la puissance de cette grâce, à qui l’emporterait sur le cœur; l’une en les affligeant et les tourmentant l’autre en les soutenant et les fortifiant ; mais la grâce était la plus forte, et elle donnait une telle vigueur aux Martyrs, que les tourments les plus aigus leur cédaient, et que la mort même n’avait plus pour eux d’amertume. Il en était de même pour les Confesseurs à l’égard des pénitences les plus terribles et des entreprises les plus difficiles à exécuter : la grâce leur faisait souffrir ce qui paraissait impossible, et elle le faisait avec tant de pouvoir que, comme ils ne refusaient jamais aucune croix qui leur fût envoyée de la main de Dieu, de même ils ne s’excusaient jamais d’aucun travail qu’ils crussent être agréable aux yeux de Dieu.

En quatrième lieu, on a sujet d’admirer dans cette même lecture la puissance de la charité chrétienne et, de l’amour pour jésus-christ. Car n’est-ce pas elle qui a fait que des mères ont souhaité de voir leurs enfants mourir en leur présence, pour n’être pas infidèles à leur souverain Seigneur ; qu’elles les ont elles-mêmes exhortés au martyre, et qu’elles les ont portés sur leurs propres épaules, afin qu’ils ne fussent pas privés de la gloire de perdre la vie pour une si juste cause, comme fit la mère de saint Méliton, l’un des quarante Martyrs de Sébaste? N’est-ce pas elle qui a fait que des femmes ont encouragé leurs maris à donner leur sang pour le vrai Dieu, qu’elles ont vu d’un œil intrépide les plus grandes cruautés que l’on a exercées contre eux, et qu’elles avaient même la force de tenir leurs pieds et leurs mains tandis que les bourreaux les leur hachaient et coupaient en pièces, comme fit sainte Nathalie à saint Adrien, martyr, son mari ? N’est-ce pas elle qui a fait quitter des biens immenses pour se faire pauvre de jésus-christ; abandonner les plaisirs et les honneurs que la fortune présentait à pleines mains, pour mener une vie abjecte et méprisable aux yeux du monde, et préférer la sage folie de la croix à la folle sagesse des hommes du siècle ? Lorsqu’on voit ces merveilles dans la vie des Saints, dont nous avons proposé ici les exemples, n’a-t-on pas raison de dire avec l’Epouse des Cantiques, que « l’amour n’est pas moins fort que la mort », et avec saint Grégoire le Grand, que « l’amour peut toutes, choses, et que, s’il cesse d’être généreux, il n’est plus un véritable amour? »

En cinquième lieu, on voit facilement, par cette lecture combien se trompent grossièrement ceux qui refusent d’observer la loi de Dieu et les préceptes de l’Evangile, sous prétexte que la pratique en est difficile et qu’elle est toujours accompagnée de beaucoup de peine, ne considérant pas que Dieu n’a jamais manqué de donner sa grâce à ses serviteurs pour vaincre ces difficultés, et qu’il est encore prêt à la donner à ceux qui la lui demanderont avec humilité et ne mettront point d’obstacle à ses mouvements. Ah ? que ces infortunés recevront de confusion au redoutable jour du Seigneur, lorsque ce Juge des Anges et des Hommes, faisant paraître devant eux cette troupe innombrable de Martyrs avec les marques glorieuses de leurs supplices, leur dira d’un ton foudroyant: «Voyez-vous ces généreux athlètes; Jamais ni l’amour des richesses, ni le désir de l’honneur, ni la passion de la volupté, ni la considération de leurs enfants, ni la crainte de la mort n’a pu les ébranler ni les détacher de mon service; ils me sont demeurés fidèles dans les plus grandes afflictions et dans les supplices les plus douloureux; et, s’ils sont arrivés à la gloire, ce n’a été qu’en renonçant à eux-mêmes, en portant tous les jours leur croix, et en me suivant sur le Calvaire. Et vous, misérables, ayant ces beaux exemples devant les yeux, vous les avez méprisés, vous avez secoué le joug de mes commandements, vous m’avez quitté pour un intérêt frivole et une chose de néant, vous n’avez rien voulu souffrir pour mon amour ; vous ne méritez pas d’avoir part à mon héritage ni d’entrer dans la joie de votre Seigneur. Allez, maudits, aux flammes éternelles ! » Quelle excuse ces réprouvés pourront-ils apporter ? Diront-ils que leur nature était faible, leurs passions violentes, et l’exemple du monde contagieux? Mais celui des Saints leur fermera la bouche, puisque ayant la même nature, les mêmes passions, et étant au milieu du même monde, ils n’ont pas laissé de mener une vie pure et innocente, ou de sortir de leurs premiers désordres par les pratiques d’une véritable et sérieuse pénitence. Il faut donc dès maintenant profiter des actions qui nous sont proposées dans la Vie des Saints; et, voyant qu’avec les mêmes infirmités que nous, ils ont marché à si grands pas dans le chemin de la vertu, nous voudrons suivre leurs traces et être leurs imitateurs, comme ils ont été les imitateurs de jésus-christ.

Enfin, pour comprendre en trois mots tous les fruits d’une si sainte lecture, les fidèles y trouvent un flambeau qui leur montre le véritable sentier du salut, un aiguillon qui les excite à y entrer au plus tôt et sans user de remise, et un gage assuré de la récompense qui leur est promise, s’ils préfèrent ce sentier à la voie large du monde. Malheur à ceux que l’amour de leur corps, qui doit se corrompre dans peu de jours, empêchera d’en faire un si saint usage ! Mais bienheureux ceux qui, en lisant la Vie des Saints, travailleront de tout leur pouvoir à devenir saints comme eux, afin d’avoir part à la gloire dont ils jouissent déjà dans le ciel.


IV. — DES DISPOSITIONS QU’IL FAUT AVOIR POUR LIRE UTILEMENT LA VIE DES SAINTS.


Il est arrivé quelquefois que des personnes du monde lisant la Vie des Saints, par hasard ou par curiosité, ou seulement pour se désennuyer, y ont trouvé un trésor auquel elles ne pensaient pas, et se sont senties si puissamment touchées de la grâce du Saint-Esprit, qu’elles ont pris sur-le-champ la résolution de quitter le péché avec ses engagements, et d’entrer dans les voies de la justice et de la perfection : c’est ce que saint Augustin rapporte (au viiième livre de ses Confessions) de deux courtisans de l’empereur, qui rencontrèrent et lurent par occasion la vie de saint Antoine le Grand, dans un ermitage auprès de Trêves, où ils étaient allés se promener ; ils en furent tellement émus qu’ils renoncèrent aux charmes de la cour et aux avantages que la fortune leur faisait espérer, pour embrasser, à l’exemple de ce grand Saint, une vie pénitente et solitaire. C’est aussi ce que nous remarquons dans la vie de saint Ignace de Loyola, du vénérable César de Bus, et de beaucoup d’autres serviteurs de Dieu, qui sont redevables de leur conversion à la lecture fortuite et presque forcée de ce livre des prédestinés.

Cependant il est constant que ces coups de la grâce sont rares et extraordinaires, et que, selon les règles communes, pour tirer du profit de cette lecture, il faut la faire avec des dispositions saintes et toutes chrétiennes. En effet, si saint Augustin (dans le livre des cinquante Homélies) demande, pour entendre utilement la parole de Dieu, une préparation si grande et si considérable, qu’il la compare à celle qu’il faut apporter pour .recevoir dignement la chair adorable de Jésus-Christ, n’en pouvons-nous pas demander une semblable pour lire avec profit la Vie des Saints, puisqu’elle est comme une parole de Dieu écrite, et qu’elle ne nous représente autre chose que l’Evangile et les autres écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament mis en pratique ? Cela étant, il est à propos que nous marquions en peu de mots quelle doit être la disposition de celui qui veut s’appliquer à la lecture de ce livre, pour le faire avec utilité et en tirer les motifs de son entière conversion et les instructions nécessaires à son avancement spirituel.

Comme nous parlons d’un véritable chrétien, qui ne porte cette auguste qualité que parce qu’il est fidèle, et qu’il croit indubitablement tout ce qui est compris dans la doctrine de l’Eglise catholique, nous devons plutôt supposer en lui la foi que la demander. Aussi un infidèle, s’il n’est dans la défiance de ses opinions et ne cherche à être éclairé d’une lumière céleste, n’est nullement capable de la lecture dont nous parlons, et elle lui serait plutôt une occasion de scandale et de blasphème qu’une source de grâce et d’amendement. Lorsqu’il verrait tant de Saints fouler aux pieds les richesses et les grandeurs, idoles du monde, pour suivre la doctrine et les maximes d’un Crucifié, et s’exposer hardiment, sans faire réflexion sur la noblesse de leur sang ni sur la délicatesse de leur complexion, aux plus grandes tortures et aux supplices les plus ignominieux, au fouet, à la roue, au gibet ; consentir à être déchirés par les bêtes, brûlés, rôtis à petit feu, et hachés en pièces par tout le corps, pour demeurer constants dans le parti de ce Crucifié ; et de plus cette quantité de jeunes Vierges, douées d’une rare beauté, refuser des alliances qui leur mettaient le sceptre à la main et la couronne de l’empire sur la tête, pour conserver inviolablement la foi qu’elle avaient promise à l’Epoux céleste, ce qui a souvent attiré sur elles toute la fureur des hommes et toute la rage des démons, et les a fait passer par des tourments et des outrages inexprimables; cet infidèle, disons-nous, voyant ces merveilles de la grâce crucifiante de Jésus-Christ, se les regarderait-il pas comme des traits de folie et comme des effets d’un esprit extravagant? Lorsqu’il verrait encore ces compagnies de Confesseurs se condamner eux-mêmes à une pauvreté et à une mortification continuelles, et ne faire guère moins de mal à leur corps que les tyrans et les bourreaux n’en faisaient souffrir aux Martyrs, et cela pour l’amour d’un Dieu qu’ils ne voyaient point, et dans l’espérance d’une vie et d’un bonheur qui ne tombaient point sous leurs sens; cet infidèle ne dirait-il pas que c’est là être ennemi de soi-même et agir contre les règles de la véritable sagesse ?

C’est donc avec sujet que nous supposons dans celui qui doit lire la Vie des Saints la soumission et la docilité de la foi chrétienne : d’autant plus que la conduite de ces grands serviteurs de Dieu étant l’ouvrage de la grâce, qui ne peut être connue par les seules lumières de la raison naturelle, il faut être éclairé d’une lumière supérieure, qui est celle de la foi, pour en juger sainement et sans erreur. Supposons-lui donc cette lumière qui fait la substance de l’homme chrétien, et sans laquelle il n’y a point d’intelligence des choses divines, selon cette parole du prophète Isaïe : Si non credideritis, non intelligetis : « Si vous ne croyez pas, vous n’entendrez pas ». Les autres dispositions qui lui sont nécessaires sont la pureté d’intention, l’humilité de cœur, la ferveur et le discernement.

Il doit premièrement avoir l’intention droite, c’est-à-dire, ne lire ni par curiosité ni par étude, mais dans la vue de son bien spirituel, et pour trouver sujet de se confondre de ses négligences, de s’animer à une vie plus parfaite, de se nourrir des pures maximes du christianisme, de se fortifier par l’exemple des Saints et de s’enflammer davantage de l’amour de Dieu. En effet, comme cette lecture ne peut être utile que par le secours surnaturel du ciel, et que ce secours n’est ordinairement donné qu’à ceux qui le désirent et qui le cherchent, suivant ces paroles de Moïse dans le Deutéronome : « Lorsque vous chercherez le Seigneur, vous le trouverez, si toutefois vous le cherchez de tout votre cœur », il est clair qu’on s’appliquera inutilement à parcourir ce livre, si l’on n’y est porté par un généreux dessein de s’instruire efficacement des voies du salut. Aussi, quoique la Vie des Saints soit dans presque toutes les familles chrétiennes, et qu’il y ait peu de fidèles qui ne parcourent quelquefois ses pages, il y en a néanmoins très-peu qui prennent la résolution d’imiter les exemples de ces hommes célestes et de marcher par le chemin qu’ils nous ont tracé. On lit pour passer agréablement une demi-heure ou une heure. On lit pour satisfaire sa curiosité naturelle. On lit pour savoir ce que l’on dit communément des Saints, ou pour en pouvoir parler ; mais on ne lit pas pour s’édifier soi-même et pour se mettre devant les yeux, selon la manière de parler de saint Jérôme, dans son Epître à Démétriade, « un miroir net et éclatant où l’on voit ce que l’on a de plus défectueux pour le réformer, et ce que l’on a de beau pour le perfectionner ».

Outre cette intention, le lecteur de la Vie des Saints doit avoir beaucoup d’humilité ; car le propre de cette vertu est de rendre l’esprit soumis et de lui faire recevoir avec respect ce qu’il ne comprend pas, ce qui est au-dessus de sa portée. Or, l’histoire des Saints est remplie d’opérations surnaturelles, que notre raison ne peut concevoir, soit parce que Dieu les a conduits par des voies extraordinaires de croix, d’austérités, d’humiliations, de travaux et de peines, que sa seule puissance leur a pu faire supporter ; soit parce qu’il leur a fait des grâces si surprenantes, et qu’il s’est communiqué à eux d’une manière si relevée, qu’on a peine à croire que des créatures mortelles aient été capables d’un si grand effet ; soit enfin parce qu’il a fait par eux des miracles qui ont étonné toute la nature et qui sont infiniment au-dessus de ses forces. Il faut donc de l’humilité pour lire leur histoire, et, sans cette vertu, on tomberait aisément dans l’abus de ces orgueilleux dont parle l’apôtre saint Jude dans son Epître canonique, «qui rejettent avec mépris et blasphème tout ce qu’ils ignorent, et qui, mesurant toutes choses, même les plus divines et les plus mystérieuses, à leurs faibles raisonnements, traitent de fable ce que Dieu a fait pour glorifier sa puissance et relever le mérite de ses serviteurs ».

Cette humilité de cœur et cette droiture d’intention doivent encore être accompagnées de ferveur, soit pour faire la lecture de ces Vies avec plus de révérence et d’attention ; soit pour la reprendre plus souvent et s’y rendre plus assidu ; soit pour s’attacher davantage à en tirer de fortes résolutions de bien vivre; soit enfin pour mettre aussitôt la main à l’œuvre, en exécutant sans remise ses bons desseins, et en travaillant avec force et persévérance à acquérir les vertus dont on aura vu les exemples et la pratique dans la conduite des Saints. Car, sans cette ardeur on serait semblable à ces arbres stériles qui poussent d’abord de belles fleurs et qui se couvrent d’un feuillage fort agréable, mais qui, après cette riche apparence, ne donnent point de fruits, laissant leur maître aussi pauvre qu’auparavant : au lieu que, si l’on cultive ce bon zèle, on fera de grands progrès dans la piété chrétienne et on pourra arriver à la ressemblance de ces grands amis de Dieu qui, étant de même nature que le reste des hommes, ne se sont distingués du commun des fidèles que par une constance inébranlable qu’ils ont reçue de la grâce et de la miséricorde de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ.

Cependant, comme toute sorte de zèle ne mérite pas d’être approuvé, et qu’il y a une certaine ferveur dont l’apôtre saint Pierre veut que nous nous donnions de garde, parce qu’elle jette dans la tentation, il faut ajouter à toutes ces dispositions que nous avons marquées celles de la prudence et du discernement. Car, parmi les actions saintes et héroïques des Saints, il y en a beaucoup à la vérité qui demandent tout ensemble et notre admiration et notre imitation ; mais il y en a aussi quelques-unes qui sont seulement admirables, et qu’il n’est pas permis d’imiter sans un attrait extraordinaire et un mouvement certain de l’Esprit de Dieu, comme l’action de sainte Apolline, qui se jeta elle-même dans le feu que les bourreaux lui avaient préparé, et celle des saints Stylites, qui se sont élevés sur des colonnes, exposés à toutes les injures de l’air. Ainsi l’on a besoin du don de conseil et de la prudence surnaturelle pour faire en tout cela un juste discernement, et, sans ce secours, on serait en danger de tomber dans le travers de ces personnes qui n’agissent que par les principes d’une conscience erronée, et, ne suivant que les mouvements d’un zèle indiscret, veulent aller à la perfection par des routes particulières et inconnues, qui les éloignent de leur fin, au lieu de les y conduire.

Nous ajoutons que cette prudence est encore absolument nécessaire pour se bien gouverner dans la pratique des vertus qui doivent être le sujet ordinaire de notre imitation ; car, bien qu’il ne puisse y avoir d’excès dans l’amour que nous avons pour Dieu, puisque la véritable mesure de cet amour, selon saint Bernard, est de n’en point avoir, et que nous ne saurions jamais assez aimer celui qui est infiniment aimable : les autres exercices, néanmoins, et principalement ceux qui ont besoin du secours du corps et qui en diminuent les forces, comme l’oraison assidue, les jeûnes, les veilles, les disciplines et les autres austérités corporelles, ont certaines bornes que l’on ne peut passer sans indiscrétion : il est nécessaire que la prudence chrétienne, aidée de la sage conduite d’un bon directeur, en prescrive la mesure et empêche que, sous le prétexte d’imiter les Saints, on ne tombe dans l’excès. Mais, d’un autre côté, il faut bien prendre garde que cette modération ne dégénère en lâcheté, et qu’elle ne se règle par la prudence de la chair, que saint Paul appelle mort, à la différence de la véritable prudence de l’esprit, qu’il appelle vie et paix, Car enfin, c’est une chose incontestable que les afflictions et les souffrances sont le véritable chemin du salut; que le chrétien qui veut bien vivre et se rendre digne des bénédictions célestes, doit crucifier sa chair avec ses vices et ses convoitises, et que quiconque se résout à suivre Jésus-Christ comme son fidèle disciple, doit porter tous les jours sa croix après lui.

C’est la doctrine que le Sauveur même nous a enseignée par sa parole et par son exemple, c’est la voie par laquelle tous les Saints ont marché ; et nous ne devons nous attendre d’arriver au terme où ils sont heureusement parvenus, que par le chemin qu’ils ont suivi. Si nous sommes dans cette résolution, la lecture de la Vie des Saints nous sera d’une utilité incomparable, et nous y trouverons une manne cachée qui, en nous donnant toute sorte de satisfaction et de bon goût, nous éclairera dans nos doutes, nous fortifiera dans nos langueurs, et nous conservera pour le ciel ! Ainsi soit-il.


Le Père Giry.

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