L'héroïcité de la vertu chez les enfants : Différence entre versions

De Salve Regina

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== Anne de Guigné ==
 
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Version du 14 mars 2017 à 16:03

Vie spirituelle
Auteur : P. Garrigou-Lagrange, O.P.
Source : Revue La Vie Spirituelle n°42, p 34-52
Date de publication originale : janvier 1935

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

Anne de Guigné

On a publié, ces derniers temps, d’excellentes études sur la vie intérieure des enfants[1]. Nous voudrions sou­ligner ici quelques traits relatifs à ce qu’est chez eux l’héroïcité des vertus, en prenant surtout des exemples dans la vie d’Anne de Guigné[2].

L’héroïcité des vertus selon Benoît XIV[3], pour être prouvée, requiert quatre conditions : 1° la matière, objet de la vertu, doit être ardue ou difficile, au-dessus des forces communes des hommes ; 2° les actes doivent être accomplis promptement, facilement, 3° avec une certaine joie, celle d’offrir un sacrifice au Seigneur, 4° assez fré­quemment, lorsque l’occasion s’en présente.

La première de ces conditions montre que l’héroïcité des enfants est relative à leur âge, à leurs forces, à celles qu’ils manifestent communément. Si certains grands sont très petits, il est des petits qui, par leurs vertus, sont déjà très grands. L’Ecriture dit : Ex ore infantium et lactentium perfecisti laudem : Par la bouche des enfants et de ceux qui sont à la mamelle, Seigneur, tu t’es pré­paré une louange » (Ps. VIII, 3). Jésus le rappela aux princes des prêtres et aux scribes qui s’indignaient d’entendre les enfants crier dans le Temple : « Hosanna au fils de David » (Matth., XXI, 16) ; et si la foi des petits est, certains jours, un exemple pour les grands, il faut en dire autant de leur confiance et de leur amour.


Pensons ici à ce que peut et doit être, selon la pensée et la volonté de Dieu, l’héroïsme d’un chacun, aux divers âges de la vie et dans les conditions les plus différentes. Il convient d’être attentif non pas seulement à ce qu’on enseigne, mais à ce qu’on devrait enseigner pour être parfait chrétien. Il faut aussi se rappeler que le sacrement de confirmation fait déjà d’un enfant un soldat du Christ. On ne doit pas oublier non plus comment les enfants entendent l’héroïsme et comment, la plupart du temps, quand ils le pratiquent, ils ne sauraient le dénommer. L’enfant, quand il est héroïque, l’est avec simplicité, sans parade ; sa simplicité rappelle celle de Jésus dans la sainte famille de Nazareth.

Il convient aussi de remarquer, que, dans l’innocence de l’enfant baptisé, le Saint-Esprit n’a pas grand-chose à purifier avant de communiquer sa lumière de vie et sa force attirante. Il y a bien certaines suites attirantes du péché originel, qui sont comme des blessures en voie de cicatrisation après le baptême ; mais elles ne sont pas envenimées par les péchés personnels réitérés. L’enfant en état de grâce, tant qu’il ne pèche pas personnellement est en contact direct avec la sainte Trinité qui habite en lui ; son âme est comme un diamant, qui doit encore certes être taillé, mais qui est pour ainsi dire sans scories. Les purifications si douloureuses, nécessaires dans la mesure de leurs égarements aux chrétiens qui ont péché, le Saint-Esprit en dispense l’enfant fidèle à la grâce dans l’accomplissement des devoirs de son âge. Alors nous le voyons s’élever… ; il se laisse porter, non plus par sa mère, mais par la grâce du Tout-Puissant. Encore faut-il vouloir se laisser porter ou conduire. L’enfant, moins encombré de choses à sacrifier, plus libre, plus pur en ses intentions, y peine moins que l’homme souvent.

La communion précoce porte parfois des fruits d’hé­roïsme dans l’âme de ces petits. La confirmation apporte une nouvelle floraison de grâces ; on constate parfois un bel épanouissement des sept dons dans l’âme enfantine, d’autant que l’enfant ne raisonne pas encore de façon méthodique et compliquée, et qu’il va à la vérité tout simplement comme par intuition.


Chez les meilleurs d’entre eux on remarque l’élévation relative des vertus théologales. Comme l’enfant, conscient de son ignorance et de sa faiblesse, est naturellement incliné à croire à ce que lui disent son père et sa mère, à avoir confiance en eux, à les aimer non seulement pour leurs bienfaits, mais pour eux-mêmes, il est aussi porté par la grâce du baptême à croire à la parole de Dieu, qui lui est transmise par sa mère, puis par le prêtre qui l’instruit, il est aussi incliné à avoir confiance en Dieu et à l’aimer pour lui-même. Il vit à sa manière des trois vertus théologales, avant de réfléchir à la nécessité des vertus cardinales de prudence, justice, force et tempérance. Dans la prière du matin et du soir, ce sont des actes de foi, d’espérance et de charité qu’on lui fait faire. S’il est fidèle, il les fait chaque jour un peu mieux.

Plus tard, quand les sens s’éveilleront, et quand il devra entrer en relation avec les hommes, il verra la nécessité des vertus morales qui disciplinent les passions et qui règlent nos rapports avec autrui d’une façon juste et équitable. Alors peut-être, frappé par l’importance de ces dernières vertus d’ordre humain, il donnera moins d’attention à celles beaucoup plus hautes qui unissent notre âme à Dieu. En perdant de sa naïveté enfantine, il perdra peut-être aussi quelque chose de son intimité avec Dieu ; il ne prendra pas assez garde que, plus nous avançons, et moins nous devons être enfants avec les hommes, plus nous devons devenir enfants de Dieu, par le progrès de la vie de la grâce, par la conscience de notre dépendance à l’égard de notre Père du ciel, par l’intimité toujours croissante à laquelle il daigne nous appeler ; finalement nous devons rentrer pour ainsi dire dans le sein de Dieu ; les élus au ciel sont in sinu Dei, un peu comme le Fils unique qui est in sinu Patris (Jean, I, 18).

La simplicité de l’enfant l’aide à entrer dans les hauteurs de Dieu, par la foi, l’espérance et l’amour.

La Foi

Il croît volontiers aux choses du ciel, tout en deman­dant à voir et à comprendre autant qu’il le peut. Il ne tarde pas à saisir que ces grands mystères ne se voient point encore ici-bas, qu’il faut y croire, et de tout son cœur il veut y croire, et, s’il est docile, il y croit toujours plus fermement.

Cette persévérance dans la foi qui s’approfondit est une rare merveille chez certains enfants. Seule la grâce divine peut les porter à croire fermement de si grands mystères, invisibles et incompréhensibles, à y donner une attention non seulement passagère, mais soutenue et toujours plus pénétrante.

On le voit dans ce qui a été comme le point de départ de la vie intérieure d’Anne de Guigné. Ce fut cette vérité fondamentale soigneusement notée dans son carnet spirituel : « Il faut sauver notre âme, elle retournera à Dieu son Créateur. Notre corps vient de la terre, mais notre âme vient de Dieu. » Vérité élémentaire pour tout chrétien, mais sur laquelle cette enfant revient toujours en s’entre­tenant avec Notre-Seigneur. Elle écrit au début d’une retraite en avril 1921 : « Plus je lui parlerai, plus il me répondra. Il va me parler par le prêtre, par les avis qu’il va me donner. Là où Il me parlera surtout, c’est au fond de l’âme par sa grâce. Le bon Dieu me dira : Je te veux plus obéissante, je ne te veux plus vaniteuse. Si tu l’es déjà à ton âge, que sera-ce plus tard ? » Elle note ailleurs : « Il faut avoir un grand respect de la présence de Dieu. Il faut respecter Dieu et ses parents… les aimer de tout son cœur, leur rendre autant de services que possible, leur obéir, et faire tout ce qu’ils veulent. » Elle accueille avec joie, et même avec enthousiasme, l’idée d’aller au catéchisme pour s’instruire des vérités de la religion.

La difficulté, de la foi ne vient pas seulement de son obscurité, mais aussi de son caractère pratique, lors­qu’elle demande de consentir à des sacrifices, par exemple â accepter la maladie et les souffrances qui se pro­longent. Bien vite l’enfant dira : « C’est assez ». Il a peine à croire que le bon Dieu veuille sa souffrance comme occasion de lutte et d’amour plus généreux. Il a besoin d’une volonté courageuse, et surtout de lumière et de force divine pour se ressaisir.

La première grande douleur pour Anne de Guigné fut la mort de son père. La manière surnaturelle dont elle l’accepta, comme le montre son biographe, fut pour son âme l’entrée dans une vie nouvelle : par la foi elle com­mence à vivre de la pensée de l’au-delà et à voir d’en-haut la vie présente. Dès lors cette enfant, armée d’une grande volonté, se plie, lutte chaque jour et, en quelques mois, est comme envahie par l’Esprit de lumière, « le doux Hôte de l’âme ». Anne devient de plus en plus soumise ; elle, portée à la jalousie, veille désormais à ne plus penser qu’aux autres et dès lors ne refuse plus rien au bon Dieu. Devenue bien malade, elle dit : « Mon bon Jésus, tout ce que vous voulez. » Ce tout dépasse la simple rési­gnation ; il est inspiré par une grande foi.

Anne, qui aime beaucoup la Sainte Vierge sous le titre de Notre-Dame des Douleurs, écrit : « Debout au pied de la croix, sur laquelle son Fils était cloué, Marie pleurait… Donnez-moi la grâce de pleurer avec vous… » - Pourquoi pleurer ? - « Parce que Jésus n’est pas assez aimé. »

Où trouver une enfant qui désire la grâce de pleurer ? La lumière divine de la foi vive, éclairée par les dons du Saint-Esprit, traçait profondément le chemin où son âme avançait.

L’Espérance

L’espérance n’est pas moins -vive que la foi chez l’en­fant profondément chrétien. Comme il a naturellement confiance en son père et sa mère, dont il se sent aimé, la grâce le porte à compter sur l’amour de Dieu, à attendre le secours de sa bonté et de sa puissance. Sous la lumière divine, il perçoit, limpidement, mais non toujours sans peine, les manifestations de l’infinie bonté. Il croit que la Providence dirige tout, que rien n’arrive sans que « Dieu l’ait voulu ou permis », il attend le secours divin, il y compte. Lorsqu’on lui dira plus tard : « le motif formel de l’espérance, c’est Dieu toujours secourable », il le saisira tout de suite, car son expérience l’aura depuis longtemps instruit de ce secours.

Quand l’heure est venue de faire certains sacrifices pénibles, de les renouveler souvent, s’il les accomplit avec une persévérance sereine et joyeuse, comme on le voit dans la vie d’Anne de Guigné, l’enfant peut atteindre à l’héroïsme. Il se manifeste précisément en ceci que l’enfant garde non seulement intacte, mais plus vive, sa confiance aimante en ce Dieu si bon, qui lui demande tant de sacrifices.

Dans la déposition de la Mère Saint Raymond sur la vie et les vertus d’Anne de Guigné[4], on lit :

« C’est son esprit de foi qui lui donnait cette grande con­fiance en Dieu que nous admirions chez elle : elle était vraiment très persuadée que Dieu conduit tout, que nous sommes dans sa main, que rien ne nous arrive sans être voulu de Lui, que tout est bon par conséquent. De là sa paix, sa sérénité, cette joie inaltérable en toutes sortes de con­tradictions. Car Aime n’a pas eu la vie facile qu’on pour­rait imaginer. Elle avait très souvent mal. à la tête, on devait interrompre ses études ; elle était un temps ici, un temps ailleurs ; elle devait quitter des amies, se détacher ; tout cela devait lui coûter beaucoup, mais elle voyait la conduite de la Providence dans les moindres choses, et ainsi tout était bien.

C’est pour cela qu’elle aimait tant les Ecritures : elle y voyait à découvert cette Providence de Dieu. L’histoire d’Abraham surtout l’avait frappée. L’Ange venant arrêter l’immolation d’Isaac, la foi d’Abraham triomphante, cela faisait battre son cœur… Elle avait si bien compris que Dieu est tout ! Aller à Lui continuellement, c’était sa vie : elle allait à Lui par toutes ses actions. »

Jamais l’épreuve n’altéra la confiance d’Anne de Gui­gné. Lorsqu’on décembre 1921 elle fut prise de grandes douleurs de tête et du dos, son visage était livide, les muscles respiratoires paralysés. Elle ne se plaignait pas, mais gémissait doucement : « Mon bon Jésus, j’en ai assez. » puis un sourire révélait le secours divin : « Je suis heureuse », disait la petite malade, heureuse de tout offrir pour les pécheurs. « Oui, je veux bien souffrir encore ! » Elle vivait déjà ailleurs, les yeux fixés sur la patrie, sur le terme du voyage, et non seulement elle avait une très vive confiance, au lieu d’être abattue par la douleur, mais elle communiquait aux autres son espé­rance, et la demandait pour les pécheurs.

La Charité

L’amour de Dieu, chez certains petits prédestinés, apparaît non seulement sous la forme de la charité affective qui se repose en la Bonté de Dieu aimé pour lui-même, mais aussi sous la forme de la charité effective, agissante, qui se prouve par le sacrifice, et par un grand amour du prochain.

C’est très frappant chez Anne de Guigné ; aussi parler de son amour de Dieu, c’est parler en même temps de son renoncement, de son humilité, de sa mortification, de son obéissance.

Elle a des générosités de novice carmélite. Il lui suffit d’avoir compris où est le plus parfait pour tenter de le faire ; on doit même modérer son désir de se mortifier quand il devient trop soutenu.

C’est l’amour de Dieu qui la porte à la pratique des vertus : « Il faut toujours obéir », c’est un des points de son programme ; et, quoique ce soit parfois bien dur, elle y parvient admirablement. Fortifiée par la grâce de la première communion, elle se donne toute à ses petits devoirs familiaux et scolaires, petits en soi, mais grands pour elle, et pour Dieu par l’intention qui la porte à les accomplir. Elle s’applique à servir les siens promptement et joyeusement. Vers l’âge de neuf ans, elle écrit : « Nécessité pour moi de lutte quotidienne ». Devant les petits et les grand efforts elle dit : « Bon Jésus, je vous les offre. » C’est là sa manière d’aller à Dieu, de faire provision de courage, de persévérance. On ne connaît plus ce que la douceur coûte à sa nature irascible : « Tout de même, c’est exaspérant… Oh ! que j’ai envie de me fâcher ! » Mais bientôt la grâce triomphe, et c’est la bonté qui a le dernier mot.

Elle comprend que tout offrir au Seigneur est un secours : « Rien ne coûte quand on l’aime. » Elle se lève promptement tous les jours, alors que le sommeil l’attire encore ;elle renonce à ses goûts, elle se prive de dessert, elle mange des mets qu’elle aime le moins ; une fois elle se frotte avec des orties, pour remercier Notre­-Seigneur d’avoir exaucé un de ses désirs. Un autre jour, s’étant froissé un muscle du genou, elle se relève sans un cri, les yeux pleins de larmes, inquiète seulement d’avoir ému l’affection des siens : « Ne vous tourmentez pas, maman chérie, ce n’est rien ; j’ai seulement beaucoup de chagrin de vous avoir fait peur. » Ceux qui ont vécu près d’elle ont pu dire : « On ne la vit jamais refuser un sacrifice. »

La religieuse qui dirigeait les enfants du catéchisme à Cannes n’a jamais remarqué en la petite fille, et pendant cinq ans, le moindre mouvement de vanité, sauf une fois, à quatre ans à peine. C’est là le signe d’un grand amour de Dieu.

Bien qu’elle soit portée à reprendre, à gouverner, Anne s’efface, se fait petite, heureuse quand d’aventure ou l’oublie ; plus heureuse encore de recevoir pour elle ce qu’il y a de moindre et de réserver de petits dons aux déshérités.

Si la grâce qui l’attire est bien puissante, l’élan avec lequel Anne correspond est des plus généreux. Une défaite la laisse humble et confiante : « C’est parce que je n’ai pas assez prié… »

A quatre ans à peine, elle accepte des cataplasmes sinapisés bien douloureux : « Ça brûle trop…, mais, mon bon Jésus, je vous l’offre. » Comme on compatissait : « Tu souffres, Nénette ? » - « Oh ! non, j’apprends à souffrir. » « Nous pouvons bien souffrir quelque chose pour Jésus-Christ, puisqu’il souffrit pour nous. »

Avec une conviction profonde, à neuf ans, elle déclare : « Une vie longue est un bienfait, parce qu’elle permet de souffrir beaucoup pour Jésus. » Il y a là manifestement une très haute inspiration du Saint-Esprit, inspiration accordée à sa docilité persévérante.


La continuité de sa joie, de ses persévérances - gestes effacés, ignorés, qu’elle, appelait des « petits arrange­ments » -, de sa Charité, de son union à Jésus, au milieu de son travail, de ses jeux, n’est pas moins belle que sa manière si… naturelle d’être toute surnaturelle à dix ans.

Combien de renoncements exige une pareille fidélité ! « On la voit monter, comme on suit dans l’azur le vol d’un aiglon », nous disait une âme contemplative qui nous a aidé à la mieux connaître.

Sans doute, l’éducation, le milieu, favorisèrent le développement de cette belle vie intérieure, - le tout petit des catéchismes populaires doit fournir encore un autre effort pour s’affiner, s’adapter, être délicat, réservé, affable -, mais même dans ce milieu choisi la pratique con­tinuelle de ces vertus demande une grande générosité, signe certain d’un amour de Dieu qui ne cesse de grandir.

Cette enfant avait le souci très vif de la gloire de Dieu, elle était « prête à tout souffrir pour sa foi ». Le péché blessait son cœur : « O mon Dieu, pardonnez-leur, ils ne savent pas… ». Elle sentait naître en elle la vocation du Carmel « pour la gloire de Dieu ».

Elle était attentive, surtout les premiers samedis de chaque mois, à éviter les plus petites fautes, pour être agréable à la sainte Vierge, et lui offrir ce jour-là « mille petits sacrifices pour réparer les péchés commis contre son honneur ». Prière, rosaire, Ave maris Stella, réjouissaient son cœur et l’unissaient à Jésus par sa Mère immaculée.


Parmi les enfants dont on a écrit la vie, bien peu, semble-t-il, ont reçu autant de grâces de recueillement, d’union à Jésus, que la petite Anne. Mais aussi elle, savait faire pénitence pour les pécheurs, désirant d’un grand désir « des conversions éclatantes… pour que tout le monde reconnaisse la gloire de Dieu ». Elle aimait « qu’on lui confiât une âme à convertir ».

En cette enfant bien équilibrée, on voit une charité rayonnante, universelle, la paix, la douceur et aussi de la gravité, qui n’empêche pas l’enjouement aux heures de récréation ; on ne trouve chez elle rien d’irréfléchi.

On est particulièrement frappé de ce grand signe de l’amour de Dieu et du prochain qu’est l’oubli de soi. Dès les premiers jours de sa maladie, elle s’inquiète de la fatigue des siens bien plus que de son mal, et à Notre-Seigneur elle dit : « Guérissez les autres malades. » Jésus a dit : « Aimez-vous les uns les autres, c’est à ce signe qu’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples » (Jean, XIII, 35).


La vie eucharistique d’Anne de Guigné mérite une mention spéciale ; c’est un autre signe de son grand amour de Dieu.

Elle ne savait pas encore lire, que déjà elle suivait la messe dans un petit paroissien en images, sans perdre un geste du prêtre[5].

Presque deux ans avant sa première communion, elle en parle beaucoup, elle demande surtout à sa mère de lui cri parler[6]. Elle veut à tout prix préparer « une belle demeure dans son cœur à son cher petit Jésus », et pour cela ne refuse aucun sacrifice.

Le jour de sa première communion, sa joie fut très grande ; elle s’en allait de l’une à l’autre de ses petites compagnes comme dans un transport ; et dans la suite si on l’avait privée de communion pour une faute, elle aurait pleuré toutes les larmes de son corps, dit Mère Saint Raymond dans son témoignage[7].

Elle est toute heureuse aussi de la première communion de ses sœurs : elle en jouit, elle les entraîne en les faisant vivre dans une harmonie parfaite[8].

Elle montre une grande délicatesse de conscience avant de s’approcher de la sainte table ; elle demande un jour à sa mère : « Maman, n’ai-je pas été trop dissipée ? » ou elle se reproche la négligence dans la prière[9].

Dès la veille, elle y pense, et parfois prend son petit livre, lit les Actes avant la Communion et se prépare avec ferveur à la grande action du lendemain ; elle fait part de sa joie à son institutrice[10].

Elle dit à son jeune frère : « Oh que tu seras heureux quand le petit Jésus sera dans ton cœur ! » Plus tard, en s’amusant avec lui, et lui dit avec une gravité douce : « si nous allions faire une petite prière pour nous préparer à la communion de demain ?[11] » Un autre jour, on la trouve agenouillée sur une marche d’es­calier ; interrogée sur ce qu’elle faisait : « Je remercie le bon Jésus, dit-elle, de ce qu’Il veut bien venir dans mon cœur[12]. » Son biographe écrit :

Dans ses visites au Saint-Sacrement, on le voyait, elle trouvait dans le tabernacle son Dieu vivant et, quand l’hostie rayonnait sur l’autel, son regard se fixait sur l’ostensoir avec une profondeur et une intensité si étonnantes, avec une flamme si lumineuse, que sa foi semblait toucher à la vision[13].

« Pour que la vie de Jésus croisse en moi, a-t-elle écrit, il faut que mon âme se nourrisse souvent et très souvent. » « Je veux communier aussi souvent que possible », a-t-elle noté encore. « La vie de la grâce est très pré­cieuse, et sa nourriture, qui est Jésus-Christ, est tellement belle qu’il faut la désirer de tout cœur[14]. »

Elle confie à une de ses tantes, religieuse : « J’ai pleuré ce matin parce que maman ne m’a pas permis de communier »; puis elle ajoute : « mais je me console mainte­nant, on m’a appris à faire la communion spirituelle[15]

Une amie de sa mère passe, un matin, en se rendant à l’église ; l’enfant lui demande : « Voudriez-vous m’emmener ? ­» et, la permission de sa mère obtenue, elle revient si rayonnante de bonheur qu’on ne peut s’empêcher de lui dire : « Tu désires donc beaucoup aller à la messe ? » - « Oh ! oui, répondit-elle, j’aime beaucoup la messe… et puis, voyez-vous, c’est une communion de plus[16]. »

Durant le saint sacrifice, quand elle avait lu l’évangile du jour, elle fermait les yeux, et, la tête légèrement incli­née, les mains jointes, par un mouvement profond de son âme, elle s’absorbait complètement dans son cœur à cœur avec Jésus-Christ présent sur l’autel. La faim de son âme se trahissait dans ses moindres gestes, et quand elle revenait de la sainte table, elle était « toute perdue en Dieu », il fallait quelquefois la guider pour lui faire retrouver sa place[17].

Elle demande un jour à sa mère :

- Maman, voulez-vous me permettre de prier sans livre pondant la messe ?

- Pourquoi donc ?

- Parce que je sais par cœur les prières de mon parois­sien et que je suis souvent distraite en les lisant, tandis que lorsque je parle au bon Jésus, je ne suis pas distraite du tout : c’est comme quand on cause avec quelqu’un, maman, on sait bien ce qu’on dit.

- Et que dis-tu au bon Jésus ?

- Que je l’aime. Puis je lui parle de vous, des autres, pour que Jésus les rende bons. Je lui parle surtout des pécheurs.

Et rougissant un peu, elle ajouta :

- Et puis, je lui dis que je voudrais le voirErreur de référence : Balise fermante </ref> manquante pour la balise <ref>. ».

Le 28 décembre 1921, son confesseur lui dit : « Voulez­-vous que je vous apporte Notre-Seigneur ? » - « Oh ! oui ! » répondit-elle avec un accent où paraissait un désir immense[18]. Quelques jours après elle mourait après avoir vu son ange gardien et en donnant un dernier regard à sa maman chérie. Une seule parole monta de tous les cœurs : « C’est une sainte[19]. »

Anne de Guigné rappelle beaucoup par son amour de l’Eucharistie la bienheureuse Imelda, morte à 11 ans, pendant l’action de grâces de sa première communion.

En lisant cette biographie, on se rappelle le principe : la preuve de la charité, de l’amour de Dieu, ce sont les œuvres des différentes vertus que la charité inspire. « Aux fruits on peut juger de l’arbre. » Et, sans vouloir devancer le jugement de l’Eglise, il est permis d’estimer qu’on trouve en cette enfant, morte dans sa onzième année, les quatre conditions requises par Benoît XIV pour l’héroïcité des vertus : 1° la matière difficile au-dessus des forces communes des enfants de cet âge, 2° la promptitude dans l’accomplissement des actes vertueux, 3° la joie d’offrir un sacrifice au Seigneur, 4° la fréquence de ces actes, dès que l’occasion est donnée.

Cela fait penser à ce que dit saint Thomas : « Au-des­sus de la vertu commune, s’exerce la vertu héroïque, qui fait les hommes divins, et où l’on doit voir une inspira­tion spéciale du Saint-Esprit[20] »

Le récit de ces vertus doit nous porter à remercier le Seigneur qui se plait à combler les petits et à rétablir ainsi l’équilibre dans la balance du bien et du mal, à mettre un contrepoids à tant de vilenies que l’iniquité accumule. Nous y trouvons aussi un très grand exemple, et, arrivés au seuil de la vieillesse, nous avons encore beaucoup à apprendre des meilleurs de ces petits.

Autres exemples d’héroïcité manifeste

Anne de Guigné n’est pas une exception. D’autres enfants autour d’elle nous offrent des exemples pareils. Voici, dans un tout autre milieu, la fille d’un ouvrier communiste. Annette[21] perd sa mère ; elle a quatorze ans, élève ses quatre frères et sœurs. La charité chré­tienne l’a conquise un jour, et elle-même convertit ses quatre frères et sœurs, puis elle meurt en voulant empê­cher son père de commettre dans une église un vol sacri­lège.

Le père chômait ; des camarades l’invitent à voler à l’é­glise les vases sacrés… pour les transformer en lingots d’or et nourrir ses enfants. L’honnête ouvrier hésite, mais les autres raillent, et le père d’Annette entre avec eux dans le sanctuaire. Elle les suit… et s’élance sur l’un d’eux, qui rejette cet agresseur inattendu avec une telle violence que l’enfant s’abat sur le sol. Le père d’Annette accourt, reconnaît son enfant et l’emporte. Elle meurt heureuse, sous la bénédiction du prêtre, pure et radieuse victime. Le père, touché, revient au Seigneur.

Nous ne pouvons parler de ce sujet sans rappeler l’héroïcité de la petite Nellie, âgée de quatre ans, dont la vie bien connue fut écrite il y a quelques années[22]. Torturée par la carie des os qui rongeait sa mâchoire, pour supporter ses douleurs elle serrait son crucifix sur son cœur ; tandis que ses larmes coulaient, elle acceptait tout, répétant sans se lasser : « Voyez comme le Dieu saint a souffert pour moi ! »

On nous communique la vie de Lucile de Senilhes, morte à quinze ans, en s’offrant pour l’Eglise et pour la France[23].

Avant d’en arriver à demander la souffrance, cette enfant écrivait :

Se renoncer ; ne pas employer la phrase : « J’aime mieux ». - Pour conserver la paix, il faut obéir à quatre règles importantes : S’appliquer à faire plutôt la volonté d’autrui que la sienne. Choisir toujours d’avoir moins que plus. Chercher toujours la dernière place. Désirer toujours et prier que la volonté de Dieu s’accomplisse parfaitement en nous !

Elle écrit un jour après la communion :

« Fais mon bonheur, et je ferai le tien. » - Voilà, mon Dieu, la pensée que vous m’avez envoyée ce matin dans ma communion. Et comment ferai-je votre bonheur, o divin cœur de mon Jésus ? En accomplissant fidèlement mon devoir quotidien, en vous offrant toutes mes actions, en faisant pour votre amour beaucoup de petits sacrifices, en priant pour les pécheurs, en vous faisant aimer, en ne résistant jamais aux mouvements de votre grâce.

En suivant cette voie, elle en arrive, sous l’inspiration du Saint-Esprit, à demander ainsi la souffrance.

Ma nature est si faible qu’elle se plaindra, je le crains bien, mon Dieu, si vous la faites souffrir ; mais alors, Seigneur, n’écoutez pas ce que je vous dirai, et quand vous aurez commencé, ô Jésus, n’arrêtez plus ; je me livre à vous ; la seule chose que je vous demande, c’est de m’aider à porter la souffrance… O mon Dieu ! je vous consacre mes quinze ans avec toute la ferveur de mon âme… Envoyez-moi la souffrance…augmentez le nombre des justes qui sauveront la France.

Elle mourut peu après d’une pneumonie, supportant héroïquement sans même un soupir une ponction à la colonne vertébrale faite avec des aiguilles trop courtes.

Que pèse une âme d’enfant aussi héroïque dans la main de Dieu ?

En 1909 mourait aussi héroïquement en Italie une petite Guglielmina Tacchi Marconi, connue à Pise par son amour extraordinaire pour les pauvres[24]. Dans les rues, elle les guettait pour venir à leur secours. A table, elle ne pouvait manger s’il leur manquait quelque chose.

Elle meurt à onze arts, torturée pendant sept mois par l’endocardite ; pendant ces sept mois, pas un caprice. Dès le premier jour, elle qui n’avait plus qu’une heure de paisible sommeil, se contentait de redire et avec quelle confiance : « Tutto per amore di Gesù ! » Après sa première communion faite avant de mourir, elle resta longtemps en extase et mourut en disant « Viens, Jésus ! Viens, Jésus »

Enfin dans un livre récent : Mes Benjamins[25], sont rapportés des actes héroïques, accomplis par de petits enfants annamites, japonais, dont quelques-uns, déjà connus, sont morts martyrs. Nous en citerons, pour terminer, quelques-uns.

Une petite annamite, Dân, qui mourut martyre à treize ans, et dont la cause est introduite, fut emprisonnée avec sa famille, souffrit de la faim, et malgré les coups resta toujours inflexible en disant : « Jamais je ne renierai mon Dieu. » Comment pouvait-elle, sans se plaindre, suppor­ter les innombrables coups de rotin dont on lui labourait le corps ? Elle ne cessait de prier, adorant le Seigneur, le Verbe incarné, puis s’écriait : « Que l’on m’enchaîne, que l’on me mette à la cangue ou aux ceps…, ou encore, s’il me faut subir la « question », et les autres tortures, ou être cruellement suppliciée jusqu’à la mort pour la foi, je suis résolue à tout souffrir. » - On lui fit subir souvent la « question », les verges, la roue, le chevalet ; on brûla l’extrémité de ses membres, on lui arracha les ongles, ou coula du plomb dans ses oreilles. Elle resta inébranlable. Sur ses plaies vives on lui donnait encore des coups ! Dân vit bientôt des insectes ronger ses plaies.

L’enfant ne se releva plus ; mais nulle plainte ! et Dân quitta ainsi la terre pour le ciel.

Dans le même livre est rappelé le martyre de trois petits garçons japonais, canonisés par Pie IX en 1862. Ils étaient jaloux de mourir eux aussi martyrs comme les chrétiens. Maxime, âgé de onze ans, demanda avec larmes d’être mis à mort. Un soldat lui donna un coup d’épée sur la tête. - Antoine, âgé de treize ans, avant d’être martyrisé, sut répondre au gouverneur qui le pressait d’apostasier : « Combien je serais insensé de laisser aujourd’hui des biens certains et éternels pour des biens incertains et passagers ! » - Louis Ibragi, âgé de douze ans, était si petit qu’on crut en faire facilement un apostat. Mais au contraire, pendant le long et douloureux voyage qu’il dut faire avant de mourir, c’est lui qui soutenait, le mis­sionnaire, interceptant les coups en sa faveur. Il obtint du Père la permission de chanter sur la croix le Laudate, pueri, Dominum. Mais le religieux sur sa croix était en extase, et l’enfant, avec quelques autres, chanta le Psaume[26].

En lisant le récit, des actes accomplis par ces enfants de dix à douze ans et même moins, en se rappelant les paroles sublimes que plusieurs ont prononcées avant de mourir, ou trouve en eux une sagesse incompa­rablement supérieure en sa simplicité et son humilité, à la complexité souvent prétentieuse de la science humaine. On y voit le don de sagesse à un degré éminent, propor­tionné à la charité de ces petits serviteurs de Dieu, grands par l’héroïque témoignage qu’ils lui ont donné jusqu’à la mort.

Rome, Angelico.

Notes et références

  1. Cf. en particulier Etudes Carmélitaines, avril 1934, L’Enfant et la « Voie d’Enfance », par le P. Bruno de Jésus-Marie, O.C.D.
  2. Anne de Guigné, par Etienne-Marie Lajeunie, O.P. Éditions du Cerf, Juvisy. - La Vie Spirituelle, mai 1931, p. 177 et suiv. : Un témoignage sur la vie et les vertus d’Anne de Guigné.
  3. De Servorum Dei beatificatione, I. III, c. 21 et sq.
  4. Cf. La Vie Spirituelle, mai 1931, p. 184. Tous les autres traits que nous citons ici sont mentionnés dans la biographie écrite par la P. Lajeunie.
  5. Vie, p. 67.
  6. Ibid. p. 22.
  7. Un témoignage (Vie Spirituelle., loc. cit.), p 195.
  8. Vie Spirituelle, loc. cit., p. 196.
  9. Vie, p. 43.
  10. Ibid., p. 68.
  11. Ibid., p. 70.
  12. Ibid., p. 70.
  13. Ibid., p. 71.
  14. Ibid., p. 71.
  15. Ibid., p. 71.
  16. Ibid., p. 67.
  17. Ibid., p. 68.
  18. Ibid., p. 111.
  19. Ibid., p. 119.
  20. Ia IIae, q. 68, a. 1, ad 1m.
  21. Petite Annette, par Jeanne Froehlich. Apostolat de la Prière, Toulouse.
  22. Nellie, par Fr. Bernard des Ronces, Maison du Bon Pasteur, Paris, boulevard Pereire
  23. Librairie Sainte Cécile, 59 ter, rue Bonaparte, Paris.
  24. Guglielmina, 1898-1909, par Myriam de G. Paris, Lethielleux, traduction italienne : Berruti, Turin.
  25. Par Myriam de G. Aux Éditions du Foyer, Paris, 4, rue Madame.
  26. Dans les mêmes pages, il est parlé du petit indien Charles, qui, malade et souffrant beaucoup, disait au missionnaire qui compatissait à ses souffrances : « Oh ! Père, j’aime bien quand j’ai mal, car je pense au Seigneur qui a tant souffert pour moi ! » - Le même livre cite Deux enfants (préface d’E. Baumann) où il est parlé de deux petits qui ont été souvent héroïques. Le petit garçon avait soif de souffrir davantage, pour que sa couronne soit plus belle. Sa sœur connut, avant de mourir, la torture de croire n’avoir encore rien fait pour le bon Dieu.
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