L'Art et la Beauté

De Salve Regina

Le beau : Foi et Culture
Auteur : Jacques Maritain
Source : Extrait d’Art et scolastique pp.35-42
Date de publication originale : 1920

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

Saint Thomas, qui avait autant de simplicité que de sagesse, définissait le beau ce qui plaît à voir, id quod visum placet. Ces quatre mots disent tout ce qu'il faut : une vision, c'est‑à‑dire une connaissance intuitive, et une Joie. Le beau est ce qui donne la joie, non pas toute joie, mais la joie dans le connaître ; non pas la joie propre de l'acte de connaître, mais une joie qui surabonde et déborde de cet acte à cause de l'objet connu.

Si une chose exalte et délecte l'âme par là même qu'elle est donnée à son intuition, elle est bonne à appréhender, elle est belle.

La beauté est essentiellement objet d'intelligence, car ce qui connaît au sens plein du mot, c'est l'intelligence, qui seule est ouverte a l'infinité de l'être. Le lieu naturel de la beauté est le monde intelligible, c'est de là qu'elle descend. Mais elle tombe aussi, d’une certaine manière, sous les prises des sens, dans la mesure où chez l'homme ils servent l'intelligence et peuvent eux‑mêmes jouir en connaissant : « c'est, parmi tous les sens, a la vue et à l'ouïe seulement que le beau a rapport, parce que ces deux sens sont maxime cognoscitivi. » La part des sens dans la perception de la beauté est même rendue énorme chez nous, et à peu près indispensable, du fait que notre intelligence n'est pas intuitive comme celle de l'ange ; elle voit sans doute, mais à condition d'abstraire et de discourir ; seule la connaissance sensitive possède parfaitement chez l'homme l'intuitivité requise à la perception du beau. Ainsi l'homme peut sans doute jouir de la beauté purement intel­ligible, mais le beau connaturel à l'homme, c'est celui qui vient délecter l'intelligence par les sens et par leur intuition. Tel est aussi le beau propre de notre art, qui travaille une matière sensible pour faire la joie de l'esprit. Il voudrait croire ainsi que le para­dis n'est pas perdu. Il a le goût du paradis terrestre, parce qu'il restitue pour un ins­tant, la paix et la délectation simultanée de l'intelligence et des sens.

Si la beauté délecte l'intelligence, c'est qu'elle est essentiellement une certaine excellence ou perfection dans la proportion des choses à l'intelligence. De là les trois conditions que lui assignait saint Thomas : intégrité, parce que l'intelligence aime l'être, proportion, parce que l'intelligence aime l'ordre, et aime l'unité, enfin et surtout éclat ou clarté, parce que l'intelligence aime la lumière et l'intelligibilité. Un certain resplendissement est en effet d'après tous les anciens le caractère essentiel de la beauté, - claritas est de ratione pulchritudinis, lux pulchrificat, quia sine luce omnia sunt turpia ‑ mais c'est un resplendissement d'intelligibilité : splendor veri, disaient les Platoniciens, splendor ordinis, disait saint Augustin, ajoutant que « l'unité est la forme de toute beauté », splendor formae, disait saint Thomas dans son langage précis de métaphysicien : car la « forme ­», c'est‑à‑dire le principe qui fait la perfection propre de tout ce qui est, qui constitue et achève les choses dans leur essence et dans leurs qualités, qui est enfin, si l'on peut ainsi parler, le secret ontologique qu'elles portent en elles, leur être spirituel, leur mystère opérant, est avant tout le principe propre d'intelligibilité, la clarté propre de toute chose. Aussi bien toute forme est‑elle un vestige ou un rayon de l'Intelligence créatrice imprimé au cœur de l'être créé. Tout ordre et toute proportion d'autre part est œuvre d'intelligence. Et ainsi, dire avec les scolastiques que la beauté est le resplendissement de la forme sur les parties proportionnées de la matière, c’est dire qu'elle est une fulguration d'intelligence sur une matière intelligemment disposée. L'intelligence jouit du beau parce qu'en lui elle se retrouve et se reconnaît, et prend contact avec sa propre lumière. Cela est si vrai que ceux‑là ‑ tel un François d'Assise ‑ perçoivent et savourent davantage la beauté des choses, qui savent qu'elles sortent d'une intelligence, et qui les rapportent à leur auteur.

Sans doute toute beauté sensible suppose une certaine délectation de l'œil lui‑même ou de l'oreille ou de l'imagination ; mais il n'y a beauté que si l'intelligence jouit aussi de quelque manière. Une belle couleur « rince l'œil » comme un parfum puissant dilate la narine ; mais de ces deux « formes » ou qualités la couleur seule est dite belle, parce qu'étant reçue, au contraire du parfum, dans un sens capable de connaissance désintéressée, elle peut être, même par son éclat purement sensible, un objet de joie pour l'intelligence. Au reste, plus l'homme élève sa culture, plus se spiritualise l'éclat de la forme qui le ravit.

Il importe toutefois de remarquer que dans le beau que nous avons appelé connaturel à l'homme, et qui est propre à l'art humain, cet éclat de la forme, si purement intelligible, qu'il puisse être en lui‑même, est saisi dans le sensible et par le sensible, et non pas séparément de lui. L'intuition du beau artistique se tient ainsi à l'extrême opposé de l'abstraction du vrai scientifique. Car c'est par l'appréhension même du sens que la lumière de l'être vient ici pénétrer l'intelligence.

L'intelligence alors, détournée de tout effort d'abstraction, jouit sans travail et sans discours. Elle est dispensée de son labeur ordinaire, elle n'a pas à dégager un intelligible de la matière où il est enfoui, pour en parcourir pas à pas les divers attributs ; comme le cerf à la source d'eau vive, elle n'a rien à faire qu'à boire, elle boit la clarté de l'être. Fixée dans l'intuition du sens, elle est irradiée par une lumière intelligible qui lui est donnée d'un coup, dans le sensible même où elle resplendit, et qu'elle ne saisit pas sub ratione veri mais plutôt sub ratione delectabilis, par l'heureuse mise en acte qu'elle lui procure et par la joie qui s'ensuit dans l'appétit, qui s'élance comme à son objet propre à tout bien de l’âme. Après coup seulement elle analysera plus ou moins bien les causes de cette joie par la réflexion.

Ainsi, quoique le beau tienne au vrai métaphysique en ce sens que tout resplendissement d'intelligibilité dans les choses suppose quelque conformité à l'Intelligence cause des choses, néanmoins le beau n'est pas une espèce de vrai, mais une espèce de bien ; la perception du beau a rapport à la connaissance, mais pour s'y ajouter, « comme à la jeunesse s'ajoute sa fleur » ; elle est moins une espèce de connaissance qu'une espèce de délectation.

Le beau est essentiellement délectable. C'est pourquoi, de par sa nature même et en tant que beau, il meut le désir et produit l’amour, tandis que le vrai comme tel ne fait qu'illuminer. « Omnibus igitur est pulchrum et bonum desiderabile et amabile et diligibile. » C'est pour sa beauté que la Sagesse est aimée. Et c'est pour elle‑même que toute beauté est d'abord aimée, même si ensuite la chair trop faible est prise au piège. L'amour à son tour produit l'extase, c'est‑à-­dire qu'il met hors de soi celui qui aime ; « ec‑stase » dont l'âme éprouve une forme diminuée quand elle est saisie par la beauté de l'œuvre d'art, et la plénitude quand elle est bue, comme la rosée, par la, beauté de Dieu.

Et de Dieu même, selon Denys l'Aréopagite , il faut oser dire qu'il souffre en quelque façon extase d'amour, à cause de l'abondance de sa bonté qui lui fait répandre en toutes choses une participation de sa splendeur. Mais son amour à lui cause la beauté de ce qu'il aime, tandis que notre amour à nous est causé par la beauté de ce que nous aimons.

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