L'Eutrapélie, la vertu de la récréation

De Salve Regina

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Les vertus
Auteur : abbé V.A. BERTO
Source : Itinéraires n°255
Date de publication originale : Juillet-Août 1981

Difficulté de lecture : ♦ Facile

Catéchisme familier sur les lectures et, en général, sur la manière chrétienne de se divertir.


Il y a eu un grand homme qui s'appelait Thomassin, François Thomassin, citoyen d'Aix‑en‑Provence et sujet de Louis XIV.


Comme tous les plus grands hommes, il était chrétien, et même il était prêtre ; et même il était Oratorien.


Il a écrit des livres prodigieusement gros, prodigieusement lourds, et surtout prodigieusement savants.


Il en a écrit aussi de tout petits qui commencent tous par les mots « Sur la manière chrétienne de... ». Il y a : « Sur la manière chrétienne d'envisager l'histoire » ; « Sur la manière chrétienne d'enseigner les belles Lettres » ; « Sur la manière chrétienne d'en­seigner la philosophie ».


Mais Thomassin n'a pas écrit de gros livres ni de petits « sur la manière chrétienne de se divertir ». Quel dommage ! Il aurait dit là‑dessus des choses délicieuses, car il était lui‑même un homme délicieux.


Ce qu'il n'a pas fait, nous essaierons de le faire, moins bien certainement que lui, mais enfin de notre mieux.


Nous commencerons par les lectures qui font une bonne part de notre divertissement. Lire n'est qu'une des innombrables mani­festations et des innombrables satisfactions du besoin de connaître qui est naturel à l'homme. Ce besoin ne reste pas à l'état brut. L'usage même que chacun en fait lui imprime un pli, le détermine, le rend harmonieux ou difforme, suivant qu'il demeure ou non sous la règle de la droite raison, interprète de l'Intelligence sou­veraine de Dieu.


Réglé, il est vertueux ; saint Thomas l'appelle studiosité.
Déréglé, il est vicieux ; saint Thomas l'appelle curiosité.


Il y a donc de la vertu ou du vice dans l'action de lire. Lire n'est pas un acte indifférent, sans valeur morale ni bonne ni mau­vaise ; du reste aucun de nos actes n'est indifférent de cette façon-là.


Il y a beaucoup de façons de bien faire, mais c'est que toutes sont bonnes et donnent lieu à des actes bons. Ils sont plus ou moins bons (et plus ou moins méritoires pour le paradis) suivant que la façon qu'on choisit est plus ou moins bonne ; mais si la façon d'agir, même moins bonne qu'une autre, reste vraiment bonne, l'acte est vraiment bon.


Il y a aussi beaucoup de façons de mal faire, mais si elles sont toutes vraiment mauvaises, on aura beau choisir la moins mauvaise, l'acte sera mauvais.


Dans un moment où il peut légitimement se reposer, Pierre a le choix entre trois bons livres, que nous supposerons également intéressants, l'un qui le distraira seulement, par exemple un roman d'aventures ; un autre qui l'instruira en même temps, par exemple un récit d'exploration au pôle sud ; le troisième qui élèvera son cœur et ses pensées, par exemple la belle vie d'un beau saint peint sur le vif.


Certainement Pierre fera mieux de prendre le troisième, mais il fait encore bien de prendre le deuxième ; bien encore de prendre le premier. Et même s'il est bien las, ce pauvre Pierre, bien concassé de besogne, bien tricoté de soucis, c'est peut-être, des trois bons livres, le moins bon en théorie, qu'il fera mieux de choisir en pratique.


Alors, et la studiosité ?

Entendons-nous, mon cher lecteur, entendons-nous. On ne peut jamais aller contre aucune vertu. On n'est pas toujours obligé d'agir par telle vertu particulière : elles ne peuvent s'exercer toutes ensemble. Chacune son tour. Du reste, elles sont sœurs et sans jalousie.


Quand Pierre, pour se mieux aérer la cervelle, choisit le livre qui n'est qu'amusant, il n'agit pas par studiosité, et sa lecture est tout de même vertueuse. Sœur studiosité s'efface gracieusement devant Sœur Eutrapélie.


Eutrapélie ?

‑ Eutrapélie. Je dis, ou plutôt je répète : Eutrapélie. Oh ! ce n'est pas une de ces Dames souveraines, les vertus théologales, ni même une de ces graves dames d'honneur, les vertus cardinales ; c'est une bonne petite vertu toute simple, toute serviable, une soubrette de vertu. Elle ne fait pas beaucoup parler d'elle, les chaires ne retentissent pas de son nom, ignoré même de la plupart de ceux qui l'emploient. Mais se priver de ses soins discrets et anonymes, c'est ce qui ne se peut aucunement.


On n'est pas de fer ! Dans notre corps, tout n'est pas fait de ces tissus distingués, de ces tissus éminents et hautement quali­fiés que sont les nerfs, les muscles ou ce beau tissu liquide qu'est le sang. Il faut une espèce de « colle » pour que tout cela ne se défasse pas. La « colle », c'est ce roturier, ce plébéien, ce prolétaire tissu que les savants appellent « conjonctif », ma foi parce qu'il sert à conjoindre les autres. Il ne sert qu'à cela, mais les autres se disjoindraient sans lui.


Eutrapélie (ce n'est pas de sa faute si elle a un nom grognon, c'est comme une petite fille aux joues de pomme qui s'appellerait Le Pâle de son nom de famille; du reste son parrain Aristote parlait grec et Eutrapélie c'est très beau en grec), Eutrapélie donc, c'est la vertu « conjonctive ». Entre deux exercices de grandes vertus, de vertus nobles, elle « fait le joint », elle avertit en souriant qu'on peut souffler, elle donne le sens et la mesure de la récréation légitime ; elle est, pour changer de comparaison, elle est le brave sergent fourrier, pas trop militaire malgré l'uniforme, qui signe la permission de détente.


Voilà l'éloge d'Eutrapélie au vilain nom, aux bons offices. Elle fait que le repos même est pris selon Dieu.


  • Quelle chose étrange qu'il y ait une vertu pour le repos !
  • Et quelle chose absurde qu'il n'y en eût point ! Est-ce qu'un instant de la vie humaine peut être soustrait au domaine universel de Dieu ? Est-ce que son regard omniscient peut ne plus nous voir quand nous nous amusons ? Est-ce que sa présence peut cesser ? C'est nous qui cesserions d'être.


Saint Pierre trouve les païens par trop sots de ne pas croire à celui en qui ils subsistent, comme des gens qui ne croiraient pas à la terre sur laquelle ils posent les pieds. On a beau faire, on ne s'absente pas de Dieu; on ne peut pas l'empêcher d'être là. Nous lui devons l'hommage de notre repos, tout autant et pour les mêmes raisons que celui de notre labeur.


Nul moyen de se passer d’Eutrapélie. Ce n’est pas que cette simple fille veuille faire son importante, mais il faut qu'elle joue son bout de rôle, puisque nous ne pouvons pas plus nous divertir que travailler hors de Dieu.


Si seulement, cher lecteur, vous reteniez ces derniers mots !

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