L'amour vertueux de soi-même

De Salve Regina

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Vie spirituelle
Auteur : P Sertillanges, O.P.
Source : In Revue des Jeunes
Date de publication originale : 10 août 1917

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

Quand on est descendu d’un sommet vers une plaine, la première chose qu’on fait instinctivement, c’est de reporter ses regards vers ce point élevé d’où l’on est parti et dont l’alti­tude sert de terme de comparaison pour apprécier les démarches descendantes. Dans cette pensée, obéissant à un instinct de la raison qui est descendue de Dieu comme d’un sommet de lumière, chacun de nous doit porter vers Dieu, pour l’y reposer avec complaisance, le premier regard de son cœur. Là nous trouvons, en même temps que notre premier objet, la mesure de nos objets ; en même temps que notre premier amour, la règle de nos amours ; par là, le centre de coordination de nos vies, et, quelques-uns, – ce qui est pre­mier paraissant à bon droit suffire – l’unique passion qui nous retienne. Après cela, nous reportant vers la plaine où notre humanité circule, qui trouvons-nous à aimer selon Dieu, dans quel ordre, sous quelles lois : c’est la question nouvelle qui se propose.

Le prochain, c’est le grand mot : trouvaille divine, qui enveloppe tous les cas de nos amours humains. Mais, avant d’égrener ces cas, il faut regarder celui qu’ils concernent. Nous sommes, nous, notre premier prochain. Nous sommes le premier territoire sur lequel nous devons exercer, humai­nement, notre amour divin.

S’étonnerait-on de cette affirmation et se prendrait-on à redire ce mot si utile à méditer, mais aussi à comprendre : « Le moi est haïssable » ? Ah ! certes, on ne peut jamais assez le haïr, le moi orgueilleux, le moi jouisseur et accapareur ; le moi violent qui organise, poursuit et, pour finir, systématise l’âpre lutte pour la vie ; le moi qui, par nature, – je dis la nature dépravée – se trouve porté à penser qu’il est un tout, en valeur et en importance ; qu’à lui reviennent tous les droits ; qu’il est, au milieu de ses fières et au sein de la réalité universelle, comme le ferment au milieu de la pâte, comme le cristal au milieu de la solution saturée dont les atomes se précipitent et convergent ; Chateaubriand dirait : « Comme le lion de Numidie au milieu d’un troupeau de brebis ». Lui, âme dévo­ratrice, et tout le reste matière pour sa faim, sous toutes les formes où la réalité vivante ou morte peut nous faire vivre telle est la tentation du moi égoïste.

Mais ce moi-là n’est pas le seul. Ce n’est pas lui qui constitue le fond de nature d’où partent nos tendances primitives. Encore bien moins constitue-t-il le moi surnaturalisé que Dieu a fait, pour la seconde fois et avec plus d’intime confor­mité, à son image et ressemblance.

La créature sublime et immortelle à laquelle Dieu rêvait, dans sa solitude à Trois, quand il disait : « Faisons l’homme », ce n’est pas le moi haïssable ; c’est un être divin, puisqu’il est fils de Dieu et tient de sa race : « Ipsius genus sumus ». Quand il sort du mystère où la nature et Dieu collaborent, il est reçu comme un doux et sacré trésor ; Dieu le dépose sur un cœur comme sur une nappe rituelle ; nos parents l’y recueil­lent et le donnent à la vie, dont ils furent les prêtres, comme le célébrant qui appela Dieu le distribue et s’en nourrit lui-même le premier. Nos parents se nourrissent de nous, par l’amour, comme d’une vie qui est leur vie, qui avec cela est autre : double très cher, qui peu à peu se différencie, jusqu’à ce qu’un jour, quand nous avons fini de naître, nous recevions le précieux dépôt divin.

Nous sommes remis, nous, aux mains de notre propre conseil. A notre tour, nous avons mandat de fomenter cette vie, étincelle de la vie divine, de la faire croître en flamme, de lui faire allumer, par l’action, des incendies de clartés nouvelles, de propager selon la chair et selon l’esprit ce que nous avons reçu, remplissant le vœu de la nature et le vœu de la grâce qui la prolonge ; donnant satisfaction à l’amour qui nous crée, dans le temporel et dans l’éternel. Ceux qui nous aimèrent tant, quand nous venions au monde, quand ils pensaient et vivaient pour nous, pourraient-ils bien souffrir, quand ils nous passent le fardeau de vivre, que nous ne nous aimions pas ? et Dieu lui-même pourrait-il le souffrir, lui dont ils ne pouvaient se dire que les représentants, lui, « de qui procède toute paternité au ciel et sur la terre » ?

On ne peut donc refuser de voir dans l’amour de soi non seulement une absence de vice, mais une vertu très positive. Cette vertu, c’est la charité dans le premier de tous ses cas, exception faite pour l’amour de Dieu. Cette exception est iné­vitable, parce que l’amour de Dieu, qui est un amour de source, doit passer avant l’amour des ruisseaux. Le bien divin proposé à la raison, proposé surtout à la céleste amitié que fait naître en nous la grâce, doit paraître prééminent par rapport à tout bien créé. Mais, après cet amour hors pair, l’amour de soi est de tous le plus nécessaire, le plus fondé en raison et en grâce, par conséquent le plus vertueux et le plus chrétien. Tellement, qu’il ne faudra rien faire pour personne ni pour rien, s’agît-il du salut de l’univers, qui puisse être contraire à l’amour de soi. Non qu’on veuille écarter le sacri­fice ! Notre philosophie n’est pas si basse, et nos martyrs chrétiens surent prouver qu’on vit et qu’on meurt pour une cause, dans le troupeau de Celui qui a dit : « Nul n’aime davan­tage que celui qui donne sa vie pour ses amis. » Mais se sacrifier, qu’est-ce donc, si ce n’est travailler supérieurement pour soi ? Celui qui se sacrifie hausse en soi les valeurs mo­rales ; il fait une ascension, non une chute ; il se procure un gain, non une perte ; il agit donc en faveur de soi, non au mépris de soi, et il prépare l’aboutissement dernier, tel qu’un vertueux amour le recherche, mieux que par toute réserve égoïste ou que par tout effort créateur. Dans la bataille que nous livrons en vue de vivre et de mieux vivre, les valeurs morales, de quelque prix qu’elles se paient, sont en nous, comme aux armées, le gage le mieux assuré des victoires.

Ce que nul ne doit faire, c’est négliger sa destinée vraie, c’est sacrifier le moyen premier de cette destinée, à savoir le bien moral. Chacun doit s’aimer avant tout quant au principal, ce qui veut dire se préférer au total, toute concession se trouvant ou utilitaire, s’il s’agit de nos échanges, ou fraternelle, s’il s’agit de nos liens. Mais utilitaire, cela signifie qui fait retour sur nous, et fraternel, c’est-à-dire relatif à quelqu’un qui nous est associé en humanité, associé en la participation de la vie surnaturelle. Or, ce que nous devons à un associé parce qu’il est associé, n’est-il pas clair que nous le devons tout d’abord à nous-mêmes ? Ce que nous devons à autrui, selon qu’il est un avec nous d’une unité relative, ne le devons-­nous pas d’abord à ce qui est un avec nous d’une unité absolue ?

Pourquoi dit-on en plaisantant : « Charité bien ordonnée commence par soi-même, » sinon parce que d’abord cela est vrai sérieusement, et que la nature en est d’accord, la divine nature foncière qui ne meurt pas ? Mais l’Evangile aussi en est d’accord, lui qui donne pour règle à l’amour du prochain l’amour qu’on a pour soi. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », c’est-à-dire ainsi que tu t’aimes toi-même, parce que tu t’aimes toi-même. Or ce qu’on fait ici parce qu’on le fait là, on doit le faire là plus encore qu’ici ; ce qu’on fait ici à la manière de ce qu’on fait là doit trouver là son modèle, donc son cas principal, aussi bien que son cas premier. Mon prochain serait-il intéressant pour moi comme prochain, si je ne l’étais d’abord pour moi-même ? Notre proximité fraternelle en Dieu est une raison d’amour moins probante que l’identité, en moi, de celui qui aime et de l’objet divin qui lui est confié pour qu’il lui fasse une destinée et un bonheur.

Le tout sera de savoir comment on s’aime et quelles seront les conditions de cet amour.

Ici, l’aberration humaine doit intervenir ; car si tout le monde s’accorde avec tout le monde dans l’amour naturel de soi, amour qui croit à mesure que la vie s’avance – comme si, augmentant ses richesses et les sentant toujours plus mena­cées, on serrait contre soi son trésor – si, dis-je, tout le monde s’accorde en ce point, tout le monde ne comprend pas de la même façon cet objet soi-disant identique. Il en est qui placent ici, d’autres là, les uns dans la conscience, les autres dans les sens et dans leurs objets de passage le centre et l’intérêt de leur personnalité.

Les uns se disent : « J’ai une âme à cultiver, un esprit à former, une volonté à affermir, des relations divines et hu­maines à satisfaire ; c’est là, au vrai, ce qui me caractérise comme humain et comme chrétien ; c’est là mon authentique moi, dont la vie selon les sens ne m’offre qu’une manifestation inférieure et naturellement serve : c’est cela que je dois aimer. » D’autres pensent : « J’ai un corps à nourrir et à faire jouir ; j’ai des pas­sions ; j’ai des vouloirs impérieux qui s’organisent en moi et qui réclament ; la volonté de puissance me travaille ; les ambitions me dévorent ; la vanité et l’orgueil m’érigent au dedans ; l’ap­pétit de posséder tient mon cœur ; tout cela, c’est moi, et si je m’aime, moi, je dois donc y satisfaire ; je me sens une chair ivre, chair vivante et ardente qui ne doit pas désarmer ».

Ainsi, aimant chacun ce qu’on estime être soi, il se trouve qu’on n’aime pas la même chose. Et il se trouve qu’en réalité les uns s’aiment, et qu’en réalité les autres se haïssent, s’étant créé un faux moi dont le vrai est la victime.

Il n’appartient à aucun de nous de changer sa nature en la méconnaissant, ni d’opposer à la grâce une fin de non-recevoir qui serait comme une injure infinie.

Tu voudrais bien, pécheur, décréter que ta personnalité, c’est ce que tu aimes à choyer en toi, à quoi tu laisses toute la place, que tu assoies commodément au festin. Mais non ! la personnalité du chrétien et de l’homme ne se définissent pas ainsi après boire : elles s’établissent dans l’éternité ; elles sont idée créatrice ; il nous convient de nous y adapter, après avoir consenti à nous y reconnaître. « Reconnais, ô chrétien, ta dignité », s’écriait Grégoire le Grand. Or, il est évident que la personnalité du chrétien et de l’homme se compose d’abord de ce qu’il y a en lui de principal. L’homme intérieur, comme l’appelle saint Paul, est identique à nous plus que l’homme extérieur qui ne vit que des sens. Celui donc qui s’aime selon l’homme intérieur, celui-là vraiment s’aime, et celui qui s’aime uniquement pour l’homme exté­rieur, celui-là se hait, ne sachant pas honorer son âme, selon le beau mot de Platon. Aussi avons-nous trouvé sur les lèvres de la Sagesse : « Ceux qui me haïssent aiment la mort ».


C’est un païen, le philosophe de Stagyre, qui va nous confirmer ce que nous disons ici, en appliquant à l’homme vertueux dans son amour de soi les attributs qui conviennent au véritable ami à l’égard de celui qu’il aime.

Cinq choses, dit-il, caractérisent l’amitié. Premièrement, vouloir pour son ami qu’il continue à être et à vivre ; deuxiè­mement, lui vouloir du bien ; troisièmement, lui en faire ; quatrièmement, entretenir avec lui un commerce heureux ; cinquièmement, concorder avec lui dans les fins qu’on se propose, dans les joies et dans les tristesses.

Or l’homme vertueux s’aime ainsi lui-même quant à l’homme intérieur, puisque à cet homme où il reconnaît son vrai moi, il souhaite de vivre, au lieu de sombrer dans la ma­tière où il trouve sa perte ; puisqu’il lui veut du bien et lui en fait ; puisqu’il vit dans son commerce avec joie, possédant la paix du cœur et envisageant sans peine soit son passé, vertueux ou réparé, soit son présent qui en hérite, soit son avenir qui le couronnera ; puisqu’il concorde avec lui dans tout ce qui appelle la recherche ou la fuite, dans tout ce qui réjouit ou attriste, ne se trouvant divisé en rien.

Au contraire, le méchant ou le pécheur ni ne souhaite à cet hôte divin la persistance dans l’être, ni ne veut pour lui le vrai bien, ni ne travaille à le lui procurer, ni ne se satisfait dans son commerce, n’y trouvant que remords, ni ne possède l’unité du vouloir, tiraillé nécessairement en tous sens. Celui­-là n’aime donc en soi que le ferment de corruption, non soi-­même. Il s’aime en destructeur, alors que l’homme juste se hait, de cette façon, précisément parce qu’il s’aime.

Qu’on n’aille pas croire toutefois qu’en exaltant l’homme intérieur, on entende sacrifier l’autre d’un sacrifice total et sans reprises. On ne sacrifie rien, sous le règne du créateur. Sacrifice signifie au vrai subordination. On sacrifie l’homme extérieur non en lui-même, mais dans son principat. On le sa­crifie pour autant qu’il prétend régner, et, lui-même, sacrifier ce qui lui est supérieur dans une proportion incommensurable. S’il consent à rester dans l’ordre, on le range aussi parmi les objets de l’amour. Dans l’harmonie aux multiples éléments dont notre humanité se compose, tout ce qui consent à l’ordre est aimé et prend le droit, si inférieur qu’il soit, de participer aux privilèges de ce qu’on lui préfère. Nos corps et leurs fonc­tions : nutrition individuelle, nutrition spécifique procurée par le génie de l’amour, passions réglées par la raison, volonté de puissance que régit la justice, ambitions nobles, désir des biens qu’on se propose d’employer pour le meilleur, fierté et sublime orgueil de l’être qui sent en soi de par la raison et la grâce des valeurs quasi infinies : rien de tout cela n’est maudit ; tout est placé à un rang d’honneur ; il faut l’aimer en nous, pourvu toujours que les justes proportions y demeurent et que le rythme intérieur ne soit pas rompu par un renversement des valeurs vitales.

Pauvre machine vivante, si fragile et si riche, qui tantôt te couches dans le néant momentané du sommeil, tantôt déclines dans des langueurs et tantôt éclates en manifestations si splen­dides qu’elles ont enthousiasmé la science et la poésie de tous les âges ; machine qui portes en toi par miracle le pouvoir de te former, de te réparer partiellement, de te pousser au pro­grès et à l’action vive, en attendant, hélas, le retour incliné vers la terre et la dissémination dans les substances gour­mandes qui l’avoisinent : qui parle, pauvre corps, de te sacri­fier ? Ton. être est saint, et nous voyons en lui le temple de Dieu ; ta vie est sainte, et nous ne voulons que l’enrichir en écartant ce qui te corrompt en ce monde ou en l’autre.

Qui veut sauver sa vie la perdra, a dit notre infaillible Sa­gesse. Qu’arriverait-il, si on laissait la chair dominer et les vi­sées de la chair entraîner ? Au lieu de promouvoir notre bien en recherchant le sien, la chair se détruirait en nous détrui­sant et tout sombrerait dans la ruine du meilleur, le moins bon n’ayant pas, laissé à soi, de consistance ferme.

Que de fois n’a-t-on pas vu santé, travail, virilité, fortune, situation, honneur, tout passer par la brèche, après que la vie morale, comme une place assiégée, avait laissé forcer ses murailles ! Ce qui se passe si souvent au temporel se passe toujours dans l’éternel, là où règne l’ordre absolu, là où l’acci­dent heureux ou malheureux n’a plus de prise.

Et c’est pourquoi le Sauveur nous a dit : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l’âme, craignez plutôt celui qui peut entraîner et le corps et l’âme dans la géhenne ». Les premiers, ce sont les bourreaux de la chair, et nous aussi, nous devons l’être parfois, quand la chair abuse, ou simplement pour qu’elle offre un meilleur service. Les seconds, ceux qui tuent le corps et l’âme, le corps par l’âme, dès maintenant fort souvent et toujours à la fin, ce sont les ennemis du bien en nous, et c’est nous-mêmes si nous accueillons ceux-ci et si nous prenons leur tête, leur donnant un pouvoir que nul ne peut s’arroger sans passer par nous.

O Christ, qui m’instruisez ainsi, la pensée me vient que mon être tout entier se propose à mon amour sanctifié compte une image du vôtre, ô cher être divin qui nous est donné, chair adorable où tout est pur, âme pleine de grâce à la façon d’une source qui coule vers nous, divinité qui s’unit à l’humanité en une harmonie que tous confessent, car qui refuse de vous admirer, même ne vous aimant pas, ô Dieu humain, le plus beau des enfants des hommes ?

Mon être, dis-je, est une image du vôtre, issu de la même tige, fraternel avec lui dans l’unité de la race que vous adoptez, donné à lui de nouveau par le baptême qui me fait renaître en vous selon l’esprit, rapproché cœur à cœur par l’eucharistie, et mis enfin en participation de votre divinité par l’alliance dont je ne goûte ici que le mystère.

O Christ, j’aimerai mon être en vous, sachant qu’ainsi je vous aime en lui et Dieu en nous, donnant ainsi satisfaction nouvelle, par un détour, au précepte qui contient tout, pris en soi et dans ses extensions universelles : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces et de tout ton esprit ».

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