L'entrée en carême avec St Léon le Grand : Différence entre versions

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Version actuelle datée du 14 mars 2017 à 15:53

Les temps liturgiques
Auteur : Dom R. Dolle
Source : Assemblée du Seigneur n°26, premier dimanche de carême

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

L’entrée dans le Carême avec saint Léon le Grand.

Nous possédons douze sermons que le pape saint Léon le Grand (440-461) a prononcés au début du Carême, à l’occasion du premier dimanche. Les idées qu’il y développe, les conseils qu’il y donne, sont une expression authentique de la tradition de l’Église pour la pratique de ce temps liturgique. Sans doute en avait-il reçu les éléments des Pères qui l’ont précédé, saint Augustin surtout, mais on peut dire qu’il leur a donné un tour achevé, dans cette belle langue oratoire qui est la sienne, encore proche du latin classique. Ces idées, ces conseils, sont simples et peu nombreux, la doctrine en est ferme, éloignée des subtilités philosophiques ou théologiques auxquelles son esprit, avant tout pratique, était peu porté ; l’expression en est multiforme, car il revient souvent sur les mêmes sujets et ne craint pas de se répéter ; aussi nous est-il facile de choisir parmi les textes ceux qui conviennent le mieux à notre dessein, lequel sera de rechercher dans quelles dispositions doit se mettre le chrétien abordant le Carême, s’il veut retirer de la pratique de ce temps salutaire tout le fruit spirituel qu’on en peut attendre.

Qu'est-ce que le carême ?

Et tout d’abord saint Léon donne-t-il des définitions du Carême ? Si oui, elles pourront nous éclairer sur l’idée qu’il s’en fait. Effectivement, il l’appelle un « service plus empressé du Seigneur » (1,3)[1], une « compétition de saintes œuvres » (ibid.), un « stade où l’on combat par le jeûne » (1,5), un « accroissement de toute la pratique religieuse » (II, 1), un « temps où la guerre est déclarée aux vices, où s’accroît le progrès de toutes les vertus » (II, 2), « le plus grand et le plus sacré des jeûnes » (IV, 1 ; XI, 1), un « entraînement de quarante jours » (IV, 1), les « jours mystiques et consacrés aux jeûnes salutaires » (IV, 2), les jours « plus spécialement marqués par le mystère de la restauration humaine » (VI, 1), etc. Autant d’expressions qui suggèrent les idées d’exercice, de lutte, de ferveur religieuse, d’espérance aussi. Nous allons les retrouver, ces idées, tout au long de l’analyse détaillée qu’il nous faut entreprendre maintenant.

Il faut se réveiller par l'attention

En premier lieu, c’est un appel à l’attention, à l’intérêt, au désir, que saint Léon, avec la liturgie du premier dimanche, adresse à son auditeur, l’empruntant à l’Apôtre : « C’est maintenant le temps vraiment favorable, c’est aujourd’hui le jour du salut. » Sans doute c’est en tout temps que Dieu nous appelle, c’est en tout temps que « la grâce de Dieu nous ménage l’accès à sa miséricorde » (IV, 1). Cependant cette grâce est plus abondante à présent, car nous allons nous préparer à célébrer le plus grand de tous les mystères, plus grand que toutes ses préparations, le mystère de notre Rédemption, « vers lequel convergent tous les sacrements de la divine miséricorde » (XI, 4). Or l’appel d’en haut ne s’adresse pas seulement à ceux qui vont recevoir à Pâques le sacrement de la régénération, et « passer à une vie nouvelle par le mystère de la mort et de la résurrection du Christ » (V, 3) ; non, cet appel retentit pour tous les membres du peuple chrétien :

Les uns ont besoin de cette sanctification pour recevoir ce qu’ils ne possèdent pas encore, les autres pour conserver ce qu’ils ont déjà reçu (ibid.).

Certes un mystère si sublime, à l’influence duquel nul temps de l’année n’échappe, devrait être constamment présent à l’esprit des chrétiens, et exigerait une dévotion sans défaillance et un respect sans relâche, en sorte que nous demeurions toujours, sous le regard de Dieu, tels que nous devrions nous trouver en la fête même de Pâques. Mais une telle vertu n’est le fait que d’un petit nombre : les pratiques plus austères se relâchent par suite de la faiblesse de la chair et le zèle se détend au milieu des activités variées de cette vie ; il est dès lors inévitable que les âmes pieuses elles-mêmes se laissent ternir par la poussière du monde (IV, 1).

Or ne croyons pas que ces impuretés ne soient que superficielles ; elles entrent en nous plus avant que nous ne le soupçonnons :

A quoi bon une recherche extérieure qui affiche les apparences de l’honorabilité, si l’intérieur de l’homme est souillé par l’infection de quelque vice ? Donc tout ce qui ternit la pureté de l’âme et le miroir de l’esprit doit être soigneusement effacé et en quelque sorte gratté pour que l’on retrouve l’éclat premier (II1, 1).

Nous ne devrons donc pas nous contenter de rechercher une correction tout extérieure, non, il va falloir pénétrer dans les replis du cœur, et, s’il faut « gratter » le miroir de l’âme que les fautes et les négligences ont laissé se ternir, cela n’ira pas sans souffrance.

Or si cela est nécessaire aux âmes les plus délicates, combien davantage doivent le rechercher celles qui ont passé presque tout le temps de l’année avec plus de confiance en elles-mêmes ou peut-être plus de négligence (V, 3) ?

D’où l’utilité pour tous de l’institution divine du carême, institution éminemment bienfaisante qui a prévu, pour rendre la pureté à nos âmes, le remède d’un entraînement de quarante jours au cours duquel les fautes des autres temps pussent être rachetées par les bonnes œuvres et consumées par les saints jeûnes (IV, 1).

Utilité pour tous, avons-nous dit, car c’est à tous que s’adresse l’avertissement du Prophète : « Préparez la route du Seigneur, rendez droits ses sentiers. » C’est, en effet, un « passage » de Dieu, la Pâque, et malheur à qui n’y est pas attentif !

Se reprendre en main par la résolution

En vue de ce passage, que toute vallée soit comblée, continue le Prophète, toute montagne ou colline abaissée ; que les chemins tortueux deviennent droits et les rocailleux unis. Or la vallée signifie la douceur des humbles, la montagne et la colline l’élèvement des superbes (VII, 1).

Il faut arriver à ce résultat que, sur ces hauteurs aplanies, le pied puisse se poser sans craindre les chutes et que les chemins n’offrent plus rien de tortueux : ce sera alors une joie d’avancer pour celui qui foulera une route affermie par l’empierrement des vertus et non un chemin rendu mouvant par le sable des vices.

L’âme a été rendue mouvante et versatile par les habitudes vicieuses, il va falloir l’affermir par les habitudes des vertus. Car le péché originel et les fautes personnelles ont déséquilibré la créature raisonnable faite à l’image de Dieu dans la rectitude. L’âme spirituelle doit reconquérir son empire naturel qui est tout l’homme ; faute de quoi, c’est l’anarchie et rien de bon ne se fait. Saint Léon, après saint Paul, trace un tableau des luttes d’influences qui se livrent en nous :

Il se livre en nous bien des combats : autres sont les visées de la chair sur l’esprit, autres celles de l’esprit sur la chair. Que, dans cette lutte, les convoitises du corps soient les plus fortes, et la volonté raisonnable perdra honteusement la dignité qui lui est propre, et, pour son plus grand malheur, deviendra l’esclave de celui qu’elle était faite pour commander. Si au contraire l’esprit soumis à son Souverain et prenant plaisir aux faveurs célestes foule aux pieds les provocations des voluptés terrestres et ne permet pas au péché de régner dans son corps mortel, la raison alors gardera le rang qui lui convient par excellence, le premier… Car il n’y a pour l’homme de vraie paix et de vraie liberté que lorsque son corps est soumis à l’âme comme à son juge et l’âme conduite par Dieu comme par son supérieur (1, 2).

Voilà donc l’objectif tracé : rétablir toutes choses à leur place et rétablir l’homme dans la paix qui est « tranquillité de l’ordre » ; en somme l’unifier, car tous les vices sont des manifestations individualistes qui s’opposent autant à l’unité intérieure qu’à l’unité des saints, où tous sont épris de la même chose, tous ont le même sentiment, où il n’y a place ni pour les superbes, ni pour les envieux, ni pour les avares (X, 2).

Se regarder dans la Vérité

Les forces de désagrégation qui sont en nous, qui y sont par suite de la déchéance originelle et que nous avons laissées se fortifier par nos péchés et notre négligence, voilà ce que nous allons devoir réduire pour que ne soit plus troublé l’ordre naturel voulu par Dieu à l’origine. Or ces forces anarchiques, il faut les appeler par leur nom : ce sont les vices. Le carême apparaît donc, dès le début, comme une « guerre déclarée aux vices » (II, 2). Œuvre toute négative, mais par laquelle il faut commencer. Or, pour combattre ces tendances pernicieuses, il faut d’abord les connaître. D’où la nécessité de l’examen de conscience. C’est, faisant suite à la résolution, la première pratique du Carême.

Que toute âme chrétienne s’observe de toutes parts elle-même ; que par un sévère examen, elle scrute le fond de son cœur (1, 5).

A chacun de scruter sa conscience et de se présenter soi-même devant soi pour un jugement personnel rigoureux (111, 1).

Saint Léon a donné plusieurs schémas détaillés d’une telle inquisition ; en voici un, entre autres :

Que le chrétien voie si, dans le secret de son cœur, il trouve cette paix que donne le Christ, si le désir spirituel n’est combattu en lui par aucune convoitise charnelle, s’il ne méprise pas ce qui est humble, s’il ne désire pas les grandeurs, s’il ne se réjouit pas d’un profit injuste, s’il ne met pas sa satisfaction dans l’accroissement immodéré de ses richesses, si enfin le bonheur d’autrui ne le fait pas brûler d’envie ou le malheur d’un ennemi tressaillir de joie. Si peut-être il ne trouve en lui aucun de ces mouvements déréglés, qu’il recherche soigneusement, dans un sincère examen, de quelle nature sont ses pensées habituelles : ne consent-il jamais aux représentations des vanités, retire-t-il au plus tôt son esprit de celles qui flattent dangereusement (III, 1) ?

On voit apparaître ici ce que la théologie ascétique appellera plus tard la recherche du « défaut dominant » ; ce sont nos pensées habituelles qui nous permettront de le discerner. Le critère de ce jugement, quel sera-t-il ?

Que chacun place tout son comportement dans la balance des divins commandements : là, en face de ce qu’il est prescrit de faire et de ce qui est défendu et à ne pas faire, il pèsera sa conduite en la mettant en regard de ce double poids, recherchant dans un juste examen ce qu’en décide l’aiguille de la balance (XI, 4).

Cependant il est une matière sur laquelle il convient de s’examiner plus particulièrement, c’est la charité. S’appuyant sur les paroles du Seigneur : « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples », ou de l’Apôtre Jean : « Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car l’amour vient de Dieu et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu ; qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour », saint Léon recommande de scruter son âme et de soumettre à un examen sincère les sentiments intimes du cœur ; si l’on trouve en bonne place dans la conscience quelque chose qui vienne des fruits de la charité, il ne faut pas douter que Dieu s’y trouve (X, 3).

Se reconnaitre dans l'humilité

Le premier fruit de l’examen de conscience sera, avec la connaissance des mauvaises tendances de l’âme et grâce à elle, l’humilité. Vertu négative encore, du moins à ce stade, en tant qu’elle détruit l’orgueil. Ces premières démarches du Carême, nous le voyons, sont toutes négatives, mais il faut commencer par détruire les mauvaises proliférations dans le jardin intérieur, si l’on veut que puissent ensuite pousser les semences des vertus (1, 5). Saint Léon a insisté fortement sur la nécessité de l’humilité, condition préalable à tout le reste ; il sait bien que, sans ce solide fondement, l’édifice spirituel serait fort exposé à la ruine, d’autant qu’il faut avoir la noble ambition de l’élever aussi haut que possible, la grâce de Dieu aidant. Arrêtons-nous un moment sur les considérations de notre auteur touchant cette vertu. Il va rechercher et développer avec complaisance les motifs qui doivent nous en donner l’estime.

Il y a d’abord la défiance de soi, qui, au début du Carême, fera désirer de progresser dans les vertus :

Telle est la vraie justice des parfaits qu’ils n’osent jamais se croire parfaits, de peur qu’abandonnant leur résolution de poursuivre le chemin avant d’être au but, ils ne succombent au danger de défaillir au moment même où ils perdraient le désir d’avancer (II, 1).

Vient ensuite l’évidence de tous les périls moraux qui nous environnent en cette vie et doivent nous inspirer une salutaire prudence :

Qui donc, placé dans l’incertain de cette vie, se trouvera exempt de tentation ou libre de faute ? Qui donc ne souhaiterait de se voir ajouter quelque chose dans le domaine de la vertu ou retrancher quelque chose dans celui du péché ? Car l’adversité nuit et la prospérité corrompt, et il n’y a pas moins de péril à manquer de ce qu’on désire qu’à regorger de ce qu’on nous accorde. Des guet-apens sont cachés dans l’abondance des richesses, des guet-apens encore dans la gêne de la pauvreté : par celles-là, on est élevé et rendu orgueilleux, par celle-ci, on est poussé aux plaintes. La santé est cause de tentation, la maladie cause de tentation, la première étant matière à négligence et la seconde sujet de tristesse. Un piège se dissimule dans la sécurité, un piège dans la crainte, et il importe peu que l’âme possédée d’un amour terrestre soit absorbée par la joie ou par les soucis, puisque la maladie est la même, qu’on languisse sous l’effet d’une volupté vaine ou qu’on se fatigue sous l’effet d’une sollicitude inquiète (XI, 1).

A cela s’ajoute l’incertitude de notre jugement moral :

  • Dans la poursuite des vertus, le juste milieu est imprécis et incertain le discernement (V, 2).
  • Lorsqu’on est placé à la limite du bien et du mal, il est bien difficile de garder la mesure dans le plus subtil des jugements. Tout cela confirme la parole de la Vérité qui nous apprend qu’étroite et ardue est la voie qui mène à la vie.

Il faut en prendre conscience au début du Carême, alors que nous portons notre choix sur l’une des voies qui s’ouvrent à nous, soit la route large qui entraîne à la mort, soit le chemin des vertus qui est en quelque façon caché et secret, car ce n’est qu’en espérance que nous sommes sauvés, et la vraie foi aime par-dessus tout ce qui ne tombe pas sous le sens de la chair (XI, 2).

Ces derniers mots sont une invitation à intérioriser notre recherche vertueuse et à travailler en profondeur.

Notre humilité se nourrira enfin de la conscience plus vive de notre condition de pécheur :

C’est orgueil que de prétendre éviter facilement le péché, puisque cette présomption même est péché, selon la parole du bienheureux apôtre Jean : Si nous nous prétendons sans péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en nous (III, 1).

Prier dans la confiance

Voilà donc, par la considération loyale de nous-mêmes, le terrain déblayé de tout ce qu’un orgueil aveuglant y avait accumulé de fausse estime et de prudence humaine. Le Carême est une « opération vérité ». Mais lorsque l’homme se retrouve, dépouillé des oripeaux de l’amour-propre et nu devant son Dieu, lorsqu’il sent qu’il ne peut plus placer sa confiance dans ses mérites illusoires, que lui reste-t-il à faire sinon à se fier à celui qui peut seul lui en donner de vrais ? Confiance d’autant plus recommandée que, par le Carême, nous allons nous préparer à célébrer le mystère dans lequel va être détruit l’empire du péché ; croyons donc que Dieu peut nous faire bénéficier déjà des fruits de sa victoire. La prière doit donc jaillir spontanément de l’âme installée dans l’humilité :

Implorons la conduite et l’appui de Dieu, afin que nous qui, sans lui, ne pouvons rien faire, ayons, par lui, la force d’exécuter tout ce qui est commandé, car, si l’on nous commande, c’est pour que nous recherchions l’aide de celui qui nous commande. Et que personne ne s’excuse sous prétexte de faiblesse, puisque celui qui a donné de vouloir donne aussi de pouvoir (XI, 4).

Si, dans l’accomplissement des préceptes, l’obéissance de l’homme se heurte à quelque chose d’impossible ou de difficile, qu’elle ne reste pas repliée sur elle-même, mais recoure à celui qui commande, car celui-ci ne donne le précepte que pour exciter le désir et accorder l’aide, selon le mot du Prophète : Jette en Dieu ton souci et il te nourrira (V, 1).

Voilà trouvée la source de notre force, grâce à laquelle nous pourrons, après avoir pris appui sur l’humilité, engager avec décision et confiance la lutte contre les vices.

L'heure de l'ennemi

Car il va nous falloir rien moins que la force de Dieu pour mener cette lutte à bonne fin. Si les vices et leurs sollicitations, en effet, occupent le devant de la scène, à l’arrière-plan se profile l’ombre inquiétante du Prince de ce monde. C’est à lui que nous avons affaire en définitive. Saint Léon a retenu l’avertissement de l’Apôtre en Eph. VI, 12 : « Notre combat n’est pas contre la chair et le sang, mais contre les Principautés et les Puissances, contre les maîtres de ce monde de ténèbres, contre les Esprits du mal qui sont dans l’air. »

Aussi ne nous faisons pas illusion ; ces ennemis qui veulent nous perdre comprennent bien que c’est contre eux qu’est fait tout ce que nous tentons d’accomplir pour notre salut ; par cela même que nous désirons quelque bien, nous provoquons l’adversaire (I, 4).

A cette heure où nous abordons le début du Carême, c’est-à-dire un service plus empressé du Seigneur, puisque nous nous engageons en quelque sorte dans une espèce de compétition de saintes œuvres, préparons nos âmes aux luttes des tentations (I, 3).

L’ennemi, en effet, redouble maintenant ses attaques sous l’effet de la jalousie. Dans le monde entier, il voit les fidèles de l’Église s’exercer à la vertu, « des foules de toutes nations et de toutes langues » se préparer à leur régénération dans le Christ à Pâques ; l’avènement de la création nouvelle approche, et l’esprit de malice est expulsé de ceux qu’il possédait (II, 2).

Comment, perdant tant d’âmes, n’essayerait-il pas d’en reconquérir d’autres par des tentations plus subtiles ou plus violentes ? En rompant avec le monde, le chrétien se retire au désert avec le Christ : il va y trouver Satan qui, dans sa triple tentation, a essayé de détourner le Sauveur lui-même de l’obéissance aux commandements de Dieu. Mais qu’il imite son Seigneur, qu’il réponde par des paroles de foi aux insinuations perfides du tentateur ; qu’il rende ainsi témoignage de l’Esprit qui est en lui comme le Seigneur montra, en repoussant la tentation, qu’il était Dieu et homme et reçut, une fois l’ennemi mis en fuite, l’hommage des saints anges (II, 3).

Personne donc ne doit se croire à l’abri de la tentation ; au contraire le tentateur toujours en éveil tourmente plus âprement de ses ruses ceux-là surtout qu’il voit s’abstenir du péché (III, 2).

Il tendra donc à la piété des pièges tirés de la piété même et essayera de vaincre par le désir de la gloire ceux qu’il n’a pu abattre par la pusillanimité (IV, 3).

Attention donc à l’orgueil et à la vaine gloire, car il est difficile que la louange des hommes ne séduise pas celui qui mène une vie digne de louange (Ibid.) ; Il faut pour cela que « celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur ». L’Apôtre l’a annoncé, « tous ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ souffriront persécution ». L’agent actif de cette persécution est le diable qui a, pour cela, des alliés multiples. Autrefois, du temps des empereurs païens, il a fait périr les chrétiens par le fer et par le feu ; à présent que la paix est venue, il use d’autres moyens. Il a des alliés dans la place, nos mauvais penchants.

Ce n’est pas seulement par les douleurs et les supplices du corps que l’âme fidèle est attaquée ; mais aussi, sans que l’intégrité des membres soit entamée, une grave maladie la menace quand elle est amollie par la volupté de la chair (IX, 1).

Saint Léon a une conception très réaliste de l’action démoniaque dans le domaine moral. Pour lui comme pour la tradition ascétique antérieure, depuis les Pères du désert, sinon depuis le judaïsme, le démon tente directement les hommes par le moyen des vices :

Sans se lasser, il tend des pièges, toujours en éveil, en quête de quelque brebis qui, insouciante, s’écarterait du troupeau sacré : par la pente des voluptés et le chemin déclive de la luxure, il la mènerait dans les auberges de la mort. Voilà pourquoi il enflamme la colère, alimente la haine, aiguise la cupidité, ridiculise la continence, excite la gourmandise (II, 2).

Dans un sermon pour Noël (VII, 3), saint Léon est plus explicite encore :

L’antique ennemi sait à qui appliquer le feu de la cupidité, à qui proposer les appâts de la gourmandise, à qui offrir l’excitation de la luxure, à qui inoculer le poison de l’envie ; il sait qui troubler par la tristesse, qui illusionner par la joie, qui paralyser par la crainte, qui séduire par la vanité ; il examine les habitudes de chacun, il voit clair dans les préoccupations, il scrute les affections, et il cherche des moyens de nuire, partout où il remarque un souci plus absorbant. Nos habitudes de penser rationalistes nous ont désaccoutumés de considérer ainsi l’action incessante de l’ennemi de notre salut à l’affût derrière les tendances troubles de notre nature déchue ; s’il faut sans doute faire la part de l’art oratoire dans ces sermons destinés au peuple chrétien, nous aurons cependant tout avantage à reprendre contact avec cet enseignement traditionnel et à y croire un peu plus.

Le tentateur a en outre à son service des hommes qui, plus ou moins consciemment, se sont mis sous son obédience :

A ceux qui se sont établis dans un bon propos, le diable ne manque pas de susciter l’hostilité de ceux qui ne leur ressemblent pas ; et facilement ces hommes déchaînent leur haine, dont les mœurs répréhensibles, comparées à celles des justes, paraissent plus détestables encore (IX, 1).

Beaucoup, en effet, chose lamentable à dire, se consument de dépit en voyant les progrès des autres, et, sachant que les vices déplaisent aux vertus, s’arment de haine contre ceux dont ils ne suivent pas l’exemple (X, 2).

Ils imitent en cela leur chef qui est torturé par la loyauté de ceux qui agissent avec rectitude et mis au supplice par la persévérance de ceux qu’il ne peut jeter bas (Ibid.).

La vertu des bons, qui leur fait retrouver la ressemblance divine, tourmente l’ennemi de Dieu et des hommes, qui poursuit Dieu jusque dans ses images vivantes, cherchant à les défigurer.

Le combat, l'armure spirituelle

Nous sommes donc invités à la lutte, mieux nous y sommes acculés, ne serait-ce que pour nous maintenir. Or, pendant le Carême, il ne suffit pas de se maintenir, il faut avancer. Le climat de ce temps est un climat de guerre. Dans plusieurs des sermons de saint Léon retentit un branle-bas de combat ; dès le début du premier sermon, il rappelle « les guerres de Yahvé » que les enfants d’Israël, fortifiés par le jeûne, menèrent contre les Philistins. Contre nos adversaires intérieurs et extérieurs, nous devons nous défendre. Mais on ne se défend bien qu’en attaquant :

Quand nous nous relevons, nos ennemis s’effondrent ; quand nous retrouvons nos forces, ils perdent les leurs ; nos remèdes leur sont des coups et la guérison de nos blessures les blesse (I, 4).

D’où l’invitation à revêtir l’armure spirituelle que saint Paul a décrite. Saint Léon commence par citer l’Apôtre :

Debout, bien-aimés, - c’est l’Apôtre qui le dit - avec la vérité pour ceinture de nos âmes, et pour chaussures le zèle à propager l’évangile de la paix ; tenez toujours en main le bouclier de la foi, grâce auquel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du Mauvais ; prenez aussi le casque du salut et le glaive de l’Esprit, qui est la parole de Dieu (Eph. VI, 14-17).

Puis il commente ainsi :

Voyez de quels traits puissants, de quelles défenses insurmontables nous munit ce chef qu’ont illustré de multiples triomphes, ce maître invincible de la milice chrétienne ! Il a mis autour de nos reins le ceinturon de la chasteté, chaussé nos pieds des courroies de la paix : un soldat qui ne s’est point ceint les reins est, en effet, bientôt vaincu par l’instigateur de l’impureté et celui qui n’a pas de chaussures est facilement mordu par le serpent. Il nous a donné le bouclier de la foi pour protéger le corps tout entier, a placé sur notre tête le casque du salut, a mis dans notre main le glaive, c’est-à-dire la parole de vérité : ainsi le héros des luttes de l’esprit n’est pas seulement à l’abri des blessures, mais il peut aussi blesser qui l’attaque (1, 4).

Voilà donc détaillés les éléments de notre armure défensive et offensive : la chasteté y tient une place de choix, car le tentateur est par définition le démon impur. Saint Augustin avait demandé que, pendant le Carême, les époux s’abstiennent de l’usage du mariage, afin que s’élèvent vers Dieu dans la prière les bras qui servaient à leurs enlacements. Saint Léon, lui, parle de la chasteté d’une façon générale. Il faut aussi rechercher la paix, avec soi et avec les autres, paix que le démon sournois s’efforce toujours de troubler, car il est le serpent qui rampe sans qu’on le voie et mord au talon celui qui ne s’est pas chaussé. Enfin il y a la foi qui se sert de la parole de Dieu, glaive plus acéré qu’une épée à deux tranchants, pour blesser l’ennemi au cœur à l’exemple du Sauveur. Sur ce point précis de la foi, saint Léon s’est étendu longuement dans un sermon presque entier, le huitième, et dans une partie des septième et neuvième.

Croire juste, condition préalable

Pour saint Léon, une foi intègre est le fondement de toute ascèse, de toute morale, de tout acte méritoire. « Sans elle rien n’est saint, rien n’est chaste, rien n’est vivant, car le juste vit de la foi », dira-t-il dans un sermon pour Noël (IV, 6). Sans doute songe-t-il surtout à la foi en l’Incarnation, au dogme des deux natures en une Personne, qu’il fit définir à Chalcédoine et défendit toute sa vie ; mais également, quoique moins explicitement, au dogme trinitaire et au Credo de Nicée. Cette foi, il faut la défendre contre les pièges du démon qui s’ingénie à semer « la zizanie du mensonge parmi le bon grain de la foi et à profaner ainsi le champ de la vérité », utilisant pour cela ses fidèles serviteurs, les hérétiques. Aussi doit-on rectifier sa foi au début du Carême, et l’esprit a pour cela besoin d’une ascèse tout comme le corps, car prendre la croix du Christ, dira saint Léon à propos de la Passion, c’est « exterminer les convoitises, faire mourir les vices, s’éloigner de la vanité et renoncer à toute erreur ». Tout cela va de pair. Faute d’une croyance exacte, on s’exposerait à ce que tous nos efforts pour la vertu soient vains et de nulle efficacité, car inutiles et vains sont les jeûnes de ceux que le père du mensonge a trompés par ses illusions et que ne nourrit pas la vraie chair du Christ (VIII, 1).

Sans la foi, il n’y a pas de vraie charité ; l’intégrité de la première est condition indispensable de la seconde :

Celui qui est étranger à la vérité n’est pas miséricordieux, pas plus que celui qui ignore la bonté n’est capable de justice. Celui qui n’est pas riche de ces deux vertus n’en pratique aucune. La charité est la vigueur de la foi, la foi est la force de la charité… Lorsqu’elles ne sont pas ensemble, elles manquent ensemble, car elles sont l’une pour l’autre et secours et lumière, jusqu’à ce que la récompense de la vision satisfasse le désir de la foi et que l’on voie et aime sans changement possible ce qui, aujourd’hui, ne peut être aimé sans la foi ni cru sans l’amour (VII, 2).

Doctrine qui peut nous paraître sévère, habitués que nous sommes maintenant à exalter la philanthropie et à organiser la « charité ». Saint Léon, lui, ne connaît de valeur que surnaturelle : si le motif basé sur la foi manque, il n’y a plus que de fausses vertus, sans mérite aucun. L’idée même que les efforts vertueux des infidèles auraient aux yeux de Dieu valeur de préparation ne paraît pas entrer dans son esprit.

Quel sera le critère pratique selon lequel nous aurons, au début du Carême, à « rectifier » notre foi, si besoin est ? C’est l’enseignement du Symbole. Saint Léon, en en détaillant les éléments en son huitième sermon sur le Carême, avait en vue les catéchumènes qui recevraient le baptême à Pâques : c’était une préparation à la « traditio symboli » dont les sermons de saint Augustin nous ont aussi laissé la trace. Après avoir mis en garde ses auditeurs contre la « sagesse du monde », c’est-à-dire l’ensemble des doctrines hérétiques qui prennent pour unique base la raison humaine et non la révélation divine, il continue en ces termes :

Gardez solidement dans l’âme ce que vous dites dans le Symbole. Croyez au Fils de Dieu, coéternel au Père, par qui tout a été fait et sans qui rien n’a été fait, engendré aussi selon la chair à la fin des temps. Croyez que, dans son corps, il a été crucifié, qu’il est mort, qu’il est ressuscité, qu’il a été élevé plus haut que les célestes dominations, qu’il a été établi à la droite du Père, qu’il viendra juger les vivants et les morts dans la même chair dans laquelle il est remonté.

Cette exhortation à l’ascèse de l’esprit en vue d’une foi intègre est toujours valable pour nous. Rien ne se bâtit que sur la foi dans l’ordre surnaturel ; en la laissant se détériorer en nous, se mêler d’éléments impurs ou douteux, nous lui enlevons sa vigueur, nous affaiblissons dangereusement les fondements de notre édifice spirituel, lesquels doivent être d’autant plus solides que, pendant le Carême, nous voulons l’élever plus haut.

Embrasser la Croix de Jésus

L’armure spirituelle que saint Léon, à la suite du saint Paul, nous a invités à endosser se résume en définitive dans la croix du Christ, cette croix dont la puissance, au jour de la Passion, va briser celui qui par sa jalousie a fait entrer la mort dans le monde

La vie pieuse des saints, en effet, n’est jamais étrangère à la croix du Christ, mais elle crucifie les désirs de la chair par les clous de la continence et extermine les cupidités du corps par la vertu de l’Esprit qui habite en eux (VII, 4).

La patience que le Sauveur a montrée pendant sa Passion nous est un exemple de celle que le juste doit opposer à ses détracteurs, car il est de tous les temps de porter la croix, cette croix qu’à juste titre chacun peut dire sienne, car elle est portée par chacun suivant des modes et des mesures qui lui sont propres (IX, 1).

C’est donc les yeux amoureusement fixés sur son Sauveur crucifié que le fidèle doit marcher sur la route austère du Carême.

S'insérer dans l'armée chrétienne

Dans cette lutte contre l’ennemi de son salut, il n’est d’ailleurs pas seul. C’est surtout dans les sermons pour les Quatre-Temps que saint Léon a insisté sur la force spirituelle du peuple chrétien, uni dans une même intention de prière et de pénitence. Dans les sermons pour le Carême, il parle cependant aussi de « l’armée chrétienne » (XI, 3), qui en vient aux mains avec le diable, du « peuple chrétien » (III, 2) qui doit se préparer à la fête pascale par l’abstinence ; toute l’Église est derrière chaque chrétien, c’est en elle qu’il va à Dieu, elle est à ses côtés pour 1e soutenir et l’encadrer. D’où la nécessité de s’intégrer pleinement à sa foi, sans errer à droite ou à gauche, dans les chemins détournés où le Père du mensonge est aux aguets pour s’emparer des âmes imprudentes ou insouciantes.

Les pratiques du Carême, le jeûne

Voyons maintenant quelles seront ce qu’on peut appeler les « pratiques » du Carême. Nous en avons déjà rencontré une, l’examen de conscience. Il y en a une autre, le jeûne, qui est essentielle, si essentielle même que le Carême est appelé « le plus grand et le plus sacré des jeûnes » (IV, 1) ; cette pratique, désignée aussi plus généralement sous le nom d’abstinence, consiste en une restriction volontaire de nourriture pour laquelle saint Léon n’énonce d’ailleurs aucune norme disciplinaire précise. Le jeûne est envisagé sous différents aspects.

C’est d’abord une mesure de prudence, même naturelle, car le danger de tomber dans d’innombrables fautes nous environne de toutes parts et, d’usages licites, on passe à des excès immodérés, particulièrement lorsque, à la faveur du soin de la santé, s’introduit la délectation du plaisir, et que notre convoitise ne se contente pas de ce qui peut suffire à la nature (XII, 2).

Par conséquent, en se restreignant, on échappe à bien des dangers de fautes :

A ces tentations et à d’autres encore… quelle vertu opposer plus à propos que l’abstinence, puisqu’elle donne et développe les forces pour nourrir et conserver les biens de l’âme et du corps ?

Mais aussi on développe les forces de l’âme en diminuant raisonnablement celles du corps qui risqueraient d’étouffer les premières. Saint Léon dira dans un Sermon pour les Quatre-Temps de Pentecôte :

Le cœur n’a plus la même vigueur lorsque la nourriture l’accable que lorsque le jeûne le rend léger ; mais quand la chair qui convoite contre l’esprit est matée par le désir spirituel, la santé est retrouvée dans la liberté et la liberté dans la santé, en sorte que la chair soit gouvernée par l’empire de l’esprit et l’esprit par le secours de Dieu.

Comme la concupiscence est à l’origine des vices, la continence, c’est-à-dire la discipline imposée à tous les appétits corporels, sera à l’origine des vertus.

Mesure de prudence surnaturelle et de sainte libération, le jeûne sera aussi une purification de l’âme. Du fait qu’il dégage l’âme de l’emprise du charnel, il la purifie peu à peu de l’influence excessive que celui-ci peut exercer :

Une utile abstinence est nécessaire non seulement pour mater le corps, mais encore pour purifier l’âme (VIII, 1).

Et lorsque l’âme est ainsi libérée, les vertus peuvent y prospérer. Aussi l’abstinence est-elle dite la « mère des vertus » (XII, 3), et le jeûne, s’il a un aspect de privation corporelle, en a-t-il aussi un de restriction spirituelle : c’est le « jeûne spirituel » qui va de pair avec l’autre, mais ne saurait s’en passer totalement :

Le tout de notre jeûne ne réside pas dans la seule abstention de nourriture, et il n’y a pas profit à soustraire les aliments au corps si le corps ne se détourne pas de l’injustice et si la langue ne s’abstient pas de la calomnie. Nous devons donc mortifier notre liberté dans la nourriture, mais pour mater sous la même loi les autres convoitises (IV, 2).

Saint Léon souligne en de saisissantes formules la connexion des deux jeûnes, le corporel et le spirituel :

Parmi les disciplines célestes de l’Église, les jeûnes divinement inspirés présentent beaucoup d’utilité : tandis que l’appétit de la chair est soumis aux lois de la sobriété, les mouvements intérieurs sont aussi tempérés et l’esprit jeûne d’injustice comme le corps de nourriture (XII, 2).

Dans l’âme qui, en se fortifiant par l’abstinence, lutte contre ses tendances vicieuses et s’abstient d’actions malhonnêtes, les vertus vont pouvoir se développer. Cette âme va s’orner et s’embellir, comme il convient de le faire à l’approche de la plus grande des fêtes (III, 1), le temple de Dieu qu’elle est va se restaurer, ce qui ne se fait d’ailleurs pas sans qu’y concoure le divin architecte lui-même (V, 1), le miroir du cœur va retrouver son éclat un moment terni par la poussière du monde (V, 3) ; autant d’images dont se sert saint Léon pour montrer l’âme raisonnable retrouvant par l’exercice des vertus la ressemblance divine.

L'aumône de son argent

Or cette ressemblance n’apparaît jamais si bien que dans l’exercice de la charité, et premièrement de celle qui compatit au prochain dans ses nécessités temporelles, l’aumône :

Nulle dévotion chez les fidèles n’est plus agréable à Dieu que celle qui se consacre à ses pauvres ; là où il trouve le souci de la miséricorde, il reconnaît l’image de sa propre bonté (X, 5).

L’aumône est aussi essentielle à la perfection du Carême que le jeûne ; elle lui est complémentaire. Car, d’une part, elle est l’exercice de la plus parfaite des vertus, « le bien de la charité », comme dit saint Léon (X, 4), vertu

sans laquelle toutes les autres sont comme nues, car, dans une vie, si excellente soit-elle, on ne peut dire fécond ce que l’amour n’a pas enfanté (X, 3) ;

D’autre part, un jeûne qui ne serait pas accompagné de l’aumône ne serait qu’une « diète stérile » (II, 4), une pure épreuve physique, sans âme, et, en définitive, un acte égoïste. Au contraire il faut que l’économie que nous réaliserons en jeûnant serve au soulagement des pauvres. Saint Léon a là-dessus des formules saisissantes : « Que les chrétiens, tout en jeûnant, s’engraissent » (XI, 6), à savoir par le profit que la miséricorde leur acquerra pour la santé de leur âme, car il s’agit d’un « échange » fructueux (VII, 3) ; c’est, en effet, au Seigneur que l’on donne en réalité ce qu’on apporte aux pauvres : ceux-ci tiennent sa place et sont comme un signe de sa présence parmi nous. On leur donne donc les aliments dont notre jeûne a fait l’économie, et on reçoit du Seigneur une équivalence spirituelle, « des aliments qui nourrissent en vue de l’éternité » (II, 4). Ainsi « la réfection des indigents seconde nos jeûnes » (X, 5) et leur donne tout leur prix. Cette lieutenance des pauvres pour le Christ fait que l’aumône, simple secours de nos semblables suivant la raison naturelle, se hausse au niveau d’une religion en climat chrétien : ce sont des « hosties de miséricorde » (X, 4) que nous offrons véritablement à Dieu lorsque, « sur le point de célébrer le mystère par lequel le sang de Jésus-Christ a aboli nos iniquités », nous nourrissons les pauvres. Au don tout proche du sang du Christ pour notre salut, nous répondons par notre don infiniment plus humble, mais auquel la charité de Dieu veut bien donner une contre-valeur d’éternité.

Mais ne faut-il pas craindre que, sur le plan temporel, cette dépense ne cause du détriment ? Saint Léon va répondre à cette objection. « La bonté elle-même est une grande richesse » ; voilà pour la vertu que la bienfaisance développe en profit spirituel, plus précieux que ceux de ce monde, en outre la générosité ne saurait manquer de moyens, là où c’est le Christ qui nourrit et qui est nourri ; en toute cette œuvre intervient la main qui augmente le pain en le rompant et le multiplie en le distribuant (X, 5) ; Voilà pour la prudence naturelle : elle doit céder la place à une autre prudence tout imprégnée de foi. Et saint Léon de citer à plusieurs reprises l’exemple de la pieuse veuve de Sarepta qui accueillit le prophète Élie en lui donnant tout ce qui lui restait, une pincée de farine et un peu d’huile.

Mais ce qu’elle avait donné avec foi ne lui manqua pas, et, dans les jarres vidées par une pieuse prodigalité, la source s’ouvrit d’une nouvelle abondance : ainsi un saint usage n’amoindrit pas un bien dont on n’avait pas craint la privation (IV, 2).

C’est, en effet, au Seigneur de toutes choses que l’on donne, et la pauvreté chrétienne est toujours riche, elle à qui est donné dans le Seigneur de toutes choses de posséder toutes choses.

Invitation à un dépassement, dans la foi s’entend, en sorte que ceux qui, par impossible, se ruineraient en aumônes, resteraient riches des seuls biens véritables, qu’on engrange pour l’éternité.

Nous avons remarqué plus haut que saint Léon ne fixe pas de règle pratique pour le jeûne. On a soutenu récemment que le jeûne de l’Église n’était, à son époque, ni aussi obligatoire ni aussi rigoureux pour les fidèles qu’on l’avait cru communément[2].

Le fait que saint Léon ne parle qu’en général de l’ » abstinence », de la « continence », pourrait appuyer cette thèse. Le principe est l’obligation de jeûner, de se priver, mais que, dans cette ascèse, chacun ait sa mesure dictée par la prudence alliée à la ferveur. Pour ceux qui ne peuvent jeûner, l’aumône sera une compensation à leur impuissance. Sans doute saint Léon ne parle pas d’ « aumônes de carême » destinées à suppléer au jeûne, telles qu’on les pratique aujourd’hui, il dit cependant, à propos des jeûnes des Quatre-Temps, dont il semble qu’il ait tenu l’obligation pour plus rigoureuse que celle du Carême :

Dans l’observance du jeûne, tous doivent sans doute être unanimes à apporter leur dévotion ; cependant, s’il en est certains dont l’infirmité s’oppose à leur volonté, qu’ils rachètent cela en accomplissant aux dépens de leur bourse l’œuvre qui dépasse les forces de leur corps… Leur souci de miséricorde leur fera obtenir la même purification qu’à ceux qui peuvent jeûner… On ne reprochera pas au malade de rompre le jeûne, si le pauvre reçoit de lui de quoi satisfaire sa faim (IIe sermon pour le jeûne de septembre, 3).

Mais, de toutes façons, le jeûne doit s’accompagner de l’aumône, et celle-ci portera sur le superflu que le jeûne, en réduisant la dépense, a permis de dégager et dont l’avarice ne doit pas profiter [3].

L'aumône de son cœur, le pardon des offenses

L’aumône de nos biens est une manifestation de la charité fraternelle, celle que nous portons aux indigents ; il en est une autre, vis-à-vis des personnes qui nous ont fait tort, c’est le pardon. Donner, pardonner, deux volets du diptyque de l’amour. L’aumône du pardon est toujours possible, même quand l’offrande des biens matériels n’est pas à notre portée en raison de la pénurie, car elle ne vide pas nos greniers, ne diminue rien de notre argent (II, 5).

Elle s’exerce vis-à-vis d’hommes comme nous, de chrétiens comme nous, créés à l’image de Dieu, et que ni l’origine charnelle ni la naissance spirituelle ne séparent de nous : un même esprit nous sanctifie, une même foi nous fait vivre, nous accourons aux mêmes sacrements (III, 3).

Elle est conforme à l’humilité et à la prudence surnaturelle basée sur la promesse du Seigneur, car, nous souvenant de notre faiblesse qui nous fait facilement tomber dans toutes sortes de fautes, nous devons nous garder de négliger ce remède primordial et ce moyen très efficace de guérir nos blessures (I, 6) ; Le Seigneur ayant dit : Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi ; chacun a près de lui ce qu’il demande, puisque c’est de la bonté du suppliant que dépend la sentence du juge : lui qui écoute avec miséricorde et bonté les prières des hommes, s’est fixé comme règle d’équité notre propre douceur, en sorte qu’il n’ait pas à user de la rigueur du droit contre ceux qu’il n’aurait pas trouvés avides de se venger (V, 4).

Le temps préparatoire à la Pâque est, en effet, le temps du pardon « non seulement dans l’Église, mais aussi dans toutes les maisons » (XI, 5). « Il convient que les peuples de Dieu s’assemblent pour une si grande fête en paix et concorde » (IX, 3).

L'aveu des fautes : Mea Culpa

Ces pratiques du Carême tendent à produire en nous la purification du cœur : le jeûne, corporel et spirituel, en expiant les péchés par la pénitence et en en détruisant les racines par l’élimination des vices ; l’aumône et le pardon en nous obtenant, suivant la promesse du Seigneur, l’indulgence divine, précieux « raccourcis » (VI, 2) préparés par Dieu à ses serviteurs pour gagner son royaume, là où il sera donné aux cœurs purs de le voir. Remarquons que toutes ces pratiques nous font renoncer à quelque chose, soit au rassasiement de notre appétit charnel ou spirituel, soit à nos biens temporels, soit à la prétention, que nous pourrions juger légitime, de nous venger ; elles nous font perdre quelque chose, mais « qui perd sa vie la trouvera »

Dans le même ordre d’idées, il y a encore un autre moyen de purification qui s’imposera dès le début du Carême : c’est l’humble aveu et le regret des fautes de la vie antérieure et spécialement de l’année écoulée. L’examen de conscience, recommandé et détaillé par saint Léon, aura eu pour effet de nous les rappeler et de les remettre en pleine lumière devant les yeux de l’âme.

« Opération vérité » que le Carême, avons-nous dit. On doit se persuader que rien n’échappe au regard du Souverain Juge. Si l’on peut tromper un homme, ni le secret des lieux ni les enclos des murs n’arrêtent la vue de Dieu qui voit tout en même temps. L’opacité lui est transparente et tout secret lui est découvert ; les choses obscures s’illuminent pour lui, les muettes lui répondent, le silence le proclame et l’esprit lui parle sans voix. Que personne donc, parce que ses péchés sont restés impunis, ne méprise la patience dont fait preuve la bonté de Dieu (V, 3).

Et saint Léon ne craint pas de menacer des peines éternelles ceux qui « n’auront pas recherché le remède de la pénitence tandis que la justice suspendait sa sentence ». Après avoir pris conscience des impuretés de notre âme, il faut nous appliquer en toute assiduité et rigueur à les effacer par les purifications les plus soigneuses (XII, 1) ; On ne doit pas cesser de demander à Dieu la pureté du cœur, et, enfin, il faut, par un humble aveu, déclarer ses péchés au tribunal de la pénitence :

Ce qui aura été purifié par un aveu cessera d’être sujet à la condamnation (Ibid.).

Ainsi, au grand dépit du démon, ceux qui étaient tombés, trompés par ses pièges et ses mensonges, se laveront dans les larmes de la pénitence et seront admis au remède de la réconciliation, la clef apostolique leur ouvrant les portes du pardon.

C’est au sacrement de pénitence qu’il est fait, sans nul doute, allusion dans ces textes, pénitence publique, encore en usage du temps de saint Léon, mais aussi pénitence individuelle. Cela fait partie des pratiques indispensables du Carême, auxquelles il faut se disposer dès le début de la sainte Quarantaine.

Résumé et conclusion : le bonheur de l'âme purifiée

Nous avons passé en revue les dispositions et les disciplines que saint Léon veut voir adopter par les fidèles lorsqu’ils abordent « les jours mystiques et consacrés aux jeûnes salutaires » (IV, 2) ; rappelons-les : ce sont l’attention, l’intérêt, l’humble désir ; puis la décision, le sursaut, le regard lucide porté sur l’ennemi à combattre et sur l’enjeu de la lutte, la prise en main de l’armure spirituelle à revêtir, la marche au combat les yeux levés vers le Dieu qui nous aide, la foi correcte au principe de toutes nos démarches, et enfin la mise en œuvre des pratiques essentielles qui assureront le succès, à savoir le jeûne, l’aumône, le pardon des injures, l’aveu sincère et le regret des péchés.

Et déjà se dessinent les heureux effets de cette discipline quadragésimale, qui sont la purification, la libération, la joie. La purification viendra de l’élimination progressive des vices et de la mise au pas des tendances de la chair sous la tutelle de la raison, elle-même soumise à Dieu : d’où l’équilibre retrouvé dans l’ordre intérieur et la paix. Dans ce climat nouveau, les vertus vont pouvoir se développer et pousser de solides racines, afin de prévenir par un ordre stable et fortement établi le retour de l’anarchie antérieure ; c’est pourquoi le Carême est un « entraînement » (IV, 1) à la vertu et un temps où l’on prend des habitudes durables (XI, 3) ; il faudra, en effet, continuer à courir dans la lancée que nous aurons prise au cours de ces semaines. Des vertus qui peu à peu l’embellissent pour former en elle l’homme nouveau, l’âme travaille à s’orner afin d’accueillir dans un temple digne de lui le Sauveur qui, après l’épreuve finale de sa Passion, ressuscitera glorieux le jour de Pâques. C’est à la fois un perfectionnement et une libération ; peu à peu l’âme se détache, et elle qui se sentait appesantie par les lourdeurs d’en-bas, s’en trouve délivrée. Les privations du Carême et les refus opposés aux appétits charnels, loin de la contrister, la soulagent et la font passer insensiblement « a terrenis ad caelestia ».

Libération et dépassement qui ouvriront dans l’âme la source très pure de la joie.

Il faut, en effet, que l’espérance soit le moteur de l’action purificatrice de ce temps, comme elle l’est de toute la vie chrétienne. Et, en vérité, la pénitence du Carême, toute pénible qu’elle soit par sa continuité qui ne doit point se relâcher, débouche sur la lumière, sur la grande lumière de Pâques ; déjà elle fait partie du « mystère pascal ».

Notes et références

  1. Nous indiquerons en chiffres romains le numéro d’ordre du Sermon parmi ceux consacrés au Carême, et en chiffres arabes le paragraphe. On rappelle que les Sermons de saint Léon se trouvent contenus dans le tome LIV de la Patrologie latine de Migne, colonnes 141 à 468. Les Sources Chrétiennes ont publié une traduction française des Sermons sur le Carême qui constitue le tome 49 de cette collection (Paris, Éd. du Cerf, 1957).
  2. Cf. J. JANINI, San Siricio y las cuatro témporas, Valence, 1958 ; recension dans Revue d’Hist. ecclés., IV, 2-3, 1960, p. 523.
  3. Nous avons donné un exposé plus complet de la doctrine de saint Léon sur l’aumône dans un article paru dans la Vie Spirituelle, mars 1957, pp. 266-287 : Un docteur de l’aumône, saint Léon le Grand. Nous y renvoyons.
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