L'Église et la Bible

De Salve Regina

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Apologétique
Auteur : Cardinal Charles Journet
Date de publication originale : 1960

Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile

 

AVERTISSEMENT

 

La conférence parue en plaquette voici bien longtemps sous le titre De la Bible catholique à la Bible protestante essayait de répondre très simplement à des questions, venues surtout du protestantisme libéral, qu’on opposait alors couramment aux catholiques, à qui l’on reprochait d’avoir trahi la Bible en lui substituant l’autorité de l’Église. L’objection venait de loin, puisque Calvin déjà « rembarre les brouillons » qui pensent que « l’Ecriture sainte a autant d’autorité que l’Église, par avis commun, lui en octroie ».

Le sujet présent, l’Église et la Bible, titre d’une conférence prononcée à l’Aula de l’Université de Fribourg, le 20 mai 1960, lors de la Semaine Biblique, part d’une autre préoccupation ; il est plus vaste, tout entier théologique, sans nul dessein polémique. Le problème des rapports de l’Ecriture et de la Tradition, entre autres, s’y trouve présenté sous une lumière qui pourra paraître plus nette et plus pénétrante.

Si brèves que soient les réflexions qui suivent, peut-être contribueront-elles pour une part à éclairer les graves questions auxquelles elles touchent.

 

Fribourg, mai 1960.

 

I LE MESSAGE DIVIN DE LA BIBLE

La Bible comme texte et la Bible comme sens.

Qu’est-ce que l’Église ? qu’est-ce que la Bible ? La réponse semble aisée. La Bible est un livre ; l’Église est la communauté des croyants. Voilà deux réalités bien distinctes. Il sera facile de les rapprocher pour les comparer. C’est du moins ce qui paraît au premier aspect. Regardons-y de plus près.

Qu’est-ce qu’un livre ? On peut répondre : un texte. Mais que vaut un texte écrit dans une langue inconnue, indéchiffrable ? Et l’Iliade, la Divine Comédie, les traiterez-­vous de textes ? Un livre est un sens, avant d’être un texte; et il redevient un sens pour qui le comprend. Disons donc que, dans la mesure où il est plus qu’un signe muet, un livre est pensée et vie.

Venons-en à la Bible, et songeons d’abord à sa partie néotestamentaire. Cette Bible est sens, avant d’être texte. Elle est vécue par les apôtres, avant d’être écrite sous leur regard. Entre le message biblique en tant précisément que vécu par les apôtres et l’Église apostolique, quelle distinction ferez-vous ? Il n’y en a pas. Impossible de les comparer. Il y a identité. La Bible vécue, c’est l’Église, l’Église est la Bible vécue. La seule comparaison possible portera d’une part sur l’Église apostolique, c’est-à-dire sur la Bible en tant que vécue par les apôtres, et d’autre part sur la Bible écrite par eux. Il est clair que la première est plus riche que la seconde. Essayons de montrer comment.

 

Jésus et les apôtres.

Toute l’Église part du Christ. Le Christ est le Verbe, la Parole intérieure par laquelle Dieu se prononce à lui-même éternellement, avant de se prononcer, par une libre et gratuite initiative, aux hommes qui sont ses créatures. Le Verbe est sainteté, il est vérité; d’une sainteté, d’une vérité incréées et incommunicables. Au jour de l’Incarnation, il paraît au milieu de nous, comme l’un d’entre nous; plein de grâce et de vérité; Source, pour nous, de sainteté et de vérité communicables.

Il forme ses apôtres. Il les instruit en proposant à leur intelligence, par son enseignement ou par son Esprit saint, la vérité prophétique, tant spéculative que pratique, précisant ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire. En même temps, il les sanctifie; il frappe secrètement a la porte de leur cœur par les rayons de sa grâce et de son amour, qui peuvent sans doute être refusés, mais qui, s’ils sont accueillis, transforment l’homme et donnent au message révélé d’être non seulement entendu, mais vécu; en sorte que commence d’exister l’Église.

Ainsi le Christ, qui est Tête, régit l’Église, qui est son Corps, par deux sortes d’initiatives : L’une prophétique, par voie de proposition et d’enseignement; l’autre sanctifiante, par voie de motion et d’influx intérieur. Rappelons-nous les disciples d’Emmaüs: ils écoutent le Christ et ils sont portés à adhérer : « Notre cœur n’était il pas tout brûlant au­ dedans de nous quand il nous parlait en chemin et nous expliquait les Écritures ? »[1]. La Bible vécue, qui est l’Église, embrasse ces deux lumières du Christ, l’une prophétique, l’autre sanctifiante. La Bible écrite ne retient de ces richesses que ce qu’en peut évoquer un texte.

Jésus a enseigné. A-t-il écrit ? Les tout grands, dit saint Thomas, qui pensait déjà même à Socrate, n’écrivent pas. Ils savent l’extraordinaire puissance de l’écriture, scripta manent, mais aussi ses irrémédiables impuissances, et qu’elle peut toujours être contournée. Le diable lui-même essaiera d’utiliser l’Ecriture sainte: « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit... »[2]. Jésus, nous dit l’Evangile, n’a écrit qu’une fois : il a tracé sur le sable d’énigmatiques figures, tandis que, sans lever la tête, il attendait qu’en réponse à son invitation, on jette à la femme adultère la première pierre. Le Coran, pour l’Islam, est plus grand que Mahomet; pour nous, Jésus est plus grand que l’Evangile.

La Bible et les apôtres.

Considérons, toujours du vivant des apôtres, le rapport de l’Église et de la Bible. La lumière prophétique de révélation manifeste alors aux apôtres le sens du mystère du Christ et l’économie du salut du monde. « Oui, écrit saint Paul, à moi, infime parmi les saints, fut donnée cette grâce d’annoncer aux nations la richesse insondable du Christ, et de mettre en lumière quelle est l’économie du mystère caché depuis les siècles en Dieu, le Créateur de toutes choses »[3]. Jésus avait prédit l’effusion de ces lumières prophétiques : « Je vous ai dit ces choses pendant que je demeure avec vous. Mais le Paraclet, l’Esprit saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous rappellera tout ce que je vous ai dit »[4]. Il y a plus de richesse, dans l’esprit des apôtres, qu’ils n’en pourront, même avec le secours de la lumière, prophétique elle aussi, de l’inspiration, exprimer dans leur prédication ou leurs écrits.

En outre, ce message, éclairé sous le regard de leur intelligence par la lumière prophétique de révélation, ils le vivent dans la lumière sanctifiante de la foi et de l’amour. Saint Jean n’apprend pas seulement, par voie de révélation, que le Verbe est en Dieu, dès le principe, qu’il est Dieu; il adhère librement à ce message, du sens duquel il ne peut douter, mais dont le contenu, pour lui comme pour nous, reste mystérieux, avec toute l’intensité de sa foi théologale et d’une charité héroïque. Car les apôtres ont été à la fois princes de la révélation et princes de la charité.

Ainsi, sous ce double aspect des clartés prophétiques et des clartés sanctifiantes, le message évangélique, en tant que vécu par les apôtres, est supérieur à ce qu’ils en pourront transmettre par voie orale ou écrite. La Bible en tant que vécue par les apôtres, en d’autres mots, l’Église en tant qu’apostolique, est la règle de la composition, de la formulation, de l’accroissement, et bien sûr de l’interprétation, de la Bible en tant qu’écrite.

 

La Bible après les apôtres.

La période apostolique prend fin avec la mort de saint Jean, au terme du premier siècle de notre ère. A ce moment, l’Église est fondée. Elle a reçu du Christ et des apôtres, par voie orale et par voie écrite, la plénitude du dépôt de la vérité révélée. Elle a mission de conserver ce dépôt intègre jusqu’à la fin du monde et d’en vivre par la foi et l’amour. Une double lumière lui est assurée pour s’acquitter de cette double tâche : une lumière prophétique d’assistance pour garantir la transmission du dépôt révélé; une lumière sanctifiante de grâce et de charité destinée à le faire passer dans la vie des hommes.

Ces deux lumières sont nécessaires à l’Église du temps présent. Elle s’écroulerait si l’une d’elles venait à manquer. Mais leur valeur est inégale. La plus précieuse est la seconde. Les lumières et les grandeurs de prophétie sont au service des lumières et des grandeurs de sainteté: «Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, dit l’apôtre..., quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science..., si je n’ai pas la charité, je ne suis rien »[5]. Il est meilleur d’expérimenter les béatitudes du Sermon sur la Montagne que de les annoncer, d’entrer dans la Passion du Sauveur que de la prêcher. L’Evangile vécu est meilleur que l’Evangile entendu. Mais comment le vivre sans l’avoir entendu ? « Comment croire, dit encore l’apôtre, sans d’abord entendre ? Et comment entendre sans prédicateur ? »[6].

 

La lumière prophétique d’assistance juge des interprétations que les hommes donnent de la parole de Dieu.

Parlons d’abord de la lumière prophétique d’assistance promise par Jésus, jusqu’à la consommation du siècle, au magistère postapostolique, c’est-à-dire au souverain pontife, successeur de Pierre, et aux évêques, successeurs des autres apôtres. Elle n’est plus sans doute la lumière prophétique de révélation et d’inspiration; elle est une lumière plus modeste, dont la tâche reste pourtant splendide. Elle n’est pas donnée pour manifester de nouvelles révélations, note le concile du Vatican, mais pour aider « à garder saintement et à exposer fidèlement la révélation transmise par les apôtres, à savoir le dépôt de la foi »[7]. L’Église postapostolique n’est pas, comme l’Église apostolique, au-dessus de la Bible écrite, pour la composer, la formuler, l’accroître. Sa mission est seulement de la conserver, de l’expliquer, de la défendre. Elle la porte au-dessus d’elle à travers le temps et l’espace, comme l’évêque au jour de la Fête-Dieu élève le Saint Sacrement au-dessus de la foule chrétienne.

A Théodore de Bèze qui, comme Calvin, prétendait que, pour les catholiques, l’Ecriture sainte n’a d’autre autorité que celle que lui confère l’Église, saint François de Sales répondait : « Ce n’est pas l’Ecriture, qui a besoin de règle ni de lumière étrangère, comme Bèze pense que nous croyons ; ce sont nos gloses, nos conséquences, intelligences, interprétations, conjectures... Nous ne demandons pas si Dieu entend mieux l’Ecriture que nous, mais si Calvin l’entend mieux que saint Augustin ou saint Cyprien »[8]. Bossuet répondra de la même manière au ministre Paul Ferry: « Nous ne disons pas que l’Église soit juge de la parole de Dieu, mais nous assurons qu’elle est juge des diverses interprétations que les hommes donnent à la sainte parole de Dieu »[9].

Toujours à ce propos, je voudrais rappeler ici le texte célèbre de saint Augustin: « Pour moi, je ne croirais pas à l’Evangile si l’autorité de l’Église catholique ne m’y portait »[10]. Deux sens sont possibles à ce texte: l’Église a autorité pour déterminer le canon, c’est à­ dire la liste des livres de l’Ecriture ; 2° et selon le contexte plus probablement : l’Église ne m’a pas trompé quand elle m’a donné comme règle l’Evangile. Dans ces deux cas, l’Église, soit qu’elle circons­crive le texte de l’Evangile, soit qu’elle en ga­rantisse la crédibilité, n’est pas au-dessus de  l’Evangile, mais au service de l’Evangile.

 

Le magistère postapostolique maintient l’Ecriture sous la lumière dont elle est issue.

La distinction que nous avons faite entre les deux états successifs du message évangélique, qui paraît d’abord sous un régime apostolique de révélation pour passer ensuite sous un régime postapostolique d’assistance, est capitale. Toute la conduite de l’Église postapostolique, en effet, s’expliquera par son souci, lorsqu’elle transmet le message évangélique, de le maintenir sous la lumière originelle et primordiale dont il est issu, et de ne pas laisser s’en évaporer le contenu au cours des âges. C’est en insistant sur ce point que l’on verra la question, si souvent débattue, des rapports de l’Ecriture et de la Tradition, livrer, semble-t-il, son sens le plus profond.

 

Le rôle providentiel de l’Ecriture.

L’écriture, l’expression graphique du langage, est une invention des hommes. Elle est apparue, chez les différents peuples, entre le troisième et le quatrième millénaire antérieur à notre ère. La merveille est que Dieu ait voulu l’accueillir pour y fixer son message. Certes, il n’en avait pas besoin. Jésus, disions-nous, n’a rien écrit. Il aurait pu envoyer les apôtres annoncer la bonne nouvelle par voie seulement orale, tout comme lui. Même alors, il lui eût été possible de veiller à sa transmission fidèle à travers les siècles. Il n’y aurait pas de Nouveau Testament écrit. Nous saurions pourtant le sens de ce qu’a dit Jésus et de ce que les apôtres ont vu et prêché. Nous en aurions, comme maintenant, la certitude de foi. Mais nous ignorerions les circonstances précises dans lesquelles notre salut s’est accompli. Nous n’aurions pas les récits de la naissance à Bethléem, de l’Annonciation, du baptême au Jourdain, de la Transfiguration, de Pâques, de l’Ascension. Nous ne saurions pas, pour les répéter dans le silence de notre cœur, et pour les dire aux autres, les paroles « toutes chaudes »de Jésus prêchant le royaume, annonçant la fin du monde et les choses à venir, suppliant son Père à son agonie et sur la Croix. Que nous le comprenons, que nous le faisons nôtre, l’aveu si émouvant de Jean Adam Moehler : « Sans les Ecritures, nous n’aurions pas les paroles du Sauveur, nous ne pourrions jamais dire de quelle façon parlait le Fils de l’Homme, et il me semble que je ne voudrais plus vivre si je ne l’entendais plus parler»[11]. Moehler faisait ici écho à l’auteur de l’Imitation: «Deux choses, je le sais, me sont nécessaires ici-bas, sans lesquelles cette misérable vie ne serait plus supportable..., savoir la nourriture et la lumière... Sans elles, je ne pourrais bien vivre, car la parole de Dieu est la lumière de mon âme, et son sacrement le pain de vie »[12].

Mais l’Ecriture du Nouveau Testament existe! Ne disons pas qu’elle est fortuite. Une certaine apologétique catholique a cru devoir insister sur son caractère contingent et occasionnel pour en conclure qu’elle ne peut représenter que fragmentairement le dépôt révélé. Mais la prédication orale des apôtres a été elle aussi pour une part provoquée par des événements contingents. L’important est de savoir que Dieu est le Maître de la contingence, et qu’il la fait entrer, quand il veut, dans la réalisation de son dessein. Il est sur que pas une ligne de l’Ecriture n’a été composée, ni conservée aux générations futures, sans que Dieu, ne l’ait voulu par une disposition de cette providence spéciale en vertu de laquelle il veille sur la fondation et la conservation de son Église. Ce que saint Paul dit des Écritures de l’Ancien Testament est vrai de celles du Nouveau: « Tout ce qui a été écrit avant nous a été écrit pour notre instruction, afin que par la patience et par la consolation que donnent les Ecritures, nous ayons l’espérance »[13].

 

La prédication orale des apôtres, en tant qu’illuminatrice du message écrit qu’ils livrent à l’Eglise primitive, voilà le premier sens du mot Tradition.

Nous ne sommes pas de ceux qui voudraient atténuer le rôle providentiel de l’Ecriture, ni même de ceux qui estiment qu’elle ne représente qu’un fragment de la révélation, auquel un autre fragment, qu’ils appellent la Tradition, devrait se juxtaposer pour constituer la totalité du dépôt révélé. Nous sommes inclinés à penser que l’Ecriture, surtout vers le temps de son achèvement, se présente comme contenant explicitement, non pas sans doute tout le révélé - Jésus, nous dit l’Ecriture elle-même, a fait beaucoup de choses qui n’ont pas été écrites[14], - mais du moins les vérités essentielles, les principes, les articles de foi, à partir desquels le dépôt révélé tout entier peut, moyennant la lumière prophétique d’assistance promise à l’Église, s’expliquer ultérieurement.

Oui, mais à une condition qui est capitale. A savoir que l’Ecriture ne soit pas lue comme un texte arraché au milieu de vie dans lequel il est apparu et où il a pris immédiatement et spontanément son sens authentique. A condition, en d’autres mots, que l’Ecriture soit lue dans la lumière de la prédication apostolique orale, dont elle est initialement imbibée, et dans laquelle seule elle prend ses dimensions réelles. Voilà le premier sens, le plus profond à notre avis, qu’il convient d’attribuer au mot de Tradition, de paradosis. Ainsi comprise, la Tradition n’est pas une révélation partielle destinée à compléter l’Ecriture. Elle est l’âme et l’esprit de l’Ecriture. Elle est une lumière qui confère d’emblée à l’Ecriture son sens plein, divin, débordant. Lumière venant des apôtres et adressée par eux à l’Église qui leur est contemporaine. Il a fallu la prédication orale des apôtres pour fonder les premières Églises, les ouvrir au sens de la foi, créer une atmosphère spirituelle, où l’Ecriture trouverait son contexte naturel et indispensable. Cette lecture de l’Ecriture dans la lumière de la prédication apostolique, qui fut la lecture de l’Église primitive, prime toutes les lectures que nous pouvons faire aujourd’hui avec le secours de nos données scientifiques, philologiques, historiques, archéologiques. Et c’est l’Ecriture avec sa lumière, son ambiance primitive, son âme que le magistère postapostolique, divinement assisté, a pour mission de transmettre de génération en génération. Voilà la tradition, la transmission en un second sens ; tradition, transmission non plus verticale et allant des apôtres à l’Église primitive, mais horizontale et allant de l’Église primitive à l’Église de nos jours.

La transmission du dépôt à travers les âges, ou le deuxième sens du mot Tradition.

La transmission du dépôt révélé à travers les ages comporte son explicitation. Il y a, en effet, deux sortes de dépôts : les dépôts inertes, comme un lingot d’or, qu’on conserve tels quels. Et les dépôts vivants, tels une plante, un enfant..., qu’on ne conserve qu’en leur permettant de se développer. Si l’on regarde l’Evangile comme un simple texte, on le rangera parmi les dépôts inertes. Si l’on regarde au sens de l’Evangile on le rangera parmi les dépôts vivants, on dira qu’on ne le conserve qu’en le développant. Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé qui grandit et les oiseaux du ciel viennent habiter dans ses branches[15]. Le royaume des cieux est semblable à un scribe qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes[16]. Comment comprendre ce développement ?

Le message évangélique, nous l’avons dit, est achevé avec la mort du dernier apôtre. Il ne peut plus s’accroître par de nouvelles révélations. Mais ce qu’il nous dit du mystère du Christ est trop riche pour livrer d’un coup son contenu. Les formules où s’exprime ce mystère, mises en regard des questions sans cesse posées par le déroulement du temps, demandent à être explicitées, désenveloppées. Elles restent, il est vrai, supérieures à ce désenveloppement, comme la source est supérieure au cours d’eau qu’elle enfante. Il ne s’agit pas d’ajouter au sens du texte, mais de le pénétrer et d’en inventorier les richesses. Il ne s’agit pas de juxtaposer, en les introduisant du dehors, des choses nouvelles ; il s’agit de faire fleurir les choses anciennes comme un arbre à chaque printemps. Nous disons, par exemple, que les trois personnes divines, Père, Fils, Esprit, étant identiquement le même Dieu, la même réalité divine, ne peuvent se distinguer entre elles que par leurs pures relations mutuelles. Nous disons que le Fils, qui est Dieu, s’étant fait homme pour habiter parmi nous, possède dès lors deux natures, l’une depuis toujours qui est divine, l’autre depuis deux mille ans, qui est humaine; et deux volontés, l’une divine, l’autre humaine. Nous disons qu’en donnant au Fils éternel de Dieu de naître temporellement parmi nous, la Vierge Marie est devenue vraiment la Mère de Dieu. Nous disons qu’à la dernière Cène, quand Jésus, prenant du pain, a dit : « Ceci est mon corps », ce qui était du pain est devenu le Corps du Christ, il y a eu passage d’une substance à une autre substance, transsubstantiation.

Nous connaissons certainement la révélation d’une manière plus formulée, plus explicite, mais non nécessairement d’une manière plus intense et plus puissante que l’Église des premiers jours. Mais comment ne pas voir que ce désenveloppement, cette explicitation, faite sous l’assistance de l’Esprit Saint, est un perpétuel hommage rendu à la profondeur de la donnée évangélique ? Sous la lumière prophétique d’assistance., le texte évangélique peut prendre dans les intelligences une vie authentique. Il prend vie encore d’une seconde manière, plus mystérieuse, plus précieuse, quand sa vérité prophétique, manifestée par le magistère, est reçue avec foi et amour par les fidèles pour devenir, en eux et par eux, l’Église. Comme un poème peut être considéré successivement, d’abord dans l’intuition créatrice du poète, puis sur la page où il est écrit, enfin dans l’émotion qu’il éveille dans le lecteur, ainsi l’Evangile peut être considéré successivement, d’abord dans l’intuition prophétique et dans la foi des apôtres, puis dans les énoncés écrits par lesquels il est transmis aux fidèles, enfin dans la vie prophétique et sanctifiante qu’il retrouve dans ces fidèles. l’Église postapostolique est porteuse de l’Evangile. Elle n’est pas, comme l’Église apostolique, au-dessus de l’Evangile, pour le composer et le formuler. Elle est au-dessous, pour recevoir son message, qui, prenant vie en elle, la constitue.

 

II LE MAGISTERE CANONIQUE ET LA BIBLE.

 

Ses sollicitudes

Garder fidèlement le dépôt révélé et désenvelopper son contenu authentique au cours des âges, telle est la plus haute mission du magistère. Sa seconde mission est de protéger les abords du dépôt révélé et de préparer les esprits à l’accueillir. Il faut défendre, disait Newman pour expliquer ces choses, non seulement l’Angleterre, mais encore ses eaux territoriales. Quand elle déclare le dépôt révélé, c’est la voix et les commandements du Christ que l’Église fait entendre ; elle est assistée absolument; l’obéissance qu’elle demande est celle de la foi divine et théologale : voilà le magistère que nous appelons déclaratif et dont nous venons de parler. Quand elle veille sur les approches du dépôt, c’est sa voix et ses commandements d’Epouse que l’Eglise fait entendre, elle est assistée prudentiellement; l’obéissance qu’elle demande par des instances plus ou moins fréquentes, plus ou moins durables, est d’ordre moral et ecclésial : voilà le magistère que nous appelons canonique. Quelle est l’attitude de ce magistère canonique à l’égard de l’Ecriture ?

Ici encore toute la conduite de l’Eglise s’expliquera par son souci de replacer la Bible sous la lumière prophétique dont elle est issue et de la diffuser dans les âmes. Pour l’Eglise, la Bible est le livre dont Dieu est l’Auteur. On n’en finirait pas de décrire les respects, les vénérations, les amours dont elle l’entoure. La Bible est dès les premiers siècles prêchée par les évêques, défendue par les apologistes, expliquée et approfondie, tant en Orient qu’en Occident, par les docteurs. Elle nourrit de ses sens littéraux et mystiques le silence des contemplatifs. Elle est le livre qui se copie et s’illustre de miniatures dans les couvents du moyen âge; le livre qu’à l’âge scolastique les Maîtres en théologie comme Saint Thomas d’Aquin exposent, ligne par ligne, mot par mot. Partout où l’art sait dire quelque chose, c’est la Bible que l’Eglise lui demande d’exprimer. Elle la figure dans les peintures des catacombes, sur les portails des cathédrales, sur les vitraux, sur les chapiteaux, sur les tapisseries.

L’Église hérite des piétés dont la Synagogue honorait la Torah. Elle porte la Bible en procession pour la lire à haute voix dans l’assemblée, elle l’accompagne de lumières, elle a pour la parole écrite de l’Epoux des tendresses d’Epouse, elle la baise.

Elle en compose sa liturgie, elle en tisse ses litanies et ses invocations, elle en réassume hebdomadairement tout le psautier. Elle la comprend merveilleusement. On ne peut lire sans être frappé au cœur les parallèles bouleversants qu’elle institue par exemple dans les messes de Carême, entre les longues préparations de l’Ancien Testament et la subite floraison du Nouveau, entre les scènes si pathétiques des résurrections de morts opérées par Elie ou Elisée, et les résurrections de morts opérées par Jésus, trop simples, trop divines pour être jamais représentables sur les théâtres de ce monde.

L’Eglise du moyen âge a, pour la Bible, des délicatesses admirables. Elle la dépose tout proche de ses tabernacles, comme le signe écrit des paroles humaines prononcées jadis par Celui qui, étant, au-delà de tous les sons et de tous les sens des paroles humaines, la Parole subsistante et créatrice, le Verbe ineffable et éternel, a voulu néanmoins venir habiter corporellement au milieu de nous. La Bible, qui porte le texte où il est écrit : « Le Verbe s’est fait chair », porte aussi le texte où il est écrit: « Ceci est mon corps » ; et c’est en nous approchant de cette présence réelle, de cette présence corporelle, que nous pourrons peut-être sentir, comme les disciples d’Emmaüs, notre cœur devenir tout, brûlant pour comprendre les Écritures.

Le moyen âge a senti naïvement parfois, mais puissamment toujours, la vertu divine de la Bible. Il a su qu’elle pouvait tout assumer, tout assimiler, tout changer en elle-même, les richesses de la nature et les oeuvres des hommes. Il n’a pas eu peur de la sagesse grecque, pas plus que Dieu n’avait eu peur de la simplicité juive. Il a compris que, si Dieu avait permis cette réussite, elle ne devait pas être méprisée. Les fresques du Vatican qu’on appelle par erreur l’Ecole d’Athènes et la Dispute du Saint Sacrement, dont Raphaël avait reçu le thème du Maître du Sacré-Palais, et qui devraient s’appeler, d’une part la Raison, et d’autre part la Foi, simultanément confessées, comme à la fin du concile de Florence, par l’Eglise d’Orient et celle d’Occident, ne faisaient que résumer la pensée du moyen âge finissant qui avait toujours cru qu’on ne pouvait honorer davantage Aristote et Platon qu’en dégageant dans leur sagesse ces vérités tout élémentaires que les théologiens appellent les préambules de la foi et de la révélation.

Parce que l'Eglise élevait la Bible au-dessus de sa tête, le moyen âge a été une époque tout entière biblique. Il ne s’est point arrêté, autant que le feront les humanistes, à l’aspect littéraire et critique du texte de la Bible. Il a tenté plutôt de forcer les portes mêmes de la Bible pour entrer en elle avec tout son cœur et toutes ses passions. Cela explique jusqu’à ses erreurs: par exemple lorsqu’il essayait, par la voix populaire de sacraliser les croisades, qui n’étaient au vrai qu’une guerre, non pas du christianisme, mais de la chrétienté temporelle contre l’Islam, et de faire d’elles, au temps même de la nouvelle Alliance, une reprise des guerres saintes de l’Ancien Testament ; ou encore lorsqu’il semblait tenir le peuple juif pour constamment coupable de ne pas savoir lire, dans les prophéties de l’Ancien Testament, le sens inouï que devait manifester Jésus. Mais cet amour de la Bible explique aussi ses grandeurs. Permettez que je cite une page de Léon Bloy : « Les souffrances de Jésus furent le pain et le vin du moyen âge son école primaire et le pinacle sourcilleux de sa clergie. Elles furent sa demeure, son foyer plein de brandons et d’étincelles, son lit pour naître et pour mourir et, quelquefois, le paradis de ses saints qui n’imaginaient pas mieux que de pleurer avec la Mère aux Sept Glaives et le bon larron, pendant des éternités. Elles furent et devaient être, en effet, la grande émotion, le poème toujours nouveau, la récidive péripétie d’un drame toujours angoissant, pour une société naïve où les facultés d’enthousiasme et de dilection flamboyèrent avec une magnificence que les seules fournaises du Paraclet pourront rallumer un jour. La pauvreté du Seigneur était sentie merveilleusement par ces tendres foules, et la compassion pour un Dieu si lamentable faisait quelquefois mourir d’autres pauvres qui prenaient volontiers, par-dessus leurs propres misères, tout ce qu’ils pouvaient porter de son fardeau ».

Le moyen âge a été si imprégné par la Bible qu’il a communiqué aux hérésies qui l’ont déchiré, jusqu’à leur caractère biblique. Et si, plus tard, il a été tenu par le rationalisme de la philosophie des lumières comme une période d’immenses ténèbres, c’est parce qu’il n’avait jamais voulu connaître d’autre lumière suprême que celle de la Bible.

 

Ses hésitations.

J’ai parlé des initiatives de l’Eglise en tant qu’Epouse pour répandre la Bible. Il faut dire un mot de ses timidités. Nous sommes en un domaine, celui du magistère canonique, où l’assistance promise n’est que prudentielle. Les directives qu’il donnera pourront varier avec le temps. Elles pourront parfois, il est aisé sans doute de le dire après coup, se révéler moins heureuses et donner lieu à des expériences que personne ne désirera plus recommencer.

Au temps où se déchire en Occident, après une série de secousses de plus en plus violentes, le christianisme lui-même, et où les grandes divisions, puis, à leur suite, la multitude des sectes, s’emparent de la Bible pour la dresser contre l’Eglise, on voit les pouvoirs canoniques du magistère hésiter et trembler. Ils tiennent avant tout, et ils ont raison, à maintenir la Bible sous la lumière prophétique qui la doit éclairer. Il leur arrive de craindre de la voir sans défense dans les mains des fidèles, d’en redouter les traductions et la diffusion; et même de condamner, sans aucun doute en raison du contexte Janséniste qui, chez Paschase Quesnel, en incurvait malignement le sens, des propositions que tous, maintenant, nous proclamons et qu’on voudrait crier dans les régions où l’Eglise est persécutée. Voici la 84è proposition de Quesnel censurée par le pape Clément XI dans la Bulle Unigenitus : « Arracher des mains des chrétiens le Nouveau Testament, leur en fermer l’accès en leur ôtant le moyen de l’entendre, c’est fermer pour eux la bouche du Christ ». Et voici la 85è : « Interdire aux chrétiens la lecture de l’Ecriture sainte, et surtout de l’Evangile, est interdire aux enfants de lumière le bienfait de la lumière et les reléguer dans une sorte d’excommunication »[17]. De telles mesures ont permis au protestantisme de prendre sur les catholiques une avance considérable dans la diffusion et les traductions du texte de la Bible. L’expérience décisive de ces timidités, qui nous apparaissent aujourd’hui regrettables, a été faite. Les consignes du magistère sont renversées. La semaine biblique à laquelle vous participez en est un signe entre mille autres.

Les risques ici-bas sont inévitables. Faut-il viser d’abord à les éviter ? C’est une folie sans doute de mettre dans la main des hommes un livre où sont énoncés les mystères les plus secrets de la vie divine, et l’économie de la création, de la rédemption, de la transfiguration finale du monde. Mais cette folie, Dieu l’a faite : il n’y a pas un mot de l’Ecriture qui ne soit inspiré, et dont il n’ait su pourtant, de toute éternité, que les hommes et le diable pourraient abuser. Et cependant il nous a donné Écriture.

La diffusion aujourd’hui de la Bible n’est pas non plus sans périls. On peut se perdre dans l’étude des enveloppes philologiques, littéraires, archéologiques, historiques, culturelles; détourner son regard de la profondeur mystérieuse qu’elles sont destinées sans doute à manifester, mais qu’elles peuvent aussi voiler; l’agitation la recherche biblique peut se substituer, jusque, dans les monastères, au silence de la contemplation biblique. Les dangers sont partout; mais il y a, disait Platon, de beaux dangers. Il faut savoir les courir. Il n’est pas bon, en tout de protéger la foi d’un petit troupeau, en le défendant contre le texte divin de la Bible. Même si quelques-uns trouvaient, dans la diffusion de la Bible, des prétextes à se perdre, on devrait passer outre, et porter à tous un message qui leur est destiné.

La Bible est le récit de la perpétuelle rencontre des patiences divines et des misères humaines. Elle est pleine de difficultés, elle peut être une occasion de scandale; mais elle est pleine aussi des clartés d’un autre monde. Dans sa plénitude, qui est l’Evangile, elle possède un merveilleux pouvoir de convertir les âmes. Lues ou entendues après mille ans, dans les traductions faites en toutes les langues du monde les paroles de l’Evangile entrent comme des flèches dans notre cœur, pour anéantir les sophismes de notre orgueil et illuminer nos désespoirs.

 

III RAPPORTS DE L’ÉGLISE ET DE LA BIBLE DANS LES MONDES NON CHRETIENS.

 

Dans les régions non évangélisées.

C’est à toutes les nations jusqu’à la fin du monde que le message évangélique est destiné. Mais toutes les nations n’ont pas été atteintes. Il existe d’immenses formations religieuses où la Bible, comme règle de foi divinement inspirée, ou bien n’est pas reçue intégralement, ou bien n’est pas reçue du tout.

Israël certes a gardé l’Ancien Testament. Il en nourrit la foi et la prière de ses authentiques enfants. Mais depuis le tragique faux pas qui lui a fait méconnaître son Messie, un voile est jeté, pour lui sur les prophéties. Jusqu’à ce jour, dit  l'apôtre, « quand ils font la lecture de l’Ancien Testament, le même voile demeure, et il ne se lève pas, parce que c'est dans le Christ qu'il disparaît... C'est lorsque les cœurs se convertissent au Seigneur que le voile est ôté »[18].

L'islam a gardé, de la Bible, la notion de la création de toutes choses par un Dieu unique, tout-puissant et miséricordieux, Juge souverain de l'univers. Mais il a refondu dans un contexte nouveau l'histoire des patriarches et des prophètes. S'il nomme Jésus prophète et vénère la Vierge Marie, il écarte, comme Israël, le mystère de la Trinité, et celui de l'Incarnation rédemptrice, tout le drame de l'économie du salut du monde.

Et l'Inde a ses écritures saintes, étrangères à la Bible.

Nous savons que « Dieu notre Sauveur veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité »[19]  Nous savons encore « qu'il n'y a de salut en aucun autre que Jésus, qu'il n'y a pas sous le ciel un autre nom donné aux hommes et par lequel nous devions être sauvés »[20]  En d'autres mots, que les hommes ne sont sauvés qu'en appartenant au Christ et qu'en formant pour autant son Église. Et alors une question se pose. Dans ces vastes régions du globe, où le texte de l'Evangile, avec la plénitude de sa vérité prophétique, n'est pas regardé comme la règle souveraine de la croyance, comment le salut est il possible aux âmes droites ? et quels sont alors les rapports de l'Église et de la Bible ?

La réponse est que, là même où le texte de l'Evangile est absent, la lumière prophétique de l'Evangile peut encore se trouver. Elle peut, en dernière instance, se condenser en deux vérités prophétiques primordiales, qu'à défaut des voies normales Dieu peut manifester individuellement à chaque esprit, à savoir « qu'il existe », voilà, en résumé, tout le mystère de la Trinité; « et qu'il est rémunérateur pour ceux qui le cher­chent », voilà, en résumé, tout le mystère de la rédemption[21]. Dès lors, si l'âme, sous l'invitation des grâces prévenantes qui sont offertes à tous, adhère par la foi vive à ces énoncés prophétiques surnaturels, elle appartient initialement au Christ, elle forme initialement l'Église, elle vit initialement l'Evangile.

Là où la Bible écrite manque, la Bible vécue, c'est-à-dire l'Église, peut donc néanmoins commencer d'exister. Sans doute, sous un état encore provisoire, imparfait, anormal. Après vingt siècles de christianisme, la prédication chrétienne devrait pouvoir être proposée dans son intégrité à tous les hommes de bonne volonté. Partout où elle est empêchée, ou obscurcie, la Bible vécue, qui est l'Église, ne peut exister que par des grâces de suppléance. Elle est entravée, et comme mutilée. Elle attend de passer à son état de plénitude, qui seul est aujourd'hui normal.

J'ai fait allusion à l'Inde et à ses écritures saintes. Je voudrais dire un mot à ce propos[22]. Avant de nous envoyer ses dons, Dieu a coutume de nous les faire pressentir. S'il avait décidé de donner un jour au monde de vrais prophètes, de vraies Écritures saintes, un vrai Sauveur qui meure en Croix, il a dû commencer vraisemblablement par lui suggérer quelque idée de ces étonnantes condescendances, pour les faire désirer et espérer obscurément des hommes, qui pourront hélas ! en raison de leurs ignorances, passions et aberrations du cœur, les déformer à mesure même qu'ils les devineront et viendront à s'en éprendre. Si cette vue est juste, on ne devra pas s'étonner de retrouver dans les religions préchrétiennes certains pressentiments, souvent profondément altérés, parfois presque méconnaissables, de la religion chrétienne. Citons presque au hasard : la croyance à des prophètes et à des miracles, à des Écritures saintes, à la descente de Dieu dans le monde au moment des suprêmes périls, à la naissance virginale d'un sauveur, à la passion d'un dieu souffrant pour avoir trop aimé les hommes, ou désireux de donner sa vie pour le monde. Devant ces thèmes, souvent atrocement défigurés, l'esprit peut hésiter. Sont-ils de simples inventions du génie humain ? Sont-ils des suggestions diaboliques destinées à fourvoyer d'avance l'humanité ? Ou sont-ils au contraire de vraies prévenances de la grâce divine ? Peut-être tout cela est-il vrai à la fois pour une part, mais le théologien de l'histoire du salut inclinera à rattacher le plus souvent l'apparition de ces thèmes à la grâce.

 

Dans les temps antérieurs à la venue du Christ

Si nous tournons maintenant nos regards vers les temps qui ont précédé le Christ, quels seront Les rapports de l'Église et de la Bible ?

A cette époque, le peuple juif n'a pas encore cessé d'être porteur des promesses divines. L'Ancien Testament reste ouvert sur le Nouveau comme une tige sur le temps de sa floraison. La lumière prophétique, qui a rappelé à Abraham et aux patriarches le mystère surnaturel du Dieu qui existe et qui est rémunérateur pour ceux qui le cherchent, ne cesse de s'accroître et de se préciser par l'envoi de nouveaux prophètes et de nouvelles révélations. Dieu scelle avec les siens une alliance qui est pareille à des épousailles. Il est providence pour eux, il a souci de leurs souffrances, il leur enverra un Messie dont les traits d'abord énigmatiques se rassembleront progressivement. Ces révélations se fixent par l'écriture. La Bible est en formation. Elle est toute mêlée encore à l'histoire temporelle d'Israël.

Mais au temps même où elle est notée et transcrite pour devenir un livre, la lumière prophétique prend corps dans les prophètes eux-mêmes et leurs disciples. Elle est vécue dans les esprits, et n'est signifiée dans un texte que pour être, à nouveau, vécue en d'autres esprits. Et quand les âmes en qui cette lumière prophétique est accueillie et vécue s'ouvrent aussi aux lumières prévenantes et sanctifiantes de la grâce, de la foi, de la charité, alors, en cette Bible en formation ainsi vécue, c'est l'Église même en formation qui apparaît. Tant il est vrai qu'en toutes leurs étapes, la Bible vécue et l'Église ne font qu'un.

Car l'Église du Christ existe avant le Christ. Toutes les lumières, tant prophétiques que sanctifiantes, qui, depuis la catastrophe du premier Adam, sont versées sur les hommes, ne leur sont accordées qu'en considération de la Croix du Christ qui se lèvera sur l'horizon de l'histoire. Elles sont christiques par anticipation. Avant même de paraître, c'est le Christ qui, à la manière du soleil, éclaire déjà le monde.

Cette remarque vaut non seulement pour Israël, placé sous le régime privilégié de la loi mosaïque, mais encore pour le peuple immense des Gentils, placé sous le régime de ce que les théologiens appellent la loi de nature, où les grâces divines s'infiltraient secrètement dans les cœurs par manière d'instinct. Ce n'était pas encore, pour eux, le temps des vraies Écritures saintes. Pourtant la lumière divine prophétique n'était pas absente : peut-être parfois manifestée d'une manière sporadique et discontinue par d'authentiques prophètes ; mais plus encore cachée dans les esprits. Les prévenances de la lumière sanctifiante, envoyée par le Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés, ne manquaient pas, elles non plus. Pas de place alors pour un message biblique écrit; il n'y en avait que pour un message biblique seulement spirituel, encore à l'état inchoatif, déjà vécu et salutaire. Mais était-il autre chose que l'Église, peu manifestée, il est vrai, sauf au regard des anges, et pourtant déjà à l’œuvre pour sauver le monde ?

Si intensément qu'il fût reçu par les grandes âmes, tant sous le régime de la loi mosaïque que sous celui de la loi nature, le message évangélique n'était alors qu'en formation. Il n'était pas anormal, notons-le, mais au contraire normal qu'il fût alors vécu comme tel.

 

CONCLUSION

 

Vue d'ensemble des rapports de l'Eglise et de la Bible

Rappelons les deux clefs qui nous ont constamment servi pour ouvrir le problème des rapports de l'Église et de la Bible. La première de ces clefs est la distinction entre d'une part la Bible, texte divin, noté ou recopié sur quelque matière (papyrus, parchemin, papier) : voilà la Bible écrite; et d'autre part la Bible, sens divin, suscité dans les esprits et dans les cœurs par le toucher soit des lumières divines prophétiques (révélation, inspiration, assistance), soit des lumières divines sanctifiantes de la foi et de l'amour : voilà la Bible vécue. La seconde de ces clefs est l'identification de la Bible vécue et de l'Église, à chacune des étapes de leur mutuel développement. A l'aide de ces deux principes, nous pourrons maintenant prendre une brève vue d'ensemble des rapports de l'Église et de la Bible.

1. Il est impensable que Dieu ait pu abandonner un seul instant à son sort l'humanité tombée. Tout son souci, depuis la catastrophe originelle, est de lui envoyer son propre Fils unique, pour tout récapituler en lui, pour réconcilier par lui toutes choses, sur la terre et dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix[23], et refaire ainsi un univers de rédemption meilleur au total que l'univers même de l'innocence.

Les grâces de prévenance qui dès le début sont envoyées aux hommes leur viennent du Christ en raison de la rédemption qu'il accomplira un jour sur la Croix. Elles sont déjà christiques par anticipation. Partout où elles sont acceptées, et dans la mesure où elles le sont, elles commencent de rassembler le Corps du Christ, l'Église, qui sera en formation jusqu'au temps de l'Incarnation et de Pentecôte. Quelles sont ces grâces ? Elles sont de deux sortes. D'abord une lumière prophétique, présentant aux hommes, immédiatement ou médiatement, les vérités surnaturelles inaccessibles à la seule raison, et résumées dans le double mystère de l'existence et de la providence de Dieu. Puis une lumière sanctifiante, plus précieuse encore, qui invite secrètement les cœurs à adhérer à ces vérités surnaturelles par la foi et la charité théologales. Sous cette forme encore élémentaire, la révélation biblique est dès lors connue et vécue par les hommes. Rien pour tant n'est encore écrit. Voilà le régime de la loi de nature.

2. Avec l’élection d'Israël et le régime de la loi mosaïque, l'écriture, inventée par les hommes, est assumée par Dieu. La révélation divine pourra se fixer et se lire dans des textes. Un pas immense est fait dans la voie de sa diffusion fidèle. Dieu commence d'écrire des lettres aux hommes. Une ère nouvelle est inaugurée, l'ère de la Bible écrite; écrite sans doute pour être connue et vécue.

3. Le Christ viendra fonder son Eglise dans son état définitif. Il est au-dessus de toute Ecriture. Il n'écrira pas. Mais il aime à renvoyer ses auditeurs aux Écritures qui parlaient de lui et annonçaient sa venue. Et c'est de lui que part la lumière qui portera les apôtres à écrire leur message. A ce moment le temps de la composition de la Bible sera terminé. Il aura duré tout au plus quinze siècles. C'est un bien petit espace de temps, si l'on songe aux six cent mille ou au million d'années de l'humanité qui ont précédés et aux siècles qui lui restent sans doute encore à vivre. Au centre de ce temps, au centre de tous les temps, il y a le Christ : tout monte vers lui ou, descend de lui.

La Bible écrite est terminée. Mais son texte est environné, pour jusqu'à la fin du monde, par le rayonnement de la double lumière qui vient du Christ : la lumière prophétique d'assistance et la lumière sanctifiante de la foi et de la charité. Sous ce double rayonnement, la Bible écrite déploie ses richesses. Elle devient la Bible vivante, c'est-à­dire, au sens le plus vaste, le plus profond, le plus authentique de ce mot : l'Église.

4. Mais quand l'Église du temps présent débouchera sur l'Église de l'au-delà, quand l'Église de l'exil débouchera sur l'Église de la patrie, alors tous les voiles tomberont, les signes et les symboles fondront comme de la neige au soleil de l'éternité. Le temps de la Bible écrite aura passé, et aussi le temps de la prophétie, et aussi le temps de la foi, et aussi le temps des sacrements. Quand viendra ce qui est parfait, dit l'Imitation, toutes ces choses cesseront, car «les bienheureux dans la gloire céleste se réjouissent sans fin en la présence de Dieu, contemplant sa gloire face à face et, transformés de clarté en clarté dans l'abîme de la Déité, ils goûtent le Verbe de Dieu fait chair comme il était au commencement et demeure dans l'éternité ».

 

Une définition de l'Église.

Je voudrais, pour finir, vous confier celle peut-être que j'aime le plus des définitions de l'Église. Elle me vient d'un ami, vicaire en ce temps-là dans une grande paroisse de New York. Il s'occupait des noirs. Il avait été appelé à la prison pour porter les sacrements à un pauvre noir, un garçon de 25 ans, qui avait assassiné son amie, et qu'on devait électrocuter une heure plus tard. Il le confessa, lui donna la sainte communion. Quand tout fut fini, il y eut un silence. Alors le garçon lui dit: «- Père, j'ai gâché toute ma vie, je n'ai rien su apprendre, je ne sais faire qu'une chose: cirer les souliers. Permettez que je cire vos souliers ! » Et sans attendre de réponse, il se jette à genoux, crache dans ses mains, pour frotter les chaussures du prêtre. Celui-ci, bouleversé, se taisait. Alors, subitement, cette pensée lui vint à l'esprit: « - Mais, c'est Madeleine aux pieds de Jésus ! C'est l'Evangile qui continue! »

Depuis ce temps, quand on me demande ce qu'est l'Église, je réponds: « L'Eglise, c'est l'Evangile qui continue ».


  1. Luc, XXIV, 32.
  2. Matth, IV, 6.
  3. Ephés., III, 8.
  4. Jean, XIV, 25-26.
  5. I Cor., XIII, 1-2.
  6. Rom, X, 14.
  7. Denz., n° 1836.
  8. Œuvres complètes, t. I, p. 206.
  9. Edit, Bar-le-Duc, t. V, p. 320.
  10. Contra Epistolam Manichaei, chap. V, n° 6. Cf. notre livre Esquisse du développement du dogme marial, 1954, p. 50.
  11. L’unité dans l’Église, p. 52
  12. Imitation, livre IV, chap. 11.
  13. Rom., XV, 4.
  14. Jean, XX, 30; XXI, 25.
  15. Matth., XIII, 31.
  16. Matth., XIII, 52.
  17. Propositions 84 et 85 condamnées par la Bulle Unigenitus, 8 septembre 1713 ; Denz. , nos 1435 et 1436.
  18. II Cor., 111, 14-16.
  19. 1 Tira., II, 4.
  20. Actes, IV, 12.
  21. Hébr., XI, 6.
  22. Cf. notre livre Vérité de Pascal, St-Maurice., 1951, p. 196.
  23. Col., 1, 20.
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