La charité et les béatitudes

De Salve Regina

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Vie spirituelle
Auteur : P. Garrigou-Lagrange, O.P.
Source : In La vie spirituelle n°196
Date de publication originale : 1er Janvier 1936

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

Introduction

La perfection chrétienne, selon le témoignage de l’Évangile et des Épîtres, consiste spécialement dans la charité qui nous unit à Dieu[1]. Cette vertu correspond au précepte suprême, celui de l’amour de Dieu ; il est dit aussi : « Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui[2]. » « Surtout revêtez-vous de la charité, qui est le lien de la perfection[3]. »

Des théologiens se sont demandé si pour la perfection proprement dite, non pas celle des commençants ou des progressants, mais celle qui caractérise la voie unitive, il faut une grande charité, ou si elle peut être obtenue sans un degré élevé de cette vertu.

Quelques auteurs[4] ont prétendu qu’un haut degré de charité n’est pas nécessaire à la perfection propre­ment dite, parce que, selon le témoignage de saint Tho­mas, « la charité même à un degré inférieur peut vaincre toutes lés tentations[5] ».

La majorité des théologiens répond au contraire que la perfection proprement dite ne s’obtient qu’après un long exercice des vertus acquises et infuses, exercice par lequel leur intensité s’accroît[6]. Le parfait, avant d’ar­river à l’état où il se trouve, a dû être un commençant, puis un progressant. Et chez lui, non seulement la cha­rité peut vaincre bien des tentations, mais elle a triom­phé de fait de beaucoup, et par là elle a notablement augmenté. On ne conçoit donc pas la perfection chré­tienne proprement dite, celle de la voie unitive, sans une haute charité[7].

Si on lisait le contraire dans les œuvres d’un saint Jean de la Croix, par exemple, on croirait rêver, et l’on penserait qu’il y a eu là une erreur d’impression. Il parait tout à fait certain que de même que pour l’âge adulte il faut une force physique supérieure à celle de l’enfance (bien que, accidentellement, certains adolescents particulièrement vigoureux soient plus forts que certains adultes), il faut aussi pour l’état des parfaits une charité plus haute que pour celui des commençants (bien que, accidentellement, certains saints à leurs débuts aient une charité plus grande que certains parfaits déjà avancés en âge).

L’enseignement commun des théologiens sur ce point paraît nettement fondé sur la prédication même du Sauveur, là surtout où il a parlé des béatitudes, en saint Mat­thieu (ch. V). Cette page de l’évangile exprime admirablement toute l’élévation de la perfection chrétienne, à laquelle Jésus nous appelle tous. Le Sermon sur la Mon­tagne est l’abrégé de la doctrine chrétienne, la promulgation solennelle de la Loi nouvelle, donnée pour parfaire la loi mosaïque et en corriger les interprétations abusives ; et les huit béatitudes énoncées au début sont l’abrégé de ce sermon. Elles condensent ainsi d’une façon admirable tout ce qui constitue l’idéal de la vie chrétienne et en montrent toute l’élévation.

La première parole de Jésus dans sa prédication est pour promettre le bonheur, et nous indiquer les moyens pour y parvenir. Pourquoi parler tout d’abord du bonheur ? Parce que tous les hommes désirent naturellement être heureux ; c’est le but qu’ils poursuivent sans cesse, quoi qu’ils veuillent ; mais bien souvent ils cherchent le bonheur où il n’est pas, là où ils ne trouveront que misère. Écoutons le Seigneur, qui nous dit où est le bonheur véritable et durable, où est la fin de notre vie, et qui nous donne les moyens pour y parvenir.

La fin est indiquée en chacune des huit béatitudes. ; c’est, sous divers noms, la béatitude éternelle, dont les justes dès ici-bas peuvent goûter le prélude ; c’est le royaume des cieux, la terre promise, la parfaite consolation, le rassasiement de tous nos désirs légitimes et saints, la suprême miséricorde, la vue de Dieu, notre Pare.

Les moyens sont à l’encontre de ce que nous disent les maximes de la sagesse du monde, qui propose un tout autre but.

L’ordre de ces huit béatitudes est admirablement expliqué par saint Augustin et saint Thomas, c’est un ordre ascendant, inverse de celui du Pater qui descend de la considération de la gloire de Dieu à celle de nos besoins personnels et de notre pain quotidien. – Les trois premières béatitudes disent le bonheur qui se trouve dans la fuite et la délivrance du péché, dans la pauvreté acceptée par amour de Dieu, dans la douceur et dans les larmes de la contrition. – Les deux béatitudes suivantes sont celles de la vie active du chrétien : elles répondent à la soif de la justice et à la miséricorde exercée à l’égard du prochain. – Viennent ensuite celles de la contemplation des mystères de Dieu : la pureté du cœur qui dispose à voir Dieu, et la paix qui dérive de la vraie sagesse. – Enfin la dernière et la plus parfaite des béatitudes est celle qui réunit les précédentes au milieu même de la persécution subie pour la justice, ce sont les dernières épreuves, condition de la sainteté[8].

Suivons cet ordre ascendant, pour nous faire une juste idée de la perfection chrétienne, en évitant de l’amoindrir. Nous allons voir qu’elle dépasse les limites de l’as­cèse, ou de l’exercice des vertus selon notre propre acti­vité ou industrie, et qu’elle comporte l’exercice éminent des dons du Saint-Esprit, dont le mode supra-humain, lorsqu’il devient fréquent et manifeste, caractérise la vie mystique, ou de docilité à l’Esprit-Saint.

Saint Thomas, après saint Augustin, enseigne que les béatitudes sont des actes qui procèdent des dons du Saint-Esprit ou des vertus perfectionnées par les dons[9].

Les béatitudes de la délivrance du péché

Elles correspondent à la voie purgative, qui est propre aux commençants, et dont ne doivent pas s’écarter les progressants et les parfaits.

Tandis que le monde dit. : le bonheur est dans l’abondance des biens extérieurs, de la richesse, dans les hon­neurs, Notre-Seigneur dit, sans autre précaution, avec l’assurance calme de la vérité absolue : bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux.

Chaque béatitude a bien des degrés : heureux ceux qui sont dans la pauvreté sans murmure, sans impatience, sans jalousie, même si le pain vient à manquer, et qui travaillent en mettant leur confiance en Dieu. Bienheureux ceux qui, plus fortunés, n’ont pourtant pas l’esprit des richesses, le faste, l’orgueil ; mais sont détachés des biens de la terre. Plus heureux encore ceux qui quitte­ront tout pour suivre Jésus, se feront pauvres volontai­res, et vivront vraiment selon l’esprit de cette vocation ; ils recevront le centuple sur la terre et la vie éternelle.

Ces pauvres sont ceux qui, sous l’inspiration du don de crainte, suivent la voie d’abord étroite, qui devient la voie royale du ciel, où l’âme se dilate de plus en plus, tandis que la voie large du monde conduit à la géhenne et à la perdition. Notre-Seigneur dit ailleurs : « Malheur à vous qui êtes rassasiés des biens de la terre, car vous aurez faim ![10] » Par contre, bienheureuse pauvreté, qui, comme le montre la vie de saint François d’Assise, ouvre le royaume de Dieu, infiniment supérieur à toutes les richesses, aux misérables richesses où le monde cherche le bonheur.

Bienheureux les pauvres, ou humbles de cœur, qui ne retiennent à eux ni les biens du corps, ni ceux de l’esprit, ni réputation, ni honneur, et qui ne cherchent que le royaume de Dieu.

Tandis que le désir des richesses divise les hommes, engendre querelles, procès, violences, guerre même entre les nations, Jésus dit : Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre. Bienheureux ceux qui ne s’irritent pas contre leurs frères, qui ne cherchent pas à se venger de leurs ennemis, à dominer les autres. « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l’autre » (Matth., V, 38).

Bienheureux les doux, qui ne jugent pas témérairement, qui ne voient pas dans le prochain un rival à supplanter, mais un frère à aider, un enfant du même Père céleste. C’est le don de piété qui nous inspire cette douceur avec l’affection toute filiale à l’égard de Dieu, notre Père commun.

Les doux ne s’attachent, pas avec opiniâtreté à leur propre jugement ; ils disent simplement : « cela est, cela n’est pas », sans éprouver le besoin de jurer par le ciel pour la moindre chose (Matth., V, 27).

Pour être ainsi surnaturellement doux, même avec ceux qui sont aigres, il faut avoir une grande union avec Celui qui a dit : « Recevez ma doctrine, car je suis doux et humble de cœur », avec Celui qui n’a pas brisé le roseau à demi rompu, et qui n’a pas éteint la mèche qui fume encore. Le roseau à demi rompu, c’est parfois, dit Bossuet, le prochain en colère, brisé par sa propre colère ; il ne faut pas achever de le rompre en se vengeant. Jésus a été comparé à l’agneau qui se laisse mener à la bou­cherie sans se plaindre.

La mansuétude dont il est ici question n’est pas la douceur qui ne heurte personne parce qu’elle a peur de tout, c’est une vertu qui suppose un grand amour de Dieu et du prochain, c’est, comme le dit saint François de Sales, la fleur de la charité. Elle double le prix du service rendu, et parvient à tout dire, à faire passer les conseils, même les reproches, car celui qui les reçoit sent qu’ils sont inspirés par un grand amour. Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre, la vraie terre promise, et déjà ils possèdent saintement les cœurs qui se confient à eux.

Tandis que le monde dit : le bonheur est dans les plaisirs, Jésus dit encore : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. » Il est dit de même au mauvais riche : « Tu as reçu tes biens en ce monde, et Lazare le mendiant a reçu ses maux ; c’est pourquoi il est consolé, et tu es dans les tourments. » (Luc, XVI, 25).

Bienheureux ceux quia comme le mendiant Lazare, souffrent avec patience, sans consolation du côté des hommes ; leurs larmes sont vues de Dieu. Plus heureux encore ceux qui pleurent leurs péchés, qui, par une inspiration du don de science, connaissent expérimentalement que le péché est le plus grand des maux, et qui, par leurs larmes, en obtiennent le pardon. Plus heureux enfin, dit sainte Catherine de Sienne[11], ceux qui pleurent d’amour à la vue de l’infinie miséricorde, de la bonté du Sauveur, de la tendresse du bon Pasteur, qui se sacrifie pour ses brebis. Ceux-là reçoivent dès ici-bas une consolation infiniment supérieure à celle que le monde peut donner.

Telles sont les béatitudes qui se trouvent dans la fuite et la délivrance du péché.

Les béatitudes de la vie active du chrétien

Il est d’autres saintes joies que trouve le juste, lorsque, dégagé du mal, il se porte au bien de tout l’élan de son cœur.

L’homme d’action, qui se laisse emporter par l’orgueil, dit : bienheureux celui qui vit et agit comme il veut, n’est soumis à personne, et s’impose aux autres.

Jésus dit : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. La justice, au grand sens du mot, consiste à rendre à Dieu ce qui lui est dû, et alors, pour l’amour de Dieu, on rend aussi à la créature ce qu’on lui doit, et le Seigneur, en récompense, se donne lui-même à nous. C’est l’ordre parfait, dans la parfaite obéissance, inspirée par l’amour qui dilate le cœur.

Bienheureux ceux qui désirent cette justice, jusqu’à en avoir faim et soif. Ils seront rassasiés en un sens, dès cette vie, en devenant plus justes et plus saints.

Bienheureuse soif que celle-là : « Que celui qui a soif vienne à moi et qu’il boive, et des fleuves d’eau vive couleront de sa poitrine[12]. » Mais pour garder cette soif, lorsque l’enthousiasme sensible est tombé, pour garder cette faim de la justice, au milieu des contradictions, des entraves, des désillusions, il faut recevoir docilement les inspirations du don de force qui empêche de faiblir, de se laisser abattre, et qui relève notre courage au milieu des difficultés.

« Le Seigneur, dit saint Thomas, veut nous voir affamés de cette justice à n’en pouvoir être jamais rassasiés dans cette vie, comme l’avare n’est jamais rassasié d’or… » Ces âmes affamées « ne seront rassasiées que dans l’éternelle vision, dit-il encore, et sur cette terre dans les biens spirituels ». Il ajoute : « Quand les hommes sont en état de péché, ils n’éprouvent point cette faim spirituelle ; quand ils sont purs de tout péché, alors ils la sentent[13]. »

Cette faim et cette soif de la justice ne doivent pas s’accompagner, dans l’action du chrétien, d’un zèle amer à l’égard des coupables. Aussi Jésus ajoute : Bien­heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. En notre vie, comme en celle de Dieu, doivent s’unir la justice et la miséricorde. On ne saurait être par­fait sans aller comme le bon Samaritain au secours de l’affligé, du malade. Le Seigneur rendra le centuple à ceux qui donnent un verre d’eau par amour pour lui, à ceux qui appellent à leur table les pauvres, les estropiés, les aveugles, dont il est parlé dans la parabole des invités. Le chrétien doit être heureux de donner, plus que de recevoir. Il doit pardonner, c’est-à-dire donner au-delà à ceux qui l’ont offensé ; il doit oublier les injures, et avant d’offrir son présent sur l’autel, il doit aller se réconcilier avec son frère. Le don de conseil nous incline à la miséricorde, nous rend attentif aux souffrances d’au­trui, nous fait trouver le vrai remède, le mot qui console et qui relève.

Si notre activité s’inspirait souvent de ces deux vertus de justice et miséricorde et des dons qui leur correspondent, notre âme trouverait dès ici-bas une sainte joie et se disposerait vraiment à entrer dans l’intimité de Dieu.

Les béatitudes de la contemplation et de l’union à Dieu

Des philosophes ont pensé que le bonheur est dans la connaissance de la vérité, surtout de la vérité suprême. C’est ce qu’enseignèrent Platon et Aristote. Mais ils se préoccupaient assez peu de la pureté du cœur, et leur vie était sur plus d’un point en contradiction avec leur doctrine. Jésus nous dit : Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. Il ne dit pas : bienheureux ceux qui ont reçu une puissante intelligence, qui ont le loisir et les moyens de la cultiver, non, mais : bienheureux ceux qui ont le cœur pur, fussent-ils naturellement moins doués que beaucoup d’autres. S’ils ont le cœur pur, ils verront Dieu. Un cœur vraiment pur est comme l’eau limpide d’un lac où l’azur du ciel se reflète, ou comme un miroir spirituel où se reproduit l’image de Dieu.

Mais pour que le cœur soit vraiment pur, une généreuse mortification s’impose : « Si ton œil te scandalise, arrache-le ; si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la » (Matth., V, 29). Il faut particulièrement veiller à la pureté d’intention, ne pas faire l’aumône par ostentation, ne pas prier pour s’attirer l’estime des hommes ; mais ne chercher que l’approbation du « Père qui est dans le secret ». Alors se réalise la parole du Maître : « Si ton oeil est pur, tout ton corps sera dans la lumière » (Matth., VI, 22).

Dès ici-bas le chrétien en quelque sorte verra Dieu dans le prochain, même en des âmes qui d’abord semblent lui être opposées ; il le verra en un sens dans la sainte Écriture, dans la vie de l’Église, dans les circons­tances dé sa propre vie, et jusque dans les épreuves, où il trouvera les leçons de choses de la Providence comme une application pratique de l’Évangile. Or c’est là, sous l’inspiration du don d’intelligence, la véritable contemplation qui nous dispose à celle par laquelle, à proprement parler, nous verrons Dieu face à face, sa bonté et sa beauté infinie ; alors tous nos désirs seront assouvis et nous serons comme enivrés d’un torrent de délices spiri­tuelles.

Dès ici-bas cette contemplation de Dieu doit être féconde ; elle donne la paix, et une paix rayonnante, comme le dit la septième béatitude : Bienheureux les pacifiques, car ils seront appelés les enfants de Dieu. Cette béatitude, disent saint Augustin et saint Thomas, correspond au don de sagesse qui nous fait goûter les mystères du salut, et voir en quelque sorte toutes les choses en Dieu. Les inspirations du Saint-Esprit, auxquelles ce don nous rend dociles, nous manifestent peu à peu l’ordre admirable du plan providentiel, là même et parfois là surtout où nous avons été d’abord déconcertés, dans les choses pénibles et imprévues permises par Dieu pour un bien supérieur. Or on ne saurait entrevoir ainsi les desseins de la Providence, qui dirige notre vie, sans éprouver la paix, qui est la tranquillité de l’ordre.

Pour ne pas se laisser troubler par les événements pénibles et inattendus, pour tout recevoir de la main de Dieu, comme un moyen ou une occasion. d’aller à lui, il faut une grande docilité au Saint-Esprit, qui veut nous donner progressivement la contemplation des choses divines, condition de l’union à Dieu. C’est pour cela que nous avons reçu au baptême le don de sagesse, qui a grandi en nous par la confirmation et par la fréquente communion. Les inspirations du don de sagesse nous donnent une paix rayonnante, non seulement pour nous, mais pour le prochain ; elles font de nous des pacifiques ; elles nous aident à pacifier les âmes troublées, à aimer nos ennemis, à trouver les paroles de réconciliation qui font cesser les querelles. Cette paix, que le monde ne peut donner, est la marque des vrais enfants de Dieu, qui ne perdent pour ainsi dire jamais la pensée de leur Père du ciel. Saint Thomas dit même de ces béatitudes : « sunt quaedam inchoatio imperfecta futurae beatitudinis, elles sont comme le prélude de la béatitude fu­ture[14] ».

Enfin, dans la huitième béatitude, la plus parfaite de toutes, Notre-Seigneur montre que tout ce qu’il vient de dire est grandement confirmé par l’épreuve supportée avec amour : Bienheureux ceux qui souffrent persécu­tion pour la justice, car le royaume des cieux est à eux. Il s’agit surtout des dernières épreuves, conditions de la sainteté.

Cette parole surprenante n’avait jamais été entendue. Non seulement elle promet le bonheur futur, mais elle dit qu’on doit s’estimer heureux au milieu même des afflictions et persécutions souffertes pour la justice. Béatitude toute surnaturelle qui n’est pratiquement comprise que par les âmes éclairées de Dieu. Il y a du reste bien des degrés dans cette béatitude, depuis le bon chrétien qui commence à souffrir pour avoir bien fait, obéi, donné le bon exemple, jusqu’au martyr qui meurt pour la foi. Cette béatitude s’applique à ceux qui, convertis à une vie meilleure, ne trouvent qu’opposition dans leur milieu ; elle s’applique aussi à l’apôtre dont l’action est entravée par ceux-là mêmes qu’il veut sauver, lorsqu’on ne lui pardonne pas d’avoir dit trop nettement la vérité évangélique. Des pays entiers endurent parfois cette persécution, telle la Vendée sous la Révolution française, à d’autres époques l’Arménie, la Pologne, le Mexique.

Cette béatitude est la plus parfaite parce qu’elle est celle de ceux qui sont le plus marqués à l’effigie de Jésus crucifié pour nous. Rester humble, doux, miséricordieux : au milieu de la persécution, à l’égard même des persécuteurs, et, dans cette tourmente, non seulement conserver la paix, mais la donner aux autres, c’est vraiment la pleine perfection de la vie chrétienne. Elle se réalise surtout dans les dernières épreuves que subissent les âmes parfaites que Dieu purifie en les faisant travailler au salut du prochain. Tous les saints n’ont pas été des martyrs, mais ils ont, à des degrés divers, souffert persécution pour la justice, et ils ont connu quelque chose de ce martyre du cœur qui a fait de Marie la Mère des douleurs.

Jésus insiste sur la récompense promise à ceux qui souffrent ainsi pour la justice : « Heureux serez-vous, lorsqu’on vous insultera, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement toute sorte de mal contre vous à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux. »

De cette parole est née dans l’âme des apôtres le désir du martyre, qui inspirait les sublimes paroles d’un saint André, d’un saint Ignace d’Antioche. C’est elle qui revit en un saint François d’Assise, en un saint Dominique, en un saint Benoît-Joseph Labre. C’est pourquoi ils ont été « le sel de la terre », « la lumière du monde », et leur maison bâtie, non pas sur le sable, mais sur le roc, a pu supporter toutes les tourmentes et n’a pas été renversée.

Et ces béatitudes, qui sont, comme le dit saint Thomas[15], les actes supérieurs des dons ou des vertus perfectionnées par les dons, dépassent la simple ascèse et sont d’ordre mystique. Ce qui conduit à dire que la pleine perfection de la vie chrétienne est normalement d’ordre mystique, c’est le prélude de la vie du ciel, où le chrétien sera « parfait comme le Père céleste est parfait », en le voyant comme Il se voit et en l’aimant comme Il s’aime.

Sainte Thérèse écrit : « Il faut, disent certains livres, être indifférent au mal qu’on dit de nous, se réjouir même plus que si l’on en disait du bien, on doit faire peu de cas de l’honneur, être très détaché de ses proches… et quantité d’autres choses du même genre. A mon avis ce sont là de purs dons de Dieu, ces biens sont surnaturels[16] », c’est-à-dire ils dépassent la simple ascèse ou l’exercice des vertus selon notre propre activité ou industrie, ce sont des fruits d’une grande docilité aux inspirations du Saint-Esprit. Elle dit encore : « Si l’on a de l’amour des honneurs et des biens temporels, on aura beau avoir pratiqué pendant bien des années l’oraison, ou, pour mieux dire, la méditation, on n’avancera jamais beaucoup ; la parfaite oraison, au contraire, délivre de ces défauts[17]. »

C’est dire que sans la parfaite oraison on n’arrivera pas à la pleine perfection de la vie chrétienne.

C’est ce que dit aussi l’auteur de l’Imitation, 1. III, ch. XXV, sur la véritable paix : « Si vous parvenez à un parfait mépris de vous-même, vous jouirez d’une paix aussi profonde qu’il est possible en cette vie d’exil. » Et c’est pourquoi, dans le même livre de l’Imitation, 1. III, ch. XXXI, le disciple demande la grâce supérieure de la contemplation : « J’ai besoin, Seigneur, d’une grâce plus grande, s’il me faut parvenir à cet état où nulle créature ne sera un lien pour moi… Il aspirait à cette liberté, celui qui disait : Qui me donnera des ailes comme à la colombe ? et je volerai et me reposerai (Ps. LIV, 7). Si l’on n’est entièrement dégagé de toute créature, on ne pourra librement appliquer son esprit aux choses divines. Et c’est pourquoi l’on trouve peu de contemplatifs, parce que peu savent se séparer entièrement des créatures périssables. Pour cela il faut une grâce puissante, qui sou­lève l’âme et la ravisse au-dessus d’elle-même. Tant que l’homme n’est pas ainsi élevé en esprit, dégagé des créa­tures et tout uni à Dieu, tout ce qu’il sait et tout ce qu’il a n’est pas d’un grand prix. » Ce chapitre de l’Imitation est à proprement parler d’ordre mystique, et il montre, que c’est là seulement que se trouve la vraie perfection de l’amour de Dieu.

Sainte Catherine de Sienne parle de même dans son Dialogue (ch. 44 à 49). Et c’est, nous l’avons vu, l’enseignement même de Notre-Seigneur lorsqu’il nous prêche les béatitudes, telles surtout que les ont comprises saint Augustin[18] et saint Thomas, comme les actes élevés des dons du Saint-Esprit ou des vertus perfectionnés par les dons. C’est là vraiment le plein développement normal de l’organisme spirituel ou de « la grâce des vertus et des dons ».

Notes et références

  1. Cf. S. Thomas, IIa IIae, q. 184, a. 1.
  2. I Joan., IV, 16.
  3. Col., III, 14.
  4. Parmi eux il faut citer Suarez, de Statu perfectionis, 1. 1, c. 4, n° 11, 12, 20. Cette opinion a été invoquée par quelques-uns de ceux qui ne veulent point admettre que la perfection chrétienne requiert une grande charité et les dons du Saint-Esprit à un degré proportionné, en d’autres termes que la contemplation infuse, qui procède de la foi vive éclairée par les dons, est dans la voie normale de la sain­teté et comme le prélude normal de la vision béatifique.
  5. Cf. III Sent., d. 31, q. 1, a. 3, et IIIa, q. 62, a. 6, ad 3.
  6. Cf. S. Thomas, IIa IIae, q. 24, a. 9.
  7. IIa IIae, q. 184, a. 3.
  8. En saint Luc, VI, 20-22, sont mentionnées seulement quatre béatitudes ; mais parmi elles se trouve la plus élevée, celle de ceux qui souffrent la persécution pour la justice ; elle vient après celle des pauvres, celle de ceux qui ont faim de justice et celle de ceux qui pleurent.
  9. Ia IIaa, q. 69, a. 1. Item Commentum in Mattheum, c. V, 3 : « Ista merita (beatitudinum) vel sunt actus donorum, vel actus virtutum secundum quod perficiuntur a donis. » A la suite de saint Augustin, saint Thomas indique dans ce Commentaire sur saint Matthieu (ch. V) quel don correspond à chaque béatitude. Il le fait aussi dans la Somme Théologique, là où il parle de chacun des sept dons en particulier. Nous résumerons ici cet enseignement.
  10. Luc, VI, 25.
  11. Dialogue, ch. 89.
  12. Jean, VII, 38.
  13. S. Thomas, in Matth., V, 6, dit : « Vult Dominus quod ita, anhelemus ad istam justitiam, quod numquam quasi satiemur in vita ista, sicut avarus numquam satiatur… Saturabuntur in æterna visione… et in praesenti in bonis spiritualibus… – Quando homi­nes sunt in peccato, non sentiunt famem spiritualem, sed quando dimittunt peccata, tunc sentiunt. »
  14. Cf. Ia IIae, q. 69, a. 2.
  15. Ia IIae, q. 69, a. 2, et in Matth., V, 1 sqq.
  16. Vie, ch. XXXI ; Obras, t. 1, p. 257.
  17. Chemin de la perfection
  18. Cf. S. Augustin : In Sermonem Domini in monte (Matth., V). – Item De quantitate animae, 1. I, c. 33 ; Confessiones, IX, c. 10 ; Soliloquia, I, c. 1, 12, 13.
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