La contrariété entre le bien et le mal

De Salve Regina

Métaphysique
Auteur : P. L.-B. Gillon, O.P.
Source : Extrait de La Théorie des oppositions et la théologie du péché au XIIIème siècle
Date de publication originale : 1937

Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile


LA CONTRARIÉTÉ ENTRE LE BIEN ET LE MAL MORAL D'APRÈS SAINT THOMAS D'AQUIN

Bien que ce texte ait une forte connotation théologique il nous a semblé opportun de le placer en métaphysique compte tenu du problème métaphysique qu'il aborde. Il s'agit en effet ici du problème du mal et de son rapport avec le bien. Bien que ne partageant pas totalement les vues de l'auteur, il était intéressant de le mettre en ligne. Il est en effet d'une grande clarté et donne une bonne vue de la question. Il sera bon ensuite de se reporter aux ouvrages signalés dans la note (1) et en particulier à l'ouvrage de Mr Maritain: Dieu et la permission du mal, ainsi qu'au compte rendu fait par le P. Guérard des Lauriers dans le Bulletin Thomiste sur ce sujet.


I

 

On s'efforcera ici seulement de rattacher la pensée de saint Thomas à celle de ses prédécesseurs[1]. Dès le début de sa carrière, le Docteur Angélique adopte, corrige ou complète la pensée d'autrui avec beaucoup de liberté. S'il n'hésite pas à accepter la distinction classique du mal abstractive et concretive, il la rattache aussitôt aux termes plus abstraits de mal par soi et de mal par accident[2]. Il se préoccupe de plus des origines de cette « très utile » distinction[3].

 

Le mal par soi d'Avicenne, équivalent du mal « abstrait » des théologiens, n'est autre que la privation même qui rend la chose mauvaise. Dans ce mal par essence, Avicenne introduira par la suite une distinction. Il arrive en effet que le mal dépouille le sujet d'une perfection requise par son essence, telle dans l'homme l'absence d'une main.

 

Ailleurs le mal ne prive que d'une perfection accidentelle, comme par exemple l'ignorance de la géométrie. Semblable privation n'est en effet un mal que pour le sujet spécialement doué pour cette science[4].

 

De son côté, le mal per accidens englobe le sujet de la privation et la cause qui a produit celle‑ci. Ce sujet du mal nous pouvons le reconnaître soit dans une action, soit dans un habitus, soit dans une passion, soit enfin dans la substance créée elle‑même. L'action humaine, privée de sa fin droite, a raison de mal de coulpe. Les actes mauvais engendrent d'autre part des habitus de même nature. Le terme de passion, indiqué en troisième lieu, ne désigne pas les mouvements de l'appétit sensitif. Il s'agit plutôt du mal de peine, infligé par Dieu au pécheur. Dans les êtres privés de raison, on retrouvera également un certain défectus naturae du même ordre. Il convient enfin de remarquer qu'un accident, nos puissances par exemple, n'est sujet, même d'une privation, que par la substance qui le soutient dans l'être. On peut donc considérer la substance comme le premier sujet de cette privation que nous avons appelée le mal par soi. Il est ainsi légitime de dire en toute vérité, un homme mauvais, une âme mauvaise.

 

Le second aspect du mal, per accidens, la cause du mal permet d'autre part à saint Thomas d'introduire la distinction d'Avicenne entre le mal conjoint et le mal séparé. Dans ce dernier cas, la cause du mal est semblable à un obstacle qui prohibe à distance l'influx de l'être et de la bonté. Tels les nuages, qui arrêtent les rayons du soleil. Ailleurs la cause du mal est conjointe à son effet. Le sujet en « appréhende » les effets par un contact physique et immédiat[5].

 

Une fois analysés les différents aspects du mal, il importe d'en coordonner les éléments. Le mal par soi mérite sans contestation la première place : id quod est per se malum primo dicitur. D'autre part le sujet du mal participe celui‑ci d'une manière immédiate, puisqu'il le possède en lui, inviscéré en quelque sorte à sa propre substance. Au contraire la cause du mal ne contient pas le mal, elle le produit seulement dans un autre par la surabondance et la perfection même de son activité. La dénomination de mal ne lui convient donc que par une sorte de rejaillissement sur la cause des propriétés de l'effet.

 

Nous venons d'entendre saint Thomas reprendre les remarques de ses prédécesseurs. Son originalité va maintenant s'affirmer. A l'objection classique tirée du texte des Catégories, il a déjà répondu que le contraire du bien n'est pas le mal comme tel, mais le sujet du mal, le mal per accidens[6]. On insiste : le bien et le mal ne sont pas seulement des genres contraires, ils sont de plus des différences immédiates de la première espèce de qualité. Parmi les habitus, nous constatons en effet que des espèces distinctes sont constituées par le bien et le mal[7]. Saint Thomas maintient que le mal par soi ne saurait constituer une différence positive. Ce rôle doit donc revenir au mal concret, sujet de la privation. Mais le saint Docteur dépasse aussitôt ces affirmations banales. De l'ordre physique il passe à l'ordre moral. Toute moralité, remarque‑t‑il, tire son essence de la fin poursuivie : omnia moralia ex fine speciem consequuntur[8]. Si la fin poursuivie est bonne, l'habitus ou l'action présenteront le même caractère de bonté, in genere moris. Il est donc hors de doute que le bien est une différence de l'action ou de l'habitus, considérés dans l'ordre moral. Mais peut‑on en dire autant du mal ? Si la fin poursuivie est mauvaise, répond saint Thomas, l'action ordonnée à cette fin, elle aussi sera mauvaise, parce que la privation de la fin droite vient s'y introduire : admiscetur privatio finis debiti. Cependant, ce n'est pas la privation qui spécifie comme telle l'acte ou l'habitus mauvais, mais la fin positive, qu'accompagne la privation. En ce sens, le mal peut donc constituer une « différence » positive de la moralité.

 

Le jugement porté sur les systèmes exposés par P. Lombard est d'un intérêt particulier pour comprendre comment saint Thomas entend, à l'époque des Sentences, reconnaître dans la privation l'élément « formel » du péché. Les deux premiers systèmes, écrit‑il, ont considéré dans le péché non seulement son élément formel, mais encore son élément matériel, la conversio, aspect négligé par le troisième système. Parmi ces opinions c'est la seconde qui est dans le vrai, parce que seule elle atteint tous les aspects du péché, acte élicite de la volonté, acte extérieur et impéré, qui contient lui aussi secondairement la deformitas. Mais en quel sens saint Thomas entend-il cette formule classique de l'aversion élément « formel » du péché? On peut remarquer que les termes : illud quod est formale in peccato sont accompagnés par deux fois de l'incise explicative : unde rationem mali habet[9]. Saint Thomas affirme donc que le defectus constitue le péché comme mal, que le péché, comme mal, est une privation. Il ne s'en suit pas que le péché, non plus comme mal mais comme péché, soit constitué formellement par une privation et non par la «substance » de l'acte. La théorie d'une moralité mauvaise purement privative, l'idée d'une conversio positive, matière extrinsèque de la moralité, ont été en effet exclues en termes très fermes dès les débuts du traité : mala actio specificatur ex ordine adfinem indebitum, ... non sola privatio specificat[10].

 

Le mal constitue donc une des « différences » de l'agir. Mais s'agit‑il d'une différence essentielle ou accidentelle ? Les différences spécifiques de nos actions, remarque saint Thomas, dérivent de celle des formes qui sont à leur principe. Or la forme de la volonté, principe de nos actes, c'est la fin qu'elle poursuit, le bien réel ou apparent, qui l'attire. Toute différence spécifique dans le volontaire, et du même coup dans la moralité, doit donc provenir de la différence des fins. Or la différence et l'opposition du mal et du bien sont en rapport essentiel avec la fin, parce que la fin et le bien coïncident. Nous sommes donc en présence de différences essentielles de la moralité.

 

Cependant, dans la pensée de saint Thomas à cette date la conclusion qu'il vient d'établir, ne paraît concerner que les seuls actes élicites de la volonté, non ceux qu'elle impère. Ces derniers en effet n'appartiennent à l'ordre moral que per accidens, en tant même qu'impérés. C'est donc uniquement en référence à l'acte de volonté que de tels actes peuvent rentrer sous la division du bien et du mal moral. Néanmoins, dès l'année suivante, en expliquant le Troisième Livre des Sentences, saint Thomas paraît modifier sensiblement sa position[11]. Les actes de la partie appétitive, écrit‑il, appartiennent de soi à la moralité. Il n'est donc plus question des actes élicites de la seule volonté, mais de ceux de la partie appétitive, ce qui est fort différent. Au contraire les actes des autres puissances, l'action de marcher, le travail de l'esprit (consideratio), ne relèvent de la moralité que par l'usage qu'en fait la volonté.


II

 

La nature de privation du mal introduit dans le Contra Gentiles les objections coutumières : le mal est une différence, il est le contraire du bien, il est un genre[12]. Saint Thomas prend soin de préciser aussitôt que le mal n'est une différence que dans l'ordre moral. La moralité en effet suppose le volontaire. Comme la fin et le bien sont l'objet propre de la volonté, les moralia seront également spécifiés par la fin : a fine speciem moralia sortiuntur[13]. Reste à prouver que le bien et le mal sont des différences essentielles de cet ordo ad finem qui constitue la moralité. Tout genre, écrit saint Thomas, réclame une mesure première : unius generis oportet esse unam mensuram primam[14]. Cette mesure première de la moralité ce sera la raison. Ou la fin poursuivie par nous est conforme à la raison, elle mérite alors le nom de finis rationis et l'acte spécifié par elle sera moralement bon ; ou la fin poursuivie est immédiatement contraire à la finis rationis, l'acte sera alors essentiellement mauvais.

 

Cependant, cette fin, contraire à la mesure de la raison, est tout de même un certain bien. On s'explique ainsi qu'un acte, opposé à la droite raison chez un sujet, lui soit conforme chez un autre. Dès lors, comme différence spécifique de la moralité, le mal ne consiste nullement dans une privation. Il désigne plutôt une chose, bonne en elle-même, mais qui est un mal pour l'homme parce qu'elle le prive du bien de la raison qui est le sien propre .

 

Le texte de Ia, q.48, a.1, comme celui du De potentia qui lui est antérieur[15], s'attache au problème purement philosophique du mal, genre suprême et contraire du bien. A cette époque saint Thomas propose constamment deux interprétations du texte des Catégories. Le Stagirite aurait voulu parler, non dans la ligne de son propre système, mais d'après la manière de voir des disciples de Pythagore. Il s'agissait somme toute de donner des exemples. Or les exemples ne sont pas nécessairement vrais. Une autre explication, certainement préférée par saint Thomas, s'appuie sur un texte d'Aristote lui‑même. La première des contrariétés, a écrit Aristote, c'est celle de la possession et de la privation[16]. Il existe toujours une perfection plus parfaite dans l'un des contraires que dans l'autre, le blanc est plus parfait que le noir et le doux que l'amer. Le contraire le moins parfait implique donc mal et imperfection tandis que son opposé aura raison de bien. Dans la mesure où ils s'identifient avec la possession et la privation, le bien et le mal sont des genres, non pas purement et simplement mais les genres des contraires : non simpliciter, sed contrariorum. En termes plus clairs, dans la hiérarchie des types d'opposition, le bien et le mal, l'habitus et la privatio, précèdent la contrariété. De la sorte, les contraires se ramènent à l'opposition de l'habitus et la privatio, comme l'espèce se ramène au genre.

 

Comme dans le Contra Gentiles, saint Thomas se refuse à étendre au ­delà des moralia le caractère de « différence » du mal : bonum et malum non sunt differentiae constitutivae nisi in moralibus[17]. La même affirmation sera maintenue dans le De malo[18]. Ce n'est pas d'ailleurs comme privation de la fin droite que le mal constitue une espèce du genre moral. Une telle privation est en réalité adjointe à la fin positive, poursuivie dans l'acte mauvais, de même que, dans l'ordre physique, la privation d'une forme ne fait qu'accompagner la production d'une autre[19]. Cette dernière remarque trahit, semble‑t‑il, le désir de saint Thomas de rapprocher malgré tout le mal moral du mal physique dans une théorie générale et cohérente.


III

 

Le texte de la Ia-IIae , qui utilise le De Malo[20], dépasse cependant la portée de ce dernier. Au lieu des seuls actes externes, il s'agit maintenant des actes humains comme tels, qui ne sont, sous cet aspect supérieur d'abstraction, ni spécifiquement internes, ni externes, mais humains.

 

Nous appelons bien, ce qui est conforme à la nature d'une chose, tandis que le mal brise la tendance de celle‑ci à sa fin : quod est praeter ordinem suae formae. Or la « forme » propre, le principe et la mesure des actes humains, saint Thomas ne cesse de le redire depuis le Contra Gentiles, ce sera la raison. Ce qui est conforme à la raison, mérite donc le nom de bien, ce qui est en divergence avec elle, celui de mal. De plus, nous sommes en présence des différences essentielles de l'agir. La raison, disions‑nous, est le principe régulateur de nos actes. Or, par rapport à toute règle, la conformité et la divergence constituent, du côté du mesuré, des différences immédiates et essentielles. On peut donc conclure que dans les actes humains, le bien et le mal sont des différences de ce genre.

 

Cependant, il en est du bien et du mal dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique. Or dans la nature, il n'existe pas de différence spécifique entre un homme bon et un homme mauvais. La même constatation s'impose donc dans l'ordre moral. Il est exact, répondrons‑nous, que l'ordre physique et l'ordre moral présentent un certain parallélisme, mais il est faux que le bien et le mal ne soient pas des différences, même dans le monde de la nature : ETIAM in rebus naturalibus, bonum et malum diversificant speciem naturae[21]. Le corps vivant et le corps mort, ajoute saint Thomas, ne sont pas de même espèce. Or dans le De malo, saint Thomas écrivait encore : bonum et malum non sunt differentiae NISI in moralibus[22]. Il semble difficile de ramener les deux formules à l'unité. Notons d'ailleurs que saint Thomas ne parle que du mal physique. Il ne s'agit pas de porter la main sur l'antique thèse du malum est nihil. Mais le mal‑privation, opposé nominal du bien ontologique, ne peut pas plus être confondu avec le mal physique et avec le mal moral, que le bonum commune omni enti ne peut être confondu avec le bien constitutif de la vertu ou de la vie.


Comment saint Thomas est‑il parvenu à supprimer ce caractère d'anomalie du mal moral, admis sans difficulté par son Maître à la suite d'Avicenne ? Il ne semble pas que la théorie des privations mixtes de Simplicius ait tenu ici le même rôle que dans le problème des actes indifférents[23] Il suffit d'examiner à cet égard les exemples de saint Thomas. Le corps mort, opposé au corps vivant, nous place dans un état statique et définitif (privatum esse), non dans l'état dynamique décrit par Simplicius à propos de l'ophtalmie et de la maladie[24]. Il est donc plus vraisemblable que saint Thomas a trouvé cette solution dans son propre système. Dans la Ia, il écrivait déjà en effet : neque in naturalibus invenitur privatio formae substantialis, nisi adjuncta alteri formae. Il était facile d'en déduire que le mal physique, comme le péché, désigne directement une forme positive, qu'accompagne in obliquo la privation d'une autre.


Dans le Compendium Theologiae, un rigoureux parallélisme rapproche le mal physique et le mal moral[25]. Les réalités de l'ordre moral reçoivent leur spécification de la fin qu'elles poursuivent, comme les naturalia la reçoivent de leur forme. Or dans l'ordre physique, la production d'une forme entraîne la privation d'une autre, de même la poursuite d'une fin entraînera l'abandon d'une autre. Mais la production de la forme ou la poursuite de la fin ne sont le mal que par la privation qui les accompagne.

 

De la sorte si nous disons que deux actions, ordonnées à des fins contraires, diffèrent par le bien et le mal, il ne s'agit pas de faire de la privation une différence, mais de reconnaître ce rôle à la fin mauvaise qu'accompagne la privation : non propter privationem ex qua dicitur malum, sed propter finem cui privatio adjungitur. Mais le bien et le mal, insiste saint Thomas, sont des différences de l'action humaine. Ils ne sont donc pas des genres, et il est impossible de voir en eux les genera contrariorum dont parle Aristote. Et saint Thomas termine en rappelant brièvement les deux interprétations du texte des Catégories déjà indiquées par lui dans la Ia. Aucune trace n'apparaît du commentaire que, dans le De malo, le saint Docteur empruntait à Simplicius.

Notes et références

  1. V. Sur la théologie thomiste du péché : Deman, art. péché dans le DTC, Lumbreras : de vitiis et peccatis ; Ramirez : De vitiis et peccatis ; Maritain : Dieu et la permission du mal…
  2. II Sent. d.34, q.1, a.2
  3. Ibid.
  4. Ibid.
  5. Avicenne : Met. Tract.IX, c.6, f° 105vb
  6. St Thomas : II Sent. d. 34, q.1, a.2
  7. Ibid., obj.3
  8. Ibid., ad 3um
  9. II Sent., d.35, q.1, a.4.
  10. Ibid.
  11. Cf. Lottin, O. Les éléments de la moralité des actes chez St Thomas d’Aquin. Revue Néo Scolastique, 24, 1922, pp. 306-307
  12. C.G. L.III, c.8-9.
  13. Ibid.
  14. Ibid.
  15. De Potentia, q.3, a.6
  16. I Met. 1055
  17. Ia q.48, a.1, ad 2um.
  18. De Malo, q.1, a.1, ad 12um.
  19. Ia q.48, a.1, ad 2um.
  20. Ia-IIae, q.18, a.5 ; De Malo, q.2, a.4
  21. Ia-IIae, q.18, a.5 
  22. De Malo, q.1, a.1, ad 12um
  23. Ia-IIae, q.18, a.8
  24. Ia-IIae, q.18, a.5
  25. c.116
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