La peccabilité de l'ange chez St Thomas

De Salve Regina

Révision datée du 8 septembre 2012 à 22:03 par Abbé Olivier (discussion | contributions) (Page créée avec « {{Infobox Texte | thème = La création, le péché originel, les anges | auteur = P. C. Courtès, O.P. | source ... »)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)

La création, le péché originel, les anges
Auteur : P. C. Courtès, O.P.
Source : Revue Thomiste
Date de publication originale : 1953

Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile


La peccabilité de l'ange chez saint Thomas

Le Problème

Durant ces dernières années, diverses publications ont traité des anges. Sans doute, la légende ridiculise Byzance discutant à leur propos. Pourtant, la considération du monde angélique s'avère des plus fructueuses dans l'ordre métaphysique lui-même.

En effet, l'âme humaine est à la fois forme d'un corps et esprit. L'étude de l'ange oblige à préciser les lois de l'esprit comme tel, elle doit dégager ce qui revient aux facultés à leur titre pur de facultés spirituelles et considérer ce qui leur revient selon les conditions du sujet, être purement spirituel, entièrement dégagé de toute matière, ou bien esprit uni à un corps. La philosophie moderne a perdu le sens de cette triple distinction. La confusion qui en résulte n'est pas sans dommage pour l'homme, dont l'intelligence et la volonté sont par suite méconnues en leurs nature et ordre propres.

De plus, dans le monde concret où nous sommes, la méditation sur les anges rappelle l'amplitude de notre univers, dont l'homme n'est pas le sommet, même dans l'ordre des créatures. L'homme apparaît intégré dans une société supérieure, celle des esprits ; il est relié à un monde invisible, mais actif, qui participe à son histoire. Si la sagesse consiste à considérer le plan concret de l'univers selon la Pensée archi­tectonique, à retrouver la vision qu'a de lui-même et de sa création Dieu auteur des êtres, elle ne saurait ignorer cette cascade de lumières découlant du regard créateur.

Enfin, parce qu'étude de l'esprit et de sa destinée, le traité des anges est un « lieu » classique pour étudier la nature de l'esprit, l'ordination au surnaturel et la rectitude de l'opération spirituelle.

Ce n'est donc pas un vain jeu que la discussion au sujet des anges à laquelle se sont livrés notamment les PP. de Blic[1], de Lubac[2], Philippe de la Trinité[3], Gagnebet[4].

Dans cette étude, nous voudrions nous en tenir à la peccabilité de l'ange. On a mis en question à ce sujet la cohérence de la pensée de saint Thomas et la compréhension de sa doctrine par la lignée de ceux qu'on appelle volontiers les grands commentateurs. Les posi­tions diverses sont très bien indiquées par le R. P. Philippe de la Trinité dans l'article cité des Études Carmélitaines. Nous ne saurions mieux faire que de le reproduire.


« Situons les positions respectives.

Pour saint Thomas:

1. Selon Bañez, les Carmes de Salamanque, Jean de Saint-Thomas, Gonet, Billuart, et, couramment, les thomistes des derniers siècles, l'ange a pu pécher effectivement parce qu'il était appelé à la vision béa­tifique, mais, laissé à l'état de pure nature, l'ange, de fait, n'aurait pas pu pécher.

2. Selon le P. de Lubac, - l'autre extrême, - l'idée d'un ordre dit naturel est à écarter purement et simplement. Dieu pouvait ne pas créer l'ange, mais, s'il le créait, il l'ordonnait à la vision béatifique, et, dans cet ordre naturel-surnaturel, l'ange n'était pas et ne pouvait pas être impeccable.

3. Selon le P. de Blic, saint Thomas en est arrivé à juxtaposer deux thèses antinomiques: a) thèse de la nature angélique peccable de soi, au titre de nature, et, donc, peccable dans l'état de nature ; b) thèse de la peccabilité restreinte à l'élévation effective de l'ange à l'ordre surnaturel.

4. Selon la thèse que nous proposons, la créature spirituelle est susceptible d'un bonheur ultime soit connaturel, soit surnaturel (contre l'interprétation du P. de Lubac), et il y a possibilité de pécher, même pour l'ange, en l'une et l'autre vocation (contre l'interprétation des commentateurs cités plus haut), - la pensée du Docteur angélique ne présentant aucune antinomie (contre le P. de Blic)[5]. »

Nous laisserons de côté la position du R. P, de Lubac, qui vise plus directement la question des ordres naturel et surnaturel et que d'autres ont déjà discutée[6].

A simple lecture, les conclusions du P. de Blic et du R. P. Philippe de la Trinité posent des points d'interrogation.

Le P. de Blic : cette antinomie apparaît sans doute possible dans l'abstrait. Elle n'étonnerait pas en des étapes successives de la pensée ; on l'admettrait encore facilement sur des points secondaires. Mais comment a-t-elle pu se produire chez un penseur extrêmement soucieux de cohérence logique, à l'intérieur d'une même étude rigoureusement construite ? Comment saint Thomas, se posant explicitement le pro­blème de la conciliation d'Aristote et du donné chrétien, a-t-il pu juxtaposer simplement les contradictoires en un point central et très controversé ? D'autant plus que, si nous acceptons l'interprétation du P. de Blic, il nous faudrait accepter, comme nous le verrons, que saint Thomas ait affirmé les contradictoires à l'intérieur d'un même article, niant dans la réponse aux objections ce qu'il aurait établi dans le corps de l'article contre ces mêmes objections.

Par ailleurs, il nous parait que le R. P. Philippe de la Trinité a raison lorsqu'il dit que « la créature spirituelle est susceptible d'un bonheur ultime soit connaturel, soit surnaturel » et que « la pensée du Docteur angélique ne présente aucune antinomie » ; mais il restait la question de la déviation de toute la lignée des commentateurs, par définition penchés sur le texte de saint Thomas.


La problématique générale de la peccabilité de l'ange

I. LES DONNÉES LOINTAINES DU PROBLÈME

Ces données sont fournies par l'opposition qui apparaît sur le plan de l'être et de la science entre la conception chrétienne et la concep­tion païenne.


A. - Le monde judéo-chrétien:

La conception du monde se trouve essentiellement dans des livres sacrés où est consignée la Révélation divine, livres écrits au cours de l'histoire et dont beaucoup ont un caractère historique. Ces livres présentent le dessein concret de Dieu sur le monde : création libre, histoire (religieuse) du cosmos et de l'humanité ; Dieu intervient dans l'histoire, qui a un commencement absolu, un sens irréversible et une fin dernière. Le devenir du monde est une histoire sainte.

Le monde judéo-chrétien apparaît comme le monde de l'amour dans la liberté, donc de la contingence, et du singulier, ou du personnel, chaque homme ayant une valeur absolue.


B. - Le monde grec:

L'être véritable, à la suite de Parménide, est l'être immobile, « per­manens ». Seule est valable la connaissance des idées ou essences ; sous le devenir même il faut retrouver la loi permanente : que s'il n'y en a pas, le logos doit être supprimé (Cratyle). Il n'y a donc de science que du général, exprimant les lois nécessaires des essences, tandis que le « cycle » met un rythme dans le devenir[7].

Chez Platon, comme chez Aristote, les individus, qui passent, sont pour l'espèce qui demeure et qui fournit l'essence intelligible. La question de la création ne se pose même pas; le contingent, l'individuel et le libre sont exclus de la science.

A cette conception le néoplatonisme ne contredit pas. Avec toute la tradition grecque, il pense qu'il n'y a de science que du nécessaire. L'émanation est « nécessaire », et donc, de soi, générale. Car, si l'émana­tionnisme dérive l'univers de « l'Un », il s'agit des lois de « l'Un », c'est une explication fondée sur la nature de l'Un, et non sur sa singularité, et encore moins sur sa liberté. La considération porte plus sur l'Un comme « Un » que comme unique; car, autrement, il n'y aurait plus de nécessité et de loi (ainsi ces lois seraient, de soi, valables pour tout « un »).

On sait les conséquences d'une telle conception au sujet de la connais­sance du monde par Dieu. Quand on admet qu'il est connaissant, on admet difficilement cependant qu'il connaisse autre chose que l'universel; il ne connaît pas les individus, ou les connaît en leur cause, non en eux-mêmes.

De ce point de vue, qui est foncier pour les Grecs, il n'y a pas plus d'a­morce dans le néoplatonisme que dans l'aristotélisme pour une synthèse intellectuelle du monde chrétien, pour une véritable science théologique.


II. REMARQUES SUR LA SAGESSE THÉOLOGIQUE

On sait comment aux XIIe et XIIIe siècles la question devait se poser, aiguë, de l'opposition ou de l'exclusion mutuelle de ces deux mondes sur le plan intellectuel. Rappelons très sommairement les données du problème à cette époque.

Participant d'une religion du salut et de l'union intime à Dieu, le chrétien a son regard dirigé vers la fin du monde, au double sens, temporel et eschatologique, du mot. Après le triomphe du christianisme dans l'Empire romain et à la suite des invasions, l'Église, seul élément dont les cadres aient « tenu », devient le fondement de la civilisation à reconquérir. Dans la ruine de la culture païenne, la pensée se centre sur la Bible. La spéculation, ou ce qui en reste, s'organise autour d'elle avec l'aide de la logica vetus. La réflexion, armée de la seule dialectique, s'exerce avant tout sur la foi, ou plutôt à l'intérieur du donné de foi[8]. Le credo ut intelligam formule bien cette attitude d'esprit. On sait comment l'enseignement, groupé autour des Livres sacrés, a vu naître les questions, comment ce développement, concurremment avec l'introduction de la logica nova, fait peu à peu sentir le besoin d'une synthèse, par suite des exigences aussi bien de la pédagogie que de la pensée[9]. Cet effort reste essentiellement centré sur la foi. Mais la pensée d'une part n'a à son service que la logique, et d'autre part elle est rompue à cette logique. Le goût de son exercice se développe; en même temps, le rôle propédeutique des sept arts libéraux, acquis dès Alcuin, dégage un domaine rationnel, mais dont les cadres restent trop vides. D'où le risque pour la raison de fonctionner à vide et le péril de logicisme : le Cornificius de Jean de Salisbury en témoigne.

C'est en cet état de la culture que brusquement, en quelques décades, s'introduit l'essentiel de la pensée grecque et musulmane : témoignant d'une réussite scientifique et philosophique, elle offre du monde une synthèse rationnelle fortement charpentée d'où la foi est exclue.

La question se pose, cruciale, de savoir si, à cette science païenne, exclusivement rationnelle, peut faire face une science de la foi, une vue intellectuelle organique de l'univers chrétien. Si la science grecque est ce que nous avons dit, le choc devait être très rude : fallait-il renoncer à une science du monde et barrer la route à la raison ? La raison allait­-elle « résoudre » la foi en métaphores et symboles ? Avant que ne se développât l'averroïsme latin, la question - dramatique pour l'homme de cette époque - se pose ; Ibn Roschd l'avait résolue en ce sens ; l'Islam traditionaliste avait réagi en s'efforçant de bloquer la spécula­tion.

Cependant un élément commun, parmi d'autres, se présente. Comme pour Aristote, la sagesse en régime chrétien consiste à retrouver la pensée divine. Mais pour le penseur grec il y a, si l'on peut dire, simple parallélisme : le philosophe est à son plan ce que Dieu est au sien; il imite la vie divine à la manière humaine plus qu'il n'en participe ; pour le chrétien, le sage doit connaître le plan déterminé par le sage vouloir de Dieu sur le monde ; surtout, il participe de l'intimité divine ; sa connaissance et son amour se terminent directement au même objet que la connaissance et l'amour divin eux-mêmes. Sa fin est, non d'imiter Dieu, mais Dieu lui-même et en lui-même[10].

L'intégration des données de la raison à la foi et l'organisation synthétique et cohérente d'une vue du plan divin selon la foi impliquait donc un profond remaniement, ou plutôt un élargissement de la notion de science.

Dans les conditions que nous venons d'énoncer, la considération du théologien et celle du philosophe différeront profondément : « Philo­sophia humana eas (creaturas) considerat secundum quod hujusmodi sunt, et secundum diversa rerum genera diversæ partes philosophiæ inveniuntur ... Philosophus ... considerat illa quæ eis secundum naturam propriam conveniunt, sicut igni ferri sursum. »

Pour ce qui est de la foi : « Fides autem christiana eas considerat, non in quantum hujusmodi, utpote ignem in quantum ignis est, sed in quantum divinam altitudinem repræsentat, et in ipsum Deum quoquomodo ordinatur ... fidelis autem ea solum considerat circa, creaturas quæ eis conveniunt secundum quod sunt ad Deum relata[11]. »

D'où « in doctrina fidei, quæ creaturas nonnisi in ordine ad Deum considerat, primo est consideratio Dei, et postmodum creaturarum ». Cette connaissance est donc ainsi « perfectior, utpote Dei cognitioni similior, qui seipsum cognoscens alia intuetur[12] ». La sagesse, qui ordonne toute chose à sa fin, aura donc pour office premier « veritatem divinam, quæ antonomastice est veritas, meditari, et meditatam eloqui », vérité qui s'est manifestée par la venue dans le monde de la Sagesse divine revêtue de chair[13].

Le théologien considère donc principalement, non les essences des choses, mais la fin qui « intenditur a primo auctore vel motore »[14]. Il a pour objet Dieu en lui-même et en son œuvre. En son mystère propre la vie du Dieu unique échappe à nos facultés naturelles ; mais cette pensée et ce vouloir divin ordonnant l'univers au partage de sa béatitude nous sont connus par la Parole divine et par la considération des créatures, intelligibles, effectivement voulues par Lui. Cette con­sidération porte donc sur les créatures inquantum relatæ ad Deum, intégrées dans le plan concret de la miséricorde divine, et ordonnées à la fin surnaturelle. Elles sont vues à cette lumière, et l'ensemble des vérités ainsi connaissables constitue le « révélable ». Il ne s'agit pas seulement du révélé de fait ; cela embrasse toute vérité en tant qu'elle aurait pu être révélée, comme contenue dans la pensée divine se connaissant et connaissant le monde effectivement voulu par elle.

La considération, dans la doctrine sacrée, s'organise donc, non d'après les natures ou essences, mais d'après la fin, qui est l'auteur, principe et exemplaire de toute chose. Cette sagesse n'est pas méditation de l'être en général et de ses principes connus abstraitement : elle ne vise pas premièrement à l'universel ; elle a pour fonction d'ordonner : méditer sur le Dieu unique en trois Personnes, sur sa pensée, son vouloir ; elle ordonne selon lui le monde concret effectivement voulu par lui (« ordonne » garde ici son double sens: détermination intellectuelle de la hiérarchie et des relations des êtres, direction à assigner par un acte qui, pour saint Thomas, relève d'abord de l'intelligence[15]).

Mais cet élargissement de la notion aristotélicienne de sagesse entraîne d'autres changements[16]. Alors même qu'elle étudie les créatures, à raison de la considération selon la similitude et l'ordination à Dieu, la théologie reste science subalternée à la vision divine[17]. Ainsi la notion de science est applicable à Dieu. Mais quels sont les caractères de cette science de vision ?[18]

La science de l'esprit pur porte évidemment sur l'être, et première­ment sur l'essence, le quod quid est. Mais la science de Dieu, source de l'être, atteint tous les êtres : « Deus scit non solum ea quæ sunt actu, sed etiam in potentia vel sua vel creaturæ »[19]; et elle les atteint dans leur singularité même, car : « Necesse est quod essentia ejus sit principium sufficiens cognoscendi omni quæ Per ipsam fiant, non solum in universaux, sed etiam in particularia[20]. » Aussi le mode divin de connaissance est-il plus haut que notre mode double de con­naître l'universel et le singulier[21] : « Cum modus divinæ essentiæ sit altior quam modus quo creaturæ sunt, scientia divina non habet modum creatæ scientiæ ; ut scilicet sit universalis, vel particularis, vel in habitu, vel in potentia, vel secundum aliquem talem modum disposita[22]. »

Pour attribuer la science à Dieu, il a donc fallu reconsidérer la notion d'universel.

Mais ce qui importe ici, c'est que la science divine atteint les choses singulières objet d'un vouloir libre. Or, pour les créatures, l'existence est contingente, contingents sont aussi les notes individuantes et tous les accidents-accidents, et même l'ordination, capitale pour le théologien, à la fin surnaturelle. Sans doute la création porte première­ment sur les substances, mais par elles l'acte créateur atteint tous les accidents[23]. Le vouloir divin porte donc sur un univers pénétré de contingence. Dans une telle perspective, une science axée uniquement sur la nécessité des essences ne peut être sagesse. Mais comment une sagesse embrassant le contingent sera-t-elle science, cognitio certa per causas ?

Après la notion d'universalité, c'est la notion de nécessité qui est mise en cause[24].

Le contingent, quod aliter se habere potest, est ad utrumlibet, indé­terminé. Il ne peut donc être objet de science ? En tant que relevant d'une cause contingente ou libre, c'est exact. Mais saint Thomas pousse l'analyse plus loin. On peut considérer deux étapes. Dans l'une d'elles, il insiste, non pas directement sur la nécessité de la science divine, mais sur l'infaillibilité; le futur contingent est connu « ut determinatum ad unum secundum quod jam in actu est. Et sic non consideratur ut futurum sed ut præsens », et cela « quia sua cognitio mensuratur æternitate, sicut etiam suum esse. Æternitas autem tota simul existens, ambit totum tempus ... Contingentia infallibiliter a Deo cognoscuntur in quantum subduntur divino conspectui secundum suam præsentialitatem »[25]. Ainsi le contingent rentre dans la science en tant qu'in statu necessitatis; à ce titre la science peut être infaillible, puisque l'effet est déterminé. Mais on sait que l'éternité, comme mesure de la durée divine, n'est pas, selon notre mode de concevoir, la raison propre et immédiate de la connaissance de Dieu, connaissance qui est causale. Les êtres sont dans la mesure où ils sont voulus, où ils tombent sous la science d'approbation[26]. Or, vis-à-vis de la création, cette volonté est libre. Mais, éternelle et immuable, cette volonté est aussi invariable. Ainsi, en une deuxième étape, nous voyons que la science de Dieu est invariable parce qu'elle est sa substance, qui est immuable[27], et parce que les choses sont en lui invariables[28]. Par cette dépendance à l'égard de l'être divin, le contingent, connu de Dieu in statu necessitatis, rentre dans la science, cognitio certa, et cette science trouve son fondement ultime dans le souverain nécessaire, dont elle est la substance.

A raison de notre mode humain de connaître par abstraction, la théologie use de notions universelles (il reste vrai alors qu'il n'y a de science que de l'universel). Cependant elle n'est pas purement et simplement science du général et du possible. Son sujet n'est pas l'être et les natures, mais Dieu, le « Qui Est ». Elle considère la vie divine réelle, le vouloir effectif divin. Elle envisage les créatures comme faisant partie d'un univers concret effectivement ordonné à Dieu selon un mode déterminé. Subordonnée à la vision divine, qui est scientia secundum præsentialitatem, elle use nécessairement de notions universelles, parce que science d'un esprit abstractif ; mais elle est, avant tout, science de « Celui qui Est », unique en trois Personnes, voulant un univers librement fixé selon nombre, poids et mesure. Les êtres singuliers ne sont donc pas, de soi, exclus de sa considération (toute une partie de la théologie porte sur le Christ, la Vierge Marie ...) ; l'histoire du salut et les déterminations concrètes de son obtention voulues par Dieu rentrent donc aussi de droit dans la théologie[29].

Considérons maintenant les conséquences sur la vue théologique du monde.

Le sage veut rejoindre, autant qu'il lui est possible, l'intelligence divine. Mais, homme, il usera du discours et de l'abstraction. La simpli­cité du regard divin devient chez lui synthèse ordonnée.

Son objet étant Dieu et les êtres selon leur relation à, Dieu, dans la perspective d'un univers issu de ce Dieu, saint Thomas adopte délibérément le schème néo-platonicien exitus-reditus[30]. Il lui fait cependant subir une transformation profonde. Vue rigoureusement théocentrique, à partir de l'Unique en trois Personnes, la théologie considère relate ad Deum ce que Dieu connaît et aime librement en lui-même. L'Acte pur, suprême intellection et amour subsistant, veut par choix le monde qui est issu de lui par création. Lexitus n'est pas l'émanation néo-platonicienne, mais le don total de l'être qui fait être des « subsistants » ; lexitus exclut donc tout changement ou mouvement au sens propre ; il est totale innovatio pour le créé. De même, le reditus s'opère sans « résorption » dans l'être divin. A la racine du cosmos est donc la liberté aimante et la radicale contingence de la créature[31].

Mais, si l'univers est l'œuvre d'un agent libre l'ordonnant à la vision béatifique, lordo universi se prend premièrement de la fin voulue par l'Agent[32]. D'où, tandis que le philosophe pur, considérant les êtres à la lumière naturelle, ne peut examiner que les essences ou les natures, car la fin ultime (la fin pour laquelle ces créatures sont de fait posées dans l'existence) lui échappe, le théologien les considère principalement ex parte finis qui intenditur a primo auctore[33].

La théologie, science éminemment spéculative et pratique à raison de ce regard finaliste, est ainsi plus sagesse que la métaphysique. Ordonnatrice, elle retrouve l'ordre des êtres voulus par Dieu, indique les lois de leur ordination et détermine les conditions d'obtention de la fin. Ainsi, lorsqu'il voudra pénétrer le don de Dieu et étudier le retour au Principe, le théologien se trouvera devant des éléments complexes, qu'il devra analyser.

En effet, les créatures voulues librement par Dieu sont similitudes du souverain intelligible. Elles relèvent donc de l'ordre des essences et de l'exigence des natures. Elles entrent par là dans l'ordre du néces­saire et du droit, du debitum. Elles font ainsi face à la Justice.

Mais l'existence, l'individuel, l'accidentel et la part de « rencontre » constituent en elles l'ordre du contingent. Ce tout concret est ordonné à une fin ultime surnaturelle. Les êtres doués d'intelligence seront donc pourvus de principes d'opération en fonction de cette fin et de moyens relevant de cette fin « gratuite ». Ces moyens mêmes comprennent ce qui est exigé nécessairement par une sage ordination ; à cela se surajoutent des aides gratuites même par rapport aux exigences strictes de la fin, surabondance à utiliser selon le plan divin. Ainsi, à côté (ou autour) de l'ordre des raisons nécessaires, se trouve l'ordre relevant d'un vouloir libre et donc des convenances, domaine de l'har­monie[34]. Ainsi l'ordre de la justice, dans les créatures, est suspendu tout entier et comme contenu à l'intérieur de l'ordre de la gratuité et de la miséricorde[35].

C'est selon ce dessein de l'Amour béatifiant que la théologie regarde les natures. Par là seront déterminés les divers titres (toujours en dernière analyse fondés sur Dieu) de cette élévation à l'ordre surnaturel et de ce retour à la fin selon le plan de la Sagesse miséricordieuse.

Cette volonté est connue par l'intervention de Dieu dans l'histoire; cette intervention consiste en révélations de vérités par la parole d'envoyés et par la venue du Verbe revêtu de chair. Elle se manifeste encore par l'exécution de ses desseins providentiels, ce qui est déjà réalisé indiquant la direction du vouloir divin fidèle à lui-même. De là, dans chaque traité, la référence à la Bible, à l'histoire sainte ; il ne faut pas en minimiser la part ni le caractère, car elle est partie intégrante de l'étude de la souveraine sagesse qui assigne une fin surnaturelle aux êtres spirituels et une histoire aux natures.

Ainsi, dans les êtres, le théologien devra étudier, pour connaître le plan réel de fait mis à exécution, les natures, les opérations, l'ordre du gratuit et de l'histoire, comme manifestant la libre sagesse, l'état concret des êtres par rapport à ce vouloir. Le tout est vu dans la perspec­tive d'une sagesse qui se donne pour but de pénétrer Dieu et son œuvre en tant que Son œuvre, car le sujet de la théologie est toujours Dieu.

C'est en tenant compte de la complexité des éléments dans la sim­plicité de ce dessein, qu'il nous faut considérer maintenant l'ange et le problème de sa peccabilité.


La peccabilité de l'ange

I. LA PROBLÉMATIQUE DE LA QUESTION DES ANGES

Nous retrouvons appliqué au traité des anges ce que nous avons dit de la théologie. Comment saint Thomas aborde-t-il cette question et en fonction de quelles préoccupations plus précises ?

L'Écriture sainte, comme la Tradition, affirme la présence dans l'univers et l'intervention dans l'histoire, des « anges », créatures supra humaines, dont les apparitions et l'activité manifestent une nature supérieure. Ce qu'on appelle le traité des anges, chez saint Thomas, a pour objet ces créatures achevant l'ordre hiérarchisé de l'univers créé.

Aristote, reprenant des données de Platon, avait eu l'idée de «formes pures », permanentes, simples. Ces formes sont donc éternelles et par là douées d'attributs divins[36]. Saint Thomas estime que l'harmonie de l'univers requiert l'existence d'êtres incorporels[37]. Au terme d'une analyse rigoureuse, il juge que ces êtres, les anges, sont des esprits immatériels[38]. Il s'ensuit que vaudront pour eux certaines analyses d'Aristote sur les formes intellectives pures. Mais cette assimilation pose deux problèmes fondamentaux ; les spéculations postérieures au Stagirite en ont montré l'importance. D'abord, comment différencier de Dieu les formes pures ? Si elles sont immatérielles, elles ont une essence simple. Comment alors trouver en elles un principe les distin­guant de Dieu ? De plus, cette simplicité n'implique-t-elle pas que ces formes soient semper actu, indépendantes de Dieu dans l'ordre de l'existence? Elles seraient alors incréées, ce qui revient à leur attribuer l'aséité.

Approfondissant Aristote, qui a une philosophie de la forme, saint Thomas voit en elles la composition essence-existence les situant infiniment au-dessous de Dieu et dans l'ordre de la créature[39]. Ce point ne nous arrêtera pas ici.

Le second point est capital. Il fait difficulté au temps de saint Thomas. On risque d'interpréter ses textes de façon radicalement fausse si l'on ne voit pas ce souci dans la question de la peccabilité des anges. On ne saurait trop y insister. Les Formes pures d’Aristote, aussi bien que les Idées de Platon, sont immobiles. Simples et séparées de la « cause errante », elles sont soustraites au devenir et, à ce titre encore, semper actu. Si l'Aquinate ne l'avait vu de lui-même, les spéculations aver­roïstes lui auraient manifesté que, par nature, « forme pure » implique une immuabilité qui, dans l'ordre moral, s'appelle impeccabilité. Or voici la « crux ». Admettre l'impeccabilité dans l'ordre naturel, n'est-ce pas conférer aux anges un attribut divin et aboutir à un poly­théisme larvé ? Affirmer que l'ange peut pécher ne va-t-il pas contre les exigences métaphysiques de la forme pure ? De fait, nous savons que les anges ont manqué leur fin surnaturelle, ont péché. Le surnaturel, alors, ne contredit-il pas la nature, si des êtres impeccables par nature ont de fait péché ?

Tel est le problème précis qui se pose à saint Thomas d'Aquin, dès qu'il affirme l'immatérialité de l'ange. Il doit suivre, avec quelle sérénité, une ligne de crête entre l'abandon de sa foi monothéiste et la contradiction métaphysique ; et nous croyons qu'il en fut très conscient. Théologien, il fera porter son effort principal sur le péché (révélé) et sur la racine de l'opération par laquelle les anges ont man­qué leur fin concrète surnaturelle. Voyons donc ce qu'est l'ange pour notre saint Docteur.


II. L'ANGE SELON LA DOCTRINE THOMISTE

Nous commencerons par nous référer à la Summa Theologiæ. Le problème s'y pose de façon cruciale, puisque, d'après le P. de Blic, il y aurait antinomie à l'intérieur même de cette œuvre de maturité. L'échec y serait à la fois plus apparent et plus grave[40].

Le plan de la Somme théologique est très clair: le Dieu unique en trois Personnes crée librement les êtres en un univers harmonieux (Ia Pars) et les fait revenir à lui ; d'où suit l'analyse de ce retour : « ex parte creaturæ » (IIa Pars), et « ex parte Dei mediantis » (IIIa Pars).

Les anges, dont nous savons la présence et l'activité dans le monde, sont donc des formes pures, des esprits immatériels composés d'essence et d'existence. Quel est le rapport de ces êtres avec leur fin, et quel est leur rapport avec le péché qui leur fait manquer leur fin ultime ? Quel est le principe (et la dialectique interne) de leur activité peccamineuse ? Tel est le problème que saint Thomas aborde selon les données que nous avons notées. A leur lumière, son analyse, loin d'être antinomique, apparaît remarquablement claire et cohérente.

Pour discerner ce que peut être l'opération spirituelle de la forme pure, il faudra dégager ce qu'est l'opération spirituelle en elle-même et voir ce qu'elle comporte chez un être immatériel. L'analogué d'abord connu sera l'esprit humain, mais il faudra éliminer tout anthropo­morphisme.

Pour éviter cette erreur, envisageons quelques-uns des traits que l'esprit revêt en l'homme.

Immaterialitas est radix cognitionis. L'être spirituel natum est esse quodammodo omnia ; par la connaissance, la nature spirituelle déborde en quelque sorte son exister subjectif pour avoir en soi, pour être, d'une certaine manière, la forme de l'autre. Elle seule peut donc atteindre véritablement Dieu. Au stade le plus bas de potentialité, l'esprit doit attendre sa nourriture de l'extérieur, par action des choses. D'où l'union au corps. L'esprit devient âme spirituelle informant un corps pour composer un seul être subsistant. L'homme a ainsi une situation de confins. Être corporel, il est soumis aux nécessités biologiques. Il entre en contact avec les êtres par des organes corporels. En lui, l'intelligence s'exerce à partir du donné des sens, elle est abstrac­tive et discursive, ratio. L'homme doit développer et conserver son être composé et finaliser cette vie par la vie de l'esprit, qui n'atteint son terme ultime que par delà la mort; il a donc une fin temporelle (la seule vraiment connue par Aristote), et une fin ultime (de fait, d'ordre surnaturel) à mériter dans le temps.

Dans cette vie, l'homme porte en lui, dans la matière qui constitue son corps, un principe d'obscurité. Il ne connaît son essence que par réflexion sur son acte et par raisonnement. C'est encore par raisonne­ment qu'il connaît naturellement son principe et sa fin. Dieu est induit à partir de l'existence de ses créatures et son être est affirmé au terme d'un discursus.

Ce discursus provient de ce que l'intelligence humaine est ratio, à raison de l'être composé de l'homme; il est dû à la « condition char­nelle » et il fait que l'esprit humain lui-même a une histoire dans sa démarche vers la fin.

Il faut éviter d'attribuer à l'intelligence séparée les conditions qui reviennent à l'esprit humain du fait de son ordre particulier. Qu'en sera-t-il pour elle ? Après avoir étudié les rapports de l'ange avec la matière et les êtres matériels (jusqu'à la q. 53 inclusivement), saint Thomas considère son opération intellectuelle.

Esprit pur, l'ange n'a pas en son être ce principe potentiel et obscur qu'est la matière. Il n'est pas soumis au discursus, au sens humain du terme. Son intelligence n'est donc pas ratio: « Sicut non intelligit ratiocinando, ita non intelligit componendo et dividendo[41]. » Cependant parce que l'ange est un être fini et potentiel, cette intelligence n'est pas sa substance, mais une faculté[42]. La connaissance est donc chez lui une opération seconde, distincte de l'être[43]. Parce que l'ange est immatériel, il n'a, par essence, nul besoin des êtres matériels. Son objet connaturel n'est donc pas l'être des choses matérielles et il ne connaît pas par des idées reçues des choses[44]. Ainsi, sans intellect agent ni intellect possible[45], il n'use pas d'abstraction et n'a que la connaissance intellective, non la sensible[46].L'objet connaturel de cette faculté effluant d'une nature purement spirituelle sera l'être des êtres spirituels ou la substance intelligible séparée du corps, et d'abord lui-même[47]. Son objet immédiat est donc sa propre substance. A l'article I de la q. 55, à la 3e objection il est répondu que les choses qui sont supra et infra angelum ne sont pas sa substance, laquelle il connaît immédiatement perfecte. Or, pour saint Thomas, chaque ange est une espèce ; lui seul est donc de son propre niveau ontologique, adéquat à sa faculté. Or cet objet « est quædam forma intelligibilis subsistens et per hoc intelligibilis actu »[48]. A la question 55, a. 1, saint Thomas prend soin de rappeler : « Intellectus in actu est intellectum in actu. » Il s'ensuit que, vis-à-vis de sa propre essence, l'intelligence de l'ange, faculté d'un intelligibilis subsistens, est « semper actu »[49]. Ainsi, posé dans l'être comme subsistant immatériel, l'ange est immédiatement intelligible en acte, et non en puissance comme les êtres matériels. Il se connaît donc parfaitement par un acte second en lequel s'épanouit immédiatement son être. Il n'y a, entre son être et cet acte où tout en lui est intelligible actu, qu'une priorité de nature, non de temps.

L'homme, lui, ne connaît son principe et sa fin que par discursus, au terme d'une élaboration dont saint Thomas ne se masque pas les difficultés[50]. L'ange, au contraire, se connaissant dès ce premier acte sans abstraction ni discours, se connaît créature en ce premier acte même. Il se saisit comme similitude du Créateur et du même coup connaît son principe et sa fin, et ce, sans intervention de la durée. IL EST DONC IMMÉDIATEMENT EN POSSESSION DE SA FIN.


III. L'IMMUTABILITÉ DE L'ANGE PAR RAPPORT A SA FIN DANS L'ORDRE NATUREL PUR

Mais ici se pose la question du péché.

Pécher, c'est défaillir dans l'ordre de l'opération, et donc de l'ordina­tion à la fin ; le pécheur manque sa fin véritable. Pour savoir si, dans la pensée de saint Thomas, l'ange peut de fait pécher dans l'ordre purement naturel, il suffit donc de considérer si, d'après sa doctrine, l'ange est infailliblement en possession de sa fin dès son premier acte[51].

Nous avouons ne pas comprendre que l'on puisse hésiter sur ce point. Tout l'ensemble de la doctrine aussi bien que les textes formels manifestent très clairement la pensée du saint Docteur, profondément cohérente.

Après avoir étudié l'être et les facultés des anges, il en arrive à considérer : 1° leur production in esse naturæ (q. 6I), et 2° leur perfec­tion in esse naturæ et gloriæ (q. 62). En cette dernière question, il regarde l'ange par rapport à l'obtention de sa fin, qui constitue l'achève­ment, la per-fectio, de son être. Cette fin ultime est, de fait, la fin sur­naturelle. D'où l'article I : « Utrum angeli fuerint in sua creatione beati. » Ce qui revient à se demander si à l'instant même de leur produc­tion les anges furent en possession du terme ultime de leur être et furent « comblés » dans le double ordre de l'intelligence et de l'appétit. Rappelons d'abord les principes :

1° L'ange est immortel à raison de la simplicité de sa forme. A ce titre, il peut être dit semper actu, ou plutôt immobile. Certes, il est soumis à la création et, si Dieu le voulait, à l'annihilation ; mais ce n'est pas là changement ou devenir, mouvement, au sens propre. La conservation de son être substantiel n'est donc la fin d'aucune activité de l'ange.

2° Pour saint Thomas, la béatitude consiste essentiellement en un acte de l'intelligence, faculté appréhensive de l'être. L'obtention de la fin par l'intelligence comble le désir de l'appétit et rejaillit en joie dans la volonté qui se repose dans le bien suprême possédé.

Les objections de l'article en question affirment que l'ange est purement et simplement créé dans la béatitude. Mais la béatitude concrète ultime est, nous le savons, la fin surnaturelle, que les démons ont manquée. Le « Sed contra » rappelle que la stabilité et la confirmation dans le bien est de la raison de béatitude.

Comment saint Thomas opère-t-il ? Il introduit une distinction révélatrice :

NON, par rapport à la fin surnaturelle, les anges ne furent pas créés bienheureux.

OUI, ils furent « in sua creatione beati », si l'on considère la béatitude naturelle, c'est-à-dire la félicité à quoi ils peuvent prétendre par leur opération naturelle.

Il en résulte que, s'il n'y avait pas eu élévation à un ordre surnaturel, dans l'ordre naturel pur, l'ange serait « semper actu », stabilisé ou immobile par rapport à sa félicité, parce que créé en possession du terme de son être. Explicitons ce point.

Nous avons vu que, du premier coup, l'ange se connaît parfaitement ; être spirituel, c'est par l'intelligence qu'il atteint sa fin. Or, dans l'ordre naturel, l'ange, comme l'homme, connaît Dieu d'après ses effets. Saint Thomas se pose la question à l'art. 3e de la q. 56 : « Utrum angeli per sua naturalia Deum cognoscere possint. » Le saint Docteur distingue trois manières de connaître Dieu : la première est « per præsentiam suæ essentiæ in cognoscente ». « Hæc cognitio Dei non potest adesse creaturæ alicui per sua naturalia. » La 3e manière : « per hoc quod similitudo rei cognitæ non accipitur immediate ab ipsa re cognita, sed a re aliqua in qua resultat » ; c'est la connaissance in speculo, que l'homme a in via.

Le second mode se réalisera « per præsentiam suæ similitudinis in potentia cognoscitiva » : c'est la connaissance angélique, « quia enim imago Dei est in ipsa natura angeli impressa, per suam essentiam angelus Deum cognoscit, in quantum est similitudo Dei » ; connaissance qui se rapproche plus du troisième mode que du premier (cf. la fin de l'article et l'ad 3um).

Ainsi, se connaissant dès ce premier acte, qui est contemporain de son être, (« statim », dit saint Thomas), l'ange connaît son Auteur et sa Fin, dont il est la similitude. II n'y a donc nul intervalle de durée entre la création de l'esprit pur et l'actuation de son être par rapport à sa fin naturelle, et dès l'instant de sa création il possède sa fin aussi parfaitement qu'il peut la posséder per sua naturalia.

Ici, il nous faut souligner combien le cas de l'ange diffère de celui de l'homme. Le bien agit sur l'appétit élicite spirituel par la médiation de l'intelligence. Celle-ci est, en nous, abstractive et discursive, et nous débutons par une connaissance confuse. L'homme désire naturelle­ment le bien et le bonheur, mais d'abord in communi. L'idée ou le désir de sa propre perfection et l'idée de Dieu ne sont pas nécessaire­ment liés dans sa considération abstractive, car Dieu n'est connu naturellement qu'au terme d'une enquête. L'homme doit donc préciser sa fin dernière concrète, vis-à-vis de laquelle il reste libre, car elle n'est pas immédiatement comblante en acte, même dans l'ordre naturel. Ainsi, comme tout agent, l'homme agit en vue du bien, mais pas néces­sairement sous l'influence de tel bien déterminé, fût-ce le souverain Bien. Au contraire, chez une créature immatérielle comme l'ange, dès qu'il est donné, l'être est actu intelligibilis d'une opération dont l'objet ne correspond pas exactement à nos catégories logiques d'uni­versel et de singulier. En nous, l'intelligence connaît l'universel et l'immatériel, le sens connaît le singulier et le corporel ; « angelus per unam intellectivam virtutem utraque cognoscit » ; et ainsi, « angeli per species a Deo inditas cognoscunt res, non solum quantum ad naturam universalem, sed etiam secundum earum singularitatem, in quantum sunt quædam repræsentationes multiplicatæ illius unicæ et simplicis essentiæ »[52].

Dès son premier acte, l'ange a donc de soi et de ce qu'il peut savoir de Dieu une connaissance substantiellement parfaite en son ordre. Subsistant immatériel, il est actu intelligens de Dieu. Il le connaît comme le principe, l'exemplaire et la fin de son être, à partir de son propre être d'ange. Son objet divin lui est essentiellement donné par cette connaissance immédiate qu'il a de soi-même. Ces simplices intelligentiæ sont donc substantiellement satisfaites dès cette première opération. En effet, selon la doctrine de saint Thomas sur l'obtention de la fin dernière, la perfection foncière de l'esprit est de posséder Dieu par l'intelligence et dans l'amour. L'intelligence ayant chez ces formes séparées sa satisfaction, c'est-à-dire sa perfection, l'appétit se repose dans le terme atteint de sa nature spirituelle.

Nous verrons que dans la Somme contre les Gentils le problème se pose d'une façon un peu différente. En tout cas, dans la Somme théologique saint Thomas est formel : les anges sont créés bienheureux dans l'ordre naturel et sont au terme dès le premier acte. L'agir ultérieur de l'ange sera donc réglé, non par le bien en général, ni par le rapport d'un bien particulier soit avec le vouloir général du bien soit avec ce que l'agent a déterminé être le souverain bien (tel est le mode humain, relevant de notre mode humain de connaître), mais selon le rapport à la fin toujours actuellement possédée. Cela ôte, selon la doctrine de saint Thomas, toute possibilité de pécher.

Voici en effet comment saint Thomas présente ce rapport à la fin:


... Nomine beatitudinis intelligitur ultima perfectio rationalis seu intellectualis naturæ ; et inde est quod naturaliter desideratur, quia unumquodque naturaliter desiderat suam ultimam perfectionem. Ultima autem perfectio rationalis seu intellectualis naturæ est duplex. Una quidem quam potest assequi virtute suæ naturæ : et hæc quodam­modo beatitudo vel felicitas dicitur ... Sic igitur dicendum est quod quantum ad primam beatitudinem quam angelus assequi virtute suæ naturæ potuit, fuit creatus beatus : quia perfectionem hujusmodi angelus non acquirit per aliquem motum discursivum, sicut homo ; sed statim ei adest, propter suæ naturæ dignitatem[53].


Et dans la réponse aux objections il revient sur cette affirmation :


Creatura corporalis statim in principio suæ creationis habere non potuit perfectionem ad quam per suam operationem perducitur ... Et similiter creatura angelica in principio suæ creationis habuit perfectionem suæ naturæ ; non autem perfectionem ad quam per suam operationem pervenire debebat…[54]


Le contexte marque que cette opération ici est l'opération sur­naturelle et méritoire.

Même doctrine plus loin :


Mereri est ejus quod movetur ad finem. Movetur autem ad finem creatura rationalis, non solum patiendo, sed etiam operando. Et si quidem finis ille subsit virtuti rationalis creaturæ, operatio illa dicetur acquisitiva illius finis, sicut homo meditando acquirit scientiam. Si vero finis non sit in potestate ejus, sed ab alio exspectetur, operatio erit meritoria finis. Ei autem quod est in ultimo termino, non convenit moveri, sed mutatum esse[55].


Mais, si l'ange a sa perfection a principio, est aussitôt bienheureux (« beatus »), il est au terme de sa perfection naturelle ; or, parvenu à ce terme, non convenit moveri. Cela équivaut à dire qu'il ne peut pécher, car autrement il ne serait pas immobile par rapport à sa fin, en pos­session immuable de sa béatitude.

Ainsi il n'y a pas place pour le péché dans l'ordre naturel angélique, d'après la Somme théologique. Une telle idée nous déconcerte peut-être. Mais cette analyse rigoureuse écarte tout anthropomorphisme. Elle manifeste de combien l'esprit pur surpasse le monde humain. La perfection est chez nous un terme acquis par temps et peine. Mais cet univers créé s'achève en des êtres dont la dignité est telle que leur nature requiert d'être au terme dès son premier acte, statim ei adest. Sitôt créé, l'ange s'épanouit en un acte jaillissant des profondeurs de son être, et ce premier acte ne saurait être mauvais[56]. Dieu possède la béatitude éternellement par un acte substantiel ; l'être de ses plus proches créatures se parfait immédiatement en une opération seconde acquisitiva finis[57]. Telle est l'excellence de ces claires natures, compa­gnons de notre route.

Tout cela est parfaitement cohérent. Pourtant, nous l'avons dit plus haut, on a cru voir dans la Somme théologique des contradictions. Tam angelus quam quæcumque creatura rationalis, si in sua natura consideretur, potest peccare[58] : le texte n'est-il pas clair et la cause entendue ? N'y a-t-il pas contradiction avec l'affirmation de l'impecca­bilité dans l'ordre naturel ?

Pour répondre à cela, commençons par rappeler qu'on ne saurait expliquer un texte sans considérer le contexte ; n'a-t-on pas dit imper­tinemment : « Rien n'est opposé à l'intelligence d'un texte comme les ciseaux de l'érudit. » Or nulle antinomie n'apparaît si, au lieu de découper arbitrairement les citations, on prend acte du problème posé et de la façon dont saint Thomas l'aborde ; si l'on regarde à quelles questions il répond[59].

En réalité, à ce point la pensée rebondit, et saint Thomas se demande ici quel est le fondement naturel de la peccabilité de l'ange. Comment ce problème se pose-t-il ?


IV. LE FONDEMENT DE LA PECCABILITÉ DE L'ANGE

Saint Thomas analysait la perfection de l'ange. Il est amené ainsi à distinguer la perfection ultime, surnaturelle, de la perfection naturelle. Celle-ci statim ei adest. En cet ordre, il est donc semper actu de sa per­fection, il ne saurait se séparer de sa fin. Cela implique le « non-pécher ». Mais ce « semper actu » dans le bien naturel ne revient-il pas à affirmer une impossibilité absolue de séparation d'avec la fin en vertu de la nature propre de l'être ? Cela ne suppose-t-il pas une volonté qui soit à elle-même sa règle, puisque fixée dans le bien par nature ? Cela conférerait à ces créatures une indépendance vis-à-vis du mal qui relèverait de l'aséité dans l'ordre du bien.

Nous avons signalé que le traité des anges se posait sous cet aspect du temps de saint Thomas. Tout un courant conçoit le « semper actu » des formes séparées selon un mode qui l'élève en réalité à la hauteur d'un attribut divin. Comme nous l'avons dit, si l'on affirme l'impecca­bilité absolue, alors que le dogme enseigne la chute, la conclusion sera nécessaire : la foi contredit la raison, et la théologie s'oppose à la métaphysique, si des êtres impeccables par nature ont péché. Une des préoccupations de saint Thomas sera donc de maintenir ces êtres à leur vrai niveau. De là l'insistance, qui déroute certains aujour­d'hui, sur leur caractère de créatures et d'êtres faillibles.

En effet, la Révélation apprend un fait dont nous devons rechercher l'intelligence : des anges ont péché, ont manqué leur fin surnaturelle. Cet échec dans l'ordre de la perfection implique défaillance dans la rectitude de l'agir. Il faut donc analyser le mécanisme, si l'on peut dire, de cet échec final. Cela oblige d'en rechercher le fondement dans la nature qui est principe d'opération. On se demande donc : « Quo­modo angeli facti sunt mali, et primo quantum ad malum culpæ ? » C'est l'objet de la q. 63.

Parmi les éléments acquis au moment où saint Thomas arrive à cette question se trouvent les deux suivants :

1° dans l'ordre naturel, les anges sont créés bienheureux (« beati »), donc au terme;

2° par rapport à leur fin surnaturelle, ils sont libres, et donc ne sont pas « semper actu ». Ils peuvent la manquer.

Quelle est donc la racine de la peccabilité en leur être ? Leur être est-il susceptible de péché, et à quel titre? Telle est la première question: « Utrumm malum culpæ possit esse in angelis? » L'article 1 s'emploie à y répondre.

Le corps de l'article est ferme : Dieu seul est purement et simplement, absolument, impeccable. Cela parce qu'en lui seul la volonté est la règle de son acte, car il n'est pas ordonné à une fin supérieure. « Divina autem voluntas sola est regula sui actus : quia non ad superiorem finem ordinatur. » La condition de créature, au contraire, implique dépendance d'un vouloir supérieur, et donc possibilité pure et simple de manquer sa fin.

On a reproché à saint Thomas d'avoir une position antinomique. Si l'on a suivi la marche de sa pensée, on voit cependant qu'il n'affirme pas la possibilité de pécher et l'exigence de rectitude dans l'agir en même temps et sous le même rapport, condition nécessaire pour qu'il y ait contradiction.

Donc, de Dieu seul on pourra dire qu'il est impeccable simpliciter, purement et simplement, sans réserve. Dans le cas des anges : a) il y a peccabilité absolue, ils sont peccables purement et simplement, c'est-­à-dire tout bien considéré, et cela à raison de leur condition de créatures, secundum conditionem suæ naturæ[60]; b) il y a impeccabilité relative, si l'on considère l'ordre naturel seul, en lequel la nature angélique requiert d'être au terme dès son premier acte propter suæ naturæ dignitatem[61].

Les commentateurs, en réservant le péché de fait, l'actuation, si l'on peut dire, de cette possibilité de pécher, à l'ordre surnaturel, ont donc bien compris saint Thomas.

Puisque ce point fait particulièrement difficulté, on nous permettra d'y insister. Nous avons vu que la première opération de l'ange, dans l'ordre naturel, est nécessairement bonne et acquisitiva finis. A ce titre, elle est indéfectible. Mais, créatures, les anges dépendent du vouloir divin, qui les fait être et assigne une fin à leur nature. Cette fin, subjectivement, est leur perfection et leur félicité. Objectivement, c'est Dieu (et non leur propre être), dont la possession par l'intelligence et dans l'amour est la perfection de la nature spirituelle. Ainsi la perfec­tion de toute créature reste subordonnée à Dieu. Dieu, fin objective, même dans l'ordre naturel, peut faire dépendre la félicité ultime d'une opération plus haute, en situant librement la créature dans un ordre supérieur, sur-naturel. De l'obtention de cette fin unique dépend alors la totale perfection et le bonheur plénier de la créature.

Cette perfection est au-dessus de la nature, comme hors d'elle, en tant que hors de ses exigences et au-dessus de ses forces : non est aliquid naturæ, mais c'est pourtant en vue de cette fin que la créature a reçu l'être, sed est naturæ finis[62]. Dans l'ordre de la finis naturæ, de la fin ultime (sur-naturelle), de par le libre vouloir de Dieu), l'ange est simpliciter peccable, car, à raison des conditions et de l'ordre de sa nature, qui n'est pas à la hauteur de cette fin, ni il n'a son terme par lui-même, ni il ne requiert de l'atteindre dès son premier acte.

Nous ne voyons pas comment comprendre autrement les textes du saint Docteur. Les interprétations autres que celle de ses commen­tateurs n'aboutissent, croyons-nous, qu'à un traité des anges incohérent et inintelligible dans la ligne des principes thomistes ; que l'ange puisse pécher dans l'ordre naturel pur, nous paraît en contradiction, non seulement avec les textes, mais avec tout ce que la doctrine implique quant à l'opération de l'esprit pur. Comment interpréter dans un autre sens, en particulier, l'article 1 de la question 63 ?

Il s'agit de savoir : « Utrum malum culpæ possit esse in angelis ? » L'objection 3 fait état de l'immobilité naturelle de l'ange dans l'amour de Dieu : « Id quod est naturale semper inest. Sed naturale est angelis quod moveantur motu dilectionis in Deum. Ergo hoc ab eis removeri non potest. Sed diligendo Deum non peccant. Ergo angeli peccare non possunt. »

Que dit saint Thomas ? Nous avons déjà analysé le corps de l'article, dont nous nous contentons de citer ici le début et la fin : « Tam angelus quam quæcumque creatura rationalis, si in sua natura consideretur, potest peccare ... In qualibet autem voluntate creaturæ potest esse peccatum secundum conditionem suæ naturæ.. »

Or que répond-il à l'objection ?

« Ad tertium dicendum

a) quod naturale est angelo

b) quod convertatur motu dilectionis in Deum

c) secundum quod est principium naturalis esse;

SED

b') quod convertatur in ipsum

c') secundum quod est objectum beatitudinis supernaturalis,

a') hoc est ex amore gratuito

A QUO AVERTI POTUIT PECCANDO. »

On le voit, en cette réponse, la correspondance et l'opposition des membres est parfaite et suppose dans le premier membre : « A quo averti NON potuit peccando. »

Ainsi saint Thomas, toujours conséquent avec lui-même, accorde que l'ange n'a pu pécher par rapport à Dieu comme auteur de l'être naturel (principium naturalis esse). C'est dans la conversion à Dieu objet de la béatitude surnaturelle que l'ange a pu pécher, parce que nous sommes là dans l'ordre du gratuit (ex amore gratuito). Reste que cette nature, de fait ordonnée à une fin surnaturelle, est peccable secundum conditionem suæ naturæ, à raison de l'ordre dépendant de sa nature finie. Purement et simplement, le mal de coulpe peut être (« potest esse ») dans l'ange, peut affecter l'ange ; c'était là la question. Il peut être en lui à raison de sa condition de créature (corps de l'article) ; il y est de fait à raison de l'élévation à l'ordre surnaturel (ad 3um). L'essentiel était de montrer aux aristotéliciens qu'il n'y a pas incompossibilité; entre ces deux termes : ange et péché.

Que si l'on n'admet pas cette interprétation, il faudra dire que, dans la question de la possibilité pour l'ange d'être pécheur, le Docteur commun : a) dans le corps de l'article, contre les objectants, affirmerait la possibilité de pécher dans l'ordre naturel pur (ce qui n'est pas la question précise : « utrum malum culpæ possit esse » quocumque modo) ; b) dans la réponse aux objections, réserverait la possibilité à l'ordre surnaturel, la niant dans l'ordre naturel, et donc nierait dans la réponse aux objections ce qu'il aurait établi dans le corps de l'article contre ces mêmes objections.

Quel auteur serait capable d'une sottise de cette envergure?[63]


V. INSTANCE SUR L'AMOUR DE DIEU - PRINCIPIUM NATURALIS ESSE

On pourrait faire une instance. L'amour de Dieu principium naturalis esse serait l'ordination foncière de tout être créé à son Créateur. Par suite, il s'agirait de l'amour non-élicite, comme on oppose appétit naturel à appétit élicite ; l'amour élicite naturel resterait libre et faillible. Le texte n'admet pas cette réduction. Il oppose l'amour naturel à l'amour non pas élicite, mais « gratuit », regardant la béatitude surnaturelle. Il se contredivise donc de la vertu infuse de charité, amitié élective (charis, infusé gracieusement, à titre gratuit). En effet, dans le texte, l'ange aime le principe de son être naturel d'un amour qui est mouvement de « dilection ». Naturale est angelis quod moveantur motu dilectionis in Deum. Ce terme désigne donc une opération de la volonté. De plus naturalis peut s'appliquer même à un amour élicite, acte second ; et le naturale esse, dans l'article cité, ne désigne pas la substance pure.

1° « Naturale » est un terme pris selon l'analogie d'attribution. Comme son correspondant français, il ne désigne pas de soi la nature du lien qui unit les seconds analogués au premier. (Le terme français naturel signifie d'après Littré : qui fait partie de la nature, qui est conforme à la nature.) L'attribution du terme analogue aura des raisons diverses selon le rapport à la nature. Appliqué à l'amour, « naturale » peut donc se dire de tout amour autre que l'infus ou sur­naturel; parfois il contredivisera la tendance même d'une nature d'avec un acte médiatisé par la connaissance; de même, dans l'acte élicite, on distinguera l'amour naturel portant sur le bien voulu néces­sairement et l'amour libre, le premier étant plus enraciné dans la nature. Dans la phrase : « naturale est angelo quod convertatur motu dilectionis in Deum secundum quod est principium naturalis esse », ce motus dilectionis désigne l'amour élicite supra-libre se portant infailliblement sur le bien de l'ange, qui n'est pas le bonum in communi, mais Dieu. « Naturale » s'applique indistincte à ce qui est au niveau, dans les exigences ou les forces d'une nature[64].

2° De même, le « naturale esse » dont il est question n'oppose pas l'être substantiel pur à l'être accidentel, mais l'être de la substance et de l'accident indistinctement dans l'ordre naturel, opposé à l'ordre surnaturel. Ce point est manifeste, si l'on veut bien tenir compte de ce qui suit :

a) « esse » ne désigne pas nécessairement la substance pure. Il suffit de se reporter à la q. 62 : « De perfectione angelorum in esse gratiæ et gloriæ », dont l'objet, nous dit le prologue, est d'examiner « quomodo angeli facti sunt in esse gratiæ, vel gloriæ » ;

b) l'ange ne possède la félicité que par une opération seconde; l'amour en cette félicité est donc acte second, accident de sa substance, il est donc acte d'amour élicite;

c) Dieu créateur ne crée pas les substances « nues », mais concrée comme à travers elles les accidents[65];

d) mais Dieu, créant l'ange, est cause de sa première opération, dont il est dit qu'elle est béatifiante dans l'ordre naturel[66].

Il reste donc que Dieu, comme principe du « naturale esse », dans le cas de l'ange, est, selon saint Thomas, principe d'un être en opération au premier instant ; la locution « principium naturalis esse » ne contre­divise donc pas nature et opération, mais, en accord avec les lignes suivantes, ordre naturel et ordre surnaturel. Il faut donc conclure que le « naturale » de l'amour qui tourne l'ange vers Dieu ne divise pas « naturel » de « élicite » ; il s'applique à l'ordre naturel (contredivisé du « gratuit », surnaturel) qui englobe l'acte élicite infailliblement porté vers le bien[67].


CONCLUSION SUR LA DOCTRINE DE LA SOMME THÉOLOGIQUE

Ainsi, l'interprétation des commentateurs : Bañez, Cajetan, Jean de Saint-Thomas, Billuart, est celle que nous paraît imposer une étude attentive des textes. Elle est cohérente avec tout l'ensemble de la doctrine du saint Docteur.

Au terme de la discussion apparaît donc la véritable situation de l'ange et, avec la hiérarchie des esprits, dont nous sommes les plus infimes, la transcendance de l'ordre surnaturel. Selon la nature, la dignité de l'ange est telle qu'il se porte vers le bien d'un élan infaillible jaillissant des sources créatrices, secundum totam suam virtutem[68]. En cet ordre, pouvoir faillir ressort de l'infériorité ou faiblesse d'une nature pouvant manquer 1e terme même auquel elle est positivement ordonnée, terme qui est le tout puissant Auteur de la nature[69]. La liberté naturelle, créée, de l'ange reçoit sa lumière de Dieu ; elle s'exerce comme la liberté divine à l'égard des biens inférieurs et en fonction de la fin possédée. Mais Dieu a voulu qu'elle joue « à plein », si l'on peut dire, de par le souverain dominium qu'Il a sur la nature créée. Cependant, dans l'ordre surnaturel, la possibilité de pécher vient de ce que nul être n'a la maîtrise du bien et que nous sommes au-dessus de l'ordre de la nature ; elle est la conséquence de l'élévation à l'ordre de l'amitié élective avec le Dieu Père, jusqu'au jour où ce Dieu, qui nous a élus et nous fait l'élire, en se donnant sans ombre accordera l'infaillibilité à notre amour.


Évolution ou constance de la pensée de saint Thomas ?

Dans ce qu'il nous reste à dire, nous suivons, plutôt que l'ordre chronologique des œuvres de saint Thomas, un ordre interne à la dis­cussion. Nous examinons le problème d'abord dans le Contra Gentiles, qui semblerait témoigner moins clairement en faveur de notre thèse ; puis dans le Commentaire des Sentences, œuvre de jeunesse; ensuite dans le De Veritate, où ce problème est abordé in obliquo; nous gardons pour la fin une page, parfaitement convaincante, du De Malo.


I. LE « CONTRA GENTILES »

Dans la Somme théologique, la pensée est très cohérente ; elle est complexe si l'on veut, parce qu'il s'agit de pénétrer une réalité supérieure, à l'aide de concepts qui n'en donnent qu'une connaissance partielle. Reste que, au cours de sa vie, saint Thomas eût pu changer de positions (et on ne saurait parler proprement, alors, d'antinomie). Il n'y aurait en cela nul extraordinaire ; encore ne saurait-on, dans ce cas, faire reproche à ses disciples d'avoir considéré avant tout comme « thomiste » l'élément définitif de sa pensée.

Or le texte suivant du Contra Gentiles n'implique-t-il pas la pecca­bilité même dans l'ordre naturel, et n'en montre-t-il pas le mécanisme ? Au chap. 109 du troisième livre, saint Thomas veut montrer que dans les démons il peut y avoir péché et de quelle façon. Nous trouvons ces lignes :


Sicut est ordo in causis agentibus, ita etiam in causis finalibus, ut scilicet secundarius finis a principali dependeat, sicut secundarium agens a principali dependet. Accidit autem peccatum in causis agentibus quando secundarium agens exit ab ordine principalis agentis ... Sic igitur et in causis finalibus, quum finis secundarius non continetur sub ordine principalis finis, est peccatum voluntatis, cujus objectum est bonum ut finis. Quælibet autem voluntas naturaliter vult illud quod est proprium volentis bonum, scilicet ipsum esse perfectum, et non potest contrarium hujus velle. In illo igitur volente nullum potest peccatum voluntatis accidere cujus bonum est ultimus finis ; quod non continetur sub alterius finis ordine, sed sub ejus ordine omnes alii fines continentur. Hujusmodi autem volens est Deus, cujus esse est summa bonitas, quæ est ultimus finis. In Deo igitur peccatum voluntatis esse non potest. In quocumque autem alio volente, cujus proprium bonum necesse est sub ordine alterius boni contineri, potest peccatum accidere voluntatis, si in sua natura consideretur. Licet enim naturalis inclinatio voluntatis insit unicuique volenti ad volendum et amandum sui ipsius perfectionem, ita quod contrarium hujus velle non possit, non tamen sic est ei inditum naturaliter ut ita ordinet suam perfectionem in alium finem quod ab eo deficere non possit, quum finis superior non sit suæ naturæ proprius, sed superioris naturæ. Relinquitur igitur suo arbitrio quod propriam perfectionem in superio­rem ordinet finem ... Potuit igitur in voluntate substantiæ separatæ esse peccatum ex hoc quod proprium bonum et perfectionem in ultimum finem non ordinavit, sed inhæsit proprio bono ut fini ; et quia ex fine necesse est ut regulæ actionis sumantur, necesse est ut ex seipsa (in qua finem constituit) alia regulariter disponeret et ut ejus voluntas ab alio superiori non regularetur ; hoc autem soli Deo debetur.


Si l'on ne considère que ces quelques lignes séparées, on pourrait comprendre peut-être: l'ange, comme l'homme, désire le bonheur (ou sa propre perfection), mais de même que l'homme peut ne pas mettre son bonheur en Dieu et ainsi manquer sa fin, l'ange peut ne pas ordonner sa perfection à Dieu (même dans l'ordre naturel) et ainsi reste libre même vis-à-vis de la fin naturelle (Dieu) de son être.

Regardons-y de plus près. Il s'agit en effet de la finis ultimus et non de la fin naturelle. Surtout, fidèle à notre méthode, considérons le contexte : Quel est ici le propos de saint Thomas, le propos général commandant son analyse, particulière ?

Dans cet ouvrage « contre les Gentils », il étudie d'abord Dieu et son opération immanente (Livre I), puis son opération ad extra : l'œuvre de création pour commencer (Livre II) ; à ce propos, il signale que le théologien considère les êtres secundum quod sunt relata ad Deum, tandis que le philosophe scrute les natures ; aussi est-il normal que le théologien néglige bien des propriétés des choses (c. 4).

Au Livre III, il est question du gouvernement divin : quelle est la fin de la créature ? comment les êtres font-ils retour à leur principe ? Saint Thomas dit que la fin ultime de la créature spirituelle est Dieu vu en son essence ; il montre la possibilité et les convenances de cette fin. Ainsi, quand il sera question de fin ultime, nous en sommes avertis, il s'agira normalement de la fin assignée de fait à la créature spirituelle par le vouloir créateur, de la fin surnaturelle.

Puis l'auteur passe au gouvernement providentiel (c. 64 et ss). « Quod Deus sua providentia gubernat universa. » Comment les gouverne-t-il ? L'exécution du vouloir providentiel se fait par l'intermédiaire des causes secondes (c. 77). Puis il montre comment certaines créatures en régissent d'autres, et il examine les rapports de l'homme avec des causes supérieures et avec la providence. Il en vient enfin au gou­vernement « præter ordinem rebus inditum » (c. 99), aux miracles et aux œuvres des substances spirituelles. Ici nous rencontrons la magie. Saint Thomas estime que l'œuvre des mages a pour cause des substances intellectuelles mauvaises, les démons.

Le problème est de montrer que l'appel à la magie, à l'intervention démoniaque, est mauvais parce qu'appel à une puissance mauvaise. Or ici l'auteur rencontre deux opinions, importantes en son temps. L'une ne nous intéresse pas ici : le démon est mauvais par nature (c. 107) ; l'autre : la substance intellectuelle est bonne et ne saurait pécher. Nous ne nous trouvons donc pas en présence d'un traité complet des anges. Selon les exigences de l'objet formel, il suffit d'écarter l'appel à la magie en montrant qu'elle s'adresse à des forces mauvaises. Aussi la rectitude naturelle des anges n'est-elle pas directement en question.

Deux points sont acquis pour la solution de ce problème : tous les êtres sont créés par Dieu librement (II, c. 26-27), ils sont donc dépendants du vouloir divin, et le sont quant à leur fin même: « finis autem ultimus uniuscujusque rei est qui intenditur a primo auctore vel motore ipsius » (I, c. 1). En outre, Dieu seul est la summa Bonitas ; en voulant sa propre perfection, il ne peut donc pécher. Toute créature, au contraire, a une bonté limitée, elle est contenue sous un ordre transcendant. Sa perfection est subordonnée à une fin, Dieu vu par essence, qui n'est pas sa fin propre, mais celle d'une nature supérieure. Le Docteur angélique, en effet, déclare que l'ange peut défaillir : cum finis superior non sit suæ naturæ proprius, sed superioris naturæ.

Cette idée que Dieu, vu en son essence, est la fin propre de la seule summa Bonitas implique évidemment que les créatures ont une autre fin propre de leur nature. Il n'entre pas dans les perspectives de saint Thomas à ce moment d'étudier la rectitude de l'ange en dehors de l'élévation surnaturelle. Il lui suffit de manifester que l'ange a pu pécher; il en donne la raison : créature, l'ange reste dépendant d'une volonté supérieure (qui peut l'élever à une fin dépassant sa perfection propre de nature angélique). Sur ce plan, si l'on a présentes à l'esprit les affirmations constantes sur la connaissance « sine collatione et discursu », on ne voit pas comment l'ange pourrait séparer sa perfection propre de l'ordination à Dieu, car l'achèvement (per-fectio) de la créature réside en cette ordination. L'homme peut le perdre de vue, mais l'ange ne le peut dans l'ordre naturel, car il ne connaît pas par abstraction. Dans la foi, il n'a plus l'évidence, son esprit n'est plus comblé, il peut ne pas adhérer à la fin proposée. Ainsi, l'ange a péché parce qu'il a voulu se soustraire à Dieu l'élevant à une fin d'ordre supérieur. Seul intéresse ici le fait que l'ange puisse pécher, mais on ne relève rien qui suit en contradiction avec la doctrine de la rectitude infaillible dans l'ordre naturel.


II. LE COMMENTAIRE DES SENTENCES

Si nous, regardons à l'autre extrémité les œuvres de jeunesse, nous voyons adoptée dès le Scriptum super Sententiis la position qui sera celle de la Summa Theologiæ.

Au livre II, d. 4, q. 1, nous trouvons la doctrine suivante: la béatitude réside dans l’opération la plus parfaite; qui est la contemplation de Dieu. Il y a deux sortes de béatitude : la naturelle, selon l'opération la plus parfaite naturellement, et alors : « in hac beatitudine visionis divinæ quæ naturaliter angelis debetur, angeli creati sunt, et hæc est perfectio eorum secundum tempus illud. »

Mais il est une béatitude surnaturelle, par rapport à laquelle certains ont péché. « Sed est alia perfectio, in quam per naturam suam non possunt devenire, cujus tamen capaces sunt, ut scilicet ipsum Deum in essentia sua videant, non per aliquam similitudinem receptam, ut eorum beatitudo divinæ beatitudini sit conformis, et in hac beati­tudine creati non sunt, sed ad eam, aliis cadentibus, pervenerunt[70]. » Le titre de l'article était à peu près celui de la Somme: « Utrum angeli in principio suæ creationis beati fuerunt vel miseri. » Soulignons que, par rapport à la béatitude naturelle, ils furent bienheureux in principio suæ creationis, et que, si certains ont péché, c'est par rapport à la béatitude surnaturelle, selon laquelle ils n'étaient pas créés bienheureux.

Plus loin[71], saint Thomas se demande si l'ange a péché en voulant égaler Dieu. Le démon a péché parce qu'il a voulu atteindre par ses forces naturelles la perfection de la béatitude. La question précédente nous a dit que cette béatitude parfaite est la vision de l'essence divine, hors des forces de la nature : « Voluit etiam per sua naturalia in perfec­tionem beatitudinis pervenire, et ideo dicitur quod sine merito habere voluit hoc quod ex meritis habiturus esset si perstitisset. »

Plus loin, à l'objection selon laquelle le premier péché aurait été l'infidélité, saint Thomas concède que le premier péché fut commis dans la foi, mais il nie que ce fut un péché d'infidélité: « Ad quintum dicendum quod ea quæ sunt prima in generatione non oportet quod sint prima in destructione : unde non sequitur, si fides est prima vir­tutum, quod infidelitas sit primum vitiorum[72]. » Le péché de l'ange se situe donc bien dans la perspective de la fin de grâce.


III. QQ. DD. DE VERITATE : q. 24

Ici, saint Thomas se demande s'il est quelque créature dont le libre arbitre soit confirmé dans le bien et de quelle façon il pourrait l'être[73]. Nous sommes dans l'ordre de « l'être total » de la créature et de la fin ultime. Il s'agit de montrer à raison de quoi le libre arbitre a pu défaillir même dans les créatures spirituelles. Aux premiers opinants, soutenant l'impeccabilité de la créature spirituelle, le troisième « sed contra » oppose le fait du péché[74], et le quatrième montre qu'il s'agit de liberté dans l'ordre de la grâce[75]; nous retrouverions tout au long des articles ces références à l'ordre de la grâce (ou surnaturel). Nous sommes par là orientés vers la question de l'origine foncière du péché : « non enim potest aliquis omnino impeccabilis reddi nisi omnis origo peccati auferatur » (art. 9). Cette origine foncière du péché est la condition de créature (même doctrine que dans la Somme) :


Deus solus est actus purus nullius potentiæ permixtionem recipiens, et per hoc est bonitas pura et absoluta. Creatura vero quælibet, cum in natura sua habeat permixtionem potentiæ, est bonum particu­lare. Quæ permixtio potentiæ ei accidit propter hoc quod est ex nihilo. Et inde est quod inter naturas rationales solus Deus habet liberum arbitrium naturaliter impeccabile et confirmatum in bono : creaturæ vero hoc inesse impossibile est propter hoc quod est ex nihilo.


A la fin de ce même article, saint Thomas prend soin de prévenir qu'il parle de l'impeccabilité absolue « ex necessitate principiorum naturæ ». Voici ses propres termes :


Ad decimum dicendum quod felicitas civilis, cum non sit felicitas simpliciter, non habet immutabilitatem simpliciter ; sed dicitur immutabilis quia non facile permutatur. Si tamen felicitas civilis esset simpliciter immutabilis, non propter hoc sequeretur quod liberum arbitrium naturaliter esset in bono confirmatum. Nam non dicimus hoc naturale quod per principia naturæ acquiri potest ; per quem modum virtutes politicæ possunt dici naturales ; sed illud quod consequitur ex necessitate principiorum naturæ[76].


Ainsi n'est pas exclue une immutabilité dans le bien telle qu'elle soit acquise par un acte béatifiant naturel, mais ce n'est pas de cette immutabilité qu'il s'agit ; il est question d'immutabilité absolue, intrinsèque à la nature comme telle.

Par « impeccabilité naturelle », saint Thomas entend donc une immutabilité dans le bien due aux principes mêmes de la nature, de telle sorte qu'en aucun cas la volonté ne puisse défaillir et que soit exclue « omnis origo peccati »[77]. Il faudrait pour cela que « ei naturaliter (ex necessitate principiorum naturæ) insit ratio universalis et perfecti boni; quod quidem esse non potest nisi natura divina [78]».

Mais notre auteur continue à tenir deux points capitaux :

a) félicité et immutabilité sont liées[79];

b) ainsi, s'il y a une béatitude naturelle, elle requiert une immuta­bilité selon l'ordre de cette béatitude.

Nous ajouterons que, l'ange étant créé face à une fin supérieure, la béatitude naturelle cesse d'être comblante et immuable, parce que la nature est surélevée par la grâce et l'ange devient viator et donc libre[80]. Rien là ne s'oppose à l'immutabilité dans la félicité naturelle, si celle-ci était ultime et si l'ange n'avait été appelé à l'ordre de la grâce et de la félicité propre à Dieu. Saint Thomas, d'ailleurs, continue à admettre que l'ange connaît tout « intellectualiter » et non par dis­cursus, et que ce fait le fixe dans son jugement[81].

La conclusion pour ces textes nous paraît devoir être la suivante : saint Thomas, sachant l'homme et le démon pécheurs, voit en cela une défaillance du libre arbitre. Cette défaillance vient de ce que, créature tirée du néant, l'ange lui-même ne possède pas, de par les principes de sa nature, le bien absolu. Telle est la racine de la défaillance, l'origo peccabilitatis. Sans cette source, le péché ne saurait être, aussi est-il exclu de Dieu, et en Dieu seul n'y a-t-il, en quelque ordre que ce soit, nulle possibilité de pécher. L'auteur n'aborde pas ici la question d'une béatitude naturelle. Cependant le contexte manifeste qu'il s'agit du péché dans l'ordre surnaturel. Dans cette perspective, l'immu­tabilité dans le bien qui eût suivi une création dans l'ordre naturel pur, sans destination à la béatitude propre à Dieu, n'entre pas directe­ment en question. En effet, la félicité naturelle est devenue insatis­faisante, et donc muable, par cette élévation à un ordre supérieur ; de cette mutabilité, la racine est la finitude et la dépendance du créé vis-à-vis du Créateur : la volonté peut défaillir, car la nature créée n'est pas par nature le souverain Bien. Il reste que, si l'immutabilité dans le bien naturel en dehors de l'ordination au surnaturel n'intéresse pas directement ici le saint Docteur, ce qu'il dit s'accorde avec la doctrine de la Somme Théologique, comme celle-ci avec le Commentaire des Sentences.


IV. QQ. DD. DE MALO : q. 16

Ici nous trouvons cette doctrine enseignée très explicitement. Il nous suffit de citer :


Deus per suam essentiam est ipsum esse subsistens ; nec est possibile esse duo hujusmodi, sicut nec possibile foret esse duas ideas hominis separatas, aut duas albedines per se substantes. Unde quidquid aliud ab eo est, necesse est quod sit tanquam participans esse, quod non potest esse æquale ei quod est essentialiter ipsum esse. Nec hoc potuit diabolus in sua conditione ignorare : naturale enim est intelligentiæ, sive intellectui separato, quod intelligat substantiam suam : et sic na­turaliter cognoscebat quod esse suum erat ab aliquo superiori par­ticipatum ; quæ quidem cognitio naturalis in eo nondum erat cor­rupta per peccatum ...

Et quidquid aliud dici potest quod ad ordinem naturæ pertineat, in hoc ejus malum consistere non potuit : malum enim non invenitur in his quæ sunt semper actu, sed solum in his in quibus potentia potest separari ab actu, ut dicitur in IX Metaph., [comm. 22]. Angeli autem omnes sic conditi sunt, ut quidquid pertinet ad naturalem perfec­tionem eorum, statim a principio suæ creationis habuerint : tamen erant in potentia ad supernaturalia bona, quæ per Dei gratiam consequi poterant. Unde relinquitur quod peccatum diaboli non fuerit in aliquo quod pertinet ad ordinem naturalem, sed secundum aliquid super­naturale[82].


Ainsi l'ange a péché dans l'ordre surnaturel et ne pouvait pécher que dans cet ordre, car la condition de son intelligence est telle que, dans l'ordre naturel, sa puissance est immédiatement actuée. Ces textes formels du De Malo s'accordent parfaitement avec tous les autres textes que nous avons cités.



CONCLUSION

Nous devons conclure : du Commentaire des Sentences à la Somme Théologique, et au de Malo, la doctrine de saint Thomas est demeurée constante, plus ou moins explicitée dans ses écrits selon son propos.

Il part du fait du péché de l'ange. Préoccupé d'écarter de l'esprit pur une conception du semper actu qui en fasse un être divin et radicale­ment impeccable, il recherche dans la nature même le fondement de la défaillance réalisée dans les perspectives surnaturelles. Il élimine donc le terme d’ « impeccabilité naturelle » en tant qu'il impliquerait répugnance ontologique absolue de la nature créée au péché ; mais sa pensée reste que, dans l'ordre naturel, l'ange n'eût pas péché. Cette rectitude ne vient pas de ce qu'il soit le bonum absolutum ou la propre règle de son agir : c'est là le fondement propre de l'impeccabilité divine. Elle provient de ce qu'il atteint dès son premier acte, nécessairement bon, la perfection de sa nature.

Au terme de cette étude, de larges horizons s'ouvrent à la pensée. Dieu a créé une immense hiérarchie d'êtres appelés à retourner à Lui et admis en son intimité comme enfants adoptifs. Au sommet, œuvrant dans l'histoire de l'univers en marche vers le plérome, les esprits purs.

Êtres supérieurs, ils sont en nature plus proches de Dieu que l'homme. Dieu, en acte éternellement et de soi, a sa béatitude par essence et de façon absolument inamissible. Leur nature à eux, considérée en elle-même, a une telle perfection que son premier acte, comme jaillissant de l'élan créateur, atteint immédiatement à l'opération perfectissima d'où découle la naturelle félicité. Ainsi, infiniment distant de Dieu et plus que nous semblable à lui, si n'était fondé l'ordre surnaturel, l'ange, créé bienheureux, serait éviternellement immuable, semper actu d'une opération distincte de son être et le liant à sa perfection en acte.

Mais il est créature. Sa perfection, il ne la possède pas dans l'indépen­dance de l'aséité. Il est immuable, parce que ses facultés d'intelligence et d'appétition sont fixées en leur objet. Cette perfection, il la possède donc par le dominium de l'objet sur la faculté qui l'atteint. Ainsi la nature tirée du néant et limitée ne trouve pas en elle-même, ne tire pas de son propre fond (« ex principiis naturæ ») sa bonté totale. L'ange ne l'atteint que dans la subordination à un vouloir supérieur ; cette subordination, qui atteint infailliblement son terme dans l'ordre de la nature pure, n'en demeure pas moins la source première du péché qui a été commis dans l'ordre surnaturel. Sa fin, qui est la summa Bonitas, conserve sur lui sa maîtrise. Et le Très-Bon a voulu l'élever à l'ordre de sa propre perfection et félicité. La fin de la création, finis naturæ, devient dans la pensée divine cette fin supérieure à tout l'ordre créé ; l'esprit y est, par grâce, positivement ordonné. Dès lors, la perfection naturelle n'est plus, dans la foi, qu'un bien second au delà duquel un autre, plus parfait, est efficacement désirable. La félicité naturelle cesse de combler l'appétit de la. volonté élevée par la grâce. L'ange devient viator, voyageur, et n'est plus immuablement fixé dans le bien. Parce qu'il n'est pas son propre bonheur par essence, et parce que sa volonté n'est pas la règle de son agir, il n'est pas impos­sible à son être que son bonheur soit perdu. Il peut manquer sa fin. Il est simpliciter peccable. Mais la dignité de cette nature est telle que cette peccabilité ne s'actue, si l'on peut dire, que par rapport au bien surnaturel.

Loin de tout anthropomorphisme, en cette étude que domine le fait du péché des démons, le Docteur angélique a su voir la supériorité de ces magnifiques natures qui jaillirent en pleine clarté des mains du Père des lumières.

Mais pourquoi tant s'inquiéter des anges ? Byzance vit-elle tou­jours en l'esprit des théologiens catholiques ? Saint Thomas aurait sans doute répondu par nos remarques du début. Plein du réalisme de la foi, il puisait l'intelligence au tabernacle du Roi des anges. Si l'on supprimait de l'ancien et du nouveau Testament toutes les péricopes concernant les anges, il le savait, on les réduirait considérablement et l'on méconnaîtrait le gouvernement de ce monde par le Dieu très réel; Gabriel annonça le Précurseur et la nouvelle Alliance s'ouvre par le salut de l'Ange à Marie. Les superbes Intelligences œuvrent toujours dans le monde ; jusqu'au signal de la trompette divine qui sonnera la fin des temps[83], Michel et ses légions batailleront contre « l'antique Serpent » en une lutte, bien que mystérieuse, aussi réelle et plus redoutable que nos guerres par le fer et le feu. Pour l'Ange de l'École, il s'agit de bien autre chose que d'un jeu dialectique et d'unir logiquement Aristote et Grégoire de Nysse ! Il s'agit de mieux connaî­tre ceux qui combattent pour ou contre le Royaume de Dieu.

Et plus profond que leurs divergences, s'unit le sens des théologiens : il n'est pas futile d'essayer, par notre raison abstractive, de lever un coin du voile qui dérobe à nos yeux nos a compagnons de service » : Conservus tuus sum et fratrum tuorum prophetarum et eorum qui servant verba prophetiæ hujus. Deum adora[84].


Toulouse, le 13 novembre 1952, en la fête du Patronage de saint Thomas d'Aquin sur les écoles catholiques.


fr. C. COURTÈS, O. P.

  1. Saint Thomas et l'intellectualisme moral à propos de la peccabilité de l'ange, dans Mélanges de science religieuse (Lille), 1944, pp; 241-280.
  2. Surnaturel, Études historiques (Coll. « Théologie », n° 8) Aubier, Paris, 1946.
  3. Du péché de Satan et de la destinée de l'esprit d'après saint Thomas d'Aquin, dans Satan, Études carmélitaines, 1948, pp. 44-85.
  4. L'amour naturel de Dieu chez saint Thomas et ses contemporains, dans Rev. Thom. 1948, pp. 394-446, et 1949, pp. 31-102.
  5. Art. cit., pp. 44-46.
  6. Cf. M.-R. GAGNEBET, art. cit.
  7. « Il n'y a de science que du général » : on le sait, chez les modernes, ce principe oriente vers la recherche des « constantes » ; chez les Grecs, cognitio certa per causas, on recherche le général, l'universel et donc le permanent, non dans la simple constata­tion, le quia, mais dans l'explication par les exigences des natures. Le général subit l'attraction du nécessaire ; la pensée s'oriente vers les lois de la nature et de l'être, vers l'ontologie.
  8. On peut se reporter à M.-D. CHENU, O. P., Introduction à l'étude de saint Thomas d'Aquin, coll. « Université de Montréal, Publications de l'Institut d'études médiévales », Montréal-Paris, 1950.
  9. N'oublions pas que la dialectique, au sens aristotélicien du mot, ne pose pas directement de problème critique ou métaphysique et ne met pas en cause directe­ment les principes ; elle part de principes admis pour en suivre les conséquences logiques. La prédominance du logicum pendant des siècles, disons, de façon large, de Boèce au XIIIe siècle, est un des facteurs déterminants de la culture occidentale, en France notamment.
  10. Les termes d'« assimilation », de « participation », auront donc une portée beau­coup plus profonde pour le chrétien, car pour lui cela consiste à connaître et aimer Dieu comme il se connaît et s'aime, à avoir le même terme d'opération atteint directe­ment et donc sous mode divin, sur-naturel.
  11. Cont. Gent., II, c.4. Ce texte est à retenir. Il ne faudra pas confondre, par exemple, un traité des anges avec un traité de Dieu-créant-les-anges.
  12. Ibid.
  13. Cont. Gent., I, c.I.
  14. Ibid.
  15. « Sacra doctrina comprehendit sub se utramque [scientiam speculativam et practicam], sicut et Deus eadem scientia se cognoscit et ea quæ facit » Sum. Theol., Ia, q. 1, a. 4.
  16. Ne nous étonnons pas. Dans l'ordre intellectuel, comme dans l'ordre biologique, on l'oublie trop, l'intégration est assimilation, entraînement à soi et donc remanie­ment ; elle est refonte et transformation. Sinon, la notion, comme l'aliment non digéré et retravaillé, reste un corps étranger, cause d'accident.
  17. Ia, q. I, a. 6
  18. Nous nous excusons de la longueur de ces remarques initiales ; mais, si on n'a pas présents à l'esprit ces principes, on risque fort de méconnaître la ligne directrice de saint Thomas et de commettre des contresens en ce qui est, chez lui, non pas traité de l'ange, mais traité de Dieu et de son œuvre.
  19. Ia, q. 14, a. 12.
  20. Ibid., a.11
  21. Ainsi connaître une chose dans sa nature universelle est mode imparfait : « Cognoscere aliquid in universali, dicitur dupliciter. Uno modo, ex parte rei cognitæ, ut scilicet cognoscatur solum universalis natura rei ; et sic cognoscere aliquid in universali, est imperfectius ; imperfecte enim cognosceret hominem qui cognosceret de eo solum quod est animal. Alio modo, ex parte medii cognoscendi; et sic perfectius est cognoscere aliquid in universali : perfectior enim est intellectus qui per unum universale medium potest singula propria cognoscere, quam qui non potest » (Ia, q. 55, a. 3, ad 2um). La réponse à la 3e objection précise ce mode : « Idem non potest esse plurium propria ratio adæquata ; sed, si sit excellens, potest idem accipi ut propria ratio et similitudo diversorum : sicut in homine est universalis prudentia, quantum ad omnes actus virtutum ; et potest accipi ut propria ratio et similitudo particularis prudentiæ quæ est in leone ad actus magnanimitatis, et ejus quæ est in vulpe ad actus cautelæ ; et sic de aliis. Similiter essentia divina accipitur, propter suam excellentiam, ut propria ratio singulorum quæ sunt in ea ; unde singula ei similantur secundum proprias rationes. Et eodem modo dicendum est de ratione universali quæ est in mente angeli, quod per eam, propter ejus excellentiam, multa cognosci possunt propria cognitione. »
  22. Ia, q. 14, a. 1, ad 3um
  23. Ia, q. 45, a. 2
  24. Quand on parle de l'aristotélisme de saint Thomas, il faut bien voir quel re­maniement il a dû faire subir aux notions ; il a fallu les dégager du plan naturel où se tient Aristote, pour en saisir toute la portée analogique et essayer de pénétrer comment elles pouvaient s'appliquer au Dieu créateur et béatifiant.
  25. Ia, q. 14, a. 13
  26. Ibid, a. 8
  27. Ibid, a. 15
  28. Ibid, ad 1um
  29. Nous signalons ces points seulement dans la mesure où il est nécessaire de les avoir présents à l'esprit pour comprendre la problématique thomiste du traité des anges et ne pas faire de contresens sur la réponse; il n'entre pas dans le cadre de notre étude de comparer l'importance de la référence au singulier et au sensible chez le théologien et chez le métaphysicien. Notons qu'il nous paraît, par exemple, que l'habitus théologique, de soi, prédispose mieux à saisir les convenances de la résurrection corporelle que l'habitus métaphysique.
  30. Cf. M.-D. Chenu, op. cit., passim.
  31. L'approfondissement de la composition de la créature en essence et existence permet ainsi d'assimiler le platonisme et l'aristotélisme en une vue originale.
  32. Cont. Gent., I, c. I
  33. Ibid.
  34. Ces convenances et harmonies relèvent d'une liberté sage, des attraits secrets de l'être et de l'amour dans la beauté. Elles auront des degrés de nécessité pour la raison argumentative. Certaines s'apparentent aux « raisons du cœur que la raison ne connaît pas »; elles ne seront alors saisies que par le développement habituel d'une sorte de connaturalité avec le vouloir divin. L'analogie de la foi et le sensus Ecclesiæ y jouent un rôle capital. Ici la réflexion du théologien a plus besoin que jamais d'être enracinée dans la foi vivante, imprégnée de charité et soumise à l'Église qui, seule, possède infailliblement le sens de Dieu.
  35. Ia, q. 21, a. 4
  36. La question du monothéisme ou du polythéisme d'Aristote doit être bien posée. Il a conféré à plusieurs êtres des attributs propres à Dieu. Mais sa pensée, comme celle des philosophes musulmans, a-t-elle vu que ces attributs étaient d'ordre propre­ment divin ?
  37. Ia, q. 50, a. 1
  38. Ibid, a. 2
  39. La simplicité de l'essence immatérielle paraît avoir arrêté les Pères dans l'affirma­tion de l'immatérialité complète des anges. Saint Thomas, par rapport à la pure spiritualité, a libéré la théologie, de façon analogue à la distinction de Scot au sujet de l'Immaculée-Conception.
  40. Voici, en effet, ce qu'écrivait le P, de B. : « L'étonnant, serions-nous tenté de dire, est que, parallèlement à une doctrine aussi logiquement déduite (celle de la peccabilité restreinte à l'ordre surnaturel), et tout à fait antinomique avec elle [nous soulignons], on voit se répéter dans la Somme et le De Malo la tranquille affirmation des écrits antérieurs : l'être créé est, comme tel, naturellement peccable. Mais y a-t-il lieu ici à étonnement ? Certes, notre raison répugne tant à l'antinomie, dont elle a par ailleurs tant de peine à préserver ses essais d'explication des choses, qu'elle aimerait du moins en exempter les grandes intelligences, et qu'elle imagine mal un maître penseur donnant malgré tout sur cet écueil. De là vient que nous inclinons à interpréter les systèmes classiques dans le sens de la cohérence au point de ne pas apercevoir, parfois, ce qu'ils présentent d'incompatibilités internes. Ainsi, en ce qui concerne la question de l'angélologie thomiste examinée au cours de ces pages, un disciple de la nuance du P. Rousselot ne verra chez saint Thomas que la thèse de l'impeccabilité relative des anges, tandis que le travail du P. de Lubac, que nous citions en commençant, met exclusivement en relief, dans la pensée du saint Docteur, l'extension du pouvoir de mal faire à toute volonté créée. Exégèses réductives conformes, avouons-le, à un usage très répandu, mais qui nous apparaissent désormais trop inadéquates. C'est que les résultats de nos recherches ne nous obligent pas seulement à reconnaître le fait matériel indéniable d'un double enseignement de saint Thomas en matière de peccabilité angélique : ils nous expliquent, en outre, la raison de cette dualité, et comment jusqu'à un certain point, elle a dû se produire. » Art, cit., pp. 276 et ss.
  41. Ia, q. 58, a. 4
  42. Ia, q. 54, a. 1-4
  43. Ia, q. 54, a. 1
  44. Ia, q. 55, a. 2
  45. Ia, q. 54, a. 4
  46. Ibid, a. 5
  47. Ia, q. 56. Cf. q. 84, a. 7
  48. Ia, q. 56, a. 2
  49. cf. Q. D. de Veritate, q. 8, a. 6, ad 1um et a. 14; Cont. Gent. II, c. 97.
  50. Cont. Gent., I, c. 4
  51. Nous n'examinerons pas ici la question de la distinction des deux fins. Le R. P. Gagnebet s'est livré à cette étude dans l'article cité plus haut. Quant au mot «fin», rappelons qu'il signifie... la fin, c'est-à-dire tantôt la fin dernière concrète, et donc surnaturelle, tantôt purement et simplement ce à quoi un être est ordonné, et qui peut être d'ordre naturel ou surnaturel suivant le cas.
  52. Ia, q. 57, a. 2
  53. Ia, q. 62, a. 1
  54. Ia, q. 62, a. 1, ad 2um
  55. Ibid., a. 9, ad 1um
  56. cf. Ia, q. 63, a. 5. On remarquera que c'est dans cette même question, à l'art. 1, que saint Thomas affirme la peccabilité de toute créature secundum conditionem suæ naturæ.
  57. Ia, q. 62, a. 9, ad 1um
  58. Ia, q. 63, a. 1
  59. Aller dans la direction de Marseille et dans celle de Bordeaux est antinomique pour qui se trouve sur le quai de la gare de Toulouse; mais non si l'on prend le train­ à Nice. En toute chose, il faut considérer le point de départ.
  60. Ia, q. 63, a. 1
  61. Ia, q. 62, a. 1. On commet un contresens si, exagérant, à la suite du Père de Blic, le socratisme de saint Thomas, on pense que le medium propre de son argumenta­tion serait l'impossibilité d'errer de l'intelligence angélique. C'est parce qu'on voit l'argumentation à partir d'un point de départ qui n'est pas exactement celui de saint Thomas qu'on pense voir ensuite antinomie dans ses dires.
  62. Ia, q. 62, a. 1
  63. Nous ne savons de quelle méthode de travail défectueuse a été victime le P. de Blic dans l'art. cité. Il amène ces deux textes en faveur de sa thèse affirmant l'antinomie de la pensée thomiste. Le corps de l'article est cité - avec référence complète donnée au cours du texte - à la p. 245, comme soutenant la peccabilité dans l'ordre naturel même. A la p. 253, l'ad 3um est cité - avec référence complète en note, cette fois, - pour prouver que saint Thomas tient aussi l'impeccabilité dans l'ordre naturel. Cette diversité dans le mode de référence et la séparation à huit pages de distance de textes qui se trouvent dans le même article (à quatorze lignes d'intervalle dans l'é­dition dite Léonine) masque au lecteur le caractère trop criant de l'antinomie prê­tée à saint Thomas.
  64. Quand on considère les adjectifs, les termes désignant un analogue selon l'analogie d’attribution, il faut voir quel est le genre précis de rapport considéré et ne pas confondre une relation précise avec une relation générale. « Sain » peut désigner indistinctement tout ce qui a une relation avec la santé, soit une relation déterminée : ce qui la possède (corps sain), ce qui en est le signe (langue saine), soit ce qui l'entretient ou en est la cause, soit ce qui en dérive. Il ne suffit pas de collectionner des emplois de mots, le contexte est guide.
  65. « Sicut igitur accidentia et et formæ et hujusmodi quæ non subsistent, magis sunt coexistentia quam entia, ita magis debent dici concreata quam creata » Ia, q. 45, a. 4
  66. Cf. Ia, q. 62, a. 1. - Voir q. 63, a. 5 : « Manifestum est quod creatio est instan­tanea ; et similiter motus liberi arbitrii in angelis. Non enim indigent collatione et discursu rationis... Unde nihil prohibet simul et in eodem instanti esse terminum creationis et terminum liberi arbitrii. Et ideo aliter dicendmn est quod impossibile fuit angelum in primo instanti peccasse per inordinatum actum liberi arbitrii. Quamvis enim res aliqua in primo instanti quo esse incipit, simul incipere possit operari ; tamen illa operatio quæ simul incipit cum esse rei est ei ab agente a quo habet esse ; sicut moveri sursum inest igni a generante. Unde, si aliqua res habeat esse ab agente deficiente quod possit esse causa defectiva actionis, poterit, in primo instanti in quo incipit esse, habere defectivam operationem ; sicut si tibia quæ nascitur clauda ex debilitate seminis statim incipiat claudicare. Agens autem quod angelos in esse produxit, scilicet Deus, non potest esse causa peccati. Unde non potest dici quod diabolus in primo instanti suæ creationis fuerit malus. » II s'agit de montrer que l'ange ne peut être que bon au premier instant de sa création. Saint Thomas parle ici de libre arbitre, car il pense que les anges furent créés dans la grâce. Il reste que Dieu, créateur de l'esse naturale, le crée en opération in primo instanti, opération qui est l'épanouissement de l'être. Ainsi, comme principium naturalis esse, Dieu est en même temps terme d'une opération naturelle béatifiante.
  67. Reportons-nous d'ailleurs à la q. 62, a. 5 : « Est autem hoc proprium naturæ angelicæ quod naturalem perfectionem non per discursum acquirat, sed statim per naturam habeat. » Saint Thomas s'étant évertué à démontrer que l'opération de l'ange n'est ni sa substance, ni son essence, ni son esse, il est clair que « per naturam » ne s'oppose pas à élicite ou à « per operationem ». Il s'agit d'une opération (seconde, de l'ordre de l'élicite) requise par la dignité de la nature. Ainsi « per naturam, naturalis », peuvent simplement vouloir dire : « ayant rapport à la nature » « selon la nature », et n'excluant nullement dans le vocabulaire de notre Docteur l'opération élicite dont la nature est le principe.
  68. Ia, q. 62, a. 6 ; q. 63, a. 5.
  69. On pourrait noter la cohérence de cette position avec le fait que l'ange reçoit la grâce « secundum quantitatem suorum naturalium » (q. 62, a. 6). Notons encore ceci : la liberté qu'a l'homme de s'assigner sa fin dernière concrète est une perfection par rapport aux êtres qui lui sont inférieurs, mais l'infaillibilité vers le bien est plus parfaite. II faut éviter de juger de toute perfection selon l'homme. Ce qui est le plus parfait pour nous n'est pas nécessairement le plus parfait en soi. Pouvoir faillir, avoir la liberté de pécher, ce n'est pas une pure et simple perfection.
  70. In II Sent., d. 4, q. 1, a. 1
  71. In II Sent., d. 5, q. 1, a. 2
  72. Ibid., a. 3, ad 5um
  73. Loc. cit., a. 7. et ss
  74. « Liberum arbitrium non invenitur in aliqua creatura, nisi in angelo et in homine. Sed tam homo quam angelus peccavit. Ergo nullius creaturæ liberum arbitrium est naturaliter confirmatum. » Ce texte nous renseigne sur le sens à donner à « naturaliter ». Il suffit du fait du péché (qui est dans l'ordre surnaturel) pour qu'on ne puisse dire que l'ange est naturellement impeccable. « Naturaliter impeccabilis » signifie donc : « qui a en sa nature des principes tels que le péché lui répugne absolument ». Cela ne s'oppose pas à ce que dans un certain ordre, l'ordre naturel pur, la nature soit telle qu'elle se fixe dans le bien par une opération (acte second) parfaite.
  75. « Præterea, nulla creatura rationalis impeditur a beatitudine consequenda nisi ratione peccati. Si ergo aliqua creatura rationalis esset naturaliter impeccabilis, ex puris naturalibus sine gratia ad beatitudinem posset pervenire ; quod pelagianam hæresim sapere videtur. » Ici encore, le « naturaltiter » est pris en un sens tel que le « naturaliter impeccabilis » impliquerait la rectitude nécessaire « ex principiis naturæ » de toute opération, et donc rendrait la grâce inutile dans l'ordre surnaturel. Cela n'implique pas nécessaire­ment le péché ou la possibilité de pécher effectivement dans l'ordre naturel pur. Comme l'ont fort bien vu Cajetan, Jean de Saint-Thomas, Bañez, Billuart, pour qu'un être ne puisse recevoir l'attribution pure et simple de l'impeccabilité naturelle, il suffit que le péché lui soit possible dans un ordre quelconque. On a certainement remarqué que saint Thomas refuse le terme d'impeccabilité naturelle dans la mesure où cela impliquerait la rectitude nécessaire dans l'ordre surnaturel. Il veut donc parler d'une impeccabilité incompossible avec une nature, en quelque ordre qu'on la situe.
  76. Loc. cit., ad 10um
  77. Rapprocher l'« ad 7um » et l'« ad 8um » de l'a. 7 de cette même question : « Ad septimum dicendum quod creatura est capax impeccabilitatis, sed non ita quod eam naturaliter habeat » ; « Ad octavum dicendum quod principium operationis rectæ procedentis ex libero arbitrio non est sola substantia et virtus sive potentia ; sed requiritur debita applicatio voluntatis ad aliqua quæ sunt extra, sicut ad finem et alia hujusmodi ; et ideo non existente aliquo defectu in substantia animæ vel in natura arbitrii sequi defectus in actione ipsius ; unde ex naturali immutabilitate substantiæ non potest concludi naturalis impeccabilitas. » Là encore, nous voyons que, pour saint Thomas, l'impeccabilité naturelle suppose l'immutabilité absolue dans l'ordre du bien. Elle ne s'oppose nullement à une certaine immutabilité dans un ordre donné.
  78. Ibid., a. 7
  79. « ... cum immutabilitas et securitas sit de ratione beatitudinis »  Ibid., q. 24, a. 8
  80. « Dæmones autem vel nunquam caritatem habuerunt secundurn quosdam, vel, si habuerunt, nunquam habuerunt nisi sicut in statu viæ habuerunt, homines autem damnati similiter cadere non potuerunt nisi a gratia viatoris. » La proposition de la béatitude surnaturelle situe la créature dans l'état de viator. Lorsque saint Thomas parle du péché de l'ange, il se réfère toujours à cet état de viator par rapport à la fin ultime surnaturelle.
  81. « Cum autem in angelis non sit multitudo appetitivarum potentiarum, sicut est in hominibus ; quando appetitus eorum tendit in aliquid, totaliter inclinatur in illud, ut non sit ei aliqua inclinatio inducens in contrarium ; quia vero rationem non habent, sed intellectum, quidquid æstimant, per modum intelligibilem accipiunt. Quod autem accipitur intelligibiliter, accipitur irreversibiliter : ut cum quis accipit omne totum esse majus sua parte. Unde angeli, æstimationem quam semel accipiunt, deponere non possunt, sive sit vera, sive sit falsa » (Ibid., a. 10). Dans l'ordre de pure nature, cette estimation est immanquablement vraie, et par conséquent l'ange ne peut qu'être fixé de façon irréversible ( « irreversibiliter » ) dans le bien naturel. Mais l'ordination à la fin surnaturelle destitue de la fin naturelle comme ultime : « quamvis aliquis destituatur fine proximo, non tamen sequitur quod sit frustra, quia remanet ordo ad finem ultimum » (Ibid., ad 10um).
  82. De Malo, q. 16, a. 3. Dans l'ordre naturel, l'ange ne peut vouloir se soustraire à Dieu : « Ratio illa procedit de hoc quod est non subesse simpliciter Deo : quod non potuit appetere diabolus in his quæ pertinent ad ordinem naturalem » (ibid, ad 6um); et l’ad 12um revient sur le fait que l'ange a péché par rapport à la finis naturæ : « Voluntas angeli peccantis tendebat quidem in id ad quod natura ejus ordinabatur, licet esset bonum excedens bonum naturæ ipsius ; sed tamen modus non competebat naturæ ipsius. »
  83. I Thess., IV, 16 ; I Cor., XV, 52
  84. Apoc., XXII, 9
Outils personnels
Récemment sur Salve Regina