La plénitude de grâces en Marie

De Salve Regina

Révision datée du 18 mai 2012 à 17:53 par Abbé Olivier (discussion | contributions) (Page créée avec « {{Infobox Texte | thème = Mariologie | auteur = P. Garrigou-Lagrange, O.P. | source = La vie Spi... »)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)

Mariologie
Auteur : P. Garrigou-Lagrange, O.P.
Source : La vie Spirituelle, n° 253
Date de publication originale : Mai 1941

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

La plénitude initiale de grâces en Marie

La grâce habituelle, que reçut la bienheureuse Vierge à l’instant même de la création de sa sainte âme, fut une plénitude, en laquelle se vérifiait déjà ce que l’ange devait dire le jour de l’Annonciation : « Je vous salue, pleine de grâce ». C’est ce qu’affirme avec la tradition Pie IX en définissant le dogme de l’immaculée Conception. Il dit même que Marie, dès le premier instant « a été aimée par Dieu plus que toutes les créatures « præ creaturis universis », qu’il s’est pleinement complu en elle et qu’il l’a comblée admirablement de toutes ses grâces, beaucoup plus que tous les esprits angéliques et que tous les saints. »[1]


Perfection de cette plénitude initiale

On pourrait citer ici sur ce point de nombreux témoignages de la tradition[2]. Nous insisterons surtout sur les raisons théologiques communément invoquées par les Pères et les théologiens.

Saint Thomas[3] explique la raison de cette plénitude initiale de grâce, lorsqu’il dit : « Plus on approche d’un principe (de vérité et de vie), plus on participe à ses effets. C’est pourquoi Denys affirme (De cœlesti hierarchia, c. 4) que les anges, qui sont plus près de Dieu que les hommes, participent davantage à ses bontés. Or le Christ est le principe de la vie de la grâce ; comme Dieu, il en est la cause principale, et comme homme (après nous l’avoir méritée) il nous la transmet, car son humanité est comme un instrument toujours uni à la divinité : « la grâce et la vérité nous sont venues par lui » (Jean I, 17). La bienheureuse Vierge Marie, étant plus près du Christ que personne, puisqu’il a pris en elle son humanité, a donc reçu de lui une plénitude de grâce qui dépasse celle des autres créatures ».

Saint Jean-Baptiste et Jérémie furent aussi, selon les témoignages de l’Ecriture, sanctifiés dans le sein de leur mère, mais sans être préservés du péché originel ; Marie dès le premier instant reçut la grâce sanctifiante à un degré très supérieur à eux, avec le privilège spécial d’être préservée à l’avenir de toute faute même vénielle, ce qui n’est affirmé d’aucun saint[4].

Dans son explication de l’Ave Maria[5], saint Thomas décrit la plénitude de grâce en Marie (ce qui se vérifie déjà dans la plénitude initiale) de la façon suivante.

Tandis que les anges ne manifestent pas leur respect aux hommes, parce qu’ils leur sont supérieurs, comme esprits purs et comme vivant surnaturellement dans la sainte familiarité de Dieu, l’archange Gabriel en saluant Marie, se montra plein de respect et de vénération pour elle, car il comprit qu’elle le dépassait par la plénitude de grâce, par l’intimité divine avec le Très Haut et par une parfaite pureté.

Elle avait reçu en effet la plénitude de grâce à un triple point de vue : pour éviter tout péché, si léger soit-il, et pratiquer éminemment toutes les vertus ; pour que cette plénitude débordât de son âme sur son corps et qu’elle conçut le Fils de Dieu fait homme ; pour que cette plénitude débordât de son âme aussi sur tous les hommes[6] et pour qu’elle nous aidât dans la pratique de toutes les vertus.

De plus elle dépassait les anges par sa sainte familiarité avec le Très Haut, c’est pourquoi l’archange Gabriel en la saluant lui dit : « Le Seigneur est avec vous », comme s’il lui disait : vous êtes plus intime que moi avec Dieu, car il va devenir votre Fils, tandis que je ne suis que son serviteur. De fait, comme Mère de Dieu, Marie a une intimité plus étroite que les anges avec le Père, le Fils et l’Esprit-Saint.

Enfin elle dépassait les anges par sa pureté, bien qu’ils soient purs esprits, car elle n’était pas seulement très pure en elle-même, mais elle donnait déjà la pureté aux autres. Non seulement elle était exempte du péché originel[7] et de toute faute soit mortelle, soit vénielle, mais aussi de la malédiction due au péché : « tu enfanteras dans la douleur… et tu retourneras en poussière » (Gen. III, 16, 19). Elle concevra le Fils de Dieu sans perdre la virginité, elle le portera dans un saint recueillement, elle l’enfantera dans la joie, elle sera préservée de la corruption du tombeau et associée par l’Assomption à l’Ascension du Sauveur.

Elle est déjà bénie entre toutes les femmes, parce qu’elle seule, avec son Fils et par lui, enlèvera la malédiction qui pesait sur la race humaine, et elle nous portera la bénédiction en nous ouvrant les portes du ciel. C’est pourquoi elle est appelée l’Etoile de la mer qui dirige les chrétiens vers le port de l’éternité.

L’ange lui dira : Le fruit de vos entrailles est béni. Tandis que en effet le pécheur cherche dans ce qu’il désire ce qu’il ne peut pas y trouver, le juste trouve tout en ce qu’il désire saintement. A ce point de vue le fruit des entrailles de Marie sera trois fois béni.

Eve a désiré le fruit défendu, pour avoir « la science du bien et du mal » et savoir se conduire seule, sans avoir besoin d’obéir ; elle a été séduite par le mensonge : « Vous serez comme des dieux » ; et loin de devenir semblable à Dieu, elle s’est éloignée et détournée de lui. Au contraire Marie trouvera tout dans le fruit béni de ses entrailles ; en lui elle trouvera Dieu même et nous le fera trouver.

Eve, en cédant a la tentation, a désiré la délectation, et a trouvé la douleur. Au contraire Marie trouve et nous fait trouver la joie et le salut en son divin Fils.

Enfin le fruit désiré par Eve n’avait qu’une beauté sensible, tandis que le fruit des entrailles de Marie est la splendeur de la gloire spirituelle et éternelle du Père. La Vierge elle-même est bénie. mais plus encore son Fils qui apporte à tous les hommes la bénédiction et le salut.

Ainsi parle suint Thomas de la plénitude de grâce en Marie en son Commentaire de l’Ave Maria ; il vise surtout la plénitude réalisée le jour de l’Annonciation, mais cela s’applique déjà dans une mesure à la plénitude initiale, comme ce qui est dit du fleuve s’applique à la source dont il procède.


Comparaison de la grâce initiale de Marie à celle des saints

On s’est demandé si la grâce initiale de Marie fut plus grande que la grâce finale de chacun des anges et des hommes, et même que la grâce finale de tous les anges et de tous les saints pris ensemble. Et l’on a généralement entendu cette question non pas précisément de la grâce consommée du ciel, mais de celle qui précède immédiatement l’entrée au ciel[8].

A la première partie de cette question les théologiens répondent communément d’une façon affirmative ; c’est en particulier l’avis de saint Jean Damascène[9], de Suarez[10], de Justin de Miéchow, O. P.[11], de Ch. Vega[12], de Contenson[13], de saint, Alphonse[14], du P. Terrien[15], Godts, Hugon, Merkelbach, etc.

Aujourd’hui tous les ouvrages de Mariologie sont unanimes sur ce point et considèrent la chose comme certaine ; c’est même exprimé par Pie IX dans la Bulle Ineffabilis Deus au passage que nous venons de citer un peu plus haut.

La raison principale est prise de la Maternité divine, motif de tous les privilèges de Marie, et cette raison se présente sous deux aspects, suivant qu’on considère la fin à laquelle la première grâce fut ordonnée en elle, ou l’amour divin qui en a été la cause.

La première grâce a été en effet accordée à Marie comme une digne préparation à la maternité divine, ou pour la préparer à être la digne Mère du Sauveur, dit saint Thomas (q, 27, a. 5, ad. 2). Or la grâce même consommée des autres saints ne serait pas encore une digne préparation à la maternité divine, qui appartient à l’ordre hypostatique ou d’union au Verbe. La première grâce en Marie dépasse donc déjà la grâce consommée des autres saints.

Aussi de pieux auteurs expriment cette vérité en accommodant ces paroles du Psaume 86 : « Fundamenta ejus in montibus sanctis » et ils l’entendent ainsi : ce qui est le sommet de la perfection des autres saints n’est pas encore le commencement de la sainteté de Marie.

Cette même raison apparaît sous un autre aspect en considérant l’amour incréé de Dieu pour la Sainte Vierge : comme la grâce est l’effet de l’amour acte de Dieu qui nous rend ainsi aimables à ses yeux, tels des enfants adoptifs, une personne reçoit la grâce d’autant plus abondamment qu’elle est plus aimée par Dieu. Or Marie dès le premier instant, en sa qualité de future Mère de Dieu, est plus aimée de lui que n’importe quel saint même parvenu au terme de sa vie, et plus qu’aucun ange. Elle a donc reçu dès le premier instant une grâce supérieure.

Cela ne fait aucun doute et n’est plus discuté aujourd’hui.


*
* *


La première grâce en Marie fut-elle supérieure à la grâce finale de tous les saints et anges pris ensemble ?

Quelques théologiens l’ont nié, parmi les anciens et parmi les modernes[16].


Cependant il est au moins très probable, sinon certain[17], selon la grande majorité des théologiens qu’il faut répondre affirmativement avec Ch. Vega, Contenson, saint Alphonse, Godts, Monsabré, Tanquerey, Billot, Sinibaldi, Hugon, L. Janssens, Merkelbach, etc.


Il y a d’abord un argument d’autorité

Pie IX, dans la bulle Ineffabilis Deus, favorise très manifestement cette doctrine lorsqu’il dit, dans le passage déjà cité : « Deus ab initio,… Unigenito Filio suo Matrem… elegit atque ordinavit, tantoque prae creaturis universis est prosecutus amore, ut in illa una sibi propensissima voluntate complacuerit. Quapropter, illam longe ante omnes angelicos Spiritus, cunctosque sanctos caelestium omnium charismatum copia de thesauro Divinitatis deprompta ita mirifice cumulavit, ut… eam innocentiae et sanctitatis plenitudinem prae se ferret, et quae major sub Deo nullatenus intelligitur, et quam praeter Deum nemo assequi cogitando potest. »[18]

Selon le sens obvie, toutes ces expressions, spécialement celle-ci : « cunctos sanctos », signifient que la grâce en Marie, dès le premier instant dont il est parlé à cet endroit, dépassait celle de tous les saints ensemble ; si Pie IX avait voulu dire que la grâce en Marie dépassait celle de chacun des saints, il aurait écrit « longe ante quemlibet angelum et sanctum » et non pas « longe ante omnes angelicos spiritus, cunctosque sanctus ». Il n’aurait pas dit non plus que Dieu a aimé, Marie plus que toutes les créatures « prae creaturis universis » et qu’il s’est plus complu en elle seule « ut in illa una sibi propensissima voluntate complacuerit ».

On ne peut pas dire qu’il ne s’agit pas du premier instant, car Pie IX, sitôt après le passage cité, dit : « Decebat omnino ut Beatissima Virgo Maria perfectissimae sanctitatis splendoribus semper ornata fulgeret ».

Un peu plus loin dans la même bulle il est dit que, selon les Pères, Marie est supérieure par la grâce aux chérubins, aux séraphins et à toute l’armée des anges « omni exercitu angelorum », c’est-à-dire à tous les anges réunis. C’est concédé par tous s’il s’agit de Marie au ciel, mais il faut se rappeler que le degré de gloire céleste est proportionné au degré de charité au moment de la mort, et que celui-ci en Marie était proportionné lui-même à la dignité de Mère de Dieu, à laquelle la Sainte Vierge fut préparée dès le premier instant.

A cet argument d’autorité tiré de la bulle Ineffabilis Deus, il faut ajouter deux raisons théologiques qui précisent celles que nous avons exposées un peu plus haut, et qui sont prises de la maternité divine, suivant qu’on considère la fin à laquelle la première grâce fut ordonnée ou l’amour incréé qui en a été la cause.

Pour bien entendre ces deux raisons théologiques, il faut d’abord remarquer que, bien que la grâce soit de l’ordre de la qualité et non pas de celui de la quantité, du fait que la plénitude initiale en Marie dépasse la grâce consommée du plus grand des saints, il n’est pas immédiatement évident pour tous qu’elle dépasse celle de tous les saints réunis. La vue de l’aigle comme qualité ou puissance dépasse celle de l’homme qui a les meilleurs yeux, mais elle ne lui permet cependant pas de voir ce que voient l’ensemble des hommes répandus à la surface de la terre. Il est vrai qu’il se mêle ici une question de quantité ou d’étendue et de distance, ce qui n’arrive pas lorsqu’il s’agit d’une pure qualité immatérielle. Il convient pourtant d’ajouter ici une précision nouvelle ; et cette précision peut conduire non seulement à une probabilité, mais à la certitude.


1° La première grâce en Marie, puisqu’elle la préparait à être la digne Mère de Dieu, devait être déjà proportionnée au moins de façon éloignée à la maternité divine. Or la grâce finale de tous les saints, même pris ensemble, n’est pas encore proportionnée â la dignité de Mère de Dieu, qui est d’ordre hypostatique, comme nous l’avons vu. Et donc la grâce finale de tous les saints même pris ensemble est inférieure à la première grâce reçue par Marie.

Cet argument parait être en lui-même certain, quoique quelques théologiens n’aient pas saisi toute sa portée.

On a objecté : la première grâce en Marie n’est pas encore une préparation prochaine à la maternité divine ; aussi la preuve n’est-elle pas concluante.

Beaucoup de théologiens ont répondu ; quoique la première grâce en Marie ne soit pas une préparation prochaine à la maternité divine, elle en est cependant une préparation digne et proportionnée, selon l’expression de saint Thomas, IIIa., q. 27, a. 5 ad 2: « prima quidem (perfectio gratiae) quasi dispositiva, per quam B. Maria Virgo reddebatur idonea ad hoc quod esset mater Christi ». Or la grâce consommée de tous les saints ensemble n’était pas encore proportionnée à la maternité divine qui est un privilège unique au monde et d’ordre hypostatique. La preuve conserve donc sa valeur.


La personne qui est plus aimée par Dieu que tentes les créatures ensemble reçoit une plus grande grâce que toutes ces créatures réunies, car la grâce est l’effet de l’amour incréé et lui est proportionnée. Comme le dit saint Thomas Ia. q. 20, a. 4 : « Dieu aime plus celui-ci que celui-là, en tant qu’il lui veut un bien supérieur, car la volonté divine est cause du bien qui est, dans les créatures ». Or de toute éternité Dieu a aimé Marie plus que toutes les créatures ensemble comme celle qu’il devait préparer dès le premier instant de sa conception à être la digne Mère du Sauveur. Selon l’expression de Bossuet : « Il a toujours aimé Marie comme mère, il l’a considérée comme telle dès le premier moment qu’elle fut conçue ».

Cela n’exclut pas d’ailleurs en Marie le progrès de la sainteté ou l’augmentation de la grâce, car celle-ci, étant une participation de la nature divine, peut toujours augmenter et reste toujours finie ; même la plénitude finale de grâce en Marie est limitée, quoiqu’elle déborde sur toutes les âmes.

A ces deux raisons théologiques relatives à la maternité divine s’ajoute une confirmation importante qui apparaîtra de plus en plus en parlant de la médiation universelle de Marie. Elle pouvait, en effet, dès ici-bas et dès qu’elle a pu mériter et prier, plus obtenir par ses mérites et ses prières que tous les saints ensemble, car ils n’obtiennent rien sans la médiation universelle de la Sainte Vierge, qui est comme l’aqueduc des grâces ou dans le corps mystique comme le cou par lequel les membres sont unis à la tête. Bref, Marie, dès qu’elle put mériter et prier, pouvait sans les saints obtenir plus que tous les saints ensemble sans elle. Or le degré du mérité correspond au degré de la charité et de la grâce sanctifiante. Marie a donc reçu dès le début de sa vie un degré de grâce supérieur à celui que possédaient immédiatement avant leur entrée au ciel,tous les saints et tous les anges réunis.


Il y a d’autres confirmations indirectes ou des analogies plus ou moins éloignées : une pierre précieuse comme le diamant vaut plus que la quantité d’autres pierres réunies. De même dans l’ordre spirituel, un saint comme le Curé d’Ars pouvait plus par sa prière et ses mérites que tous ses paroissiens pris ensemble. Un fondateur d’ordre comme un Saint Benoît vaut plus à lui seul par la grâce divine qu’il a reçue pour cette œuvre que tous ses premiers compagnons, car tous réunis ils n’auraient pu faire cette fondation sans lui, tandis que lui aurait pu trouver d’autres frères comme ceux venus à lui dans la suite. On a donné aussi d’autres analogies : l’intelligence d’un archange dépasse celle de tous les anges inférieurs à lui pris ensemble. La valeur intellectuelle d’un saint Thomas dépasse celle de tous ses commentateurs réunis. La puissance d’un roi est supérieure non seulement à celle de son premier ministre, mais à celle de tous ses ministres ensemble.

Si les anciens théologiens n’ont pas explicitement traité cette question, c’est très probablement parce que la solution leur paraissait évidente. Ils disaient par exemple à la fin du traité de la grâce, pour en montrer la dignité : tandis qu’une pièce de dix francs ne vaut pas plus que dix d’un franc, une grâce ou une charité de dix talents vaut beaucoup plus que dix charités d’un seul talent[19] ; c’est pourquoi le démon, cherche à maintenir dans la médiocrité des âmes qui, par la vocation sacerdotale ou religieuse, sont appelées très haut ; il veut empêcher ce plein développement de la charité, qui ferait beaucoup plus de bien qu’une charité inférieure simplement multipliée à son degré très commun où elle s’accompagne de tiédeur.

Il faut faire ici attention à l’ordre de la pure qualité immatérielle qui est celui de la grâce sanctifiante. Si la vue de l’aigle ne dépasse pas celle de tous les hommes réunis, c’est qu’il se mêle ici une question de quantité ou de distance locale, du fait que les hommes répandus en différentes régions à la surface de la terre peuvent voir ce que l’aigle, placé sur un sommet des Alpes, ne peut atteindre. Il en est autrement dans l’ordre de la pure qualité.

Si cela est vrai, il n’est pas douteux que Marie, par la première grâce qui la disposait déjà à la maternité divine, valait plus aux yeux de Dieu que tous les apôtres, les martyrs, les confesseurs et les vierges réunis, qui se sont succédés et se succéderont dans l’Eglise, plus que toutes âmes et que tous les anges créés depuis l’origine du monde.

Si l’art humain fait des merveilles de précision et de beauté, que ne peut faire l’art divin dans la créature de prédilection, dont il est dit : « Elegit eam Deus et præelegit eam » et qui a été élevée, dit la liturgie, au-dessus de tous les chœurs des anges. La première grâce reçue par elle était déjà une digne préparation à sa maternité divine et à sa gloire exceptionnelle qui vient immédiatement au-dessous de celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Elle a souffert du reste, comme lui, à proportion, car elle devait être victime avec lui, pour être victorieuse aussi avec lui et par lui.

Ces raisons théologiques nous permettent d’entrevoir déjà toute l’élévation et la richesse de la plénitude initiale de grâce en Marie. Si les chefs-d’œuvre de la littérature classique, grecque, latine ou française, contiennent. beaucoup plus de beautés qu’on ne le croirait à première lecture lorsqu’on les lit entre quinze et vingt ans, si ces beautés ne nous apparaissent que lorsque nous reprenons la lecture de ces œuvres à un âge plus avancé ; s’il en est de même des écrits d’un saint Augustin ou d’un saint Thomas, que penser des beautés cachées dans les chefs-d’œuvre de Dieu même, dans ceux composés immédiatement par lui, et en particulier, dans le chef-d’œuvre spirituel, de nature et de grâce, qu’est la très sainte âme de Marie, Mère de Dieu. On est porté d’abord à affirmer la richesse de la plénitude initiale de grâce en elle à raison de sa beauté entrevue ; il arrive ensuite qu’on se demande si l’on n’a pas forcé la note, en transformant une probabilité en certitude ; finalement une étude approfondie nous ramène à la première affirmation, mais en connaissance de cause, non plus seulement parce que c’est beau, mais parce que c’est vrai, et parce qu’il y a là des convenances non seulement théoriques, mais des convenances qui ont effectivement motivé le choix divin, et dans lesquels s’est reposé le bon plaisir de Dieu.


Fr. Réginald Garrigou-Lagrange, O. P.


  1. Ineffabilis Deus : « Ineffabilis Deus… ab initio et ante sæcula unigenito Filio suo Matrem, ex qua caro factus in beata temporum plenitudine nasceretur elegit atque ordinavit, tantoque prae creaturis universis est prosecutus aurore ; ut in illa una sibi propensissima voluntate complacuerit. Quapropter illam longe ante omnes angelicos Spiritus, cunctosque Sanctos cælestium omnium charismatum copia de thesauro Divinitatis, deprompta ita mirifice cumulavit, ut ipsa ab omni prorsus peccati labe semper libera, ac tota pulchra et perfecta eam innocentia et sanctitatis plenitudinem præ se ferret, qua major sub Deo nullatenus intelligitur, et quam præter Deum nemo assequi cogitando potest ». « Le Dieu ineffable… Dès le commencement, et avant tous les siècles, choisit et prépara pour son Fils Unique la Mère de laquelle, s’étant incarné, il naîtrait dans la bienheureuse plénitude des temps ; il l’aima plus que toutes les créatures, d’un tel amour, qu’il mit en elle, d’une manière singulière, ses plus grandes complaisances. C’est pourquoi, puisant dans les trésors de sa divinité, il la combla si merveilleusement, bien plus que tous les esprits angéliques, bien plus que tous les saints, de l’abondance de tous les dons célestes, qu’elle fut toujours complètement exempte de tout péché, et que toute belle et parfaite elle apparut dans une telle plénitude d’innocence et de sainteté qu’on ne peut, hors celle de Dieu, en concevoir une plus grande, et que nulle autre pensée que celle de Dieu même ne peut en mesurer la grandeur. »
  2. Cf. Terrien, La Mère de Dieu, t. II, 1, VII, p. 191-234. – De la Broise, S. J., La Sainte Vierge, ch. II et XII, et Dict. Apol., art. Marie, col. 207, ss.
  3. IIIa, q. 27, a. 5.
  4. Ibidem, a. 6, ad 1m.
  5. « Expositio super salutatione angelica », opuscule écrit vers 1272-1273.
  6. Les théologiens disent communément aujourd’hui que Marie nous a mérité d’un mérite de convenance (de congrue) tout ce que le Christ nous a mérité en stricte justice (de condigno).
  7. D’après la récente édition critique de l’opuscule de saint Thomas, que nous citons ici, édition publiée par J.-F. Rossi, C. M., « S. Thomae Aquinatis Expositio Salutionis Angelicæ » (Divus Thomas, Placentiae, 1931, p. 445-479), on lit à cet endroit dans l’original : « Ipsa enim (beata Virgo) purissima fuit et quantum ad culpam,quia nec originale, nec mortale, nec veniale peccatum incurrit… » On voit par ce texte que saint Thomas, à la fin de sa vie (1272-1273), affirmait de nouveau comme il l’avait dit dans la première période de sa carrière théologique, que Marie a été préservée du péché originel. « Talis fuit puritas beatæ Virginis, quæ a peccato originali et actuali immunis fuit » (I Sent., Q. 44, q. 1, a. 3, ad 3m). Ce qu’il avait affirmé d’abord dans l’élan de sa piété, il le réaffirmait, après une période d’hésitation, par un jugement plus mûr et plus motivé. Il n’est pas rare, en ces questions, que le théologien à ses débuts affirme un privilège parce qu’il y voit seulement une convenance, quelque chose de beau, et finalement il l’affirme parce que c’est vrai. G. J.-M. Vosté, O. P., Commentarius in III P., in q. 27, a. 2, Rome, 2° éd..1940.
  8. Les théologiens admettent généralement que la grâce consommée de Marie au ciel dépasse la gloire de tous les saints et anges réunis ; et que tout au moins la grâce finale de Marie, au moment de sa mort, ou même au moment de l’Incarnation du Verbe, dépassait la grâce finale de tous les saints réunis au terme de leur vie terrestre. Ici nous nous demandons si la plénitude initiale en Marie avait déjà cette valeur par comparaison â celle des saints. On sait d’ailleurs que dans les élus, le degré de gloire correspond au degré de grâce et de charité qu’ils avaient avant l’entrée au ciel.
  9. Orat. De Nativ. Virg. P. G. XCVI, 648, ss.
  10. « De Mystiriis vitae Christi », disp. IV, sect. I.
  11. « Collat. super Litanias B. Mariæ Virg. », col. 134.
  12. « Theologia Mariana », n° 1150 ss.
  13. « Theolog. Mentis et cordis », 1, 10, diss. VI, c. 1.
  14. « Glorie di Maria », II, P., disc. 2.
  15. « La Mère de Dieu », t. 1.
  16. Théophile Raynaud, Terrien et Lépicier ne répondent affirmativement que s’il s’agit de la plénitude finale de grâce en Marie, à la fin de sa vie mortelle. D’autres comme Valentia l’accordent s’il est question de la plénitude de grâce de la seconde sanctification, au moment de l’Incarnation du Verbe ; mais, avec saint Alphonse, « Li Glorie di Maria », II, disc. 2, p. 1, la grande majorité des théologiens modernes l’admettent pour la plénitude initiale. Les deux premières affirmations sont certaines, la troisième relative à la plénitude initiale est au moins très probable, comme le montre bien le P. Merkelbach. « Mariologia » 1939, p. 178-181.
  17. Nous considérons personnellement la chose comme certaine, à cause des principes que nous exposerons à la fin du présent article, principes communément reçus chez les anciens théologiens.
  18. La traduction de ce texte important a été donnée note 1. Nos lecteurs sont priés de se reporter à cet endroit.
  19. Cf. « Salmanticenses », Cursus theol., de Caritate, disp. V, dub. III, § 7, n° 76, 80, 85, 93, 117.
Outils personnels
Récemment sur Salve Regina