La question de l'amour pur et les principes de saint Thomas

De Salve Regina

Vie spirituelle
Auteur : P. Garrigou-Lagrange, O.P.
Source : In La Vie Spirituelle n° 118-119
Date de publication originale : Juillet-Août 1929

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

Si l'on considère les controverses qui ont eu lieu, parti­culièrement entre Bossuet et Fénelon, au sujet de l'amour pur, on voit que ce problème se pose ainsi: L'amour vraiment désintéressé d'autrui, surtout de Dieu, est-il possi­ble, et s'il est possible, quel est son rapport avec l'amour de soi, qui semble être au fond de toutes nos inclinations naturelles ?[1]

Saint Thomas a-t-il ignoré ce problème qui devait être si discuté plus tard avec une subtilité excessive? Il serait bien surprenant qu'il n'ait pas formulé les principes qui permettent de le résoudre; mais on pourrait croire au premier abord qu'il ne l'a pas traité directement ou qu'il n'en a pas vu toute l'importance. Cette impression pro­vient en partie de ce qu'on néglige trop, dans la lecture de ses œuvres, les objections qu'il a mises au début de ses articles et qui contiennent la position et la difficulté des problèmes à résoudre, difficulté dont la connaissance est indispensable pour apprécier ensuite toute la valeur des principes de solution. Plusieurs thomistes ont écrit sur ce sujet au XVIIe siècle, en particulier Chardon et Piny[2] et de façon plus abstraite Massoulié[3]. On revient aujourd'hui à la lecture de leurs ouvrages, qui reposent sur les principes du Maître que nous voudrions rappeler ici.

La position du problème chez saint Thomas et les erreurs à éviter

Lorsqu'on lit attentivement le commencement de ces deux articles fondamentaux de la Somme Théologique : L'ange aime-t-il naturellement Dieu plus que lui-même? (Ia, q. 60, a. 5), et l'homme doit-il aimer Dieu plus que soi? (IIa IIae, q. 26, a. 3), on voit que saint Thomas a admi­rablement posé le problème de l'amour pur dans la diffi­culté suivante : « Tout ce qui est aimé par nous est aimé comme notre propre bien; or ce qui est la raison de l'a­mour est plus aimé que l'objet de cet amour, comme les principes, par lesquels nous connaissons les conclusions, sont plus connus qu'elles. L'homme s'aime donc plus lui-même que n'importe quel bien aimé par lui; il ne peut donc arriver à aimer Dieu plus que soi.[4] »

Saint Thomas a proposé aussi la même difficulté sous une autre forme : « La nature fait toujours un retour sur elle-même; nous voyons en effet que tout être agit natu­rellement par instinct de conservation. Or la nature n'a­girait pas ainsi, si elle portait l'homme ou l'ange à aimer Dieu plus qu'eux-mêmes[5]. »

De façon plus précise encore et par rapport à la posses­sion de Dieu, saint Thomas pose ainsi le problème dans l'objection suivante : « Plus on aime Dieu, plus on aime jouir de lui; mais plus on aime jouir de lui, plus on s'aime soi-même, car c'est le plus grand bien qu'on puisse se désirer. Comment donc peut-on et doit-on aimer Dieu par charité plus que soi[6] ? » En d'autres termes : s'il y a en nous deux amours, celui de notre bonheur personnel et celui de Dieu préféré à nous, quel est le plus fondamen­tal, le primordial, sinon dans l'ordre concret des mani­festations psychologiques, du moins dans l'essence même de la première inclination naturelle de notre volonté?

Comme on l'a remarqué[7], le problème de l'amour est donc analogue à celui de la connaissance. Après s'être demandé comment l'être connaissant peut atteindre non seulement ses propres impressions, mais les réalités extra­mentales (aliquid aliud a se), comment notre intelligence peut atteindre ce qui est vrai en soi, universellement et indépendamment de nous, on cherche comment nous pouvons aimer ce qui est bien en soi, universellement et indépendamment de nous, comment nous pouvons aimer autrui d'un amour qui ne se subordonne pas au désir de notre bien propre. Le pur amour d'autrui, surtout de Dieu, est-il possible, et, s'il l'est, quel est son rapport avec le désir de notre bonheur personnel?

On voit dès lors quelles sont les erreurs à éviter.

A ces deux grands problèmes ainsi posés deux solu­tions extrêmes radicalement contraires ont été données : le subjectivisme et le réalisme panthéistique.

Le subjectivisme prétend qu'on ne peut connaître l'être extramental, ni par suite démontrer l'existence de Dieu, encore moins l'origine divine de la religion chrétienne; finalement au point de vue moral il ramène tout au moi, à l'utilitarisme ou tout au plus à un certain amour de la dignité humaine, sans aucune obligation spéciale vis-à-­vis de Dieu, comme s'il n'était pas manifestement l'Au­teur de tout bien et le Bien suprême.

D'autre part le réalisme panthéistique, tel qu'il se trouve par exemple chez Spinoza, absorbe le moi humain en Dieu, en niant notre personnalité et l'immortalité person­nelle dont nous parle la foi chrétienne.

A côté de ces deux erreurs philosophiques extrêmes, deux hérésies également opposées entre elles sont à éviter. D'une part le naturalisme pélagien prétend non sans affi­nité avec le panthéisme que notre nature sans la grâce peut accomplir, quoique difficilement, le précepte de l'a­mour de Dieu, tel qu'il est exprimé dans l'Évangile. D'au­tre part le pseudosupernaturalisme de Baïus soutient que notre nature sans la grâce est essentiellement défectueuse au point de ne pouvoir accomplir aucun bien moral. D'où il suit que tous les actes des infidèles sont des péchés[8], et que la nature comme telle est enfermée dans l'égoïsme. Le problème se précise alors comme il suit :

Si l'amour de Dieu dérive en un sens de l'amour de notre bien propre, il paraît mercenaire, intéressé, ou du moins pas assez pur, et il ne le deviendra, semble-t-il, que si la grâce détruit en quelque sorte notre nature, en nous demandant jusqu'au sacrifice du désir de notre bonheur personnel, désir qui paraît nous retenir dans un certain subjectivisme affectif; c'est ce que dira Fénelon. Et alors, malgré l'élévation des termes « amour pur », cette grâce, en quelque sorte destructrice de la nature, sera plutôt un dur remède à un défaut de celle-ci qu'un principe de vie d'un ordre infiniment supérieur. Telle sera l'erreur de Baïus qui fausse entièrement la notion de la grâce.

Si au contraire, par leur tendance naturelle primordiale, l'homme et l'ange sont déjà portés à aimer Dieu plus qu'eux-mêmes, la grâce ne semble nécessaire que pour nous faire accomplir plus facilement ce que la nature peut faire déjà, comme le disaient les pélagiens[9]. Pas plus que dans la conception précédente, la grâce n'apparaît ici comme un principe de vie d'ordre supérieur, mais comme le complément d'une heureuse nature, toute proche de la nature divine, tandis que tout à l'heure elle était comme un remède à un «désordre naturel». Si l'on évite les extrê­mes les plus éloignés, qui sont le subjectivisme et le pan­théisme, l'esprit semble osciller entre les deux extrêmes moins distants : ou vers le naturalisme pélagien, ou vers le pseudosupernaturalisme de Baïus, qui a été en un sens renouvelé par les modernistes. S'il y a, ici comme ailleurs, des maîtres qui pourraient recevoir le titre de « doctor oscillans », ce n'est pas, nous allons le voir, le cas de saint Thomas. Mais avant d'exposer ses principes, voyons ce qu'ont dit avant lui sur ce point saint Bernard et Ri­chard de Saint-Victor.

La conception de saint Bernard et de Richard de Saint-Victor

A ce problème, ces deux grands mystiques du XIIe siè­cle ont donné une réponse que nous avons exposée ail­leurs[10], réponse que saint Thomas connaissait certaine­ment, lorsqu'il a cherché lui-même à résoudre la question par une distinction plus explicite entre la nature et la grâce et par une étude plus approfondie de ce qui cons­titue en soi l'inclination primordiale de notre nature.

Pour saint Bernard et Richard, il n'y a d'amour parfait, vraiment digne de ce nom, que l'amour d'amitié, par lequel on aime une autre personne, non pour soi, mais pour elle-même. L'amour de soi ne devient parfait que lors­qu'on s'aime pour Dieu, en sortant pour ainsi dire de soi­-même pour aller à lui[11]. Comme plusieurs théologiens du XIIe siècle, qui pensent comme eux, ils aiment à citer le texte classique de saint Grégoire le Grand : la charité suppose au moins deux personnes : « Minus quam inter duos caritas haberi non potest. Nemo enim proprie ad seipsum habere caritatem dicitur, sed dilectio in alterum tendit, ut esse caritas possit[12]. » Pour Richard en par­ticulier, le véritable amour ne saurait être l'amour de soi, et il suppose si nécessairement la distinction des person­nes que notre théologien croit pouvoir démontrer ainsi le mystère de la sainte Trinité: l'amour parfait est certaine­ment en Dieu; or il exige d'abord deux personnes et même trois qui s'aiment également; ainsi seulement, selon Richard, l'amour suprême est absolument pur et désin­téressé; la troisième personne, également aimée par les deux premières et les aimant également l'une et l'autre, montre qu'il n'y a dans l'amour divin aucune trace d'a­mour-propre, d'envie et de jalousie[13].

Si le véritable amour nous porte ainsi vers une autre personne à laquelle nous voulons du bien, il nous tire hors de nous-même, il est en quelque sorte « extatique » : « extasim facit », selon l'expression de Denys; par suite lorsqu'il est intense, il a quelque chose de violent, et demande le sacrifice de tout amour-propre. Il n'est pas rare que saint Bernard écrive comme dans le Ser­mon LLXXIX, I : « O amour divin, impétueux, véhément, brûlant, irrésistible, qui ne permet pas de penser à autre chose qu'à toi, qui dédaignes tout le reste, tu méprises tout, et tu te suffis... [14] » - Richard insiste plus encore sur ce point dans son opuscule: De quatuor gradibus vio­lentae caritatis (P. L., t. 196, col. 1213-1215), où il dit que l'amour intense de Dieu est invincible, puis obsédant et exclusif et enfin insatiable.

De ce point de vue, ces deux maîtres sont peu préoccu­pés de montrer la conformité de la charité parfaite avec, notre nature et la raison,ils insistent même sur les saintes folies de l'amour, sur les paroles de saint Paul : « La doctrine de la croix est une folie pour ceux qui périssent, mais pour nous qui sommes sauvés, elle est force divine » (I Cor., I, 18...). « Nous, nous sommes des insensés à cause du Christ, et vous, vous êtes des sages en Jésus­-Christ » (Ibid., IV, 10). « L'amour, dit saint Bernard, ne connaît pas de maître..., il est à lui-même sa loi... Je pré­fère paraître insensé, mais à celui qui n'aime pas, qui ne sent pas la force de l'amour[15]. » Richard parle de même[16].

Vont-ils jusqu'à demander le sacrifice du désir naturel de notre béatitude personnelle ? Nullement; mais ils insis­tent sur ceci que l'amour parfait de charité se suffit à lui-­même, même dans la plus grande aridité, car il nous unit â Dieu : Verus amor seipso contentus est[17] : « O amour chaste et saint... O pure intention de la volonté! d'autant plus pure qu'il ne reste rien qui soit mêlé de propre inté­rêt... [18] » « Cet amour suffit par lui-même..., il est son mérite, il est sa récompense; il ne demande point d'autre motif, ni d'autre fruit. Son fruit, c'est sa vie...[19] »

Cette conception de saint Bernard et de Richard met surtout en relief la générosité et la pureté de l'amour chez les grands serviteurs de Dieu; elle montre beaucoup moins quel est le rapport de cet amour désintéressé avec l'amour de nous-mêmes, qui paraît bien être pourtant une inclina­tion indestructible de notre nature. La deuxième partie du problème de l'amour, si intimement liée avec la pre­mière, ne semble donc pas résolue, et pour la résoudre ne faut-il pas une étude plus approfondie du problème et des notions premières qu'il implique ?


Le Docteur angélique connaissait la conception de saint Bernard et de Richard; on le voit par plusieurs passages de ses œuvres[20]. Il ne nie aucun des caractères de l'a­mour de Dieu qu'elle indique; il reconnaît que celui-ci, surtout lorsqu'il est intense, nous tire de nous-mêmes, non sans violence, qu'il a de saintes folies et qu'il nous unit à Dieu ici-bas plus que tout autre acte[21]. Mais comment, se demande-t-il., cette union à Dieu si reposante se concilie-t-elle avec ce caractère de violence, si celui-ci est essentiel à l'amour d'autrui et non pas accidentel et transitoire ?[22] En d'autres termes : comment la charité donne-t-elle ainsi la joie et la paix, s'il n'y a pas confor­mité ou harmonie entre elle et nos inclinations et aspira­tions naturelles les plus profondes ? [23]

De plus, ne devons-nous pas nous aimer nous-mêmes, même surnaturellement, par la vertu de charité?[24] Enfin si l'amour de Dieu constitue formellement une union affective avec lui, celle qui existe entre amis éloignés, comment constituerait-il l'union réelle, qui semble sup­poser la vue de la personne aimée ?[25]

Saint Thomas introduit ici de justes et nécessaires dis­tinctions. Pour lui, la grande part de vérité de la concep­tion précédente lorsqu'elle parle de la « violence » de l'a­mour, qui nous tire hors de nous-mêmes, est relative non seulement à la distinction des personnes que l'amour unit, mais aussi et surtout aux suites du péché originel et de nos péchés personnels, à l'égoïsme proprement dit et au désordre qu'il implique. De même, la sainte folie de l'a­mour s'entend, selon saint Thomas, par opposition à la sagesse du monde, suite du péché, et s'il faut l'entendre par rapport à la droite raison naturelle, c'est en tant qu'elle la dépasse, non en tant qu'elle lui est contraire. Surtout la conception chère à saint Bernard et à Richard ne semble pas mettre assez en relief ce qu'il y a de bon dans l'essence même de l'inclination naturelle primordiale de notre volonté, inclination que la charité infuse doit, non pas détruire, mais surélever.

Principe de la solution de saint Thomas

Ces difficultés ont porté saint Thomas à préciser certai­nes vues d'Aristote, du Pseudo-Denys et de saint Augus­tin sur l'inclination foncière de notre nature prise en soi. La principale différence qui le sépare ici de saint Bernard, de Richard et aussi de l'auteur de l'Imitation, est une dif­férence de méthode plus que de doctrine. Saint Bernard et Richard de Saint-Victor se placent dans le concret, et il faut bien admettre que dans l'ordre des manifestations psychologiques concrètes, ce qui apparaît généralement d'abord, même chez les baptisés, c'est l'amour désordonné de soi-même, ou l'égoïsme proprement dit (Ia IIae, q. 109, a. 3). Mais il importe d'aller plus à fond et de considérer l'essence même de l'inclination primordiale de notre nature prise en soi, telle qu'elle a été conçue de toute éternité par Dieu.

Or Aristote avait déjà remarqué que tout dans la nature est attiré par Dieu, Acte pur, moteur immobile, fin der­nière de l'univers[26]. La même affirmation se trouvait sous différentes formes dans les écrits répandus sous le nom de Denys[27], et saint Augustin avait nettement affirmé contre les manichéens, dans son livre de Natura boni, que toute nature créée par Dieu, comme telle, est bonne et tend de façon plus ou moins confuse vers le Bien suprême. Saint Bernard, dans le livre De diligendo Deo, avait fait lui-même plusieurs fois allusion à ce principe, que Richard avait aussi implicitement affirmé, car la sainte Écriture l'énonce nettement à sa manière, ne serait-ce que dans le cantique des Laudes : Benedicite omnia opera Domini Domino (Daniel, III, 57-88).

Saint Thomas a précisé ces vues en établissant, sans aucune affinité avec le panthéisme, nous le verrons, que toute nature créée, surtout lorsqu'elle est douée d'intelli­gence et de volonté, est naturellement inclinée à aimer Dieu son auteur plus qu'elle-même, comme dans un orga­nisme chaque partie aime naturellement le tout plus qu'elle-même. Le Docteur angélique a montré non moins clairement quelle distance infinie il y a entre cet amour naturel de Dieu, auteur de la nature, et l'amour surnatu­rel de Dieu, auteur de la grâce[28]. Par là il s'élève à la fois au-dessus du naturalisme pélagien ou semipélagien et au-dessus de ce que l'on appellera plus tard le pseudo­supernaturalisme de Baïus. Il n'y aura plus dès lors à se demander si l'amour pur doit sacrifier le désir de notre béatitude personnelle, car ce désir, tel qu'il existe à l'état initial dans l'essence même de l'inclination primordiale de notre nature, n'est pas désordonné, mais au contraire subordonné essentiellement à l'amour de Dieu. Il y a ainsi en nous une inclination naturelle à la vertu, qui est atté­nuée bien certainement par le péché originel et par nos péchés personnels[29], atténuée, mais non pas détruite. Comme cette inclination, le désir naturel du bonheur doit être purifié, bien sûr, de tout ce qui l'entache, puri­fié par la mortification et la croix; il doit être en même temps surélevé à un ordre absolument supérieur, aussi surnaturel pour les anges que pour nous. Mais l'amour pur ne demandera pas le sacrifice d'un désir naturel, qui, loin d'être déréglé, est parfaitement dans l'ordre voulu et établi par l'Auteur même de notre nature.

Voyons de plus près dans les œuvres de saint Thomas ce qu'est précisément l'inclination naturelle qui nous porte à aimer Dieu plus que nous, ce qu'est en notre nature même l'amour initial du Créateur.


Le principe de solution, selon lequel toute nature créée est naturellement inclinée à aimer Dieu, son auteur, plus qu'elle-même, s'est précisé peu à peu dans la pensée de saint Thomas, dont on suit le progrès selon l'ordre chro­nologique de ses œuvres.

Au livre II de son Commentaire sur les Sentences, dist. 3, q. 3 (1253-1255), le problème de l'amour pur est déjà admirablement posé dans les difficultés énoncées au début: il semble, y est-il dit, que tout être est naturelle­ment incliné à chercher avant tout ce qui est bon pour lui (bonum sibi) ou son bien propre; la nature revient sur elle-même; seule la charité surnaturelle peut nous faire aimer Dieu plus que nous; et si la nature nous y inclinait déjà, cette inclination devrait subsister avec la nature même dans les plus grands pécheurs et même dans le démon.

La question ainsi posée, saint Thomas en ce livre II des Sentences, loc. cit., rapporte d'abord l'opinion de Guil­laume d'Auxerre sans le nommer; c'est la même que celle résumée plus clairement Ia, q. 60, a. 5, en ces termes : « Certains disent que l'ange aime naturellement Dieu plus que lui-même d'un amour de convoitise, car il désire jouir du bien divin plus que de son bien propre, et aussi d'une certaine manière d'un amour d'amitié, car il veut à Dieu un bien supérieur à celui qu'il se désire à lui-même; il veut en effet naturellement que Dieu soit Dieu, tandis qu'il désire conserver pour soi sa nature propre. Mais, ajoutent ces auteurs, à parler purement et simplement, l'ange s’aime naturellement lui-même plus que Dieu, car par nature il s'aime avec plus d'intensité et principalement. Simpliciter loquendo naturali dilectione angelus plus diligit se quam Deum, quia intensius et principalius[30]. »

Dès ses premières œuvres, saint Thomas rejette cette opinion de Guillaume d'Auxerre, comme moins probable pour cette raison générale que la nature de l'ange et aussi celle de l'homme en soi est bonne, à l'image de Dieu, et due par suite l'inclination naturelle primordiale ne peut être désordonnée: ce qui serait, si elle portait l'ange à s'ai­mer plus que Dieu, auteur de son existence[31].

Un peu plus tard, en écrivant son Commentaire sur le livre III des Sentences, d. XXIX, q. I, a. 3, saint Thomas rejette l'opinion de Guillaume d'Auxerre, pour une raison plus précise, qui contient le principe dont nous étudions la genèse, mais il l'énonce avec une savante complexité qui sent l'effort, et qui est loin encore de la haute simpli­cité de la Somme Théologique. Cet article très travaillé et fort complexe des Sentences se réduit à ces deux rai­sonnements :

Chacun naturellement préfère le bien qui lui plaît davan­tage, qui est plus conforme à son appétit ou désir, et il veut que ce bien soit sauf là surtout où il se trouve plus parfaitement et principalement. Or notre bien se trouve plus parfaitement en Dieu qu'en nous, car il est en Lui comme dans la cause première, universelle, créatrice et conservatrice de tout bien, de même que le bien de la par­tie est plus encore dans le tout qu'en elle-même; la main prise isolément et séparée du corps perd sa vie. Il s'ensuit donc; que chacun naturellement se complaît dans le bien qui est en Dieu plus que dans celui qui est en nous, par exemple se complaît plus dans l'existence, la vie, l'intelli­gence, la bonté de l'Auteur de notre nature, que dans notre vie individuelle, comme dans notre corps la main est naturellement inclinée à aimer le corps plus qu'elle-même, et au besoin à se sacrifier pour lui[32]. De plus, est-il dit ibidem, la fin doit être plus aimée que les moyens; or Dieu, déjà dans l'ordre naturel, est la fin de toutes choses, comme il est, par son action conservatrice, plus intime à elles qu'elles-mêmes.

Saint Thomas ajoute ici contre Guillaume d'Auxerre : L'amour naturel dont nous venons de parler est un amour non seulement de convoitise, mais de bienveillance, car chacun naturellement se complaît en ce que ce bien soit en Dieu, notre Créateur, plus encore qu'en sa présence en nous[33]. La source de lumière et de chaleur est naturelle­ment préférée au rayon qui dérive d'elle. C'est là sans doute un amour d'ordre très inférieur à la charité infuse, mais il est la suite normale de la rectitude de l'inclination naturelle donnée par Dieu avec notre nature même.


Dans la Somme Théologique (Ia, q. 60, a. 5), écrite au moins dix ans après 1e Commentaire sur le IIIe livre des Sentences, saint Thomas arrive à une expression plus simple et plus parfaite du même principe et écarte défini­tivement comme fausse l'opinion de Guillaume d'Auxerre. Comme on le voit surtout par les manuscrits qui nous restent de lui, le Docteur angélique perfectionne d'habi­tude son argumentation, non pas en l'amplifiant, mais en la condensant. Cette concision progressive montre que le progrès de sa pensée se fait plus encore en pénétration, en intensité qu'en extension. Elle s'élève, comme il con­vient chez un contemplatif, vers les principes les plus hauts, les plus simples et les plus universels, comme les anges supérieurs saisissent par très peu d'idées, en un seul regard, une multitude de réalités intelligibles, sortes de panoramas suprasensibles, de paysages méta­physiques, que les anges inférieurs ne sauraient atteindre que par beaucoup d'idées moins universelles (Ia, q. 55, a. 3).

La raison déjà donnée dans le IIIe livre des Sentences se simplifie ainsi dans la Somme, Ia , q. 60, a. 5. Saint Thomas s'élève de l'ordre sensible à un principe intelli­gible qui éclaire le problème de l'amour dans toute son étendue. « L'inclination naturelle des êtres sans raison montre, dit-il, par analogie ce qu'est celle de l'être doué d'intelligence. Or dans la nature tout ce qui dans son être même dépend d'un autre est naturellement plus incliné vers cet autre que vers soi-même. Cette inclination naturelle se manifeste par l'action naturelle qui en résulte, car chaque être agit ou est mû naturellement selon qu'il y est apte par nature. Nous voyons en effet que dans un organisme la partie s'expose naturellement pour le tout; ainsi sans délibération la main s'expose à un coup mortel pour sau­ver le corps. Et comme la raison imite la nature, on trouve quelque chose de semblable dans les vertus politiques : le bon citoyen s'expose à la mort pour le salut de sa patrie, et, s'il était partie naturelle de cette cité plutôt que de cette autre, cette inclination serait en lui, non pas acquise, mais naturelle ou innée. Et donc, puisque Dieu est le bien universel (bien par essence et cause de tous les autres), sous lequel est contenu l'ange, l'homme et toute créature, car toute créature naturellement dans son être même est de Dieu, il suit que l'ange et l'homme sont naturellement incli­nés à aimer Dieu (auteur de leur nature) plus qu'eux­-mêmes. Autrement, si, par leur inclination naturelle pri­mordiale, ils s'aimaient plus que Dieu, cette inclination naturelle serait perverse, et au lieu d'être perfectionnée, surélevée par la charité infuse, elle serait détruite par elle[34]. »

Dans ce beau texte de saint Thomas nous avons souli­gné ce qui constitue la charpente même du raisonnement: majeure, mineure et conclusion. On voit que Dieu y est considéré non seulement comme cause première efficiente, créatrice et conservatrice de notre nature et de notre exis­tence, mais aussi comme fin dernière et bien suprême; l'ordre des agents correspond à l'ordre des fins. Le principe invoqué vaut proportionnellement pour toute créa­ture, car même les êtres les plus inférieurs, en tendant vers leur perfection naturelle, tendent vers une certaine similitude de la perfection divine et vers le bien de tout l'univers plus encore que vers le leur propre[35]. Cela est vrai de la pierre qui tend vers le centre de la terre, de la terre qui gravite autour du soleil, du soleil qui est attiré par un centre supérieur, etc. ; cela est vrai de la plante et de l'animal, qui inconsciemment par nature tendent plus à la conservation de leur espèce qu'à la leur propre; ainsi, comme le dit Notre-Seigneur, la « poule rassemble ses petits sous ses ailes », et elle expose sa vie, remarque saint Tho­mas, pour les défendre contre le milan[36]. Toute la création tend ainsi vers 1e bien de l'univers, vers Dieu son auteur, et ce n'est pas seulement Aristote et Denys qui l'affirment, c'est dans l'Ancien Testament le cantique Benedicite omnia opera Domini Domino (Daniel, III, 57...) dans la contem­plation duquel saint Bernard, Richard de Saint-Victor et saint Bonaventure se rencontrent avec saint Thomas : « Bénissez toutes le Seigneur, œuvres de Dieu... Anges du Très-Haut..., cieux..., eaux suspendues dans les espaces célestes..., étoiles du ciel..., pluie et rosée,.., vents que Dieu déchaîne..., glaces et neiges..., lumière et ténèbres, bénissez le Seigneur...; montagnes et collines..., mers et, fleuves.:., oiseaux du ciel, bénissez le Seigneur... Enfants des hommes..., prêtres, serviteurs du Seigneur..., esprits et âmes des justes.... saints et humbles de cœur, bénissez le Seigneur, louez-le et exaltez-le à jamais..., car il est bon, car sa miséricorde est éternelle et elle s'étend à tons les âges. »

Cet admirable cantique que l'Église chante à Laudes au lever du jour, exprime, avec une magnificence pleine de louange, de contemplation et d'amour, le même prin­cipe que saint Thomas a formulé métaphysiquement dans sa Ia, q. 60, a. 5 : « Toute créature est naturellement portée à aimer Dieu son auteur plus qu'elle-même. »

En d'autres endroits de ses œuvres, saint Thomas exprime cette haute vérité à peu près dans les mêmes ter­mes: dans son commentaire sur les Noms divins de Denys, ch. 4, leçons 9 et ; Quodlibet I, q. 4, a. 3 [37]; Ia IIæ, q. 109, a. 3[38]; IIa IIæ, q. 26, a. 3. - En ce dernier pas­sage l'amour naturel de Dieu est plus explicitement dis­tingué de l'amour surnaturel de charité: « Nous pouvons recevoir de Dieu, y est-il dit, un double bien: celui de la nature et celui de la grâce. Sur la communication des biens naturels est fondé l'amour naturel de Dieu, auteur de ces biens; par cet amour non seulement l'homme constitué dans l'intégrité de sa nature aimait Dieu plus que soi, mais toute créature, qu'elle soit intellectuelle, ou ration­nelle, ou animale, ou inanimée, comme les minéraux.

Chaque partie aime naturellement le bien commun du tout plus que son bien propre... Il y a quelque chose de semblable dans la vertu du bon citoyen qui aime sa patrie aux dépens, s'il le faut, de ses biens personnels et de sa vie. A plus forte raison, cela se vérifie-t-il en l’amitié de charité, qui est fondée sur la communication des dons de la grâce. Et donc par charité l'homme doit aimer Dieu, qui est le bien commun de tous, plus que soi-même, car la béatitude est en Dieu comme en la source universelle où tous peuvent puiser. »

Duns Scot[39] a objecté : « Même si l'on concède que la partie s'expose naturellement pour le tout, c'est seulement à cause de son identité avec lui et pour être sauvée elle-­même, car elle ne peut exister que dans le tout. Or aucune créature n'est partie de Dieu. » Y aurait-il donc dans la doctrine de saint Thomas un danger de panthéisme?

A cela Cajetan[40] répond : « La raison pour laquelle la partie s'expose pour le tout n'est pas son identité avec lui. La preuve en est qu'elle s'expose, s'il le faut, à perdre cette identité pour sauver le tout et non pas elle-même (ainsi la main se sacrifie pour le corps). La raison de cette inclination naturelle est celle assignée par saint Thomas : la partie par sa nature et son être même est essentiellement et d'abord POUR LE TOUT, et elle est de lui. Or cela convient à toute créature par rapport à Dieu : chacune est, selon sa nature, partie naturelle de l'univers, et par suite natu­rellement elle aime plus l'univers qu'elle-même. A plus forte raison aime-t-elle naturellement plus que soi le bien universel ou par essence qui, comme une cause éminente, contient celui de tout l'univers. » Il n'y a évidemment en cette doctrine aucun danger de panthéisme, elle maintient une distance infinie entre Dieu et les plus hautes créatures;

Dieu seul est par essence existant, il est l'Être même, aucune créature n'est son existence; toute essence créée, antérieurement à la considération de notre esprit, est dis­tincte de son existence; Dieu seul est la bonté par essence; en toute créature, si élevée soit-elle, il n'y a de bien que par participation.

Sans trace aucune de panthéisme, on peut dire que Dieu possède la bonté, comme un tout, c'est-à-dire comme une cause éminente où est virtuellement contenu tout bien. Or l’ange et l'homme s'aiment naturellement eux-mêmes, non pas comme leur fin dernière, mais comme créatures subordonnées à la fin dernière qui est Dieu; et comme la fin dernière est plus aimée que ce qui lui est ordonné, ils sont portés par leur nature à s'aimer pour Dieu, et donc à aimer Dieu plus qu'eux-mêmes[41].

Conséquences de ce principe. Solution du problème.

Innombrables sont ces conséquences, nous ne noterons que les principales.

L'inclination naturelle à l'amour de Dieu est d'autant plus parfaite et plus forte qu'elle se fonde sur une nature plus haute, depuis la pierre jusqu'aux anges des hiérar­chies supérieures. La pierre, en tendant inconsciemment vers le centre de la terre, tend au bien de l'univers; de même et plus parfaitement la plante qui se multiplie, l'a­nimal qui élève et protège ses petits; avec l'homme cet amour naturel s'éclaire par la pensée même de Dieu auteur de l'univers; enfin dans les esprits purs cet amour naturel ne saurait être retardé, comme en nous, par aucune incli­nation sensible désordonnée; c'est ce qui porte saint Tho­mas à affirmer que la grâce à l'instant de leur création a été donnée aux anges à proportion de leur capacité natu­relle et de l'élan naturel de leur volonté[42].

Autre conséquence non moins remarquable de notre principe : Le mouvement naturel, qui résulte de cette incli­nation, devient plus rapide en approchant du terme qui lui convient, de la fin naturelle qui attire le sujet de ce mou­vement et où il s'arrêtera comme en son lieu naturel. Tan­dis que le mouvement violent ou contraire à la nature, comme celui d'un corps lancé en l'air verticalement, est uniformément retardé, la pierre tombe d'autant plus vite qu'elle se rapproche du centre de la terre, et les esprits, qui gravitent vers Dieu tendent naturellement (et conna­turellement par la charité infuse) d'autant plus vite vers Lui, qu'ils s'en rapprochent davantage et sont plus attirés par lui jusqu'à l'instant où ils le verront face à face[43]. Nous développerons plus loin ce corollaire qui dépasse considérablement la loi de la gravitation universelle for­mulée par Newton et la rend plus intelligible; nous ver­rons qu'il se vérifie surtout dans le progrès de la charité chez les saints jusqu'à leur entrée dans la gloire.

Une troisième conséquence de notre principe vise la manière spéciale dont il s'applique, au-dessus de la matière, dans l'ordre de l'esprit; elle contient la solution du problème de l'amour.

Les vrais biens de l'esprit coïncident avec le bien en soi, et en désirant avec rectitude sa propre perfection, en s'ai­mant comme il faut lui-même, l'esprit créé AIME PLUS ENCORE SON CRÉATEUR. Bien plus, en cessant d'aimer sa vraie per­fection, l'esprit créé cesserait d'aimer Dieu.

Telle est, selon saint Thomas, la vraie solution du pro­blème de l'amour : elle s'oppose nettement au quiétisme qui, sous prétexte d'amour pur, demande de sacrifier le désir de notre propre perfection, de la vertu, de la sain­teté et de notre salut (cf. Denzinger, n° l232).

Cette solution a été admirablement déduite par le saint Docteur du principe exposé plus haut. Il a montré com­ment elle se vérifie surtout dans l'esprit pur, dans la vie naturelle et dans la vie surnaturelle des anges, et aussi, toute proportion gardée, dans l'homme. Ceci demande l'attention et la mérite.

Si dans l'ordre matériel il peut y avoir conflit entre deux individus de la même espèce, qui désirent le même bien matériel, utile ou délectable, un même champ, une même maison, les mêmes fruits, qui ne peuvent simul­tanément appartenir en propre à tous les deux, il ne sau­rait en être ainsi entre plusieurs esprits qui désirent le même bien spirituel, la même lumière de vérité, la même vertu, la même béatitude. Pourquoi? Parce que, comme le dit saint Thomas, en précisant une vue profonde de saint Augustin qui résout virtuellement la question sociale : la matière en individualisant divise; les biens matériels, du fait qu'ils sont individualisés et restreints, ne peuvent simultanément appartenir à tons ; au contraire, l'esprit universalise et peut atteindre les biens immaté­riels, qui de par leur universalité peuvent appartenir en même temps à tous, et qui, loin de nous diviser, nous unissent, à moins que l'orgueil, qui poursuit un bien apparent, ne vienne tout fausser[44]. Le véritable bien propre des esprits créés s'identifie donc avec le bien en soi, avec le bien honnête dont la valeur aux yeux de la droite raison est indépendante de la délectation indivi­duelle ou de l'utilité particulière qui résultent de sa pos­session, par exemple : dire la vérité et éviter le men­songe, fallût-il en mourir. Il ne peut être question de sacrifier ce bien spirituel, car en l'aimant efficacement et en s'aimant en lui, on aime plus que soi le souverain Bien qui est Dieu, et, en cessant de l'aimer, on se détourne de Dieu[45].

Saint Thomas a particulièrement approfondi cette con­séquence dans son traité des anges, résumons sa pensée. Déjà dans l'ordre de la vie animale, lorsque « la poule rassemble ses poussins sous ses ailes » pour les défendre contre le milan, elle aime naturellement, avons-nous dit, le bien de son espèce et sa maternité plus que sa vie indi­viduelle, plus que son bien propre, qu'elle sacrifie, s'il le faut. Il ne saurait être question de sacrifier de même le bien propre de l'âme, la perfection spirituelle, la vertu qui est un bien en soi; d'où la condamnation des propo­sitions de Molinos et Fénelon, d'après lesquelles l'âme vraiment intérieure ne doit désirer ni sa propre perfec­tion, ni son salut[46].


La raison profonde de l'erreur de cette doctrine est donnée par saint Thomas lorsqu'il montre la coïncidence de la perfection propre des esprits créés avec le bien en soi, finalement avec le souverain Bien, et lorsqu'il en déduit que les anges n'ont pas pu pécher directement contre leur loi naturelle, absolument évidente pour eux, mais seulement de façon indirecte, en s'écartant de la loi surnaturelle connue dans l'obscurité de la foi.

Si en effet la multiplicité des individus d'une même espèce provient de la matière qui reçoit plusieurs fois une même forme spécifique, comme la cire reçoit à plusieurs reprises l'empreinte d'un cachet; si, par suite, chaque esprit pur, étant sans matière, est seul de son espèce[47], il ne saurait y avoir en lui conflit entre le bien de l'espèce et le bien individuel. De plus, comme chacun de ces esprits purs voit toujours intuitivement sa propre essence et sa loi naturelle imprimée en elle, il ne peut donc se tromper au sujet de cette loi, ni cesser de la considérer. Or le désordre volontaire qu'est le péché suppose toujours une certaine erreur de jugement pratique ou tout an moins une certaine inconsidération de la loi qu'on pour­rait et devrait considérer. Il s'ensuit, selon saint Thomas, que les anges n'ont jamais pu pécher directement contre la loi naturelle absolument évidente pour eux. Chacun d'eux, avons-nous dit, est porté par sa nature même à aimer Dieu plus que soi, et par suite à observer toute la loi naturelle qu'il voit inscrite en sa propre essence. Il voit ainsi intuitivement que son véritable bien propre d'es­prit pur coïncide avec le bien en soi et, en l'aimant, il aime plus encore le souverain Bien, principe de tous les autres.

C'est là un des corollaires les plus élevés du principe formulé plus haut; il n'a pas toujours été compris par les théologiens modernes. Saint Thomas l'avait pourtant exprimé avec toute la mesure voulue. Il reste en effet que les anges ont pu pécher et que plusieurs ont péché indi­rectement contre leur loi naturelle. Comment? Avant d'a­voir reçu surnaturellement la vision immédiate de l'es­sence divine, ils ne connaissaient la loi surnaturelle que dans l'obscurité de la foi; ils ont pu dès lors pécher contre elle, surtout par orgueil, et, par suite, pécher indirecte­ment, contre la loi naturelle qui les obligeait à obéir à Dieu quoi qu'il commandât naturellement ou surnaturelle­ment[48].

Le démon en péchant ainsi a cessé directement d'aimer Dieu auteur de la grâce; par suite il a cessé indirectement d'aimer Dieu auteur de la loi morale naturelle; il a cessé enfin de s'aimer lui-même avec rectitude et d'aimer son véritable bien propre; l'orgueil le lui fait chercher là où il n'est pas. Il continue pourtant, en haïssant le juste Juge et la peine qui lui est infligée, à aimer la vie en elle­-même, et en un sens tout naturel, physique peut-on dire, nullement moral, ni surnaturel, il continue à aimer mal­gré tout l'auteur de la nature et de la vie[49].

Chez l'homme, la conséquence du principe invoqué plus haut ne s'applique pas tout à fait de la même façon: cependant dans la mesure où l'homme est esprit, le bien propre de la partie supérieure de lui-même coïncide avec le bien en soi voulu par Dieu, et en s'aimant selon la partie supérieure de lui-même, l'homme aime plus encore son Créateur; cesser de s'aimer ainsi, ce serait se détourner de Dieu.

Ce qui distingue ici l'homme de l'ange, c'est que notre intelligence est la dernière de toutes, son objet propre est donc le dernier des intelligibles, celui qui est dans l'om­bre des choses sensibles, et c'est dans le miroir de ces choses que nous connaissons les réalités purement spiri­tuelles. Notre intelligence ne voit pas intuitivement l'es­sence même de notre âme ni la loi naturelle, qui y est inscrite. De plus, l'attrait des biens sensibles par l'inter­médiaire de l'imagination, qui ne suit pas toujours la droite raison, provoque assez souvent des émotions désor­données, qui influent sur notre jugement, nous portent à l'erreur surtout dans l'ordre pratique, et par suite au péché, même à celui qui s'oppose directement à la loi naturelle. Enfin l'homme n'étant pas seul de son espèce, il peut y avoir conflit entre le bien de celle-ci et le bien sensible de l'individu, qui pèche assez souvent en préfé­rant ce bien propre utile ou délectable, et va même par­fois jusqu'aux péchés contre nature[50].

Cependant le principe de la coïncidence du bien propre de l'esprit et du bien en soi se vérifie chez l'homme, selon la parole du psaume x, 6 : dans la Vulgate : « Qui diligit iniquitatem, odit animam suam : Celui qui aime l'iniquité est l'ennemi de son âme » et selon la parole de Notre-Sei­gneur : « Celui qui perdra sa vie à cause de moi la sau­vera » (Matth., x, 39), « Celui qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera » (Matth., XVI, 25).

Du point de vue philosophique, Aristote avait parlé dans le même sens au livre IX de l'Éthique, c. 8 : « On demande, dit-il, s'il faut s'aimer soi-même plus que tout, ou porter son affection sur un autre? Ceux qui s'ai­ment eux-mêmes de préférence à tout sont généralement blâmés et on les flétrit, en quelque manière, en leur don­nant le nom d'égoïstes... - Par contre, on dit avec rai­son : Celui qu'il faut le plus aimer est notre meilleur ami, le plus sincère, celui qui ne nous veut du bien que pour nous-mêmes, quand tout le monde l'ignorerait. Or ce sont là les sentiments que chacun a pour soi-même... et donc chacun est nécessairement son meilleur ami, et par conséquent c'est lui-même surtout qu'il doit aimer.

« De ces deux manières de voir, quelle est la vraie?... Chacune est vraie suivant le sens qu'elle donne à l'expres­sion amour de soi. Ceux qui en font un terme de repro­che, appellent égoïstes les gens avides de richesses ou d'honneurs ou de plaisirs sensuels, car tels sont les pen­chants de la plupart des hommes..., et, lorsqu'on est pos­sédé de ces sortes de désirs, on s'occupe sans cesse à satisfaire ses passions, ou la partie de l'âme dépourvue de raison. C'est donc avec justice qu'on blâme et méprise ceux qui s'aiment ainsi, et qu'on appelle communément égoïstes; car personne ne s'avisera de donner ce nom à celui qui pratique plus que tout autre la justice, la tempérance, les autres vertus, et se montre empressé à faire des actions nobles et généreuses; personne ne l'en blâmera.

« C'est pourtant celui-là qui paraît plutôt s'aimer lui-­même, cherchant à s'assurer les biens réels et les plus précieux, à contenter en tout la plus noble et principale partie de lui-même... De même qu'une cité est surtout en ce qui constitue sa partie la plus importante, ainsi en est-il de l'homme. Par conséquent, celui-là surtout est ami de soi-même qui préfère à tout cette partie supé­rieure...; il a l'amour de soi, mais dans un sens tout diffé­rent de l'égoïsme que l'on blâme... Il sacrifiera richesses, honneur, et, en général, tous les biens qu'on se dispute d'ordinaire avec tant de fureur, pour s'assurer ce qu'il y a de véritablement beau et honorable : préférant la joie la plus haute, ne durât-elle que quelques instants, à des siècles de langueur, et une seule année d'une vie honora­ble et glorieuse à la plus longue existence consacrée à des actions vulgaires, enfin une seule action grande et géné­reuse à une multitude d'actions communes et petites.

« Et c'est peut-être ce qui arrive aux hommes qui font à la vertu le sacrifice de leur vie; ils réservent pour eux la plus belle et la plus noble part... Il en sera de même des honneurs et des dignités : l'homme vertueux en fera volontiers le sacrifice à son ami... préférant l'honnête à tout le reste. Enfin il est possible que l'on cède à son ami l'occasion de faire de belles actions et qu'il y ait plus de grandeur d'âme à être cause de celles qu'il fera qu'à les avoir faites soi-même... C'est ainsi qu'il faut être ami de soi-même; mais l'être comme le sont la plupart des hom­mes, voilà ce qu'il ne faut pas[51]. » Ainsi parlait Aris­tote, d'une façon qui ne manquait certes pas de noblesse.

Saint Thomas reprend cette doctrine à la lumière de l'Évangile, soit lorsqu'il traite de la magnanimité ou de la grandeur d'âme[52], soit lorsqu'il se demande si les pécheurs s'aiment vraiment eux-mêmes[53].

A cette dernière question il répond : « Chacun s'aime selon qu'il se connaît... et ainsi tous les hommes ayant conscience de leur propre vie en désirent la conservation. Mais si l'on considère ce qu'il y a en nous de principal, tous ne se jugent pas de même. Ce qu'il y a de principal dans l'homme, c'est l'esprit; le secondaire, c'est la nature sensitive et corporelle; ainsi saint Paul oppose l'homme intérieur à l'homme extérieur (II Cor., IV). Or les bons estiment que le principal en eux c'est l'esprit, ou l'homme intérieur; et ainsi ils se jugent ce qu'ils sont en réalité; les mauvais au contraire estiment que le principal en eux est la nature sensitive et corporelle, ou l'homme exté­rieur. Aussi ne se connaissant pas vraiment, ils ne s'ai­ment pas vraiment; ils aiment seulement ce qu'ils se figu­rent être; tandis que les bons se connaissant vraiment, s'aiment en vérité... Ils veulent conserver en eux l'intégrité de l'homme intérieur, ils se désirent les vrais biens qui sont les biens spirituels, travaillent à les obtenir; ils sont heureux de se recueillir, car ils trouvent dans leur propre cœur les bonnes pensées pour le présent, la mémoire des bienfaits divins, l'espoir des biens futurs, source de joie; et ils ne sont pas attristés par la division intérieure, car toute leur âme tend vers un seul bien.

« Au contraire, les méchants ne désirant pas vivre selon l'homme intérieur, ne recherchant pas les biens spirituels, ne sont pas heureux de vivre avec eux-mêmes, de se recueillir, car ils trouvent dans leur cœur les maux présents et passés, la crainte des maux futurs, le remords de la conscience... Ils ne s'aiment que selon 1a corrup­tion de l'homme extérieur... C'est cet amour de soi qui va, dit saint Augustin, jusqu'au mépris de Dieu... Ce n'est pas là le véritable amour de soi-même, mais seulement un amour apparent (qui porte sur un bien apparent); et même cet amour apparent de soi n'est pas possible chez ceux qui sont très mauvais. » De fait, les damnés se haïssent, et voudraient en un sens ne plus exister pour n'avoir plus à souffrir[54].

De tout cela il faut conclure que les vrais biens de l'es­prit coïncident avec le bien en soi, et en aimant avec rectitude sa propre perfection, en s'aimant comme il faut lui-même, l'esprit créé aime plus encore son Créateur. En cessant d'aimer sa vraie perfection, il se détournerait de Dieu. On peut certes trop aimer l'argent, les plaisirs des sens, les honneurs; mais contrairement au quiétisme, nul ne peut trop aimer la vertu[55], et en l'aimant efficace­ment, on s'aime et l'on aime plus encore le souverain Bien.

Or, ce disant, le Docteur angélique met en un puissant relief ce qui se trouvait déjà chez saint Augustin, chez saint Bernard et chez Richard[56].

Telle est, selon saint Thomas, la vraie solution du pro­blème. Bien que le Père Rousselot ait oublié de noter que l'amour, à l'opposé de la connaissance, au lieu d'attirer vers nous la réalité, nous porte vers elle, il a bien vu cette solution. Il écrit, op. cit., p. 14 : « Ainsi saint Thomas con­cilie ces deux affirmations opposées en apparence: 1° L'a­mour désintéressé est possible et même profondément natu­rel (puisque notre nature nous porte à aimer Dieu plus que nous). - 2° L'amour purement « extatique», l'amour de « pure dualité », est impossible ». En effet un amour, qui nous porterait totalement en dehors de nous-mêmes, n'aurait aucune conformité avec l'inclination primordiale de notre nature vers le bien, vers notre bien propre subor­donné au souverain Bien en soi préféré à tout.

Nous nous demandions en posant ce problème : Le pur amour de Dieu, vraiment désintéressé, est-il possible? et, s'il est possible, quel rapport a-t-il avec l'amour de soi qui est en nous naturel et foncier? Il semble, disions-nous, que nous ne pouvons aimer Dieu, que parce qu'il est notre bien, ou bon pour nous; l'aimer autrement serait, semble-­t-il, antinaturel et impossible.

A cela saint Thomas répond en distinguant la fin de l'a­mour et le sujet aimant auquel il est bon d'aimer Dieu plus que soi : « Notre nature, dit-il, ne nous porte évi­demment pas à aimer Dieu pour nous-mêmes, en le subor­donnant à nous comme à une fin, mais à l'aimer pour lui-même (et plus que nous, car il est cause première et fin suprême). Cependant, si l'on considère l'amour du côté de celui qui aime, nous ne pourrions aimer Dieu si nous ne dépendions pas du bien qu'il est lui-même[57]. » Il est sûr que si notre faculté d'aimer n'avait aucun rap­port avec Dieu, nous ne pourrions pas l'aimer; mais ce rapport existe, et il est absolument foncier, c'est celui à la cause première et à la fin dernière.

L'homme n'existe, n'est un et n'est bon, qu'en dépen­dance de Dieu créateur et conservateur, c'est la raison qui concilie ces deux assertions : 1° On ne peut s'aimer bien sans aimer Dieu PLUS ENCORE, et donc d'un amour vrai­ment pur et désintéressé; 2° on ne peut aimer Dieu sans s'aimer soi-même en Lui. « Dilectus meus mihi, et ego illi » (Cant., II, 16).

L'âme fidèle dit au Sauveur : « Je me quitterai pour me perdre en vous » ; puis elle ajoute : « Me donner à vous, il est vrai, c'est encore mon propre avantage, c'est trouver pour moi-même l'ineffable trésor d'un cœur aimant, désintéressé, fidèle comme je voudrais que fût le mien[58]. »

« Qui perdra sa vie à cause de moi, la trouvera. » Saint Bernard et Richard de Saint-Victor, étant donné surtout leur but d'exhortation, insistent particulièrement sur la première partie de cette parole du Sauveur; mais, comme saint Thomas, ils admettent évidemment la seconde, que le quiétisme a méconnue.

Ce que le Docteur angélique a vu beaucoup mieux que saint Bernard et que Richard, c'est que l'amour désinté­ressé de Dieu et du prochain n'est pas une réaction de la liberté contre notre nature, comme si notre nature prise en soi ne pouvait s'élever au-dessus de l'amour égoïste de convoitise. Certes l'inclination naturelle à la vertu est atténuée en nous par le péché originel (Ia IIæ, q. 109, a. 3), mais toute nature créée prise en soi est portée à aimer le bien de l'univers et Dieu son auteur plus que son propre bien à elle; elle est portée à s'aimer elle-même pour Dieu. C'est cette inclination que la grâce perfectionne et surélève sans la détruire, sans demander le sacrifice du désir de notre perfection et béatitude; ce désir initialement est droit, essentiellement subordonné à l'amour de Dieu pré­féré à tout; il n'est donc pas à sacrifier.


Notons enfin une conséquence de ce principe relative à l'amour du prochain : L'homme, selon sa nature spiri­tuelle, doit s'aimer après Dieu plus que son prochain; ce n'est pas là de l'égoïsme ou de l'amour déréglé de soi-­même, même si le prochain est meilleur que nous.

La raison en est donnée par saint Thomas (IIa IIæ, q, 25, a. 4) : « L'unité ou identité de chacun avec soi-même est supérieure à l'union avec un autre. Or comme l'unité est le principe de l'union, ainsi l'amour que chacun a pour soi-même est l'exemplaire et la racine de l'amitié par laquelle nous aimons autrui comme un autre nous-­même. » Amicus est alter ego... C'est pourquoi il est dit: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique, XIX, 18), c'est-à-dire : tu lui désireras les mêmes biens qu'à toi-même. Cet amour du prochain, s'il est fondé sur la recherche commune du délectable ou de l'utile, ne dépasse pas la convoitise; mais s'il est fondé sur la recher­che commune de l'honnête, c'est une véritable amitié, par elle on désire la vertu à son ami, comme à soi-­même[59].

Saint Thomas ajoute (IIa IIæ, q. 26, a. 4) : « Comme l'u­nité est supérieure à l'union (dont elle est le principe), notre participation au bien divin (qui est la raison de la charité envers nous-mêmes) est antérieure à notre associa­tion avec le prochain en ce même bien (association ou société des enfants de Dieu, qui est la raison de la charité envers autrui). L'homme doit donc par charité infuse (comme par nature) s'aimer plus que son prochain », du moins selon la partie supérieure de soi-même.

Si l'on objecte qu'il faut aimer davantage les meilleurs et que souvent le prochain est meilleur que nous, saint Thomas répond (ibid., ad 1) : il faut aimer davantage les meilleurs, en ce sens qu'on doit leur désirer la récompense supérieure qu'ils méritent; mais d'autre part nul n'est plus proche de chacun que lui-même. De Dieu seul, et non du prochain, il est vrai de dire qu'il est plus intime à nous que nous-mêmes.

Il s'ensuit que chaque juste doit plus estimer la charité qui l'unit à Dieu que la charité d'un autre juste, même si celle-ci est plus grande. Ainsi l'enfant aime plus sa mère, même pauvre et imparfaite, que la mère d'un autre, celle-ci fût-elle riche et très vertueuse, tout comme dans l'ordre des choses utiles, il préfère, dit saint Augustin, l'habit qui lui va à un autre plus grand et plus riche qui n'a pas été fait pour lui.

Des saints, sans doute, ont donné leur vie pour le pro­chain, mais même en cela, dit saint Thomas (ibid., ad 2), « ils se sont aimés davantage eux-mêmes selon la partie supérieure de l'âme; c'était là en effet la perfection de la vertu, qui est un bien de l'âme. Ce qu'ils ne pouvaient faire, c'est perdre les biens spirituels ou pécher pour déli­vrer le prochain du péché.» De même, le bien commun de la patrie peut bien exiger de nous le sacrifice de la vie, mais non pas celui des biens de l'âme, il ne peut exiger le péché ou la perte de la vertu. Si l'individu, à raison de la matière qui individualise, est subordonné à l'État, celui-ci est subordonné à la personne humaine, qui, à raison de l'âme spirituelle et immortelle, est en relation immédiate avec Dieu[60].

Telles sont les principales conséquences du principe selon lequel tout être créé est porté par sa nature même à aimer Dieu son créateur plus que soi. Nous examinerons les difficultés qu'on peut élever contre ce principe, nous en aurons ainsi une plus parfaite intelligence, et nous noterons, chemin faisant, plusieurs autres conséquences qui font pressentir la pleine harmonie de la nature et de la grâce, celle qui doit se réaliser dans la voie unitive et plus encore dans la vie de l'éternité.


Rome, Angelico.

Notes et références

  1. Cf. Fénelon, Explication des maximes des Saints sur la vie inté­rieure. Exposition des divers amours dont on peut aimer Dieu. - Bossuet, Instruction sur les États d'oraison, I. III, IV, V sur la confor­mité et l'abandon à la volonté de Dieu - Divers Écrits ou Mémoires sur le livre qui a pour titre : Explication des maximes des Saints, etc. - Préface sur l'instruction pastorale donnée à Cambrai le 15 de septembre 1697 - Remarques sur la réponse de M. l'Archevêque de Cambrai à la relation sur le quiétisme - Lettre 37°. Denzinger, Enchiridion, n° 1327-1349 : Errores de amore erga Deum purissimo - n° 1331 : « In statu sanctæ indifferentiæ nihil nobis, omnia Deo volumus » - n° 1335 : « In extremis probationibus potest animæ invincibiliter persuasum esse persuasione reflexa, et quæ non est intimus conscientiæ fundus, se juste reprobatam esse a Deo. » - n° 1336 : « ... In hac involuntaria impressione desperationis con­ficit sacrificium absolutum sui interesse proprii quoad æternitatem. » Sur le problème de l'amour au XII° et XIII° siècles, cf. P. ROUSSELOT. S.J., Pour l'histoire du problème de l'amour au moyen âge, collection Baeumker, Münster, 1908.
  2. On trouvera de très justes remarques sur Louis Chardon et Alex. Piny dans la longue étude que vient de leur consacrer M. Henri BREMOND, dans le tome VIII de son Histoire littéraire du sentiment religieux en France, sous le titre « la Métaphysique des saints », 1928. Voir en particulier, ibid., pp. 25 sqq., sur La Croix de Jésus de L. Chardon, les § 2, § 3, § 5, § 6 : « L'inclination à la Croix produite par la grâce en l'âme de Jésus-Christ. - L'état de grâce et l'inclination à la Croix. - Le « poids » crucifiant des missions divi­nes. - La catharsis « déiformante ». - Et sur Piny, p. 9l, § 1 : L'i­dée générale de sa doctrine du pur amour. - M. Henri Bremond en écrivant ces pages a comblé une lacune de l'histoire de la spiritua­lité; il a très bien vu la haute valeur de ces deux spirituels domini­cains trop peu connus.
  3. Moins personnel et au point de vue mystique moins profond que Piny et que Chardon, Massoulié reste toujours très utile à con­sulter pour l'intelligence des textes de saint Thomas qu'il a particu­lièrement étudiés en son Traité de l'Amour de Dieu, 1701, qui fut réédité à Bruxelles en 1866.
  4. IIa IIæ, q. 26, a. 3, 2a objectio. - Item Ia, q. 60, a.5, 2a objectio.
  5. Ia, q. 60, a. 5, 3a objectio.
  6. IIa IIæ, q, 26, a. 3, 3a objectio.
  7. Rousselot, op. cit., p. 1.
  8. Denzinger; n° 1021, 1025, 1034, 1037, l038, 1040.
  9. Denzinger, n° 105, 178, 179 sq.
  10. Le problème de l'amour et la solution de saint Thomas, in Angelicum, mars 1929, fasc. 1-2, p.83-124.
  11. S. Bernard, Liber de diligendo Deo, c. VIII. P. L., t. 182, col, 987, et c. XV, c. 998. Saint Thomas le dira aussi et même ajoutera : c'est une inclination naturelle.
  12. In Evang. hom, 17, n. 1. - P. L., t. 76, 1139.
  13. Cf. De Trinitate, III, 3. - P. L., t. 196, col. 917­.
  14. « O amor præceps, vehemens, flagrans... contemnis omnia præter te, te contentus ! Confundis ordines, dissimulas usum, modum ignoras : totum quod opportunitatis, quod rationis, quod pudoris, quod consilii judiciive esse videtur, triumphas in temetipso et redigis in captivitatem. » P.L., 183, col. 1163.
  15. « Amor dominum nescit... Per se satis subjectus est... Amens magis videar, sed ei qui non amat, ei qui vim non sentit amoris. » De Consideratione. P. L. 182, 727 sq.
  16. De gradibus caritatis, c. I.
  17. Saint Bernard : De diligendo Deo, c.7, n. 17. - P. L. 182, 984.
  18. Ibid., c. 10, n. 18 : « O amur sanctus et castus !... O pura et defæcata intentio voluutatis! eo certe defæcatior et purior, quo in ea de proprio nihil jam admixtum relinquitur : eo suavior et dulcior, quo totum divinum est quod sentitur. Sic affici est deificari. »
  19. « Is (amor) per se sufficit, is per se placet et propter se. Ipse meritum, ipse præmium est sibi. Amor præter se non requirit cau­sam, non fructum. Fructus ejus, usus ejus... » Sermo LXXXIII, in Cant. n. 4. - P. L. 183, 1183.
  20. De Potentia, q. 9, a. 9, 2a obj., q. 10, a. 4, ad 8; a. 5. - Ia IIæ, q. 28, a. 3, 5 – Ia IIæ, q. 26, a. 3.
  21. Tandis que, en effet, la connaissance de Dieu ici-bas le réduit en quelque sorte à la conception imparfaite qu'ici-bas nous nous faisons de Lui, l'amour nous attire vers Lui, tel qu'il est en Lui-­même. Cf. Ia, q. 82, a.3.
  22. Cf. Ia IIæ, q. 28, a. 5 : Utrum amor sit passio læsiva amantis.
  23. Cf. Ia IIæ, q. 28, a. 1 : Utrum unio sit effectus amoris - IIa IIæ, q. 28 et 29.
  24. Cf. IIa IIæ, q. 25, a. 4, et q. 26, a. 4.
  25. Cf. Ia IIæ, q. 28, a. 1.
  26. Métaphysique, l. XII, c. VII, commentaire de saint Thomas, lect. VII.
  27. Noms divins, c. IV, n. 4, 10; c. X n. 1.
  28. Ia, q. 12, a. 4-5; q. 62, a. 2; Ia IIæ, q. 5, a. 5; q. 62, a, 1; q. 109 per totam.
  29. Ia IIæ, q.85, a. 1, et q. 109, a.3.
  30. a raison principale qui porte Guillaume d'Auxerre à parler ainsi, c'est la crainte de l'hérésie pélagienne. Il dit en effet, Summa, l. II, tr. 1, c. 4, de l'ange qui naturellement aimerait Dieu plus que soi : « Sic juste et sancte vivit... quod est hæresis pelagiana. » - Il ne sait pas encore distinguer Dieu, auteur de la nature, de Dieu considéré dans sa vie intime et comme auteur de la grâce.
  31. Cf. II Sent., d.3, q. 3. Sed contra; corp., ad 1 et 2.
  32. « Bonum illud unusquisque maxime vult salvari, quod est sibi magis placens; quia hoc est appetitui informato per amorem magis conforme, hoc autem est suum bonum. Unde secundum quod bonum alicujus rei est, vel æstimatur magis bonum ipsius amantis, hoc amans magis salvari vult in ipsa re amata. Bonum autem ipsius amantis magis invenitur, ubi perfectius est et ideo pars quælibet imperfecta est in seipsa, perfectionem autem habet in suo toto : ideo etiam natu­rali amore pars plus tendit ad conservationem sui totius quam sui ipsius... Quia ergo bonum nostrum in Deo perfectum est, sicut in causa universali prima et perfecta bonorum, ideo bonum in ipso esse magis naturaliter complacet, quam in nobis ipsis.» III Sent., d. XXIX, q. 1, a. 3.
  33. « Amor (qui) fertur in bonum alicujus rei, ita quod ad rem ipsam terminatur, in quantum bonum quod habet complacet quod habeat et bonum quod non habet optatur ei, hic est amor benevolentiæ, qui est principium amicitiæ... Ideo etiam amore amicitiæ naturaliter Deus ab homine plus seipso diligitur. Et quia caritas naturam per­ficit, ideo etiam secundum caritatem Deum supra seipsum homo diligit et super omnia alia particularia bona. Caritas autem supra naturalem dilectionem ipsius addit quamdam associationem in vita gratiæ, ut supra dictum est, » Ibid.
  34. « Inclinatio naturalis in his, quæ sunt sine ratione, demonstrat inclinationem naturalem in voluntate intellectualis naturæ. Unumquodque autem in rebus naturalibus, quod secundum naturam hoc ipsum quod est ALTERIUS EST, principalius et magis inclinatur in id cujus est, quam in seipsum... Quia igitur bonum universale est ipse Deus, et sub hoc bono continetur etiam Angelus et homo et omnis creatura, quia omnis creatura naturaliter secundum id quod est, DEI EST, sequitur quod naturali dilectione etiam angelus et homo plus et principalius diligat Deum, quam seipsum. Alioquin, si naturaliter plus seipsum diligeret, quam Deum, sequeretur, quod naturalis dilectio esset perversa, et quod non perficeretur per caritatem, sed destrueretur. » Ia, q. 60, a. 5.
  35. III C. Gentes, c. 24, n° 3 : « propter hoc (unumquodque natu­raliter) tendit in proprium bonum, QUIA TENDIT IN DIVINAM SIMILITUDINEM et non e converso. » Item, Ia IIæ, q. 109, a. 3.
  36. S. Thomas in Matth., 23, 37 : « Quoties volui congregare filios tuos, quemadmodum gallina congregat pullos suos sub alas. Dicitur quod non est aliquod animal ita compatiens pullis sicut gallina. Gallina defen­dit a milvo, et vitam exponit pro eis et congregat sub alas. »
  37. « Naturale est ut quælibet pars suo modo plus amet totiam quam seipsam... Manifestum est autem quod Deus est bonum com­mune totius universi et omnium partium ejus; unde quælibet crea­tura suo modo naturaliter plus amat Deum quam seipsam; insensi­bilia quidem naturaliter, bruta vero animalia sensitive, creatura vero rationalis per intellectivum amorem, quæ dilectio dicitur. »
  38. « Manifestum est quod bonum partis est propter bonum totius. Unde naturali appetitu vel amore unaquæque res particularis amat bonum suum proprium propter bonum commune totius universi, quod est Deus. Unde et Dionysius, in l. de div. Nominibus, c. IV, lect. II, dicit quod Deus convertit omnia, ad amorem suiipsius. »
  39. III Sent., dist. 27, q. 1, a. 3.
  40. In Iam, q.60, a. 5.
  41. Cf. Salmanticenses, in Iam, q. 60, a.5, et Gonet, ibid.
  42. Cf. Ia, q. 62, a. 6 : « Sicut natura angelica facta est a Deo ad gratiam et beatitudinem consequendam; ita etiam gradus naturæ angelicæ ad diverses gradus gratiæ et gloriæ ordinari videntur... Secundo idem apparet ex parte ipsius Angeli : non enim Angelus est compositus ex diversis naturis, ut inclinatio unius naturæ impetum alterius impediat, aut retardet, sicut in homine accidit, in duo motus intellectivæ partis aut retardatur, aut impeditur ex inclinatione partis sensitivæ. Quando autem non est aliquid, quod retardet aut impediat, natura in id secundum totam suam virtutem movetur. Et ideo rationabile est, quod Angeli, qui meliorem naturam habuerunt, etiam fortius et efficacius ad Deum conversi sunt. Hoc etiam in hominibus contingit; quia secundum intensionem conversionis in Deum datur major gratia et gloria. Unde videtur quod Angeli, qui habue­runt meliora naturalia, habuerunt plus de gratia et gloria. ».
  43. Cf. S. Thomam, In Epistolam ad Hæbreos, X, 25 : « Posset aliquis dicere, quare debemus nos in fide proficere; quia motus naturalis quanto plus accedit ad terminum, magis intenditur. Contrarium est de (motu) violente. Gratia autem inclinat ad modum naturæ, ergo qui sunt in gratia quanto plus accedunt ad finem, plus debent crescere. » Item, Ia IIæ, q. 35, a. 6, corp. et ad 2.
  44. IIIa, q. 23, a. 1, ad 3 : « Bona spiritualia possunt simul a plu­ribus possideri, non autem bona corporalia. Et ideo hæreditatem corporalem nullus potest percipere nisi succedens decedenti : hære­ditatem autem spiritualem simul omnes ex integro accipiunt, sine detrimento patris semper viventis. » - Ia IIæ, q. 28, a. 5, ad 2 : « Ex defectu bonitatis contingit, quod quædam parva bona non possunt integre simul possideri a multis et ex amore talium causatur aelus invidiæ; non autem proprie ex his, quæ integre possunt a multis possideri. Nullus enim invidet alteri de cognitione veritatis, quæ a multis integre cognosci potest, sed forte de excellentia circa cogni­tionem ejus. » (Cf. Tabulam auream S. Thomæ : Bonum, n° 227.)
  45. Le vertueux aime le bien de la vertu plus encore parce qu'il est bien en soi, que parce qu'il est perfectionné par lui, que parce qu'il est un bien pour lui; la raison formelle en effet pour laquelle ce bien lui apporte une vraie perfection c'est qu'il est bien en soi et lui-même est aimé comme fin, pour sa valeur intrinsèque. Cf. Saint Thomas in l. IX Ethicorum, c. VIII, lect. 9, et Ia, q. 60, a. 5, ad 2 : « Cum dicitur Deus diligitur ab Angelo, in quantum est ei bonus, si ly in quantum dicat finem, sic falsum est. Non enim diligit natura­liter Deum propter bonum suum, sed propter ipsum Deum. Si vero dicat rationem ex parte amantis, sic verum est : non enim esset in natura alicujus, quod amaret Deum, nisi ex eo quod unumquodque dependet a bono, quod est Deus. » - Item, IIa IIæ, q. 26, a. 3, ad 2 : « Bonum totius diligit quidem pars, secundum quod est sibi con­veniens; non autem ita quod bonum totius ad se referat, sed potius ita quod seipsam refert in bonum totius. »
  46. Cf. Denzinger, n° 1232 : « Qui suum liberum arbitrium Deo donavit, de nulla re debet curam habere, nec de inferno, nec de paradiso; nec debet desiderium habere, propriæ perfectionis, nec virtutum, nec propriæ sanctitatis, nec propriæ salutis, cujus spem purgare debet. » - Cette proposition est de Molinos, la même erreur se retrouve atténuée chez Fénelon. Denzinger, 1344, 1345.
  47. Cf. Ia, q. 50, a, 4.
  48. Cf. S. Thomas, De Malo, q. 16, a.3 : Utrum diabolus peccando appetierit æqualitatem divinam.-«... Dicit Philosophus in IX Ethic., c. IV, quod unusquisque appetit bonum sibi... Unde patet quod diabolus non appetiit id quo existente jam ipse idem non esset... ac tolleretur ejus species... Unde relinquitur quod non potuit appetere absolutam Dei æqualitatem. Et simili ratione non potuit appetere quod absolule non esset Deo subjectus : tum quia hoc est impossibile, nec potuit in ejus apprehensione cadere quasi possibile..., tum etiam quia ipse esse desineret, si totaliter Deo subjectus non esset. Et quidquid aliud dici potest quod ad ordinem naturæ pertineat, in hoc ejus malum consistere non potuit : malum enim non invenitur in his quæ sunt semper in actu, sed solum in his in quibus potentia potest separari ab actu, ut dicitur in Metaph. (com. 22). Angeli autem sic conditi sunt, ut quidquid pertinet ad naturalem perfectionem eorum, statim a principio suæ creationis habuerint; tamen erant in potentia ad supernaturalia bona, quae per Dei gratiam consequi poterant. Unde relinquitur quod pec­catum diaboli non fuerit in aliquo quod pertinet ad ordinem naturalem, sed secundum aliquid supernaturale. » - Cf. Ia, q. 63, a. 1, ad 3 : «Naturale est Angelo quod convertatur motu dilectionis in Deum, secundum quod est principium naturalis esse. Sed quod convertatur in ipsum, secundum quod est objectum beatitudinis supernaturalis, hoc est ex amore gratuite, a quo averti potuit peccando. »
  49. Ia, q. 60, a. 5, ad 5 : « Illi qui non vident essentiam Dei, cognos­cunt eum per aliquos particulares effectus, qui interdum eorum voluntati contrariantur. Et sic hoc modo dicuntur odio habere Deum, cum tamen, in quantum est bonum commune omnium, unumquodque naturaliter plus diligat Deum, quam seipsum. »
  50. Cf. S. Thomas, IIa IIæ, q. 154, a. 12 : « Sicut in speculativis error circa ea quorum cognitio est homini naturaliter indita, est gravissi­mus et turpissimus; ita in agendis agere contra ea, quæ sunt secun­dum naturam determinata, est gravissimum et turpissimum. »
  51. Traduction Thurot. - Il est probable qu'Aristote a voulu réfu­ter dans ce chapitre la doctrine de Platon sur le même sujet (Les Lois, l. V) et qu'il a cru devoir opposer une distinction fondée sur l'exacte observation de la nature humaine, à la condamnation trop absolue portée par son maître contre l'amour de soi.
  52. IIa IIæ, q. 129, a. 1, 2, etc.
  53. IIa IIæ, q. 25, a. 7.
  54. Cf. Ia IIæ, q. 29, a. 5, et Suppl., q. 98, a. 3.
  55. Quæst. disp. de Caritate, a. 7, ad 13 : « Amantes seipsos vitupe­rantur, in quantum plus debito seipsos diligunt, quod quidem non contingit quantum ad bona spiritualia, quia nullus potest nimis amare virtutes; sed quantum ad bona exteriora et corporalia potest aliquis nimis amare seipsum. » - « Tantum quis diligit vitam animæ, quantum diligit Deum. » De Perfectione vitae spiritualis, c. 15.
  56. Nous avons cité plus haut les formules de saint Augustin, notées par le P. Rousselot (op. cit., p. 41) : « Qui a appris à s'aimer, aime Dieu. - Celui qui s'aime, sans aimer Dieu, ne, s'aime pas vraiment; celui qui ne s'aime pas, mais aime Dieu, s'aime véritablement comme il faut. » « Qui se diligere novit, Deum diligit » (de Trinitate, l. XIV, 14. - P.L. 42, 1050). - Item in Tract. in Joan., CXXIV, c. 21, P. L. 35, 1968 : « Nescio quo enim inexplicabili modo, quisquis se ipsum, non Deum, amat, non se amat ; et quisquis Deum, non se ipsum, amat, ipse se amat. » Saint Bernard dit que même chez l'infidèle « clamat intus ei innata... justitia, quia ex toto se illum diligere debeat, cui se totum debere non ignorat. » De diligendo Deo, c. II, P. L. 182, 978. Richard de Saint-Victor dit aussi: « Fluit igitur (cor), sed non effluit, quia sic se derivat ad alios, ut a se aliquatenus non recedat... neque etiam necesse est ut in his excessibus quibus humani spiritus lutosis sensibus divino munere avelluntur, extra se esse dicamus... Ubi ergo sunt, inquis? In eo quod interius est sui.., castissimo complexu con­veniant cum dilecto et ibi melius secum sunt... » (De gradibus cari­tatis, c.4, P. L. 196, 1206).
  57. « Cum dicitur quod Deus diligitur ab Angelo, in quantum est ei bonus, si ly in quantum dicat finem, sic falsum est. Non enim dili­git naturaliter Deum propter bonum suum, sed propter ipsum Deum. Si vero dicat rationem amoris ex parte amantis, sic verum est : non enim esset in natura alicujus, quod amaret Deum, nisi ex eo, quod unumquodque dependet a bono, quod est Deus. » Item IIa IIæ, q, 26, a. 13, ad 3 : « Unicuique (in patria) erit Deus tota ratio diligendi; eo quod Deus est totum hominis bonum. Dato enim per impossibile, quod Deus non esset hominis bonum, non esset ei ratio diligendi. Et ideo in ordine dilectionis oportet, quod post Deum homo maxime diligat seipsum. » Item III Sent., d. 29, q. 1, a. 3, ad 2.
  58. Prière et consécration au Cœur Eucharistique de Jésus.
  59. Cf. S. Thomas (in Ethicam; l. VIII, c. 2, lect. 3) montre après Aristote que seule l'amitié fondée sur l'honnête aime le bien en soi, désiré à autrui comme à nous; tandis que l'amitié fondée sur le délectable ou sur l'utile n'aime que le bien pour nous et n'est qu'acci­dentellement une amitié; elle cesse d'ailleurs avec l'utilité et la d.ck;c­tation désirée, parfois le jour même où elle est née.
  60. On ne saurait en effet confondre l'individu et la personne; l'individuation se prend du côté de la matière, même dans l'humanité du Sauveur; la personnalité est ce par quoi chacun est capable d'exis­ter séparément, d'opérer par lui-même, ce par quoi chacun est sui juris ; dans le Christ, la personnalité est incréée, c'est celle même du Verbe. Sur la subordination de l'individu à l'autorité sociale, cf. S. Thomas, Ia IIæ, q. 96, a. 4 : «Les lois humaines justes obligent en conscience. » Sur la supériorité de la personne par rapport aux lois humaines, cf. ibidem : « Les lois injustes n'obligent pas en conscience... » et même si elles sont contraires à la religion et portent par exemple à l'idolâtrie, il faut y résister jusqu'au martyre. » Item, IIa IIæ, q. 104, a. 5, ad 2um : « Les hommes ne sont pas obligés d'obéir en toutes choses à leurs supérieurs; pour certaines choses ils sont immédiatement sou­mis à Dieu, qui les instruit par la loi naturelle ou par la loi écrite. »
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