La rémunération du capital à la lumière de la doctrine de l'Église : Différence entre versions

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Doctrine sociale de l'Église
Auteur : Denis Ramelet, doctorant en droit de l'université de Lausanne
Source : Catholica
Date de publication originale : Hiver 2004-2005

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

La rémunération du capital à la lumière de la doctrine traditionnelle de l’Eglise catholique

La doctrine catholique ne condamne pas la rémunération du capi­tal en tant que telle[1], mais uniquement cette forme particulière que constitue le prêt à intérêt, appelé « usure », ainsi que d’autres formes de rémunération du capital qui y sont apparentées et, par consé­quent, elles aussi « usuraires ». Quelle est la position actuelle de l’Eglise catholique au sujet de l’usure ? Pourquoi la doctrine traditionnelle de l’Eglise juge-t-elle le prêt à intérêt non conforme à l’équité ? Enfin, existe-t-il des alternatives équitables au prêt à intérêt ainsi qu’aux autres pratiques usuraires ?

L’encyclique Vix pervenit[2], adressée le 1er novembre 1745 par Benoît XIV aux évêques d’Italie est la dernière prise de position doctrinale[3] du Magistère catholique au sujet du prêt à intérêt. A l’encontre de l’opinion libérale d’un patricien de Vérone, le pape réaffirme la doctrine tradi­tionnelle de l’Eglise. Premièrement, il n’est pas permis de toucher des intérêts rémunératoires en vertu d’un contrat de prêt. Deuxièmement, il est permis de toucher des intérêts compensatoires en vertu d’un titre extrinsèque au contrat de prêt (par exemple un dommage subi par le prêteur). Troisièmement, il est permis de toucher une véritable rémuné­ration en vertu de contrats autres que le prêt (en particulier le contrat de société et la rente foncière).

Toutefois, sous la pression de la vague libérale de 1830, le Magistère, sans revenir sur sa condamnation de l’usure, a été contraint d’en assouplir, jusqu’à nouvel avis, la discipline. Ainsi, le 18 août 1830, Pie VIII répond à l’évêque de Rennes[4] que les confesseurs peuvent absoudre les personnes qui prêtent de l’argent à intérêt, pourvu qu’elles respectent le taux fixé par le droit civil et qu’elles s’engagent à se soumettre aux instructions ultérieures du Magistère.

Le 29 juillet 1836, Grégoire XVI étend la portée de l’encyclique Vix pervenit, adressée à l’origine aux seuls évêques italiens, à l’Eglise universelle[5].

En 1873, sous le pontificat de Pie IX, une Instruction de la Sacrée Congrégation pour la propagation de la foi[6] confirme simultanément la doctrine de Vix pervenit et la décision disciplinaire de 1830.

En 1891, Léon XIII dénonce l’usure dans sa grande encyclique sociale Rerum novarum[7] : « Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l’Eglise, elle n’a cessé d’être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d’une insatiable cupidité »[8].

Le Code de droit canonique de 1917, élaboré sous le pontificat de Pie X et promulgué par Benoît XV, consacre la position de l’Instruction de 1873 dans son canon 1543[9]. Cependant ce canon n’a pas été repris dans le nouveau Code de droit canonique promulgué par Jean-Paul II en 1983.

Néanmoins, le Catéchisme de l’Eglise catholique, publié par Jean-Paul II en 1992, mentionne l’interdiction du prêt à intérêt parmi les mesures juridiques prises « dès l’Ancien Testament » pour venir en aide aux pauvres (§ 2449) et dénonce « des systèmes financiers abusifs sinon usuraires » entre les nations (§ 2438) ainsi que « les trafiquants, dont les pratiques usuraires et mercantiles provoquent la faim et la mort de leurs frères en humanité » (§ 2269).

Enfin, une dépêche de l’agence de presse vaticane Zenit du mercredi 14 avril 1999[10], rapporte que, lors de l’audience générale du matin même, Jean-Paul II a salué un millier des bénévoles appartenant à di verses fondations italiennes luttant contre l’usure et qu’il les a encoura gés à poursuivre leur combat. La même dépêche ajoute qu’au mois de juin 1997, le secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui était alors Mgr Tarcisio Bertone, avait déclaré qu’il semblait opportun de publier une nouvelle encyclique sur l’usure et sur l’argent en général.

On le voit, le Magistère n’est pas revenu sur sa condamnation de l’usure, il en a seulement assoupli la discipline jusqu’à nouvel avis. Peut-être celui-ci n’est-il pas si lointain ? Il n’est donc pas vain d’essayer de trouver des alternatives équitables au prêt à intérêt et aux autres pratiques usuraires. C’est ce que nous ferons dans la dernière partie de cet article. Avant cela, il convient d’examiner pourquoi la doctrine traditionnelle de l’Eglise juge le prêt à intérêt non conforme à l’équité.


Le caractère inéquitable du prêt à intérêt

Selon l’encyclique Vix pervenit — dernière prise de position doctrinale du Magistère catholique — en quoi l’usure consiste-t-elle ? Précisé ment en ce que le prêteur reçoit, en vertu du prêt lui-même, davantage que ce qu’il a prêté[11].

C’est une injustice, car « la loi du prêt [...] consiste nécessairement dans l’égalité entre ce qui est donné et ce qui est rendu »[12]. Le prêt ne saurait être une opération lucrative pour le prêteur, mais seulement un service rendu gracieusement à l’emprunteur. Par conséquent, les profits devraient être réalisés sur la base d’autres contrats. Le prêt ne devrait jouer qu’un rôle accessoire dans les affaires. Cependant, si le prêt ne doit pas enrichir le prêteur, il ne doit pas non plus l’appauvrir. C’est pourquoi, si le prêteur n’a pas le droit de toucher des intérêts rémunératoires en vertu du prêt lui-même, il a en revanche le droit de toucher des intérêts compensatoires en vertu de titres extrinsèques au contrat de prêt[13]. Contrairement aux intérêts rémunératoires, les intérêts compensatoires ne sont pas proportionnels à la somme prêtée et au temps écoulé : ce sont des dommages-intérêts égaux à une perte subie par le prêteur, notamment à l’occasion du prêt mais indépendamment de la volonté des parties.

Le cas le plus fréquent est celui de l’inflation : si le prêteur ne récupère que le montant qu’il a prêté, il se retrouve effectivement appauvri puis que l’argent perd de sa valeur au cours du temps. Son droit consiste alors à recevoir, en plus du montant qu’il a prêté, des intérêts compensant la perte de valeur de ce montant entre le moment du prêt et celui du remboursement.

Mis à part l’inflation, qui doit toujours être compensée, quelles sont les autres formes de pertes qui peuvent donner lieu à indemnisation ? Il y a d’une part le cas de celui qui, ayant prêté de l’argent, n’en a plus assez pour réparer le toit de sa maison, ce qui cause des dégâts : c’est le dommage effectif (damnum emergens). Il y a d’autre part le cas de celui qui, ayant prêté de l’argent, n’en a plus assez pour pouvoir conclure une affaire qui se présente : c’est le gain manqué (lucrum cessans).

Il faut en outre distinguer selon que la perte survient avant ou après l’échéance du délai de remboursement. Si c’est avant, écrit Thomas d’Aquin[14], « l’emprunteur n’est pas tenu de verser un dédommagement : en effet, le prêteur doit avoir veillé à ne pas encourir de dom mage, et l’emprunteur ne doit pas être exposé à un dommage en raison de la sottise du prêteur ». Au contraire, si la perte survient après l’é­chéance du délai de remboursement, c’est-à-dire si l’emprunteur est en retard, celui-ci est tenu d’indemniser le prêteur, au moins en cas de dommage effectif.

Les choses s’avèrent plus délicates en cas de gain manqué car, toujours selon Thomas d’Aquin[15], celui qui conclut une affaire n’a qu’un gain potentiel, et bien des événements peuvent en empêcher la réalisation. C’est pourquoi l’emprunteur, dont le retard dans le remboursement empêche le prêteur de conclure une affaire, n’est tenu qu’à une « certaine » (aliquam) compensation, « selon la condition des personnes et des affaires ». L’emprunteur ne saurait invoquer une prétendue productivité intrinsèque du capital pour réclamer, sans lien avec un investisse ment déterminé, des intérêts proportionnels à la somme prêtée et au temps écoulé.

D’accord, dira-t-on, le prêt n’est pas destiné à procurer un gain au prêteur, mais à rendre service à l’emprunteur. Cependant, l’emprunteur va le plus souvent réaliser des profits avec l’argent prêté. L’intérêt n’est rien d’autre que la légitime participation du prêteur à ces profits.

Pour Benoît XIV, au contraire, le fait que l’emprunteur réalise des profits grâce à l’argent prêté ne justifie pas le prélèvement d’un intérêt par le prêteur[16].

N’est-il donc pas légitime que le prêteur participe aux profits réalisés avec son argent ?

Là est toute la question : est-ce que l’argent que je prête reste mon argent, comme la voiture que je prête reste ma voiture ?

Le droit distingue les choses « consomptibles » et « non consomptibles »[17]. Une chose est consomptible si son usage normal consiste à la consommer ou à l’aliéner. La nourriture est faite pour être consommée, l’argent est fait pour être dépensé, c’est-à-dire aliéné ; ce sont donc des choses[18] consomptibles. En revanche, si l’usage normal d’une voiture ou d’un outil « use » ces choses, il ne les « consomme » ni ne les aliène ; ce sont donc des choses non consomptibles.

Cette distinction entre choses consomptibles et non consomptibles fait qu’il y a deux contrats de prêt différents : d’une part le prêt « de consommation » (en latin mutuum), qui porte sur les choses consomptibles, d’autre part le prêt « à usage » (en latin commodatum), qui porte sur les choses non consomptibles. La parenté entre ces deux contrats réside dans l’obligation de restituer : qui dit prêt, dit restitution. Quant aux différences, il y en a principalement deux, qui découlent de la différence de nature entre les choses prêtées, chose consomptible d’une part, chose non consomptible de l’autre.

La première différence concerne l’objet de la restitution. Celui qui conclut un contrat de prêt à usage en empruntant une voiture (chose non consomptible), doit restituer la voiture qu’il a empruntée, et pas une autre, fût-elle du même modèle. A l’inverse, celui qui conclut un contrat de prêt de consommation en empruntant une chose consompti ble, comme de l’argent, doit « en rendre autant de même espèce et qualité ». Ainsi en disposent identiquement le Code civil français (art. 1892) et le Code suisse des obligations (art. 312).

La seconde différence, qui nous intéresse plus particulièrement, concerne le statut « réel » (du latin res, qui signifie « chose ») de la chose prêtée, c’est-à-dire son statut d’objet de droit : si je prête ma voiture (chose non consomptible), j’en garde la propriété, alors que si je prête une chose consomptible, comme de l’argent, j’en transfère la propriété à l’emprunteur. En effet, on emprunte de l’argent en vue de le dépenser, c’est-à-dire de l’aliéner. Or, on ne peut aliéner, c’est-à-dire donner en propriété à quelqu’un d’autre, que ce dont on est soi-même propriétaire. Par conséquent, l’emprunteur d’une somme d’argent en devient propriétaire en lieu et place du prêteur. C’est bien ce qu’on lit tant dans le Code civil français[19] que dans le Code suisse des obligations[20]. Ainsi donc, si je dis que celui à qui j’ai prêté de l’argent a réalisé des profits avec mon argent, je fais erreur. Par l’effet du contrat, mon argent est devenu son argent.

Or, les principes généraux des droits réels, c’est-à-dire des droits sur les choses – par exemple le droit de propriété – sont simples : res fructificat domino, la chose fructifie pour son maître, et corollairement : res perit domino, la chose périt pour son maître. Telle est bien la substance des dispositions du Code civil français[21]. Ces deux principes ne font qu’exprimer l’évidence : c’est à celui ou ceux qui ont des droits sur une chose d’en percevoir les profits et d’en assumer les éventuelles pertes.

Comme nous l’avons vu, le prêteur d’une somme d’argent n’a droit qu’au remboursement d’une somme égale, mais perd tout droit sur la somme prêtée elle-même. N’étant plus maître de la chose, il n’a plus de titre à en percevoir les profits, même en partie. Le prêteur n’est donc pas légitimé à percevoir un intérêt au titre de la participation aux profits réalisés avec l’argent prêté.

N’étant plus maître de la chose, le prêteur n’a pas non plus à en assumer la perte, même partiellement[22]. Pour le prêteur, qui continue à prétendre à son remboursement intégral même après l’éventuelle faillite de l’emprunteur, l’insolvabilité de ce dernier est un risque de pur fait qu’il ne faut pas confondre avec le risque que l’investisseur assume juridiquement en renonçant, en cas de faillite, à tout ou partie de son apport. C’est le risque assumé juridiquement qui manifeste un droit sur la chose, non le risque de pur fait.

Le prêt à intérêt est donc un « monstre » juridique, un hybride contradictoire. D’un côté, le prêteur n’est pas considéré comme propriétaire de la somme prêtée, puisqu’il n’a pas part aux pertes. De l’autre, le prêteur est considéré comme propriétaire de la somme prêtée, puisqu’il a part aux profits. Le prêt à intérêt introduit donc une incohérence — et constitue par conséquent un corps étranger — dans l’ordre juridique.

L’intérêt rompt l’équilibre des prestations entre les parties, ce qui fait du prêt à intérêt un contrat « lésionnaire » ou « léonin », c’est-à-dire un contrat inéquitable par lequel une partie (le prêteur) se taille « la part du lion » au détriment de l’autre partie (l’emprunteur).

Existe-t-il des alternatives équitables au prêt à intérêt et aux autres pratiques usuraires ?


Pour une rémunération équitable du capital

Dans l’encyclique Vix pervenit, Benoît XIV ne se contente pas de condamner le prêt à intérêt, il indique aussi des alternatives. Voici ce qu’il écrit : « On pourra souvent investir et utiliser son argent de façon régulière par d’autres contrats, distincts de par leur nature du contrat de prêt, soit pour obtenir des revenus annuels, soit aussi pour faire un commerce ou des affaires licites, et en percevoir des gains honorables »[23]. En effet — nous l’avons dit dès le départ — la doctrine catholique ne condamne pas la rémunération du capital en tant que telle, mais uniquement cette forme particulière qu’est le prêt à intérêt, ainsi que d’autres formes de rémunération du capital qui lui sont apparentées. Quels sont ces « autres contrats » permettant de « percevoir des gains honorables » ?


Le contrat de société

Outre la rente foncière, qui est traitée ci-dessous, il s’agit principalement du contrat de société, qui permet de « faire un commerce ou des affaires licites » en « confiant son argent à autrui de façon à en tirer un profit légitime »[24]. Exemple typique : une personne qui a de l’argent – un investisseur – et une autre personne qui a un savoir-faire s’associent pour produire et vendre un bien ou un service. Les associés ou sociétaires « mettent en commun le gain et le dommage »[25]. En vertu du principe res perit domino, le fait que l’investisseur participe juridiquement aux pertes est le signe de son droit sur les apports engagés dans l’entreprise (parmi lesquels son argent). En vertu du principe res fructificat domino, ce droit sur les apports engagés lui donne celui de percevoir une part des profits réalisés par l’entreprise grâce à ces apports. Le contrat de société permet à l’investisseur de prétendre, légitimement cette fois, à une part des profits réalisés par d’autres avec son argent.


Qu’en est-il du prêt partiaire ?

Il existe une forme particulière de prêt à intérêt dont certaines modalités se rapprochent de celles du contrat de société. Il s’agit du prêt « partiaire » ou prêt « participatif », dont l’intérêt se calcule en proportion non pas de la somme prêtée mais du profit réalisé par l’emprunteur. Fondamentalement, le prêt partiaire est affecté du même vice rédhibitoire que le prêt à intérêt « classique » : le prêteur participe aux profits sans participer aux pertes, ce qui – rappelons-­le – est contradictoire, puisque cela signifie qu’il est à la fois propriétaire et non propriétaire. Néanmoins, le prêt partiaire a l’avantage par rapport au prêt à intérêt classique d’éviter de couler, en l’écrasant sous les frais financiers, une entreprise dont l’exploitation est temporaire ment déficitaire voire insuffisamment bénéficiaire, puisqu’il n’y a pas d’intérêts à payer s’il n’y a pas de profit réalisé[26]. On pourrait d’ailleurs rapprocher encore le prêt partiaire du contrat de société en prévoyant une certaine forme de participation du prêteur aux pertes subies par l’emprunteur[27].


Obligations ou actions ?

Celui qui acquiert une obligation prête à intérêt le montant nominal à la société émettrice. C’est donc de l’usure. Au contraire, celui qui acquiert une action, ou tout autre titre représentant une part du capital de la société émettrice, accepte de participer aux éventuelles pertes de cette dernière. Si la société ne dégage pas de bénéfices, il ne touche pas de dividendes (alors que les intérêts des obligations sont versés de toute façon). Si la société fait faillite, il ne récupère quelque chose que si les créanciers, parmi lesquels les détenteurs d’obli­gations, ont été intégralement remboursés. Le fait que l’actionnaire participe juridiquement aux pertes est le signe de son droit sur les actifs de la société (res perit domino). Ce droit sur les actifs lui donne le droit de percevoir une part des profits réalisés par la société (res fructificat domino). L’actionnariat, qui est la forme la plus courante de contrat de société, n’est donc pas usuraire[28].


Hypothèque ou rente foncière ?

Le prêt hypothécaire n’est rien d’au­tre qu’un prêt à intérêt garanti par un gage immobilier. Toutefois, il serait possible de transformer cette pratique usuraire en une autre qui ne l’est pas : la rente foncière, laquelle permet, écrit Benoît XIV dans l’encyclique Vix pervenit, « d’obtenir des revenus annuels »[29] </sup>non usuraires. La bulle Cum onus, promulguée par Pie V le 15 janvier 1569, assimile la rente foncière à une vente d’usufruit[30]. Le propriétaire d’un immeuble (terrain ou bâtiment) vend au rentier, contre une certaine somme versée par ce dernier au début du contrat, tout ou partie des revenus[31] que l’immeuble générera jusqu’au rachat de la rente, c’est-à-dire jusqu’à ce que le propriétaire mette fin au contrat en remboursant au rentier la somme que celui-ci a versée au début.

Prenons un exemple. Quelqu’un désire acheter une maison pour y habiter. Au lieu que la banque lui prête à intérêt tout ou partie de la somme nécessaire, elle lui donne tout ou partie de cette somme, charge à lui de verser périodiquement à la banque tout ou partie du revenu qu’il en tire, c’est-à-dire de l’argent qu’il économise en n’ayant pas à payer de loyer. Les versements ne prennent fin que lorsque le propriétaire rembourse à la banque la somme qu’elle lui a donnée pour acheter la maison.

La différence fondamentale entre le prêt hypothécaire et la rente foncière se concrétise en cas de perte partielle ou totale de la valeur de l’immeuble[32], que cette perte soit d’origine physique (dommage ou destruction) ou juridique (expropriation partielle ou totale). Si la vente de l’immeuble endommagé ne suffit pas à rembourser entièrement la dette, le créancier hypothécaire peut s’en prendre à l’ensemble du patri moine du débiteur et continuer à prétendre à son remboursement intégral même après la faillite de ce dernier. Le créancier hypothécaire assume donc un risque de pur fait. Au contraire, en cas de dommage physique ou juridique entraînant une diminution des revenus générés par l’immeuble, l’acheteur d’une rente voit sa rente réduite d’autant. Si l’immeuble disparaît[33], le contrat de rente s’éteint, sans que l’acheteur soit remboursé de la somme qu’il a versée au début du contrat. L’ache­teur de la rente assume donc juridiquement le risque de perte, ce qui manifeste son droit sur l’immeuble lui-même, droit sur l’immeuble qui légitime l’acheteur de la rente à percevoir tout ou partie des revenus que l’immeuble génère.

Signalons que le droit suisse connaît une institution très proche de la rente foncière : la « lettre de rente ». Cet instrument de crédit étant de moins en moins utilisé, même dans les quelques cantons catholiques de Suisse orientale où il a eu un relatif succès, en particulier à Lucerne, les autorités helvétiques envisagent sérieusement de le supprimer.


Petit crédit ou mont-de-piété ?

Le « petit crédit » (aussi appelé « crédit à la consommation ») est plus petit par les sommes prêtées que par les taux pratiqués... Car la seule manière de réaliser des profits substantiels en prêtant de petites sommes, c’est de les prêter au taux le plus élevé possible. En France, le taux d’intérêt maximal pour une opération don née est fixé relativement au taux d’intérêt moyen pratiqué pour ce type d’opération. En Suisse, une loi fixe le taux d’intérêt maximal, qui est en pratique le taux auquel prêtent les établissements de petit crédit. Actuellement, ce taux est fixé à 15%. A ce taux, en trois ans seulement, les intérêts s’élèvent à près de la moitié de la somme prêtée. Si l’on met à part ceux, de plus en plus nombreux, qui mettent sans nécessité, par pure faiblesse, le doigt dans l’engrenage du surendettement, la principale raison qui pousse à recourir au petit crédit est la survenance d’un coup dur. Or le recours au petit crédit aggrave la situation plus sûrement qu’il ne l’améliore.

C’est justement pour éviter aux personnes en difficulté de tomber dans les griffes des usuriers qu’à la fin du XVe siècle des religieux eurent l’idée de fonder des établissements de crédit charitables, les fameux monts-de-piété qui, étant à but non lucratif, pourraient pratiquer le prêt sur gage à des taux défiant toute concurrence. Il y eut alors une controverse dans l’Eglise : ces taux, fussent-ils les plus bas possibles, ne sont-ils pas malgré tout usuraires ? En 1515, Léon X trancha la question dans la bulle Inter multiplices[34] : les monts-de-piété sont légitimés à demander à l’emprunteur quelque chose en plus du remboursement du prêt, pour vu que ce soit « sans lucre et à titre d’indemnité ».

Actuellement – à titre d’exemple – les taux pratiqués par la Caisse publique de prêts sur gages de Genève vont de 0% pour les prêts inférieurs à 200 francs suisses à 8,5% pour les prêts supérieurs à 500 francs suisses.


Crédit à court terme et escompte

Le crédit à court terme a été explicitement censuré par le Magistère catholique en 1679, quand Innocent XI a « condamné et prohibé [...] comme scandaleuse et pernicieuse dans la pratique »[35] </sup>la proposition suivante : « Une somme versée étant plus précieuse qu’une somme à verser, et puisqu’il n’y a personne qui ne préfère une somme présente à une somme future[36], le prêteur peut exiger du débiteur quelque chose en plus du capital prêté, et être excusé d’usure à ce titre »[37].

Au contraire du prêt de longue durée, le crédit à court terme peut difficilement être transformé en prise de participation. Les formes de crédit à court terme (lignes de crédit, comptes courants etc.) ne devraient donc être que des facilités offertes par les banques à prix coûtant, c’est-à-dire avec couverture des frais mais sans prélèvement d’une marge bénéficiaire, dans le cadre d’un autre contrat à plus long terme, lucratif celui-ci.

Quant à l’escompte, qui consiste à verser une somme inférieure à ce qui était prévu si on la verse avant l’échéance, il n’est que l’opération inverse du crédit à court terme. C’est donc aussi une usure, dont la particularité est d’être pratiquée non pas par le créancier mais par le débiteur.


Banque ou fonds de placement ?

Les banques islamiques, c’est-à-dire celles qui appliquent la loi coranique, ne pratiquent pas le prêt à intérêt (riba). Comment fonctionnent-elles ? Comme des fonds de placement : au lieu de prêter à la banque de l’argent que celle-ci va ensuite prêter à ses clients, l’épargnant participe au capital de la banque, laquelle participe à son tour au capital des entreprises qu’elle finance. Reposant sur la prise de participation, et donc la prise de risque, l’activité des banques islamiques, comme celle des fonds de placement, n’est pas usuraire. Outre la prise de participation (musharaka), les banques islamiques connaissent d’autres types d’investissements non usuraires, dont les principaux sont la commandite (mudarabah), qui est une forme de société, et la location-vente (ijara), aussi appelé leasing[38]. La première banque islamique d’Europe vient d’ouvrir ses portes en Angleterre. Le succès que lui prédisent les analystes incitera-t-il les autres banques à renoncer à leurs pratiques usuraires ?

* * *

L’usure est partout, semble-t-il. Mais dans divers cas, bien qu’il y ait apparence d’usure, la réalité n’y est pas. Qu’il s’agisse des emprunts d’Etat (émissions d’obligations, « bons du Trésor »), de l’épargne bancaire ou même de l’épargne privilégiée (taux surélevés dans le cadre de politiques redistributives), les intérêts servis ne couvrent que fictive ment l’inflation réelle... En même temps, certaines pratiques bancaires comme le « petit crédit » ou les taux de découverts, sont ressenties comme usuraires mais considérées comme un mal nécessaire. Une sorte d’idéologie « bancocratique » fait barrage à la moindre remise en cause.

Le prêt à intérêt et les pratiques apparentées sont comme telles inéquitables. Il existe cependant d’autres formes de rémunération du capital, qui se révèlent à la fois équitables et praticables même dans le cadre d’une économie libérale. Elles sont certes plus complexes, mais l’équité, qui est de l’ordre de la justice, doit en tout état de cause l’emporter sur la facilité, qui est de l’ordre de l’utilité. Telle est la doctrine dont on ne voit guère de justification de s’écarter. Elle heurte de plein fouet la pensée unique libérale-socialiste, qui associe une économie dérégl(ement)ée et un Etat occupant l’entier du champ social. Le problème est systémique et à long terme. Il mériterait donc une réflexion aussi critique que soutenue. Comment une telle réflexion pourrait-elle avoir lieu quand ceux-là même qui font profession d’éclairer moralement leurs semblables conçoivent l’éthique comme un « supplément d’âme » destiné à mettre de l’huile dans le système et évitent soigneusement d’en contester la légitimité de principe ?

DENIS RAMELET




  1. La doctrine catholique ne se confond donc pas avec la doctrine marxiste.
  2. Denzinger / Hünermann, Symboles et définitions de la foi catholique, Paris, Cerf, 1996 (ci-après : Denzinger), n. 2546-2550.
  3. Il est important de distinguer la doctrine, qui est ce que l’Eglise enseigne au sujet d’une chose, de la discipline, qui est le comportement que l’Eglise impose par rapport à une chose.
  4. Denzinger n. 2722-2724.
  5. A. Utz, La Doctrine sociale de l’Eglise à travers les siècles, Rome/Paris, Herder/Beauchesne, 1970, vol. 3, p. 1981.
  6. Denzinger n. 3105-3109.
  7. E. Marmy, La Communauté humaine selon l’esprit chrétien, Fribourg/Paris, Editions St-Paul, 1949, pp. 295-334.
  8. Id., p. 298, n. 434.
  9. « Si une chose fongible est donnée à quelqu’un en propriété et ne doit être restituée ensuite qu’en même genre, aucun gain à raison du contrat lui-même ne peut être perçu ; mais dans le prêt d’un chose fongible, il n’est pas illicite en soi de convenir d’un profit légal, à moins qu’il n’apparaisse immodéré, ou même d’un profit plus élevé, si un titre juste et proportionné peut être invoqué ».
  10. Cette dépêche (en anglais), référence ZE99041403, est disponible sur la version anglaise du site Internet de Zenit : www.zenit.org/english (sous « Archive »).
  11. Benoît XIV écrit que l’usure « consiste dans le fait que quelqu’un veut qu’en vertu du prêt lui-même – qui de par sa nature demande qu’il soit rendu autant seulement que ce qui a été reçu – il soit rendu davantage que ce qui a été reçu » (Vix pervenit § 3/I, Denzinger n. 2546).
  12. Vix pervenit § 3/II, Denzinger n. 2547.
  13. Benoît XIV parle « des titres qui ne sont pas inhérents et intrinsèques à ce qu’est communément la nature du prêt lui-même, mais dont il résulte une raison tout à fait juste et légitime d’exiger plus que le capital dû sur la base du prêt » (Vix pervenit § 3/III, Denzinger n. 2548).
  14. De malo, qu. XIII, art. 4, sol. 14. Questions disputées sur le mal, traduction par les moines de Fontgombault, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1992, p. 674.
  15. Somme théologique, partie 2/2, qu. 62, art. 4. De même pour les citations suivantes.
  16. « Pour être lavé de cette souillure [c’est-à-dire pour justifier l’intérêt], on ne pourra pas recourir [...] au fait que celui dont on exige ce gain pour la seule raison du prêt [...] ne laissera pas la somme prêtée inactive mais l’utilisera de la façon la plus utile pour augmenter sa fortune, ache ter de nouveaux domaines, ou se livrer à un négoce fructueux » (Vix pervenit § 3/II, Denzinger n. 2547).
  17. On dit aussi, improprement, « fongibles » et « non fongibles ».
  18. Même purement scripturale, la monnaie est une chose au sens du droit, c’est-à-dire, un « objet de droit », par opposition aux « sujets de droit » que sont les personnes.
  19. Art. 1893 : « Par l’effet de ce prêt [de consommation], l’emprunteur devient le propriétaire de la chose prêtée ; [...] ».
  20. Art. 312 : « Le prêt de consommation est un contrat par lequel le prêteur s’oblige à transférer la propriété d’une somme d’argent ou d’autres choses fongibles à l’emprunteur [...] ».
  21. Art. 547 : « Les fruits », c’est-à-dire les profits, « [...] appartiennent au propriétaire ». Art. 1893 : « [...] c’est pour lui [l’emprunteur] qu’elle [la chose prêtée] périt [...] ».
  22. L’emprunteur est tenu de rembourser intégralement à l’échéance, même s’il a perdu la somme prêtée, « de quelque manière que cette perte arrive » (art. 1893 du Code civil français).
  23. Vix pervenit § 3/III, Denzinger n. 2548.
  24. Vix pervenit § 9, passage non repris dans le Denzinger.
  25. Jean de La Fontaine, La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion. Notons que cette fable, qui nous donne une définition si élégante du contrat de société, se termine mal : le Lion finit par se tailler... « la part du lion ».
  26. C’est le prêt partiaire et non le prêt à intérêt classique qu’a légitimé Calvin dans sa fameuse réponse à Claude de Sachin de 1545. En effet, la quatrième condition (sur sept !) à laquelle il subordonne la licéité d’un prêt à intérêt est que « celui qui emprunte fasse autant ou plus de gain de l’argent emprunté » que celui qui prête. Ce texte a été édité et commenté par Edouard Dommen, « Calvin et le prêt à intérêt », Finance et bien commun n. 16 (automne 2003), Genève, 2004, pp. 42-58.
  27. Voir S. Ordody de Ordod, « Epargne responsable et solidaire et principe du partage des profits et pertes », Finance et bien commun, n. 5, hiver 2000/2001, pp. 42-49 ; « Autonomie et durabilité de l’entreprise grâce au partage des pertes et profits », Finance et bien commun, n. 6/7, Printemps/été 2001, pp. 84-87.
  28. La spéculation boursière, qui consiste à prendre des parts dans une société en vue non pas de toucher des dividendes mais de réaliser une plus-value en cédant ces parts à un cours boursier plus élevé, pose un problème éthique important mais distinct de celui de l’usure. Disons seule ment que la spéculation, qui constitue une escroquerie apparentée au « jeu de l’avion », est un risque inhérent à l’actionnariat mais contre lequel il existe des moyens de se prémunir si on en a la volonté politique.
  29. Vix pervenit § 3/III, Denzinger n. 2548.
  30. Voir Denis Ramelet, « La prohibition de l’usure au Moyen Age », Finance et bien commun n. 17 (hiver 2003/2004), Genève, 2004, pp. 18-27, spécialement pp. 23-25.
  31. Les revenus d’un terrain sont les produits du sol (récoltes) ou du sous-sol (sources d’eau...), ainsi que les loyers et fermages. Les revenus d’un bâtiment mis en location par son propriétaire sont les loyers qu’il perçoit. Le revenu d’un bâtiment occupé par son propriétaire est le loyer dont il fait l’économie (valeur locative).
  32. Nous laissons de côté le cas, en pratique le plus fréquent, où la perte est couverte par une assurance, pour faire ressortir ce qui distingue fondamentalement la rente foncière du prêt hypothécaire.
  33. Par exemple « si l’Elbe déborde en arrachant tout », comme le dit Luther quand il parle de la rente foncière dans ses Propos de table (Tischreden, Weimarer Ausgabe, vol. 5, n. 5429).
  34. Denzinger n. 1442-1444.
  35. Décret du Saint-Office du 2 mars 1679, Denzinger n. 2166.
  36. La « préférence pour le présent » était donc connue des théologiens catholiques au moins deux siècles avant les travaux de l’économiste autrichien Eugen von Böhm-Bawerk dans les années 1880... Et même six siècles avant, puisqu’on lit chez Thomas d’Aquin : « Minus est habere ali quid virtute quam habere actu » (Somme théologique, partie 2/2, qu. 62, art. 4).
  37. Décret du Saint-Office du 2 mars 1679, Denzinger n. 2141.
  38. Lahsen Sbai el Idrissi, « La rémunération du capital en Islam », Finance et bien commun n. 16 (automne 2003), Genève, 2004, pp. 16-36. Cet auteur reconnaît que l’interdiction du riba est parfois « contournée par le recours à des astuces et ruses. La plus subversive parmi elles étant [la] double vente ou moukhatara ». Il s’agit du fameux contrat « mohatra » dont Pascal se moque dans Les Provinciales (huitième lettre).
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