La sainteté du mariage

De Salve Regina

Questions de morale sur le mariage
Auteur : P. Calmel, O.P.
Source : Extrait de Sur nos routes d’exil, les Béatitudes
Date de publication originale : 1958

Difficulté de lecture : ♦ Facile


Quelle que soit sa condition de vie, marié ou célibataire, clerc ou laie, homme d'Église ou homme d'État, le chrétien est tenu d'observer les préceptes et pour cela d'être fidèle à la grâce. Cette proposition élémentaire du catéchisme ne souffre pas d'exception ; dès que l'on enseigne la morale chrétienne il faut avoir la simplicité de la présenter comme elle est : aussi abrupte, aussi rigoureuse, aussi déchirante qu'elle puisse paraître dans tel ou tel cas. Dès que l'on enseigne la morale chrétienne la première honnêteté consiste à dire qu'il ne faut pas pécher et que cela ne souffre pas d'exception. Pas même dans la vie conjugale. Il faut ajouter d'ailleurs qu'il est possible de ne pas offenser Dieu parce que la grâce est toujours suffisamment donnée. Sufficit tibi gratia mea.[1]

Sans doute, répondra le moraliste ou le prédicateur aux prises avec certaines situations extrêmes des personnes mariées, sans doute est‑il possible d'observer les préceptes et pour cela d'être fidèle à la grâce ; mais à quel prix ? Dans tel ménage ce sera au prix d'une générosité héroïque que l'on acceptera des enfants, ce sera au prix d'une chasteté héroïque que l'on pratiquera la continence. Allons‑nous demander l'héroïsme à ces ménages ?

Il est difficile de ne pas sentir ce qu'une telle interrogation renferme d'angoisse et de pitié. Il serait injuste de dire qu'elle procède uniquement d'un penchant pour la facilité et d'un goût pour le médiocre. Mais il est normal aussi de se souvenir que le Seigneur qui est plus pitoyable pour l'homme que jamais un frère ne le sera pour son frère n'a pas hésité à nous demander l'héroïsme. C'est sans tremblement dans la voix, sans timidité, sans appréhension inquiète de nous fourvoyer que le Seigneur a dit par exemple : Si quelqu'un veut venir avec moi, qu'il se renonce lui‑même ; qu il prenne sa croix et qu'il me suive. Et encore : Qui veut sauver sa vie la perd, et qui perd sa vie à cause de moi la sauve.

Alors que faire ? Notamment que fera le prédicateur, le moraliste, le directeur d'âme aux prises avec certaines difficultés extrêmes de la fidélité à Dieu dans la vie conjugale ? Accabler allégrement ses frères à coup de préceptes évangéliques et se tenir tranquillement à l'abri, comme ces pharisiens qui mettent sur les épaules des autres des fardeaux écrasants, alors qu'ils se gardent eux mêmes d'y toucher du bout du doigt ? Ou bien ayant conscience de ce qu'il y a de crucifiant dans ce que demande l'Évangile, est‑ce qu'il va trahir astucieusement et faire fléchir la loi ? Aucune de ces deux attitudes n'est satisfaisante. La seconde est d'une hypocrisie répugnante mais la première exaspère par sa dureté.‑ La première attitude est quand même meilleure parce qu'elle respecte la vérité révélée et qu'elle annonce un message non falsifié. Cependant tandis que les lèvres annoncent un message véridique le coeur y contredit ; le cœur ne s’y accorde pas. En effet les lèvres prononcent un message crucifiant cependant que le cœur ne cherche pas à s'unir à ceux à qui l'on propose la croix.

Dès lors en quoi consistera l'attitude vraie ? L'attitude vraie consistera non seulement à proclamer tel qu'il est le précepte de l'Évangile, même et surtout lorsqu'il atteint certaines personnes au vif de leur existence, mais en même temps à s'unir autant qu'il est possible à ces personnes que l'on engage sur le chemin de la croix. L'attitude vraie est à l'image de celle du Seigneur Jésus qui a prêché à la médiocrité humaine une morale divine et qui a livré sa vie pour que la médiocrité humaine devienne digne de Dieu. L'attitude vraie consiste donc à prêcher sans hésiter que, d'une manière ou d'une autre, le chrétien doit livrer sa vie et en même temps à la livrer soi-­même.

Au lieu de cela qu'est‑ce qui arrive tout au long de l'histoire de l'Église ? Conscients avec acuité qu'il est insupportable qu'un prêtre annonce l'Évangile s'il n'est pas disposé d'une manière ou d'une autre à livrer sa vie afin qu'il soit pratiqué, et d'un autre côté n'ayant aucune envie d’en passer par là, les prédicateurs laxistes de tous les temps[2] essayent de faire croire que la morale chrétienne est praticable sans la croix, sans passer par une ascèse et une vigilance douloureuse. Les prédicateurs laxistes savent trop bien qu'en demandant à leurs frères de ne pas payer trop cher si l'on peut dire l'observation de la loi divine ils seront eux‑mêmes dispensés de faire l'appoint lorsque leurs frères n'ont pas la monnaie suffisante.

Nous disions au début que c'est la pitié pour les hommes qui pousse à atténuer et par le fait même à fausser l'Évangile. Il importe bien de souligner que cela n'est vrai que très partiellement. Car dans cette atténuation, dans cette déformation de l'Évangile la lâcheté a sa part et trouve son profit. On essaie d'exempter son prochain de cette lourde croix que le Seigneur lui demandait maintenant de porter parce que, par le fait même, on sera exempté de la porter à la suite.

Les conséquences ne tardent pas à se faire sentir dans l'enseignement de la morale chrétienne, notamment en matière conjugale. L'exigence crucifiante du sacrement sur lequel se fonde cette morale cesse d'être rappelée ou du moins d'être rappelée avec sérieux. Que l'amour entre l'homme et la femme doive être à l'image de l'amour entre le Christ et l'Église, c'est‑à­-dire à l'image d'un amour crucifié, ce précepte de Saint Paul est vidé de son contenu, car si ce précepte contient quelque chose c'est bien la nécessité de la croix, et l'appel à une vertu crucifiée. Or c'est cela que l'on refuse.

On en vient même à se persuader qu'il serait possible de vivre dans le mariage sans porter la croix et cependant de ne pas commettre le péché. On invente des théories pour faire croire que l'union conjugale ressortirait à la technique et non pas à la vertu. La conversion du cœur, la renonciation à soi‑même, la pénitence en un mot, ne seraient plus nécessaires pour pratiquer la continence. L'hédonisme conjugal[3], à la condition qu'il use d'une certaine technique, est ainsi qualifié de « continence non-ascétique ». Ce laxisme de la morale conjugale nous aura valu du reste un genre de littérature[4] assez nouveau chez les chrétiens, une sorte de pornographie religieuse, et même une manière répugnante de s'exprimer, qui fait parler des réalités morales, des vertus et des vices en des termes ordonnés par eux-­mêmes aux réalités physiologiques. Comme si la morale était une annexe de la physiologie.

Le problème de la morale conjugale n'est rien d'autre en réalité qu'un des aspects du mystère de la croix. Tous les laxismes du monde ne peuvent rien là contre.

Quoi qu'il en soit la morale chrétienne continue d'être enseignée dans sa netteté et dans son absolu ; elle le sera toujours ; elle ne fléchira pas. A cela il y a deux raisons. Tout d'abord le magistère est assisté, de sorte que la Révélation sera toujours fidèlement et intégralement transmise à toutes les générations. Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la consommation des siècles. Ensuite, ou plutôt en même temps, la sainteté fleurit et fleurira toujours dans l'Église ; notamment la communion des saints, la réversibilité des mérites sera toujours active. Toujours parmi ceux qui entendent l'Évangile du mariage il s'en rencontrera qui seront prêts à donner leur vie si le Seigneur le demande. Et toujours aussi parmi ceux qui annoncent l'Évangile du mariage il s'en rencontrera qui seront disposés, à donner leur vie quand ils engagent leurs frères à donner la leur. C'est à cause de cette solidarité dans le Christ et dans le sacrifice qui jamais ne sera brisée, c'est pour cette raison aussi bien que pour l'infaillibilité du magistère, que la prédication de l'Évangile du mariage ne sera jamais faussée dans l'Église de Jésus-Christ.

L'histoire du curé d'Ars raconte que, pendant la durée de sa charge, les familles du village dans leur ensemble connurent une augmentation de la moyenne du nombre des enfants. C'est parce que le curé d'Ars en même temps qu'il prêchait sur la sainteté du lit nuptial se tuait de prière et de pénitence pour ses paroissiens. Nous disions que la morale chrétienne est une morale de la croix. Elle est indivisiblement une morale de la Résurrection. Au cœur même du sacrifice le chrétien est sûr que son Seigneur est ressuscité, qu'il lui donne sa puissance de vaincre, qu'il lui communique sa force pour accomplir le sacrifice. La morale chrétienne n'est pas une morale de la facilité. Cependant elle est possible et praticable, parce que Celui qui est vainqueur de la mort et du péché agit au‑dedans de nous pour nous donner de porter sa croix en nous entraînant vers sa gloire.

Depuis l'Encyclique Casti Connubii, l'on peut parler d'un renouveau de la spiritualité (sinon de la théologie) du mariage. Mais il est urgent que ce renouveau spirituel dans le mariage s'insère dans une tradition aussi ancienne que l'Église, sinon ce fameux « ressourcement » sera très vite tari et laissera les chrétiens sur leur soif, à moins qu'il ne se corrompe et ne donne plus que des eaux empoisonnées. Car enfin on ne saurait que perdre beaucoup et s'exposer à de graves périls en faisant comme si l'Église commençait en 1945, en ignorant la tradition, en oubliant que l'Église est apostolique. Quels sont donc les enseignements traditionnels auxquels il importe de se rallier sans plus perdre de temps ? D'abord ce point essentiel que l'ascèse et la chasteté font essentiellement partie du mariage chrétien ascèse et chasteté qui tiennent non seulement aux exigences de la loi naturelle, mais bien à un mystère surnaturel, le mystère de l'amour crucifié entre le Christ et son Église (Ephés. V. 21 à 23).

Or, cette ascèse avait trouvé des précisions fort pratiques grâce à l'expérience chrétienne au cours des siècles. Mieux vaudrait s'en souvenir. Ne s'aimaient-ils pas d'une tendre passion saint Louis et Marguerite de Provence, qui de consentement « se contenaient tous les jours parmi l'Avent et le Carême... et en autres certains jours de semaine, et ès vigiles et ès jours de grans festes ; mesmement ès jours sollemnels esquels ils devaient recevoir le Cors Nostre Seigneur. » Sur quoi le chroniqueur observe que le bon roi eut « planté d'enfans » de si saint mariage. Onze garçons et filles. Chastes mœurs ne sont point stériles ».[5]

Parmi les enseignements traditionnels que l'on a perdus de vue il faut signaler encore les finalités éternelles de la génération humaine. Les époux ont des enfants plus encore pour la vie éternelle que pour la vie terrestre. Si les époux chrétiens considéraient qu'en refusant coupablement de mettre des enfants au monde ils priveront du bonheur éternel des êtres qui auraient pu en jouir, s'ils raisonnaient d'abord dans des perspectives éternelles, et non pas d'abord dans les perspectives terrestres du « niveau de vie », on peut penser qu'ils hésiteraient davantage à limiter coupablement les naissances, qu'ils seraient plus courageux pour donner la vie. On peut penser encore qu'ils auraient davantage le souci de la vocation parmi leurs enfants.

Enfin une troisième vérité qu'il est urgent de retrouver c'est la supériorité sur l'état conjugal de l'état de consécration à Dieu. Dans ces dernières années les chrétiens ont redécouvert la grandeur du mariage et sa valeur de sanctification et ce renouveau est porteur de promesses. Or, précisément afin que les promesses soient tenues, afin qu'on n'en vienne pas à dire

et les fruits ont trompé la promesse des fleurs

il importe de savoir que la grandeur du mariage est une grandeur crucifiée, de renoncer à l'impossible alliance entre le laxisme moral et la vie spirituelle, de reconnaître, avec la tradition, que le précepte de l'Apôtre sur l'amour entre les époux inclut l'ascèse et le sacrifice, un renoncement qui atteint la chair et l'esprit. Mais la vie du Seigneur et ses béatitudes se manifestent dans ce renoncement.


Notes et références

  1. II Cor. XII, 9
  2. Sur le laxisme au XVIIe siècle voir Denzinger, les condamnations de Innocent XI en 1679. Un bon nombre des thèses condamnées avaient été déjà pourfendues dans les Provinciales en 1656, surtout Provinciales 6 à 14
  3. Voir discours de Pie XII du 29‑30 octobre 1951 au Congrès de l'Union Catholique Italienne des sages‑femmes
  4. Voir discours de Pie XII du 18 septembre 1961 aux pères de famille français dans Documentation Catholique du 21 octobre 1951, col. 1.284
  5. Vie de saint Louis par Guillaume De NANGIS, cité dans Doncoeur S.j. : La naissance, le mariage, la mort, p. 127 (éditions Presses de l'Ile‑de‑France). Chapitre ‑ le mariage ; disciplines et temps clos
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