La tolérance

De Salve Regina

Philosophie politique
Auteur : Charles de Koninck
Source : Itinéraires n° 66
Date de publication originale : septembre 1962

Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile


Sur la tolérance : la bénignité du chrétien

L’Église de Rome ne pourrait être tolérante en matière dogmatique sans se renier. S’ensuit-il que l’erreur religieuse et morale doi­ve toujours être empêchée, quand il serait pos­sible de l’empêcher ? En effet, tolérer l’erreur religieuse et morale n’est-ce pas, en soi, un acte immoral ?

S’adressant aux juristes catholiques italiens (1953), Pie XII répond que « même à l’autorité humaine Dieu n’a pas donné un tel précepte ab­solu et universel, ni dans le domaine de la foi ni dans celui de la morale. On ne le trouve ni dans la conviction commune des hommes, ni dans la conscience chrétienne, ni dans les sour­ces de la Révélation, ni dans la pratique de l’Église. Sans parler, ici d’autres textes de la Sainte Écriture qui se rapportent à cet argu­ment, le Christ, dans la parabole de la zizanie, a donné l’avertissement suivant : dans le champ du monde, laissez croître la zizanie avec la bonne semence, à cause du froment.

Le devoir de réprimer les déviations morales et religieuses ne peut donc être une norme ultime d’action. Il doit être subordonné à des normes plus hautes et plus générales qui, dans certaines circonstances, permettent et même font peut-être apparaître comme le parti le meilleur celui de ne pas empê­cher l’erreur, pour promouvoir un plus grand bien ».

L’adhésion sans contrainte

Quel est le fondement de la distinction entre l’intolérance dogmatique et l’intolérance civile et sur quoi se fonde le rejet de ce deuxième type d’intolérance ? La distinction entre ces deux sortes d’intolérances est fondée sur la différence qui existe entre l’immuabilité de la vérité divine, d’une part, et la seule manière dont les hommes peuvent, d’autre part, y adhérer, c’est-à-dire par une forme d’adhésion sans contrainte. La dignité de la foi est incompatible avec un manque de respect envers la liberté de la créature raisonna­ble, c’est-à-dire avec la négation de la liberté des consciences. Il serait contraire à la dignité de la foi de forcer quelqu’un à adopter la foi contre sa volonté. C’est dire qu’une communauté politique qui exige, comme condition de citoyen­neté, l’adoption de la foi chrétienne est condam­née d’avance, par cet enseignement de l’Église.

Cependant, la tentation de vouloir amener tout le monde à la foi catholique, par tous les moyens possibles, est grande. C’est pourquoi saint Grégoire le Grand nous avertit : « Si, ani­més d’une intention droite, vous désirez amener à la vraie foi ceux qui sont en dehors de la reli­gion chrétienne, vous devez user de persuasion, non de violence. Autrement, les esprits qu’il se­rait facile d’éclairer par votre parole, s’en éloi­gneront par suite de votre hostilité ; tous ceux qui, sous prétexte, d’arracher les hommes au culte de leurs traditions religieuses, se comportent autrement, montrent par là qu’ils cherchent plutôt leur propre volonté que celle de Dieu. » Grégoire IX précisait (en l’an 1233) que « les chrétiens doivent se conduire à l’égard des juifs avec la même bénignité qu’ils désireraient qu’on usât envers les chrétiens qui vivent dans les pays païens ». Quelle qu’ait été la pratique des pays catholiques à travers les âges, il reste « contraire à la religion chrétienne qu’un homme soit forcé, sans l’avoir jamais voulu et malgré son opposi­tion absolue, de devenir et de rester chrétien » (Innocent IV).

Après avoir cité ces textes, et bien d’autres, après avoir reconnu que « l’Inquisition médié­vale a persécuté la liberté des consciences et que, après la Réforme, des représentants de l’Église catholique ont souvent loué les principes qu’appliquait la contre-Réforme, même par des moyens violents ; après avoir reconnu, égale­ment, que le sens immédiat d’un grand nombre d’expressions employées par Grégoire XVI et Pie IX est nettement contraire à la liberté reli­gieuse », le Cardinal Lercaro admet en même temps que l’examen de leurs textes « ne donne pas l’impression qu’on ait mis l’accent sur la distinction (…) entre tolérance dogmatique et tolé­rance civile, mais plutôt sur celle d’une intransi­geance totale sur le plan théorique, au point d’amener les catholiques à exclure toute recon­naissance spontanée de la liberté pour ceux qui pensent autrement… » L’archevêque de Bologne dit bien « reconnaissance spontanée ». Faudrait-il donc attendre le jour où la reconnaissance de « la liberté pour ceux qui pensent autrement » nous serait de force imposée ?

Les vérités naturelles.

Tout catholique doit admettre qu’on ne peut forcer quelqu’un contre sa volonté d’adopter la foi chrétienne. On peut toutefois se demander si nous devons respecter une liberté analogue en face de certaines vérités naturelles pourtant fondamentales, telles, par exemple, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, les enseigne­ments touchant les fondements, en soi nécessai­res, de la moralité.

Autrement dit, la société civile peut-elle contraindre directement ou indirectement ses membres à professer publique­ment l’existence de Dieu, Juge souverain, ou à professer explicitement la loi naturelle, dans les termes où nous la formulons ? Bref, la commu­nauté politique peut-elle au moins imposer à ses membres la religion que nous appelons natu­relle ?

Si nous connaissions intuitivement les vérités de foi, nous n’aurions pas la vertu théologale de foi ; il serait impossible de ne pas adhérer à ces vérités. D’autre part, les vérités naturelles les plus fondamentales sont-elles si évidentes que personne ne puisse en être ignorant sans être de mauvaise foi ? Pour le soutenir, il faudrait mé­connaître l’histoire de la philosophie, surtout celle des quatre derniers siècles. Cette histoire aura du moins servi à nous rendre plus sensibles à la difficulté de connaître d’une façon ration­nelle les vérités naturelles les plus fondamenta­les. La condition humaine étant ce qu’elle est, une telle connaissance, strictement rationnelle est, pour la plupart des gens, pratiquement im­possible. N’oublions pas que de très grands doc­teurs de l’Église ont avancé des arguments com­me preuves démonstratives de l’existence de Dieu, arguments qui, d’après saint Thomas, ne prouvent absolument rien.

Qui oserait affirmer qu’un homme n’acquiert de droits civils que le jour où il est rationnellement convaincu de véri­tés sans lesquelles l’homme, comme la société ci­vile, serait absurde ? Pour le soutenir, il faudrait ignorer la façon dont l’homme accède à la con­naissance des vérités fondamentales, même na­turelles.

Si l’État reconnaît la liberté des consciences en matière de foi surnaturelle et naturelle, est-il du coup agnostique ? Aucunement. L’État qui m’obligerait à me comporter publiquement com­me un agnostique serait aussi intolérant que l’État qui me forcerait d’être chrétien.

Si un homme accepte des vérités surnaturel­les sans en voir la raison, s’il les admet sur la foi d’autrui, sa croyance naturelle demande, elle aussi, un libre consentement. La contrainte se­rait opposée tant à la dignité des vérités naturel­les dont il s’agit, qu’à la liberté de la personne humaine. La bénignité du chrétien doit s’étendre même aux agnostiques. Et il n’est pas besoin de savoir si un homme peut être véritablement agnostique. Je ne dois pas attendre la réponse à cette question pour dire ouvertement que la société n’a pas le droit de forcer mon concitoyen à dire ce qu’il ne croit pas – ou du moins pense ne pas croire. Si nous n’avons pas le droit d’im­poser de force ce qui pourtant est vrai, c’est que notre prochain a un droit correspondant à n’être pas forcé. La liberté des consciences, que Pie XI distingue de la liberté de conscience, est suscep­tible d’être garantie par une législation civile.

Nous n’admettons pas cette liberté juridique des consciences pour approuver des positions néga­tives, ni pour les encourager, mais par pur res­pect de la vérité et par respect de la manière dont les hommes parviennent à la connaître. Il ne s’agit pas d’accorder des droits à l’ignorance ou à l’erreur. Ce que nous devons respecter, c’est la personne, qui conserve des droits, malgré son ignorance, malgré ses erreurs touchant les ques­tions fondamentales. L’État n’a aucun droit de promouvoir l’hypocrisie.

L’autorité civile n’institue pas la loi naturelle. De fait, elle en reconnaît certains préceptes non écrits, sans lesquels la vie civile serait impossi­ble. Le citoyen, même agnostique, se conformant aux lois humaines de la société civile, accepte implicitement ce que nous appelons des précep­tes de la loi naturelle. Devrais-je dire à mon pro­chain qui se déclare agnostique que je le tolère ? Ce mot « tolérance » a souvent un sens pure­ment négatif, comme si celui qui tolère devait s’estimer supérieur et comme si, du haut de sa supériorité, il faisait, avec ceux qui pensent au­trement, une manière de compromis provisoire, imposé par les circonstances.

Je prends une tou­te autre attitude envers mon prochain qui se dit agnostique lorsque je perçois et que je laisse savoir que les positions sur lesquelles lui et moi devrions pouvoir nous entendre sont, en effet, difficiles à trouver ; et lorsque je me rends compte et que j’affirme qu’il serait odieux de vouloir contraindre mon prochain qui se dit agnostique, empiétant ainsi sur son for intérieur. Je ne puis sonder ni les reins ni les cœurs, pas même les miens. Il n’y a pas de bénignité sans humilité, sans effort pour se mettre dans la peau d’autrui. On manque de dignité humaine dans la mesure où l’on ne se rend pas compte, pour autrui et pour soi-même, de la difficulté du savoir.

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