Le Thomisme

De Salve Regina

Introduction à la philosophie
Auteur : Paul GRENET
Source : Le Thomisme, Paris, PUF, Que sais-je ? ( n° 587), 128 p
Date de publication originale : 1964

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

Sommaire

On entendra par thomisme, au cours du présent exposé, la philosophie de saint Thomas d'Aquin, à l'exclusion de l'exégèse scripturaire, de la théologie sacrée, et de la mystique : même, les limites de la collection nous obligent à nous en tenir à la partie essentielle, qui est aussi la plus difficile, de sa philosophie : la partie spéculative (philosophie de la nature et métaphysique). Nous espérons seulement avoir préparé le lecteur à étudier par lui‑même les textes où saint Thomas développe sa philosophie pratique (morale et politique). Bien que l'autorité de saint Thomas comme moraliste n'ait jamais diminué, alors même que sa métaphysique était oubliée, il reste que ce qu'il y a d'original dans sa morale n'est que la conséquence de sa métaphysique. Si donc nous voulons aller à l'essentiel, c'est à sa métaphysique qu'il faut aller, sans oublier la physique qui la prépare.

 

PREMIÈRE PARTIE PHYSIQUE OU PHILOSOPHIE DE LA NATURE

 

Le problème fondamental de la philosophie est le problème de l'Un et du Multiple. Il se présente sous deux formes, l'une dynamique, l'autre statique. Sous sa forme dynamique, c'est le problème du Devenir; sous sa forme statique, c'est le problème de la Diver­sité. Le problème du Devenir fait l'objet de ce que les Anciens nommaient la «Physique », et que nous appellerons aujourd'hui la « Philosophie de la na­ture ». La physique expérimentale des modernes a rendu caduque la physique expérimentale d’Aristote à laquelle saint Thomas n'avait aucune raison de rien changer. Les thomistes contemporains ont, de­puis Auguste Comte, des raisons décisives de dis­cerner la physique philosophique de la physique expérimentale. J. Maritain a montré (La philosophie de la nature et Les degrés du savoir) comment la pre­mière travaille sur le plan de l'intelligibilité de l'être, la seconde sur le plan de la description et de la mensuration des propriétés sensibles.

 

LA COSMOLOGIE, Doctrine générale de l’acte et de la puissance comme causes intrinsèques du devenir

CHAPITRE PREMIER

 

Le fait. ‑ Tout, en ce monde corporel, est sujet à naître et à périr; et, une fois né, à varier. Certains changements restent extérieurs à l'être considéré, ils ne l'affectent pas en son intimité mais seulement dans ses relations spatiales avec les voisins : ce sont les changements de place (= CHANGEMENTS EXTRINSÈQUES). D'autres changements affectent l'être en lui‑même (= CHANGEMENTS INTRINSÈQUES), parmi ces derniers, les uns sont superficiels, c'est‑à‑dire concernent les états ou manières d'être; les autres sont Profonds, c'est‑à‑dire atteignent l'identité même de l'être.

 

Le problème. ‑ Pour faire court, on peut admettre que le changement extrinsèque ne pose pas de problème. Mais le changement intrinsèque ? Un être se change en un autre être, et donc celui qui était cesse d'être et celui qui n'était pas commence d'être (changement profond) ; un être devient autre qu'il n'était (changement superficiel). Dans tous les cas, l'un, le même, le durable se scinde, se divise contre lui‑même, et apparaît multiple, autre, évanouissant : le bébé joufflu que représente cette photo est le même individu que ce ‑vieillard ridé. Le même individu cela ne fait qu'un. Bébé et vieillard cela fait deux ‑ et combien opposés ! Tout devenir réalise la même étonnante fusion de l'un et du multiple. Etonnante : car, si le même un est bébé joufflu, comment peut‑il être vieillard ridé. en étant resté le même que soi et un avec soi ?

 

Les solutions extrêmes. ‑ 1° Le mécanicisime. Le changement intrinsèque est impossible. En effet, la nouveauté est impossible. Car l'être nouveau devrait venir soit de l'être, soit du non‑être; deux solutions également impossibles : d'une part, ce qui est déjà ne peut commencer d'être ; d'autre part, avec rien on ne fait rien. Le nouveau vieillard ridé ne peut sortir de l'ancien bébé joufflu que s'il y était déjà ; mais alors il n'est pas nouveau. Et si l'ancien bébé joufflu ne contenait pas du tout le nouveau vieillard ridé, comment celui‑ci a‑t‑il pu en sortir ? (dilemme de Parménide.) Mais le changement extrinsèque est possible : supposons l'être éternellement réparti en corpuscules séparés par du vide (= absence de corps). Les corpuscules peuvent, dans le vide, modifier leurs relations spatiales. Mais il est bien entendu qu'ils ne sont en eux‑mêmes susceptibles d'aucune modification : notamment ils sont insécables ou indivisibles (en grec : a‑tomes), car si un corpuscule se brisait en deux, d'où viendraient les deux nouveaux ? S'ils préexistaient dans l'ancien, celui‑ci n'existait pas vraiment, c'étaient eux qui existaient et ils ne sont pas nouveaux. Et s'ils ne préexistaient pas du tout, d'où sont‑ils sortis ? Et qu'est devenu l'ancien ? (Démocrite).

 

2° Le mobilisme. ‑ Le changement intrinsèque complet, constant, est la seule réalité. La réalité est mobilité. Exister, c'est changer. En effet exister, c'est durer, mais durer consiste à se mûrir, c'est‑à‑dire à se renouveler, à se re‑créer. L'être n'a donc en lui‑même aucune fixité, aucune permanence, aucune identité ; il est pur devenir, pur jaillissement de nouveauté, pure action, pur changement de direction à l'état naissant (Bergson).

 

La solution aristotélicienne et thomiste. ‑ pour qu'un bébé joufflu puisse se changer en vieillard ridé, il faut que l'être du premier se continue dans l'être du second, sans quoi il n'y aurait pas changement mais simple substitution. Mais il faut également que l'être du premier soit une réelle absence du second, et réciproquement, sans quoi il n'y aurait pas changement mais permanence. Les deux termes du devenir sont donc à la fois continus et opposés en tant qu'êtres. Dès lors il est impossible que leur être soit simple ou homogène, ou monobloc. Il faut que le premier étant posé, quelque chose du second le soit aussi, sans quoi pas de continuité ; mais en même temps il faut que le second en se posant nie le premier, sans quoi pas de changement. Ce n'est donc pas une théorie, ce n'est pas une explication, c'est une simple expression des faits que de dire : l'être qui va se changer en un autre (ou l'être en qui un autre vient de se changer) est composé. Composé de quoi ? Evidemment pas composé d'êtres! D'abord, parce qu'en général un composé ne peut être composé de réductions de lui‑même (une maison n'est pas composée de maisons) ; ensuite parce que dans notre cas, l'être qui serait présent dans les deux termes du changement serait permanent et non changeant, tandis que les deux termes du vrai changement se substitueraient l'un à l'autre sans lien pour assurer leur continuité intrinsèque. Par conséquent, l’être changeant est composé de réalités élémentaires qui ne sont un être que dans leur union même.

 

Quelles sont ces deux réalités ?

 

La première est permanente, en ce sens qu'elle est commune aux deux termes. La seconde n'est présente qu'au moment et dans la mesure où existe le terme qu'elle forme (au sens le plus primitif du verbe former). Par conséquent, l'élément permanent commun aux deux termes est de soi indifférent à être avec l'élément formateur du premier, et réellement privé de l'élément formateur du second. Mais surtout l'élément permanent est réceptivité de l'élément formateur des termes. Réceptivité, ou capacité, qui ne signifie pas simple possibilité abstraite, conçue par l'esprit, mais bel et bien aptitude réelle et positive, expectante et anticipante, déjà posée.

 

Traditionnellement, l'élément permanent (qu'Aristote appelait aussi substrat ou sujet) a gardé le nom aristotélicien d'être en puissance, ou plus brièvement « puissance ». L'élément formateur (qu'Aristote appelait « énergie » ou « entéléchie ») a reçu celui de « forme », ou celui plus général d' « acte » (qui ne doit pas évoquer nécessairement un déploiement d'activité, mais simplement la position ou la détermination d'un être).

 

« Remarquez que telle chose peut exister, bien qu'elle n’existe pas. Telle autre, au contraire, existe. Ce qui peut être, on dit qu'il est en puissance. Ce qui est déjà, on dit qu'il est en acte » (Des principes de la nature, chap. 1, début). « Tout ce qui change, selon quelque chose de soi demeure, et selon quelque chose de soi passe. Exemple : ce qui change de blanc en noir demeure selon sa substance. Et ainsi, en tout ce qui change, on remarque une certaine composition » (I, 9, 1).

 

Sens de la thèse thomiste. ‑ Un grand nombre de penseurs modernes ont attaqué la notion de forme ou d'acte, on du moins ont montré qu'ils ne la comprenaient pas (ex. : Bodin, Descartes, Gassendi, Bayle, Leibniz, Renan) : il leur semble que la forme (ou l'acte) pour commencer d'être doit sortir du néant, donc être créée directement par Dieu (car ces modernes possèdent la notion chrétienne de créa­tion que les vieux grecs ne possédaient pas). Ce serait vrai si la forme était un être au sens ordinaire de ce mot : une chose qui existe. Mais la forme (ou acte) pour exprimer le fait du changement doit évidemment être conçue non pas comme une « chose qui existe », mais comme l'élément déterminant de ce qui existe. Dès lors, dire qu'au terme d'un chan­gement, une forme nouvelle commence d'exister, c'est s'exprimer très mal : la vieillesse n'est pas une chose qui commence d'exister au moment où la jeunesse a été anéantie; jeunesse et vieillesse ne sont rien que des manières d'être de Pierre ou de Paul. Nos modernes ont mille fois raison d'abhorrer avec Descartes le monstre qu'ils conçoivent sous le nom de forme. Mais ce monstre, ce ne sont pas les scolastiques, ce sont eux qui l'ont inventé (Gilson).

« Commencer d'être est un processus ordonné à l'existence. Par conséquent, à parier proprement, il ne convient de com­mencer d'être qu'aux réalités auxquelles il convient d'exister. Or exister ne convient proprement qu'aux choses qui subsistent (c’est‑à‑dire qui existent en soi et non en une autre)... Les for­mes, au contraire... ne méritent pas le titre d'être comme c'étaient elles qui existaient, mais exclusivement à raison de ce que par elles quelque chose existe » (I, 45, 4). « La forme d'un corps naturel n'est pas une réalité subsistante (= exis­tant en soi), mais seulement un principe ou un élément par lequel une chose est ; et c'est pourquoi, puisque commencer d'être et en particulier être créé ne convient au sens propre qu'à la réalité subsistante, il ne revient pas aux formes de commen­cer d'être (fieri), ni d'être créées (creari), mais d'être l'effet de la création en liaison avec le reste (concreatas esse) » (I, 45, 8).

 

Du reste, il est remarquable que Descartes après avoir rejeté la composition d'acte et de puissance du monde des corps est bien obligé de la rétablir dans le monde des esprits pour exprimer les faits de change­ment dans le psychisme.

 

 

A l'inverse, lorsque, au début de l’Evolution créa­trice, Bergson veut montrer que le changement est l'existence môme qui dure, c'est au changement psychique qu'il s'arrête. Ce qu'il critique sous le nom d'états, c'est en réalité la notion de forme; et sous le nom du « moi », celle de puissance : le sujet des états psychiques. Mais on s'aperçoit que ce qu'il critique, c'est un moi immobile, inerte, sous‑jacent aux états, et deux états tout‑faits, plaqués alternati­vement sur le moi. Lui aussi a mille fois raison de rejeter avec horreur cette représentation imagina­tive et donc spatiale de la puissance comme étant un être, et des actes comme étant deux autres êtres, ce qui remplace l'unique être changeant par trois êtres immobiles. Si c'était là la doctrine d'acte et de puissance, elle consisterait à engendrer le mouve­ment avec des immobilités. Bergson conclut donc que le changement n'implique pas de sujet, que le mouvement n'implique pas de mobile. Seulement, dès lors il n'a plus le moyen de maintenir dans la réalité fluide l'opposition des contraires dont l'un serait la négation de l'autre : toute la réalité passée coexiste (enroulée derrière) à toute la réalité présente, qui est massive, pleine, sans trous, sans fissu­res, bref sans négativité, ou sans non‑être (comme répéteraient Hegel et Sartre après la tradition). A la faveur de sa critique valable de l'idée de néant absolu, Bergson essaie de faire passer sa critique de l'idée de néant même partiel et relatif : « triste » et « gai » ne sont pas deux états de mon moi unique, privé de tristesse quand il est devenu gai. ‑ Mais il faut protester au nom de l'expérience : après l'annonce de la mort subite de ma mère, je ne suis pas dans le même état qu'avant; après avoir subi l'ac­tion des rayons solaires la pierre n'est pas dans le même état qu'avant. Il ne dépend pas de l'attention ou de l'intérêt que j'accorde au passé, que cette pierre ni cette âme ne soient plus telles qu'elles étaient. La proposition négative exprime sans au­cune déformation le fait même du devenir. Il y a donc à même le réel, un élément réel mais négatif ; non pas pur néant, ce qui ne serait rien du tout ; mais néant de ceci ou de cela, c'est‑à‑dire néant relatif ; et néant qui est en même temps cela ou ceci, c'est‑à­-dire néant partiel. La puissance n'est rien d'autre que ce néant partiel et relatif constaté dans l'expé­rience du devenir, car devenir c'est n'être plus ce que l'on était et n'être pas encore ce que l'on sera, mais rester tout le temps le même « on ».

 

Portée de la thèse. ‑ 1° Quoi qu'en disent les marxistes, la métaphysique n'est pas née d'un oubli, mais d'un effort d'ex­pression du devenir; 2° Contrairement au mécanicisme, les êtres-­qui‑changent sont de vrais êtres, il n'est point besoin de des­cendre au niveau de l'infiniment petit pour trouver les seuls êtres authentiques, qui seraient les atomes philosophiques; 3° Contrairement au mobilisme, le thomisme nie que les êtres-­qui‑changent soient l'être pur et simple : ils sont de l'être impur et composé; 4° Par conséquent le devenir est le stig­mate de l'être inférieur, une marque de déficience, de dépen­dance, de relativité.

 

Première application, LA SUBSTANCE ET LES ACCIDENTS

CHAPITRE II

 

La première sorte de devenir intrinsèque est le changement superficiel.

Le fait. ‑ Une même chose ne cesse de se présenter à nous sous des aspects différents, qui dépendent de sa propre force évolutive, ou de l'action des choses extérieures, ou des position, de l'observateur (un petit poisson devient grand ; un bâton de cire fond; le dos d'un passant m'apparaît si je me re­tourne après l'avoir croisé).

L’expression thomiste du fait. ‑ C'est toujours le même poisson, le même morceau de cire, le même passant : la multiplicité successive de ses aspects, de ses propriétés, de ses profils, concourt à me ren­voyer de plus en plus instamment à cela de permanent qui fonde la réalité fugace des aspects, des pro­priétés, des profils.

1° L'identité permanente de ce‑qui‑est se livre donc à moi immédiatement comme ce‑qui‑change. Et c'est cela même que les scolastiques, à la suite d'Aristote, nomment « substance ». ‑ Il reste bien entendu que, malgré l'étymologie du mot et malgré la tentation permanente de l'imagination, la substance n'est pas un être caché sous les aspects, propriétés, profils, mais l'être même des aspects, propriétés, profils. Aspects, propriétés, profils, ne sont rien, si ce n'est l'être identique et permanent, mais se présentant successivement en différentes manières d'être qui l'affectent réellement :

 

« La substance seule est nommée être ou existante à raison d'elle‑même. En effet les termes qui désignent purement et simplement la substance désignent « ce que cela est ». Tous les autres sont dits êtres, non point parce qu'ils auraient d'eux-­mêmes la moindre consistance, comme s'ils étaient d'eux­-mêmes existants, mais uniquement du fait qu'ils sont de tel être, c'est‑à‑dire qu'ils ont un certain rapport à la substance qui, elle, est de‑soi‑existante... » (In VII Metaph., n° 1251)[1]

 

Bref, la substance est « puissance » (= sujet du changement superficiel). Les profils, propriétés, aspects, sont « actes » ou « formes » (éléments déterminants des termes du changement superficiel). Et ce sont ces actes superficiels que les scolastiques ont convenu d'appeler « accidents » ou « formes accidentelles». Etant bien entendu, malgré l'étymologie et l'imagination, que les accidents ne sont pas des choses toutes faites qui viennent s'ajouter, ou se plaquer sur la substance, ou s'y accrocher :

 

« Beaucoup de personnes sont tombées dans l'erreur en ce qui concerne les formes, du fait qu'elles en jugent comme l'on juge des substances. Cette disgrâce semble leur être survenue du fait que l'on désigne couramment les formes dans l'abstrait, comme on peut le faire pour les substances. Exemples : la blancheur, la vertu, etc. En partant de là, certains se sont fiés à la manière de parler; et ils ont jugé des formes comme l'on juge des substances... Pourtant une forme est dite « être » ou « existante », non point parce que ce serait elle‑même qui existerait, si nous voulons parler proprement, mais bien parce que par elle quelque chose existe. » (Des vertus en général, art. II, in c.)

 

On ne saurait dire plus clairement que la chaleur, 1a grandeur, la vertu, le vice n'existent pas (au sens propre et plein du verbe exister). Ce‑qui‑est (= substance) c'est ce corps chaud et grand, cette âme vertueuse ou vicieuse. La thèse platonicienne de l'existence en soi des formes est par là même en grande partie rejetée. De même l'objection des modernes contre les « entités » scolastiques cet déboutée comme simple ignoratio elenchi.

 

2° Mais en apparaissant comme ce‑qui‑change la substance se livre aussi à nous comme ce‑qui‑agit. En effet elle ne change point dans n'importe quelle direction; la ligne d'évolution d'un être n'est jamais quelconque; n'importe quoi ne peut acquérir n'importe quelles propriétés. Nous n'ajouterons donc rien aux faits les plus évidents (ceux sur lesquels repose toute vie pratique et s'édifie toute science de la nature), en disant que la substance est une puissance déjà déterminée, c'est‑à‑dire capacité d'accueil pour certains accidents seulement, à l'exclusion de tous les autres. Bref, la substance joue un rôle déterminateur en même temps que récepteur dans l'apparition de ses propriétés et dans la non‑apparition de toutes les autres. C'est dire que la substance est centre de sélection, ou même de jaillissement des propriétés, moins autonome chez les minéraux où tous les changements sont dus à des influences externes, plus autonome chez les vivants où bien des changements viennent de l'être lui‑même, quoique jamais de façon purement autonome. Dans tous les cas la substance apparaît comme un principe interne du changement des propriétés, ce que les scolastiques désignent d'un mot, après Aristote: « nature ».

 

« Le nom nature a été tiré de naître, de sorte qu'il a été d'abord employé pour désigner la génération des vivants, ce qui s'appelle naître ou pousser; si bien que l'on dit nature comme pour dire ce qui a à naître » (III, 2, 1). « Ensuite le nom de nature a été transféré pour désigner le principe actif de cette génération, parce que l'on a l'habitude de désigner les puissances actives en partant de leurs actes » (3 Sent., 5, 1, 2)[2]. « Mais parce que le principe de la génération dans les êtres vivants leur est intérieur, on a fait déborder la signification du mot nature jusqu'à lui faire désigner tout principe intrinsèque de changement. En ce sens Aristote dit que la nature est le principe du changement à l'intérieur de ce qui existe en soi » (III, , 1.)

 

On ne saurait dire plus clairement que la substance, loin d'être inerte, morte, toute faite, est active, jaillissante, toujours en train de se faire (de plus en plus au fur et à mesure qu'on s'élève au‑dessus du minéral). Ne pas oublier toutefois qu'aucune nature n'est absolument autonome ce qui reviendrait à être autocréatrice. Toute activité naturelle dépend, au moins partiellement, d'un agent externe.

 

Deuxième application, LA MATIÈRE ET LA FORME

CHAPITRE III

 

La deuxième sorte de devenir intrinsèque est le changement profond.

 

Le fait. ‑ Il est si troublant que, de nos jours, peu de penseurs ont l'audace de le considérer en face. Ce qui était, agissait évoluait (= une Substance) cesse d'être, d'agir, d'évoluer, et se transforme (c'est le cas de le dire) en une réalité neuve (mais non point d'une absolue nouveauté) qui, aux lieu et place de la première, est « une autre », agit autrement, évolue dans une autre ligne. Exemples : les synthèses et analyses chimiques réalisées dans l'immense laboratoire de l'univers, ou dans le petit laboratoire que constitue chaque organisme végétal ou animal, ou enfin dans les laboratoires des savants.

 

Le problème. ‑ Il n'est qu'une application particulière du dilemme de Parménide : pour être vraiment nouvelle, la substance devait ne pas préexister dans l'ancienne ; et pourtant, pour être le résultat de la transformation de l'ancienne, il faut que la nouvelle y ait été contenue réellement. Mais, dans le premier cas, d'où sort la substance nouvelle ? Et dans le second cas, en quoi est‑elle nouvelle ?

 

Les solutions extrêmes. ‑ Le mobilisme. La substance des corps est « force tendancielle » (Leibniz) ou « élan vital » (Bergson) conçus, la première sur le modèle que nous donnent nos âmes ; le second sous les espèces d'un élan de conscience. Bref, le corps est réduit à l'esprit. Mais la monade leibnizienne est éternelle, ingénérable et incorruptible, parce qu'elle agit simple; l'élan bergsonien est l'étoffe unique et universelle du réel, parce qu'il est le mouvement même. ‑Le mécanicisme profite des formules de let vulgarisation scientifique: la substance corporelle se présente exclusivement sous la forme de corpuscules, en eux‑mêmes incapables d'aucun changement intrinsèque, superficiel ou profond, comme autrefois les astres d'Aristote. Selon le mot de Hamilton : « nous ne pouvons concevoir qu'une nouvelle existence vienne à commencer. Par conséquent tout ce qui se présente à nous en fait sous une nouvelle apparence, avait déjà l'existence sous une forme antérieure » ... étant bien entendu que ce qui a l'existence, ce sont exclusivement les corpuscules immuables; et que la forme sous laquelle ils se présentent est exclusivement leur disposition dans l'espace. Bref, le mécanicisme nie le fait : pour lui, ce qui se transforme, ce sont les êtres apparents; les êtres réels (= les atomes) ne se transforment pas, ils ne changent que de place.

 

La solution thomiste. ‑ Le philosophe thomiste est un homme pour qui les objets extérieurs existent : non point seulement une matière uniforme, inerte, indivisible, jouissant de l'intelligibilité mathématique ‑ ni seulement de petits esprits doués de force ou un immense élan d'esprit ‑mais des êtres existants, consistants, persistants et subsistants qui sont les organismes vivants et peut‑être ces espèces d'organismes non‑vivants : cristaux, molécules, atomes...

 

Or ‑ et voici l'énoncé du fait des changements substantiels : il arrive à chaque instant que l'un ou l'autre de ces objets extérieurs existants cesse d'être ce qu'il était et commence d'être ce qu'il n'était pas : il y a de nouvelles plantes et de nouveaux animaux et de nouveaux hommes qui commencent d'être parce qu'autre chose qu'eux s'est changé en eux; et d'anciens qui cessent d'être parce qu'ils se sont changés en autre chose qu'eux. Dès lors, « il est nécessaire d'admettre à l'intérieur des sub‑tances, objets de l'expérience sensible, une matière à titre de sub‑stance » (à la seconde puissance !) « ou de su‑jet. En effet, en tout changement il faut qu'il y ait un sujet commun aux termes contraires entre lesquels le changement a lieu... Donc, puisqu'il y a un certain type de changement qui affecte les êtres selon leur substance même (mutatio secundum substantiam), à savoir la génération et la corruption, il faut bien qu'il y ait un sujet commun qui sous‑tende le passage d'un contraire à l'autre au titre de la génération et de la corruption ; bien entendu, ce sujet, n'est jamais donné que par le fait même que sont posés les termes, c'est‑à‑dire telle forme et la privation de cette forme ; de telle sorte que ce sujet est en acte par cette forme et, tantôt, est sujet de la privation de cette forme. Or donc, en partant de ce raisonnement d'Aristote, on se rendra compte que les faits de génération et de corruption substantielles sont à la base de l'idée de matière prime. De fait si la matière prime possédait de soi une forme propre, cette forme lui donnerait d'être quelque chose en acte. Et, dans ce cas, au moment où une nouvelle forme l'affecterait, la matière ne lui devrait pas l'existence pure et simple, mais commencerait seulement d'être comme ceci ou comme cela; et il n'y aurait génération qu'en un sens relatif, mais non absolument. C'est la raison pour laquelle tous ceux qui admettent comme premier sujet du devenir un corps, tel que l'air ou l'eau, admettent que la génération se réduit à un changement de qualités. Au contraire, en partant du raisonnement d'Aristote, on voit de quelle manière précise il faut se représenter la matière prime : elle est, par rapport aux formes et aux privations correspondantes, ce qu'est la substance modifiable par rapport aux qualités contraires. » (In Metaph., n° 1688‑1689).

 

Sens de la thèse thomiste. ‑ Cette thèse a reçu le nom d'hylémorphisme, parce qu'elle affirme que la nature corporelle est composée de matière (hylé) et de forme (morphè).

 

La matière. ‑ Le monde des corps est perpétuellement brassé par un devenir si profond que son sujet n'est pas lui‑même un corps (ni même un corpuscule, ce qui transporterait dans l'infiniment petit les propriétés essentielles des corps qui sont d'être ceci et celui‑ci, c'est‑à‑dire : d'un type déterminé et cet individu déterminé), mais un pur « de quoi être un corps », la matière première. Il est impossible de la penser autrement que dans le devenir substantiel, c'est‑à‑dire dans la succession des formes (voir saint Augustin, Confessions, liv. XII, VI, 6).

 

Les formes dont il s'agit maintenant ne sont donc plus des manières d'être affectant un être persistant, mais des déterminateurs d'être affectant un pur « de quoi être » : on appelait les premières « formes accidentelles », on appellera les secondes « formes substantielles ».

 

N. B. ‑ Puisque la forme substantielle est ce qui détermine le type de l'être, il serait contradictoire d'admettre qu'une substance puisse en avoir deux : ce qui équivaudrait pour elle à vérifier deux types substantiels différents, et par conséquent à exister deux fois : double non‑sens (thèse thomiste de l'unicité de la forme substantielle).

 

Portée de cette thèse. ‑ Elle affirme la dignité du corps. Contre certain spiritualisme, elle reconnaît au corps en tant que tel la dignité d'existant et d'agissant. Contre le manichéisme, elle lui reconnaît une perfection positive due à sa forme et constituant une valeur visée par l'appétit naturel de la matière («La matière désire la forme comme la femelle désire le mâle », Aristote, Physique, VII, fin) et des agents qui en ont tiré la forme. Contre le panthéisme et le panpsychisme qui, sous prétexte d'assurer l'unité du grand Tout, compromettent l'autonomie de ses membres, l'hylémorphisme constate avec Aristote que la forme est un acte qui sépare : en déterminant l'être la forme le termine ; ‑ ... ce qui n'empêche point que la matière soit entre tous le principe d'une continuité statique, puisque grâce à elle n'importe quoi peut à plus ou moins longue échéance, devenir n'importe quoi; d'autre part, la forme en réglant les activités d'une substance sur l'autre met entre toutes les substances une continuité dynamique. Une matière découpée par des formes et traversée par des actions, voilà l'univers. Contre certains textes de Sartre et de Heidegger, l'hy­lémorphisme rejette, au nom de l'expérience vulgaire et scien­tifique, tout « existant brut » : il ne dépend ni de la ména­gère ni du savant que les corps se manifestent à nous comme ayant telles propriétés; en eux‑mêmes et indépendamment de toute activité du sujet les corps ont un sens préalable à toute utilisation. Le seul « être‑en‑soi » est la substance complète composée de « de‑quoi‑être » et de « déterminateur d'être » ; s'il lui arrive d'être connue et désirée par nous (et par là d'être en nous et pour nous), il n'en résulte pour elle aucune création de signification, aucune création de valeur. La découverte de la pomme de terre et de la betterave n'aurait pu permettre l'usage que l'homme en fait aujourd'hui, si 1 e « sens » qu'il leur trouve n'était identique à ce qu'elles sont.

Mais il faudra relier cette thèse cosmologique aux thèses mé­taphysiques qui concernent la Source de l'existence (= Dieu). Alors on verra que, si la forme est déterminatrice de l'être et de l'agir d'une part cela vient de ce que Dieu pense l'univers et le crée en réalisant dans la matière ses idées qui l'informent; vérité du platonisme et de l'augustinisme intégrée par saint Thomas dans l'aristotélisme : « La forme est quelque chose de divin et d'excellent et de désirable. Quelque chose de divin parce que toute forme est une certaine participation à la res­semblance de l'être de Dieu, qui est acte pur, et que rien n'existe en acte que dans la mesure où il a une forme. Quelque chose d'excellent parce que l'acte est la perfection de la puissance et son bien. Et par conséquent, elle est quelque chose de désirable parce que chaque être désire sa propre perfection. » (In Physic., I, 15 d.)[3]. D'autre part, il s'ensuit que tout corps porte une idée divine venant de la pensée divine jusqu'à notre pensée. L'univers est un langage objectif que Dieu nous tient. Le monde corporel n'a donc pas seulement un sens profane, que les scien­ces naturelles déchiffrent; il a aussi un sens religieux que la poésie devine, que la Bible exprime, que l'Incarnation magnifie, et que les Sacrements utilisent.

Enfin, l'hylémorphisme, en proposant une exacte notion de la forme, pose une pierre d'attente pour une exacte théorie de l'esprit. D'une part, est évacuée la théorie platonicienne des Formes spécifiques séparées de toute matière individuelle : rien n'existe que le concret; le type spécifique ‑ objet pos­sible d'abstraction ‑ n'existe pas en soi, mais seulement avec et dans la matière. Pourtant dans le même temps est préparée la théorie thomiste des formes pures séparées de toute matière (= Anges) et de la forme séparable de sa matière (= Âme humaine) : en effet, lorsque l'expérience introspective nous aura révélé l'existence en nous d'opérations auxquelles la matière ne peut pas participer intrinsèquement, nous serons obligés d'admettre pour exprimer les faits que ce qui agit alors en nous n'est plus le composé « matière‑forme » mais la forme seule. Donc, au moins dans le cas de la nature humaine, la forme se présentera comme« ce qui agit», et donc comme« ce qui est». D'où l'idée qu'en l'homme la forme n'est point seulement « déter­minateur d'être », mais bel et bien « être déterminé ». Par là, est ouverte la voie qui peut mener à concevoir l'esprit pur.

 

Un problème moderne. ‑ Quelle valeur garde l'hy­lémorphisme en face de la physique contemporaine ?

Question préalable : quelle est la valeur de la phy­sique contemporaine ? Est‑elle connaissance authen­tique du réel ? ‑ J. Maritain (Les degrés du savoir) constate que la physique est, de nos jours, formelle­ment mathématique (alors qu'avant Descartes elle était informée par la philosophie) ; cette « forme » lui permet d'utiliser, dans le raisonnement mathémati­que à partir des faits ou des hypothèses, certains « êtres de raison » mathématiques, fondés dans la réalité, mais présentant un caractère nettement sym­bolique. La physique porterait donc sur un réel mathématisé, qu'elle connaîtrait par symboles. L'hy­lémorphisme ne pourrait être ni confirmé ni infirmé par la physique, faute de continuité entre physique et philosophie. ‑ J. Daujat, plus récemment, a de­mandé aux physiciens et historiens de la physique comment la physique mord sur le réel (L’œuvre de l'intelligence en physique). La physique est en quête d’objets intelligibles abstraits (= chap. 1) ; n'empê­che que par là elle pénètre le réel (= chap. II) ; c'est que les natures intelligibles qui constituent l'objet de la science, si elles ne sont pas le réel, sont bien quelque chose du réel (= chap. III) ; ce que la physique connaît du réel, c'est la quantité; son pro­cédé d'abstraction, c'est la mesure ; et la théorie physique est pleine de quantités réelles (= chap. IV) ; 1 seulement il reste une zone du réel que la clarté mathématique laisse dans l'ombre : le physicien a besoin d'y projeter la lumière philosophique (Planck, R. Collin, Meyerson, Koyré) ; l'intelligibilité mathématique et l'intelligibilité ontologique appartiennent au même tissu indéchirable du réel (chap. V, début). Ne seraient‑elles pas dès lors en continuité ? P. Hoenen (Cosmologia et Filosofia della natura inorganica) le soutient, du moins pour le cas de la théorie atomique, ce qui lui permet une vigoureuse réponse à la question posée : Dalton, en fondant la théorie atomique, y fit entrer d'une part, l'hypothèse philosophique de Démocrite (= mécanicisme : l'individu chimique est intrinsèquement immuable, c'est l'atome), et d'autre part, deux hypothèses auxiliaires qui, seules, expriment mathématiquement les faits et donnent à la théorie sa fécondité : 1° Les substances simples sont réparties en grains d'une taille mathématiquement déterminée pour chaque espèce; 2° Ces grains se combinent en proportions mathématiquement définies. Mais Hoenen prouve d'abord que l'hypothèse de philosophie mécaniciste ne joue aucun rôle dans la déduction des faits et des lois à partir des hypothèses complémentaires (la théorie atomique garde sa valeur explicative si l'on admet avec l'hylémorphisme que les individus élémentaires sont absorbés ontologiquement par les substances résultant de la combinaison; et le physicien n'a rien à y redire, même s'il emploie le langage mécaniciste, plus commode pour l'imagination). ‑ Bien plus, Hoenen le prouve ensuite : l'hylémorphisme est en meilleure posture que le mécanicisme à l'égard des hypothèses auxiliaires, seules essentielles à la théorie atomique : ne reconnaissant qu'un type substantiel homogène, le mécanicisme n'a aucun moyen d'expliquer la diversité spécifique des quantités élémentaires, ni la constance spécifique des proportions dans la combinaison, alors que l'hylémorphisme, en tant que naturalisme, exige l'identité qualitative et quantitative de tous les individus d'une même substance. C'est la fameuse théorie des minima naturalia (pour toute forme substantielle, il y a un volume minimum au‑dessous duquel le type ne peut plus être vérifié) (I, 7, 3). Hoenen va jusqu'à voir dans les hypothèses daltoniennes ‑ et dans les hypothèses quantiques qui en sont l'extension au domaine de l'énergie ‑ un retour inconscient au naturalisme hylémorphique. ‑ De même on pourrait voir dans l'introduction de la cybernétique en physique une reprise de la double notion hylémorphique d'Information : acquisition de connaissance, apport d'organisation (cf. 0. Costa de Beauregard, Le second principe de la science du temps, ch. 3).

 

Troisième application, LE CORPS ET L'ÂME

CHAPITRE IV

 

Parmi les changements profonds, le plus remarquable et le plus indiscutable est celui dont les termes sont le Vivant et le Non‑vivant. Il va nous obliger à préciser l'hylémorphisme en l'appliquant au vivant organique.

 

Les faits. ‑ Premier fait : tout dans le vivant organique est d'ordre physique et chimique; les activités vitales et la structure qui y est ordonnée sont formulables en termes et en lois de physique et de chimie. L'histoire de la biologie moderne n'est que l'histoire des annexions successives des chapitres de la biologie par la chimie organique. ‑ Deuxième fait : tout dans la structure et l'activité du vivant organique est original, spécial, irréductible. L'enfant découvre vite qu'il y a dans le Chat, le Poisson rouge et la Rose des caractères communs qui sont absents du caillou. Tout le monde est persuadé qu'il y a des vivants et qu'il y a des non‑vivants. Et c'est sur cette évidence que repose le projet d'écrire une Biologie générale. ‑ Troisième fait: des non‑vivants deviennent vivants (nutrition) ; des vivants deviennent non‑vivants (mort).

 

Les solutions extrêmes.1° Le mécanicisme : le premier fait prouve que dans un vivant il n'y a pas autre chose que des éléments chimiques non-vivants; 2° Le vitalisme: le second fait prouve que dans un vivant, outre les éléments non‑vivants, il existe une autre chose : le principe vital qui les organise.

 

La solution thomiste. ‑ L'hypothèse d'un Principe vital, qui serait une chose autre que les éléments chimiques et juxtaposée à eux est inutile, parce qu'il n'est pas un détail de la structure et de l'activité originales du vivant qui ne soit entièrement conditionné et intrinsèquement constitué par la structure et l'activité chimiques des éléments. Elle est même inintelligible, parce que pour être quelque chose de réel, le Principe vital devrait être soit un corps, soit un esprit : mais il ne peut être un corps sans quoi il serait lui‑même chimique; ni un esprit, car d'où viendrait‑il à la naissance et que deviendrait‑il à la mort des animaux et des plantes ?

 

Première conclusion. ‑ Dans un vivant organique, il n’y a pas autre chose que les éléments chimiques, si l'on prend l'expression « autre chose » au sens que lui donnent les vitalistes (= un être qui vient du dehors s'ajouter au premier être).

 

Mais par ailleurs, la thèse mécaniciste oublie l'évidence du troisième fait : être engendré, c'est commencer d'être; mourir, c'est cesser d'être; se nourrir, c'est transformer un non‑vivant en une partie intégrante d'un vivant. Celui‑qui‑vit a donc beau être composé d'une multitude d'éléments chimique, il est réellement autre chose qu'eux.

 

Deuxième conclusion. ‑ Dans un vivant organique, il y a autre chose que les éléments chimiques, au sens où les mécanicistes prennent l'expression « autre chose » (= un état spécifique nouveau qui vient modifier complètement le premier être).

 

Dans la thèse vitaliste, ce qui est vrai c'est que le vivant est autre chose que les éléments; ce qui est faux, c'est que le vivant contienne une autre chose qu'eux. Dans la thèse mécaniciste, ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il n'entre dans le vivant aucune autre chose que les éléments; ce qui est faux, c'est que le vivant ne soit pas autre chose que les éléments.

 

En effet, les éléments sont incapables d'exécuter les opérations de la vie. La moindre action vitale implique que la totalité des éléments soit ramenée à l'unité d'un être : il n'y a aucun sens à dire qu'un nuage d'électrons mange ou attaque; l'action de manger ou d'attaquer ne peut avoir qu'un sujet « le Tout en tant qu’être unique ». C'est ce qui faisait dire aux anciens que le Vivant est « un par soi », tandis qu'une machine est « un par accident » : la machine est un tout artificiel, réunion de plusieurs substances‑natures qui continuent chacune d'être ce qu'elles étaient et d'agir comme elles agissaient avant leur réunion. Le Vivant, au contraire, est un tout naturel (et il faut probablement en dire autant de l'atome, de la molécule et du cristal), réunion de plusieurs substances‑natures qui ont cessé d'être ce qu'elles étaient et d'agir comme elles agissaient avant leur unification ontologique. L'unité d'action dans le vivant découle de son unité d'être.

 

Troisième conclusion. ‑ Dans le vivant organique la multiplicité des éléments chimiques est devenue par un changement profond l'unité d'un être nouveau. Les substances élémentaires ont donc perdu leur spécificité et leur individualité chimiques, et ont acquis la spécificité et l'individualité du vivant.

 

Sens de la thèse thomiste. ‑ Terme d'un devenir substantiel, le vivant est donc composé d'un « de quoi être » qu'il a en commun avec les éléments chimiques, et d'un principe propre qui détermine ce « de quoi être» à être un vivant. Ce « de quoi être », c'est la matière prime; le principe propre et déterminant du vivant, c'est sa forme substantielle, à laquelle on réserve traditionnellement le titre d'âme. Mais il est bien entendu, après tout ce que nous avons dit, que l'âme n'est pas une chose juxtaposée au corps, ni logée dans telle ou telle partie du corps, ni exerçant sur le corps une action mécanique ou physique ou chimique quelconque. Il est également clair que le « corps » n'est pas un être accouplé à l'être de l'âme pour subir son action, mais tout simplement la matière prime en tant que déterminée par l'âme à être vivante, d'un mot ‑ à vivre.

 

Simple application de l'hylémorphisme, la doctrine de l'âme et du corps nous oblige à des précisions.

 

1° Les éléments une fois unis dans l'unité substantielle du vivant n'y sont point purement et simplement abolis. On constate dans le tout nouveau une certaine permanence des éléments. ‑ Sur ces faits expérimentaux, les médecins et alchimistes arabes insistaient déjà : d'où la thèse avicennienne de la permanence actuelle des éléments dans le mixte, thèse nuancée par Averroès qui parlait d'une permanence en un degré moindre. Albert Le Grand, observateur et expérimentateur, incline lui aussi à soutenir la conservation en acte des éléments.

 

2° Pourtant la permanence des éléments dans le vivant ne saurait être actuelle ou formelle. ‑ Saint Thomas, dès les débuts de son enseignement, soutint sans hésiter l'unicité de la forme comme corollaire immédiat de l'unité du vivant (Plante ou animal ou homme).

 

« Il faut donc découvrir une autre manière d'exprimer comment d'une part les éléments sont authentiquement unis, et, d'autre part, comment ils ne sont pas totalement corrompus, mais demeurent dans le mixte d'une façon spéciale. Ce sont les forces actives émanant des formes substantielles des corps simples, qui sont conservées dans les corps mixtes. Par conséquent les formes substantielles des éléments existent dans les mixtes non point selon leur acte propre (non quidem actu) niais selon leur pouvoir actif (sed virtute) » (La mixtion des éléments, fin).

 

Portée de la thèse. ‑ La théorie de la composition hylémorphique du vivant permet de comprendre : 1° La parenté entre le minéral le plus simple et le vivant supérieur, par la communauté de leur matière et la permanence virtuelle des activités élémentaires dans le vivant ; un vivant n'est qu'une combinaison chimique supérieure parce qu'une combinaison chimique est déjà un être autre que ses éléments et supérieur à eux. 2° La hiérarchie non seulement logique mais physique qui va des minéraux aux animaux en passant par les végétaux : tout animal est aussi virtuellement un végétal et un minéral puisqu'il en assume les pouvoirs actifs. ‑ 3° Le dépassement (ou émergence) sans création par lequel des substances d'un type supérieur peuvent sortir de substances d'un type inférieur, pourvu qu'il se trouve une cause proportionnée pour disposer la matière à ce changement substantiel. Rien n'empêche en effet que le vivant sorte de la matière inanimée, par une génération sans parents, pourvu qu'un agent assez puissant (divin, cosmique ou artificiel) dispose convenablement les éléments matériels. Dans cette hypothèse, l'âme n'a pas à être créée, pas plus qu'aucune forme : ce qui commence d'exister, ce ne peut être une âme, mais seulement le composé de matière et d'âme, c'est‑à‑dire le nouveau vivant, qui n'est qu'un nouvel état de la matière, déjà existante sous la forme des corps élémentaires. ‑ 4° Un seul cas obligerait à parler d'un dépassement par création : ce serait le cas où l'être vivant dont on constaterait la production serait capable d'opérations auxquelles la matière ne prend point part intrinsèquement. Nous connaissons un tel vivant : c'est l'homme, sa forme ou âme n'est donc point un pur déterminant de la matière, mais une substance spirituelle. Dès lors, assister à la génération avec ou sans parents d'une telle substance. serait assister à la création d'un esprit.

 

DOCTRINE GÉNÉRALE, DE L'EFFICIENCE ET DE LA FINALITÉ

Chapitre V

 

La puissance n'est qu'un réel non‑être, puisqu'elle n'est qu'un négateur‑récepteur de l'acte. Or ce qui n'est que capable de recevoir un acte ne peut suffire à le faire apparaître. Donc pour que l'acte nouveau apparaisse dans la puissance permanente, il faut l'intervention d'un déterminant extrinsèque (cause efficiente). Mais celui‑ci ne passe à l'action que dans la mesure où le résultat futur de son action exerce sur lui une attraction (= cause finale).

 

1° Causalité efficiente

L'évidence du principe de causalité efficiente

 

« Tout ce qui change, change sous l'influence d'un autre. Rien ne change, en effet, à moins d'être en puissance à l'égard du terme auquel aboutira le changement. A l'inverse, rien ne fait changer à moins d'être en acte ; car faire changer n'est rien autre qu'amener de la puissance à l'acte ; et, de la puissance, rien ne peut être amené à l'acte sauf par un être lui-même en acte... mais il n'est pas possible que le même être soit à la fois en acte et en puissance sous le même rapport, mais bien sous des rapports différents... Il est donc impossible qu’une réalité quelconque soit à la fois ce qui change et ce qui fait changer, sous le même rapport et de la même manière » (I, 2, 3).

 

Bref : l’être qui change est composé d'une capacité qui d'abord excluait la perfection à acquérir par le changement, et qui ensuite la reçoit sans jamais s'identifier à elle. Donc à l'intérieur de l'être qui change, on ne trouve avant le changement, que l'absence de la perfection qui définira le terme du changement. Dès lors il est évident que l'être avant le changement ne suffit pas à expliquer le résultat du changement.

 

Il y a deux manières de nier cette évidence: Le mobilisme pour qui « être c'est changer » ; mais alors on va logiquement à l'assertion suivante qui se détruit elle‑même : « il suffit de ne pas avoir pour acquérir », ou « il suffit de n'être pas ceci pour le devenir », c'est‑à‑dire « il suffit de n'être pas pour être ». ‑ 2° L'autodynamisme marxiste pour qui l'être est dialectique, c'est‑à‑dire contient essentiellement une contradiction qui provoque nécessairement son changement ; mais alors on veut seulement dire que là où le vulgaire croit voir un être qui change, il y a en réalité deux êtres qui se contredisent, c'est‑à‑dire qui luttent l'un contre l'autre jusqu'à modification de l'état premier (ce qui ne fait que transporter à l'intérieur de l'être apparent la dualité de l'agent et du patient).

 

La notion aristotélicienne et thomiste de cause efficiente. ‑ Si l'on assiste à un changement, l'on constate qu'à son terme il y a quelque chose de nouveau, c'est‑à‑dire quelque chose qui n'était pas dans l'être ancien avant le changement; alors on ne peut manquer de se demander par quoi l'être nouveau a surgi là où il n'était pas si ce n'est en puissance (on sait qu'être en puissance est une manière de n'être pas). Quand on désignera un être extérieur comme étant ce par quoi l'être ancien a acquis la perfection que d'abord il n'avait pas, on aura découvert la notion de cause efficiente : « ce d'où le changement prend origine » (unde motus primo).

 

Sens de la thèse. ‑ Malebranche et Hume ont rejeté la notion de cause efficiente sous le prétexte que celle‑ci serait une cause « entre laquelle et son effet l'esprit aperçoit une liaison nécessaire ». Ils n'ont pas de mal à montrer que jamais l'inspection d'une réalité quelconque ne permet d'y apercevoir une liaison nécessaire avec un effet, liaison que seule l'expérience révélera après coup. Ils ont bien raison de rejeter cette prétention d'apercevoir a priori dans la cause la résultance de l'effet; ils auraient seulement tort d'attribuer cette prétention au tho­misme. Pour eux, avoir l'idée d'une cause, c'est descendre d'une chose à la prévision de son effet ; pour saint Thomas avoir l'idée de cause, c'est remon­ter d'un changement à «ce par quoi » le nouveau est apparu dans ce qui n'était pas lui, mais pouvait l'être.

 

Portée de la thèse. ‑ Le mystère de la causalité efficiente s'accomplit constamment sous nos yeux. Contre cette évidence immédiate, les critiques de Hume ne pourront prévaloir : « Que certains corps soient actifs, cela nous apparaît dans l'expé­rience sensible » (I, 115, 1). L'analyse dissolvante de Hume dissocie artificiellement le mouvement de la bille n° 1 de celui de la bille n° 2 ; remis devant la réalité le spectateur verra la première bille pousser la seconde, parce que la perception humaine porte non sur des éléments statiques mais sur des ensembles dynamiques (cf. Michotte, La perception de la cau­salité). En vertu de cette évidence immédiate saint Thomas affirme contre tout platonisme et tout mécanisme la dignité du corps en tant qu'agent (I, 115, 1). Faux, l'occasionnalisme d'Avicebron qui refuse toute activité au corps pour l'attribuer exclusivement à je ne sais quelle force spirituelle, sous pré­texte que la taille déterminée du corps enferme sa forme dans des limites dont elle ne peut sortir par l'action ; car tout ce qu'on pourrait conclure de là, c'est que le corps a une action limitée, non qu'il n'en a pas du tout. Faux, le créationnisme intempestif d'Avicenne, qui veut que la forme substantielle de tout corps nouveau soit créée par un agent cosmique universel (le Donneur de formes), alors que les formes n'ont point à être créées. Faux, le mécanicisme qui réduit toute action à un flux d'atomes. « Il faut donc dire qu'un premier corps agit en tant qu'il est en acte, sur un second en tant qu'il est en puissance», formule qui n'a jamais prétendu expliquer, mais seulement exprimer les faits.. et par là non pas supprimer le mystère, mais le constater.

 

2° Causalité finale

 

L'évidence du principe de causalité finale. ‑ Ce qui change ne sera pas changé en n'importe quoi, mais en autre chose qui était déterminé dès le déclenche­ment du changement. Donc, ce qui fait changer, dès le moment où il commence à exécuter son action, est orienté vers un résultat défini. C'est ce qu'ex­prime l'adage : « tout agent agit en direction d'une fin », c'est‑à‑dire : « quand un agent transforme un patient, il ne le transforme pas en n'importe quoi»,

 

« et, à cet égard, il n'y a pas de différence suivant que l'être orienté vers la fin est conscient ou non ; en effet, c'est de la même manière que la cible est la fin visée par l'archer et le but du mouvement de la flèche. Mais d'une manière absolument générale tout élan d'activité est orienté vers un résultat déterminé pour la bonne raison que n'importe quelle activité n'émane pas de n'importe quelle force active mais que c'est d'une source de chaleur que provient l'échauffement, et d'une source froide le refroidissement » (C. G., III, 2, In bis ... )[4].

 

Bref, la finalité n'est rien autre que l'orientation définie du devenir et de sa cause efficiente.

Notion de la cause finale. ‑ La cause finale n'est as cause de la même façon que la formelle, la maté­rielle ou l'efficiente. Puisqu'elle est le résultat futur de l'action en tant qu'il attire l'agent, la fin n'a aucun moyen de déterminer le devenir en le précédant, mais seulement en se faisant désirer par l'agent, c'est‑à‑dire en exerçant une attraction sur lui. Désir et attraction qui n'impliquent aucune conscience, mais simplement une tendance naturelle (appetitus naturalis). On définira la fin : « ce en direction de quoi s'accomplit le changement ».

 

 

Sens de la thèse. ‑ Ce qu'elle ne dit pas : le principe de finalité ne se formule pas « Tout ce qui existe est un moyen adapté à une fin », ni « Tout ce qui existe a une utilité », ni « La nature ne fait rien en vain. » Ces propositions sont probablement vraies (la dernière est un principe fondamental de la biologie), mais elles ne sont pas évidentes par elles‑mêmes. Encore moins le principe de finalité se formulerait‑il « Tout, dans le moindre détail, a une utilité pour l'homme.» C'est là une hypothèse liée à une conception anthropocentriste de la Providence, mais qui n'a rien à voir avec le principe de finalité. ‑ Ce que dit la thèse thomiste :

 

« Tout agent, ou bien agit en suivant sa nature, ou bien agit en suivant sa pensée. S'il est question des agents qui suivent leur pensée, il n'y a aucun doute qu'ils agissent en vue d'une fin; ils agissent en effet parce qu'ils conçoivent au préalable dans leur esprit le résultat qu'ils obtiennent par leur action ; ils agissent à partir de cette conception préalable ; car c'est cela même, agir par la pensée. Mais de même qu'il existe à l'avance dans l'esprit qui le conçoit une représentation complète de l'effet obtenu par les actions de l'être intelligent, de même il existe à l'avance dans l'agent naturel une représentation naturelle de l'effet, et c'est à partir de cette représentation que l'action est déterminée à tel effet » (C. G., III, 2 Ad huc).

 

Portée de cette thèse. ‑ Elle fonde le déterminisme des lois naturelles tout en sauvegardant la liberté.

 

1° Tout agent tend à un résultat déterminé (= principe de finalité). Or, la nature est dans tous les êtres le principe de leur agir. Donc chaque nature tend à un résultat déterminé. « Il appartient à l'agent naturel de produire un effet unique; car la nature agit d'une seule et même manière à moins d'être empêchée. Et la raison en est qu'elle agit suivant qu'elle est telle; par conséquent, aussi longtemps qu'elle est telle, elle n'agit que de telle manière; en effet, suivant sa nature, tout agent a un être déterminé » (I, 19, 4).

 

L'expression de déterminisme des lois de la nature est donc légitime « si on entend signifier par là que toute cause dans la nature est déterminée nécessairement ou de par son essence à un effet » (Maritain). Le déterminisme n'est pas un postulat, mais la conclusion d'un syllogisme dont la majeure est le principe de finalité et dont la mineure est la constatation expérimentale de la nature. Seul le Créateur des natures peut refuser son concours à leur activité ou suppléer par lui‑même à leur déficience, et modifier ainsi non pas les lois, mais les effets de ces lois (miracles).

 

2° Qu'en est‑il alors de la liberté ? Peut‑on concevoir des natures libres ? Ou bien l'on a une nature, et ‑ à moins d'un miracle ‑ses lois sont sans exception: pas de liberté ; ou bien l'on est libre et c'est que l'on n'a pas de lois nécessaires, c'est-à‑dire pas de nature. Tel est le dilemme dans lequel les déterministes au siècle dernier et les existentialistes de nos jours pensent nous enfermer. ‑ A la vérité, une nature absolument libre et une liberté toute naturelle seraient l'une et l'autre contradictoires ; mais d'autre part, un homme sans liberté et un homme sans nature n'auraient ni l'un ni l'autre rien d'humain. L'homme est une nature libre. Comme toute nature, l'homme a une fin naturelle vers laquelle il ne peut pas ne pas tendre déterminément ; mais à la différence de toutes les natures l'homme tend vers cette fin par sa raison, qui est ouverture sur l'universel : c'est‑à‑dire que l'homme se sent naturellement fait pour le Bien universel (= le Bonheur); par conséquent, à chaque fois que l'homme est mis en présence d'un bien particulier non nécessairement connexe avec le bonheur, il sent qu'il n'est pas naturellement fait pour ce bien‑là. Et c'est cela même être libre : ne pas fonctionner comme une nature. Encore est‑il que s'il arrive à l'homme de ne pas fonctionner comme nature à l'égard de certains biens, c'est précisément parce qu'il fonctionne comme nature à l'égard du Bien.

 

L'ANTHROPOLOGIE, Doctrine générale de la connaissance : le devenir non physique

CHAPITRE VI

 

L'homme est une nature; mais une nature « pas comme les autres ». L'homme est le sujet d'un devenir, comme tout dans la nature; mais en même temps, il y a en lui une exception à la loi du devenir naturel. Il y a dans l'homme un devenir qui ne consiste pas à s'assujettir, un devenir dont le sujet n'est pas un sujet comme les autres.

 

Le fait. ‑ L'expérience unanime des connaissants, traduite dans le langage ordinaire, témoigne que connaître, c'est, entre deux êtres distincts, un contact (« understand »; « com‑prendre »), une compénétration (« enfoncez‑vous ça dans la tête ! »), une fusion (un élève « digère », « assimile » sa leçon)... mais qui n'abolissent jamais la dualité du connaissant et du connu. A l'inverse, ce qui est incapable de connaître est étroit, obtus, fermé, bouché. La même expérience a été traduite dans le langage littéraire par Pascal (Pensées, 347, 348, qui se souvient peut‑être de I, 14, 1).

 

Les théories extrêmes. ‑ 1° Les Physicistes. ‑ On peut appeler ainsi les philosophes qui prétendent que la connaissance n'est qu'un cas particulier du devenir physique (= naturel). Suivant qu'ils admettent ou non le changement intrinsèque, ils proposeront de la connaissance une théorie mécaniciste ou hylémorphique : le mécanicisme noétique consiste à réduire le devenir de connaissance à l'introduction des atomes superficiels du connaissable dans les pores du connaissant (Démocrite); l'hylémorphisme noétique consiste à réduire le devenir de connaissance soit à la transformation du connaissable sous l'action du connaissant (les formes du sujet connaissant venant former l'objet à connaître, Kant) soit à l'absorption du connaissable dans le connaissant (les images qui forment l'univers venant faire corps avec les images auxquelles ma conscience s'applique et qui forment mon corps, Bergson).

 

Les Antiphysicistes. ‑ On peut appeler ainsi les philosophes qui, constatant que le devenir de connaissance s'oppose au devenir physique, concluent que l’être du connaissant est absolument spécial, et s'oppose radicalement à l'être de la nature. L'être de la nature serait opaque, ou, pour parler sans métaphore, inconscient : c'est la « substance étendue» dont toutes les parties restent extérieures les unes aux autres ; l'être connaissant est au contraire pure transparence, ou, pour parler sans métaphore, conscience : c'est la « substance pensante » (Descartes). Directement issue de Descartes est l'opposition sartrienne entre l' « en soi », région de l'être massif, opaque, et le « pour soi », région d'être comportant du néant, transparent, constitué par un cogito qui n'est pas un acte de connaissance de soi mais un type d'être à part : le «cogito préréflexif ».

 

La théorie thomiste de la connaissance. ‑ Elle se compose : a) D'un effort de description des faits; b) D'un essai d'explication.

 

a) Connaître, ce n'est pas nous absorber physiquement dans l'être du connaissable (contre Parménide et malgré Bergson) ; ce n'est pas davantage avoir en nous par nature le double du connaissable (contre Empédocle) ; ce n'est pas non plus recevoir en nous peu à peu les petits morceaux représentant (eidôla) le connaissable (contre Démocrite) ; connaître, c'est faire exister en nous le connaissable en tant qu'il est autre que nous. Dans la mesure où je te connais, j'existe en toi et je te fais exister en moi, quoique d'une manière non physique. J'étais en puissance de connaître; tu étais en puissance d'être connu; ces deux puissances étant passées à l'acte, je suis en acte de connaître et tu es en acte d'être connu; mais en vérité ces deux actes n'en font qu'un : tu es connu dans l'acte par lequel je te connais. « L'acte du cognoscitif et l'acte du connaissable sont un seul et le même » (Aristote). Mais pour que connaissant et connaissable s'identifient dans un même acte sans se confondre dans un même être, la seule hypothèse possible c'est que le principe déterminant de l'être du connaissable existe dans l'être du connaissant, sans sa matière (Aristote). Saint Thomas fait remarquer (In De Anima, II, 12, n° 551 à 554)[5] que cette formule d'Aristote est encore insuffisante : en effet recevoir en soi la forme de l'autre sans sa matière, ce n'est pas propre à la connaissance ; chaque fois qu'un être en puissance subit l'action d'une cause efficiente, il reçoit la forme de l'agent sans recevoir sa matière (l'eau échauffée par le feu prend sa chaleur sans prendre le combustible). Mais ce qu'Aristote voulait dire, selon saint Thomas, c'est que dans le devenir naturel la forme de l'agent s'imprime dans la matière du patient de manière à la transformer (la chaleur du feu affecte la matière de l'eau qui devient chaude) ; tandis que dans le devenir de connaissance la forme du connaissable n'affecte absolument pas la matière du connaissant. Quand je te connais, je ne cesse pas d'être ce que je suis, et pourtant ce qui fait que tu es toi (= ta forme) commence d'exister en moi, mais sans m'affecter physiquement, c'est‑à‑dire sans me transformer. Connaître, ce n'est donc pas assimiler l'autre comme si on le mangeait (auquel cas il cesserait d'être un autre en cessant d'être lui‑même). Connaître, ce n'est même pas épouser la forme de l'autre (auquel cas on cesserait d'être soi‑même). Connaître, c'est simplement tenir en soi la forme de l'autre, en la laissant être de l'autre; donc, c'est ‑ si l'on veut ‑prendre la forme de l'autre, mais sans devenir soi‑même matière pour cette forme. Le médecin qui connaît une maladie et le moraliste qui connaît un vice ne deviennent pas pour autant ni malade ni vicieux : ils ne s'unissent pas à la maladie ou au vice à la manière d'un sujet qui devient malade ou vicieux, mais en les prenant pour objet.

 

Nous venons d'exprimer l'impression ressentie par tous les connaissants, en essayant de ne pas déformer les faits, mais sans chercher encore à les expliquer.

 

b) Le paradoxe stupéfiant est qu'on puisse tenir une forme sans en être physiquement affecté, et que par là on devienne l'autre sans cesser d'être soi. Or « les scandales soufferts par le principe d'identité ne peuvent être qu'apparents » (Maritain). Par conséquent l'acquisition par moi de cette présence de l'autre doit requérir en moi un changement physique. Certes, nous ne (lirons pas du tout que « connaître, c'est se transformer » ; mais nous dirons que pour connaître il faut subir une transformation, et même plus précisément une conformation à l'objet (et c'est ce qu'avaient entrevu Empédocle et Démocrite), à titre non de constitutif, mais de préparatif de la connaissance. Le dire, c'est tout simplement reconnaître le fait humiliant de la condition humaine : l'homme, au départ, autrement dit « de par sa nature », n'est pas connaissant en acte, mais simplement capable de connaître. Dès lors, il est contraire à l'expérience de prétendre avec Empédocle que l'homme trouve présentes dans sa nature les natures de tout ce qu'il connaît (sans quoi, il connaîtrait toujours tout) ; il ne peut davantage en recevoir des morceaux, comme le voulait Démocrite (sans quoi il connaîtrait non les objets extérieurs, mais les morceaux à l'intérieur; et il resterait à expliquer comment : car il y a la même difficulté à ce qu'un sujet devienne l'autre en restant soi-même, que cet autre soit un objet macroscopique à l'extérieur ou un microscopique à l'intérieur). Reste donc que l'homme reçoive en lui physiquement des représentations grâce auxquelles la forme de l'autre en tant qu'autre sera présente à lui. On a donné le nom de forme intentionnelle à la transformation physique accidentelle grâce à quoi la puissance de connaître est amenée à se transcender elle‑même pour s'étendre jusqu'à (= in‑tendit) l'autre.

 

Sens de la théorie. ‑ 1° La présence est plus essentielle à la connaissance que la représentation, tellement que certaines connaissances se passent de représentation: et ce sont les plus parfaites (connaissance de l'esprit par l'esprit) ; 2° La représentation ou forme intentionnelle n'est aucunement cela même qui est connu, mais seulement ce moyennant quoi le connaissable est connu : toute sa fonction est de disparaître devant l'objet et de déterminer le sujet à se transcender vers l'objet. A la différence du signe ordinaire qui est une chose et fonctionne d'abord comme une chose, la représentation n'est pas d'abord connue : d'emblée elle fait connaître ; et s'il lui arrive d'être connue, c'est toujours secondairement et réflexivement ; 3° L'homme est une nature, c’est-à-dire une substance en puissance par rapport à ses actes de connaissance, qui est donc, au départ, c'est‑à‑dire à la naissance, sans connaissances (contre tout innéisme) et même sans conscience (malgré la conception sartrienne de la subjectivité). L'homme n'est d'abord qu'un embryon lointainement capable de poser des actes de connaissance; sous l'influence déterminante (sous la motivation ou stimulation) des objets extérieurs, il devient par une transformation physique accidentelle prochainement apte à connaître plutôt que de ne pas connaître, et à connaître ceci plutôt que cela ; alors seulement enfin il connaît; mais alors aussi, émergeant de la potentialité, c'est-à‑dire de l'indétermination, il acquiert par l'acte qu'il pose et qui le fait surexister en faisant surexister l'autre en lui, cette transparence (partielle et relative) qui lui permet de se connaître soi‑même de manière réflexive et secondaire. Cogito, si l'on veut, mais qui est toujours un cogito aliquid, et d'abord un cogito aliud et en tout cas un « cogito post‑réflexif ». L'homme n'est pas conscience de soi, mais il peut accéder à la conscience de soi par un acte réflexif de connaissance qui porte sur un acte direct de connaissance de l'autre.

 

Portée de la théorie. ‑ Toutes les manières possibles de s’opposer à cette théorie se réduisent à l'une des suivantes: 1° ou bien l'on réduit la connaissance à un processus physique. Le marxisme répète que la pensée est un reflet de l'être : mot qui pose plus de problèmes qu'il n'en résout; dans une glace ou dans une cellule photo‑électrique, il y a aussi un reflet. Or il n'y a aucun sens à dire qu'une glace ou une cellule photo électrique connaissent, parce que connaître n'est absolument pas subir une conformation à un agent mais faire exister en nous la forme même d'un objet, sans devenir soi‑même matière pour cette forme, et que c'est précisément de cela que la matière est incapable. La matière est « un pur avec quoi » ou « de quoi être » ‑. la seule manière qu'elle ait de s'unir à une forme c'est que cette forme lui communique le type d'être dont elle est

le principe déterminant. Juste à l'opposé, la manière dont le connaissant s'unit à la forme du connu, c'est de rester ce qu'il est et de laisser le connu être ce qu'il est ; bref, c'est de respecter la distinction des formes en les unissant. Aucun processus physique (chimique ou physiologique, pas même le processus

physiologique qui se produit dans les organes des sens au moment de l'excitation sensorielle) n'est susceptible de réaliser une telle sorte d'union. « Cela est d'un autre ordre » (Pascal). « Tu dois apprendre à élever ton esprit et accéder à un autre ordre » (Cajetan).

 

2° Ou bien, l'on évite le matérialisme tout en continuant de réduire la connaissance à un processus physique: on imagine que le sujet de ce processus physique n'est pas la matière mais la conscience. En effet, la conscience ayant pour propriété essentielle d'être transparente à elle‑même, si elle est modifiée, elle apercevra ses modifications. La connaissance sera alors le processus physique (spirituel, sans doute, mais physique) par lequel la conscience est modifiée; les modifications de la cons­cience seront les représentations; les représentations seront seules et immédiatement connues. Et c'est l'idéalisme. ‑ Le thomisme s'y oppose aussi radicalement qu'au matérialisme, au nom d'une évidence commune à tous les usagers de la connaissance: ce que je connais (les autres hommes, les objets de la science) n'est pas une modification de ma conscience. De plus le thomiste demande à l'idéaliste ce qu'il met de précis sous le mot « conscience » : ou bien il n'y met pas la connaissance, et c'est logique puisque la conscience est chargée d'expliquer la connaissance ; mais que peut bien être une conscience qui n'est aucunement une connaissance ? Ou bien il y met la con­naissance de soi, mais alors le problème de la connaissance n'est que reculé.

3° Ou bien, évitant le matérialisme, on évite aussi l'idéa­lisme en expulsant le connu hors de la conscience. Ainsi Bergson et Sartre rejettent l'erreur de l'idéalisme en affirmant le pre­mier au nom du bon sens, le second au nom de la phénoméno­logie, que ce que je connais n'est pas intérieur à ma conscience. L'objet connu n'est donc pas une chose dans ma tête (contre le physicisme matérialiste) ni même une chose dans ma conscience (centre le physicisme idéaliste) il est une chose devant moi, présente à moi. Mais comment ma conscience peut‑elle se relier à cette chose qui n'est pas elle ? Par représentation ? Instruits des dangers de la représentation par l'erreur idéa­liste, nos deux philosophes suppriment la représentation. C'est ainsi que Bergson transporte la représentation dans les choses (la représentation est la chose même car la réalité est conscience : elle n'a pas à devenir consciente, elle l'est). Et tout de même Sartre pour qui la connaissance n'est rien d'au­tre qu'une manière dont la conscience se rapporte à l'en‑soi (la représentation serait inutile et même nuisible, car elle intercalerait entre la conscience et l'en‑soi l'écran d'une chose). ‑ Le thomiste ne peut ni admettre que le réel soit conscience, ni comprendre comment une conscience peut se mettre en rapport avec un en‑soi sans y être déterminée par cet en‑soi seul; le thomiste se trouve donc devant un connaissant qui n'est pas conscience, mais capacité de connaître (malgré Sartre) ; et devant un connaissable qui n'est pas conscience mais capacité d'être connu (malgré Bergson). Pour que le connaissable devienne connu il suffit que le connaissant passe à l'acte ; mais pour qu'il passe à l'acte il faut qu'il subissent l'influence du connaissable lui‑même. Cette influence subie lui imprime une détermination à connaître, modification physique qui est le préparatif de la connaissance sans être ni la connaissance même (contre le matérialisme) ni l’objet de la connais­sance (centre l'idéalisme). C'est la représentation entendue comme pur moyen de la connaissance (medium quo).

 

Première application, LA CONNAISSANCE SENSIBLE

CHAPITIRE VII

 

Les animaux, hommes compris, connaissent les corps extérieurs au leur par des facultés organiques: les sens. Dans la sensation, le corps et l'âme concou­rent à la saisie expérimentale de l'existant physique­ment présent, et agissant sur le corps de l'animal.

Mais, biologiquement, l'animal a besoin : 1° De faire la synthèse subjective et objective de ses sen­sations ; 2° De se représenter en leur absence les objets nécessaires à la conservation de l'individu et de l'espèce ; 3° D'apprécier leur utilité ou leur nocivité, lors même que nulle sensation agréable ou désagréable ne peut la révéler; 4° De thésauriser les acquisitions de l'expérience individuelle. ‑ A ces fins sont ordonnés les quatre sens internes : la conscience sensible, l'imagination, l'estimative et la mémoire (I, 78, 4).

 

Deuxième application, LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE

CHAPITRE VIII


Spécificité de la connaissance intellectuelle. ‑Toute connaissance témoigne d'une certaine imma­térialité : au sens large, est immatériel tout ce qui fonctionne d'une manière dont la matière est incapable. C'est le cas de toute forme; car toute forme est « divine », au sens du grec « theios » (= idéal et intelligible). Tout spécialement la connaissance, parce qu'elle est la saisie de la forme de l'autre en tant même que de l'autre, est par excellence ce dont la matière est incapable.

 

Mais dans un sens strict, est immatériel ce qui existe et agit sans comporter en soi de matière, et donc sans organe. C'est le cas de la connaissance intellectuelle et d'elle seule, parce que seule elle saisit un objet qui est délivré des conditions d'existence de la matière.

 

En effet, nous avons tous conscience de penser l'universel. On appelle universel tout contenu de pensée à la fois identique à lui‑même et susceptible de se retrouver identique en plusieurs qui sont par ailleurs différents. Exemple: la ligne que je pense est universelle car, sans jamais cesser de vérifier une définition toujours identique à elle‑même, elle s'identifie pourtant, partiellement mais réellement, à toutes les lignes possibles et imaginables si différentes qu'elles soient entre elles. Rien de matériel ne peut être universel, car tout ce qui existe dans la matière se trouve par le fait même fermé sur soi de manière à être singularisé dans l'espace et le temps, et totalement déterminé en toutes ses propriétés : ce sont là les deux conditions de l'existence dans la matière. La ligne que je pense est donc immatérielle, car elle est celle‑ci, mais de manière à être aussi et identiquement toutes les autres. Conclusion : une pensée n'est pas une image; il y a une différence de nature et non pas seulement de degré entre l'objet de la connaissance sensible (sensation et imagination) d'une part et l'objet de la connaissance intellectuelle d'autre part. L'on exprime cette différence de nature en définissant la connaissance intellectuelle « connaissance de l'immatériel ». Il ne suffirait pas en effet de dire « connaissance de l'Universel », car outre l'universel l'esprit humain peut penser des notions réalisables aussi bien sans que dans la matière (ex. : le vrai, le beau, le bon), voire même des réalités existantes en dehors de toute matière (Dieu, l'Ange, l'Âme).

 

Il suit de là que la réalité physique qui est dans l'homme le principe de sa pensée, est elle‑même immatérielle au sens strict :

 

« En effet tout ce qui est reçu dans un sujet y est reçu selon le mode du sujet récepteur. Or un objet n'est connu que dans la mesure où sa forme est dans le connaissant. Mais l'âme intellectuelle connaît la réalité considérée dans sa nature prise absolument (ex. : la pierre en tant qu'elle est pierre, absolument). La forme de la pierre, prise absolument, c'est‑à‑dire selon sa notion formelle propre, existe dans l'âme intellectuelle. Donc celle‑ci est une forme existante en soi, et non une réalité composée de matière et de forme. Si en effet l'âme intellectuelle était composée de matière et de forme, les formes qu'elle recevrait existeraient en elle d'une manière singulière ; et ainsi elle ne connaîtrait que le singulier (et non l'universel) comme il arrive aux facultés sensibles qui reçoivent les formes des objets dans un organe corporel ; car c'est la matière qui singularise les formes » (I, 75, 5, in c. Secundo ... ).

 

Bref, aucune matière nerveuse, aucune cellule cérébrale, ne peut être le sujet immédiat d'un acte de pensée.

 

Cependant l'intellectualisme de saint Thomas, radicalement opposé à tout sensualisme, est assez nuancé pour s'opposer tout autant à l'intellectualisme pur. Une pensée n'est pas une image, mais il n'y a jamais de pensée sans image. Des psychologues modernes ont pu croire que le meilleur moyen de réfuter le sensualisme était de montrer une séparation entre pensée et images; saint Thomas croyait devoir constater qu'il n'y a jamais de séparation entre pensée humaine et images, ce qui n'empêche pas entre elles une réelle distinction. Pour le montrer saint Thomas (I, 84, 7) définit qu'il entend par pensée exclusivement un acte authentique et plénier d'intellection portant sur un objet déterminé et non des phénomènes moteurs préparatoires ou des habi­tudes intellectuelles consécutives à l'intellection ; ensuite, trois arguments : d'une part les troubles de la pensée sont occasionnés par des lésions céré­brales ; or la pensée n'a pas d'organes ; donc c'est que la pensée a besoin du concours de l'organe cérébral (celui de l'imagination) non pour constituer le sujet de l'intellection (ce qui contredirait l'intel­lectualisme), mais pour fournir à l'intellection son objet. D'autre part l'expérience quotidienne de la pensée solitaire ou socialisée nous assure que l'effort pour penser inclut l'effort pour se fournir des exem­ples, et que le seul moyen de faire penser autrui est de lui fournir des exemples. C'est que toujours notre pensée lit son objet universel à même l'image concrète.

 

La portée de cette thèse est immense : notamment en ce qui concerne l'authentique conception de l'homme et du fonction­nement de l'intelligence. L'homme n'est ni ange ni bête ; pas bête, parce que sa pensée (qui est sa différence spécifique et donc sa dignité propre) n'est pas organique ; pas ange, parce que sa pensée requiert le concours extrinsèque de l'organe. Il suit de là que l'objet proportionné à l'intelligence humaine est non le pur intelligible spirituel (ceci contre Platon et même contre saint Augustin, et contre tout illuminisme), ni le pur sensible corporel (ceci contre tout matérialisme ou sensualisme), ni même l'abstrait considéré à part du concret (ceci contre l'intel­lectualisme rationaliste) mais bel et bien l'abstrait considéré dans son existence à même le particulier sensible :

« L'objet propre de l'intelligence humaine qui est jointe à un corps c'est l'essence ou nature existante dans la matière corporelle ; et ce n'est que par le moyen des natures des choses visibles existantes de cette sorte que l'intelligence humaine s'élève à un certain degré de connaissance des choses invisibles. Or il entre dans la notion même d'une telle nature qu'elle ne reçoive l'existence que dans un individu déterminé (ex. : il entre dans la nature de la pierre qu'elle ne puisse exister que dans cette pierre ; dans la nature du cheval qu'il ne puisse exister que dans ce cheval, et ainsi du reste). Par conséquent la nature de la pierre et de n'importe quelle réalité matérielle ne peut être connue complètement et vraiment, sauf dans la mesure où elle est connue comme existante dans un cas particulier » (I, 84, 7).

On ne peut dire avec plus de vigueur que, pour l'homme, connaître l'abstrait pur, c'est mal connaître le réel (Laberthon­nière, critique de saint Thomas, a trop méconnu cette nuance originale).

 

2° Origine des connaissances intellectuelles. ‑Les idées ne sont jamais données à notre esprit sans images parce qu'elles sont lues par l'intelligence à même les images. L'image, suprême élaboration de l'expérience sensible, est‑elle donc la cause suffi­sante et adéquate de l'idée immatérielle ?

Les. solutions extrêmes. ‑ On ne pourrait le croire que si l'on admettait avec les sensualistes, qu'une pensée n'est jamais qu’une image. A l'extrême op­posé l'image, loin d'être cause suffisante et adéquate, ne serait aucunement cause de l'idée, si l'on admet­tait avec les purs intellectualistes que l'homme fait l'expérience directe de l'intelligible pur.

Les solutions moyennes. ‑ Mais si l'on n'est ni sensualiste ni illuministe, on est obligé d'admettre à la fois que l'image est une cause nécessaire de l'idée, et que pourtant elle n'en est pas la cause suffisante et totale. Reste donc que la cause totale des connais­sances intellectuelles soit la jonction dynamique de l'expérience sensible avec une activité constituante qui pose enfin l'objet comme intelligible devant l'esprit. Tous les philosophes qui ne sont pas sensua­listes ont reconnu la nécessité d'une activité intellec­tuelle pour constituer l'objet intelligible (Aristote, saint Augustin, saint Thomas, Kant, et même Des­cartes quand il explique en quel sens les idées sont innées).

 

La précision thomiste. ‑ D'accord avec Aristote, saint Thomas se sépare aussi bien de saint Augustin que de Kant. Pour saint Augustin, la lumière de Dieu, soleil des esprits, fait luire dans ses créatures matérielles les idées intelligibles selon lesquelles il les crée. Pour Avicenne une intelligence cosmique, la même pour tous les hommes (le Donneur de formes), extrait de la matière les formes intelligibles qui y dorment (en puissance) et les donne à notre intelligence. A ces deux conceptions saint Thomas fait le même reproche d'extrinsécisme : le propre de la nature c'est d'avoir en soi‑même tout ce qui est requis pour son opération spécifique, surtout quand il s'agit d'une nature aussi élevée que la nature humaine. Ni Dieu ni un Esprit transcendant ne font en nous à notre place le travail fondamental de notre pensée. ‑ Kant de son côté, même s'il n'admettait point l'hypothèse invérifiable d'un Penseur transcendantal qui exerce en nous l'activité de la Pensée, attribuerait à cette activité un rôle d'in‑formation : la matière amorphe de la connaissance, venue de la chose-en‑soi inconnaissable, devrait recevoir d'une activité formatrice la structure intelligible qui ferait d'elle enfin un objet d'expérience. Saint Thomas aurait fait à cette théorie le reproche de subjectivisme : l'activité intellectuelle constitue les objets comme intelligibles, mais elle n'a pour cela aucun besoin de structurer les objets. Les choses-en‑soi (= substances) sont en elles‑mêmes structurées par leurs formes substantielles; celles‑ci, parce qu'elles sont réalisées dans la matière, existent selon un mode d'être matériel, donc sensible et particulier, mais elles n'ont point pour autant cessé d'être ce quelque chose de divin dont parlait Aristote.

 

Saint Thomas ne connaît qu'une Pensée transcendantale qui constitue les objets de l'expérience : c'est le Créateur qui pense les êtres et leur donne l'intelligibilité en leur donnant d'être suivant leur forme. Mais en cela, bien loin d'accomplir en nous le travail de la pensée, il nous propose au contraire des objets à penser. Si la forme existait sans matière (thèse platonicienne) ou si elle existait dans la lumière de Dieu (thèse augustinienne), elle serait intelligible en acte; comme elle n'existe que dans la matière, elle est intelligible en puissance; il faut donc que s'exerce une activité d'ordre intellectuel, non pour donner à l'être corporel une structure qu'il a déjà, mais pour le faire exister dans et pour l'intelligence (donc d'une existence intentionnelle et non physique) suivant un mode intelligible en acte (I, 79,1).

 

Sens de la thèse. ‑ Il y a donc en nous, outre l'intelligence proprement dite (= faculté de connaître l'immatériel) une autre faculté, ou plutôt une actualité spirituelle que l'on appelle traditionnellement depuis Aristote « intellect actif » ou « agent », mais qui n'est pas une faculté de connaissance.

 

Cette activité est naturelle et donc inconsciente, puisqu'elle a pour fonction de fournir à l'intelligence ses objets de départ. Elle n'a donc rien de commun avec l'abstraction consciente et volontaire qui implique attention, analyse, comparaison, synthèse, voire raisonnement. Nous détectons en nous l'activité de l'intellect agent en enregistrant perpétuellement ses effets, qui sont les concepts élémentaires de choses sensibles (ex. : le rouge, le piquant, le mou, le tiède, etc.) donnés dès le premier contact avec les objets correspondants.


DOCTRINE GÉNÉRALE DE LA TENDANCE

CHAPITRE IX

 

Les faits. ‑ Au mouvement centripète par lequel la connaissance nous rend présents intentionnelle. ment les objets, correspond et s'oppose un mouvement centrifuge par lequel nous nous rendons physiquement présents aux objets : c'est la tendance ou appétit.

 

Les théories extrêmes. ‑ On peut être tenté de réduire la tendance à la connaissance. La pensée se présenterait sous deux formes « dont l'une consiste à apercevoir par l'entendement, et l'autre à se déterminer par la volonté» (Descartes) : la volonté n'étant que la connaissance anticipée du résultat de l'action, ou la représentation très vive de l'acte à poser (intellectualisme). ‑ A l'extrême opposé, on peut être tenté de réduire à la tendance tous les actes psychiques : « la volonté, en tant que chose en soi, forme l'être intérieur, véritable et indestructible de l'homme; cependant en elle‑même elle est inconsciente » (Schopenhauer) (volontarisme).

 

La théorie thomiste. ‑ Ce qu'il y a de vrai dans le volontarisme, c'est que la tendance, bien loin d'être confinée dans le domaine de l'affectivité, est coextensive à l'être : toute réalité, même inconsciente, est par nature orientée vers quelque autre réalité qui lui convient (cette orientation de nature n'est autre chose que ce que nous avons appelé « appétit naturel »). Le psychisme conscient, comme toute nature, est donc lui aussi doué de tendances inconscientes consubstantielles à son être, parce qu'elles émanent de sa forme substantielle : l'âme. La tendance inconsciente est la base du psychisme.

 

Ce qu'il y a de vrai dans l'intellectualisme, c'est que la connaissance éclôt nécessairement en tendance. Nulle serait la connaissance qui ne se tournerait pas à aimer.

 

« En effet, de même que la réalité naturelle possède l'être en acte en vertu de sa forme, de même la réalité connaissante possède la connaissance en acte en vertu de sa forme intentionnelle. Or toute chose entretient avec sa forme naturelle cette relation précise que, tant qu'elle ne l'a pas, elle y tend » (de fait une chose sans forme, informe, c'est la matière, dont Aristote dit qu'elle désire la forme)« et dès qu'elle l'a, elle s'y repose. Et ce qui vaut pour la forme, vaut également pour n'importe quelle perfection naturelle, qui est le bien de la nature. Et ce rapport au bien, dans les êtres qui manquent de connaissance, c'est ce que l'on appelle l'appétit naturel. Par conséquent aussi, la nature connaissante entretient un rapport semblable » (non pas avec la forme intentionnelle considérée dans sa réalité physique, mais bien avec la forme intentionnelle considérée dans son rôle intentionnel, c'est‑à‑dire) « avec le bien représenté par la forme intentionnelle : à savoir lorsqu'elle le possède, elle s'y repose ; lorsqu’elle en manque, elle le cherche. Et ces deux dernières attitudes sont le fait de l'appétit » (I, 19, 1).

 

Mais contre les deux théories extrêmes, le thomisme maintient que la tendance est irréductible à la connaissance. La connaissance se tient dans l'ordre de la causalité formelle : par elle, le vivant tend vers (in‑tendit) l'objet pour se le rendre présent selon une union qui, de soi, ne modifie ni l'un ni l'autre. La tendance débouche sur le plan de la causalité finale : par elle le vivant tend vers l'objet (ad‑petit) pour lui devenir présent selon une union physique qui modifiera (= compromettra ou exaltera) leur existence même.

 

Il faut en conclure que les puissances de connaître et les puissances de désirer constituent deux genres absolument distincts, sauf à ajouter qu'ils sont inséparables . 1) Pas de désir qu'une connaissance n'ait précédé, pour le spécifier et le déclencher) ; 2) Pas de connaissance qui ne tourne à désir (sinon au désir de l'objet, du moins au désir de la connaissance même : joie de connaître) ; 3) Pas de désir qui ne soit connu (par conscience réflexe) ; 4) Rejaillissement du désir sur la connaissance : le danger de la connais­sance humaine est de prendre le système des représentations pour plus intéressant que le réel; mais la tendance est réaliste ou existentielle, elle polarise ou aimante le sujet connaissant vers l'objet existant qu'elle l'invite à prendre et à posséder physique­ment. Aimer est presque toujours une condition pour bien connaître.

 

Première application, LE DÉSIR SENSIBLE

CHAPITRE X

 

L'animal convoite les objets qu'il connaît par sa sensation. Mais l'une des remarques les plus pro­fondes de la psychologie des anciens (saint Thomas l'emprunte à Platon et à Aristote) c'est que l'appétit du plaisir ne suffit pas à assurer la vie de l'animal; en effet ses aliments et ses partenaires sexuels sont convoités par des rivaux éventuels ; en cas de ren­contre, l'objet cesse de se présenter comme plaisant et commence d'apparaître comme ardu. Si l'animal était capable de juger que la lutte est un moyen pour une jouissance ultérieure, il pourrait affronter la douleur du combat en vue de la jouissance finale; mais comme l'animal est incapable de connaître la relation intelligible de moyen à fin, il faut qu'il trouve en sa nature la force de désirer la lutte, c’est‑à‑dire le pouvoir de tendre vers l'objet désiré mais considéré précisément en tant qu'ardu. De fait l'introspection et l'analyse psychologique découvrent en nous une tendance au plaisir (instinct de jouis­sance ou convoitise : le « concupiscible ») et une tendance à la lutte (instinct de puissance ou agressi­vité : l' « irascible »).

Saint Thomas a tiré de là son célèbre classement des émotions (cf. I‑II, QQ. 22 à 48, Traité des passions, traduction Corvez aux éditions de la Revue des Jeunes).

 


Deuxième application, LA VOLONTÉ, LA LIBERTÉ, L’AMOUR

CHAPITRE XI

 

De la connaissance intellectuelle résulte un « appé­tit » par lequel le vivant intelligent se porte vers les biens concrets qui lui sont révélés par ses concepts universels, ses jugements et ses raisonnements. Saint Thomas appelle « volonté » l'appétit intellec­tuel.

La volonté comme nature. ‑ Faculté spirituelle, la volonté est un aspect dynamique de la nature spi­rituelle. Elle est donc elle‑même une nature et soin fonctionnement fondamental est un fonctionnement naturel. Or toute nature est déterminée dans son être et dans son agir; et la nature de la faculté est déterminée par son objet. Nous devons donc conclure que la volonté est elle‑même déterminée par rapport à son objet. C'est‑à‑dire que le vivant Volontaire, mis en présence d'un existant appréhendé comme « bien » par l'intelligence ne peut pas ne pas désirer l'aspect de bonté que cet existant manifeste. La volonté « ne veut pas le bien parce qu'elle le veut; vouloir le bien, pour elle, c'est être » (Sertillanges).

 

Cependant, à parler de rigueur, la volonté n'existe pas ; ce qui existe, c'est l'homme volontaire. Et l'homme volontaire est une nature. Or toute nature tend déterminément à une fin qu'elle est faite pour obtenir par ses opérations. Toutes les opérations de l'homme sont donc orientées vers la fin de la nature humaine. Et il n'est pas difficile de découvrir quelle est cette fin. Platon et Aristote l'avaient dit avant saint Thomas, et Pascal l'a redit après lui : en voulant tout ce qu'il veut, l'homme ne veut qu'être heureux (I, 82, 1 ; I‑II, 1) c'est‑à‑dire « s'accomplir ». Il est donc impossible d'être un homme vivant et de ne pas vouloir le bonheur. Par rapport au bonheur, la volonté fonctionne comme nature.

 

Enfin, à supposer qu'un Bien concret se présente à l'homme comme étant le Porte‑Bonheur, c'est-à‑dire comme saturant totalement les aspirations de la nature humaine, l'homme, en présence de ce Bien Total clairement connu comme tel, poserait immédiatement un acte de volonté nécessaire à son endroit. Seul l'Etre infini se dévoilant à l'homme comme Bien infini réaliserait cette hypothèse (= vision béatifique).

 

La liberté. ‑ Qui dit nature, dit détermination nécessaire de l'agir. Mais qui dit « nature vivante » ajoute à l'idée d'un agir jaillissant de la nature, l'idée d'une auto‑détermination de soi par soi. D'où un assouplissement de la nécessité naturelle dans le vivant. Au degré végétatif : variations individuelles dans l'exécution du dessein naturel, tandis que ce dessein naturel, comprenant le résultat visé (= fin) et le plan pour l'obtenir (= forme), est entièrement fixé par la nature spécifique. Au degré sensitif : second facteur de variations individuelles, la connaissance; par elle l'animal peut improviser le plan (= forme) de ses actions. Au degré intellectif : troisième facteur de variations individuelles, l'intelligence. Même s'il improvise le plan de son action, l'animal doit à sa nature de ne tendre jamais qu'à deux fins ; la perpétuation de sa vie et de son espèce. Au contraire l'homme improvise le plan de ses actions parce que sa fin naturelle n'est ni la nutrition ni la génération mais la réalisation complète du Bien en général; mais sa nature n'impose à l'individu humain que sa fin dernière; elle lui laisse donc l'initiative de ses fins prochaines, de la forme qu'il donnera à ses actions pour y parvenir, et de l'exécution de ses actions (I, 18, 3). Dans ce triple domaine la volonté sera libre. Et ceci nous permet d'assigner exactement les frontières de la nature et de la liberté :

 

« La volonté et la nature s'opposent comme étant chacune un genre irréductible de cause; car, certains faits se produisent naturellement, d'autres volontairement. Autre est le mode de causalité de la volonté qui est maîtresse de son acte, autre celui de la nature qui est déterminée à un seul résultat. Cependant, parce que la volonté est elle‑même fondée sur une certaine nature, il est nécessaire que le mode de causalité propre à la nature se retrouve pour une part, dans la volonté ; comme, en général, les caractéristiques de la cause antérieure se retrouvent dans la cause postérieure. De fait en toute réalité, l'exister même ‑ qui est tenu par la nature ‑ est antérieur au vouloir qui est produit par la volonté. Et de là vient qu'il y a un objet que la volonté veut naturellement » (I‑II, 10, 1, ad 1).

 

Ainsi la volonté n'est pas un pur néant de nature et de nécessité: la volonté n'est pas d'abord liberté. La volonté est une nature déterminée d'où découle une action nécessaire : le « vouloir‑vivre‑heureux ».

 

Et pourtant, à l'égard de la plupart de ses objets, la volonté est un certain néant de nature et de nécessité : et c’est cela même qu'on appelle liberté. « Liberté » ne dit rien d'autre que « négation de la nécessité » : « air libre », « roue libre », « entrée libre », « union libre », la seule idée précise que l'on ait dans l'esprit en prononçant l'adjectif libre, c'est une idée négative, c'est‑à‑dire la négation d'une autre idée : celle de la détermination nécessaire de l'action. Or la détermination nécessaire de l'action peut venir de deux choses l'une : de l'extérieur ou de l'intérieur de l'être considéré. Une détermination d'action par l'extérieur ne peut‑être que le fait de la cause efficiente ou de la cause finale. La volonté exclut par définition la détermination de son action par une cause efficiente : si mon action est forcée, c'est qu'elle n'est pas volontaire; et si elle est volontaire, c'est qu'elle n'est pas forcée. Au contraire la volonté n'exclut pas la détermination de son action par la cause finale : si je veux vraiment une fin, et que je voie qu'il n'y a qu'un seul moyen de la réaliser je veux nécessairement ce moyen.

 

Notez que la plupart des objections contre la liberté viennent de là : objection du motif le plus fort ou du meilleur ‑ à supposer que je veuille vraiment obtenir un résultat je me sens déterminé à vouloir le moyen que je croirai le meilleur ‑; objection des statistiques ‑ à supposer que plusieurs personnes soient dans la même situation, elles auront les mêmes raisons de choisir les mêmes moyens pour réaliser les mêmes fins. Ces objections montrent seulement que dans bien des cas la volonté subit la nécessité résultant d'une fin, librement choisie ou non, au préalable.

 

Une détermination d'action par l'intérieur ne peut venir que de la nature. Or nous avons dit que la nature raisonnable n'impose à l'individu que sa fin dernière: le bonheur. Donc elle n'impose à l'individu aucune fin prochaine non nécessairement connexe avec le bonheur. Donc à l'égard de telles fins l'individu est comme s'il n'avait pas de nature : on dit que sa volonté jouit de l'immunité à l'égard de sa nature libertas a natura (I, 82, 1 et 2).

 

Et ce que nous venons de déduire dialectiquement, nous le vivons tous les jours : quand il s'agit de fins autres que son bonheur, l'homme délibère; et les autres essaient de l'influencer en présentant à sa raison les aspects de bonté qui peuvent attirer sa volonté, mais sans jamais réussir à la déterminer; ce sont les conseils, les exhortations, les commandements, les récompenses et les châtiments, seuls moyens d'amener autrui à vouloir ce que la nature humaine ne le détermine pas à vouloir (I, 83, 1).

 

En résumé, c'est le déterminisme de la volonté-comme‑nature qui fonde la liberté du vouloir à l'égard de tous les biens qui n'apparaissent pas comme nécessairement connexes avec le bonheur.

 

L'amour. ‑ « Choisir de tendre vers ... ». c'est aimer, au sens le plus élevé que ce mot puisse prendre pour un être humain. Mais « tendre », même sans choisir, n'est‑ce pas déjà aimer ? Première division de l'amour : amour de nature, commun à tout être en tant que doué de tendances naturelles ; et amour de choix, propre aux seuls agents personnels libres (il porte non sur le bonheur, fin dernière, mais sur les moyens menant à cette fin) (I, 60, 2). Et n'y a‑t‑il pas deux manières de « tendre vers » ? Deuxième division: amour proprement dit, ou amitié: on tend vers ce qui est bon en soi (ou à ce qu'il le devienne) ; amour improprement dit ou convoitise : on tend vers ce qui est (ou peut devenir) bon pour une autre réalité (I, 60, 3. ‑ Cf. I‑II, 26, 4).

 

De là, les différents objets de l'amour. A) Amour de soi : l'inconscient aime d'un amour naturel ce qui est bon pour lui (convoitise de l'autre qui implique amitié de nature pour soi‑même). Le conscient peut y ajouter une amitié de choix pour soi‑même (I, 60, 3) mais il est impossible qu'une créature ait un amour qui n'aurait point pour base un amour naturel et inconscient de soi‑même. ‑ B) Amour de l'autre : un autre absolument autre, c'est‑à‑dire opposé et séparé, ne serait aucunement aimable; On n'aime l'autre que dans la mesure où il est un avec soi‑même, et, en l'aimant, on tend à ne plus faire qu'un avec lui ; ainsi l'amour naturel vient de la parenté physique, et l'amour de choix résulte de la communauté, ou de la communication ou de la complémentarité des goûts, des dons, des buts (I, 60, 4). En tout cas, l'unité qui conditionne l'amour n'est qu'une similitude (I‑II, 27, 3). ‑ Bien supé­rieure, l'unité que l'amour constitue : union physi­que réalisée par la présence réelle (« vivre ensem­ble ») ; surtout, communication des consciences (I-II, 28, 1) « l'inhésion mutuelle » (ibid., 2) : « de même que de la pensée résulte une conception de l'objet dans le sujet, de même de l'amour résulte comme une empreinte de l'objet aimé dans l'affectivité de l'amant ; à ce titre, on dit que l'aimé est dans l'amant » (I, 37, 1). Cette « adaptation affective » est comparable à l'union substantielle puisque l'amant entretient avec l'aimé le même rapport qu'avec lui‑même (dans l'amitié), ou le même rapport qu'avec une partie de lui‑même (dans la convoitise) (I‑II, 28, 1 ad 2um). L'amant existe dans l'aimé par la possession physique que vise la convoitise; mais bien mieux, dans l'amitié, par l'identification intentionnelle (reputans amicum idem sibi) et existentielle (idem factus amato) (I‑II, 28,2). Telle est la transcendance de l'amour qu'il tend à l'extase : l'amant est aliéné, mis hors de soi, transporté dans l'autre : vulgaire absorption dans la con­voitise; tandis que, dans l'amitié, l'état affectif se transporte dans l'ami, voulant le bien pour lui seul (I‑II,.28, 3). Au total, l'amour unit plus que la connaissance.

Aimer l'autre comme « un autre soi‑même », cela ne mène‑t‑il pas à l'aimer plus que soi‑même ? C'est le drame de l'amour : aimer, c'est exister en communion avec autrui (I, 60, 4), donc former avec lui un Tout; c'est donc être prêt à risquer son bien particulier, non point tant pour le bien particulier de l'autre, que pour le bien du Tout que l'on forme avec lui. Or être prêt à risquer son bien privé, cela peut mener jusqu'à risquer sa vie. Déjà, au plan naturel, organique et inconscient, la main s'expose au choc pour protéger le corps ; au plan sensitif, les femelles s'exposent pour défendre leurs petits; et au plan rationnel ? La raison imite la nature : les Touts humains, résultant d'un accord libre et composés de membres autonomes, vérifient analogiquement la loi des Touts organiques (avec cette différence que la personne immortelle ne risque jamais l'anéantisse­ment total) : il est d'un citoyen vertueux de s'expo­6er au péril de mort pour la sauvegarde du Tout social (I, 60, 5). C'est jusque‑là qu'il faut aller, si l'on aime le bien du Tout pour lui‑même (= par amitié) et non pour soi (= par convoitise, comme fait le tyran) (Q. Disp. de la charité, art. 2).

Ainsi l'opposition de deux amours, l'un intéressé, l'autre désintéressé, apparaît‑elle factice. Au plan le plus élémentaire, l'on s'aime soi‑même, d'un amour naturel, plus que l'autre (I, 60, 4 ad 2). Mais déjà, dans cet amour naturel qui est replie­ment sur soi, la nature se porte beaucoup plus sur ce qui en elle est commun, que sur ce qui est singulier: témoin l'inclina­tion à la propagation de l'espèce (I, 60, 5, ad 3). Au plan supé­rieur, l'amour de choix ne fait donc que continuer l'amour natu­rel, quand établissant librement une communication entre deux ou plusieurs hommes, il porte chacun d'eux à aimer le bien privé des autres comme son propre bien privé (I, 60, 4, ad 2um, fin). Mais ce stade peut encore être dépasse dans la même ligne : on découvre que « le bien que l'on a en commun avec autrui est plus digne de l'amour de chacun que ne l'est son bien propre, en vertu de cette loi générale que, pour chaque partie le Bien du Tout est plus digne d'amour que son bien à elle, n'est que partiel » (II‑II, 26, 4, ad 3).

 

LE COMPOSÉ HUMAIN

CHAPITRE XII

 

Toutes les notions de la Cosmologie jointes aux, faits de l'Anthropologie, nous permettent maintenant de dire ce qu'est l'homme.

 

a) L'homme est une substance. ‑ C'est‑à‑dire d'abord un être existant en soi et non en un autre :' au témoignage évident de ma conscience, je suis le sujet d'une existence autonome; indépendance ontologique qui n'exclut pas une réelle dépendance causale : l'homme subit continuellement les actions des autres êtres de l'univers et la continuation de son existence est à ce prix; ‑ c'est‑à‑dire ensuite un être unique, et non le résultat accidentel de la juxtaposition de trois êtres : non point une plante, plus un animal, plus un esprit, mais un vivant unique et complexe contenant virtuellement (= dans ses pouvoirs actifs) une plante, un animal et un esprit. Au témoignage évident de ma conscience, je suis fondé à dire à la fois « je mange, je marche, je pense ». C'est‑à‑dire que les opérations communes à la plante et à l'animal d'une part, à l'homme d'autre part, sont attribuées à un unique centre actif : Moi. Mais, c'est‑à‑dire aussi que les opérations propres à l'homme (celles de la pensée et de la volonté libre) sont attribuées au même centre actif que les opérations végétatives et sensitives, et tellement liées à celles‑ci qu'on ne saurait jamais les confondre avec les opérations d'un pur esprit.

 

Sens de la thèse. ‑ Il faut éliminer l'image si justement critiquée par Bergson d'un fil inerte et amorphe sur lequel s'enfileraient les états de conscience. Les états de conscience sont les actes de cette puissance qu'est la substance humaine, c'est‑à‑dire qu'ils sont la substance même de l'homme en tant qu'agissante et actuée.

 

Portée de la thèse. ‑ Le substantialisme thomiste permet d'éviter l'absorption de l'homme (espèce et individu) dans l'univers conçu comme suprême vivant, ou comme élan vital ou comme évolution universelle (cf. I, I15, 4).

 

b) L'homme est une nature substantielle. ‑ Donné dans la nature, résultant d'une génération qui est oeuvre naturelle, et non artificielle, ayant conscience d'être sujet autonome d'existence et sujet unique d'opérations relevant des trois degrés de vie, l'homme ne peut avoir que dans sa substance le principe de l'apparition et de l'évolution de ses propriétés. Dès sa conception, le petit d'homme est déterminé du dedans à devenir un être humain adulte, et non n'importe quoi. C'est ce que le thomisme exprime en disant qu'il y a une nature ou essence humaine.

 

Sens de la thèse. ‑ Pour éviter tout malentendu, précisons que selon saint Thomas ce qui est nature dans l'homme, ce n'est pas seulement son corps. Il y a des natures spirituelles : et, en un sens, l'âme spirituelle de l'homme est une telle nature. Mais, pour parler mieux, disons que l'homme est une nature unique, indissolublement corporelle et spirituelle.

 

Portée de cette thèse. ‑ Elle s7oppose aussi bien à ceux qui mettraient en l'homme deux ou plusieurs natures (unies accidentellement en vertu d'une punition : pythagoriciens, platoniciens; ou unies substantiellement, mais seulement par l'action de l'une sur une partie de l’autre : cartésiens), qu'à ceux qui refuseraient à l'homme toute nature (théorie qu'on attribue à certains existentialismes, bien qu'ils soient obligés de réintroduire sous le nom de condition humaine quelque chose qui, sauf le nom, ressemble beaucoup à la nature).

 

c) L'homme est une nature spécifique. ‑ Ce qui veut dire deux choses : 1° L'homme diffère substantiellement des purs animaux et des purs esprits : aucune bête et aucun ange n'est capable de rire, de parler, d'écrire, de lire, de peindre, de bâtir, de déguster, de s'associer, et de transformer progressivement la Nature, car ce sont là opérations d'une nature à la fois corporelle et spirituelle. ‑2° Tous les hommes se ressemblent substantiellement: même s'ils diffèrent considérablement par la « mentalité », c'est‑à‑dire par le capital de concepts et d'habitudes qu'ils reçoivent de leur milieu biologique et humain, ils restent tous capables en principe de converser et de communiquer (la différence entre mentalité primitive et mentalité civilisée n'a rien de spécifique comme l'a finalement reconnu L. Lévy‑Bruhl, dans ses Carnets).

 

La différence spécifique de l'homme est la pensée, en laquelle consiste toute la dignité de sa nature, mais non pas la pensée pure : la rationalité, au contraire, c'est‑à‑dire cette sorte d'intellectualité qui ne peut se passer du concours extrinsèque d’un cerveau, à titre de fournisseur d'images, dans lesquelles sont lues les essences universelles les unes: après les autres (‑ d'une manière discursive).

 

Toutes les autres caractéristiques que l'on pourrait assigner comme différences spécifiques de l'homme se réduisent radicalement à la rationalité ; ainsi la stature verticale, que saint Thomas déduit de la rationalité (I, 91, ad 3) ou la religiosité .

 

« L'homme Possède une aptitude naturelle à penser et à aimer Dieu aptitude réside dans la nature même 1’esprit qui est commune à tous les hommes» (I, 93, 4).

 

d) La forme substantielle du corps humain est l'esprit humain. ‑ L'homme est une substance qui commence d'être par génération. En d'autres mots : au terme d'un devenir substantiel, une portion de matière (qui n'était pas de soi humaine) se trouve soumise à une nouvelle détermination d'être et d'agir. Cette forme acquise au terme de la génération humaine, fait exister un moi unique, indivisément capable des opérations de la vie végétative, sensitive et intellective. Donc, à moins de nier l'unité substantielle de l'homme, le seul moyen d'exprimer les faits est de dire que le corps de l'homme est une matière prime (= « de quoi être ») qui n'est pas de soi homme, mais qui a d'être homme (ou d’exister selon le type humain) par une détermination unique d'être et d'agir. Cette dernière donne à la matière d’être un corps, et d'être un corps chimique complexe, et d'être un corps organique, et d'être un corps sensitif, et d'être le corps d'un individu capable die penser (I, 76, 1 et 3).

 

Le seul moyen de s'opposer à cette pure expression des faits serait de prétendre que l’homme est, en réalité, la réunion artificielle et monstrueuse de deux, trois ou même quatre êtres, dont l'un dirait « je pense », le second « je sens», le troisième «je mange», et le quatrième «je pèse tant de kilos ». Au contraire, quiconque tient d'une part que c'est un unique je qui conjugue ces quatre verbes, d'autre part que le corps d’un homme est toujours le résultat de la transformation d'une matière qui n'était pas d'abord un homme actuellement existant, ... doit, nécessairement et quoi qu'il en soit des mots, admettre que l'homme est composé de matière prime commune à tous les corps, et d'un déterminateur d'être spécifiquement humain, lequel détermine la matière prime à être le corps de celui qui pense.

Que si quelqu'un hésitait encore devant cette expression des faits, saint Thomas lui demanderait (I, 76,1, si quis autem velit dicere ... ) quel sens il donne à la proposition « je pense ». En effet, toutes les manières possibles d'attribuer une action à un agent se réduisent à l'une des trois suivantes : ou bien l'action lui est accidentelle (ainsi un peintre joue du violon), ou bien elle lui est essentielle, mais alors ou bien elle est le fait de tout lui‑même (ainsi le médecin guérit), ou bien elle n'est le fait que de l'une de ses parties (je vois, mais pas avec mon pied). Application : je ne pense pas comme un pein­tre joue du violon, car il m'est essentiel de penser; mais je ne pense pas avec mon estomac ni avec ma vue; donc je pense avec une partie de moi‑même (le principe de ma pensée n'est pas le tout de moi). Maintenant vient une dernière question: comment la partie qui pense est‑elle unie au reste de l'homme ? Là, deux hypothèses seulement sont possibles : ou bien le Penseur en moi est cela même qui fait que le reste est mon corps (ce qu'il fallait démontrer), ou bien ce qui en moi n'est pas le penseur existe indé­pendamment de lui, c'est‑à‑dire qu'un Penseur se sert de mon corps comme d'un instrument. Mais dans cette dernière hypothèse la proposition « je pense » est dépourvue de sens, car je suis bien un tout composé d'un Penseur et d'un corps, mais, soit que mon Penseur tire les ficelles de mon corps' soit qu'il utilise mes images pour penser, cela ne m'autorise pas à dire « je pense », mais seulement « Il pense en moi. »

Sens de la thèse. ‑‑ L'union substantielle de l'âme et du corps ne signifie pas que le corps existe et que l'âme existe et qu'ils se réunissent pour engendrer un homme comme l'oxygène et l'hydrogène s'unis­sent pour engendrer l'eau; cela signifie que l'homme est fait de la même matière que tous les corps de l'univers, mais déterminée à être un corps d'homme par un principe déterminant qui est en même temps le principe de la pensée. Lorsqu'on définit le corps par l'étendue et l'âme par la pensée, il est difficile de concevoir comment une propriété statique telle que l'étendue et une activité telle que la pensée peuvent à elles deux former un seul et même existant. Sans supprimer le mystère propre de l'homme, l'hylé­morphisme évite toutefois cette difficulté supplé­mentaire : un « de quoi être» et un « déterminateur d'être » seront assez aisément conçus comme s'unis­sant en un seul être duquel émaneront ensuite, comme des propriétés accidentelles, et l'étendue d'un corps, et la pensée d'un esprit.

 

Portée de la thèse. ‑ « Le spirituel est lui‑même charnel. » Ce mot paradoxal de Péguy résume exactement la doctrine thomiste de l'homme. Les problèmes nouveaux posée par les sciences récentes de l'homme (psychologie des profondeurs, caractérologie, morpho‑psychologie) ne sauraient déconcerter celui qui sait que l'âme spirituelle est la forme du corps. Déjà Binet (L'âme et le corps, 1iv. 3, chap. Premier) adoptait cette formule aristotélicienne à laquelle le Dr Biot (Le corps et l'âme) le Dr Chauchard (Notre corps, ce mystère), G. Siewerth ( L'hom­me et son corps) souscrivent également. Roland Dalbiez (La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne) emprunte au thomisme les notions et distinctions par lesquelles il entend désolidariser la thérapeutique freudienne de la philosophie inconsistante de son auteur. Rudolf Allers est venu au tho­misme en partie par la critique de la psychanalyse mais par un souci d'approfondissement des mêmes problèmes qu'elle (cf. L. Jugnet, Rudolf Allers ou l'Antifreud). Le Dr Charles Baudouin souligne la modernité des formules thomistes qui découlent de la doctrine de l'âme forme du corps (De l'instinct à l'esprit, p. 300), et trouve là une raison de fidélité à la psychanalyse. Ne pas oublier cependant les difficultés d'A. Gemelli.

 

 

COMMENCEMENT ET FIN DE LA VIE HUMAINE

CHAPITRE XIII

 

Puisque la forme de l'homme est une âme spirituelle, c'est‑à‑dire une substance existant en soi et non en une matière, bien qu'ultérieurement elle donne à une matière d'être le corps d'un homme, ‑ il s'ensuit qu'elle commence d'exister en même temps que le composé humain, mais qu'elle ne finit point d'exister quand l'homme n'est plus.

 

a) Elle commence d'exister. A la différence de toutes les autres formes qui n'étant point ce qui existe n'ont pas à commencer d'exister, l'âme humaine, forme subsistante, étant ce qui existe doit commencer d'exister. C'est même parce qu'elle commence d'exister qu'une matière, dûment préparée à subir son information, commence d'être le corps d'un nouvel homme.

 

Seulement il n'y a que deux manières possibles de commencer d'exister : ou bien l'être nouveau commence d'exister parce que autre chose s'est changé en lui; ou bien l'être nouveau commence d'exister sans qu'autre chose ne change en lui, mais parce que, de rien, une action proprement créatrice le pose dans l'existence.

 

Laquelle de ces deux manières est vérifiée dans le cas de l'âme humaine ? ‑ Commencer d'exister par changement d'autre chose cela n'est possible qu'aux réalités composées d'un principe substantiel potentiel, indifféremment capable d'être tantôt cette substance tantôt cette autre (= la matière prime). Mais l'âme humaine exclut la réalisation dans la matière comme dans son sujet d'existence. Donc l'âme humaine est incapable de commencer d'exister parce que autre chose se changerait en elle. Il n'y a aucun sens à dire qu'autre chose que moi s'est changé en mon esprit.

 

Donc il reste une seule hypothèse qui est nécessairement la vraie: l'âme humaine commence d'exister, parce qu'une énergie créatrice fait surgir une âme humaine existante‑en‑soi, là où il n'y avait pas d'âme humaine (I, 100, 2).

 

Sens de la thèse. ‑ Pour une fois s'applique à la lettre le raisonnement que Descartes considérait comme la réfutation de la doctrine des formes substantielles (Lettre à Regius, A. & T., t. III, p. 502 sq.)... Les formes sont des substances qui existent (faux pour les autres formes, ceci est vrai pour l'âme humaine); mais une substance qui existe ne peut commencer par le changement d'autre chose en elle, qu'à la condition d'être composée de forme et de matière (absolument exact); donc les formes, qui ne contiennent pas de matière en elles, ne peuvent pas commencer par changement d'autre chose (sophistique lorsqu'il est question des formes ordinaires, lesquelles n'ont point à commencer d'être, ce raisonnement convient exactement à la forme de l'homme). Descartes tirait de là cette conclusion ‑ les scolastiques devraient admettre qu'à chaque fois qu'une substance nouvelle apparaît, sa forme a été créée par Dieu (fausse pour les formes ordinaires, cette conclusion vaut pour la forme humaine, qui doit commencer d'être pour qu'une matière commence d'être corps humain, et qui ne peut commencer d'être que par création).

 

Aristote avait peut‑être pressenti cette doctrine : constatant que l'esprit humain est séparé de la matière, c'est‑à‑dire ne dépend pas du corps pour exister, il concluait qu'il n'en dépendait pas davantage pour commencer : « reste donc que l'esprit entre dans le corps par la porte, et qu'il soit quelque chose de purement divin ».

 

Les thomistes discuteront encore longtemps sur le moment où l'âme humaine entre ainsi « par la porte » dans l'embryon pour lui donner d'exister selon l'espèce humaine. Assez tard pensent les uns, puisqu'il faut une organisation supérieure pour que se réalise le type humain; dès la conception pensent les autres, puisque seule une forme d'homme peut orienter de l'intérieur l'évolution de l'embryon vers la structure adulte... Le principe de saint Thomas est que les opérations vitales que l'on constate dans l'embryon doivent y avoir leur principe intrinsèque. « Et c'est pourquoi il faut dire que dans l'embryon existe d'abord une âme végétative, puis une âme sensitive, enfin l'âme intellective » (I, 118, 2, ad 2). Le générateur humain est donc père, c'est‑à‑dire auteur du nouvel individu qui lui est spécifiquement semblable, non pas en ce sens qu'il lui donnerait sa forme, mais en ce sens qu'il prépare sa matière à recevoir cette forme ; le père ne fait pas l'âme, mais il fait que cette âme s'unisse à ce corps, en faisant que cette matière exige l'intervention créatrice (I, 118, 2, ad 4; De potentia, 3, 9, ad 19).

 

b) L'âme ne finit pas d'exister. Comment le pourrait‑elle en effet ? Comme il y a deux manières de commencer d'exister, il y a deux manières de cesser d'exister, ‑ et deux seulement. Ou bien un être cesse d'exister parce qu'il se change en un autre (mais alors il doit de toute nécessité avoir en commun avec cet autre un élément potentiel qui n'est que « de quoi être » (= la matière); ou bien un être cesse d'exister sans se changer en rien du tout, c'est‑à‑dire qu'il perd purement et simplement l'existence (mais alors il faut de toute nécessité que l'énergie créatrice qui lui a donné jadis l'existence s'emploie, par un acte négatif mais réellement distinct, à la lui retirer). Or le premier mode de cesser ne saurait aucunement convenir à l'âme humaine qui n'a en elle aucune part de matière : mon esprit ne peut cesser d'être en laissant un reste, car que pourrait bien être ce cadavre d'esprit ? Quant au second mode de cessation, en arrachant l'existence à l'âme, il arracherait l'âme à elle‑même, car l'âme, forme subsistante, n'est pas autre chose que « ce qui existe et fait exister » l'énergie créatrice devrait donc travailler à contre. sens de son propre travail (cf. I, 104, 4), et à contresens de la nature posée par la création de l'âme; bref, l'annihilation de l'âme serait doublement contre nature. ‑ Nous en avons d'ailleurs le sentiment très naturel : en désirant naturellement d'être heureux, nous désirons nécessairement l'être sans fin, car un bonheur menacé ne serait plus le bonheur; et la prétention à un bonheur sans fin est conforme à la nature de l'âme spirituelle, car chaque être désire l'existence et le bien à la manière qui revient à sa nature : l'être inconscient par un désir purement naturel; l'être sensible, selon sa connaissance, donc par un désir qui ne porte que sur le hic et nunc, donc il est naturel à l'animal de ne désirer que la tranche d'existence qu'embrasse sa mémoire et qu'anticipe sa courte prévision ; mais l'homme qui pense l'universel (il conçoit ce que c'est que la vie et la mort) et le transcendantal (il entrevoit ce qu'est la vérité et la beauté, et il éprouve déjà ce que c'est que l'amour et la justice), ... l'homme conçoit naturellement l'existence faite pour ne finir jamais. Et quand il désire consciemment d'exister sans fin, il ne fait que désirer l'existence à la manière qui revient à sa nature. Mais il est contradictoire qu'un désir naturel soit sans correspondant réel, puisque le désir naturel est la nature même en tant qu'elle aspire à ce sans quoi elle n'est pas véritablement elle‑même (I, 75, 6).

 

Après la mort de l'homme, 1'àme humaine cesse d'exercer son rôle de déterminant d'une matière, mais elle garde dans sa nature l'aptitude fondamentale à informer une matière pour en faire son corps. Elle devient donc provisoirement inapte à exécuter les opérations de la vie végétative et sensitive; mais dans le même temps elle garde le désir naturel de se réincarner. Elle a gardé, en effet, les opérations de la pensée et de l'amour spirituel. Lorsque Valéry (Variété, I, p. 180) prétend que le thomisme donne à l'âme séparée l'existence a peu enviable » d'un« minimum logique », il oublie les passages où saint Thomas montre que l'âme séparée pense, se pense elle‑même, reçoit de la lumière divine ce qu'elle a perdu des lumières sensibles, si bien qu'elle a gardé ses souvenirs et son savoir, bien qu'elle ait perdu tout contact avec l'actualité terrestre (I, 89 tout entière). Faut‑il, avec Sertillanges (Grandes thèses, p. 212) aller à l'autre extrême et soutenir que l'âme séparée est « de l'esprit reconstitué et agrandi » grâce à l'illumination divine ? Saint Thomas, au temps du Contra Gentes (II, 81), pensait comme Avicenne, et plus tard Lachelier, que notre pensée d'ici‑bas est par rapport à notre pensée de là‑haut, comme la vie intra‑utérine par rapport à la vie après la naissance. Mais à partir de la Somme théologique (I, 89, 1), il se ravise : c'est par nature, donc pour le bien de son opération spécifique, que l'âme est unie à un corps ; donc même si la collaboration divine lui permet une pensée sans images, celle‑ci lui reste disproportionnée. Le désir de retrouver un corps afin de retrouver son mode d'être naturel lui est donc naturel. il reste bien entendu que la réincarnation dont il s'agit alors ne peut être que la reprise d'un corps d'homme; car le seul moyen qu'une forme ait de s'unir à un corps de manière physique c'est de communiquer à sa matière son propre type spécifique. Une âme d'homme ne peut entrer dans un corps de plante ou d'animal qu'en les faisant devenir homme, tout comme la rondeur ne pourrait entrer dans un cube qu'en le faisant devenir sphère.

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE - METAPHYSIQUE OU PHILOSOPHIE DE L'ÊTRE

 

Le problème de l'Un et du Multiple se présente sous une seconde forme, statique celle‑là, et devient le problème de la Diversité. Il fait l'objet de ce que les Anciens nommaient la Métaphysique. Il amène à considérer l'être non plus seulement en tant que changeant, mais en tant qu'être, c'est‑à‑dire dans son rapport avec l'existence. La Physique étudiait la transformation des essences existantes; la Métaphysique étudiera la communication de l'existence.

 

L'ONTOLOGIE, Doctrine générale de l'Acte et de la Puissance comme causes intrinsèques de la diversification de l'identique

CHAPITRE XIV


 

Les faits. ‑ Une qualité identique se réalise en divers sujets et suivant divers degrés (ex.: la sagesse, la santé sont en Pierre et Paul, plus ou moins complètes ou totales). ‑ Un type identique se réalise en divers sujets : détermination générique se réalisant avec des différences spécifiques, ou détermination spécifique avec des différences individuelles. ‑ En tous ces cas (diversification accidentelle ou substantielle ; par multiplication ou par graduation), le même est autre. Comment cela est‑il possible ?

 

Les philosophes devant ces faits. ‑ Certains nient les faits : selon eux, jamais deux qualités identiques n'affectent deux sujets ; il n'y a pas de type générique ni spécifique. Le réel est divisé en individus parfaitement hétérogènes (pluralisme absolu de certains sceptiques et d'Occam).

 

La thèse thomiste. ‑ En philosophie de la nature, nous nous demandions « comment le même devient‑il autre » ? ; et nous répondions : à condition que la même puissance entre successivement en composition avec d'autres actes.

 

En métaphysique, le fait de la diversité nous manifeste la même composition. S'il y a deux « blancs » (soit deux objets du même blanc, soit deux degrés de blanc), c'est qu'au moins l'un des deux n'est pas seulement, ou purement, ou totalement, blancheur. L'un peut (?) être le Blanc‑en‑soi platonicien, la Blancheur subsistante : et alors, il répugne à toute multiplication et à toute graduation (il n'y a qu'un Blanc‑en‑soi, et il est aussi blanc qu'on peut l'être). Mais l'autre ne peut‑être le Blanc-en‑soi, sous peine de se confondre purement et simplement avec le premier; car s'ils étaient l'un et l'autre seulement, purement et totalement Blancheur, ils ne présenteraient aucune différence, et seraient purement et simplement le même. Si donc ils sont réellement deux, c'est qu'il y a, au moins dans l'un, outre le principe réel déterminant qui le fait blanc, un principe tout aussi réel, mais distinct, qui le fait ce blanc. Deux principes, qui n'existent pas comme des choses qui sont, mais bien comme des éléments par quoi l'être est : l'un faisant que chacun soit déterminément tel, et, en tant que tel, le même que l'autre, c'est le déterminateur (= ACTE) ; le second faisant que chacun reste autre que l'autre, c'est‑à‑dire ne soit pas l'autre tout en recevant sa part du même acte, c'est le négateur-récepteur (ou participant) (= PUISSANCE).

 

Bref, nous demandions « comment le même peut‑il être autre» ? et nous répondons : «à condition que le même acte entre simultanément en composition avec d'autres puissances ».

 

Sens de la thèse. ‑ L'acte n'est multiplié et gradué qu'à la mesure de la puissance qui le reçoit. De lui‑même, c'est‑à‑dire à le supposer pur et seul, il est unique et total.

 

L'imagination est aussi dangereuse quand il s'agit de penser l'acte et la puissance comme conditions de la diversification de l'identique, que comme conditions du devenir. Elle nous suggère un processus chronologique selon lequel l'acte serait d'abord donné à l'état pur, donc unique et total, puis, par une sorte de décompression, se fissurerait pour s'encastrer dans des puissances creuses. Mais alors on aurait en réalité introduit dans l'acte primitif la composition qu'on prétendait lui refuser: s'il peut se répartir entre diverses puissances, c'est qu'il a déjà une puissance à se plurifier que la division révèlera mais ne créera pas. ‑ C'est donc sans recourir à des métaphores chronologiques et spatiales qu'il faut penser l'acte et la puissance, comme deux co‑principes dont aucun n'est sans l'autre, et qui ne sont que par leur communication même.

 

Mais ce n'est point céder à l'imagination, ‑ c'est au contraire céder aux exigences d'un discours cohérent ‑ que d'affirmer la distinction réelle entre l'acte et la puissance ; ce qui veut simplement dire : l'acte n'est pas cela même qu'est la puissance. Ce serait en effet ne pas s'entendre soi‑même que de confondre en une seule réalité le facteur d'identité et le facteur de diversification.

 

Ces précautions prises, on verra que la thèse thomiste rend claires les notions ambiguës de fini et d'infini. On sait que pour les Grecs, fini est élogieux et synonyme de parfait (français : « ouvrage fini »), infini est péjoratif et synonyme d' « imprécis, informe ». Pour les chrétiens, au contraire, infini veut dire « sans lacune », « sans restriction », donc total et parfait ;fini veut dire lacunaire et partiel. Saint Thomas (I, 7, 1) constate que l'infini des Grecs est l'infini de la matière prime, ou pure puissance, tandis que l'infini des chrétiens est l'infini de la forme, ou acte pur. Suivant cette distinction, être finie est pour la matière une perfection qui lui vient de la forme; être finie est pour la forme une imperfection qui lui vient de la matière. Et, plus généralement, l'acte termine ou détermine la puissance, et en cela il la perfectionne ; mais simultanément, la puissance termine ou détermine l'acte, et en cela elle le limite.

 

Portée de la thèse. ‑ La conséquence de notre thèse est donc que l'acte réalisé à l'état pur est infini (au sens chrétien). En effet, les suaréziens opposés ici à la thèse thomiste, ont raison de remarquer que l'idée abstraite d'acte est indifférente par rapport à l'état fini ou infini ; mais ce que le thomiste soutient c'est que l'acte réalisé hors de l'esprit, s'il est pur, est infini ; s'il est fini, c'est qu'il entre en composition avec une puissance réceptrice. « Tout acte inhérent à autre chose reçoit sa terminaison de la réalité dans laquelle il est; car ce qui est en un autre y est à la mesure du récepteur. Donc l'acte qui n'existe en rien d'autre, n'est terminé par rien. Si, par exemple, la blancheur était existante par soi, la perfection de la blancheur ne serait point terminée en ce cas, de sorte qu'elle aurait tout ce que l'on peut avoir de la perfection de la blancheur» (C. G., I, 43 Adhuc).

 

Par là se trouve enfin éclairée l'opposition de d’être et de l'avoir. Ou bien on est sa propre perfection subsistante et alors on est seul de son espèce, et l'on est infini dans cette ligne Ou bien on a sa perfection qui alors est en composition avec un récepteur‑limitateur, et l'on peut être plusieurs de la même espèce.

 

Première application, L'ESSENCE ET L'EXISTENCE

CHAPITRE XV

 

« Voici comme raisonne Parménide : tout ce qui se trouve en dehors de l'être est du non‑être. Mais le non‑être n'est rien. Donc tout ce qui se trouve en dehors de l'être n'est rien. Mais l'être est un. Donc tout ce qui se trouve en dehors de l'Un n'est rien. ‑ Il est clair qu'en tout ceci, Parménide considérait la notion formelle d'être. Et, bien sûr, celle‑ci semble être unique ; en effet, on ne peut concevoir qu'à la notion formelle d'être s'ajoute quelque chose d'autre qui la diversifie; car tout ce qui s'ajouterait à l'être devrait être étranger à l'être ; mais ce qui est étranger à l'être n'est rien. Et par conséquent, il ne semble pas possible que l'être soit diversifié» (In Metaph., I, no 138).

 

Ainsi se posa et se pose encore inéluctablement à nous le problème ontologique par excellence, celui de la diversification de l'être : il y a plusieurs êtres, et l'être est ce qui les rassemble et les fait se ressembler ; donc l'être n'est pas ce qui les diversifie, donc ce qui les diversifie n'est pas de l'être ; donc ils ne se diversifient pas réellement.

 

Comme Démocrite l'avait vu pour le problème du devenir, Platon le vit pour le problème de la diversité : le seul moyen de s'en tirer est de porter sur notre père Parménide une main parricide et de déclarer que le non‑être aussi est. C'est la découverte du Sophiste, qui précise : le non‑être existant est tout simplement le genre « autre » (le chat est un non‑être de chien, puisqu'il est autre que le chien).

 

 

A cette remarque que l'on pourrait entendre de façon purement verbale, saint Thomas donne toute sa portée :

 

« Il n'est pas possible qu'un être se divise d'avec un autre être, en tant même qu'être. Rien ne se divise d'avec l'être que le non‑être. De même aussi, un être ne se divise d'avec un autre que par le fait qu'en celui‑ci est contenue la négation de celui‑là » (In Boethium De Trinitate, 4, 1)[6]

 

Il va falloir maintenant préciser en quoi de réel peut bien consister cette négation de tous les autres, qui est incluse selon Platon et saint Thomas en chaque être. De toute évidence, il nous faut un négateur d'être, qui empêche chaque réalité d'être tout ce qu'il est possible d'être, et fixe ou arrête son être dans un contour net et exactement mesuré : on reconnaît les expressions par lesquelles Platon décrit la « Limite » (= Peras) dans le Philèbe ; parmi toutes les modalités possibles du grand et du petit, du chaud et du froid, du grave et de l'aigu, il faut qu'un élément « terminateur » ou « déterminateur » oblige à s'en tenir à une seule. ‑ Saint Thomas applique cette doctrine à l'infinité des modes possibles de l'existence :

 

« En ce qui concerne la notion formelle d'exister, ne peut exister sans limite que l'Etre dans lequel est incluse toute la perfection de l'existence, laquelle est une variable prenant en ses divers sujets une infinité de valeurs: et c'est ainsi que, seul, Dieu est infini par essence, parce que son essence n'est pal, limitée à une perfection déterminée, mais inclut en soi toute Valeur de perfection à laquelle peut s'étendre la notion formelle d'existant. Mais cette absence de limite ne peut convenir à aucun des êtres donnés dans notre expérience, car l'exister de chacun d'eux est limité à la perfection propre de son espèce » (Q. D. de Veritate, 29, 3)[7].

 

Limitateur d'être, c'est‑à‑dire négateur relatif et partiel, tel nous apparaît donc l'inévitable non‑être existant : il est ce qui dans chaque être nie les modes d'être qui ne lui reviennent point. Mais le détour par le non‑être n'a‑t‑il pas été inutile ? La négation de l'autre doit être elle‑même une réalité positive. Aristote en faisait déjà la remarque : le non‑être relatif suppose de l'être relatif (Métaph., N, 1089 à 16‑18, 27‑29). Le seul moyen, c'est que le négateur « prenne part» à l'être selon l'un de ses modes, dans le temps même où il exclut l'infinité des modes des autres. Le « négateur‑partiel », autrement dit « le limitateur », est donc tout simplement un « récepteur » (et donc un participant) :

 

Tous les êtres donnés à notre expérience «: ont un exister reçu et participé, : et c'est pourquoi ils n'ont pas l'exister à la mesure de la force totale de l'exister. Au contraire, Dieu, et lui seul, parce qu'il est l'Exister même à l'état subsistant (= existant en soi et non en un négateur‑récepteur) possède l'exister à la mesure de la force totale de l'exister » (In De Divinis nominibus, chap. V, leçon 1[8].

 

« En effet, l'exister de l'homme est terminé à l'espèce humaine ; et il en va de même de l'exister du cheval et de n'importe quel autre objet de l'expérience. Au contraire, l'exister de Dieu, parce qu'il n'est pas reçu en un terme récepteur, mais est l'exister pur, n'est limité à aucune valeur de la perfection « existence », mais possède en lui la totalité de l'exister » (De Potentia, 1,2)[9].

 

Sens de la thèse. ‑ Négateur relatif et partiel, limitateur et récepteur... à ces traits on a reconnu la puissance. Et ce qu'elle nie partiellement (selon une infinité de valeurs), et ce qu'elle reçoit ou dont elle participe (selon la valeur qu'elle mesure), ce ne peut être qu'un acte. Quel acte ? ‑non pas l'acte de l'être en tant que « tel être » (en tant que chien ou chat), mais l'acte de l'être en tant même qu'être, donc l'acte qui convient absolument à tous les êtres, et à tous les éléments, aspects, parties, propriétés, etc., des êtres. Bref

 

«L'acte qui entretient avec tout, le même rapport qu'entretient l'acte avec la puissance. Rien en effet n'a la moindre actualité, sinon dans la mesure où cela existe ; c'est donc l'exister même qui est l'actualité de toutes les réalités, et même d'abord des formes elles‑mêmes. Ainsi, ce n'est pas lui (l’exister) qui entretient avec le reste le rapport du récepteur avec le reçu, mais à l'inverse celui du reçu au récepteur. Car enfin, quand on parle de l'existence d'un homme ou d'un cheval, ou de n'importe quo4 c'est l'exister lui‑même qui est regardé comme formel et reçu » (I, 4 ; 1, ad 3).

 

On ne dit pas que l'existence hominise ou chevalise ; on dit que l'homme ou le cheval existe. L'existence (quoi que puisse faire imaginer ce nom abstrait) n'est donc pas une matière indifférenciée dont chaque être prendrait une portion, ni une qualité comme les autres à laquelle plusieurs participent en l'adoptant telle quelle ; encore moins l'existence est‑elle un fait, une sorte d'événement qui arriverait à l'être. L'existence est l'acte même de cette puissance qui la mesure, la limite et la modifie.

 

Cette puissance, mesure de l'existence, c'est l'acte de l'être en tant que tel être (chien ou chat), c'est la forme qui spécifie, c'est l' « eidos » platonicien,, le quod quid erat esse aristotélicien, la « quiddité » des scolastiques, et tout simplement « l'essence ».

 

On peut donc définir l'essence: « le déterminant à la mesure de quoi chacun a d'exister ». On peut décrire l'existence : « l'ultime achèvement par quoi chacun est posé hors de ses causes, hors du non‑être, et hors de l'esprit». On remarquera que l'essence est acte dans sa ligne (ou tout au moins implique un acte essentiel: la forme), mais qu'elle est puissance à l'acte ultérieur et ultime de l'existence. Rien n'empêche que l'acte essentiel soit pur, donc non reçu en une puissance essentielle, donc unique et infini comme essence (c'est le cas des Formes pures, ou séparées de la matière : les Anges dont chacun est selon saint Thomas unique en son espèce, comme les Monades selon Leibniz). Mais même alors, l'essence pure, infinie et unique, ne peut recevoir qu'une ration limitée de l'existence : pure dans la ligne de l'essence, la Forme séparée est néanmoins composée dans la ligne de l'existence (cf. I, 50, 2).

 

On peut démontrer la distinction réelle entre l'essence et l'existence, en constatant que l'essence est par rapport à l'existence dans la même relation que la puissance par rapport à l'acte. Comme l'acte est ce dont manque la puissance et qui vient la combler, ainsi l'existence est ce dont manque l'essence et qui vient la combler (sans aucun processus spatio‑temporel). Comme la puissance est ce qui nie partiellement l'acte en le recevant, ainsi l'essence est ce qui nie partiellement l'existence en la recevant. Or il ne peut y avoir identité entre une chose et ce qui en manque, entre une chose et ce qui la nie ; donc il ne peut y avoir identité entre l'acte et la puissance, en général; ni entre l'existence et l'essence, en particulier.

 

On peut aussi, comme l'a essayé M. Van Steenberghen (Louvain), désolidariser la distinction réelle entre essence et existence d'avec les principes qui concernent la puissance et l'acte (Ontologie, Louvain, 1946, p. 76) : la totalité des existants donnés à notre expérience forme une série présentant à la fois continuité ou communauté et discontinuité ou opposition. Si chacun des existants est à la fois et par tout lui‑même, en communion avec tous les autres et en opposition à tous les autres, il ne peut évidemment pas être simple, mais doit être composé d'une essence qui l'oppose à tout le reste, et d'une existence qui l'associe à tous les existants. Cette argumentation nouvelle n'est peut‑être qu'une présentation plus ramassée de la première qui est traditionnelle : si chaque existant est, en tant qu'existant, en communauté avec tous les autres, mais en tant que tel existant en opposition à tous les autres, n'est‑ce pas parce qu'il unit en lui les caractères respectifs de i l'acte (déterminateur positif susceptible d'affecter plusieurs puissances) et ceux de la puissance (récepteur négatif susceptible de participer plusieurs fois au même acte) ?

 

Portée de la thèse. ‑ Déjà, du point de vue du théologien, Réginald Garrigou‑Lagrange, dès 1909, montre qu'en face du kantisme et des philosophies religieuses issues de lui, la métaphysique de saint Thomas se présente comme l’explicitation du sens commun parce qu'elle est centrée sur l'être (Le sens commun, la philosophie de l'être et les formules dogmatiques). Encore fallait‑il ne pas prendre l'être pour une idée ni le réduire à une essence. Du point de vue du métaphysicien, Jacques Maritain apporte cette importante précision : l'existence n'est ni un abstrait, ni un construit, elle est la réalité même du réel et donc ce qu'il y a de plus concret (cf. Sept leçons sur l'être et surtout L'existentialisme de saint Thomas, communication à la semaine d'études de l'Académie romaine de saint Thomas, 1947, et Court traité de l'existence et de l'existant). Du point de vue de l'historien, Etienne Gilson montre que le thomisme est parfaitement unifié comme système par la référence à l'acte d'exister, tellement que tous les détails empruntés par saint Thomas à plusieurs de ses devanciers, et notamment à Aristote, sont entièrement recréés par lui (L'esprit de la philosophie médiévale, chap. III et IV; Le thomisme, chap. « Haec Sublimis Veritas » ; L'être et l'essence).

 

C'est spécialement à propos du problème de Dieu que l'on constate l'importance de la conception thomiste de l'existence : la vérité toujours valable de Parménide, qui est encore la vérité du spinozisme, et que l'on peut retrouver même dans le sartrisme, c'est que s'il est évident que ce monde variable et divers existe, il est encore bien plus évident que l'Existence à l'état pur et total existe. Car si l'Existence même est incapable d'exister, comment les existences mesurées qui nous entourent peuvent‑elles faire exister quoi que ce soit ? Que l'état total, donc parfait et infini, soit l'état normal et donc primitif de l'existence, saint Thomas n'est pas le seul à l'avoir reconnu : Descartes, Malebranche, Spinoza en tombent d'accord. Mais saint Thomas est peut‑être le seul à en avoir tiré toutes les conséquences logiques : l'existence à l'état total, parfait et infini n'est ni une force de la nature (comme les dieux païens) ni un moteur extrinsèque à l'univers (comme le dieu d'Aristote) ni la substance universelle (comme le dieu de Spinoza) ni l'existence brute (comme l'en‑soi de Sartre)... c'est le Dieu des chrétiens : absolument distinct de tout ce dont nous avons l'expérience puisqu'il est seul l'Exister même, mais en parenté et en intimité avec tout puisque rien n'est réel qu'au titre de l'exister reçu de lui. Ainsi E. L. Mascall (He who is, London, 1943 et Existence and analogy, 1949) venge saint Thomas du reproche d'avoir simplement démarqué Aristote dans ses preuves de Dieu, et d'avoir reconstruit l'univers comme une pure déduction d'essences. Contrairement à ce que pensait le P. Laberthonnière, rien n'est moins païen que la théologie de saint Thomas parce que rien n'est plus existentiel que sa métaphysique.

 

Deuxième application, L’INDIVIDUATION ET LA SPÉCIFICATION

CHAPITRE XVI

 

Les faits. ‑ Le monde de notre expérience contient des essences corporelles, réparties en espèces elles‑mêmes tirées à un grand nombre d'exemplaires. Comment le même type spécifique peut‑il être en plusieurs qui ne sont pas le même ? Autrement dit: comment le même type peut‑il se communiquer à plusieurs qui ne peuvent plus se communiquer les uns aux autres ?

 

La thèse thomiste. ‑ « Il est évident que ce à raison de quoi un être singulier est« celui‑ci que voilà », cela n'est en aucune manière communicable à plusieurs. De fait, tandis que ce à raison de quoi Socrate est homme, peut se communiquer à plusieurs, au contraire ce à raison de quoi il est cet homme, cela ne peut se communiquer qu'à un seul. Si donc Socrate était homme à raison de ce par quoi il est cet homme, de même qu'il ne peut y avoir plusieurs Socrates, de même il ne pourrait y avoir plusieurs hommes), (I, 11, 3).

 

Mais, en fait, il y a plusieurs hommes. Donc en Socrate ce qui fait qu'il est homme (= le principe de sa spécification) est distinct de ce qui fait qu'il est cet homme (= le principe de son individuation). Le principe de spécification, c'est le déterminant de l'essence qu'il a en commun avec les autres hommes, Le principe de son individuation, c'est ce qui introduit entre lui et les autres hommes une différence qui ne change pas l'essence (= une différence numérique, puisqu'une différence spécifique changerait l'essence). Quel est donc le principe de la différence numérique ? Pour être le principe d'une différence, il doit entrer en composition avec le déterminant de l'essence ; pour ne pas changer l'essence il doit ne pas être lui‑même un élément déterminant d'essence. La seule hypothèse possible c'est qu'il soit le récepteur‑limitateur de la détermination spécifique.

 

C'est dire que le principe de l'individuation est par rapport au principe de la spécification comme la puissance par rapport à l'acte.

 

Portée de la thèse. ‑ Partout où il y a plusieurs individus de la même espèce, nous sommes en présence d'un cas de multiplication de l'acte (spécifique) par la puissance : donc, chaque individu est composé d'acte substantiel (= forme substantielle) et de puis3ance substantielle (= matière prime). L'hylémorphisme est ainsi démontré par le fait statique de la multiplicité des individus comme par le fait dynamique de leur transformation.

 

Sens de la thèse. ‑ C'est donc la matière prime qui est le principe de l'individuation. Plusieurs se sont scandalisés de cette doctrine, comme si la dignité individuelle allait en être ravalée au plan de la matière. Mais c'est tout confondre ! La matière n'est pas ce qui rend l'individu respectable ; elle est ce qui rend l'individu Possible. ‑ De plus, la manière dont la matière rend l'individu possible consiste à permettre à la forme de se communiquer : en se communiquant à une matière, la forme perd l'infinité abstraite de son essence et acquiert une manière unique au monde, incommunicable, de réaliser son type. A parier de rigueur, la matière individue la forme, et C'est la forme qui individue le composé : saint Thomas n'oublie pas que la matière prime n'est que pure puissance, c'est‑à‑dire tout sauf quelque chose de déterminant, donc tout sauf un principe actif et positif de détermination ; la détermination individuelle De vient donc pas de la matière comme de son principe actif et positif, mais bien comme de sa condition passive et négative. La dignité et l'unité de l'individu viennent donc de ce qu'une forme, idée divine, se réalise (cf. Loyez, Personne et prospérité commune, p. 61, n° 22) ; mais qu'il y ait un individu corporel cela n'est possible que si une forme se réalise dans cette matière. Encore faut‑il ajouter que la matière n'est cette matière que si elle est en rapport avec un principe de distinction qu'elle ne trouve pas en elle‑même. Ce principe de distinction est la quantité qui fait que la matière est répartie dans l'espace ; mais la quantité n'appartient pas à la matière informe ; seule une forme substantielle déterminée peut donner à une matière une quantité, déterminée ; ainsi, bien loin que la matière soit le principe suffisant de la dignité individuelle, c'est de la forme qu'elle tient ce rapport à l'espace sans lequel elle ne pourrait permettre à la forme de réaliser son type d'une manière unique au monde.

 

Troisième application, LA SUBSTANCE INDIVIDUELLE ET LA SUBSISTENCE

CHAPITRE XVII  

Les faits. ‑ La diversité la plus radicale au sein de l'univers est celle qui dresse les existants les uns en face des autres. Chacun, ayant son existence bien à lui, rigoureusement proportionnée à son essence est par là même séparé, isolé, fermé sur soi. Les existants dans l'univers n'existent pas les uns dans les autres mais chacun en soi.

 

La théorie aristotélicienne. ‑ Gilson a montré que pour Aristote, comme pour Platon, l'acte d'être n'est autre que l'acte de l'essence: la forme substantielle. « C'est la forme qui donne à la chose d'être. » Et c'est cet acte formel qui sépare les substances les unes des autres. Donc, toute substance individuelle « ou substance première » est, obligatoirement, « ce qui existe en soi » (d'un mot : ce qui « subsiste »).

 

La théorie thomiste. ‑ Gilson a montré que, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, saint Thomas a dépassé Aristote en le prolongeant. En effet, la distinction réelle d'essence et d'existence oblige saint Thomas à corriger la notion aristotélicienne de substance individuelle : celle‑ci ne sera plus « ce qui existe en soi », mais seulement « ce à quoi il revient d'exister en soi ». Autrement dit : la substance, même individuée, n'est que puissance à exister en soi (= à subsister).

 

La conséquence est que la substance individuelle n'est plus qu'une partie d'un tout ultérieur, constitué de la substance individuelle à laquelle se communiquent les accidents individuels, et de la « subsistence » (ce nom désignera désormais l'existence propre à cette substance individuelle). En d'autres termes, le tout subsistant est composé de trois parties : 1° L'essence substantielle individuée; Les essences accidentelles individuées ; 3° A ces deux parties qui communiquent dans la ligne de l'essence, se communique enfin la subsistence.

 

Sens de la thèse. ‑ Il suffirait donc qu'une substance individuelle vienne à être privée de sa subsistence pour qu'elle puisse communiquer avec une autre substance individuelle et co‑exister (au sens étymologique) à elle.

 

C'est ce que supposait réalisé le grand rêve mythique de la communication universelle : Le Grand Pan. De même, à moindre échelle, la communication de la substance Cheval et de la substance Homme dans le Centaure, ou la communication (ou participation) des hommes d'un clan à la substance du Totem. De même, le grand rêve philosophique de l'Un parménidien, ou sa réduction platonicienne en Uns spécifiques qui se communiquent aux individus sensibles. N'importe quoi peut se communiquer à n'importe quoi, à la manière dont une partie se communique à une autre partie dans un Tout qui est seul à exister (comme mes bras et mes jambes communiquent dans l'unique existence de mon Tout). C'est d'ailleurs le rêve initial de tout amour humain passionné : se fondre l'un dans l'autre au point de devenir les deux moitiés d'un même tout. Le mythe d'Aristophane ne dit pas autre chose : les sexes ne sont que le résultat d'une malheureuse section des deux moitiés communicantes d'un Tout originel. ‑ Enfin, la révélation chrétienne affirme que la substance individuelle du Fils de Dieu s'est communiquée à la substance individuelle du Fils de Marie, sans que ni Dieu se soit changé en cet homme, ni cet homme en Dieu, ni les deux en une combinaison humano‑divine.

 

Les philosophes chrétiens ont trouvé dans le mystère de l'Incarnation l'occasion de préciser la distinction entre substance individuelle et subsistant. On remarquera que« subsistant » a pour équivalent latin suppositum et pour équivalent grec « hypo‑stase »... L'union de la substance divine et de la substance humaine en Jésus ne se fait point dans l'une ou l'autre de ces substances, mais dans le subsistant divin, dans l'hypostase divine (d'où le terme« hypostatique» pour désigner cette union). Les théologiens ont été obligés de se demander ce qui manquait à la substance humaine de Jésus pour qu'elle pût ne pas juxtaposer à l'hypostase du Fils de Dieu une seconde hypostase, humaine celle‑là. Les thomistes répondent qu'il lui manque l'existence propre, on subsistence ‑ l'existence infinie de Dieu la soutenant dans l'être.

 

Les thomistes cependant se divisent sur le point de savoir ce qui constitue formellement l'hypostase. Les uns, suivant le cardinal Billot, qui se réclamait de Capreolus, estiment que c'est l'existence même. Les autres, suivant le cardinal Cajetan, estiment que l'existence ne peut être le constituant de rien de créé (à cause de la distinction réelle d'essence et d'existence); ils ajoutent que la constitution de l'hypostase se tient dans l'ordre de l'essence, puisqu'il s'agit de rendre une substance incapable de communiquer avec une autre: ils concluent que le constitutif formel de l'hypostase est un mode substantiel positif qui termine et clôt sur elle‑même la substance de façon à la rendre immédiatement exigitive de son existence propre.

 

On peut se demander si Capreolus est tellement éloigné de Cajetan. De toute évidence, seule l'existence propre fera le subsistant réel, mais jamais l'existence ne transforme l'essence. Donc, pour que l'existence propre actue l'essence substantielle, il faut que celle‑ci soit déjà capable d'une existence qui ne soit qu'à elle. Pour que l'existence ne soit qu'à elle, ne faut‑il pas que la substance individuelle soit déjà en elle‑même incommunicable, c'est‑à‑dire terminée dans sa ligne ? C'est à cette question ultérieure que Cajetan répond.

 

Application de la thèse. ‑ Le subsistant humain est le plus remarquable parmi tous les autres (ce cristal, ce chat, ce géranium…).

 

a) Comme individu, l'homme est une incarnation de la forme humaine dans « cette » portion de matière prime. Par là, l'homme n'épuise jamais la perfection de l'espèce humaine, mais l'appauvrit en la réalisant. Toutefois, à la différence des autres individus, l'individu humain existe avant tout comme forme subsistante : l'âme, en lui, est « ce qui existe ». Les relations habituelles entre l'individu et l'espèce en sont inversées :

 

« Ce qui est directement visé par l'intention de la nature, c'est, semble‑t‑il, ce qui existe toujours et pour toujours; taudis que ce qui n'existe que pour un temps n'est pas l'objet principal de la visée de la nature, mais est référé à autre chose ; sans quoi par sa corruption, la visée de nature serait frustré..

 

Conséquence : dans les réalités corruptibles, puisque l'espèce est seule à exister toujours et pour toujours, c'est le bien de l'espèce qui est principalement visé par la nature, et c'est à sa conservation que la génération est ordonnée. Au contraire, les substances incorruptibles persévèrent toujours dans l'existence, non seulement selon l'espèce mais même selon les individus ; et c'est pourquoi, à ce plan, même les individus sont visés principalement par la nature. Ainsi donc la génération appartient à l'homme au titre de son corps, parce qu'il est corruptible par nature. Tandis qu'au titre de son âme, il appartient à l'homme que la multitude des individus soit visée directement par la nature, ou plutôt par l'Auteur de la nature, qui, seul, est la source de l'existence des âmes humaines» (I, 98,1).

 

Le P. Laberthonnière accusait saint Thomas de déprécier l'individu au profit de l'espèce. Il suffit de lire saint Thomas de près pour voir qu'il accorde à l'individu humain une dignité infinie : la subsistence perpétuelle de son âme est directement visée par l'intention créatrice.

 

b) Comme subsistant, l'homme ajoute à sa forme d'homme individuée et qualifiée, une terminaison qui fait de lui un Tout achevé, incapable d'emprunter ou de prêter son existence à un autre. Est-ce là complication inutile ? Ou ne serait‑ce pas simple notation d'une vérité pressentie par tout le monde ?

 

Les noms propres et les pronoms personnels désignent le « centre dernier de toute attribution » : par delà toutes les qualités, toutes les parties, par delà l'existence même, nom et pronom désignent un centre qui les agglutine toutes, un lien qui lie et noue leur gerbe. Ce centre qui est un lien, c'est le subsistant.

 

Aimer quelqu'un, ce n'est ni aimer un ensemble de qualités (malgré ce que semble dire Pascal, Pensées, 323, cf. 123), ni l'aimer indépendamment de ses qualités (malgré certaines outrances romantiques) ; aimer, c'est atteindre à travers les qualités (essentielles,  accidentelles, et même existentielle) le centre secret qui fait d'elles toutes un « autre », toujours « en face». Il peut perdre toutes ses qualités, l'une après l'autre (coma, folie) ou toutes d'un coup (mort), je ne cesserai pas de l'aimer.

Ce que vise l'amour, ce que désignent noms et pronoms personnels, c'est un « au‑delà des qualités » qui les réunit toutes en une gerbe solidement fermée sur soi et capable, dès lors, de faire face à l'existence (cf. Maritain, La personne et le bien commun, p. 32).

Comme tous les subsistants s'approprient leur existence de manière à la posséder en propre, ils sont par là ontologiquement incommunicables. Le rêve d'amour qui tendrait à la communication onto­logique n'irait qu'à abolir l'amour même. Impos­sible d'appliquer à l'existence l'aphorisme suivant quoi « l'on ne peut posséder avec joie que le bien que l'on peut partager » ; car, répond saint Thomas, ce qui rend incommunicable une personne donnée ne saurait être commun à plusieurs. A tel point que «d'en faire le partage, bien loin d'apporter une joie, détruirait simplement la distinction des personnes » (De pot., 9, 9, ad 18). L'impossibilité de communi­quer dans l'existence n'empêche d'ailleurs pas de communiquer dans et par l'action.

c) Comme personne, l'homme ajoute à l'incommu­nicabilité dans l'existence qui définit tous les subsis­tants, une manière à lui de communiquer dans l'agir: les subsistants raisonnables sont le principe d'ac­tions qui visent l'universel, et qui viennent d'eux seuls :

 

« Le particulier et l'individuel se rencontrent dans les subs­tances raisonnables sous un mode plus remarquable et plus par­fait qu'ailleurs, parce qu'elles possèdent la maîtrise de leur

acte, et qu'elles ne se contentent pas de subir leurs actions mais en sont le principe autonome ; or les actions sont le fait des êtres singuliers. Et c’est pourquoi, entre toutes les subs­tances, les êtres singuliers de nature raisonnable reçoivent un nom spécial : celui de personne » (I, 29,1) ‑ « Il faut dire que le nom de personne désigne ce qu'il y a de plus parfait dans toute la nature, à savoir : ce qui subsiste en vérifiant le type de la nature raisonnable » (I, 29,3). ‑ Et ce n'est pas une objection que de remarquer avec Boèce que persona a d'a­bord désigné les masques du théâtre antique (ibid., obj. 2), car c'est parce que dans les tragédies et comédies en représentait des hommes fameux (l'usage qu'ils ont fait de leur liberté continuant de nous émouvoir) que « le nom du masque (per­sona) a fini par désigner quiconque possède une dignité » (ibid., ad 2).

 

« Une personne est un centre de liberté, fait face aux choses, à l'univers, à Dieu, dialogue avec une autre personne, communique avec elle selon l'intel­ligence et l'affection » (Maritain, Degrés du savoir, p. 457‑8). Fermée sur soi par sa subsistence qui scelle sa solitude ontologique, la Personne est cependant ouverte à l'infini : la connaissance de l'universel lui ouvre l'universalité de l'être, du vrai, du bon, du beau ; et la liberté lui permet de s'ouvrir aux autres d'une manière indéfiniment renouvelée. La dignité de la Personne vient de sa liberté. L'incommunica­bilité de son existence a pour pendant, au plan de l'agir, l'inviolabilité de ses choix. Et tout cela consti­tue son autonomie. ‑ Autonomie qui ne l'empêche point d'être « partie » de Touts comme l'Univers ou la Société, mais qui l'empêche d'être partie inté­grante d'un tout continu ou organique. Il a fallu créer sur mesure le concept de « Tout ordinal» pour les Touts dont des personnes font partie.

 

En général, dans un tout, chaque partie est pour son acte propre; ensuite, la partie la moins noble est pour la plus noble; ultérieurement, l'ensemble des parties est pour la perfection du tout; enfin, le tout lui‑même est pour une fin externe. ‑Appliquant ces principes au Tout de l'Univers, saint Thomas conclut : « ... chaque créature est pour son acte et pour sa per­fection propre. Ensuite les créatures moins nobles sont pour les plus nobles : ainsi celles qui sont inférieures à l'homme sont pour l'homme. Ultérieurement chaque créature est pour la perfection du Tout de l'univers. Mais en dernière analyse le Tout universel avec chacune de ses parties est ordonné vers Dieu comme vers sa fin... Encore que les créatures raisonnables aient une manière transcendante d'avoir Dieu pour fin, puisqu'elles sont capables d'atteindre Dieu par une opération qui leur est propre, celle de la connaissance et de l'amour » (I, 65, 3 ; cf. I, 93, 4 ; I‑II, 2,3).

 

« Le thomisme va‑t‑il ramener la partie au tout, de telle sorte que l'originalité propre des personnes disparaisse ? Le paradoxe de l'homme, c'est qu'il est à la fois une partie, dans l'ensemble des choses ou encore dans la société, et un centre en lui‑même. Mais le thomisme ici encore ne néglige aucune des vérités en présence. Je me subordonne à l'ensemble, sans doute, en ce sens que je veux occuper ma place pour le bien du Tout, mais il se trouve justement que la place d'une créature spirituelle dans l'univers, c'est de représenter l'ensemble des choses, et d'être ainsi un centre » (Aimé Forest, La structure métaphysique du concret selon s. T. d'A., p. 303). La querelle entre Ch. de Koninck (De la primauté du bien commun contre les personnalistes) et J. Maritain vient pour une bonne part de la difficulté de préciser jusqu'à quel point sa condition de partie subordonne l'homme à l'univers et à la société, alors que d'autre part sa liberté faite pour Dieu l'ordonne directement à Dieu, Bien commun de l'univers, mais Bien transcendant à l'univers et à toute société.

 

Resterait à préciser en quoi consiste la communication propre aux personnes. On trouvera réunies dans J. Legrand (L'Univers et l'Homme dans la ph. de s. T. d'A., t. II, p. 200 à 297) quelques suggestions de saint Thomas en ce sens.

 

DOCTRINE GÉNÉRALE DE L’ÊTRE, SA PARTICIPATION ET SON ANALOGIE

CHAPITRE XVIII

 

Nous venons d'insister si fortement sur la diversité entre les êtres, que nous risquons de perdre de vue leur cohésion dans l'être. L'existence se communique à une essence qui la limite à n'être que l'existence de ceci. L'essence se communique à une matière qui la limite à n'être que l'essence de celui‑ci. L'essence individuée communique avec un faisceau accidentel individué dans une subsistence propre. La totalité de l'être n'est que l'agglomération de tous les subsistants. Seulement leur subsistence les bloque tellement en eux‑mêmes que toute communication ontologique ultérieure est impossible : chaque subsistant existe pour son propre compte et son existence n'a rien à faire avec l'existence des autres. Quand les personnes communiquent, c'est dans une surexistence intentionnelle obtenue par connaissance et amour, ce n'est jamais dans l'existence substantielle.

 

La thèse de la participation. ‑ Pourtant, si la métaphysique thomiste est par excellence la métaphysique de l'être, c'est parce qu'elle s'efforce de rendre compte non seulement de la diversité, mais encore de la communication de tous les êtres dans l'être. En un sens qu'il reste à préciser, tous les existants‑en‑soi sont en communion, ou en communauté ; et la raison, c'est qu'ils présentent une convenance, ou ressemblance, qui marque leur parenté entre eux et avec un exemplaire qu'ils imitent; le mot participation résume tout. Ce mot est platonicien mais comme l'ont récemment souligné C. Fabro (La nozione metafisica di partecipazione secondo s. T. d'A.) et L. B. Geiger (La participation dans la philo. de s. T . d'A.) la notion de participation, platonicienne d'origine, a été parfaitement assimilée dans la synthèse thomiste au point de s'y appuyer sur des principes aristotéliciens.

 

Preuve de la participation. ‑ Le tort de Platon était de croire que la diversité s'expliquait suffisamment par la présence d'une matière réceptrice en face d'une Forme Une.

 

 « Admettre que la diversité dans les choses résulte de la seule diversité du principe récepteur, c'est l'opinion platonicienne. En platonisme, en effet, on admet l'Un du côté de la Forme, et la Dualité du côté de la matière ; de sorte que pour rendre compte de la diversité, il suffit de faire appel à la matière comme à son principe. Il suit de là qu'en platonisme, l'Un et l'Etre se disent toujours rigoureusement dans le même sens, et que la diversification des choses s'explique par la seule diversité des principes récepteurs » (In Physie., liv. VII, leçon 7).

 

Mais si Platon s'en tenait là, c'est qu'il hypostasiait la Forme et la Matière, et se les représentait subsistant éternellement en face l'une de l'autre. A vrai dire, Platon s'était aperçu en Parménide (133, 134) qu'il risquait par là de couper toute communication entre le monde des Formes et celui de la Matière. Au gré de saint Thomas, le progrès réalisé par Aristote sur Platon, c'est que la forme s'incarne dans la matière pour com‑poser avec elle. Saint Thomas généralise: l'acte compose avec la puissance ; et particulièrement, l'existence avec l'essence. La diversification de l'unité formelle par la multiplicité matérielle ne se réduit donc plus au reflet de l'Un sur le Multiple, elle est la synthèse réelle du multiple et de l'un. Seulement, ajoute saint Thomas, il serait dommage, en suivant Aristote, d'oublier totalement Platon et de refuser absolument d'hypostasier l'Un (ou l'Acte). Car, si l'Un (ou l'Acte) en lui‑même n'est rien, comment la matière, distincte par essence de l'acte et incapable de se le donner toute seule, composera‑t‑elle jamais avec lui ? Si l'Existence, l'Unité, la Vérité, la Bonté, la Beauté, la Vie, la Pensée et l'Amour en elles‑mêmes ne sont rien, comment la matière (qui n'est ni existante, ni une, ni vraie, ni bonne, ni belle, ni vive, ni pensante, ni aimante) fera‑t‑alle pour composer jamais avec la part diminuée qu'elle peut en recevoir, mais ne pas se donner ? N'y ayant rien qui les amène a composition, elles ne composeront pas. La diversification de l'être se fait donc bien par composition, comme le dit Aristote; mais par quoi la composition se fait‑elle ? Il faut le demander à Aristote. Mais c'est Platon qui répondra: la composition aristotélicienne est bien la condition nécessaire de la diversification, mais elle n'en est pas la condition suffisante.

 

En effet, la com‑position réclame un com‑positeur : s'il est évident que le multiple comme tel est composé, il est non moins évident que le composé comme tel est dépendant. Bref : le multiple comme tel est composé par un autre. Et cet autre n'est pas seulement un moteur qui transforme une matière ni même le Premier Moteur éternel qui transforme une matière éternelle. Celui dont le composé ontologique dépend, est cause non du devenir, mais de l'être. Et comme la dépendance persisterait aussi longtemps que la composition, celui dont tous les composés dépendent ne peut lui‑même être composé: il est donc nécessairement simple et pur; et pour être la source de tout acte fini, il doit contenir en lui toute la réalité des actes finis, mais à l'état pur et infini.

 

En résumé : 1° Il v a un Premier, qui est l'Acte pur et infini de l'Éxistence ; 2° De lui dérivent (d'une manière qu'il faudra préciser) les types d'être, les individus de ces types, et les subsistants de ces types individuels ; 3° Ces derniers, n'étant par essence que puissance d'exister, ne sont pas l'Exister mais ont la part d'existence que mesure leur capacité essentielle ; 4° On appelle participation depuis Platon, le fait de « recevoir d'une manière particulière ce qui appartient à un autre d'une manière universelle » (In Boethii De Hebdomadibus, chap. 11) ; 5° La participation implique donc indissolublement trois choses : a) La composition d'un acte avec une puissance à laquelle il doit de n'être pas total; b) La dépendance causale de ce composé à l'égard de l'acte pur et total ; c) La ressemblance entre l'Acte pur et l'acte reçu, mais ressemblance essentiellement mêlée de dissemblance à raison de la mesure différente selon laquelle le même acte est réalisé ici et là.

La « position platonicienne » est désormais corri­gée ; mais la thèse aristotélicienne est améliorée par la vérité du platonisme : il n'y aurait jamais ni récepteurs, ni formes en composition avec eux, s'il n'y avait une Forme, absolument une, absolument pure, capable de se faire imiter en déterminant la capacité des récepteurs et en les posant dans l'exis­tence.

Conséquences de la participation. ‑ 1° La com­munauté des êtres.

La relation de dépendance à l'égard du Premier Existant est constitutive de tous les êtres autres que le premier. Elle fonde entre tous les êtres, Pre­mier compris, une relation de ressemblance réelle. Or qu'est‑ce que la ressemblance sinon la communi­cation dans la forme ?

 

« On remarque une ressemblance dès qu'il y a convenance ou communication dans la forme. Donc il y aura autant de sortes de ressemblances que de manières de communiquer dans la forme. ‑ Premier cas. on appelle semblables des réalités qui communiquent dans la même forme suivant le même type (ratio) et suivant la même mesure (modus) : en ce cas, on ne dit pas seulement qu'elles sont semblables, mais encore qu'elles sont égales dans leur similitude ; exemple : deux taches égale­ment blanches... c'est la ressemblance la plus parfaite. ‑Deuxième cas : on appelle semblables des réalités qui commu­niquent dans la forme suivant le même type (ratio), mais non suivant la même mesure (modus), mais suivant une mesure ici plus grande, là moins grande : une tache moins blanche est dite semblable à une plus blanche; ce n'est déjà plus qu'une ressemblance imparfaite. ‑ Troisième cas: on appelle semblables des réalités qui communiquent dans la même forme et pourtant pas suivant le même type. Cela s'observe à chaque fois qu'un agent n'est pas de la même espèce que son effet. D'une manière générale, en effet, l'agent produit un effet qui porte la ressem­blance de ce qu'il y a précisément d'actif dans l'agent ; or rien n'agit qu'au titre de sa forme ; il est donc nécessaire qu'on retrouve dans l'effet la ressemblance de la forme de l'agent. Si donc l'agent est contenu dans la même espèce que son effet, entre le« Producteur » et le« Produit », il y aura ressemblance dans la forme, suivant le même type (ratio) spécifique; exemple : un homme engendre un homme. Au contraire, si l'agent n'est pas contenu dans la même espèce, il y aura bien ressemblance, mais pas suivant le même type spécifique; exemple : les effets des agents cosmiques universels portent bien la marque de ces agents, mais non au point d'épouser leur type spécifique. ‑ Si donc il existe un agent qui soit radicale­ment autre que tous les êtres et ne soit du même genre qu'au­cun, ses effets n’accéderont que plus lointainement encore à la ressemblance de la forme de cet agent. Ils n'y participeront donc pas suivant le même type spécifique ni même générique, mais seulement suivant une certaine analogie. Exemple : c'est ainsi que l'être lui‑même est commun à tous. Et, de cette manière, ce qui existe par Dieu lui est rendu semblable en tant même qu'être, comme au premier et universel principe de tout l'exister » (I, 4, 3).

 

Sens de la thèse. ‑ Pour comprendre la participa­tion dans l'être, il faut se garder de deux erreurs : 1) Erreur par excès: imaginer on ne sait quel milieu continu et diffus dans lequel baigneraient les êtres ; 2) Erreur par défaut : nier que la communication entre tous les êtres soit rien de réel, mais une pure vue de l'esprit. ‑ En réalité, ce qui assure la commu­nication, c'est une relation réelle de dépendance, fondant à son tour une relation non moins réelle de ressemblance. a) Tous les existants dépendent du Premier existant comme de leur Auteur et de leur Fin :

 

« La Sagesse divine elle‑même est cause efficiente de tout, en tant qu'elle amène les choses à exister; mais, non contente de leur donner d'exister elle leur donne aussi d'exister en relation réelle (esse cum ordine in rebus), en tant que les choses s'unissent mutuellement dans leur relation à la Fin dernière ; enfin (la Sagesse divine), est cause de l'indissolubilité de cette concorde et de cet ordre» (In De divinis Nominibus, chap. VII, leçon 4, fin).

 

 

b) Relation de ressemblance, par le fait même : ayant tous le même Auteur, les êtres portent tous la même empreinte ; ayant tous la même Fin, ils ont tous le même mouvement. ‑ Bref, tous les existants forment une immense communauté parce qu'ils sont tous en communion avec le Premier Existant.

 

La ressemblance entre tous les êtres n'est point une ressemblance univoque. On dit qu'il y a une univocation entre deux êtres lorsqu'ils sont appelés (vocati) du même (uno) nom, parce qu'ils ont le même type; ainsi on appelle agent univoque, par rapport à son effet, celui dont l'action communique à autrui le même type. Or, entre tous les êtres, il ne peut s'agir d'une ressemblance univoque, puisque la forme d'existence n'est jamais communiquée suivant le même type, ni, encore moins, suivant la même mesure : le Premier Existant est l'acte pur et infini de l'existence; les autres ont l'acte fini d'existence qui compose avec leur essence.

 

Toutefois, la forme d'existence est toujours communiquée suivant le même rapport (en grec : ana ton auton logon, ana logon; saint Thomas transcrit : secundum aliqualem analogiam) : rapport de ressemblance et de dépendance avec le Premier Existant.

 

« Tout possède l'exister à la mesure de son rapport de ressemblance avec Dieu qui est l'Exister même subsistant, et la raison, C'est que tout existe uniquement en tant que participant à l'exister» (G. G., III, 19 Item ... ).

 

Par conséquent, entre tous les êtres, sauf le premier, la communication de la forme d'existence produit non seulement un rapport de ressemblance, mais encore et surtout une ressemblance de rapports, d'un mot : une analogie (réelle). De plus la communication de l'existence par le premier être à tous les autres établit entre lui et eux une ressemblance qui tient au rapport qu'ils entretiennent tous avec lui; là encore : analogie.

 

Conséquences de la participation. ‑ 2° La structure de la notion d'être.

 

Il y a métaphysique lorsqu'un homme, s'avisant soudain qu'il n'y a rien de plus profond que l'exister et que l'exister est ce qu'il y a de commun à tous, se demande avec stupeur comment il est possible de discerner deux êtres attendu qu'il n'y a rien dans chacun qui ne soit de l'être, donc ‑ rien qui ne leur soit commun. Parménide fut le premier métaphysicien : ayant découvert la communauté de tous les êtres dans l'être, il s'en tint à la notion d'être qu'il traita comme une idée générale ordinaire :

 

«Mais c'est en cela précisément qu'ils se trompaient (Parménide et les autres partisans de l'Un) : ils se servaient de l'idée d'être comme si elle désignait une raison formelle unique et une nature unique, tout comme est unique la nature d'un genre. Alors que l'être n'est pas un genre, mais se dit en plusieurs sens quand il est affirmé de plusieurs » (In Metaph., 1, n° 139).

 

L'illusion ici dénoncée par saint Thomas après Aristote concerne aussi bien la formation de l'idée d'être que son application. a) Pour obtenir une idée générale (= l'idée d'un genre), il faut abstraire; or il est impossible d'abstraire l'idée d'être comme on abstrait l'idée d'un genre : Quand j'abstrais l'animal de la Puce et de la Baleine, je fais parfaitement abstraction de leurs différences, parce que celles‑ci n'entrent pas dans le genre « animal». Quand j'abstrais de la sincérité et de la citrouille la notion d'être, il m'est impossible de faire parfaitement abstraction de leurs différences, parce que ces différences sont elles‑mêmes de l'être. ‑ b) Pour appliquer à plusieurs êtres une idée générale, il faut que puissent s'ajouter à elle les différences de chacun d'eux. Quand j'affirme l'animal de la Puce et de la Baleine, je garde au terme animal exactement le même sens, parce qu'il ne contient que ce qu'elles ont en commun, et que ce qu'elles ont de propre s'y surajoute. Quand j'affirme l' « être » de la sincérité et de la citrouille, leurs différences ne peuvent s'y surajouter de l'extérieur, parce que l'être ne désigne pas seulement ce qu'elles ont en commun, mais même ce qu'elles ont de propre (sans quoi ce qui fait différer deux êtres ne serait pas de l'être, donc ne serait rien: et il n'y aurait aucune différence entre les êtres). Conclusion : la notion d'être doit changer de sens à chaque fois qu'on l'applique.

 

Alors, quand nous employons le nom d'être, ne sommes‑nous pas dupes d'une équivoque ? (il y a équivoque, lorsque le même nom est employé pour désigner des réalités absolument différentes, comme le son de la cloche, le son du visage, le son des céréales ... )

 

Pas du tout, répondait Aristote : car en tous les sens différents que peut prendre le mot être, il y a toujours quelque chose de constant; c'est le rapport (en grec : logos ; en latin scolastique : proportio) à ce qui vérifie principalement le sens de l'être; et l'on sait que pour Aristote, c'est la substance.

 

« Il y a plusieurs manières d'affirmer un terme de plusieurs réalités : 1° En lui laissant un sens rigoureusement identique : on dit alors qu'il en est affirmé d'une manière univoque. C’est le cas du terme animal affirmé du cheval et du boeuf; 2° En lui donnant des sens totalement différents: on dit alors qu'il en est affirmé d'une manière équivoque. C'est le cas du terme chien appliqué à la constellation et à la bête; En lui donnant des sens partiellement différents et partiellement non différents : différents, parce qu'ils impliquent divers rapporte ; identiques, parce que ces divers rapports visent un seul et même objet : on dit alors que ce terme est affirmé d'une manière analogique, c'est‑à‑dire à raison d'un rapport, du fait que chaque réalité est référée à cet unique objet selon un rapport qui lui est propre » (In Metaph., IV, n° 535). L'exemple d'Aristote, (lui restera classique, est celui du terme « sain », affirmé du régime, de la médecine, de l'urine et de l'animal, mais à chaque fois en des sens différents, et pourtant avec ceci de constant que tous ont rapport à la santé de l'animal : le régime parce qu'il l'entretient, la médecine parce qu'elle la rétablit, l'urine parce qu'elle l'indique (ibid., n° 537).

 

Si l'on convient d'appeler « analogués » tous les objets auxquels un terme analogue est appliqué en vertu de leurs divers rapports à un même objet, on appellera « Principal analogué » cet objet unique auquel tous les autres sont référés. ‑ Pour Aristote, le principal analogué de l'être est la substance, parce que toutes les autres classes d'être sont ou des négations, ou des préparations, ou des appartenances de la substance (ibid., nos 539 à 543). – Pour saint Thomas, le principal analogué de l'être est bien plutôt Celui dont tout être participe, parce qu'il est: L'Exister même à l'état pur; et la cause à quoi tout le reste doit d'exister.

 

Nous obtenons ainsi une première sorte d'analogie, que saint Thomas appelle analogia proportionis, ce qui veut dire : analogie de rapport. Mais saint Thomas n'a pas tardé à s'apercevoir que l'analogie de rapport était insuffisante. Car enfin, la santé est intrinsèque à l'animal et à lui seul : ni le remède ni l'urine ne se portent bien. Tandis que l'être n'est pas intrinsèque seulement au Premier Etre : l'accident ne serait rien si le rapport d'inhésion ne lui donnait d'être intrinsèquement ; la créature ne serait rien si le rapport de participation (= dépendance + ressemblance) ne lui donnait d'autre en elle‑même. Cette remarque nous oblige à dire que l'analogie de rapport (proportionis), lorsqu'elle i est fondée sur une participation, cesse d'être un transfert extrinsèque de terme, pour devenir une communion réelle et intrinsèque dans la qualité participée.

 

Elle se double alors nécessairement d'une analogie de similitude de rapports, en bon français : analogie de proportion, en latin scolastique : analogia proportionnalitatis. Aristote l'avait déjà insinué dans la métaphysique (VII, 1030 a 21), et saint Thomas le commentera :

 

« Du fait que tous les autres prédicaments dérivent de la substance leur qualité d'être, il s'ensuit que le mode d'être de la substance (être quelque chose) est participé dans tous les autres prédicaments selon une certaine similitude de rapports» (In Metaph., n° 1334).

 

Mais bien avant d'avoir commenté ce passage d'Aristote, saint Thomas avait compris la nécessité de compléter l'analogie de rapport par l'analogie de similitude de rapports :

 

« Il y a, en effet, une certaine convenance (ou communauté) entre les réalités mêmes qui ont rapport l'une à l'autre, parce qu'elles ont une distance déterminée ou une autre relation mutuelle; telle la convenance de 2 à 1 du fait qu'il en est le double. Mais d'autres fois on saisit une convenance entre deux réalités, alors que ce n'est pas entre elles qu'il y a rapport, mais bien plutôt rapport de ressemblance entre deux rapports; telle la convenance de 6 à 4, du fait que 6 est avec 3 comme 4 est avec 2. La première sorte de convenance est due à un rapport, la seconde à une proportion ... » Selon ce deuxième mode de convenance, « le terme vue est appliqué à la sensation et à l'intellection, du fait que ce que la vue est pour l'oeil la pensée l'est pour l'esprit. Puis donc que dans la première sorte d'analogie, il faut qu'il y ait une distance déterminée entre les réalités auxquelles une propriété est commune analogiquement, il est impossible que rien soit dit de Dieu et de la créature selon ce mode d'analogie » (entendons : Dieu n'est pas cent ou mille fois, ni même une infinité de fois aussi bon qu'un homme ‑. il est bon selon le mode d'exister qui n'est qu'à lui, et par là la bonté qui est dans l'homme selon un type humain ressemble de très loin à la bonté qui est en Dieu selon un type surhumain) «mais dans la seconde sorte d'analogie, aucune distance déterminée n'est mise entre les êtres auxquels une propriété est commune analogiquement; et c'est pourquoi rien n'empêche qu'un terme soit affirmé analogiquement de Dieu et des créatures selon cette sorte d'analogie» (De Veritate, 2, 11).

 


LA PORTÉE TRANSCENDANTE DE LA NOTION D'ÊTRE

Première conséquence critique de la participation

CHAPITRE XIX

 

Si l'être en tant même qu'être est pensable par l'homme, comme l'être en tant même qu'être vaut analogiquement de tout être, Dieu compris, l'homme qui pense l'être en tant même qu'être connaît la propriété fondamentale et les lois fondamentales de tout le réel et de tout le possible.

 

Preuve de la thèse. ‑ A la vérité cette thèse ne peut point être prouvée, pour la bonne raison qu'elle n'en a pas besoin; tout ce que nous pouvons faire est de montrer que ceux qui croient la nier ne s'entendent pas eux‑mêmes. Comme personne ne la niait avant Kant, saint Thomas qui la suppose constamment ne prend jamais la peine de l'expliciter, encore moins de la démontrer.

 

Soit donc la critique de Kant : « Je n'ai pas le droit de prendre les conditions de la possibilité de mon expérience pour la condition des choses en soi.

 

Les lois et les principes qui me paraissent valoir évidemment des objets de mon expérience peuvent fort bien ne point valoir du tout des choses en soi. Les catégories suivant lesquelles je pense mes objets expriment la structure de mon esprit mais non pas la structure du réel hors de mon esprit. »

 

Le thomiste répond : au sein de tous les objets dont j'ai l'expérience, mon intelligence atteint d'emblée une notion indépendante des conditions de mon expérience. En effet, la condition requise pour qu'un objet généralement quelconque soit l'objet de mon intelligence c'est qu'il m'apparaisse comme vérifiant la notion d'être, c'est‑à‑dire comme ayant ou pouvant avoir l'existence. Et il m'est fort possible de concevoir l'existence de réalités dont je sais par ailleurs qu'elles ne peuvent être pour moi l'objet d'une expérience. Dès lors, par le seul fait qu'une réalité existe ou peut exister, elle est valablement pensée (encore que d'une manière très incomplète) par toute intelligence qui pense l'être en tant même qu'être ; et inversement la seule manière dont une « chose en soi » ou un « noumène » puisse échapper à la saisie de mon intelligence c'est de ne point vérifier la notion d'être en tant qu'être, c'est‑à‑dire de n'avoir aucun rapport avec l'existence, c'est‑à‑dire: de n'être rien du tout.

 

Instance kantienne : de quel droit prétendre que ce qui ne vérifie pas notre notion humaine d'être, n'est rien ?

 

Réponse thomiste : veillons seulement à dire des choses qui aient du sens. Malgré sou apparence de modestie, l'instance ci‑dessus présente l'inconvénient de n'être pas intelligible. Elle revient à cette hypothèse : peut‑être qu'en dehors du domaine des réalités accessibles à l'homme (et qui vérifient la notion humaine d'être), il y en aurait d'autres, inaccessibles à l'homme, et qui vérifieraient une autre notion d'être. Malheureusement quiconque s'efforcera de faire lucidement cette hypothèse s'a­percevra qu'il en est simplement incapable : le seul moyen que j'aie de supposer qu'il y a des réalités ne vérifiant pas ma notion d'être, c'est de supposer qu'elles la vérifient ; car supposer qu’elles ne vérifient pas ma notion d'être c'est supposer que je les déclare inexistantes.

 

Sens de la thèse. ‑ La notion d'être est absolue, et non pas relative à la structure de l'esprit humain.

Deux vérités complémentaires doivent être mainte­ nues en même temps :
a) L'hypothèse selon laquelle une intelligence même surhumaine pourrait atteindre un objet quel­ conque sans que cet objet lui apparaisse d'abord comme existant ou capable d'exister, est une pseudo ­hypothèse, c'est‑à‑dire non pas tant une hypothèse fausse qu'une absence d'hypothèse. Donc la vérification de la notion d'être est la condition unique

pour qu'un objet quelconque puisse être saisi par une intelligence quelconque : comme la couleur est l'objet formel de la vue, l'être est l'objet formel de l'intelligence en général. Par l'être l'intelligence humaine est en communication avec la totalité des êtres et des intelligences même surhumaines. Thèse moins prétentieuse en réalité qu'en apparence, car 1° Connaître toutes choses en tant qu'elles sont de l'être n'empêche pas d'ignorer ce que chacune est en détail ; 2° L'être, objet formel de l'intelligence, ne se manifestant jamais à l'état pur, le mouvement spontané de notre intelligence va bien plus aux êtres en tant que tels êtres qu'aux êtres en tant même qu'être; il faut une sorte de retournement contre toutes les habitu­des de l'intelligence pour se donner l'intuition de l'être en tant même qu'être. Penser l'absolu sera donc le lot de ceux qui sauront en trouver le loisir et la force. b) Mais l'intelligence humaine n'est pas intelligence pure. Notre esprit trouve dans le corps non un obstacle mais le moyen naturel d'accomplir son opération spécifique, la pensée. Pas de pensée humaine, durant la vie présente, sans image. Cela étant, il ne suffira point à une réalité de vérifier la notion d'être pour être directement et par soi objet d'intellection humaine; seules le seront les réalités corporelles, seules susceptibles d'être présentées à l'esprit de l'homme dans les images cérébrales. ‑ Ainsi donc, parmi toutes les réalités qui vérifient la notion d'être, les unes seront directement et par soi objet d'expérience humaine (ce sont les réalités qui n'ont l'existence que dans la matière) ; les autres ne seront objet d'intellection humaine qu'indirectement et par les premières (cf. I, 84, 7).

 

Portée de la thèse. ‑ 1° La notion d'être en tant qu'être fournit la clé du problème critique posé par la philosophie moderne. Saint Thomas, pas plus qu'Aristote, n'avait jamais eu l'idée d'une critique. Pourtant chacune de ses démarches philosophiques impliquait toute une épistémologie. Lorsque vinrent Descartes et Kant, il fut impossible de lire saint Thomas sans se demander comment il leur répondrait. Les essais de compromis de cartésianisme et de thomisme montrèrent bien vite qu'entre les deux il fallait choisir et dire pourquoi. Cela revenait à bâtir une critique qui refusât à Descartes toute concession initiale, de manière à tenir par la suite le kantisme en échec. Ce travail énorme, ce n'est point un penseur isolé mais une équipe très nombreuse de penseurs variés qui s'y attela. Georges Van Riet (L'épistémologie thomiste, 1946) en a dressé le bilan. Finalement, l'on pourrait constituer une « somme » de la critique thomiste où les noms de Jolivet, Maréchal, Maritain, Rabeau, Roland‑Gosselin, de Tonquédec, Verneaux, figureraient en bonne place. Il est vrai qu'en face d'eux, il faudrait inscrire le nom de Gilson : celui‑ci condamne toute critique, comme nécessairement entachée de criticisme, c'est‑à‑dire d'une défiance congénitale à l'égard du réalisme, et il considère comme contradictoire toute prétention du réalisme à se présenter comme critique. Toutefois Gilson n'a peut‑être pas encore donné toute la rigueur souhaitable à ses propres idées sur la méthode du réalisme, et il n'a pas été suivi sur le point précis du refus de la critique Maritain pense« qu'il est possible de poser (le) problème (critique) d'une toute autre façon que l'idéalisme ».

 

Saint Thomas, nous venons de le voir, a donné pour fonction première à la pensée vivante, non de construire un monde intelligible, mais de constater un monde d'existants avec lequel l'esprit de l'homme est de plain‑pied en rapport de mystérieuse familiarité. J. de Finance (Cogito cartésien et réflexion thomiste, 1946) montre comment le thomiste peut tirer de l'aventure cartésienne un profit positif en exploitant, mieux que saint Thomas n'avait pu le faire, la réflexion qui doit donner le branle à la critique. Aimé Forest (Du consentement à l'être, 1936 ; Consentement et création, 1943) et André Marc (Psychologie réflexive, 1949) nous donnent une critique authentiquement thomiste par le sens de l'être, mais reliée à toutes les recherches modernes et contemporaines. Grâce à la méthode réflexive, «on ne peut aucunement confondre avec le Cogito cartésien, la connaissance la plus parfaite dont nous soyons capables apparaît avant tout comme une « présence de notre esprit » (André Marc) à l'esprit créateur et aux autres esprits humains. Le point de départ d'une critique thomiste, loin d'être le« je pense » désincarné et désocialisé, serait le« Nous dialoguons » par où débute en effet la Psychologie réflexive d'André Marc. Mais le dialogue humain (les signes que se font les hommes) n'est qu'un moment d'un dialogue universel : les choses nous font des signes, Dieu nous fait des signes; par la connaissance nous communiquons avec tout être parce que notre être est déjà en communication avec l'universalité de l'être.

 

Le programme de la métaphysique n'est donc aucunement celui que les Prolégomènes ont imposé pendant un siècle à presque tous les penseurs modernes. « La thèse qui fonde la métaphysique est celle‑ci: tout objet généralement quelconque présente à l'intelligence une forme d'être, une structure, qui, si pauvre soit‑elle, entre de plain‑pied dans l'idée d'être. La métaphysique a pour objet propre cette idée d'être, antérieure à toutes notions particulières, comme condition de leur intelligibilité » (R. Verneaux, Les sources cartésiennes et kantiennes de l'idéalisme français, p. 500. Cf. R. Jolivet, L'intuition intellectuelle et le problème de la métaphysique, p. 74‑75).

 

2° Si la condition de l'intelligibilité est la vérification de l'idée d'être, la condition de l'expérience humaine est la présentation dans une image sensible. La méthode de la métaphysique consiste donc à passer des objets sensibles donnés à notre expérience aux objets intelligibles qui ne peuvent pas y être donnés : c'est la méthode d'analogie, qu'il ne faut pas confondre avec le raisonnement par analogie. Celui‑ci prétend démontrer un fait ou une loi, celle‑là ne vise qu'à construire un concept valable des réalités qui ne sont point objet de l'expérience humaine, à partir des objets de l'expérience humaine. Pour qu'un être ne répondant pas aux conditions de l'expérience soit cependant l'objet d'une intellection, il faut et il suffit : 1° Que cet être présente une ressemblance réelle avec l'un ou l'autre des objets de l'expérience ; et 2° Que la non moins réelle différence entre les deux soit connue en même temps que la ressemblance.

 

Pratiquement, dès que je fais l'expérience du moindre brin d'herbe, si je le pense en tant même qu'être, j'atteins à même cette humble expérience une notion (la notion d'être) qui vaut de toute réalité. Toute réalité, en tant qu'être, ressemble à ce brin d'herbe, en tant qu'être. Cela ne signifie d'ailleurs pas que le type (ratio) et la mesure (modus) de toute réalité soient identiques au type et à la mesure d'être de ce brin d'herbe. Chaque réalité existe suivant le type et à la mesure de son essence. Ainsi, en pensant n'importe quel objet de mon expérience en tant qu'être, je le pense à la fois en tant que communiquant avec tous les autres êtres par la participation à la forme d'existence, et, à la fois, en tant que s'opposant à eux par le type d'être et la mesure d'être qui lui sont propres. C'est donc la structure même de la notion d'être qui me permet de passer de mon expérience à l'au‑delà. Même si je ne sais pas encore qu'il existe des êtres au delà des limites de mon expérience, je sais que ma notion d'être se vérifie analogiquement, c'est‑à-dire proportionnellement, en tout ce qui existe, et même en ce qui existerait sans être pour moi objet d'expérience. L'hypothèse, d'ailleurs toute naturelle, de choses transcendantes à mon expérience, implique que je retrouverai en elles la structure ontologique qui m'est familière : ces choses transcendantes (choses‑en‑soi ou noumènes de Kant), sous peine de n'être rien du tout, ont une essence déterminée que j'ignore sans doute, mais dont je sais, à coup sûr, qu'elle est faite pour recevoir une existence qui lui soit exactement commensurée.

 

Comme par ailleurs, il est impossible d'être sans présenter un minimum d'unité, de vérité (c'est‑à‑dire d'intelligibilité), de bonté (c'est‑à‑dire de correspondance à quelque appétit), de ces choses transcendantes que je ne connais pas en détail, je sais de science certaine qu'elles sont unes, vraies, bonnes, chacune à sa manière. La conception analogique de l'être entraîne celle de l'un, du vrai, du bon.

 


 

LA PORTÉE TRANSCENDANTE DE LA NOTION DE CAUSALITÉ

Deuxième conséquence critique de la participation

CHAPITRE XX

 

Le seul fait de la composition de l'essence avec l'existence dans les êtres finis et multiples exige un compositeur, c’est-à‑dire un auteur de cette composition. En effet, l'essence et l'existence des êtres finis et multiples prises isolément, ne sont pas des êtres mais des éléments d'être; de plus, l'existence n'est pas, par soi, limitée à cette existence, et réciproquement l'essence finie n'est pas, par soi, existante. Or, ce qui de soi n'est rien, n'est quelque chose que par un autre; et ce qui de soi n'est pas lié à un autre n'est lié à cet autre que par un tiers. Donc le composé d'essence et d'existence n'est pas par soi mais par un autre. Cet autre a forcément l'existence ; pas par un autre. sans quoi tout le serait à recommencer. Donc, il l'a mais il ne l'a raisonnement par soi, ce qui ne peut signifier qu'une chose : il l'est.

 

Sens de la thèse. ‑ Au long de cet enchaînement d'évidences (multiplication implique limitation, limitation implique composition, composition implique dépendance, dépendance suppose Indépendant, (Indépendant = Existant par soi, Existant par soi = l'Existence même), nous avons utilisé la notion de causalité. Mais il faut bien remarquer en quel sens nouveau... 1° Lorsque les sciences de la nature emploient la causalité, elles entendent qu'entre deux corps déjà existants l'on constate une corrélation impliquant transmission ou échange d'un état physique, ou d'un corpuscule ou d'un paquet d'énergie. Cet échange se fait suivant des lois qui s'imposent à l'un et à l’autre des deux termes de la corrélation. Il s'ensuit évidemment que la causalité, en ce sens très précis, ne peut absolument pas être transportée en dehors du monde de notre expérience. ‑2° Lorsque la philosophie de la nature emploie la causalité, elle entend par là qu'entre deux êtres déjà existants une relation surgit, en vertu de laquelle le premier est le principe d'un changement dans le second. Prise dans ce second sens, la causalité peut être transportée en dehors du monde de notre expérience. Ce n'est pourtant pas non plus dans ce second sens que le métaphysicien emploie la notion de causalité. ‑ 3° En métaphysique, il s'agit d'assigner la raison pourquoi « ce‑qui‑de‑soi‑n'est‑pas » est. Or, il est immédiatement évident que s'il est sans être par soi, c'est qu'il est par un autre. Le mouvement de pensée que suggère ici la préposition par est donc tout différent du mouvement de la pensée du physicien qui, partant d'un existant, recherche le terme corrélatif avec lequel cet existant est en relation de transmission ou d'échange ; il est même tout différent du mouvement de pensée du philosophe qui, partant d'un changement constaté, recherche sa source dans un autre être. C'est le mouvement de la pensée du métaphysicien qui, constatant que les êtres multiples et finis n'ont pas l'existence par identité avec elle, conclut qu'ils l'ont par identité partielle et relative (= ressemblance et dépendance) avec Celui‑là qui est l'Existence.

 

En somme :

 

I. ‑ Fait constaté : Il y a la totalité de l'existant (embrassée par ma notion d'être).

 

II. ‑ Evidence absolue: En dehors de la totalité de l'existant (= en dehors des prises de ma notion d'être), il n'y a rien.

 

III. ‑ Evidence absolue : Puisque la totalité de l'existant existe, c'est qu'elle contient en elle‑même le principe suffisant de son existence (quelque soit le nom qu'on lui donne : Nature, Matière, Dieu ou n'importe quoi).

 

IV. ‑ Evidence absolue : Le principe suffisant de l'existence tient son existence non d'un autre, mais de soi ; c'est‑à‑dire que l'existence en lui n'est ni acquise ni reçue ; donc qu'il n'a pas, mais est l'existence; donc que l'existence en lui est pure et donc illimitée (à partir d'ici il devient impossible d'identifier le principe suffisant de l'existence avec la matière ou l'Univers, ou généralement avec une réalité fractionnée dans l'espace et le temps).

 

V. ‑ Fait constaté : les existants donnés à mon expérience ne sont pas l'existence même, sans quoi ils seraient tous purement et simplement identiques à l'existence infinie, et ne présenteraient aucune distinction d'espèces ni d'individus (il n'y aurait en eux aucune détermination autre que la plénitude de l'exister et il ne manquerait à aucun d'eux aucune des déterminations incluses dans l'exister).

 

VI. ‑ Conséquence inéluctable : puisque les existants donnés à mon expérience font partie de la Totalité de l'existant, ils sont reliés au titre exprès de leur existence avec le principe suffisant de l'existence. C'est cette relation que désigne la préposition par dans la formule suivante : les existants donnés à mon expérience existent par le principe suffisant de l'existence.

 

Dire cela, c'est affirmer la relation de dépendance causale entre le monde de l'expérience et l'au‑delà de l'expérience.

 

 

L'objection kantienne (selon laquelle la causalité est une catégorie exclusivement valable dans le monde de l'expérience) est éliminée :

 

1° La causalité qui est valable dans le monde de l'expérience est précisément une notion dont nous ne nous servons pas ici : car, dans le monde de notre expérience, la causalité n'est jamais du donneur d'existence à l'existence même, mais toujours d'un transformateur à des transformés qui sont supposés exister indépendamment de leur transformation.

 

2° D'autre part, la notion de causalité dont nous nous servons ici (le principe suffisant de l'existence en tant que donneur d'existence) ne nous fait pas totalement sortir du monde de notre expérience. Nous n'avons pas l'expérience du donneur d'existence, mais seulement du monde d'existants finis qui nous entoure. Mais c'est précisément en expérimentant ce monde comme ensemble d'êtres finis, que nous l'expérimentons comme non‑totalité de l'existence, autrement dit comme non‑suffisant pour exister. Par là, nous le saisissons comme dépendant d'un être non donné dans l'expérience, et pourtant corrélatif indispensable du manque d'être (= du néant partiel et relatif) qui est essentiel au fini comme tel.

 

En un certain sens, l'univers n'est qu'un trou dans la plénitude de l'être. L'expérimenter comme trou, c'est apercevoir sur ses bords la présence du plein d'être dont il émane, où il baigne, et qui le déborde de toutes parts. Bref, il serait faux de dire que nous avons l'expérience du principe suffisant de l'existence ; mais il serait également faux de prétendre que ce n'est pas l'expérience qui nous l'indique.

 

Il n'y a que deux manières d'échapper à l'évidence de la causalité transcendante, c'est ou bien de ne faire aucune attention à l'existence, et de se noyer dans l'Océan des essences multiples et changeantes; ‑ ou bien de remarquer l'existence, et de l'avouer finie (comment pourrait‑on faire autrement ?), mais de refuser de la relier à un donneur d'existence qui soit l'existence infinie: on est alors acculé à juger que l'existence de l'univers n'a aucun sens, aucune raison, aucun principe, d'un mot : qu'elle est absurde.

 

LA THÉOLOGIE - Démonstration de l'existence de Dieu

(synthèse et couronnement de toute la philosophie spéculative)

CHAPITRE XXI

 

Non évidente par elle‑même, l'existence de Dieu doit et peut être démontrée.

 

Saint Thomas a commenté les preuves de Dieu par Aristote. Il les a repensées à l'adresse d'adversaires arabes pétris d'aristotélisme (les Gentils de la Summa contra Gentiles). Mais il en a donné dans la Somme théologique une formulation originale. Saint Thomas offre à son lecteur de rencontrer Dieu au bout de cinq « avenues » convergentes (I, 2, 3).

 

I ‑ La première part du « changement ». Non pas du mouvement local, mais du devenir intrinsèque. Pour qu'il y ait du changeant il faut qu'il y ait l'immuable. C'est évident, pour qui se rappelle la composition du changeant (chap. 1) et sa dépendance à l'égard d'un déterminateur externe (chap. V, 10).

 

Au terme du changement, il y a du nouveau ; ce nouveau ne s'identifie pas à l'ancien, donc l'ancien n'était pas le nouveau ; donc le nouveau n'existe pas par le seul fait que l'ancien était; donc un tiers doit intervenir pour le faire exister. L'intervention de ce tiers est‑elle, en ce tiers, du nouveau ? Si oui, le même raisonnement s'impose. Et il est impensable, et donc impossible, qu'un être soit en train de changer sans qu'il soit présentement en train de dépendre d'un Autre qui, pour intervenir afin de faire exister le nouveau, n'a nul besoin d'acquérir du nouveau.

 

C'est la preuve de Dieu que donne l'Athénien dans les Lois de Platon (894, 5, 6) et qu'Aristote reprend en Physique (VIII, 5) et en Métaphysique (XII, 6). Mais saint Thomas la débarrasse de sa gangue mécanique (dans les Lois) et astronomique (en Aristote) et la transpose sur le plan de l'existence (Gilson). Le caractère extrêmement abstrait de la preuve, qui fait sa grande simplicité métaphysique, empêche souvent les lecteurs de voir que le Dieu auquel elle aboutit est le moins abstrait, le moins lointain, le moins inerte qui se puisse concevoir ‑ c'est, pour employer les mots d'Aristote retenus par saint Thomas, le premier moteur immobile : en lui, nous avons le mouvement, la vie et l'être. Mais il est bien entendu que l'immobilité en question ici n'est pas le repos passif de qui manque de tout, mais au contraire la quiétude active de qui ne manque de rien. (c En ce sens Platon disait que le Premier Moteur se meut lui‑même parce qu'il se pense et se veut et s'aime lui‑même. En un sens cela ne s'oppose point aux raisonnements d'Aristote. Car il n'y a aucune différence entre le mouvement de pense qui aboutit à un Premier qui se meut lui‑même, au sens de Platon... et le mouvement de pensée qui aboutit à un Premier absolument immobile au sens d'Aristote» (C. G., I, 13, Sciendum autem ... ).

 

II. ‑ La deuxième avenue part d’un fait tout voisin du précédent : il y a des enchaînements de causes. C'est‑à‑dire des causes qui n'agissent que parce qu'une précédente agit sur elles, la précédente n'agissant que parce qu'une autre agit sur elles (l'hameçon retient le poisson, parce que la ligne soutient l'hameçon, parce que le bras tient la ligne, parce que le pêcheur maintient son bras, parce que la barque supporte le pêcheur, parce que l'Océan supporte la barque, parce que la terre contient l'Océan, parce que le système solaire contient la terre, etc.). Et tout l'univers pourrait bien n'être qu'un tel enchevêtrement de causes en cascade. Or de tels enchaînements de causes supposent l'existence d'une Première Cause, qui agisse actuellement sur toutes les autres sans qu'aucune agisse sur elle. En effet, toutes les causes qui n'agissent que sous l'action d'une précédente ne sont que des intermédiaires, des transmetteurs ; si donc il n'y a point de première il n'y a que des intermédiaires, des transmetteurs, mais ils n'ont rien à transmettre: et il n'y aura point d'effet. Un pipe‑line aura beau être formé d'une infinité de tubes, cela ne fera pas que coule le pétrole : il faudrait de plus un Puits ; Si l'être passe à travers l'univers, ce n'est pas parce qu'il est fait d'une infinité de transmetteurs d'être, c'est parce qu'en dehors de cette série de transmetteurs, finie ou infinie, linéaire ou circulaire, peu importe, il y a la Source de l'être.

 

Premier Moteur, On Première Cause, les deux premières avenues nous font rencontrer Dieu comme Agent universel et souverain. Comme rien n'agit qu'en tant qu'il est en acte, ce Dieu est acte. De 'plus, il est acte pur : Sans quoi, entrant en composition avec une puissance il serait dépendant d'un compositeur supérieur à lui, et serait lui‑même un effet.

 

III. ‑ La troisième avenue part des êtres qui périssent. Ici, saint Thomas ne suit plus Aristote, mais les Arabes, spécialement AI Farabi et Avicenne. ‑ Le fait est qu'il existe autour de nous des êtres qui sont indifféremment capables d'être et de ne pas être, de telle sorte qu'en fait ils commencent et cessent d'être. Maintenant, si tous les êtres en étaient là, et donc s'il n'y avait pas d'être éternel, il faudrait que le monde existe depuis un temps infini, puisqu'il n'y aurait pas de créateur pour le faire commencer. Seulement, pendant ce temps infini, tous les êtres auraient eu le temps de commencer d'être et de cesser d'être. Mais, qu'à un moment rien ne soit, éternellement rien ne sera. Il faut donc qu'il existe au moins un être qui n'ait ni besoin de commencer ni obligation de finir, bref un être qui ne puisse pas ne pas être ; convenons de l'appeler « être nécessaire ». Ce pourrait être la Nature, ou les Espèces, qui, sans naître ni périr, s'incarnent sans cesse dans de nouveaux individus, ou la matière qui ne se perd ni ne se crée. Jusqu'ici notre raison­nement est suivi par le panthéisme et par le matérialisme athée ; la conclusion est inévitable : il y a au moins un être nécessaire. ‑ Seulement le métaphysicien ne peut s'arrêter à cette évidence ; il pose une question ultérieure : cet être nécessaire tient‑il sa nécessité d'un autre, ou l'a‑t‑il de soi ? S'il la tient d'un autre, c'est cet autre qui jouit de la véritable nécessité, pourvu qu'il ne la tienne pas d'un autre à son tour, mais qu'il soit le « Nécessaire par soi ».

 

Bien entendu, la seule manière d'être nécessaire par soi c'est non de pouvoir être ou ne pas être, mais d'être l'acte même de l'existence.

 

IV. ‑ La quatrième avenue pourrait bien être la synthèse de tout le platonisme et de tout l'augustinisme : ses meilleurs commentaires sont la dialectique de l'amour dans le Banquet, et la vision d'Ostie dans les Confessions (IX, 24). Mais son résumé le plus nerveux est ce mot d'Aristote :

 

« D'une manière universelle, dans les domaines où il existe du meilleur, dans ces mêmes domaines existe aussi le Très Bon. Puis donc qu'il existe dans le domaine des êtres réels un être réellement meilleur qu'un autre, c'est qu'il existe à coup sûr un être Très Bon.... ce qui serait précisément le Divin» (Dialogue De la philosophie, cité par Simplicius, comm. in De caelo).

 

Au point de départ, l'on constate que les êtres réels sont plus ou moins vrais, plus ou moins bons, c'est‑à‑dire satisfont plus ou moins notre faculté de penser et d'aimer. (Nous sommes donc ici dans un domaine purement qualitatif, et même débordant la matière, si bien qu'aucune traduction n'est possible en langage quantitatif). Or, apprécier le plus et le moins, en ce domaine purement qualitatif, c'est toujours et nécessairement faire une comparaison avec un maximum; car si l'on se contentait de comparer deux choses bonnes entre elles, on pourrait bien les déclarer autrement bonnes mais il n'y aurait aucun sens à déclarer l'une meilleure que l'autre.

 

 

N. B. ‑ Il y a en effet deux sortes de mesures : 1° La mesure quantitative, qui est la comparaison d'une grandeur avec une grandeur minima prise comme unité. Ex. : un homme est plus grand qu'un autre parce qu'il compte un plus grand nombre de centimètres. ‑ 2° La mesure qualitative, qui est la comparaison d'une intensité avec une intensité maxima prise comme idéal. Ex. : un homme est plus juste qu'un autre parce qu'il se rapproche davantage de l'idéal de la justice.

 

Il faut donc que le premier contact avec une chose belle nous ait fait comprendre « ce que c'est que la beauté » (Platon), et nous ait fait voir par là même que la beauté n'est pas de soi moins belle ici ou en ceci, mais que la Beauté est en soi et par soi purement et absolument et totalement belle (Banquet), si bien que les choses sont plus ou moins belles selon qu'elles s'approchent plus ou moins de la Beauté. Si les joies charnelles et les joies spirituelles ne nous faisaient pas deviner ou pressentir « ce que c'est que la Joie, et la Vie, et la Vérité », jamais nous n'aurions le moyen de déclarer les unes meilleures que les autres (saint Augustin, Confessions), tout au plus pourrions‑nous déclarer que les unes sont très différentes des autres. La comparaison des beautés, des bontés, des vérités implique donc à titre de condition sine qua non la conception d'un maximum qui n'est autre que la Bonté, la Vérité, la Beauté réalisées à 1'état pur, donc total ou infini (au sens chrétien). Les degrés de l'être sont donc inadmissibles à qui n'admet pas l'Etre même. Donc, du fait que nous éprouvons les êtres réels comme plus ou moins bons, beaux et vrais, nous devons conclure à l'existence non moins réelle d'une cause exemplaire, à la fois Modèle et Mesure de tout, à laquelle participent toutes les réalités.

 

V. ‑ La cinquième avenue part du fait que toutes les choses dans l'univers sont dirigées. Ce n'est pas là une vue de l'esprit, mais un fait évident : il ne dépend pas de nos observations ni de nos interprétations que tous les êtres de l'univers, du plus petit (l'atome) au plus grand (la galaxie) soient organisés de telle sorte qu'ils produisent régulièrement les résultats les plus convenables à la fois à leur propre conservation et à la conservation des autres êtres. De ce fait, deux explications, et deux seulement, peuvent être données : ou bien c'est par hasard, ou bien c'est par tendance. Mais la première hypothèse ne présente aucun sens intelligible, car un résultat obtenu par hasard, c'est un résultat auquel rien n'était ordonné, auquel rien ne tendait, et c'est donc un résultat obtenu non régulièrement : dès qu'un résultat est obtenu régulièrement, on est obligé de conclure qu'il n'est pas obtenu par hasard. Il reste donc que ces résultats les plus convenables obtenus régulièrement, soient obtenus par tendance (ex intentione). « Tendance », ici, ne prête aucun psychisme aux composants de l'atome ou de la galaxie : tendance naturelle, ou intention de nature, désigne le principe réel de la régularité que le savant exprime conceptuellement sous forme de loi. Bref, le monde nous met en présence d'orientations déterminées qui mènent chaque être à obtenir ce qui lui convient, alors même que cet être ne connaît pas, ou, que, s'il connaît, sa connaissance n'y est pour rien : l'atome d'argent s'unit régulièrement à l'atome de chlore ‑ la disposition des étoiles leur évite régulièrement de se rencontrer; les animaux s'accouplent régulièrement. La seule interprétation possible des innombrables faits de ce genre est que tous ces êtres sont constitués, structurés, disposés avec une orientation ou direction déterminée vers le convenable. Quiconque verra cent fois de suite une balle se loger au centre de la cible saura que ce n'est point par hasard ; autrement dit, il saura qu'en chaque balle se trouve une direction, une orientation vers le centre de la cible; mais comme le métal ne connaît pas, il saura aussi que cette orientation ne vient pas de la balle elle‑même; et il conclura à l'existence d'un ou de plusieurs tireurs, qui surajoutent aux tendances du métal une tendance à la cible. De même, quiconque observe l'univers est obligé de conclure qu'il existe une pensée et une volonté qui orientent les natures non connaissantes vers les résultats convenables, non plus en surajoutant une tendance à leur être, mais en constituant leur être comme tendance, c'est‑à‑dire comme nature.

 

L'argument se tire ici de l'orientation de chaque nature définie vers ce qui lui convient : en ce sens, il est statique et individuel. On en tirerait un dynamique et collectif, plus frappant encore, si l'on considérait toutes les natures en liaison et en cours de fabrication. ‑Saint Thomas présente l'argument sous une forme collective qu'il emprunte à saint Jean Damascène, à la fin du chapitre qu'il consacre dans le Contra Gentes à l'existence de Dieu. Des natures aux propriétés différentes et aux activités divergentes convergent cependant pour produire un ordre constant ou du moins régulier. Or cela est impossible, à moins qu'une direction unique et commune les constitue toutes et chacune avec une orientation définie vers le même résultat général. ‑ Pour donner enfin à l'argument sa forme dynamique, il suffirait de réfléchir aux conditions sans lesquelles l'évolution des vivants reste inintelligible : Les imitations par lesquelles certains vivants ont engendré des vivants d'un type différent du leur, pour n'être pas létales mais pour aboutir à des formes viables et finalement à la constitution de vivants supérieurs, ne peuvent être dues à une immense somme de hasards;« les choses se sont passées comme si, depuis la naissance de la cellule originelle, l'homme avait été voulu en tant que support du cerveau» (Lecomte du Noüy). ‑ Autant qu'une direction par pensée et volonté, l'évolution exige un Point final lui donnant un sens. De fait, outre l'enchaînement des causes efficientes, on constate l'ordonnancement des causes finales dans ce processus à la fois convergent et irréversible. Convergent : la matière, sous l'action des agents élémentaires, prend des états toujours moins probables et plus complexes, jusqu'à l'extrême complexité du cerveau humain, organe des fonctions sensibles qui conditionnent l'unification de l'Univers par la Pensée. Irréversible: malgré la tendance des phénomènes physiques à retomber dans l'indifférencié et l'informe, les phénomènes vitaux et psychiques tendent vers plus de complexité et d'union. Le psychisme humain pourrait s'opposer librement à cette tendance, mais alors il nierait en lui‑même la loi de finalité à laquelle il doit sa propre condition organique. A un moment de son devenir (individuel et collectif) l'Homme doit donc choisir entre interrompre la tendance naturelle universelle vers la plus haute des formes, qui est la plus unifiante des fins; ‑ on bien y consentir à sa manière, par la Pensée et l'Amour. L'Homme aspire alors à la suprême Forme‑Fin, qui ne peut être que « le Bien séparé » (= transcendant) de l'Univers (d'après Teilhard de Chardin, « transcrit », selon son voeu, en « caractères » thomistes).

 

Portée de la preuve. ‑ De toute évidence, aux cinq avenues de saint Thomas, on peut en ajouter d'autres (nous venons d'en esquisser une sixième, de même forme que la deuxième et de même base que la cinquième) ; et une avenue synthétique pourrait les embrasser toutes (cf. la preuve que M. Van Steenberghen considère comme unique, Ontologie, Louvain, 1946, p. 111 à 117). Pour convaincre un esprit d'aujourd'hui, la preuve thomiste de Dieu doit recevoir des précisions de surcroît; elle n'a pas besoin de corrections essentielles.

 

NOTRE CONNAISSANCE DE L'ESSENCE DIVINE

CHAPITRE XXII

 

La démonstration thomiste de l'existence de Dieu ne prétend point aboutir du premier coup à une idée complète de la divinité : comme toujours lorsqu'il s'agit de découvrir une existence, l'esprit atteint seulement quelques attributs (ou prédicats) qui se découvriront par la suite ne pouvoir convenir qu'à l'être que l'on cherchait. Ici, les cinq avenues couvergentes nous ont fait rencontrer : 1° Un Agent non agi (le moteur immobile d'Aristote) ; 2° Une Cause incausée (ces deux premiers prédicats impliquent que leur sujet soit Acte Pur) ; 3° Un Nécessaire indépendant; 4o Un Etre sans mesure (ces deux derniers prédicats montrent explicitement qu'il est l'Acte de l'existence) ; 5° Un Artiste ou Artisan ou Gouverneur qui ne présuppose aucune tendance naturelle mais les donne toutes (ce dernier prédicat implique l'intelligence et la volonté).

 

Mais il reste à inventorier tout ce que contiennent ces cinq prédicats. « Sachant d'un être qu'il existe, il reste à chercher comment il existe, afin de savoir ce qu'il est. Mais parce que quand il s'agit de Dieu nous ne pouvons connaître ce qu'il est » (= prendre de lui un concept propre ou direct qui exprimerait le fond même de la divinité telle qu'elle est en elle-même) « nous ne pouvons étudier la manière dont Dieu existe, mais bien plutôt la manière dont il n'existe pas » (I, 3, prologue). Notre lecteur est en mesure d'aborder directement dans la Prima pars les q. 3 à 27, qui, à partir des cinq prédicats obtenus par la prouve, achèvent de donner le signalement de Dieu.

 

Au problème de l'origine des choses, saint Thomas répond en distinguant trois phases dans la spéculation philosophique à cet égard: Les premiers philosophes pensaient que l'être existe par soi et ne change que superficiellement sous l'influence de causes particulières ; 2° Leurs successeurs admettent que l'être existe par soi, mais change profondément sous l'influence de causes universelles (Platon et Aristote n'allaient pas plus loin, malgré ce que dit Augustin, De Civitate Dei, VIII, 4, 5, 6, que saint Thomas suivait dans le De Potentia, 3, 5) ; 3° D'autres enfin (mais on aura beau chercher, on ne trouvera guère que saint Thomas lui‑même), se sont élevés à la considération de l'être en tant qu'être, et ils ont conclu que tout ce qui est sans être l'Etre même, n'existe que par l'Etre même subsistant. Celui‑ci est donc cause non seulement de l'altération ou de la spécification, mais purement et simplement de l'existence. C'est la seule idée désormais possible de Dieu (créateur, c'est‑à‑dire source d'être) (I, 44, 2).

 

Au problème du mal, saint Thomas répond, par delà optimisme et pessimisme, que, non seulement il y en a, mais encore il doit y en avoir.

 

« En effet, la perfection de l'univers réclame qu'il y ait de l'inégalité dans les choses, de façon que tous les degrés de bonté soient remplis. Or un premier degré de bonté consiste en ce qu'une réalité soit bonne de telle manière qu'elle ne puisse jamais faire défaut. Un autre degré de bonté consiste en ce qu'une réalité soit bonne de telle manière que sa bonté puisse faire défaut. Et ces degrés de bonté correspondent aux degrés d'existence: il y a des réalités qui ne peuvent perdre leur existence, ce sont les êtres incorruptibles ; et d'autres qui peuvent perdre leur existence : les êtres corruptibles. De même que la perfection de l'univers requiert non seulement des êtres incorruptibles, mais aussi des êtres corruptibles, de même, c'est la perfection de l'univers qui réclame que certains ne puissent manquer de la bonté qui leur revient, et que d'autres le puis. sent en principe, d'où il suit qu'en fait, de temps en temps, ils perdent leur bonté. Et c'est justement en cela que consiste le mal, à savoir que la bonté d'un être lui fasse défaut » (I, 48, 2).

 

Le mal qu'il vient d'inscrire au compte de la perfection de l'univers, saint Thomas l'inscrit (à la fin du même article) au compte de Dieu :

 

Objection ‑ « Dieu fait toujours pour le mieux, encore bien plus que ne fait la nature ».

 

Réponse:«Dieu, comme la nature, et comme n'importe quel artiste ou artisan, fait pour le mieux dans l'ensemble de son oeuvre, mais il ne fait pas pour le mieux dans chaque détail sinon dans la mesure où cela est exigé par rapport au tout. Quant au tout lui‑même qui est l'univers, c'est pour lui un mieux‑être et une perfection de contenir des réalités où la bonté peut faire défaut, et par conséquent fait défaut quelquefois. En ce dernier cas, Dieu n'intervient pas pour empêcher la défaillance, d'abord parce que le propre de la Providence n'est pas de détruire, mais de sauvegarder (selon le mot de Denis); ensuite parce que Dieu est assez puissant pour tirer le bien du mal, d'où il suit que beaucoup de bonté serait supprimée si toute malice disparaissait. Ainsi déjà, la vie du lion ne durerait pas si aucun âne n'était dévoré ; et, pas davantage, on ne pourrait admirer la justice du vengeur et la patience de la victime, s'il n'y avait l'iniquité du bourreau. » ‑ Il n'est pas jusqu'aux occasions de péché auxquelles ne doive s'appliquer ce jugement de saint Thomas sur la première femme : « si tout ce qui a été pour l'homme occasion de péché avait été supprimé du monde par Dieu, l'univers serait resté imparfait. Mais il n'y avait aucune obligation de compromettre le bien général à seule fin d'éviter un mal particulier ‑ d'autant moins que Dieu est assez puissant pour orienter vers le bien n'importe quel mal » (I, 92, 1, ad 3).

 

C'est le dernier mot du thomisme sur le mal. Dès la seconde question de la Somme théologique (art. 3), on rencontre la plus forte objection contre l'existence de Dieu Bien infini : « S'il y avait un bon Dieu, il n'y aurait pas cette infinité de malheurs. » Réponse :

 

« Il faut dire avec saint Augustin : Dieu parce qu'il est souverainement bon ne pourrait supporter la moindre trace de mal dans ses oeuvres, à moins qu'il soit tellement puissant et tellement bon qu'il fasse le bien à partir du mal même. Donc il appartient (conclut saint Thomas en précisant) à la bonté infinie de Dieu de permettre le mal et d'en tirer du bien.»

 

Si Dieu est bon d'une manière infinie, le mal ne pourra faire obstacle à sa bonté, il lui servira même d'instrument pour le bien. Le problème philosophique est remplacé par un mystère : n'ayant aucun moyen de nous représenter par un concept propre le mode infini de la bonté divine, nous n'avons aucun moyen conceptuel de deviner comment Dieu s'y prendra pour tirer du mal qu'il permet le bien qu'il visait en le permettant. Le mieux que puisse faire le philosophe c'est de se tenir dans une attente respectueuse de l'intervention éventuelle du Dieu infiniment bon au milieu de l'histoire humaine (cf. II‑II, 2, 7, ad 3).

 

CONCLUSION

LA PLACE ET LE ROLE DE L'HOMME DANS L'UNIVERS

Transition à la philosophie pratique


 

La manière propre qu'a le thomisme d'être un spiritualisme, c'est d'être un théocentrisme radical: tout vient de Dieu, se maintient grâce à Dieu, et revient à Dieu. C'est ce que, mieux que tout, le plan de la Somme théologique fait saillir : « saint Thomas a recours... au thème platonicien de l'émanation et du retour: puisque la théologie est science de Dieu, on étudiera toutes choses dans leur relation avec Dieu, soit dans leur production, soit dans leur finalité : exitus et reditus » (Chenu, Introduction à l'étude de s. T. d'A., p. 261). La morale n'a d'au­tre sens que ce mouvement de retour de la créa­ture raisonnable vers Dieu (I, 2, prologue) ; il s'agit du mouvement spirituel grâce auquel l'homme réalise en lui par les actes personnels de sa liberté l'image de Dieu qu'il est déjà par nature (I‑II, pro­logue). Cette morale philosophique deviendra chré­tienne dès que le philosophe soucieux du concret s'apercevra qu'historiquement il n'y a qu'un chemin pour retourner vers Dieu : Jésus‑Christ (= IIIa pars).

La personne humaine fait donc face à Dieu. Et d'abord, elle trouve Dieu, par une réflexion naturelle mais d'essence religieuse, à la racine même de son être comme de l'être universel. C'est au point que la communauté dans l'acte d'exister reçu par tous de Celui‑là qui est l'Exister même, nous assure une présence et une familiarité ontologiques à tout le réel, si lointain soit‑il, par la distance physique ou l'absence morale : « solitude et être sont contradic­toires » (Busa, La Teoria tomistica dell' Interio­rità, 1949, p. 268). On pourrait montrer que la base de la vie spirituelle selon saint Thomas c'est, si l'on veut, la dévotion au Créateur (« frère Thomas d'Aquin du Créateur » disait Chesterton), ou en termes plus techniques, l'acte de présence de l'esprit créé à l'esprit créateur, le consentement libre à la communication d'existence. On pourrait dire aussi bien que c'est la dévotion au premier Moteur. C'est que la motion divine créatrice s'insinue jusqu'au plus secret de nos actes libres :

 

« L'homme est maître de ses actes, maître de vouloir ou de ne pas vouloir, en vertu de la délibération de la raison t s'infléchir d'un côté ou de l'autre. Mais, que l'homme ère ou non, s'il en est le maître, cela ne peut tenir qu'à une délibé­ration antérieure. Cependant on ne peut aller ainsi à l'infini. Il faut donc finalement en venir à reconnaître que le libre arbitre de l'homme subit la motion d'un principe extrinsèque supé­rieur à l'esprit humain, à savoir de Dieu même... C'est pour­quoi même l'esprit de l'homme sain ne jouit pas d'un tel do­maine sur soi qu'il n'ait besoin de recevoir une motion de Dieu. Et bien plus encore le libre arbitre de l'homme après le péché, détourné qu'il est du bien par la corruption de sa nature » (I‑II, 109, 2, ad 1).

 

C'est en vertu de la dépendance ontologique abso­lue où se trouve même le libre arbitre à l'égard du premier Moteur, que la grâce joue dans la morale thomiste une place assez fondamentale pour prendre rang parmi les principes extrinsèques de l'acte hu­main, avant même que le théologien ait reconnu en Jésus‑Christ l'unique médiateur de la grâce.

 

La dépendance immédiate à l'égard de l'esprit divin n'est pas un privilège de l'esprit humain : le réel dans son ensemble doit son intelligibilité à ce qu'il est tributaire de l'esprit : le monde matériel n'est qu'un instrument de l'esprit, façonné pour l'usage de l'homme, et destiné surtout à lui permettre de se posséder et de posséder le Tout par la connaissance (Legrand, L'univers et l'homme dans la philosophie de s. T. d'A., 1946, t. II, conclusion). Le rôle de l'univers matériel est de compléter l'âme humaine en devenant l'aliment de son opération spirituelle : le monde matériel est donc en soi, mais il n'est que pour être dans l'âme.

 

Comme aucune âme d'homme n'épuise les virtualités de l'esprit, la série indéfinie des réalisations individuelles a pour fin d'exprimer de mieux en mieux la perfection humaine. Dans un passage du De Potentia, inexactement cité et complètement dénaturé par Voltaire à la fin de Micromégas, saint Thomas écrit :

« Tout le branle du monde matériel est ordonné dans une certaine mesure (quodammodo) à la multiplication des âmes humaines, puisque celles‑ci ne peuvent se multiplier sans que se multiplient les corps » (De Potentia, 3, 10, 4). Ainsi, parmi les êtres du monde, ceux qui sont capables de pensée et d'amour, et qui sont par conséquent plus que tous les autres à la ressemblance de Dieu, même s'ils habitent Sirius, et surtout s'ils sont plus intelligents que les hommes, ... sont dans une certaine mesure, c'est‑à‑dire après Dieu et pour Dieu, la raison d'être et la fin prochaine de tout le reste. L'homme est donc bien chez lui dans un monde qui est, partiellement, pour lui. L'histoire naturelle a pour fin de permettre l'histoire humaine. Et l'histoire humaine, comme suite des générations, a pour sens de réaliser progressivement les virtualités de l'esprit humain (Legrand, ibid., pp. 285, 286).

 

De plus, le corps humain, « instrument conjoint » de l'âme, borne beaucoup trop l'activité de l'esprit humain : d'où le besoin ressenti par l'homme d'inventer des instruments matériels qui lui soient des organes de surcroît ; c'était voulu par le Créateur : témoin l'aptitude naturelle de l'homme à fabriquer des instruments : il possède la raison et les mains (I, 91, 3, ad 2. Cf. Q. D. De Virlutibus in communi, art. 6).

 

Encore est‑il que les instruments ne sont que des moyens, et que « la fin de tout fabricateur en tant que fabricateur, est lui‑même : car c'est nous qui nous servons des produits que nous avons fabriqués pour nous‑mêmes » (C. G., III, chap. XVII). Toute machine, toute technique a pour fin l'homme même.

 

Mais certainement pas l'homme isolé. C'est que tout homme est naturellement en présence d'autres hommes qui sont assez différents de lui par leur corps pour faire nombre, et assez semblables à lui par leur âme pour faire société. Prenant conscience de sa nature humaine, chaque homme peut dès lors se reconnaître en autrui. A l'origine de l'humanité, il n'y a point la lutte à mort, ni la haine, mais l'amitié naturelle, la sociabilité (cf. Lachance, L'humanisme politique de s. T. d'A., tome second). « L'homme est par nature animal social et politique. »

 

En vérité, dans l'univers, l'homme est chez lui, parce qu'il est chez Dieu, et que Dieu est le Bien total de l'univers dont l'homme n'est qu'une partie. Il faut donc nous hausser, par un dernier effort, jusqu'à cette vision totale de l'univers où l'homme apparaîtra enfin à sa vraie place, parce que Dieu sera remis à la sienne :

 

« Chaque chose dans le monde de la nature n'est ce qu'elle est qu'en fonction, en provenance et en direction d'autre chose» (Hoc ipsum quod est, alterius est : prodigieux génitif que saint Thomas emprunte à saint Augustin : Quid tam non tuum quam tu, si Alicujus es quod es ?). « Et partant elle tend vers ce dont elle relève, d'une manière plus radicale que vers soi-même. Or le Bien de l'univers est Dieu lui‑même. D'autre part, l'ange, l'homme et toute créature en général, sont également dans l'orbite de ce Bien, étant donné que par nature à raison de cela même qu'elle est, toute créature est de Dieu. Il s'ensuit qu'en vertu de l'amour qui leur est naturel, aussi bien l'ange que l'homme aiment Dieu davantage et à un titre plus radical qu'eux‑mêmes » (1, 60, 5) dont la doctrine semble avoir été retrouvée par Pascal, Pensées, 473 à 492).

 

Plus encore qu'un personnalisme, le thomisme est un universalisme. La place de l'homme dans l'univers est celle d'une partie autonome qui doit faire librement retour vers le Bien de son Tout[10].

 

 

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

 

I. ‑ Textes traduits.Somme théologique, traduction en fascicules séparés, aux éditions de la Revue des Jeunes. ‑ Somme contre les gentils, traduction chez Lethielleux.

 

II ‑ Pour une vue d'ensemble. ‑ INTRODUCTIONS : MARITAIN, Introduction générale à la philosophie (Téqui) ; DE RAEYMAEKER, Introduction à la philosophie (Nauwelaerts) ; DE WULF, Initiation à la philosophie thomiste (ibid.) ; GRABMANN., Saint Thomas d'Aquin (Blond & Gay) ; CHESTERTON, Saint Thomas d'Aquin (Plon). MANUEL ÉLÉMENTAIRE: COLLIN‑TERRIBILINI, Manuel de philosophie thomiste (Téqui). ‑ COURS PLUS APPROFONDIS : les cours publiés par l'Institut supérieur de Philosophie de Louvain (Nauwelaerts) ; JOLIVET, Traité de philosophie (Vitte) ; GARDEIL, Initiation à la philosophie de saint Thomas d'Aquin (Cerf). ‑ OUVRAGES FONDAMENTAUX : a) Sur le cadre historique ‑. CHENU, Introduction à l'étude de saint Thomas d'Aquin (Vrin) ; GILSON, La philosophie au moyen àge (Payot) ; L'esprit de la philosophie médiévale (Vrin). ‑ b) Synthèses destinées aux débutants : BERNARD, Introduction à la philosophie thomiste (Aubanel) ‑, JACQUIN, Lettres métaphysiques (L'École), SFRTILLANGES, Les grandes thèses de la philosophie thomiste (Blond & Gay). ‑ c) Synthèses approfondies. SFRTILLANGFS, Saint Thomas d'Aquin (Aubier); GILSON, Le thomisme (Vrin). ‑ d) Donnent plus de place à la polémique ‑. MARITAIN, La philosophie bergsonienne (Téqui); GARRIGOU‑LAGRANGE, Dieu, (Beauchesne); JUGNET, Pour comprendre la pensée de saint Thomas d'Aquin (Bordas).

 

III. ‑ Pour étudier la philosophie pratique : nous espérons que notre lecteur est capable d'aborder par lui‑même le texte de la Prima‑Secundae de la Somme théologique, au moins dans la traduction de la Revue des Jeunes. ‑Voici, cependant, quelques appuis d'abord MARITAIN, Art et scolastique (Rouart & Fils), complété par Y. SIMON, Critique de la connaissance morale (D. de Brouwer) pour la notion de connaissance pratique. Ensuite MARITAIN, Neuf leçons sur les notions premières de la philosophie morale (Téqui) ; Science et sagesse (Labergerie), sur les problèmes fondamentaux. Enfin, une synthèse : SERTILLANGES, La philosophie morale de saint Thomas d'Aquin (Aubier). ‑Pour la philosophie politique : SCHWALM, La société et l'Etat (Flammarion); ZEILLER, L'idée de l'Etat dans s. T. d'A. (P. U. F.) ; LACHANCF, L'humanisme politique de saint Thomas (Recueil Sirey). ‑ Pour une philosophie thomiste du travail : Y. SIMON, Trois leçons sur le travail (Téqui). Pour une philosophie thomiste de l'histoire. MARITAIN, Humanisme intégral (Aubier).

 

IV. ‑ Publications récentes remarquables: GARRIGOU-LAGRANGE, La synthèse thomiste (D. de Brouwer) ; André HAVEN, L'intentionnel dans Ici philosophie de saint Thomas (ibid.) ; Joseph DE FINANCE, Etre et agir dans la philosophie de saint Thomas (Beauchesne) ; Joseph LEGRAND, L'univers et l'homme dans la philosophie de saint Thomas (D. d. B.) ; André MANC, Psychologie réflexive (ibid.) ; Dialectique de l'affirmation (ibid.) ; Dialectique de l'agir (Vitte); A. HAVEN, La communication de l'être selon saint Thomas d’Aquin (D. d. B.) ; A. FOREST, Vocation de l'esprit (Aubier).

 

V. ‑ Revues: a) D'initiation: Bulletin du cercle thomiste (36, avenue du 6‑Juin, Caen) ; b) De documentation et de critique: Revue thomiste (D. d. B.) ; Revue philosophique. de Louvain (Nauwelaerts); c) De bibliographie critique Bulletin thomiste (Le Saulchoir).


Notes et références

  1. In Metaph., Commentaire de saint Thomas sur la Métaphy­sique d'ARISTOTE. Numéros de l'édition Cathala.
  2. Sent. : Commentaire de saint Thomas sur les Sentences de P. Lombard.
  3. In Physic. ‑ Commentaires de saint Thomas sur la Physique d ‘Aristote.
  4. C. G. ‑ Contra gentiles. Le premier chiffre Indique le livre, le second le chapitre.
  5. In De Anima ‑ Commentaire de saint Thomas sur le Traité De l'âme, d'ARISTOTE. Numéros de l'édition Pirotta.
  6. Commentaire de saint Thomas sur un Traité De la Trinité par BOÈCE.
  7. Question disputée De Veritate, question, article.
  8. Commentaire de saint Thomas sur les Noms divins de DENYS LE PSEUDO AREOPAGITE
  9. Question disputée De Potentia. question, article.
  10. Pour entrevoir ce qu'a d'exaltant cette vision thomiste du monde, il faudrait évoquer la poésie de DANTE et celle de CLAUDEL qui lui doivent le meilleur de leur Inspiration.
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