Le problème de la certitude : Différence entre versions

De Salve Regina

 
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Version actuelle datée du 3 mai 2017 à 17:52

Métaphysique
Auteur : Sébastien Lutz

Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile


L’homme est-il capable d’atteindre une connaissance des choses, ou plus exactement, est-il capable de d’atteindre la réalité des choses, d’avoir une connaissance et une certitude objectives ? L’importance de cette question n’est que trop évidente car, si l’homme est incapable d’arriver à une certitude objective, c’en est fait de toute connaissance. L’homme, incapable de dépasser sa propre subjectivité est enfermé dans le monde des phénomènes.

Pour répondre à cette question importante, nous traiterons les points suivants : 1° Nature et division de la certitude, 2° les systèmes niant la certitude, 3° la fausseté de ces systèmes et la légitimité de la certitude

Article 1 - Nature et division de la certitude

Nature de la certitude. On peut définir la certitude de la façon suivante : « l’état de l’esprit qui consiste en l’adhésion ferme à une vérité connue, sans crainte de se tromper. L’évidence est ce qui fonde la certitude. On la définit comme la pleine clarté avec laquelle le vrai s’impose à l’adhésion de l’intelligence[1] » Autrement dit, on certain de quelque chose, quand on porte un jugement qui exclut le doute et la crainte de l’erreur. Le critérium de la certitude est l’évidence par laquelle l’esprit humain est placé dans une espèce de contrainte : telle vérité me paraît certaine parce que je vois bien qu’il ne peut pas en être autrement ; cela « saute aux yeux »[2], je ne peux pas ne pas voir qu’il n’est pas ainsi.

Division de la certitude.

a)Du point de vue de son fondement, on peut diviser la certitude de manière ternaire. Elle peut être

- Métaphysique ou absolue quand elle est fondée sur l’essence des choses, un principe métaphysique : « le tout est plus grand que la partie », « tout effet a une cause », « impossible d’être et de ne pas être en même temps et sous le même rapport ». L’assertion contraire est absurde et inconcevable.

- Physique quand elle est fondée sur les lois de la nature ou sur l’expérience ; l’assertion contraire est fausse, mais non absurde ni inconcevable[3] : « les corps tombent vers le centre de la terre, le métal conduit l’électricité », « l’eau en se solidifiant augmente de volume ».

- Morale quand elle est fondée sur une loi psychologique c’est-à-dire sur le mode constant ou habituel de l’agir humain : « les parents aiment leurs enfants », « l’homme répugne au mensonge ». Les assertions suivantes, sans être toujours vraies[4], le sont dans la majorité des cas. En effet, les certitudes morales concernent l’agir constant d’êtres pourvus de liberté (donc d’une certaine manière indéterminés), tandis que les certitudes physiques concernent l’agir constant d’êtres dépourvus de liberté (donc déterminés).

b)Du point de vue de la matière dont on l’obtient, la certitude peut être :

- Immédiate ou médiate selon qu’elle est acquise par l’examen de l’objet lui-même, ou par l’intermédiaire d’une démonstration. Ainsi :

Tout effet a une cause (certitude immédiate)

Un triangle dont les côtés sont 3, 4 et 5 est un triangle rectangle. (certitude médiate)

- Intrinsèque ou extrinsèque selon qu’elle est fondée la vue de l’objet lui-même ou sur l’autorité de celui qui a vu l’objet. Par exemple :

La somme des angles d’un triangle est égale à 180 degrés (certitude scientifique ou intrinsèque)

Napoléon est mort à sainte Hélène (certitude extrinsèque, ou historique).

Cette distinction est très importante, car la plupart de nos certitudes sont d’ordre extrinsèque. C’est le cas de toutes les affirmations d’ordre historique, mais aussi d’un certain nombre d’affirmations scientifiques : la plupart des gens croient que la terre tourne autour du soleil, non parce qu’ils ont refait l’expérience du pendule de Foucault et tous les calculs nécessaires, mais parce qu’ils font confiance à leurs professeurs et à la communauté scientifique. De même, si nous croyons que le nazisme et le communisme ont fait des millions de victimes, c’est parce que nous faisons confiance aux historiens et aux témoins de ces tragiques événements. Nier la réalité des camps de concentration ou du goulag implique, en effet, nier cette loi morale qui veut que la plupart des témoins disent la vérité et que les historiens sont, pour la plupart, des gens soucieux d’une certaine objectivité. Pourtant dans ce cas, la certitude que nous avons ne « porte pas sur le fait, mais sur son attestation (evidentia attestationis) ; elle ne nous montre pas le fait lui-même, mais la connaissance qu’en a eue le témoin (evidentia in attestante). Dès lors, l’assentiment devra être déterminé par la volonté, car l’intelligence n’est mue que par l’évidence de l’objet ou par la volonté, et ici l’évidence de l’objet est absente »[5]

Article2 - Les systèmes niant la certitude

Il nous faut examiner ici ce que l’on peut appeler le rationalisme ou naturalisme et ses diverses formes qui pose comme principe fondamental l’autonomie absolue de la raison humaine. Un discours de Jean Jaurès définit assez bien ce tour d’esprit «  Ce qu’il faut sauvegarder avant tout ; ce qui est le bien inestimable conquis à l’homme à travers tous les préjugés, toutes les souffrances, tous les combats, c’est cette idée qu’il n’y a pas de vérité sacrée, c’est-à-dire interdite à la pleine investigation de l’homme, c’est ce qu’il y a de plus grand dans le monde, c’est la liberté souveraine de l’esprit, c’est que toute vérité qui ne vient pas de nous est un mensonge, c’est que si l’idéal même de Dieu se faisait visible, si Dieu lui-même se dressait devant les multitudes sous une forme palpable, le premier devoir de l’homme serait de refuser l’obéissance et de le considérer comme l’égal avec qui l’on discute, non comme le maître à qui l’on obéit »[6]

Trois systèmes retiendront notre attention : le scepticisme, l’empirisme et l’idéalisme.

A)Le scepticisme

Le scepticisme est la forme primitive du rationalisme. On le rencontre dans l’antiquité sous une forme achevée chez le philosophe Phyrron et il traversera les siècles[7] en reprenant grosso modo les mêmes arguments. L’affirmation fondamentale du scepticisme est que l’homme est incapable de discerner le vrai et le faux, et qu’il doit, par conséquent, suspendre son jugement et se garder de rien n’affirmer. Selon le scepticisme, il n’y a pas de vérité, ou du moins, s’il en existe une, elle reste inconnaissable à l’homme qui doit se contenter de douter de tout. C’est l’éternelle tentative de l’homme de dissoudre l’attitude dogmatique de l’esprit humain.

Les principaux arguments des sceptiques sont les suivants :

- Les contradictions des philosophes : sur aucun sujet, les hommes ne sont d’accord ; il y a une multitude d’opinions contradictoires : la vérité change suivant les pays « Plaisante justice, qu’une montagne ou une rivière bornent. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà »(Pascal), suivant les époques : la peine de mort acceptée unanimement autrefois, est aujourd’hui contestée, suivant les individus : tel savant croit à l’existence de Dieu (Einstein, Pasteur), tel autre n’y croit pas (Hubert Reeves). Qui a raison ? Impossible de la savoir, doutons de tout, nous serons assurés de ne pas nous tromper.

- Les erreurs : les erreurs des sens (un bâton plongé dans l’eau apparaît brisé), les rêves, les hallucinations, la folie. Pourquoi ne pas imaginer que la représentation du monde que l’on a n’est en fait qu’un rêve cohérent ?

- La relativité : toute connaissance dépend d’un sujet. Or le sujet varie : il a tel âge, tel préjugé, telle formation, il est inséré dans tel contexte historique. Par conséquent, il est impossible de savoir ce qu’est la chose en elle-même, indépendamment de sa relation à nous.

- Le diallèle : pour démontrer la valeur une proposition, il faut se servir d’une autre proposition. Si cette dernière n’est pas démontrée, il n’y a aucune raison de l’admettre. Donc celle-ci se doit aussi d’être démontrée. Mais elle ne pourra, sous peine de cercle vicieux, démontrée par elle-même. Il faudra donc une autre proposition et ainsi de suite à l’infini. Plus brièvement, pour démontrer la valeur de la raison, il faut se servir de la raison. Or c’est là un cercle vicieux, une pétition de principe. Le doute est donc le seul état légitime de l’esprit.

B)L’empirisme

La thèse fondamentale de l’empirisme consiste à affirmer que nos idées n’expriment en aucune manière l’universel. L’intelligence est ramenée à une forme supérieure de la sensibilité : il n’y a pas dans l’esprit des concepts abstraits et universels représentants des essences ou des natures, mais seulement des noms ou des termes qui servent à désigner des individus donnés par l’expérience sensible. L’empirisme, ou le nominalisme, réduit donc l’intelligence à un pouvoir de classification et au langage ; le rôle ne l’intelligence n’est pas de saisir l’universel dans le singulier, mais de mettre des étiquettes, des noms sur les images qu’elle a saisies. Nos idées n’ont donc qu’une valeur phénoménale. Par exemple, sous le nom « homme » l’intelligence ne saisit pas une nature universelle, mais une image commune formée à partir des traits communs, des ressemblances des différents hommes que l’on a aperçus durant sa vie : à savoir un être avec deux jambes, deux bras et une tête. Ce sont les traits communs, formés à partir des images que j’ai vues, qui me permettent de classer tel individu sous l’étiquette « homme ». De même, le mot « cause », n’exprime pas une relation fondamentale et transcendantale entre deux phénomènes, une connexion nécessaire, qui veut le premier phénomène soit sous la dépendance essentielle de l’autre, de sorte que, si le premier n’existait pas, le second n’aurait aucune raison d’exister. En fait, selon l’empirisme, le mot « cause » n’exprime qu’une succession temporelle entre deux phénomènes dont l’intelligence est incapable de saisir la connexion essentielle. Hume ainsi remarque que les sens externes nous montrent seulement des phénomènes suivis d’autres phénomènes et non causes d’autres phénomènes : « Une bille en frappe une autre, celle-ci se meut ; les sens ne nous apprennent rien de plus. ». Par conséquent, si je parle de cause, c’est parce que j’ai pris l’habitude de voir tel phénomène suivi d’un autre et que j’ai associé ces deux phénomènes au point de voir une connexion nécessaire entre l’un et l’autre. Mais rien ni personne ne peut me garantir l’objectivité de cette association et sa validité en dehors des phénomènes et de notre expérience. Le principe de causalité, comme les autres principes de notre raison, n’ont donc pas de valeur transcendante. Toute métaphysique est donc impossible et Dieu, s’il existe, demeure opaque, car situé dans un en dehors inaccessible. De même, tout ordre surnaturel est inconnaissable car nous sommes incapables de nous élever au-delà des phénomènes.

Cette philosophie s’appuie sur trois preuves, ou mieux sur trois faits assez indiscutables, mais, nous le verrons, en tire des conséquences inacceptables.

- Il n’y a pas d’idée innée ; à l’origine notre intelligence est une table rase, sans aucune connaissance intellectuelle.

- Toute notre connaissance nous vient donc de l’expérience sensible ; toutes nos idées ne valent que si elles se réfèrent à l’expérience, au point que nous pouvons pas avoir d’idée d’un objet sans l’expérience de celui-ci : l’aveugle de naissance n’a aucune idée de la couleur.

- L’expérience sensible ne nous offre que des êtres singuliers, concrets et individuels. L’homme en soi n’existe pas ; ce qui existe c’est Socrate ou Platon.

De ces trois faits, il n’y a donc qu’un pas pour conclure que les idées n’ont aucune réalité mentale et se ramènent à des images.

C)L’idéalisme

L’idéalisme est la forme moderne du rationalisme, et à notre sens, sa forme la plus aboutie et la plus séduisante. Il naît avec Descartes, qui, par son doute méthodique, va enfermer l’homme dans sa propre subjectivité. Cependant, ce serait une grossière erreur que d’imaginer que Descartes est idéaliste, car, passé le doute initial, qui contient les germes de l’idéalisme, son système et ses conclusions sont réalistes. En fait, c’est Kant qui a formalisé l’idéalisme. Le principe fondamental de l’idéalisme est le suivant : l’espace et le temps sont des formes a priori de notre sensibilité. Cela veut dire que l’espace et le temps ne sont pas des propriétés réelles des choses, mais seulement des lois de notre esprit. De là, tout s’enchaîne : nous ne connaissons pas les choses telles qu’elles sont, mais telles qu’elles apparaissent en vertu des lois de notre subjectivité. Notre connaissance, nos idées sont donc quelque chose de fabriqué : nous avons organisé les phénomènes suivant les lois de notre esprit et leur imposant les formes a priori de l’entendement. Il ne faut pas se méprendre pourtant :Kant ne met pas à un seul moment en doute l’existence du monde extérieur :« par le nom d’idéaliste, il ne faut pas entendre celui qui nie l’existence des objets extérieurs des sens, mais seulement celui qui n’admet pas qu’elle puisse être connue par une perception immédiate et qui en conclut qu’aucune expérience ne peut jamais nous rendre entièrement de la réalité de ces objets » (Critique du quatrième paralogisme). Ainsi, cette réalité (mettons cette table sur laquelle j’écris), ne nous est donnée que sous la forme de notre intuition sensible. Il y a bien une table qui nous est donnée à connaître, mais ce n’est pas cette table que nous connaissons. De cette table en soi, on ne peut connaître que la manière dont elle apparaît, et cette manière est propre à l’organisation des facultés sensorielles. Ainsi il y a bien des « choses en soi », parce qu’elles sont causes de nos impressions sensibles, mais ces « choses en soi », nous demeurent inconnaissables. Plus brièvement, nous ne connaissons que nos idées et ces idées sont le produit d’une organisation des données sensibles (phénomènes) imposée par le filtre de nos catégories subjectives. Le sujet pensant est alors enfermé à l’intérieur de sa propre pensée et finalement, la seule réalité qui existe vraiment ce sont nos idées.

Les arguments de l’idéalisme sont au fond les mêmes que celui du scepticisme et on voit par-là la parenté qui unit les deux doctrines. Le seul argument vraiment original est celui du principe d’immanence. Une formule d’un idéaliste français, Edouard Le Roy, le résume très bien : « un au-delà de la pensée est impensable ». Qu’est-ce à dire ? L’idéalisme part de cette intuition vraie que nous ne connaissons pas l’être mais uniquement la représentation de l’être. Comment, du coup, être certains de la valeur de cette représentation, puisqu’il nous est impossible de la comparer avec une chose extra-mentale ? Pour prendre une image, supposons que quelqu’un soit enfermé dans une pièce avec des portraits et qu’il lui soit impossible de sortir de la pièce. Jamais cette personne ne pourra savoir si les tableaux sont fidèles aux modèles situés au-delà de la pièce. Eh bien, il en est de même avec nos idées : nous ne connaissons que celles-ci et nous ne pouvons aller au-delà et savoir ce que sont les « choses en soi ».

Article 3 - La fausseté de ces systèmes et la légitimité de la certitude

Même si nous sommes allés assez vite, nous pensons avoir résumé honnêtement ces différents systèmes. Nous n’avons pas la prétention de rédiger un traité de philosophie, mais, s’il nous a paru important et fondamental de présenter avec toute la force possible les objections de ces systèmes, c’est parce que le monde dans lequel nous vivons en est fortement imprégné. Notre époque est en effet très fortement marquée par le relativisme et il est fréquent d’entendre des réflexions comme : « à chacun sa vérité » ou « toutes les opinions se valent ».

Avant d’entamer la réfutation dans le détail de ces opinions, notons tout d’abord qu’elles choquent le bon sens. Tout homme en effet vit de certitudes. A chaque instant, nous affirmons. « Nous ne pourrions faire aucun compte, s’il n’était vrai que 2+2 = 4. Nous ne pourrions pas user d’un thermomètre s’il n’était pas vrai que la chaleur dilate une colonne de mercure. Tous nos tuyaux craqueraient s’il n’était pas vrai que le gel dilate l’eau. Nous ne pourrions garder aucun objet en verre ou en porcelaine se ne savions pas qu’il est vrai qu’il se casse en tombant par terre. Et comment vivrions-nous si quand le jour tombe nous ne savions pas qu’il est vrai que le jour reviendra le lendemain[8]. »

De la même façon, l’homme base sa vie entière la vérité. Enfant, il passe son temps à fatiguer ses parents en posant des questions comme : « pourquoi ? » , « qu’est-ce que c’est ? » ; adolescent, il passe des heures assis devant son bureau, pour apprendre des connaissances. Et pourquoi se donne-t-il tant d’efforts ?Pour apprendre des connaissances vraies. Adulte, s’il se marie, que demande-t-il à son épouse, si ce n’est la certitude ou du moins la vérité de l’amour ? Quand il est malade, pourquoi s’adresse-t-il à un médecin et non à un charlatan ? Nous pourrions multiplier les exemples, mais c’est inutile. Nous voyons bien que, même si nous nions théoriquement la capacité de notre intelligence à atteindre le vrai, pratiquement nous agissons toujours en fonction d’un certain nombre de certitudes. Nous pourrions nous arrêter là, mais nous allons entreprendre la réfutation détaillée des systèmes que nous avons exposés.

A)Examen du scepticisme[9]

Les arguments des sceptiques sont impressionnants, mais si l’on les examine de plus près, on s’aperçoit qu’il n’ont aucune portée décisive

- Les contradictions entre les hommes ne prouvent pas qu’il n’y a pas de vérité. Ils prouvent juste que la vérité est difficile à atteindre ; qu’elle exige un labeur important et que l’erreur est possible. On ne peut pas lui donner plus de poids que cela. De plus, les contradictions entre les opinions peuvent venir du fait que la réalité est complexe ; dès lors chacune des deux parties peut avoir partiellement raison. Par ailleurs, s’il existe des divergences d’opinions, il est tout aussi incontestable qu’un certain nombre de points est hors de discussion : les hommes sont en général d’accord sur les principes ; ils divergent quant à leur application seulement. Enfin dire qu’il n’y a pas de vérité est poser une contradiction, car il y a au moins une vérité : c’est qu’il n’y en a pas. Cela suffit pour que tout l’argument perde toute sa force.

- L’argument de l’erreur se retourne contre le sceptique : «  d’une façon générale, d’abord, pour que l’argument soit valable, il faut que l’erreur soit un fait, c’est-à-dire qu’elle soit réelle et aperçue. Mais dire qu’elle est réelle, c’est dire qu’il est vrai qu’on se trompe Par conséquent, s’il est vrai que l’on se trompe souvent, il n’est pas possible qu’on l’on se trompe toujours. D’autre part, l’erreur ne peut être connue que par rapport à la vérité, elle n’apparaît que sur un fond vérité (….) si nous étions constamment dans l’erreur, nous n’aurions pas la notion d’erreur[10] ». Ce qui vient d’être dit est particulièrement vrai pour l’hypothèse du rêve cohérent : le rêve ne peut se comprendre que par rapport à l’état de veille, par conséquent si nous rêvions toujours, nous ne saurions pas que nous rêvons et nous n’aurions pas même l’idée de rêve : dans le rêve, la conscience est captive du jeu des images et incapable d’une activité réflexe. L’erreur des sens n’ont guère plus de poids : nos sens ne nous trompent pas ; c’est le jugement qui se trompe en interprétant mal les données sensorielles.

- L’argument de la relativité de notre connaissance ne vaut pas car, avant d’être relative au sujet, la connaissance est relative à l’objet. C’est la chose qui mesure notre connaissance, c’est elle qui en définitive mesure notre connaissance. On le voit très bien dans l’expérimentation scientifique qui est ce va-et-vient entre la théorie et l’objet qui mesure la validité de cette théorie.

- L’argument du diallèle est spécieux : il n’a que les apparences de la rigueur. Le critère ultime de la vérité en effet n’est pas la démonstration, mais l’évidence. C’est elle qui en définitive vaut par elle-même. Toute démonstration s’appuie sur des principes, mais parmi ceux-ci un certain nombre sont indémontrables et n’ont pas besoin d’être démontrés : ils sont par eux-mêmes évidents. Tel est le cas des principes premiers (par exemple : ce qui est, est) qui sont donnés à l’esprit dans une intuition qui ne laisse place ni au doute, ni à l’hésitation.

Il faut aller encore plus loin et dire que le scepticisme est une attitude impossible à tenir. Pascal écrit ainsi « Je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait ». En effet, il est impossible de douter de tout. Celui qui doute de tout, tient au moins pour certaine la thèse suivante : il faut douter de tout. Mais alors il n’est plus sceptique ! Veut-il échapper à la contradiction ? Il devra prétendre : il est probable qu’il faille douter de tout ! Mais alors, pour affirmer cela, il faudra qu’il tienne au moins comme certain un critère de probabilité, qu’il distingue la probabilité de la non probabilité et le voilà de nouveau pris à son propre piège. Dirait-il simplement « je ne sais rien », il a cessé d’être sceptique, car il sait déjà quelque chose (qu’il ne sait rien) ; bien plus, en disant simplement « Que sais-je ? », il emploie une expression qui a un sens défini et il sait bien qu’en disant cela, il se distingue du « je ne sais rien ».De fait, Aristote disait déjà « pourquoi notre philosophe se met-il en route vers Mégare, au lieu de rester chez lui et de penser seulement qu’il y va ? Pourquoi, s’il rencontre un puits ou un précipice, ne s’y dirige-t-il pas, mais pourquoi le voyons-nous au contraire l’éviter comme s’il pensait qu’il n’est pas bon et mauvais d’y tomber ? Il est clair qu’il estime que telle chose est meilleure et telle autre est pire » (Meta. IV, 4, 1008b 10-30).

Que faut-il penser du doute méthodique de Descartes[11] ? Échappe-t-il aux contradictions des sceptiques ?

Notons tout d’abord qu’une telle attitude n’est pas intellectuellement honnête : c’est une position simulée, une feinte et masque dont l’esprit s’affuble pour se jouer à soi-même une terrible comédie : « Un homme qui, à vingt ou quarante ans, s’avise tout à coup de se comporter comme l’enfant qui vient de naître, qui ne connaît rien, qui ouvre pour la première fois les yeux sur la réalité, prétendant qu’il ne sait pas même s’il est capable de l’atteindre : cet homme-là se joue lui-même une comédie. Il n’est pas vraiment dans cet état ; personne ne saurait s’y mettre. S’arrêter au milieu du chemin de la vie pour annuler arbitrairement tout son avoir intellectuel, pour frapper d’interdit toutes ses connaissances, jusqu’à ce que chacune soit contrôlée et vérifiée, c’est, on l’a dit spirituellement, comme si l’on ‘fermait les yeux pour les rouvrir ensuite, afin de s’assurer qu’ils sont aptes aux couleurs[12] »

Par ailleurs, une telle position n’échappe pas au dilemme suivant : ou le doute le doute est universel et dans ce cas, il ne peut pas être réel, ou bien il doit être réel, mais ne peut être universel. Si l’on choisit le doute réel, on excepte les évidences immédiates et donc le doute n’est pas universel. Aucun effort, aucun artifice ne peut mettre réellement en question les évidences immédiates. Si on le faisait, on se condamnerait à échouer dans la tentative, car il serait impossible de fonder quelque certitude que se soit, puisque qu’on ruine dans son fondement le critère qui doit servir à établir indubitablement la vérité. En choisissant le doute universel, on prononce par avance la solution problème ou plutôt on se condamne à n’en trouver aucune. Car quoi, avant comme après le doute, c’est toujours la même faculté qui connaît. Si avant le doute cette faculté peut errer gravement, qu’est-ce qui nous garantit qu’elle ne peut pas se tromper après ? Et si l’évidence ne vaut rien avant le doute, par quel miracle, par quel tour de passe-passe vaudrait-elle après le doute et même pendant le doute ? De fait, nous voyons là qu’il s’agit d’un mauvais départ. Il peut être légitime de vérifier chacune de nos affirmations, sans pour autant les rejeter toutes d’emblée. Ce sont deux démarches différentes : la critique peut être universelle sans pour autant que le doute le soit. Que l’on essaye de douter de tout, on verra bien qu’il y a un certain nombre d’évidences immédiates, réfléchies ou spontanées qui ne peuvent pas être mises en doute. De même, « on ne peut mettre en doute, de façon réfléchie, la valeur de toute certitude, sans se référer, de façon expresse, à un idéal absolu et incontestable de certitude, à une notion, déjà acquise et tenue pour assurée, de la certitude, à un principe rigoureux qui commandera toute discussion subséquente : savoir, que la certitude valable, scientifique –celle qui a pour corrélatif la vérité objective- porte tels caractères, requiert telles conditions. (…) Voilà une certitude réfléchie et même philosophique, bien reconnaissable, que l’on est obligé de soustraire au doute universel. Or elle implique tous les éléments de la philosophie critique : notions de la vérité, de la réalité, de l’objectivité etc. ; la philosophie critique a déjà commencé avant le commencement qu’on lui assigne »[13].

Par conséquent, la méthode cartésienne n’est pas la bonne. Si les conclusions de Descartes sont réalistes[14], sa méthode ne l’est pas : elle aboutit droit à l’idéalisme, comme l’histoire de la philosophie le montre. D’un sujet purement pensant, on n’arrivera jamais à tirer un au-delà de la pensée ou des choses existantes, on ne tirera, en bonne logique que des objets pensés. C’est le fameux problème du pont : comment passer du sujet pensant au réel extra-mental ? Ce n’est certainement pas on l’a vu, par le doute méthodique. En effet, pour prendre une métaphore classique, à un crochet peint sur un mur, on ne peut peindre qu’une chaîne peinte sur un mur[15] : on ne peut pas passer des idées au réel extra-mental. Rien ne nous oblige à embrasser cette méthode qui est absurde dans ses fondements et, s’il faut donner un point de départ à la philosophie de la connaissance, ce serait plutôt le suivant : ce n’est pas parce que je pense que je suis, mais parce ce que je suis que je pense. A partir du moment où je pense, j’atteins le réel : je connais quelque chose, c’est-à-dire un être qui se révèle.

B)Examen de l’empirisme[16]

Pour répondre aux difficultés de l’empirisme, il convient d’opérer une distinction entre l’objet matériel et l’objet formel. L’objet matériel d’une faculté est ce qui est connu par une faculté indépendamment d’un point de vue déterminé. L’objet formel d’une faculté est l’aspect sous lequel cette faculté connaît cet objet, non plus ce qui est connu, mais ce qui en est connu, ce en quoi cette faculté connaît. Ainsi pour la connaissance sensible, l’objet matériel est tout être individuel ou particulier qui présente des qualités sensibles : Pierre qui est blond, mesure 1m80 et pèse 70kg. L’objet formel de la connaissance sensible, c’est donc ce que connaissent les sens de Pierre, ce en quoi Pierre est connu par les sens. Si Pierre ne fait aucun bruit, l’ouïe ne connaîtra rien de Pierre, car l’ouïe ne connaît les choses que parce qu’elles émettent un son. Par conséquent, l’objet formel de la connaissance sensible, l’aspect sous lequel l’objet matériel apparaît à nos sens, est le phénomène physique qui agit sur notre organe sensoriel. Pour la vue, ce sera la lumière, pour l’ouïe, le son, etc.

Ces distinctions posées, nous pouvons définir de manière exacte le problème posé par l’empirisme. Celui-ci est le suivant : y a-t-il une différence de degré ou de nature entre la connaissance sensible et la connaissance intellectuelle ? Autrement dit, l’intelligence humaine n’est-elle qu’une forme supérieure de sensibilité (c’est la thèse empiriste ou nominaliste) ou perçoit-elle quelque chose de radicalement différent ? Or, nous allons le montrer, l’objet formel de la connaissance intellectuelle, est un objet radicalement et essentiellement de la connaissance sensible, puisqu’elle l’intelligence perçoit la quiddité[17] des choses matérielles représentées par l’imagination en tant qu’abstraite et universelle. Cela veut dire que « 1° l’intelligence humaine connaît directement les choses matérielles 2 ° elle ne connaît qu’elles directement, et encore celles qui ont été auparavant connues par les sens et qui sont actuellement représentées par l’imagination ; 3 ° dans ces choses, l’intelligence saisit au moins confusément leur essence ; 4 ° à la différence des sens dont l’objet est la chose matérielle dans son individualité concrète l’intelligence connaît son objet sous une forme abstraite, c’est à dire sans caractère individuels, et donc comme universel.[18] ». Qu’on nous pardonne cette citation un peu complexe, mais elle permet de voir en quoi l’empirisme a eu raison, et en quoi il ne va pas assez loin. En effet, l’empirisme a raison de dire que

- tout concept est formé à partir d’images sensibles : « chacun peut l’observer en soi-même, lorsque l’on cherche à connaître intellectuellement quelque chose, on se forme par manière d’exemples des images dans lesquelles on regarde, pour ainsi dire ce que l’on veut connaître » (I, q. 84, a. 7)

- s’il n’y a pas d’images, on ne peut pas avoir de concept : un aveugle n’a pas l’idée de ce qu’est une couleur.

Pour autant,

- le concept représente l’objet abstrait c’est-à-dire privé de privé de ces notes individuelles ; l’idée est donc essentiellement différente de l’image parce qu’elle contient une intelligibilité que ne contient pas une image accompagnée d’un nom commun

- pour cette raison, le concept est applicable à un nombre indéfini d’individu : «  le sens n’est capable que des singuliers, or l’intellect est capable de connaître les universaux, comme on le voit par expérience. » (SG, II, 66)

- enfin, certains concepts comme le vrai, le bien, l’existence ou la finalité sont absolument irréductibles à une image ; ils n’expriment pas des phénomènes sensibles mais quelque chose de plus profond et de soi intelligible ; ils ont une valeur ontologique qui permet de faire connaître l’être bien au-delà des qualités sensibles ou phénoménales.

GARRIGOU LAGRANGE cite souvent cet exemple de M. VACANT pour faire saisir cette différence de nature et non de degré entre la connaissance sensible et intellectuelle : « Mettez un sauvage en présence d'une locomotive, faites-la marcher devant lui, laissez-lui le loisir de l'examiner et d'examiner d'autres machines semblables. Tant qu'il ne fera que les voir courir, tant qu'il se contentera d'en considérer les pièces diverses, il n'en aura qu'une connaissance sensible et particulière (ou, si vous voulez, une image commune, accompagnée d'un nom, comme celle que pourrait avoir un perroquet). Mais s'il est intelligent, un jour il comprendra qu'il faut qu'il y ait là une force motrice, que la locomotive produit ou qu'elle applique... s'il parvient à comprendre que c'est par la dilatation de la vapeur emprisonnée que cette force motrice est obtenue, il entendra ce que c'est qu'une locomotive (quod quid est), et il s'en formera un concept spécifique... Les sens ne voyaient que des éléments matériels, une masse de fer noire, disposée de façon singulière. L'idée montre quelque chose d'immatériel : la raison d'être de cette disposition et de l'agencement de ces pièces variées. L'idée revêt (par suite) un caractère de nécessité, par elle on voit qu'il faut que toute locomotive marche, étant données les conditions dont précédemment on ne voyait pas la raison. L'idée enfin est universelle, par elle on comprend que toutes les machines ainsi fabriquées auront la même puissance et arriveront au même résultat.[19] »

On trouve enfin une confirmation de ce qui vient d’être dit, quand on examine les trois opérations de l’esprit humain. On voit bien que ce n’est plus la qualité sensible mais l’être en tant qu’être qui est l’objet adéquat de la connaissance intellectuelle. La simple appréhension nous fait saisir ce qu’est l’objet (sa quiddité) ; le jugement que cet objet est ou n’est pas, le raisonnement pourquoi il est ce qu’il est.

C)Examen de l’idéalisme

Nous avons déjà eu l’occasion de toucher un mot de l’idéalisme en parlant du doute méthodique. Nous avons vu en effet que celui-ci est une entreprise contradictoire et qu’il conduit à l’idéalisme. Ceci est très important, car nous avons déjà réfuté un des fondements de l’idéalisme. Pour prendre une comparaison, l’idéalisme est comme une chaîne dont tous les maillons sont indissociables. Mais cette chaîne n’est pas invulnérable, car elle est suspendue à un crochet très fragile et ce crochet est précisément le problème du pont. Or nous l’avons vu, c’est un faux problème.

Pourtant, ce n’est pas la seule contradiction de l’idéalisme.

1° L’idéalisme prétend que nous ne pouvons pas connaître les essences et les « choses en soi » (les noumènes). Or il y a au moins une chose en soi que l’idéalisme prétend connaître très bien : c’est l’essence de l’intellect humain. « Toute épistémologie idéaliste, écrit Jacques Maritain, est une doctrine se réfutant soi-même, un héautontimorousmênos parmi les monstres philosophiques. Toute doctrine de la connaissance doit en effet pouvoir se retourner soi-même, je veux dire se vérifier de la connaissance comme de la connaissance des choses. Or toute l’épistémologie idéaliste enseigne, en tant qu’idéaliste, que la connaissance ne nous livre pas les choses comme elles sont, et en tant qu’épistémologie elle se donne nécessairement pour une connaissance qui nous livre la connaissance comme elle est. On aura beau raffiner, on ne sortira pas de cette aporie[20] ».

2° Kant affirme l’existence du monde extérieur (celui des « choses en soi ») contre l’idéalisme matériel grâce au principe de causalité. Or selon Kant ce même principe de causalité est une catégorie de notre entendement. On voit mal comment un même principe peut être à la fois subjectif et transcendantal.

3° L’idéalisme refuse la définition de la vérité classique (adéquation de l’intellect à la chose). Selon lui la vérité ne consiste pas à connaître les choses telles qu’elles sont, mais à mettre la pensée en accord avec elle-même. Or ses thèses sur l’être, la connaissance, l’esprit et la vérité prétendent être conformes à la réalité ; quand l’idéalisme s’affirme, il se règle bien sur qu’il croit être. Refusant en théorie d’être réaliste, il restitue le réalisme en fait.

Examinons enfin la preuve de l’idéalisme. Celle-ci consiste à dire que, parce que nous ne connaissons que nos idées, il suit de là que nous ne pouvons pas connaître les choses en soi. Mais c’est là un paralogisme que l’on peut exprimer de la manière suivante :

- L’objet connu, qui est le terme de la connaissance, est dans le sujet connaissant ; s’il n’y est pas, il n’est pas connu. En effet, le terme d’une opération immanente (et la connaissance est bien une opération immanente) reste par définition dans l’agent.

- Or, ce qui reste dans le sujet connaissant n’est pas transubjectif.

- Donc, l’objet connu n’est pas transubjectif : un au-delà de la pensée est impensable.

La majeure du syllogisme énonce une vérité incontestable : la connaissance est un acte immanent. C’est donc sur la mineure que se concentre la difficulté. Saint Thomas d’Aquin, cet esprit génial, s’était déjà posé cette objection qui essaye de prouver la mineure sous la forme suivante : « Rien n’est connu que s’il est dans le sujet connaissant. Or, les réalités extra-mentales ne peuvent être dans le sujet connaissant. Donc elles ne peuvent être connues ; nous ne connaissons que nos propres idées » (I, q. 85, a. 2).

C’est là qu’il faut opérer une distinction fondamentale entre l’ordre physique et l’ordre intentionnel. Il est évident en effet que l’objet transubjectif ne peut pas être physiquement présent dans le connaissant ; pour autant, il ne suit pas de là qu’il ne peut pas être présent selon un autre ordre que l’on peut appeler intentionnel. L’idéalisme commet une erreur grossière, parce qu’il « considère l’idée comme un objet fermé, et non comme une relation ouverte »[21].Ce qui nous intéresse ce n’est pas la pensée nue, vidée de tout contenu, mais la connaissance. Or, il est évident que la connaissance est saisie d’un objet ; elle atteint d’emblée autre chose qu’elle-même. L’idée n’est pas ce qui est connu premièrement et directement, mais ce par quoi un objet est connu ; elle est moyen de connaissance et non objet de connaissance. Par conséquent, bien que le terme de la connaissance reste dans le sujet connaissant, celui-là est transubjectif. Et, s’il fallait employer une image pour désigner le concept, ce ne serait pas un portrait représentant une similitude de l’objet, mais une fenêtre ouverte sur le monde. Par l’idée et dans l’idée nous atteignons immédiatement un autre- chose, un au-delà  : elle est ce qui permet, selon une belle formule de Père GARDEIL, à l’au-delà d’avoir « son chez soi chez nous ».

Il est donc possible de réfuter par l’absurde l’idéalisme en montrant les conséquences qu’implique l’identification de l’idée à ce qui est premièrement connu. En effet dans un premier temps par l’idée nous saisissons un objet (un «quelque chose » ; la conscience est «extatique »)et ce n’est que dans un second temps par la flexion (par un retour sur soi-même) que nous prenons conscience de ce que nous pensons :  l’intelligence ne peut réfléchir sur elle-même lorsqu’elle n’est encore l’intelligence de rien. Avant de se connaître elle et ses idées, il lui faut penser à quelque chose. Or si nous saisissions d’abord l’idée, ce mouvement réflexif serait impossible. C’est ce que montre très bien le père GARRIGOU LAGRANGE : « Si l’idée est ce qui est connu et non pas ce par quoi on connaît, alors l’idée ou représentation n’est pas essentiellement relative à un représenté. Mais alors elle n’est l’idée de rien. Ce qui revient à dire qu’elle est en même temps et sous le même rapport idée et non idée[22] ». De même, comme l’écrit Maritain, « il s’ensuivrait que ‘tout ce qui apparaît à l’esprit serait vrai, et qu’ainsi toutes les contradictoires seraient vraies ensemble’ (Saint Thomas I, q. 85, a 2 ). Car si la faculté de connaître ne connaît que ses propres modifications c’est d’elles seules qu’elle juge ; or ces représentations sont toujours comme elles lui apparaissent, c’est toujours selon qu’elle est modifiée ou affectée, que les choses lui apparaissent. Elle jugera toujours de l’objet dont elle juge, - c’est-à-dire de ses modifications propres ou représentations, - selon ce qu’est cet objet : et ainsi tous ses jugements seront vrais. Si je juge que Rousseau est un fou (ce qui veut dire : il y a en moi telle modification mentale exprimée par ces mots), ce jugement sera vrai. Et si vous jugez que Rousseau est un saint (ce qui veut dire il y a en vous telle modification mentale exprimée par ces mots), ce jugement sera vrai. Ainsi toute opinion sera également vraie, et toute assertion quelle qu’elle soit, ce qui est absurde. Si l’intelligence n’atteint qu’elle-même et ses représentations, il faut rejeter le principe d’identité.[23] ».

Conclusion :

Ce parcours nous aura montré trois vérités.

1° Contre le scepticisme, nous avons établi que l’esprit humain est capable d’arriver à un certain nombre de certitudes et qu’il est absurde de douter de tout.

2° Contre l’empirisme,que l’on ne peut pas s’en sentir à une vision purement phénoméniste de l’intelligence humaine, et que nos certitudes portent bien sur des concepts intelligibles et se reportant à l’être

3° Contre l’idéalisme enfin, que ces concepts ont une réalité objective et nous livrent bien l’être tel qu’il est réellement et non tel qu’il apparaît.

Notre connaissance est donc bien objective et il est légitime d’affirmer que nous pouvons parvenir à une connaissance certaine. La vérité se définira donc par la conformité de notre jugement avec les choses telles qu’elles existent indépendamment de notre esprit. Elle pourra être acquise de deux façons :

- soit par l’évidence qui est le motif suprême de la certitude : tout ce qui est évident sera vrai.

- soit par le raisonnement et la démonstration qui nous fera passer de principes certains à une conclusion certaine.

Cela ne veut évidemment pas dire que l’erreur soit impossible, car nous pouvons toujours nous tromper en adoptant des principes faux ou en raisonnant de manière erronée. Mais nous avons désormais la certitude que nous pouvons porter des jugements vrais et cela nous suffit pour poursuivre notre entreprise.



Notes et références

  1. Régis Jolivet, Traité de philosophie, tome 1 : Logique, cosmologie, Paris-Lyon, 1939, p. 136.
  2. Telle est bien l’étymologie qui indique la clarté de la vérité présente devant nos yeux.
  3. Nous le verrons dans l’étude du miracle.
  4. Il y a toujours eu des Médées qui assassinent leurs enfants, ou des Tartufes qui vivent dans l’hypocrisie. Cependant, de tels êtres nous choquent ;c’est bien la preuve que ce sont des « monstres » au sens étymologique, c’est-à-dire des êtres qui agissent en dehors des normes et que l’on désigne, pour cette raison, du doigt.
  5. Joseph FALCON, La crédibilité du dogme catholique, apologétique scientifique, Lyon, 1963, p72.
  6. JAURES, Discours à la chambre des députés, 11 février 1895.
  7. On le retrouve à la renaissance via Michel de Montaigne et son Apologie de Raimond Sebond.
  8. Jean DAUJAT, Y a-t-il une vérité ? , Paris, 1971, p. 7-8.
  9. R VERNEAUX, Epistémologie générale, Paris, 1959, p.24-29
  10. R VERNEAUX, Epistémologie générale, Paris, 1959, p. 24.
  11. J. de TONQUEDEC, La critique de la connaissance, Paris, 1929, pp. 441-449.
  12. J. de TONQUEDEC, La critique de la connaissance, Paris, 1929, pp. 441-442.
  13. J. de TONQUEDEC, La critique de la connaissance, Paris, 1929, pp. 446-447
  14. Les conclusions de Descartes sont réalistes, parce qu’après avoir prouvé l’existence de Dieu (par un mauvais argument d’ailleurs), Descartes rejette l’hypothèse d’un malin génie qui impliquerait l’idée contradictoire d’un Dieu trompeur.
  15. R VERNEAUX, Epistémologie générale, Paris, 1959, p. 65.
  16. Voir Saint Thomas, Somme contre les gentils, II, chap. 66 « Contre ceux qui soutiennent que l’intellect et le sens sont la même chose. »
  17. C’est-à-dire ce par quoi une chose est ce qu’elle est, non pas l’essence de la chose, mais un aspect de sa nature.
  18. R VERNEAUX, Philosophie de l’homme, Paris, 1956, p. 79.
  19. GARRIGOU LAGRANGE, Dieu, son existence et sa nature, Paris, 1950, tome 1, p. 128 ; voir aussi Le sens commun, Paris, 1922, p. 46.
  20. J. MARITAIN, Réflexions sur l’intelligence, Paris, 1924, p. 39.
  21. GARRIGOU LAGRANGE, Dieu, son existence et sa nature, Paris, 1950, tome 1, p.134.
  22. GARRIGOU LAGRANGE, De revelatione, Rome, 1921, tome 1, p. 299.
  23. J. MARITAIN, Réflexions sur l’intelligence, Paris, 1924, p. 44.
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