Le texte de promulgation du Novus Ordo Missae

De Salve Regina

La réforme de 1969
Auteur : Un groupe de théologiens
Date de publication originale : fin 1969

Résumé : Ce texte est la critique la plus fondamentale et la plus poussée du NOM. Aucune réponse aux arguments n'a jamais été faite.
Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile
Remarque particulière : Nous savons a présent que ce texte a été rédigé pour sa plus grande partie par le R.P. Guérard des Lauriers, O.P. et publiée anonymement dans La Pensée Catholique.

L’ORDO MISSAE

La Sacrée Congrégation des rites a promulgué, par décret du 6 avril 1969 (jour de Pâques), un Ordo Missae[1] que S. S. Paul VI entend substituer à l'Ordo que S. Pie V promulgua le 14 juillet 1570 par la Bulle « Quo primum ». La Constitution apostolique de S. S. Paul VI, en date du 3 avril 1969 (in Cena Domini), porte, comme celle de son prédécesseur, la mention « ad perpetuam rei memoriam ». Quel sens convient‑il d'attribuer au chevauchement de ces perpétuités ? La question se pose au point de vue du droit canonique, aussi bien qu'à celui de la métaphysique. Il conviendrait d'examiner cette question si l'on voulait déterminer avec précision quelle peut être l'exacte portée de l'OM.


Les observations qui suivent relèvent d'une perspective différente. Considérant l'OM comme un « donné », nous en examinerons le contenu en nous référant à un autre «donné», savoir la doctrine du Sacrifice de la Messe telle que l'a définie le Concile de Trente. L'OM est d'ailleurs présenté, fort heureusement faut‑il le dire, comme étant conforme à la tradition. On ne peut que souscrire à cette intention. Et cela d'autant plus qu'on ne comprend pas comment l'OM peut être placé sous le patronage de Pie XII et de S. Pie V, explicitement invoqués. On constate au contraire ce qui suit.


Premièrement, l'OM impose sur un point essentiel le contraire de ce qu'avait prescrit Pie XII. Le très Saint Sacrement doit être conservé ‑ sauf raison spéciale et exceptionnelle (grandes basiliques par exemple) ‑ sur l'autel où se célèbre habituellement le Sacrifice de la Messe: autel central dans la majorité des petites églises. Pie XII en avait rappelé la raison : c'est le Christ qui est le Prêtre, c'est à Lui réellement présent qu'il convient de se référer pour célébrer le Sacrifice qui est Son Sacrifice. Pie XII, certes, « a instauré la vigile pascale et l'ordonnancement de la Semaine Sainte » (p. 8); mais il n'a pas laissé de confirmer le culte en esprit et en vérité, dont la Présence réelle[2] est à jamais sur terre le fondement et l'aboutissant.


Deuxièmement, l'OM, bien qu'employant le mot Messe et l'équiparant à d'autres vocables, passe entièrement sous silence la doctrine du Concile de Trente sur la Messe : incruentum Sacrificium. Les prescriptions qui sont édictées au point de vue liturgique, plus encore les licences qui sont permises, font état d'une doctrine qui est différente de la doctrine du Concile de Trente[3]. S. Pie V n'a rien innové. Il n'a fait qu'unifier une tradition vivante en fondant l'Ordo Missae sur l'affirmation de deux dogmes : celui de la Présence réelle, celui de la Messe comme Sacrifice. L'OM ne tient compte organiquement ni de l'un ni de l'autre, et en fait sur certains points exclut ou minimise l'un ou l'autre. On ne voit plus, dans ces conditions, comment peut être sauvegardée l'unité de la foi, fondée sur celle du Mysterium fidei. Lex orandi, lex credendi.


Troisièmement, l'OM n'est pas en conformité avec la tradition de l'Eglise romaine comme le furent S. Pie V et Pie XII. L'OM introduit, dans cette tradition, une rupture et une opposition. L'OM reconnaît que le canon romain est demeuré immuable depuis le IVe ou Ve siècle (p. 9, 1. 23). L'insertion du nom de S. Joseph dans le canon réputé intouchable provoqua, à cause de cela, assez d'émoi. Elle était du moins accréditée par la très grande majorité de l'Episcopat que Jean XXIII ne manqua pas de consulter. Tandis que l'OM, c'est en substance la «Messe normative » qui n'a pas été acceptée par le Synode convoqué en octobre 1967. L'OM tendrait à instaurer dans l'Eglise catholique romaine un office en fait assez semblable à la cène des églises protestantes. Indice typique ? C'est la Cène et non la Croix qui figure en frontispice du livre rouge page 2.


Quatrièmement, l'OM est présenté comme répondant d'une part au voeu des fidèles, d'autre part aux décisions de Vatican II. Mais on ne voit pas que les fidèles aient jamais été consultés sur ce point. On voit encore moins comment la mise en évidence, demandée par Vatican II, concernant le caractère propre de chacune des parties de la Messe et leur mutuelle connexion, peut consister en la suppression ou en la mutilation ou en l'altération de certaines de ces parties. Ce que l'on voit fort bien, c'est que la moitié des évêques de la chrétienté sont opposés au rite de la communion dans la main. Combien d'évêques seraient favorables à des rites qui en fait mettent en cause non pas seulement le respect dû à la Présence réelle, mais le rapport qui existe entre la Présence et le Sacrifice ? Combien ? Si on désire faire état du « peuple de Dieu », il faut le consulter, au moins si on le désire réellement. En fait, le livre rouge est tombé à la manière d'un coup de foudre venant des cumulus proches de la terre ; l'éblouissement passé, les nuages écartés, on reprend conscience de la lumière, celle du soleil, la vraie.


La « doctrine du Saint Sacrifice de la Messe » fait l'objet de la session vingt deuxième du Concile de Trente (1er septembre 1562).


La Messe est définie, dans ce document, comme étant un Sacrifice. Ce Sacrifice « représente » [rend présent] « le Sacrifice sanglant accompli sur la Croix une fois pour toutes », et en un sens l'achève en l'étendant à tout l'espace temps. Le Sacrifice de la Messe se réalise dans l'ordre sacramentel. Il repose, précisément comme Sacrifice, sur la Présence réelle du Christ dans l'Hostie et dans le Vin transsubstantiés en Son Corps et en Son Sang. Le prêtre qui consacre le fait in Persona Christi, car l'unique Prêtre selon l'ordre de Melchisedech c'est le Christ. Le Sacrifice de la Messe est, comme tout sacrifice de la religion naturelle, offert à Dieu. Mais, conformément à l'ordre révélé par le Verbe incarné, le Sacrifice de la Messe est offert à la très Sainte Trinité distinctement à la Personne du Père car tout l'être du Fils est d'« être du Père ».


Le Sacrifice de la Messe est présentement l'expression suprême du retour vers Celui qui est le Principe, de toute la création récapitulée en la Personne de Celui qui est « le premier né de toute créature ». Il est, dès maintenant, le commencement de ce qu'on peut appeler justement le « Sacrifice du Ciel ». Cette perspective grandiose rend évidente la valeur de la Messe. La Messe signifie et réalise l'investissement du temps par l'Eternité. Elle rend concrètement communiquée la vérité qui est tout à fait propre au christianisme

l'Amour a élu la Croix comme instrument privilégié.


Ces vérités étaient mises à la disposition de tous, et en particulier des enfants, par le catéchisme élaboré à partir du Concile de Trente, catéchisme que devrait remplacer le « fonds obligatoire », étrangement concomitant à l'OM réformé.


Ces mêmes vérités ont fait l'objet d'études érudites et pénétrantes. Et il est bien remarquable que tous les théologiens se soient appliqués à rendre compte du caractère sacrificiel de la Messe, même lorsqu'ils inclinaient à référer directement l'action de la Messe à celle de la Cène plutôt qu'à celle de la Croix.


L'OM ne fait pas état de la doctrine enseignée par le Concile de Trente


L'OM prescrit en effet des prières et des rites qui constituent la stricte mise en oeuvre, dans l'ordre pratique, de la définition qui est proposée d'emblée :

« Cena dominica sive Missa est sacra synaxis seu congregatio populi De in unum convenientis, sacerdote praeside, ad memoriale Domini celebrandum » (N 7, p. 15).


Il faut rapprocher de cette définition celle qui est donnée de la « prière eucharistique» :

«Nunc centrum et culmen totius celebrationis initium habet, ipsa nempe Prex eucharistica, prex scilicet gratiarum actionis et sanctificationis » (N 54 P. 25).


Ces déclarations liminaires ne sont pas des écarts de langage. Comment d'ailleurs le supposer en un pareil document ! Elles expriment avec exactitude la teneur du nouvel OM. Il se réfère en fait, non à la doctrine du Concile de Trente, mais à celle qui a prévalu dans les églises protestantes.


Nous disons en fait, car la doctrine enseignée par le Concile de Trente directement n'est pas reniée. Cela, bien évidemment, il n'est pas même possible de le supposer. Mais les vérités affirmées par le Concile de Trente se trouvent en fait rendues caduques par différents processus dont les trois principaux sont les suivants.


1. La mise entre parenthèses ou le tombeau du silence.


Ainsi la prière de l'« offertoire », si âprement contestée par le protestantisme, est éliminée. L'offrande (offerimus; N 19 et 21, p. 84) évince en fait l'oblatio; c'est‑à‑dire que la matière offerte n'est plus signifiée comme étant celle d'un sacrifice.


2. L'aliénation.

Une formule, un geste, sont conservés, mais ils acquièrent en vertu du contexte une signification étrangère, et partant en fait, « contraire[4] » à celle qu'ils avaient dans l'Ordo de S. Pie V. Ainsi en est‑il de la locution sacrificium nostrum conservée ainsi que la prière « In spiritu humilitatis» (N 22, p. 85). Dans la perspective de l'offrande « notre sacrifice» consiste à nous désaisir de ce qui justement est offert, le «sacrifice » consiste en une renonciation, expressément consentie à Dieu, mais semblable à celles que comporte habituellement la vie humaine. Tandis que dans la perspective de l'oblation, «notre sacrifice » comporte évidemment la même renonciation, mais celle‑ci acquiert, au point de vue propre du sacrifice, une finalité transcendante à la nature, une finalité surnaturelle ; « notre sacrifice » consiste d'emblée pour nous à être entés dans le Sacrifice du Christ qui est l'unique Sacrifice en droit agréé.


Mentionnons un autre exemple typique du processus d'aliénation. La formule « agir in Persona Christi » signifie, selon la doctrine de S. Cyprien « Sacerdos vice Christi vere fungitur» et selon l'usage traditionnel, que le prêtre offrant le Sacrifice de la Messe est, en l'exercice même de cet acte, subordonné au Christ souverain Prêtre dont il est l'instrument. La formule « in Persona Christi » est reprise (N 60, p. 29) ; mais elle signifie pour le prêtre un rôle « présidentiel » par rapport à l'assemblée, «au lieu de[5] » signifier un rôle instrumental par rapport au Christ.


3. La contre‑ordination.

Deux choses A et B étaient affirmées et le sont encore. Mais si dans l’Ordre de la Messe, celle du Concile de Trente, A est posé absolument comme étant primitif et B comme étant dérivé, dans l'OM proposé B est érigé « en principe », A n'ayant qu'une valeur « marginale », valeur vouée en fait[6] à disparaître avec le temps.


Ainsi, nul n'a jamais mis en doute que l'action de grâce et la sanctification fussent organiquement intégrées au Sacrifice de la Messe. Ce qui est inouï, c'est de définir la Prière eucharistique comme étant « prex scilicet gratiarum actionis et sanctificationis » (N 54, p. 25). Il n'est certes pas nié, dans ce texte, que la Messe soit un Sacrifice, mais la chose n'est pas dite. Et quiconque veut l'ajouter ne peut le faire qu'en seconde instance ; car, de toute évidence, ce qui est exclusivement affirmé c'est cela qui est tenu pour premier. Voilà donc un exemple de contre‑position ou de subversion : le Sacrifice de la Messe est, de surcroît et nécessairement, une prière d'action de grâce et de sanctification, tandis que la « Prière eucharistique » est, par définition, « une prière d'action de grâce et de sanctification » ; en fait, graduellement mais inéluctablement avec le cours du temps, la « Prière eucharistique » ne sera plus considérée comme étant un sacrifice. Si d'ailleurs on lui attribue encore cette qualité, est‑on assuré de concevoir la même « Prex eucharistica » que celle dont traite l'OM ?


Force est donc de conclure que, en fait et concrètement, l'OM substitue à la doctrine du Concile de Trente une autre doctrine ; non certes directement et explicitement, mais par différents processus de contournement.


Il y a cependant, dans l'« Institutio generalis Missalis romani », une mention du sacrifice de la croix[7] une seule sauf erreur : «Altare, in quo sacrificium crucis sub signis sacramentalibus praesens efficitur, est etiam mensa Domini, ad quam participandam in Missa populus Dei convocatur; atque centrum gratiarum actionis, quae per Eucharistiam perficitur» (N259, p6l). Telle est l'unique résurgence, sans aucune référence, de la doctrine précise du Concile de Trente. Et d'ailleurs cette phrase quelque peu confuse met le lecteur aux prises avec de déconcertantes équivoques. Si en eff et le sacrifice de la Croix est mentionné, le rapport que soutient ce « sacrifice » avec l'« Eucharistie » c'est‑à‑dire avec la Messe (N 59, p 29) ‑ n'est ni précisé ni même directement considéré. C'est en fait l'autel qui est présenté comme une sorte d'élément médiateur entre le « sacrifice de la croix » et l'« Eucharistie ». Cette « médiation » permet‑elle de conclure que la Messe est sacramentellement le sacrifice de la Croix ?


Il convient de l'examiner en toute objectivité. L'inférence, s'il en existe une virtuellement incluse dans ce paragraphe, ne peut être fondée que sur les deux affirmations dont l'« autel » constitue le sujet et que sépare un point virgule. La première de ces deux affirmations comporte elle‑même quatre parties, mais le point de vue auquel nous nous plaçons autorise à laisser de côté les deux dernières : «est etiam mensa Domini, ad quam participandam in Missa populus Dei convocatur ». Les deux premières parties de la première affirmation paraissent n'en faire qu'une ; mais il est nécessaire de les distinguer, parce que précisément leur juxtaposition entraîne une grave difficulté. Voici ces deux parties :


Altare, in quo sacrificium crucis... praesens efficitur(1 a)

sacrificium Crucis sub signis sacramentalibus. (1 b)


Selon (1 b), le « sacrifice de la croix » est « sous » les signes sacramentels, contenu dans ces signes ; telle est en effet la manière usuelle et traditionnelle de s'exprimer. Or, si le sacrifice de la croix est contenu dans les signes sacramentels étant donné d'autre part que les signes sacramentels sont sur l'autel, on ne comprend pas comment, selon (1 a), le sacrifice de la croix peut être rendu présent dans l'autel. Et, réciproquement, si on admet selon (1 a) que « le sacrifice de la croix » est rendu présent dans l'autel, on ne comprend pas comment, selon (1 b), ce sacrifice peut être contenu dans les signes sacramentels, lesquels ne sont pas dans l'autel puisqu'ils sont sur l'autel.


On hésite évidemment à supposer que les auteurs de l'« Institutio generalis Missalis Romani » aient estimé n'avoir droit qu'à des lecteurs « peu sérieux » se moquerait‑on du « peuple de Dieu » ? ‑ et on hésite encore beaucoup plus à penser qu'ils aient confondu le sens de la préposition « dans » avec le sens de la préposition « sur ». Dans ces conditions, le seul parti raisonnable paraît être d'examiner successivement chacun des deux membres de l'alternative : d'une part tenir compte de la clause (1 b), d'autre part ne pas tenir compte de la clause (1 b).


Dans le premier cas, on doit modifier, conformément à ce qui vient d'être observé, le libellé (1 a), c'est‑à‑dire y remplacer « in » par « supra » :


« L'autel est ce sur quoi est rendu présent le sacrifice de la croix, [du fait] que celui‑ci est contenu dans les signes sacramentels » [1]


Dans le second cas, on conserve le libellé (1 a), mais on ne peut plus tenir compte de (1 b) :


« L'autel est ce en quoi
est rendu présent le sacrifice de la croix » [1 a]


Dans l'un et l'autre cas, la seconde affirmation contenue dans le N 259 est la même, savoir : « [L'autel] est le centre de l'action de grâces dont l'Eucharistie assure l'accomplissement », l'Eucharistie étant on le sait « prex gratiarum actionis et sanctificationis » (N 54, p 25). Si donc le N 259 contient virtuellement une inférence permettant de conclure que l'« Eucharistie » y est implicitement affirmée comme étant le « sacrifice de la croix », cette inférence a l'une ou l'autre des deux formes qui correspondent respectivement aux deux manières d'interpréter la première des deux affirmations contenues dans ce N 259.


Première forme de l'inférence hypothétiquement contenue dans le N 259.


L'autel est ce sur quoi est rendu présent le sacrifice de la croix,

[1]

[du fait] que celui‑ci est contenu dans les signes sacramentels.


L'autel est le centre de l'action de grâces

(2)

dont l'Eucharistie assure l'accomplissement.


Pour que la coordination des deux affirmations entraîne une conclusion, pour que cette coordination exige de conclure que l'« Eucharistie » ‑ c'està‑dire la Messe ‑c'est le « sacrifice de la croix», il faut que le mot « autel » ait dans l'une et dans l'autre affirmation la même acception. Laquelle ? L'affirmation [1] a objectivement la même signification que la suivante : «L'autel est ce sur quoi sont présents les signes sacramentels, dans lesquels est contenu le sacrifice de la croix. » « Autel » signifie donc l'autel matériel, la table ; car c'est bien sur l'autel‑table que se trouvent les signes sacramentels.


« Autel» doit donc également être entendu au sens de « table » dans l'affirma­tion [1], et par conséquent au même sens dans l'affirmation (2).

Or, l'« autel » ainsi entendu n'exerce qu'une médiation dialectique dont il est impossible de conclure que l'« Eucharistie » (ou « Messe») est le « sacrifice de la croix ». En effet, c'est eu égard à l'ordre sensible que le « sacrifice de la croix » contenu dans les signes sacramentels est sur l'autel [1], c'est‑à‑dire sur le « centre de l'Eucharistie » (2). Maintenant, si on demeure comme il se doit dans l'ordre sensible, « être sur le centre d'une chose », ce n'est pas être cette chose ; le « sacrifice de la croix » n'est donc pas signifié comme étant l'Eucha­ristie, comme étant la Messe. Eu égard à l'ordre spirituel, « être au centre d'une chose » peut signifier « être, au titre de principe, l'essence de cette chose ». Mais faire état en l'occurrence de ce « modus significandi » supposerait qu'on donnât au mot « autel » un sens spirituel en (2) alors que ce même mot a un sens matériel en [1]. Alors, il n'y aurait plus d'inférence. Il n'est donc pas possible, en suivant cette voie, de retrouver la doctrine du Concile de Trente dans la mention faite par l'OM du « sacrifice de la croix ». Y a‑t‑il une autre voie ? Ou bien, ce qui revient au même, le mot « autel » peut‑il signifier autre chose que la table matérielle ? Nous l'allons voir maintenant.

Seconde forme de l'inférence hypothétiquement contenue dans le N 259.


[1 a] L'autel est ce en quoi est rendu présent le sacrifice de la croix.

L'autel est le centre de l'action de grâces,

(2)

dont l'Eucharistie assure l'accomplissement.


L'observation liminaire demeure la même. Il ne peut y avoir « inférence », que si le mot «autel » a, dans l'une et J'autre affirmation, la même acception. Laquelle? Le centre de l'action de grâce-eucharistie peut‑il vraiment étre l'autel‑table ? Le « centre » de toute action de grâce s'élevant de l'Epouse du Christ, n'est‑ce pas le Christ Lui‑même ? L'épouse n'a‑t‑elle pas son centre de gravité dans l'époux ? Alors l'autel c'est le Christ ? Si on admet cette identi­fication ‑ l'« autel » c'est le Christ ‑ il devient possible de retrouver le « sacrifice de la croix» dans l'Eucharistie : le Christ est (ce en quoi) Celui en. qui est rendu présent le « sacrifice de la croix », le Christ est le centre de l'action de grâce dont l'Eucharistie assure l'accomplissement ; donc le « sacrifice de la croix » est le centre de J'action de grâce dont l'Eucharistie assure l'accomplis­sement.

La doctrine du Concile de Trente ne serait‑elle donc pas virtuellement affirmée dans ce N 259 de l'« Institutio generalis » ? Il faudrait pour cela que les deux conditions auxquelles est subordonnée la coordination des affirmations, [1 a] et (2) fussent l'expression de la réalité. La première condition est d'ordre « formel », elle concerne l'inférence en tant que telle. Elle consiste à devoir admettre l'identité pure et simple entre le Christ et l'« autel ». Ce serait prendre le symbole pour la Réalité, confusion qu'il n'est pas possible d'imputer à l'OM. En vérité, ce qui est le Christ, ce n'est pas l'« autel », mais ce sont les espèces consacrées. La seconde condition concerne l'affirmation [1 a]. Celle‑ci coïncide avec (1 a), mais en excluant (1 b). Ainsi qu'on l'a déjà observé, si « le sacrifice de la croix » est rendu présent dans l'autel, ce sacrifice ne peut être contenu dans les signes sacramentels, lesquels ne sont pas dans l'autel puisqu'ils sont sur l'autel.


Dans ces conditions la conclusion de l'inférence hypothétiquement contenue dans le N 259 est bien l'identité entre le « sacrifice de la croix » et l'« Eucharistie » c'est‑à‑dire la «Messe », mais cette identité ne peut être affirmée que si ce « sacrifice de la croix » dont il est question est « rendu présent » exclusivement dans l'« autel‑Christ », c'est‑à‑dire en faisant positivement abstraction des « espèces consacrées », en d'autres termes indépendamment des espèces consacrées. La Messe serait bien le «sacrifice de la croix », mais cela en excluant toute relation à la Présence réelle ; celle‑ci n'interviendrait dans l'« Eucharistie» que pour le nourrissement des fidèles. Or, pareille conclusion peut‑elle être contenue, fut‑ce virtuellement, dans l'OM ? Le supposer reviendrait à affirmer que si on veut retrouver la doctrine du Concile de Trente dans le N 259 de l'OM, on est acculé à conclure que la doctrine insinuée dans ce paragraphe est, sur un point essentiel, en irréductible opposition avec celle du Concile de Trente. Une hypothèse ne peut être que fausse si elle conduit à une contradiction.


Ainsi, même le recours à ces « passes » dont la subtilité n'est d'ailleurs guère compatible avec la teneur d'un document qui s'adresse à l’Eglise universelle, n'évite que ces passes ne soient que des impasses; elles ne permettent pas d'aboutir, soit qu'on suive la première voie, soit qu'on suive la seconde, à montrer que l'« Eucharistie‑Messe » est signifiée, réellement signifiée par l'OM comme étant le sacrifice de la croix. La mention du «sacrificium crucis » est purement verbale.


On voit donc que si l'on soumet le texte de l'« Institutio generalis » à l'examen à la fois respectueux et rigoureux qu'il mérite, il est impossible d'y retrouver une référence réelle à la doctrine du Concile de Trente.


L'OM dresse autel contre autel.


L'autel principal, celui où se célèbre l'Eucharistie, n'est plus l'autel (ou le lieu) où doit être conservée la Sainte Eucharistie. Cette séparation n'est pas indiquée explicitement, mais elle résulte inéluctablement, nous le verrons (p. 16), de la comparaison de deux paragraphes consacrés l'un à l'autel (N 259, p. 61) l'autre à l'Eucharistie (N 276, p. 64).


L'OM prescrit ce que Pie XII a proscrit (Congrès international de Liturgie, Assisi‑Roma 18‑23.9.1956; Mediator Dei 1, 5) : autel contre autel, non plus l'autel.


Le prêtre qui célèbre la Messe doit donc ne plus faire état de la Présence du Christ dans le lieu où il célèbre. Le prêtre, qui célèbre in Persona Christi, doit ne plus se référer au Christ actuellement présent. N'est‑ce pas une injure à l'endroit du Christ‑Prêtre ? Car c'est intentionnellement ne pas se référer à Lui‑Présent, alors qu'on use d'un pouvoir qui ne vient que de Lui. La nouvelle Eucharistie procède originellement d'un schisme qui affecte le Christ Lui‑même. En effet, séparer l'autel de la Présence de l'autel du Sacrifice, une telle séparation étant posée universellement au titre de principe normatif et non plus consentie en raison de circonstances particulières, c'est en fait signifier que le souverain Prêtre est tenu à l'écart d'une célébration qui est celle de son propre Sacrifice, et c'est exclure que soit signifiée l'identité entre le Prêtre qui offre le Sacrifice et la Victime qui constitue la substance du Sacrifice.


Et cependant, Christus Seipsum obtulit. Cette identité de l'Offrant et de l'Offrande n'est vraie que pour Lui Seul: « Ipse Christus Solus Seipsum obtulit .» Aussi le Concile de Trente a‑t‑il rappelé avec insistance cette vérité essentielle. Elle fonde l'unité du Sacrifice de la Messe et du Sacrifice de la Croix ; elle est pour l'un comme pour l'autre le sceau de la perfection qui appartient à chacun respectivement en tant qu'ils réalisent d'une manière propre l'essence du Sacrifice.


C'est en fait la ruine de cet ordre que consomme la nouvelle Eucharistie. L'OM installe l'ataxie au cœur de la plus sublime des hiérarchies. Il instaure une irréparable dichotomie entre la Présence du Souverain Prêtre dans le prêtre célébrant et cette même Présence réalisée sacramentellement. Alors que ces deux réalisations de la même Présence doivent être signifiées comme étant un, comme étant la Présence du Christ se rendant Lui‑Même présent. L'OM sépare, mais non pas seulement ce que Dieu a uni; car c'est une unité que seule fonde la Personne du Verbe de Dieu qu'il détruit.


De là découle la conséquence qu'on pouvait attendre. Le Sacrifice et la Présence étant dissociés, ils quêtent chacun pour soi séparément l'appui qu'ils trouvaient, qu'ils doivent trouver, en leur unité. Examinons l'un et l'autre, d'abord respectivement, ensuite conjointement.


La Présence réelle n'est plus signifiée primordialement comme étant la Présence du Christ. La Présence réelle est liée organiquement au Sacrifice de la Messe ; car, au sein de l'ordre sacramentel, la réalité de celui‑ci est fondée en la réalité de celle‑là. Si le point d'application du réalisme sacramentel est déplacé, si ce point d'application n'est plus en propre le Sacrifice, un déplacement semblable doit affecter inéluctablement et paradoxalement la Présence réelle.


Et en effet, la Présence réelle apparaît dans l'OM comme condition de la nourriture spirituelle ; elle n'apparaît plus par son caractère réel, lié à son mode substantiel. Le rôle dévolu à la Présence réelle est explicitement indiqué dès le début de la liturgie eucharistique : les prières, fort accourcies, de l'offertoire ne contiennent pas l'idée de sacrifice, mais seulement celle de nourriture. La référence au sacrifice de la croix étant en fait absente, il n'y a évidemment plus à signifier comment la réalisation actuelle de ce Sacrifice passé est fondée sur la Présence réelle et actuelle. La Présence n'intervient plus qu'au titre de nourriture. Telle est l'idée directrice qui inaugure et oriente toute la « prex eucharistica » « ... de tua largitate accepimus panem... ex quo nobis fiet panis vitae » (N 19, p. 84) ; « ... de tua largitate accepimus vinum... ex quo nobis fiet potus spiritualis » (N 21, p. 84‑85).


Passons sur la lourdeur de ces formules. On observe cependant que le sens du sacré se perd de plus en plus. Pense‑t‑on remédier à ce dommage si grave en induisant le « peuple de Dieu» à prendre d'emblée comme finalité son propre nourrissement, c'est‑à‑dire : lui‑même ?


Le rôle en fait dévolu à la Présence réelle se trouve également manifesté à l'issue de la liturgie eucharistique. Le prêtre communie selon le même rite que les fidèles. Or, si au point de vue du nourrissement spirituel, le prêtre est tout comme, un autre, un fidèle, au point de, vue, du Sacriflee, le prêtre a un rôle distingué. Le prêtre qui, tout au cours de la Messe, agit in Persona Christi exprime précisément, en s'unissant à la Victime offerte sacramentellement, l'identité entre le Prêtre et la Victime : identité qui, manifestée sacramentellement, montre que l'unité entre le Sacrifice de la Croix et le Sacrifice de la Messe, telle elle est en son Principe, telle elle demeure en son achèvement. Si l'Eucharistie est un banquet et non plus un sacrifice, il n'y a aucune raison pour que le prêtre communie séparément. On connaît la cause par l'effet : le changement du rite manifeste celui de la doctrine.


La subordination de la Présence réelle au nourrissement spirituel apparait également dans certains rites secondaires. Les hosties sont consacrées en vue de la communion, plus précisément en vue des communiants même quant à leur nombre. On doit faire en sorte qu'il ne reste pas d'Hostie consacrée sur l'autel de la synaxe, après la communion. Cette prescription est déjà sévèrement appliquée. Le rite induit à croire que la Présence est réalisée seulement in usu, seulement dans le moment où on en « use » : puisqu'en effet elle cesse avec le repas. Ce rite sera favorablement agréé par les tenants de la doctrine calviniste, selon laquelle la Présence n'existerait pas en dehors de la manducation.

L'OM ne montre plus le caractère propre et substantiel de la Présence réelle.


Appelons forma l'essentiel des trois formules

« Hoc est enim Corpus meum... » ;

« Hic est enim Calix Sanguinis mei... »;

« Haec quotiescumque feceritis... ».


La forma exprime clairement que l'action consécratoire de la Messe ne consiste pas en un récit de la Cène : c'est une action du Christ par son instrument le prêtre, action propre dont la nature suit à celle de l'ordre sacramentel.


Le caractère non récitatif, ou positivement le mode « intimatif », est manifesté de trois manières conjuguées et convergentes


1. La référence au Nouveau Testament.


Le texte de l'Ecriture n'est pas repris à la lettre en toutes ses parties intentionnellement on peut le penser, car on n'a pas attendu l'année 1969 pour connaître les quatre versions du récit de la Cène. L'omission de « quod pro vobis tradetur » après «Hoc est enim Corpus meum » consignifie que, en cet instant, bien que la Présence soit déjà réalisée, le Sacrifice auquel cette Présence est expressément ordonnée, ce Sacrifice donc n'est pas encore réalisé. Et d'autre part l'insertion des paroles « mysterium fidei » tirées de S. Paul constitue, de la part du prêtre, une profession de foi immédiatement rendue au Mystère réalisé par le Christ dans l'Eglise, et dont son propre sacerdoce est hiérarchiquement l'instrument.


2. La ponctuation du texte.


La « forma » est ainsi libellée: « ex hoc [eo] omnes. Hoc [Hic] est enim... ». Ce point, substitué au point virgule entre « omnes » et « Hoc », marque un arrêt. Cela équilibre, dans la « forma », le maintien de enim, lequel figure seulement dans Matt. 26.28 pour la consécration du calice. On passe précisément du mode narratif (pour ce qui précède le point), au mode intimatif pour la formule consécratoire inaugurée par « Hoc ». Le prêtre, en prononçant cette formule, ne fait pas le récit d'un fait passé. Le prêtre s'exprime in Persona Christi « corpus meum ». Ou mieux, le Christ opère, verba et facta, par le prêtre qui est instrument. Les deux formules consécratoires, chacune précédée d'un point, chacune séparée du contexte d'introduction, chacune mise en évidence par la typographie, expriment, même sensiblement, l'originalité de l'opération propre du Christ dans le Sacrifice de la Messe[8]. Ce Sacrifice procède de la Cène, mais il repose en une actio‑intimatio du Christ qui est concomitante à. l'acte consécratoire posé par le prêtre, loin de consister en une commémoraison du Christ actualisée par l'ensemble du peuple fidèle.


3. L'« anamnèse » :


Nous laissons de côté ici le détail de l'analyse concernant la signification de [9]La question qui importe est l'interprétation de cette clause « tournés vers » ou « orientés vers » ou « dans » « ma mémoire ».


La clause concerne‑t‑elle l'opus, c'est‑à‑dire la chose faite ? Le sens est alors : « Faites ceci en vue de faire mémoire de moi .» C'est la traduction française, rectifiée c'est‑à‑dire écartée, il y a quelques mois, mais qui révèle maintenant sa véritable origine : les masques tombent.


La clause concerne‑t‑elle l'operans, c'est‑à‑dire le prêtre et les personnes unies à lui ? Le sens est alors : « Chaque fois que vous ferez ceci, vous le ferez en étant vous‑mêmes, mentalement, en acte de mémoire de moi; c'est en étant ainsi un avec moi que vous opérerez .»


« In mei memoriam facietis » élimine la première interprétation et induit par conséquent à choisir la seconde. « Tournés vers ma Mémoire. » Cette expression se réfère au Christ en tant qu'Il est opérant, et non pas seulement au souvenir du Christ personnellement ou à celui de la Cène comme événement. Cette expression donc n'invite pas seulement à se ressouvenir de la Personne du Christ ou du rite de la Cène ; elle induit à se reporter à ce (« haec») que le Christ a fait, et à le faire comme Lui‑Même le fit, de la même manière qu'Il le fit in mei memoriam facietis »). La formule paulinienne, substituée à la formule traditionnelle, sera proclamée quotidiennement en langue vernaculaire. Elle aura irrémédiablement pour effet, surtout dans ces conditions, d'opérer une sorte de translation au sein de la signification. La « mémoire » du Christ se trouvera désignée et pour autant signifiée comme étant le terme de l'action eucharistique, et non plus comme étant ce qu'elle est en réalité, à savoir le principe de cette même action. « Faire mémoire du Christ » ne sera plus qu'un but humainement poursuivi, et ne fondera plus divinement le Sacrifice auquel doit participer la « congregatio populi ». L'action réelle, dont le type est propre à l'ordre sacramentel, sera rapidement remplacée par l'idée de commémoraison, idée que chacun mettra en oeuvre conformément à sa propre interprétation.


Une formule liturgique, tout comme une formule dogmatique, ne repose pas en définitive sur l'exégèse, mais sur une détermination du Magistère. L'exégèse, au mieux, n'arrive qu'à du probable indéfiniment révisible... on ne l'observe que trop. Le Magistère de lEglise est pratiquement engagé dans le « In mei memoriam facietis ». Une erreur est écartée, une vérité affirmée.


Or le caractère récitatif de la « forma » est affirmé de trois manières par l'OM, et cela antithétiquement par rapport à ce qui vient d'être indiqué.


1. Praecipua elementa e quibus Prex eucharistica constat, hoc modo distingui possunt : a) Gratiarum actio ; b) Acclamatio ... (qui s'achève avec le Sanctus) ; c) Epiclesis... ; d) Narratio institutionis ... ; e) Anamnesis...

( 55, p. 26).


L'épiclèse étant présentée comme l'ensemble des « invocations particulières par lesquelles l'Eglise invoque la vertu divine, en sorte que les dons offerts (oblata) par les hommes soient consacrés, c'est‑à‑dire soient changés dans le Corps et dans le Sang du Christ » (ibid. c), il faut entendre que la partie principale de l'épiclèse c'est la Narratio institutionis. Dès lors le texte de l'Ecriture, qui est repris à la lettre, a la portée d'une « narratio » ; l'OM déclare donc explicitement que les paroles censées chargées d'une « vertu divine » sont prononcées selon le mode récitatif. De cette manière, cette « Sainte Cène » peut être admise même par ceux qui ne croient pas à la Présence réelle. Des protestants anglais, dont nous taisons les noms par discrétion, l'ont spontanément observé, prévenant ainsi les déclarations du Prieur de Taizé.


2. Les points qui, dans la « forma » du Canon romain, terminent les récits narratifs sont supprimés. Le « enim » est maintenu :


Canon romain: « manducate ex hoc omnes. Haec est enim Corpus meum ».


OM Prex I : « manducate ex hoc omnes : hoc est enim Corpus meum ».


En conséquence, « enim » lie la consécration à la manducation[10]. Cela contribue à accréditer la doctrine calviniste de l'in usu, doctrine que nous avons déjà rencontrée (p. 11), et que suggère tout l'OM. On sait d'ailleurs que dans de nombreuses églises, les hosties consacrées ont été remises dans la botte, pour servir ‑une autre fois.


3. La nouvelle anamnèse traduit à peu près littéralement le texte scripturaire. Elle donne prise à toutes les discussions. Et de plus l'interprétation « officielle » est justement celle qu'écartait le «In mei memoriam ».


« Anamnesis: per quam... Ecclesia memoriam ipsius Christi agit, recolens praecipue ejus beatam, Passionem... » (N 55, p. 26). C'est bien le sens de la traduction française qui a été et qui demeure présentement écartée, savoir : « Faites ceci pour faire mémoire de moi .» L'anamnèse ainsi entendue ne se distingue plus de la prière qui suit : « Unde et memores... ». L'action propre du Christ, à laquelle référait objectivement « In mei memoriam facietis », cette action est dissoute dans celle de l'assemblée qui fait mémoire du Christ.


L'OM présente en fait la Présence réelle comme étant directement subordonnée à l'usage qu'en font les « fidèles» :


Cela résulte, nous venons de le voir, de l'altération des paroles consécratoires quant à leur « modus significandi » ; cela résulte également, nous allons l'observer, de l'évocation indirecte de l'eschatologie.


Le prêtre qui présente l'Hostie aux communiants devra maintenant ajouter « Beati qui ad Cenam Agni vocati sunt », à la formule d'antan « Ecce Agnus Dei ». Voici le texte de l'Apocalypse : « Beati qui ad coenam nuptiarum Agni vocati sunt » (19.9). L'omission du mot nuptiarum montre du moins le bien fondé du principe que l'Eglise a appliqué en fait sans l'énoncer explicitement lorsqu'elle a décidé de la « forma », savoir : la liturgie a ses normes propres, ordonnées à la catéchèse, normes différentes de celles de l'exégèse. Mais, en l'occurrence, substituer « Festin de l'Agneau » à « Festin des noces de l'Agneau » n'empêche pas que « Cena Agni » ne désigne en vertu du contexte (Apoc 19) le festin du Royaume, qui symbolise le Ciel. C'est‑à‑dire qu'au moment même où le prêtre montre le Christ actuellement présent en répétant les paroles par lesquelles le Précurseur désigna Jésus vivant : « Ecce Agnus Dei », il invite à se tourner vers une réalité future le fidèle, qui devrait plutôt à ce moment se laisser saisir par la Présence en l'adorant toute présente. Le sacrement de la Réalité ne risque‑t‑il pas de se trouver dissous dans le symbole d'une attente oublieuse d'être attentive à l'actuel investissement du temps par l'Eternité ?


Quoi qu'il en soit d'ailleurs de toute référence eschatologique, le premier mouvement de quiconque aime vraiment consiste à se porter vers l'aimé parce qu'il est l'aimé, parce qu'il est lui. « Ecce Agnus Dei », « Ecce Sponsus venit », « Dominus est » ; c'est toujours le même cri. Lui ajouter, c'est ramener l'homme à lui‑même, à sa mesure... finie, à moins qu'elle ne soit celle de sa misère : « Domine non sum dignus .»


L'OM présente également d'une manière indirecte la Présence réelle comme étant subordonnée à l'acte des fidèles qui normalement en usent.

La Présence réelle se trouve en effet « relayée » par des « présences de rechange » qui, en vertu même de leur nature, sont subordonnées à l'usus, c'est‑à‑dire à l'ensemble des actes qui rendent ces « présences de rechange » réelles pour les « fidèles ». Et comme la Présence réelle se trouve en fait mise à la seconde place, les «fidèles » se trouvent tout naturellement inclinés à estimer que la Présence réelle n'a pas un type de réalité qui l'emporterait sur celui des présences qui la remplacent. Voici en peu de mots comment ces choses sont indiquées dans l'« Institutio generalis » qui présente l'OM.


La Présence réelle est relayée par celle de l'Autel.


« L'Autel majeur » doit être séparé des parois, de telle manière qu'on puisse en faire le tour et que la célébration puisse se faire face au peuple... «Ut revera centrum sit ad quod totius congregationis fidelium attentio sponte convertatur » (N 262, p. 62).


L'OM n'exclut pas en termes explicites que la Présence réelle soit conservée sur le Maître Autel. Mais cela est exclu en fait par le paragraphe consacré à la « Sanctissima Eucharistia » : il est vivement recommandé de conserver la très Sainte Eucharistie dans un lieu propice à la prière privée des fidèles. Si c'est impossible... « Sacramentum ponatur aut in aliquo altari aut extra altare in parte ecclesiae pernobili et rite ornata » (N 276, p. 64).


Ainsi le tabernacle n'est plus sur l'autel principal, puisque l'OM l'exclut[11]. Que cette interprétation ne soit pas exagérée, il suffit pour s'en convaincre d'observer les faits. A l'instigation d'émissaires qui se font invisibles et dont certains ont collaboré à la rédaction de l'OM, on voit un peu partout les églises et les chapelles se muer en temples de l'« église réformée ». Le tabernacle, s'il existe encore, est une boite misérable reléguée dans un coin obscur ou posée à côté de l'autel dénudé ; et rien ne semble trop vil pour conserver ce pain que nul ne vénère plus parce qu'il est censé n'être qu'une nourriture.


On prétend fonder la Présence sur l'utilité de l'homme ; or celle‑ci, si haute soit‑elle, n'est qu'à taille d'homme : finie, incapable de fonder ce qu'au contraire elle requiert et qui doit répondre à un désir infini. Et voici que la Présence peu à peu s'évanouit, au moins pour ceux des chrétiens qui négligemment l'oublient.


Le tabernacle n'est plus ce qui s'impose à l'attention spontanée de quiconque pénètre dans l'église. Ce privilège appartient, selon l'OM, à l'« Altare majus ». C'est lui qui est le centre matériellement, ou si l'on veut géométriquement (N 262, p. 62). Et comme le centre se d istingue par son rôle, fonctionnellement, l'« Altare majus » est également « centrum totius liturgiae eucharisticae » (N 49, p. 25), « centrum gratiarum actionis » (N 259, p. 61). « Centrum » a, dans ces deux derniers cas, un sens métaphorique. Lequel ? D'où cette vertu vient‑elle à l'autel en tant que table P Suffit‑il de se réunir autour d'une table pour qu'elle soit « mensa Domini » ? C'est bien cela qui va arriver. Mais sur quelle affirmation scripturaire fonde‑t‑on pareille allégation ?


La « mensa Domini », l'autel du Seigneur, n'est‑ce pas l'autel où se trouve la Présence réelle du Seigneur ? Si on le nie ‑ et on le nie en fait (voir note précédente),‑ croit‑on réellement à la Présence réelle ? Certes on croit encore, mais quand on abandonne la réalité pour le symbole, le symbole prolifère sans jamais rejoindre la réalité. C'est cela que nous pouvons dès maintenant observer.


On croit en fait à une Présence réelle dont la réalité est signifiée en fonction de l'usus. La Présence est justifiée comme étant l'objet de la piété des fidèles (N 276, p. 64). Il est normal, dans ces conditions, que la Présence soit signifiée dans l'ordre sensible comme étant secondaire par rapport à l'Autel. Alors qu'en vérité,c onformément au Concile de Trente, la Présence réelle est primordialement ordonnée à perpétuer sur terre le Sacrifice de l'Emmanuel.


La Présence réelle est équiparée à la présence de Dieu dans la Parole.


L'« Institutio generalis» n'affirme pas explicitement une telle parité. Mais ce qui compte en matière de liturgie ce sont les dispositifs concrets, par lesquels en fait la doctrine se trouve insinuée. Or d'une part l'introduction des locutions « Liturgia verbi » (p. 21), « Liturgia eucharistica » (p. 24), consignifie la « Liturgie » comme un genre dont la Parole et l'Eucharistie sont univoquement les espèces. D'autre part et surtout, on observe déjà en certaines églises que la Bible est placée au plus près du Tabernacle de telle façon que le même culte soit en fait rendu à l'un et à l'autre. C'est cet usage qui prévaudra, conformément à ce que laisse entendre l'OM : et cela en dépit des prescriptions contraires que l'autorité suprême a promulguées[12]. Or cette univocisation de la Présence réelle et de la présence dans la Parole diffuse en fait la conception calvinienne de la Présence in usu. Cela résulte de la nature même de la parole, il est aisé de le voir.


« Cum sacrae Scripturae in Ecclesia leguntur, Deus ipse ad populum suum loquitur et Christus, praesens in verbo suo, Evangelium annuntiat» (N 9, p. 15).


Comment le Christ peut‑Il, « en étant présent dans Sa parole, annoncer l'Evangile ? » Quand le Christ était sur terre, Il parlait... comme parle tout homme. On le redit assez. Or, y a‑t‑il un homme qui d'abord soit présent dans sa parole, et puis annonce cette parole ?


La réalité est cependant toute simple. La parole assure une présence, lorsque par elle deux esprits s'actuent ensemble, l'un par l'autre. Cela suppose que la parole soit comprise de part et d'autre, c'est‑à‑dire qu'elle soit simultanément l'expression d'un verbe conçu actuellement par le premier interlocuteur et d'un verbe conçu actuellement par le second interlocuteur. Si la parole ne correspond pas à l'acte qui consiste pour l'esprit à concevoir un verbe, la parole n'assure aucunement la présence ; elle est un « flatus vocis » ou un ensemble de signes.


La loi est la même quand c'est Dieu qui parle, parce que Dieu parle aux hommes en employant le mode de parler qui est humain. Il ne suffit pas de déclamer la Bible pour rendre Dieu présent. Dieu est présent à qui comprend minimalement mais actuellement la parole révélée ; Dieu est présent en qui comprend, actuellement et plus profondément, cette même parole qui a mille goûts comme la manne. Mais il n'y a pas de présence de Dieu dont serait chargée la parole « en soi ». Car la seule Parole qui existe «en soi » est le Verbe de Dieu Lui‑même. La parole révélée et communiquée est chargée de la présence de Dieu, mais c'est seulement en vertu d'une actuation qui est d'ordre mental et qui mesure par conséquent une présence qui est également d'ordre mental.


La Présence réelle repose elle aussi sur une actuation. Mais cette actuation concerne l'ordre concret de la substance, non pas l'ordre inéluctablement abstrait de l'intellection. La présence de Dieu par la parole ne peut avoir la réalité de la Présence réelle. Toute comparaison le suggérant serait fallacieuse.


De plus, la Présence réelle se réalise sans intermédiaire : c'est le Christ Lui‑même qui communique aux espèces consacrées d'être terminées et de pouvoir subsister. Au contraire, «quand on lit l’Ecriture Sainte à l'Eglise », Dieu certes est au principe de la parole, mais Dieu ne laisse pas de parler par ses témoins, c'est‑à‑dire par intermédiaire. Le Magistère laisse même les exégètes affirmer « scientifiquement » que la plupart des « paroles» de l'Evangile n'ont pas été prononcées par Jésus. Il serait indispensable que ce point fût précisé en vue de pouvoir accorder une signification intelligible et une portée réelle à l'assertion que nous avons rapportée. Comment serait‑ce le Christ Lui‑même qui parle, si les paroles ne sont pas de Lui ? Comment la présence d'une personne elle‑même pourrait‑elle être réalisée en vertu de l'actuation si parfaite soit‑elle d'une parole que cette personne elle‑même n'a pas prononcée


Des éclaircissements seraient souhaitables.


Quoi qu'il en soit d'ailleurs, il reste que le signe sensible dans lequel se réalise la Présence réelle ne constitue pas un intermédiaire, car il subsiste en vertu de la Communication ontologique qui est réalisatrice de la Présence elle‑même ; il en résulte que la Présence réelle ne dépend en aucune façon de l'usus dont elle est l'objet. Tandis que « la parole dans laquelle Dieu est présent » est un intermédiaire entre Dieu et l'homme, car elle n'est parole que dans le moment où l'homme produit le verbe mental dont elle est la mesure; il en résulte que «la présence de Dieu dans la parole » dépend essentiellement ‑ en vertu de sa nature ‑de l'usus dont elle est l'instrument. Ce qui est vrai de la « veneratio » due à la réalité (voir note précédente) l'est à fortiori de la réalité elle‑même. Dieu est présent dans la parole prononcée. Le Christ est présent dans les espèces consacrées. Diverso tamen modo. La Présence réelle ne saurait le céder sous quelque rapport que ce soit à quelque autre présence que ce soit[13]. Le dispositif nouveau, pratiquement impéré par l'OM, constitue pour le moins dans le « concret » une surprenante « manuductio ».


Le Sacrifice n'est plus enté en la Présence du Christ et n'est plus expressément signifié comme étant le Sacrifice du Christ.


L'unité de la Présence dite « par concomitance », identique à elle‑même en l'une et l'autre espèce consacrée, la distinction qui, au sein de la Présence, résulte de ce que le fait d'être « terminé » et de subsister appartient à l'Hostie consacrée en vertu du Corps et au Vin consacré en vertu du Sang, ces vérités sont étrangères à la doctrine qu'implique l'OM.


En même temps que ce fondement, rappelé par le Concile de Trente, disparaît le Sacrifice lui‑même. « Cena dominica est sacra synaxis seu congregatio populi Dei» (N 7, p. 15). «Prex eucharistica [est] prex gratiarum actionis et sanctificationis » (N 54, p. 25). La Messe de l'OM n'est signifiée ni comme étant un sacriflee ni comme étant le Sacrifice du Christ.


De là résultent deux conséquences ‑ l'une concerne le Sacrifice lui‑même et la finalité de l'assemblée eucharistique, l'autre le « président » de cette même assemblée c'est‑à‑dire le prêtre ministre du Sacrifice.


Examinons d'abord, d'après l'OM, quel rapport existe entre le Sacrifice et la finalité de l'assemblée.


L'analyse du contexte sémantique dans lequel se trouve inséré l'hapax « mysterium crucis » (N. 59, p. 61) a montré que l'emploi de cette locution ne peut constituer une référence à la doctrine précise de la Messe‑Sacrifice. La même conclusion s'impose si on considère d'autres incidences du mot sacrificium. Car le sens de ce mot est en fait insuffisamment déterminé.


« Ipse Dominus agit... sacrificium et convivium paschale instituens » (N 48, p. 24). Que désignent au juste respectivement l'expression sacrificium paschale et l'expression convivium paschale ? Quel rapport y a‑t‑il entre le sacrificium et le convivium sensés être différents l'un de l'autre ?


« Sensus autem hujus orationis [prex eucharistica] est ut tota congregatio fidelium se cum Christo conjungat... in oblatione sacrificii » (N 54, p. 26). «Etiam presbyter celebrans... populum sibi sociat in offerendo sacrificio per Christum in Spiritu Sancto Deo Patri... » (N 60, p. 29).


De quel « sacrifice » s'agit‑il ? Si c'est le Sacrifice du Christ, qui peut donc l'offrir sinon le Christ Lui‑même ? Seipsum obtulit. Et d'ailleurs, offrir le sacrifice [du Christ] par le Christ , se présenterait comme un non‑sens. Il est bien vrai que le prêtre, et le peuple avec lui, offrent le Sacrifice du Christ, en ce sens que entés dans le Christ, étant mentalement et réellement in memoria Christi, ils offrent ce que le Christ offre Lui‑même, c'est‑à‑dire Son Sacrifice. Mais cette acception exige que « sacrifice » (sacrificio offerendo) soit référé expressément au Christ comme Principe de l'offrande, et non pas signifié indéterminément.


Et si « in offerendo sacrificio » désigne un sacrifice autre que celui du Christ, alors quel est au juste ce sacrifice ?


La question se pose, non pas seulement à la réflexion mais inéluctablement au cours même de l'«action ».


D'une part en effet, le souverain et unique Prêtre réellement et substantiellement présent est en un lieu « privé », à part, relégué puisque c'est vers un autre lieu, vers l'Autel, que le regard se tourne spontanément (voir 3 notes avant). Comment dès lors les assistants seraient‑ils induits à penser qu'il s'agit de Son Sacrifice à Lui, puisqu'Il est là à quelques pas et qu'on ne s'occupe nullement de Lui ?


D'autre part : « In celebratione Missae fideles efficiunt... ut gratias Deo agant et immaculatam hostiam, non tantum per sacerdotes manus sed etiam una cum ipso off erant et seipsos offerre discant » (N 62, p. 30). Que signifient concrètement les mots « immaculatam hostiam » ? Ils ne peuvent être référés aux oblats comme ils l'étaient lorsqu'incorporés dans une prière maintenant supprimée, celle de l'Offertoire : « Suscipe Sancte Pater omnipotens aeterne Deus hanc immaculatam hostiam. »


On inclinerait donc à penser que « immaculatam hostiam » désigne le Christ, car on ne voit pas qu'aucune autre « hostia » puisse être parfaitement pure. Mais voici que cette hostie immaculée est offerte par les fidèles en même temps que par le prêtre, et non pas seulement par les mains du prêtre ; et voici que cette offrande est assimilée à celle que les fidèles font d'eux‑mêmes, et voici que probablement pour cette raison elle est appelée une offrande et non pas une oblation. Alors cette « offrande » qu'accomplissent les fidèles ne peut être l'oblation sacrificielle du Christ, parce que premièrement Seul le Christ S'offre Lui‑même, parce que deuxièmement le Christ S'offre Lui‑même exclusivement par le ministère du prêtre qu'Il constitue Son instrument.


La question demeure donc, stupéfiante pour quiconque a la foi : quel est au juste le contenu de cette « Celebratio missae» ? Elle n'est plus appelée « Sacrificium Missae,[14] » et on ne voit pas comment elle pourrait l'être en réalité.


La « congregatio populi », le fait que le peuple est réuni, doit évidemment être référé au Christ dès là qu'il s'agit de l'Eucharistie. Et comme la finalité ne consiste plus expressément à participer au Sacrifice du Christ, une autre finalité est proposée à l'assemblée: faire mémoire du Seigneur. Cette « mémoire», ce souvenir (Memoriale Domini, N 7 ; memoria ipsius Christi, N 55 c) devient donc l'objet de l'action sacramentelle et liturgique, il n'en est plus le principe. Cela est en parfaite cohérence avec le mode récitatif dévolu aux paroles « Hoc est enim Corpus meum, quod pro vobis tradetur ». Sous‑entendu : le Christ a prononcé ces paroles ; le prêtre (et pourquoi pas les fidèles, cela logiquement arrivera avant peu) répète ces paroles pour faire mémoire du Christ, tout comme on redit les paroles les plus marquantes d'un être aimé.


On retrouve ici, à un autre point de vue, l'éviction de la Présence, de la Présence réelle résultant de la transsubstantiation. C'est d'ailleurs une autre présence du Christ que l'OM indique comme étant visée par la « congregatio populi » : « Quare de sanctae Ecclesiae locali congregatione eminenter valet promissio Christi : « Ubi sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum » (Matth. 18.20) » (N 7). L'Eglise « locale » cessera d'être la maison de Dieu où réside la Présence, en même temps que cette Présence réelle se trouvera supplantée par une présence interpersonnelle qui peut être réalisée indépendamment du Sacrifice de la Messe.


Il y a comme un processus de désintégration en chaîne entre le Sacrifice et la Présence. L'unité est évincée, bien que l'exigence n'en puisse être annihilée. Mais cette rémanence d'unité joue « a contrario ». Dans la Messe véritable, l'unité de la Présence et du Sacrifice[15] fonde la réalité du Sacrifice sur celle de la Présence et justifie la réalisation de la Présence par celle du Sacrifice. Dans la synaxe de l'assemblée, le simulacre du sacrifice ne tolère plus qu'une présence dont la fin est humanisée, et, en retour, cette présence dévoyée de son ordination transcendante ne peut plus porter le sacrifice en sa véritable réalité.


Examinons maintenant comment, selon l'OM, le prêtre, ministre du Sacrifice agissant in Persona Christi, est commué en « président de l'assemblée ».


Le prêtre n'est situé qu'en fonction de son rapport avec l'assemblée.


C'est l'inéluctable conséquence de ce qui précède. Le but de la « prex eucharistica » est le nourrissement du peuple de Dieu et l'action de grâce (N 54). Mais comme l'action de grâce peut être rendue à Dieu indépendamment de la « prex », la finalité propre de celle‑ci est le nourrissement du peuple de Dieu en vue de sa sanctification, nourrissement auquel la Présence est ordonnée. Et cette finalité propre n'est donc plus l'accomplissement du Sacrifice du Christ, accomplissement d'ordre sacramentel strictement subordonné à la Présence réelle.


La Présence n'étant intégrée à l'Eucharistie qu'en raison de son rapport avec le peuple de Dieu, il en va de même pour le ministre de la Présence c'est-à‑dire pour le prêtre.


Le prêtre est avant tout celui qui préside l'assemblée, tout comme la Présence est essentiellement ordonnée à nourrir les membres de l'assemblée. L'un entraîne l'autre, inéluctablement.


Situer primordialement le prêtre en fonction de l'assemblée suppose évidemment que celle‑ci jouit d'une certaine, autonomie dans la célébration de l’Eucharistie, et ne peut qu'entrainer par voie de conséquence la désacralisation du sacerdoce qui n'est plus référé directement au Christ. L'une et l'autre chose se trouvent en effet contenues dans l'OM.


Le peuple de Dieu jouit d'une certaine autonomie dans la célébration de l'Eucharistie.

« Les fidèles offrent eux‑mêmes en même temps que le prêtre et pas seulement par les mains du prêtre l'hostie immaculée » (N 62, p. 30). Cette même doctrine se retrouve par exemple à propos de la prière universelle. « In oratione universali, seu oratione fidelium, populus, sui sacerdotii munus exercens,... » (N 45, p. 23).


La « fonction » ou « charge » sacerdotale appartient certes au peuple mais c'est d'une manière subordonnée. Le sacerdoce est en effet une unité d'ordre, ordre dont le Principe est le Christ. On ne voit donc pas qu'il puisse y avoir aucune partie de la Messe au cours de laquelle la fonction sacerdotale des fidèles existerait et s'exercerait d'une manière autonome. Dans l'acte même où il prétend s'affirmer comme atonome, le sacerdoce des fidèles cesse d'exister, tout comme une plante coupée de sa racine.


Le seul sacerdoce autonome, c'est celui du Christ, celui du prêtre lorsque le prêtre agit in Persona Christi[16]. C'est en réalité cette référence au Christ qui fonde, qui spécifie et qui définit le rôle joué par le prêtre dans l'accomplissement du Sacrifice. Mais cette référence au Christ doit fort logiquement être écartée en faveur d'une référence à l'« assemblée », en vertu de la définition initialement posée ‑ « Coena dominica sive Missa est sacra synaxis seu congregatio populi Dei... sacerdote praeside... » (N 7, p. 15). Si la Messe est formellement, et par essence, l'assemblée du peuple de Dieu, il s'ensuit que tout ce qui concerne la Messe se trouve en tant que tel référé à l'« assemblée ». En particulier, le prêtre est formellement, et par essence, le président de cette assemblée. Telle est l'inéluctable conséquence, en ce qui concerne le prêtre, du fait que la Messe n'est plus signifiée comme étant le Sacrifice du Christ enté en la Présence réelle du Christ.


L'OM rappelle, il est vrai, une seule fois d'ailleurs, que le prêtre agit in Persona Christi : « Etiam presbyter celebrans coetui congregato in persona Christi praeest » (N 60, p. 29).


Mais cette clause doit s'entendre en fonction de la finalité qui a été expressément stipulée : l'assemblée, dont le prêtre fait partie, est réunie pour faire mémoire du Christ. Le Christ a présidé la Cène, le prêtre joue le même rôle ; le prêtre joue le personnage du Christ, le prêtre agit in Persona Christi, comme « président ». « Presbyter... praest... », voilà si l'on peut dire l'essence de la fonction sacerdotale ; d'autres précisions peuvent être ajoutées, mais il faut évidemment les interpréter en fonction de l'essence elle‑même : les formules employées par lOM le montrent expressément, révélant par le fait même que les définitions posées pour la Messe (N 7) et pour la «Prex eucharistica » (N 54) doivent être entendues absolument, «ut littera sonat », et ne peuvent être considérées comme des compléments d'ordre pastoral apportés à la définition dogmatique formulée par le Concile de Trente.


Situer primordialement le prêtre en fonction de l'assemblée entraîne que l'action du prêtre comme ministre du Sacrifice se trouve minimisée dans son rapport à l'Eglise et altérée dans son rapport au Christ.


Le prêtre‑président ne peut plus être que « primus inter pares » ; il n'est plus celui qui, ontologiquement revêtu du Christ, accomplit, au titre d'instrument, un service dont Dieu Lui‑même est à la fois le Principe et la Fin.


«Celebratio Missae, ut actio Christi et populi Dei hierachice ordinati... » (N 1, p. 13) ‑ Le «hierarchice » permet de sous‑entendre le prêtre (voir note précédente). Mais celui ‑ci est présenté ‑implicitement seulement ‑ comme intégré au peuple de Dieu, non comme opérant l'actio in Persona Christi.


« Epiclesis : qua per invocationes peculiares Ecclesia virtutem divinam implorat, ut dona hominibus oblata consecrantur, seu Corpus et Sanguis Christi fiant... » (N 55, p. 26). Le rôle du prêtre n'est pas nié, mais il est « amalgamé». Quelle est, dans ce texte, la portée concrète du mot « Ecclesia » ? Les prières ne sont pas faites par l'« Eglise en général». Qui prononce ces prières ? D'où vient leur efficacité ? Un « ordo missae » n'est certes pas un traité de théologie. Mais on est en droit d'attendre qu'il emploie les formules précises qui correspondent à la vérité déjà définie. Les formules vagues ont pour effet de dissoudre et d'écarter la vérité.


Le sacerdoce étant défini par le fait de présider l'assemblée, le prêtre ne peut plus avoir par rapport au Christ qu'un rôle de représentation. Il n'est plus celui qui consacre efficacement in Persona Christi et par mode d'intimation.


« Cum sacerdos, Christum Dominum repraesentans, idem perficit quod ipse Dominus » (N 48, p. 24). « Representer » exprime bien un aspect de la liturgie sacrificielle ; mais l'expression demeure indécise. Il est, en effet, stipulé que le prêtre fait la même chose que le Seigneur Lui‑même ; mais le mot « représenter » suggère que toute cette action est une « représentation », dans le but de « faire mémoire de». Le texte ne dit pas qu'il y ait seulement une « représentation ; » mais il n'affirme pas clairement l'identité substantielle de la Cène et de la Messe, pas plus que l'exacte situation du prêtre par rapport au Christ.


Et comme il n'y a nulle part, dans l'OM, de formules plus précises que celles dont on vient de, faire mention, concernant les mêmes arguments, il s'avère évident que l'OM emploie systématiquement des expressions floues, ambiguës. Ces expressions n'éliminent pas l'interprétation conforme à la vérité, mais elles fondent positivement d'autres interprétations et même les favorisent.


Ce serait une erreur d'estimer que le mot « representans » pût signifier adéquatement le rapport que soutient avec le Christ le prêtre célébrant la Messe‑Sacrifice. Les prêtres qui, dans un proche avenir, n'auront pas eu la formation traditionnelle, ne restitueront ni les vrais principes ni l'entièreté de la vérité, passés sous silence par l'OM. Ils adopteront spontanément, et on peut le craindre avec l'absolutisme des « primaires », ecclésiastiques, ce qui est pire, les vérités diminuées et pour autant les pseudo‑principes partout suggérés. Et, même désireux « de faire ce que fait l'Eglise », ils se fieront en fait à peu près exclusivement à la pratique instituée par l'OM.


Consacreront‑ils validement ? On peut en douter légitimement. Le président de la synaxe n'étant plus le ministre du Sacrifice dont la réalisation est entée en la Présence, il lui suffit d'avoir les prérogatives que le peuple lui consent. Il pourrait fort bien n'être qu'un laîc « un peu plus homme que les autres membres de l'assemblée » : voilà ce que déjà maintenant affirment, au cours de l'homélie prononcée après l'Evangile de la Messe dominicale, des liturgistes qui font autorité.


Le président de l'assemblée prend dérisoirement appui sur ceux à qui il ne manifeste plus, humblement mais absolument, la miséricordieuse Toute-Puissance de Dieu. Le caractère sacré du prêtre est ainsi atteint à la racine, irrémédiablement. La désacralisation du prêtre ira jusqu'à ses plus extrêmes conséquences, parce qu'elle est strictement conforme à la nature du pseudo-sacerdoce impliqué par lOM.


Terminons ce paragraphe consacré au rapport entre le Sacrifice et la Présence, en indiquant quelle est, à ce même point de vue et d'après l'OM, la situation de l'Eglise en regard du Christ.


« eucharistica celebratio sua efficacia et dignitate semper est praedita, quippe quae sit actus Christi et Ecclesiae... » (N 4, p. 14).


L'économie du Sacrifice, appelé d'ailleurs célébration eucharistique, est ici exprimée succinctement et d'ailleurs semble‑t‑il fort justement. Actus Christi et Ecclesiae. Cette formule est malheureusement un hapax. Et elle constitue une sorte de « concession ». Il faut bien maintenir que la Messe a une valeur « quamvis fidelium praesentia et actuosa participatio... aliquando non possint haberi » (N 4, p. 14). Alors, dans ce cas ‑ in extremis ‑ on doit bien concéder que « eucharistica celebratio... sit actus Christi et ecclesiae ».


Mais le cas « normal », conforme à la nature de la nouvelle Messe, est décrit d'une manière imprécise, et, pour parler net, équivoque.


« Anamnesis : per quam, mandatum implens, quod a Christo Domino per Apostolos accepit, Ecclesia memoriam ipsius Christi agit, ... » (N 55, p. 26).


L'Eglise « fait mémoire du Christ». Telle est bien la traduction française, erronée et écartée, dont nous avons déjà parlé. Les apôtres, c'est‑à‑dire les évêques et les prêtres, doivent « faire ceci en la mémoire du Christ [en étant mentalement dans le Christ] »: voilà ce que dit l'Evangile, et saint Paul également. Le texte de l’OM contient deux transvections, également insidieuses, également erronées. Transvection à toute l'Eglise indéterminément de ce qui est commis distinctement aux apôtres et aux prêtres. Transvection à la fois grammaticale et sémantique concernant le complément d'objet. Le « Haec [quotiescumque faceretis] » désigne, selon le « mandatum » du Christ, la double consécration, la RES. Tandis que l'objet de la « factio », de l'« actio », devient d'après l'OM « memoriam ipsius Christi ». Ce n'est plus le prêtre, enté en la mémoire du Christ et mandaté par l'Eglise pour opérer in persona Christi, qui consacre... ce n'est plus cela la « celebratio eucharistica » ; mais c'est l'Eglise qui fait mémoire du Christ par une « représentation » de la Cène. Qu'on lise attentivement ! Qu'on comprenne ce qui est explicitement affirmé, mais qu'on discerne surtout ce que des formulations ambiguës et convergentes suggèrent inéluctablement ! On devra alors conclure que l'OM écarte au moins en fait, dans l'action liturgique dont il est la norme, toute la doctrine traditionnelle de la Messe-Sacrifice définie par le Concile de Trente. On cherche à comprendre...


C'est le peuple de Dieu qui est en réalité, pour la synaxe, le seul fondement d'une unité minimisée.


La dissociation du Sacrifice et de la Présence entraîne, on vient de le voir, que ces deux choses doivent être respectivement justifiées autrement que par leur commune unité. Mais l'erreur porte toujours en elle‑même l'irréfragable vestige de la vérité. A cause de cela, elle témoigne, par cela également elle séduit. Cette observation s'applique en l'occurrence, positis ponendis. Entre les deux composantes dissociées, l’OM instaure une unité surbaissée qui est à la véritable unité ce que les arrhes de la Promesse furent à la Réalité maintenant réalisée, ce que la nouvelle « prex eucharistica » est au Sacrifice de la Messe.


L'unité de la « synaxe », et en particulier celle de la « prex eucharistica », ne peut être fondée que sur le peuple de Dieu.


Cela résulte de ce que l'OM attribue en fait au peuple de Dieu les deux fonctions dont l'ensemble constitue l'essence même de la « prex eucharistica » : « prex gratiarum actionis et sanctificationis » (N 54, p. 25). Ces deux fonctions subvertissent respectivement la Présence et le Sacrifice.


La Présence comme telle n'est plus reconnue par l'OM ; elle n'est plus ce que d'abord on adore. Elle apparait, un peu honteuse et malmenée, comme quelque chose d'« utile ». Utile à qui ? Au peuple de Dieu.


Le but de la synaxe n'est plus de rendre présent dans l'espace‑temps le Sacrifice dont le Christ est le Prêtre éternellement. Le but immédiat de la synaxe, c'est une actio qui consiste à « faire mémoire du Christ ». Actio de qui ? Du peuple de Dieu.


Ainsi, la Présence et le Sacrifice ‑ ou du moins ce qu'en décrit l'OM sont comme il se doit réunis, mais d'où vient cette union ? Du peuple de Dieu.


En effet, le peuple de Dieu se nourrit et agit. Mais comme il agit pour louer Dieu, tandis qu'il se nourrit pour lui‑même, ces deux opérations ne sont pas convergentes du côté de leur achèvement ; elles ne peuvent donc être « un », ou le paraître, qu'en vertu de leur commune origine, savoir le peuple de Dieu.


Quoi qu'on en veuille, c'est donc inéluctablement au peuple de Dieu qu'il incombe de jouer le rôle de principe pour l'unité de la synaxe : unité ridiculement dégradée, parce qu'elle vient d'en‑bas et parce qu'elle se trouve en exacte contre‑position avec l'unité vierge et véritable qui vient d'en‑Haut.


Voici le peuple de Dieu s'arrogeant le pouvoir de jouer le rôle du Fils de Dieu... « Et Yahweh Dieu dit Voici que l'homme est devenu comme l'un de Nous... »


Le peuple de Dieu ne réussit en fait à fonder, pour la synaxe, qu'une caricature d'unité. Pas n'est besoin de le prouver, il n'est que d'observer.


Unis par l'homme, « louer » et « se nourrir » ne sont que juxtaposés, et n'ont plus rien de commun sinon la vulgarité. L'action de grâce après la Communion, là où elle a lieu, se fait assis et non à genoux ; il semble que l'ingestion absorbe l'adoration. L'assimilation des espèces consacrées ne porte cependant son fruit qualitativement irréductible que dans l'achèvement de l'envol théologal. Jésus et Lui Seul peut réaliser l'unité entre les deux choses, entre l'assimilation dont Il est le Principe et le Terme ‑ « nous faisant avoir un même corps et un même sang avec Lui » (saint Cyrille de Jérusalem), « nous faisant être changés en Lui (tu mutaberis in Me) » (saint Augustin) ‑ et l'adoration dont Il est également le Principe et le Terme ‑ « credo Domine, fac ut magis credam ». Le fait d'être assis ‑ et pour si peu d'instants ! ‑ suggère, surtout collectivement, le remerciement familier ‑ et possiblement orchestré ! qui normalement suit un repas. La louange est ravalée à ce niveau ; alors qu'elle peut et doit, par la grâce de Jésus, se trouver suspendue à l'en‑Haut. « Louer » et « se nourrir » ne sont pas vraiment « un », divinement « un ». Unis par l'homme, ils se dé‑divinisent mutuellement ; et, par la médiation de l'assemblée, ils aboutissent à l'homme, individuellement.


Il est inutile d'insister sur tant de désordres empoisonnés. Mais il importe extrêmement d'observer que ces désordres ne sont pas un épiphénomène, un « fait marginal » ressortissant au hasard ou au malheur des temps. Ils sont la conséquence et pour autant l'indice de la désordination qui ébranle le fondement et qui se propage dans tout l'édifice, disloquant d'autant plus chacune des parties que celles‑ci étaient entre elles parfaitement connectées.


La Présence et le Sacrifice constituent, doivent constituer, une unité d'ordre qui est le principe de l'économie de la Messe. Détruire l'Ordre dans le Principe c'est le détruire partout. Qui en refuse l'évidence devrait y être ramené par l'observation des conséquences.


L'évidence, la voici :


la Présence et le Sacrifice sont « un » : Un, parce qu'ils procèdent l'un et l'autre du Christ qui en vertu de Sa Personne est uniment Prêtre et Victime:

Seipsum obtulit; tandis que la manducation et l'action de grâce ne sont «unies» pour composer la synaxe que fonctionnellement ; cette « union » tient à ce que le même «peuple de Dieu» est moralement le sujet de l'une et l'autre opération.

« Nisi Dominus aedificaverit domum... » L'ordonnancement de la synaxe est croulant, comme la statue aux pieds d'argile ; il témoigne, il témoignera de l'ordre véritable de la véritable Messe comme un vestige peut le faire de la Vérité.


Les choses font retour à l'origine d'où elles sont issues. La « prex eucharistica » procède de l'homme, elle fait retour à l'homme.


La « prex eucharistica » est l'affaire du peuple de Dieu.


Le « bon peuple », c'est‑à‑dire l'ensemble des chrétiens qu'on voudrait abuser, sent avec clairvoyance, non par la raison mais par l'instinct de la foi, que les malfaçons en fait homologuées par l'OM ne sont pas la véritable Messe.


L'assemblée et son président forment un ensemble clos. Le ciel existe au‑dessus ; mais il faudrait, pour le trouver, regarder en l'air. Qui s'en aviserait 1 et qui l'oserait ? L'autel est au centre matériellement, mais les regards se croisent au‑dessus de lui et ne peuvent s'y fixer. La synaxe est semblable à une réunion de salon, favorable à la conversation. Dieu n'en est pas absent, mais Il n'est pas manifesté comme étant présent. La Présence réelle, la Présence qui est substantiellement celle du Prêtre‑Victime, il est entendu qu'elle ne doit pas être sur l'autel où se célèbre la « prex eucharistica », il est entendu qu'on ne doit pas s'en occuper. Le peuple de Dieu et son président font entre eux leur affaire à eux. Dieu certes y intervient, mais exclusivement pour donner la nourriture et pour en être remercié. Dieu intervient en tant que relatif à l'homme, c'est tout.


La « prex eucharistica » ne s'élève pas vraiment jusqu'à Dieu.


Qui est Dieu en Lui‑Même ? Quelle sorte de relation y a‑t‑il de l'homme à Dieu, en raison de la nature de Dieu et de la nature de l'homme ? Ces questions qui sont primordiales en regard de l'amour, et sans lesquelles il ne peut donc y avoir aucune religion vivante, l'OM les ignore. La très Sainte Trinité est tenue à l'écart, comme la Présence. Les gestes de l'adoration sont mesurés avec une parcimonie calculée qui aboutira à leur complète suppression. « Suscipe Sancta Trinitas », « Placeat Tibi Sancta Trinitas », « In Majestate adoretur Aequalitas » : les deux premiers sont supprimés, le troisième ne sera plus dit qu'une fois l'année.


Cela s'explique organiquement, en vertu de la nature du sacrifice.


Le sacrifice constitue conjointement à la prière la démarche essentielle de la religion naturelle et partant de toute religion vraie. Le sacrifice est un acte par lequel l'homme reconnaît et manifeste à l'égard de Dieu sa condition de créature subordonnée à Dieu. Tout l'Ancien Testament montre phénoménologiquement les éléments et l'ordre de cette définition. Le rôle de l'homme, et qui doit être aussi son propos, consiste à offrir ; le sacrifice d'holocauste est offert à Dieu pour Dieu seul, c'est ce que l'on peut appeler la finalité transcendante du sacrifice. En retour, il revient à Dieu et à Lui Seul d'agréer le sacrifice. Et comme cette acceptation est nécessaire pour que le sacrifice soit constitué comme tel en sa réalité, on peut la considérer comme étant l'élément essentiel ou la finalité immanente du sacrifice. Si le sacrifice n'est pas agréé, le but en est manqué et l'essence en est altérée.


L'acceptation par Dieu du sacrifice offert par l'homme était, avant le péché, fondée sur l'ordre de nature. Le péché a détruit cet ordre. En sorte que l'agrément du sacrifice est maintenant subordonné à une décision libre de Dieu. Le péché a donc eu pour effet de ruiner l'unité du sacrifice, d'abord en sa finalité et par voie de conséquence en sa réalité. Offrir le sacrifice ne suffit plus pour que celui‑ci soit agréé ; et s'il ne l'est pas, il n'y a pas de sacrifice. Le propos de l'homme visant la finalité transcendante peut être frustré, du fait que Dieu n'en fonde pas l'accomplissement dans la finalité immanente.


En retour, si le sacrifice est agréé, c'est dans la Sagesse même de Dieu qu'il recouvre une unité et une réalité qui sont d'un autre ordre, surnaturel et meilleur ; alors, racheté en son essence, le sacrifice peut à son tour devenir rédempteur.


Cela étant, on comprend la logique interne selon laquelle se déroule l'OM. Si, offrant le sacrifice, on omet de demander à Dieu de daigner en réaliser la finalité immanente (voir l’antépénultième note) il ne convient plus d'en exprimer la finalité transcendante ; car, sans l'agrément de Dieu, le propos de l'homme devient non consistant.


Aucun sacrifice n'a de droit à être agréé, sinon celui du Christ. On ne peut donc demander l'agrément du sacrifice sans avoir, d'abord, rappelé que l'offrande est entée dans le Sacrifice du Christ.


Aussi l'offertoire de la Messe réfère‑t‑il toute la liturgie sacrificielle, premièrement à la très Sainte Trinité[17], deuxièmement à la Passion de Jésus[18]. Le Sacrifice est ainsi, dès l'origine, justifié, assuré : justifié par sa fin immanente qui consiste en son agrément par Dieu, il est par le fait même assuré de sa fin transcendante qui est la Gloire de Dieu. Les supplications hiérarchisées des offrants peuvent alors intervenir: leur signification et leur portée sont fondées absolument, divinement.


L'altération de l'offertoire dans l’OM ruine cet équilibre[19]. Il est dérisoire de demander l'agrément d'un sacrifice (N N22, 25, p. 85) qui est originellement et exclusivement signifié comme un échange « accepimus panem... ex quo nobis fiet panis vitae » (N 19, p. 84).


Des observations semblables valent pour les prières concernant la préparation de l'offrande... « Deus qui humanae substantiae ... mirabiliter condidisti…mirabilius reformasti... » L'homme avait par nature le droit de présenter un sacrifice agréé. L'homme a perdu ce droit. L'homme le recouvre «mirabiliori modo ». L'assomption, par et dans le Sacrifice, de l'ordre originel rénové est ainsi exprimé. Le sacrifice qui aurait dû être la suprême expression de la religion dans l'ordre naturel est signifié comme étant recouvré. Tout l'ordre du dessein divin est ainsi signifié comme sous‑jacent au Sacrifice du Verbe incarné.


Voilà ce qui est supprimé. L'OM ne fait donc plus état, d'emblée, de ce qui fonde l'agrément du sacrifice offert par l'homme en état de péché. Le «prex eucharistica» n'est pas signifiée comme étant un sacrifice. L'est‑elle vraiment ? On ne saurait en être assuré. On comprend dès lors que cette « prex », en état de privation par rapport à sa véritable nature, C'est‑à‑dire inadéquate à sa finalité immanente qui consiste à être un sacrifice, vacille en son dynamisme et s'avère en fait impuissante dans l'accomplissement de sa finalité transcendante. Le « Placent Tibi Sancta Trinitas » ne peut être fondé que sur le « Suscipe Sancta Trinitas ». Supprimer l'un rend inéluctable de supprimer l'autre. Et en retour, si on renonce à donner à la « prex » son achèvement ultime en la signifiant comme constituant un sacrifice Placeat Tibi, alors il n'est plus utile de demander qu'elle soit un sacrifice véritable C'est‑àdire un sacrifice agréé ; le Suscipe perd sa raison d'être, il doit disparaitre.


L'ordre doctrinal comporte une logique interne que de vaines raisons ne doivent pas faire oublier. En fait, c'est le « Placeat » qui a été en premier lieu supprimé. On a allégué que cette minute d'adoration silencieuse rompait le rythme de la célébration eucharistique et même l'« alourdissait ». Prétexte futile en regard d'un enjeu aussi grave. Cette suppression introduisait d'ores et déjà le changement radical de point de vue qu'impère l'OM. Le Sacrifice de la Messe est ordonné à la Gloire de Dieu, à la restauration de l'ordre de la création, cet ordre étant envisagé en fonction de Dieu comme le rayonnement de sa Sagesse. Ce même ordre est maintenant visé directement comme constituant le bien de ceux qui le composent. La finalité transcendante du Sacrifice était indiquée ; elle ne l'est plus, et cela fort logiquement, puisque le sacrifice s'il existe encore n'est plus comme tel signifié.


On dira que la finalité transcendante propre au sacrifice se trouve exprimée dans la « prex eucharistica » par le « Per ipsum et cum ipso et in ipso », auquel, fort heureusement d'ailleurs, plus de solennité est accordée. Mais d'une part l'honneur et la gloire ne sont pas l'adoration. Selon le vocabulaire moderne, qui seul importe pour le « peuple de Dieu » tel qu'il est, l'adoration s'adresse à Dieu Seul et elle s'exprime éminemment dans le sacrifice qu'elle inspire. Tandis que l'honneur et la gloire conviennent également à la créature, à chaque créature conformément à son rang. Ces vocables ne sont donc pas aptes à rappeler que la « prex eucharistica » a un caractère proprement sacrificiel. Ils expriment, en l'occurrence éminemment, mais simplement, la nature de la « prex eucharistica », «prex scilicet gratiarum actionis et sanctificationis » (N 57, p. 25). L'éviction du Suscipe et du Placeat est donc sans compensation.


D'autre part le mot « Trinité » ne figure pas dans l'OM, sauf dans la Préface de la Très Sainte Trinité qui doit n'être plus dite qu'une fois l'année. L'omission est certainement intentionnelle puisqu'on l'observe également dans les nouvelles litanies des saints. Or le mot Trinité est inséré dans de nombreux énoncés dogmatiques, et l'usage en est consacré par la tradition[20]. «Trinité » signifie, par antonomase, pour le peuple chrétien : « Mystère ». Mystère qu'on retrouve et qu'on adore en tout autre mystère. Mentionner « Trinité », c'est inviter implicitement à adorer et par là même à tendre vers le suprême achèvement de l'adoration qui est le sacrifice. En supprimant toute mention de « Trinité » l'OM supprime en fait le vestige de toute référence à la notion de sacrifice; il instaure en fait une nouvelle « prex », laquelle se trouvera de plus en plus empêchée par l'inexorable logique des faits de remonter vraiment jusqu'à Dieu.


C'est à Dieu Lui‑Même qu'est offert le Sacrifice : « Suscipe Sancta Trinitas. » C'est Dieu Lui‑Même qui agrée le Sacrifice : « Placeat Tibi Sancta Trinitas. » C'est l'adoration de Dieu Lui‑Même, Un et Trine, qui constitue la fin suprême du Sacrifice: « adoretur Aequalitas ». Tout cela n'a de sens et de réalité qu'au point de vue de Dieu. Tout cela évidemment s'écroule, si le Sacrifice du Fils de Dieu fait Homme est commué en banquet du peuple de Dieu, lequel est composé d'hommes qui doivent déjà, beaucoup s'efforcer pour simplement être homme.


Rien pour «Dieu Seul », rien qui ne soit en fonction de l'homme. Tel est le principe qui en fait commande implicitement l’OM. De l'Ordre du Sacrifice de la Messe, dont la sublime unité est fondée en Dieu Lui‑Même, il ne reste que des débris qui considérés simplement en lumière naturelle n'arrivent pas même à avoir le visage de la religion vraie.


Le Sacrifice de Jésus, tout comme la Parole, tout comme la foi,; va de Dieu à Dieu en passant par l'homme. La synaxe va de l'homme à l'homme en passant par Dieu.


Les deux choses paraissent avoir en commun une zone médiane située entre Dieu et l'homme. En réalité, elles sont antagonistes quant à leur dessein, ramenant d'une part l'homme à Dieu et d'autre part Dieu à l'homme.


Le Sacrifice, qui procède de la mystérieuse profondeur de Dieu et y fait retour, atteint l'homme également en sa profondeur de créature. Ainsi l'homme est saisi, assumé, élevé, sauvé, par son Sauveur le Verbe incarné.


La synaxe, qui part de l'homme, ne peut que ramener lourdement l'homme à lui‑même ; c'est l'inexorable loi fondée en la Sagesse divine : les choses font retour à l'origine d'où elles sont issues. Quant à atteindre Dieu en Lui-Même, le vrai Dieu, Celui qui témoigne de Sa propre Nature en Se sacrifiant par Amour, cela la synaxe y échoue. Et même, comme si elle était consciente d'une congénitale impuissance, elle ne le tente même pas. S'adresser à TRINITÉ se savoir agréé de TRINITÉ, adorer TRINITÉ, tout cela est pour l'homme préoccupé de soi seul hors portée. L'OM l'admet en fait, parce que la cohérence demeure, au sein de l'erreur elle‑même, le vestige qui témoigne de la vérité.


Les observations qui précèdent pourraient malheureusement être complétées. Celles que nous avons explicitées ont un caractère typique ; elles suffisent à montrer la co‑essentielle viciosité de l'OM.


On se méprendrait du tout au tout si on voyait dans les suppressions ou altérations contenues dans l'OM des modifications concernant seulement le « modus loquendi », le mode d'expression. Ces modifications ressortissent à l'ordre de la signification, au « modus significandi », et par le fait même à la « res » à la réalité signifiée; car, celle‑ci étant mystère, elle est pour nous subordonnée à la présentation qui en est faite par l'Eglise, surtout s'il s'agit d'une chose qui par sa nature même s'adresse immédiatement à tous. Les théologiens savent « distinguer » ; ils le font parfois à l'excès et se confinent par là dans l'abstrait. Le « peuple », même « de Dieu », ne « distingue » pas. Il croit.


C'est donc le contenu de la foi qui est changé. Qu'on veuille bien relire


[Christus]... ut dilectae sponsae suae Ecclesiae visibile (sicut hominum natura exigit) reliqueret sacrificium, quo cruentum illud semel in cruce peragendum repraesentaretur[21]. « En vue de laisser à l'Eglise, son Epouse bienaimée, un sacrifice représentant visiblement, conformément à la nature de l'homme, le sacrifice sanglant qui devait être accompli sur la croix une fois pour toutes... » Il s'agit bien d'un sacrifice ! Et la suite de cet admirable texte précise, rappelle, que le Christ a offert à Dieu le Père son Corps et son Sang sous les espèces du pain et du vin. Le Sacrifice est offert à Dieu, ordonné à Dieu d'abord.

Et voici maintenant l'OM, déjà cité :

« La Messe est l'assemblée du peuple de Dieu sous la présidence du prêtre pour faire mémoire du Seigneur.» (N 7, p. 15).

« La prex eucharistica, centre et sommet de toute la célébration, est une prière d'action de grâce et de sanctification .» (N 54, p. 25).

Le « peuple de Dieu» devrait‑il, en l'acte même par lequel il s'approche au plus près de Dieu, devenir oublieux de la condition de l'homme ? de l'homme qui est créature de Dieu, de l'homme qui a péché contre Dieu, de l'homme qui est racheté par Dieu, de l'homme qui doit en conséquence présenter à Dieu le sacrifice de la religion vraie en se fondant dans l'unique Sacrifice en droit agréé, celui du Verbe incarné mort par Amour pour sauver l'humanité.


Le propos de l'OM serait‑il de donner satisfaction aux orgueilleuses exigences d'une humanité qui au fond n'adore plus qu'elle‑même ? Ne serait‑il qu'une « concession » provisoire ? Ne répondrait‑il pas au propos d'accueillir, pour le mieux convertir, l'homme trop sûr de lui‑même et donc de sa victoire

Il n'y a pas à en juger. Dieu jugera.


Quoi qu'il en soit, il reste que la catéchèse diffusée par la liturgie décrite dans l'OM ne fait plus état d'une doctrine qui, si elle n'est pas la plus primitive de toutes les vérités enseignées par le Verbe incarné, constitue le trésor tout à fait propre de la religion par Lui fondée: la souffrance, baptisée dans l'Amour, doit devenir pour chaque membre de l'humanité pécheresse la croix qui sauve en Jésus crucifié. Donner un sens et une valeur à la souffrance, cette question demeure béante même lorsque, pour ne pas l'affronter, l'homme s'étourdit et en vient à penser qu'il instaurera sur terre un bonheur sans ombre. Justifier la souffrance humaine, cela n'est réalisé que dans la Personne du Dieu fait homme qui a assumé la souffrance, humaine par Amour.


Ce dont l'homme a le plus besoin, universellement et personnellement, il ne le trouve que dans le Sacrifice du Christ. Et c'est pourquoi, mû par le même et véritable Amour qui L'inclina à Se sacrifier, Jésus « a laissé à son Eglise un sacrifice visible comme il convient à la nature de l'homme (voir note précédente)»; Sacrifice qui, par le ministère de l'Eglise, s'adresse à toute l'humanité. Il y a là un Trésor sacré, sacré absolument parce qu'il vient de Dieu; sacré également au point de vue de l'homme, car l'exigence que seul il peut combler, ontologiquement inviscérée au cœur de tout homme bien qu'aucun homme n'ose loyalement l'affronter, transcende par le fait même toute l'humanité. Priver l'homme de ce Trésor, ce serait désacraliser l'homme en même temps que la religion fondée par le Dieu fait homme.


Or, sans présumer ni d'intentions qui appartiennent à un passé déjà « dépassé », ni de l'avenir dans lequel Dieu réalisera un bien meilleur que celui présentement oublié, on est fondé à craindre que dans le tout proche présent l'OM soit en fait utilisé comme un puissant instrument pour porter le coup de grâce à la « hiérarchie», c'est‑à‑dire à la manifestation ordonnée des réalités saintes et sacrées. Bornons‑nous à quelques observations, typiques et non exhaustives.


Le nouveau Confiteor retient, en sa seconde partie seulement, le recours à l'intercession de la Sainte Vierge des Anges et des Saints : « Ideo precor beatam Mariam semper Virginem, omnes Angelos et Sanctos, et vos, fratres, orare pro me ad Dominum Deum nostrum » (N 3, p, 80).


Les saints qui figurent au Confiteor après l’Archange saint Michel constituent un ensemble significatif au point de vue de l'Eglise, et au point de vue du mystère du salut. En outre, cet ensemble consignifie, par son ordination même, le type de concrétude qui appartient en propre à une « hiérarchie », réalité si importante puisqu'elle induit à comprendre la nature du rapport entre l'homme et Dieu. C'était là une éducation discrète, accessible à tous, efficace sans discours. inutiles. Pourquoi la supprimer ?


L'idée de hiérarchie affleure également dans la double confession du prêtre et du peuple, laquelle marque d'emblée que le prêtre a, à la Messe, un rôle distingué, un rôle à part. La confession commune mêle le prêtre aux autres, à tous. C'est l'un des « fratres », il « préside ». Il ne donne plus l'absolution des péchés. Il n'est plus le ministre du Christ, s'accusant distinctement comme homme parce qu'il est distinctement comme personne le ministre du Christ. Cette déviation se retrouve partout dans l'OM. Nous l'avons déjà observé à propos du rite de la communion, décrit par l'OM comme étant commun au prêtre et aux fidèles.


Enfin le Confiteor abrégé aura pour effet d'émousser l'instinct de la foi s'exerçant à l'égard des réalités invisibles. Primordialement, à l'égard des Anges et des Saints « omnes Angelos et Sanctos» (N 3, p. 80). On les met tous ensemble. C'est noyer dans le vague, une réalité difficile à saisir. Il n'y a d'ailleurs pas un collectif « Anges », encore moins un collectif « Anges et Saints ». Les formules de la lex orandi ont en l'occurrence à suggérer une chose aussi importante que difficile, à savoir le caractère personnel de réalités non sensibles, lesquelles risquent de ce chef d'être assimilées à des abstractions. Les moins avertis des pédagogues connaissent cette difficulté. Les Anges ne sont pas des fées, ni les Saints des spectres errants. Cette confusion ne manquera pas de se produire si on n'inculque plus au peuple chrétien de s'adresser à tel Ange, à tel Saint. Les Anges sont déjà fort oubliés. L'OM donne le coup de grâce. Pourquoi ? Qui a demandé chose pareille ?


D'ailleurs, en vertu de cette sorte d'implication qui inscrit dans l'ordre des faits la justice immanente qui tient à l'ordre des natures, le sens de l'invisible, atrophié, ne s'exercera pas plus à l'égard des « fratres » absents qu'à l'égard des Anges et des Saints. Si en effet on demande, parce qu'on se reconnait pécheur, l'intercession de la Sainte Vierge, des Anges et des Saints, il faudrait reconnaître ‑ comme on le faisait avant ‑ qu'on est pécheur devant ces mêmes personnes. Reconnaître, dans la première partie du Confiteor, que l'on pèche contre ses « frères », sans reconnaître qu'on pèche aussi contre les autres membres du Corps mystique, membres invisibles mais présents eux aussi, c'est admettre en fait que le caractère sensible de la présence des « frères » entraîne qu'ils constituent dans le Corps mystique une portion séparable. Cette liturgie eucharistique aux dimensions du « peuple de Dieu » contient en son origine même un recroquevillement du « peuple » sur la portion de lui-même immédiatement visible. Cela ne peut contribuer à réaffermir le sens du sacré ; cela, bien au contraire on peut le craindre, induira le «peuple de Dieu » à ne plus concevoir la « prex eucharistica » comme un sacriflee, pas même au sens augustinien de sacrum facere.


Des observations semblables valent en ce qui concerne les dispositions nouvelles normant la célébration de l'Eucharistie.


Cette célébration aura lieu, en fait, n'importe où. Le Sacrifice se trouvera donc ipso facto dissocié de la Présence. L'Eglise ne sera plus le lieu du culte, le symbole efficace de l'unité du culte. La « mensa Domini», substituée dans l'Eglise à l'autel où demeure la Présence réelle, deviendra, hors l'Eglise, n'importe quelle table. Dans ces conditions, par quel décret arbitraire exigera‑t‑on d'entourer d'honneur la table sise dans l'église ? Ça ne tiendra pas, ce qui n'a pas de raison d'être ne tient pas. Et il n'y aura plus de culte sacré, nulle part. Les eucharisties domestiques dégénéreront en agapes « fraternelles », et leur multiplication achèvera d'émousser le sens de la Présence réelle.


L'OM autorise l'usage du pain ordinaire pour la célébration eucharistique. « Sedula cura... caveatur ne vinum acescat, neve panis corrumpatur vel nimis durus fiat, ita ut difficulter frangi possit. » (N 285, p. 66).


Cette précision « pain devenu trop dur » n'a évidemment aucun sens pour le pain azyme. On regrette que l'OM use d'un procédé indirect pour évincer une tradition dont il rappelle l'existence, savoir l'usage du pain azyme dans l'Eglise latine. Les latins sont très loin d'avoir, et ont de moins en moins, le sens inné du sacré qu'ont les slaves ou les orientaux. Le pain azyme, s'il est bien préparé (« glacé »), permet une cassure nette, sans la production de fragments minuscules pratiquement irrécupérables. Le pain ordinaire ne fera qu'accuser les inconvénients qu'entraine l'usage d'hosties non glacées. Dans la plupart des concélébrations, actuellement, de très nombreuses parcelles sont perdues. Tout se passe pratiquement comme si on ne croyait plus à la Présence réelle.


Recevoir l'Hostie dans la main accélérera le processus de la désacralisation si dangereusement liée à la « démythisation ». L'homme contemporain est, par ses habitudes de pensée, à l'antipode de la mentalité en fonction de laquelle ce rite avait une portée religieuse et sacrée[22]Discerner dans le saint‑chrême la présence de l'Esprit[23] incline à adorer la Présence réelle dans l'Hostie.

Et pour quiconque découvre en chaque réalité de l'ordre cosmique un vestige de l'Incarnation qui constitue une certaine Présence du Christ[24] toucher l'Hostie constitue un couronnement gratuit, lequel s'intègre normalement dans la réception du Sacrement. Mais c'est un bien curieux « aggiornamento » que de proposer au chrétien du vingtième siècle un geste qui aura pour lui une signification tout juste opposée à celle qu'il eut effectivement en fonction d'une autre mentalité. L'OM ne précise rien quant au rite de la communion dans la main. Mais il laisse de grandes latitudes aux Conférences épiscopales. L'expérience commence à montrer que la mise en oeuvre de cette licence va dans le sens indiqué par l'OM, et non du tout vers une restauration de l'ordre sacré.


Quelle peut être l'exacte portée de l'OM


Telle est la question qui est à l'origine de ces réflexions.


On est fondé à craindre que, ne mettant plus en évidence le Sacrifice de Jésus, l'OM ne le voue en fait à l'oubli ; car ce Sacrifice est une réalité trop surnaturelle pour que l'homme puisse, sans signe, s'en souvenir et en vivre.


La religion naturelle impère à l'égard de Dieu la louange, et même une certaine assimilation qui fort inchoativement est déjà une « sanctification ». Le propos de la nouvelle « prex », «prex scilicet gratiarum actionis et sanctificationis » (N 54, p. 25) n'est évidemment pas celui de la religion naturelle. Cependant, il s'inscrit dans la même ligne ; il répond à l'attente connaturelle de l'homme idéal ; il ne fait plus face, au nom de la sublime Miséricorde de Dieu, à l'homme tel qu'il est en sa tragique réalité.


Ce changement de point de vue n'est pas une « hypothèse » que suggérerait la lecture de l'« Institutio generalis ». Il s'inscrit dans les faits. Le symptôme en est précisément que le sens du sacré, déjà si gravement oblitéré, sera définitivement ruiné par l'application de l'OM, lequel homologue nombre de comportements déjà pratiqués.

Concomitamment se trouvera de plus en plus inculqué au « peuple de Dieu » le point de vue qui consisté à juger de tout en fonction de l'homme; et l'omission d'ordre liturgique observable dans le texte de l'OM, se traduira concrètement par l'oubli du Sacrifice que Jésus Lui‑Même a institué comme étant la preuve et le sacrement de son Amour.


Le Christ, «grand Prêtre selon l'ordre de Melchisedech » a volontairement accompli, sitôt après la première transsubstantiation, l'effusion sanglante et totale qu'Il avait solennellement annoncée. Ces deux choses ont été liées ontologiquement, en vertu de l'Amour qui les inspira l'une et l'autre à leur Auteur. Cette unité une fois réalisée, c'est elle qui demeure. Et l'unité entre la Présence et le Sacrifice, c'est cela la Messe[25].


UN GROUPE DE THÉOLOGIENS.




  1. Livret de 174 pages. Couverture rouge. Tipys polyglottis vaticanis 1969. Nous désignerons ce document par les initiales OM.
  2. Nous adoptons la terminologie qui a prévalu dans les temps modernes. Nous désignons par " Présence réelle ” ou par “ Présence “ le fait que le Christ est substantiellement dans les espèces consacrées.
  3. Les 64 pages qui constituent l' Institutio generalis Missalis Romani » comportent 89 références. 87 d'entre elles sont empruntées à Vatican II, qui n'appartient pas au Magistère extraordinaire, 2 au Concile de Trente (Décret sur la Communion) qui appartient au Magistère extraordinaire. Le Magistère ordinaire peut avoir une portée dogmatique. Ce ne peut être le cas pour un document d'ordre pastoral que si ce document se borne à reprendre des points de doctrine traditionnelle.
  4. En ce sens que, concrètement les contraires s'excluent l'un l'autre mutuellement. Ainsi, par exemple « offrande » et « oblation » ne s'excluent pas formellement ‑ l'offrande peut s'achever en oblation. Mais si on dit « offrande » (offerimus), alors par le fait même, il est exclu que l'on dise « oblatio » Et comme l'ordre sacramentel induit en vertu de sa nature à saisir la réalité à partir du signe, ce qui concerne la dictio rejaillit ipso facto sur ce qui concerne la significatio. Ce qui est exclu matériellement au moins de la « dictio » se trouve en fait exclu formellement au niveau de la « significatio ». Il y a là un enchaînement, dont l'expérience montre bien qu'il est inéluctable.
  5. Nous disons bien « au lieu de » en vertu de ce qui est expliqué note 4.
  6. La permanence des réalités qui ont valeur de principe entraîne celle des réalités qui en sont en fait des conséquences. L'inverse n'est pas vrai. Les vérités les plus simples en elles mêmes sont également pour l'homme les plus difficiles et les plus utiles. Mais ne les appréhender que selon l'utilité, si haute soit‑elle, les ramène à la mesure humaine et les assujettit à se dégrader avec le temps. Ces sortes de vérités ne peuvent être effectivement conservées que si elles sont affirmées dans l'absolu de leur pureté.
  7. Le mot sacrificium apparait ici et là, mais dans un contexte qui en rend la sîgnification ambiguë. Cf. infra, pp. 19‑20.
  8. Voici, à cet égard, un intéressant passage de De Sacramentis " attribué à saint Ambroise” Quomodo potest, qui panis est, corpus esse Christi ? consecratione. Consecratio autem quibus verbis est et cuius sermonibus ? domini Jesu. Nam reliqua omnia, quae dicuntur in superioribus, a sacerdote dicuntur, laudes deo deferuntur, oratio petitur pro populo, pro regibus, pro ceteris ; ubi venitur, ut conficiatur venerabile sacramentum, iam non suis sermonibus utitur sacerdos, sed utitur sermonibus Christi. Ergo sermo Christi hoc conficit sacramentum. " (S. Ambrosii de Sacramentis. Livre IV, chap. 4 Florigelium Patristicum. Fasc. VII. Pars 1 Monumenta eucharistica liturgica vetustissima, 158.10159.2. Nous renverrons à cet ouvrage par le sigle F. P. ; 158.10 signifie page 158, ligne 10. Ce passage distingue clairement ce que le prêtre dit en usant du mode récitatif, et ce que le prêtre prononce au nom du Christ Lui‑Même en usant du mode intimatif.
  9.  peut signifier « vers » ou « pour », ou également « dans». Ainsi Marc 13.16 « Celui qui est dans  son champ, qu'il ne se retourne pas en  arrière ».  avec l'accusatif signifie le lieu, ou bien signifie à l'abstrait le mouvement qui est spécifié par ce lieu. (Jean HUMBERT. Syntaxe grecque. Paris 1960 ; pp. 293, 306.) En l'occurrence, même si on retient pour  le sens " vers " plutôt que le sens « dans », « [se tourner] vers la mémoire » s'entend évidemment d'un mouvement signifié à l'abstrait. En sorte que  signifie en fait le résultat du mouvement pour celui qui « se [tourne] vers la mémoire du Christ ». Ce résultat consiste à être en mémoire du Christ. Ce texte ne signifie aucunement une action dont la mémoire ou commémoraison du Christ serait le résultat.
  10. La « forma » dont il est fait mention dans les documents du ive siècle ne comporte as ENIM, pas même pour la consécration U vin. Constitutiones Apostolorum : 1. VIII, ch. 12; F. P. 222.33, 39 ‑ Testamentum Domini nostri Jesu Christi § 23 ; F. P. 243.18 254.3.
  11. L'OM pose en effet en principe que la Présence réelle doit être conservée “in sacello ", ou “in aliquo altari " ou " in parte ecclesiae pernobili et rite ornata " (N 276, p. 64). Il s'ensuit que la Présence réelle n'est pas conservée sur l' " Altare majus ", celui " vers lequel l'attention des fidèles doit se tourner spontanément » (N 262, p. 62). Si la Présence se trouve en un lieu autre que l'autel majeur, elle n'est pas sur l'autel majeur. Les contraires s'excluent mutuellement.
  12. Pontificia Commissio Decretis Concilii Vaticani II interpretandis. Responsa ad proposita dubla ‑ III De capite VI, 21 Constittionis dogmaticae de Divina Revelatione « Dei Verbum ». (AAS. t. LX, p. 362). D. Utrum in verbis «Divinas Scripturas sicut et ipsum Corpus dominicum semper venerata est Ecclesia, cum, maxime in Sacra Liturgia, non desinat ex mensa tam verbi Dei quam Corporis Chriti panem vitae sumere atque fidelibus porrigere », Constitutionis dogmaticae de Divina Revelatione Dei Verbum, adverbium « sicut » significare valeat eamdem esse seu aequalem venerationem Sacrae Scripturae debitam ac venerationem debitam Ss Eucharistiae. R. Venerationem esse tribuendam tam Sacrae Scripturae, tam Corpori dominico diverso tamen modo seu ratione, uti eruitur ex Constitutione de Sacra Liturgia Sacrosanctum Concilium, n. 7 ; Litteris Encyclicis Mysterium Fidei, diei 3 sept. 1965 : AAS. 57 (1965), p. 764 ; Instructione S. R. C. diei 25 maii 1967 Eucharisticum Mysterium, n. 9 : AAS. 59 (1967), p. 547.
  13. S S. Paul VI l'a rappelé avec force et clarté dans l'Encyclique Mysterium Fidei.
  14. Le mot Missa est employé couramment dans l' « Institutio generalis », concuremment à de nombreuses locutions : eucharistia, liturgia eucharistica, convivium pascale, etc. Le mot sacrificium est également employé plusieurs fois (Cf. note 7). Mais # l'Institutio generalis » écarte en fait la locution traditionnelle Sacrificium Missae; « le très Saint Sacrifice de la Messe » (Concile de Trente ‑ Session XXII) devient la « celebratio Missae » (N 1, 2, 14, 62, ... ).
  15. Les documents du ive siècle, ou antérieurs, affirment habituellement que la synaxe est ordonnée à un sacrifice (Cf. note 19). Le réalisme de la conversion eucharistique (ou, selon le vocabulaire moderne, de la Présence réelle) est également affirmé avec force. Sancti Cyrilli Hyerosolomis Catecheses mystagogicae . IV. 1, F. P. 93.20‑27 ; IV. 6 (Bien que les sens suggèrent qu'il y ait seulement du pain et du vin, la foi rend certain qu'il y a le Corps et le Sang du Christ), F. P. 95, 4‑14 ; 96.34‑40 ; V. 7, F. P. 101. 9‑18. Epistula Apostolorum ad Smyrnoos, F. P. 336.5‑6. Tertullianus. Adversus Marcionem 4.40 « sic et in calicis mentione testamentum constituens sanguine suo obsignatum substantiam corporis confirmavit » F. P. 355.27‑28. L'emploi du mot substance pour désigner la réalité contenue dans les espèces consacrées est fort ancien; S. S. Paul VI l'a rappelé dans l'Encyclique Mysterium Fidei.
  16. Les fidèles de la primitive Eglise comprenaient aisément que leur fonction, de quelque nom qu'on l'appelât, s'exerçait conjointement à celle du Pontife et des prêtres, dépositaires d'un pouvoir divin. Car l'idée de hiérarchie était manifestée sensiblement, jusque dans la discipline de l'assemblée. Dans l'église de Dieu, chaque catégorie de fidèles a sa place « comme chaque espèce animale dans la création » (Didascalia II.57; F. P. 36.5‑22 ‑ Constitutiones Apostolorum 11. 57 ; F. P. 183.9‑184. 5). «Lorsque le sacrifice a été offert, chacun à son rang accède au Corps et au Sang, comme au corps du roi... ; les femmes sont voilées » (ibid. F. P. 186.11‑24). Les nombreuses invocations dont la codification est à l'origine des « Litanies des Saints » sont proclamées par le Diacre. Mais il revient au Pontife de conclure et au peuple de dire Amen : « Episcopus deinceps perficiat. Populus dicat Amen » (Testamentum Domini nostri Jesu Christi 1.35, F. P. 240‑242). La participation active des fidèles était absolument subordonnée aux fonctions hiérarchisées du Pontife, des prêtres, des diacres, des sous‑diacres. Le document plus tardif du pseudo‑Denys (vers 500) développe largement la sainteté de la “ hiérarchie ” en particulier celle de l'ordre des prêtres (De Ecclesiae Hiérarchie 111.3, 6. F. P. 301.19‑25).
  17. Suscipe Sancta Trinitas est gallican, il se trouve notamment dans la Messe du diocèse de Paris au début du XIIIe siècle. « Suscipe Sancte Pater », équivalent du « Suscipe Sancta Trinitas », l'a supplanté. Il se rencontre dans le livre de prières de Charles le Chauve (875‑877). Le Micrologus, écrit probablement au xc siècle, observe que le Veni Sanctificator est récité « juxta Gallicanum Ordinem », et le « Suscipe Sancta Trinitas » « non aliquo ordine, sed ex ecclesiastica consuetudine » (P. L. CLI. 984 A) (Cf. A. FORTESCUE The Mass, a study of the Roman Liturgy 1912).
  18. Saint Justin. Dialogue avec Tryphon. « Même lorsque les chrétiens ont égard aux aliments solides ou liquides, ils ont appris à n'accomplir de sacrifices que ceux par lesquels ils rappellent la passion que le Fils de Dieu a soufferte pour eux » (117.2‑3) (F. P. 339.2‑8). Saint Cyprien. Epistula 63.9. « Nous découvrons que dans le calice offert par le Seigneur, cela qu'Il déclara être [son[ Sang avait été du vin. D'où il apparaît que le Sang du Seigneur n'est pas offert si le vin manque dans le calice. D'où il apparaît également que le sacrifice du Seigneur ne serait pas célébré saintement comme il se doit, si notre oblation et notre sacrifice ne répondaient pas à sa passion (nisi oblatio et sacrificium nostrum responderit passioni) » (F. P. 358.23‑27).
  19. Les documents des quatre premiers siècles emploient habituellement le mot sacrificium pour désigner soit l'acte d'oblation soit les oblats eux‑mêmes. C'est signifier que ces choses sont radicalement ordonnées au Sacrifice dont elles vont devenir le signe sensible en vertu de l'opération divine. Il ne s'agit pas précisément d'un échange entre Dieu et l'homme, car Dieu Seul fonde l'agrément de l'oblation que l'homme offre par le ministre de Dieu. La réception du Corps du Seigneur constitue une participation à son Sacrifice: « Accepto corpore domini et reservato utrumque salvum est, et participatio sacrificii et executio officii » (Tertullien. De oratione 19. F. P. 355.1‑2). Saint Justin et saint Cyprien expriment la même idée.
  20. Le « Placeat tibi Sancta Trinitas » se rencontre déjà au Xe siècle dans l'Ordo de Ratoldus de Corbie. Le Testamentum Domini nostri Jesu Christ! mentionne une supplique adressée à la Trinité en même temps que l'offrande du pain et du vin consacrés . « Offerimus tibi hanc gratiarum actionum, aeterna Trinitas... » (F. P. 254.13). Cette prière suit l' « Unde et memores » et peut être à l'origine du « Supplices te rogamus ».
  21. Concile de Trente. Session XXIII. Ch. 1 Den.z 1740
  22. « Accédant donc [à la Communion], ne le fais pas les paumes des mains ouvertes ou les doigts écartés, mais que ta main gauche fasse une sorte de trône pour la main droite qui doit recevoir le corps du roi ; et reçois le corps du Christ dans la cavité de la main [droite] en répondant AMEN (Le texte grec comporte la particule : cet amen, lequel signifie en fonction du contexte ecclésial un acte de foi en la Présence réelle du Corps du Christ). Quant aux yeux, qu'ils soient sanctifiés en touchant [à leur manière] le Corps saint, en sorte que tout attentif à recevoir ce corps lui‑même, tu n'en laisses perdre si peu que ce soit ; car si tu laissais s'égarer quoi que ce soit [de ce Corps], tu en ressentirais une diminution en tes propres membres. Dis‑moi un peu, si quelqu'un te donnait des parcelles d'or, ne veillerais‑tu pas sur ces parcelles avec grande diligence, tout attentif à éviter le dommage que serait pour toi le fait d' en perdre quoi que ce soit ? Ne dois‑tu donc pas être incomparablement plus diligent, de peur que ne s'égare à cause de toi ne fût‑ce qu'une miette de ce qui est incomparablement plus précieux que l'or et les pierres précieuses» (Saint Cyrille de Jérusalem. Catéchèses mystagogiques V. 2 §. F. P. 108.18‑109.15). Que penserait saint Cyrille de ce que l'on peut actuellement observer ? Certains fidèles qui viennent de communier se frottent les mains l'une contre l'autre pour rejeter les parcelles d'hostie qui demeurent adhérentes. Que signifie, pour ces « fidèles » (?) l'Amen qu'ils viennent de prononcer ? Réintroduite matériellement après seize siècles, la pratique qui suit la lettre va en fait contre l'esprit. C'est un beau cas d'historicisme. Saint Cyrille a d'ailleurs explicité dans une catéchèse précédente le fondement spirituel, pour la personne humaine, de l'attitude extérieure qu'il préconise : le corps suit l'âme, c'est l'ordre. * C'est avec l'absolue certitude de la foi que nous recevons ces choses comme étant le Corps et le Sang du Christ. Car c'est le Corps qui t'est donné, typiquement dans le pain ; et c'est le Sang qui t'est donné, typiquement dans le vin, en sorte que recevant le Corps et le Sang du Christ, tu Lui deviens concorporel () et consanguin (). Ainsi nous devenons christophores (), lorsque le corps et le sang du Christ se trouvent distribués dans nos membres. Nous devenons, comme le dit le bienheureux Pierre, participants de la nature divine » (Catéchèses mystagogiques IV 3. F. P. 94.6‑18). « Quilibet suscipiens eucharistiam, antequam illam sumat, dicat: Amen. Et postquam receperit (manu) [particulam[ ex eucharistia, oret sic . Sancta, sancta, sancta Trinitas ineffabilis, da mihi, ut sumam hoc corpus ln vitam, non in condemnationem. Da mihi, ut faciam fructus qui tibi placent, ut, cum appaream placens tibi, vivani in te, adimplens praecepta tua, et cum fiducia invocem. te, Pater, cum implorem super me tuum regnum et tuam voluntatem, nomen tuum, sanctificetur, Domine, in me, quoniam tu es fortis et gloriosus et tibi gloria in saecula saeculorum. Amen. Qua oratione finita, sumat. Accipiens autem. ex calice, dicat semel iterumque : Amen, in plenitudinem. corporis et sanguinis » (Testamentum. Domini nostri Jesu Christi 1.23. F. P. 258.6‑16). La version originale, en grec, de ce document est perdue. Mais on possède les quatre versions syriaque, copte, aethiopienne, arabe. Même s'il n'a pas de valeur officielle, le « Testamentum » renseigne sur la pratique de l'Eglise dans la seconde moitié du IVe siècle.
  23. « De même qu'après l'invocation du Saint‑Esprit le pain de l'Eucharistie n'est pas du pain ordinaire mais le Corps du Christ, ainsi... après l'invocation, l'onguent est trans­formé en un don du Christ et du Saint‑Esprit, par la présence de la divinité ide l'Esprit] (Saint Cyrille. catéchèsemystagogiques III. 3. F. P. 89.15‑24). Le rapprochement entre les deux cas n'est pas une identification. Le Corps est dans le « types » que constitue le pain. L'Esprit est présent dans le chrême. Le chrême ne devient pas, le chrême demeure matériellement le même, après comme avant l' « invocation ». Aussi, ce qui est dans le chrême lui‑même, c'est seulement la présence de l'Esprit. Tandis que ce qui est dans le qu'est devenu le pain, c'est le Corps lui‑même ; ce n'est pas la  du Corps. Les vocables modernes Présence, Présence réelle, ont acquis en fait une portée métaphysique que n'a pas le mot  Il reste que, dans les deux cas, celui du pain et celui du chrême, l'attitude est psycholo giquement la même, à la fois mentalement et physiquement. On touche ce qu'on ne laisse as de considérer comme sacré, parce que précisément on escompte être rendu, par ce contact, participant de ce caractère sacré. L'occidental du xxe siècle est de plus en plus étranger à cette mentalité.
  24. C'est en quoi consiste le " mysticisme objectif " dont saint Cyrille d'Alexandrie fut le témoin le plus autorisé durant la première moitié du ve siècle. Par exemple, l'eau du Jourdain est sanctiflée du fait que le Christ y est baptisé. Une telle manière de voir ne fut pas universellement partagée, mais elle est typique d'un puissant courant de pensée. Toucher une chose a, de soi, deux significations différentes et même opposées. On saisit l'objet dont on use; on approche les lèvres, discrètement, d'un trésor vénéré. Toucher une chose sacrée, ce peut être un sacrilège qui va jusqu'à désacraliser. Toucher une chose sacrée, ce peut être l'acte suprême de l'adoration à l'égard de ce dont on reconnaît ainsi la suréminente communicabilité. Et comme il s'agit d'un geste extérieur et publie, c'est en fait le “contexte social” qui constitue le principal facteur de décision entre ces deux interprétations. Un rite doit être l'expression de la foi, à moins qu'il ne dégénère en superstition. Un geste délicat ne peut être fondé que sur la ferveur de la foi. Il faut réanimer celle‑ci avant de rénover celui‑là; si on procède à l'inverse, le signe à cours forcé ne fait que manifester la carence de la réalité.
  25. Saint Jean de la Croix, saint Jean‑Marie Vianney, Padre Pio, d'autres encore, connus ou inconnus, ont été, au cours de certaines célébrations, et demeurent pour toute l’Eglise les témoins privilégiés de cette unité. En consacrant, c'est vraiment le Sacrifié que le prêtre rend Présent. Ce qui est vrai toujours, Dieu a daigné en certains cas le manifester sensiblement.
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