Les deux cités

De Salve Regina

Doctrine sociale de l'Église
Auteur : Père Emmanuel

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

Introduction : la morale.

La morale est la science qui doit régler les mœurs : définir la morale, c’est démontrer son indispensable nécessité. Il n’y a pas là-dessus de contestation tous les hommes reconnaissent la nécessité de la morale. Mais quand il s’agit d’en venir au fait, tous ne tombent pas d’accord sur le point d’où la morale devra tirer sa règle et sa sanction.

Pourtant, si l’on voulait réfléchir, il ne serait pas difficile de reconnaître que la morale, ensemble des lois qui s’imposent à l’humanité tout entière, ne peut être que l’expression de la volonté de Celui qui a créé l’humanité et lui a assigné les lois de sa conduite et les moyens par lesquels elle peut arriver à sa fin.

D’où il suit que sans Dieu, il n’y a pas de morale digne de ce nom.

Pourtant, il est des hommes qui s’évertuent à inventer une morale sans Dieu ; ils la puiseront, disent-ils, dans la nature.

Voyons-les à l’œuvre. La nature est bonne, telle qu’elle est sortie des mains de Dieu, et la morale selon la nature n’est autre chose que la morale selon Dieu. Tous les vrais philosophes reconnaissent que la loi naturelle n’est nulle part enseignée plus clairement que dans le décalogue. Ainsi la loi vraie de la nature vraie, n’est autre chose que la voix de Dieu édictant ses dix commandements.

Donc la nature, bien comprise, mène droit à Dieu, son auteur.

Mais il y a des hommes qui ne veulent pas de Dieu, pas de décalogue, et qui pourtant veulent de la morale. Où iront-ils la trouver ? Et en supposant qu’ils la trouvent, comment lui donneront-ils l’autorité et la sanction, deux choses sans lesquelles il ne saurait y avoir de morale ?

La nature qui repousse Dieu n’est autre chose que la nature déchue : et c’est en elle, déchue comme elle est, que certains hommes de notre temps veulent puiser la morale. C’est la morale de l’intérêt, ou du plaisir, ou de la vanité : c’est en un mot ce que la révélation désigne sous le nom de la triple concupiscence; et qui étant la formule des inclinations de la nature déchue, devient pour certains hommes la règle des devoirs, la loi de la morale. C’est purement et simplement le renversement de toute morale.

Il y a longtemps que nous chrétiens nous connaissons cette morale de la nature. L’apôtre saint Paul l’a stigmatisée en ces mots énergiques : Conduisez?vous selon l’esprit (morale de la nature vraie), n’accomplissez pas les désirs de la chair (morale de la nature déchue) : car la chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit et l’esprit en a de con­traires à ceux de la chair. (Gal., V, 17.)

Un moraliste chrétien a tracé les caractères de ces deux morales, dont l’une est la lumière, l’autre la nuit : l’une le principe de tout progrès et de toute félicité, l’autre la voie du mal et de la ruine en ce monde et en l’autre. Il dit :

 


1. La nature (déchue) n’a jamais d’autre fin qu’elle-même. 1. La grâce (c’est-à-dire la nature vraie, restaurée par la grâce du Sauveur) fait tout pour Dieu, en qui elle se repose comme en sa fin.
2. La nature ne veut point être ni mortifiée, ni vaincue, ni être soumise, ni se soumettre. 2. La grâce porte à se mortifier, résiste à la sensualité, n’affecte pas de jouir de sa propre liberté (Libéralisme !)
3. La nature travaille pour son intérêt propre, et calcule le gain qu’elle peut tirer des autres. (Exploitation de l’homme par l’homme.) 3. La grâce ne recherche ni son utilité ni son avantage propre, mais ce qui peut être utile à plusieurs. (Dévouement au prochain.)
4. La nature aime les honneurs (Surtout quand ils sont accompagnés du traitement.) 4. La grâce rend fidèlement l’hon­neur et la gloire à Dieu.
5. La nature aime l’oisiveté. (Un des principes les plus féconds de l’immoralité.) 5. La grâce embrasse volontiers le travail. (Le travail embrassé selon Dieu est essentiellement moralisateur.)
6. La nature convoite les biens du temps. (Comme si le bonheur était dans leur possession.) 6. La grâce aspire aux biens éternels, ne s’attache point à ceux du temps, et a son Trésor dans le Ciel où rien ne se perd. (C’est pour cela que nous donnons volontiers aux pauvres.)
7. La nature est cupide, et reçoit plus volontiers qu’elle ne donne. 7. La grâce est désintéressée, se contente de peu, et juge plus heureux de donner que de recevoir.
8. La nature incline vers les créatures, la propre chair, la vanité, la distraction. 8. La grâce mène à Dieu, à la vertu, hait les désirs de la chair, réprime nos écarts.
9. La nature fait tout pour le gain et l’intérêt propre. (C’est l’égoïsme partout.) 9. La grâce ne recherche aucun avantage temporel, et ne demande d’autre récompense que Dieu. (Principe de dévouement et de désintéressement.)
10. La nature sourit aux puissants et flatte les riches. (Prétendant attirer sur elle comme une ombre, un reflet de la puissance et des richesses d’autrui.) 10. La grâce est plus portée vers le pauvre que vers le riche, et sympathise plus volontiers avec l’inno­cent qu’avec le puissant. (S’inclinant vers les plus faibles, elle leur apporte un appui, et reçoit d’eux une recom­mandation devant Dieu.)
11. La nature ramène tout à elle-même. (Comme pour dominer tout, et alors elle crie à l’égalité.) 11. La grâce ramène tout à Dieu, principe de toutes choses : (et c’est l’ordre vrai, en dehors duquel il n’y a pas de liberté.)
12. La nature veut paraître à l’extérieur et veut que ses sens goûtent par leur expérience propre de beaucoup de choses. (En cela semblable à Ève qui voulut voir, et toucher, et goûter) 12. La grâce n’a cure de ce qui est nouveauté ou curiosité : elle sait que tout cela est l’effet de l’antique corruption (de la nature, dont nous sommes rachetés et délivrés par Notre ­Seigneur Jésus-Christ).

Ainsi parlait au XIII° siècle l’auteur de l’Imitation (Liv., III, Ch. LIV). La lutte de la chair et de l’esprit lui était bien connue, et, alors comme aujourd’hui, il y avait des hommes qui, pour trouver la loi morale, regardaient en bas, tandis que d’autres, dans le même but, regardaient en haut.

Et les uns et les autres travaillaient à l’édification d’une cité en laquelle ils se promettaient d’être heureux. « Deux amours, dit saint Augustin, firent deux cités, Babylone et Jérusalem : d’un côté l’amour de soi-même jusqu’au mépris de Dieu ; de l’autre l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi-même. »

L’amour de soi-même jusqu’au mépris de Dieu, c’est bien là le dernier mot de la morale sensualiste, comme l’amour de Dieu jusqu’au sacrifice de soi-même est le caractère de la morale spiritualiste, de la morale vraie.

Les deux cités, les deux morales sont en présence, et, pour répéter le mot de saint Paul, elles sont en lutte : Sibi invicem adversantur. (Gal., V, 17.)

Nous les voyons à l’œuvre, là, sous nos yeux, et même plus près de nous encore : au fond de nos consciences, nous entendons les cris de guerre partant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Si nous suivons la morale de la jouissance sensuelle, nous tombons ; si nous suivons la morale du renoncement et du sacrifice, nous nous élevons ; en tombant, nous risquons de demeurer tombés éternellement : en nous élevant, nous nous dégageons du mal et nous allons à Dieu.

Une des deux voies paraît plus facile, c’est celle qui mène à la situation la plus pénible : l’autre semble présenter toutes sortes de difficultés, c’est celle qui mène à la paix de l’âme, à la sérénité de la conscience, à la délecta­tion du bien, à la jouissance du vrai. Choisissons, et allons à Dieu.


I. Entrée en matière.

Rien n’est plus connu que ces deux mots : le bien, le mal. Et pourtant il est assez rare de savoir attribuer le mot bien à ce qui est vraiment bien, et le mot mal à ce qui est vraiment mal. La Sainte Écriture nous apprend qu’il y a des hommes qui font, à ce sujet, la plus étrange comme la plus déplorable confusion : Malheur à vous, dit le Seigneur par la bouche d’Isaïe, malheur à vous qui appelez mal ce qui est bien, et bien ce qui est mal, qui des ténèbres faites la lumière, et de la lumière les ténèbres, qui appelez amer ce qui est doux, et doux ce qui est amer. (Isaïe, V, 20.)

Il est rare que l’on aille jusqu’à cette extrémité, mais combien souvent l’on hésite à appeler le bien de son nom, le mal de son nom. On craint parce qu’on ne sait pas assez, ou parce que, tout en sachant, on n’ose pas avouer ses convictions et rendre hommage à la vérité.

Il en résulte que l’âme, n’ayant pas eu la force de rendre témoignage au bien, perd quelque chose de la connaissance même du bien : car, c’est une loi de la justice divine, l’esprit paie les faiblesses de la volonté. Ces faiblesses sont le fruit ordinaire des malheureuses concupiscences, et Dieu les punit en laissant se répandre dans les esprits un commencement d’aveuglement, juste châtiment de nos défaillances et de nos lâchetés.

Afin donc que la volonté soit plus puissamment portée à s’attacher au bien et à rejeter le mal, il est souveraine­ment important de savoir clairement où est le bien, où est le mal.

Désireux de venir en aide au moins à quelques-uns de nos lecteurs, nous avons écrit ce petit travail sur les deux cités.


II. Ce qu’il faut entendre par les deux cités.

Le mot cité désigne une réunion d’hommes vivant d’ac­cord sous les mêmes lois et les mêmes magistrats. Il peut s’entendre d’une ville en particulier, d’une commune comme nous disons, ou d’un État, formé de toutes les communes soumises aux mêmes lois et au même pouvoir souverain. Quid est civitas, dit saint Augustin, nisi multitudo hominum in quoddam vinculum redacta concordiæ ?(Epist., olim V.)

Mais nous voulons prendre le mot cité dans un sens beaucoup plus large, et considérant que Dieu est le roi des rois, qu’il a créé pour son service les anges et les hommes, nous dirons que tous les anges et tous les hommes qui sont et veulent être fidèles à Dieu, étant soumis à la loi très juste et très sainte de la volonté de leur Créateur, forment ensemble une seule et même cité, la cité de Dieu.

D’autre part, les anges et les hommes qui ne sont pas soumis à la loi de la volonté de Dieu, mais ont trouvé bon de se soumettre à la loi de leur propre volonté, forment ensemble une seule et même cité, la cité du monde, et du diable et de l’enfer.

Comme donc il y a la cité du bien, il y a aussi la cité du mal.


III. Principe de la constitution des deux cités.

Saint Augustin qui nous a donné une première défini­tion d’une cité, va nous en donner une seconde, identique au fond à la première, mais plus courte, il dit : Civitas, concors hominum multitudo. (Epist., Olim LII.) Une cité, c’est une réunion d’hommes qui ont le cœur ensemble, ou, en d’autres termes, qui ont au cœur le même amour. C’est par l’amour que les hommes s’unissent ou se désunissent. Deux hommes qui ont le même amour sont unis ; deux hommes qui n’ont pas le même amour ne peuvent être que désunis.

S’il y a deux cités, c’est parce qu’il y a deux amours.

« Deux amours, dit saint Augustin, ont fait les deux cités. » Et le même docteur décrit ainsi les deux principes constitutifs des deux cités : « Ces deux amours, dit?il, dont l’un est saint, l’autre impur, l’un unissant, l’autre séparant, l’un voulant le bien de tous en vue de la société céleste, l’autre prenant le bien de tous et le soumettant à son propre pouvoir pour l’orgueil et la domination : l’un soumis à Dieu, l’autre jaloux de Dieu ; l’un tranquille, l’autre turbulent ; l’un pacifique, l’autre séditieux ; l’un aimant mieux la vérité que les louanges des discoureurs, l’autre avide de louanges ; n’importe d’où elles viennent ; l’un souhaitant au prochain le même bien qu’à soi­même, l’autre souhaitant de se soumettre le prochain ; l’un gouvernant les hommes pour le bien du prochain, l’autre pour son propre avantage ; ces deux amours qui se sont déjà trouvés dans les anges, l’un dans les bons, l’autre dans les méchants, ces deux amours ont formé les deux cités parmi les hommes. » (De Genesi ad litt., Lib. XI, c. XV.)

La nature viciée par le péché enfante les citoyens de la cité terrestre : quant à ceux de la cité céleste, ils naissent de la grâce qui délivre du péché la nature. Dans la cité terrestre, les hommes n’ont pour fin que la terre et leur amour-propre : dans la cité céleste, tout a pour fin Dieu seul, et en lui le bonheur éternel.

Toute cette doctrine se trouve résumée dans la maxime bien connue de saint Augustin : « Deux amours ont donc fait deux cités : l’une terrestre, œuvre de l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu ; l’autre céleste, œuvre de l’amour de Dieu, jusqu’au mépris de soi. Fecerunt itaque civitates duas amores duo : terrenam scilicet, amor sui usque ad contemptum Dei ; cœlestem vero, amor Dei usque ad contemptum sui. » (De civit. Dei, Lib. XIV, c. XXVIII.)


IV. Formation des deux cités.

Dieu est le fondateur de la cité sainte. Elle est parce qu’il l’a voulu : elle a ce que Dieu lui a donné : elle ne désire que ce que Dieu a bien voulu lui promettre, et elle n’aspire qu’à voir son Créateur afin de partager son bonheur.

Dieu l’a fondée sur les saintes montagnes, c’est-à-dire qu’il l’a commencée au ciel même par ses anges. Il la continua sur la terre par la création de l’homme. Mais l’homme, sur la terre, doit être citoyen de la cité céleste. Nostra conversatio in cœlis est, dit saint Paul ; et d’après le texte grec cela veut dire que nous sommes citoyens du ciel même. Rappelons-nous la définition de la cité : Concors multitudo. L’homme et l’ange sont appelés l’un et l’autre à aimer ensemble leur créateur comme à s’aimer les uns les autres; et cette unité d’amour les rassemble en une même cité dont Dieu est le souverain roi, le suprême législateur comme il en est le Créateur.

Aussi, Adam et Ève et ceux de leurs enfants qui demeu­rèrent fidèles à Dieu, ne nous apparaissent pas dans l’Écriture comme ayant bâti des cités terrestres. Il en fut de même des saints qui apparurent dans la suite des siècles. Écoutons saint Paul : « Animé de la foi, Abraham demeura dans la terre promise comme dans une terre étrangère, habitant sous des tentes avec Isaac et Jacob, héritiers de la même promesse : car il attendait la cité bâtie sur des fondements solides, dont Dieu est le fondateur et l’architecte. Ayant vécu selon la foi, tous ces saints sont morts, confessant qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre. Or des hommes qui parlent ainsi, font assez comprendre qu’ils cherchent leur patrie. Et de vrai, s’ils avaient regretté celle d’où ils étaient sortis, ils avaient bien le temps d’y retourner. Mais ils en désiraient une meilleure, qui est celle du ciel. Aussi Dieu ne craint-il point d’être appelé leur Dieu, et cela parce qu’il leur a préparé une cité. » (Heb, XI, 9?10... 13?16.)

Mais de même que parmi les anges il y eut des défec­tions et des chutes, il y eut aussi, dans l’humanité, une chute originelle, et bien des défections, même après la promesse du Rédempteur. Les anges tombés et les hommes déchus perdirent les uns et les autres le chaste amour de leur Créateur, et se trouvant unis par une certaine ressemblance de non-amour de Dieu et d’amour d’eux-mêmes, ils formèrent et forment encore la cité du mal. Satan en fut le premier auteur dans le ciel, et après lui Caïn continua son œuvre sur la terre. Désespérant de recouvrer le ciel, n’aspirant plus à la cité céleste, Caïn, avant de descendre en enfer, voulut se faire une ville sur la terre. L’Écriture dit de lui : « Il bâtit une cité. » (Gen., IV, 17.) Abel, son frère, n’en avait point bâti ; il appartenait à celle dont Dieu lui-même est le fondateur.

L’Écriture et la tradition appellent ces deux cités Baby­lone et Jérusalem.

Babylone signifie confusion, Jérusalem vision de paix.

La Jérusalem mystique commença par Abel : la Baby­lone mystique par Caïn. C’est saint Augustin qui en fait la remarque, et il ajoute : « Les constructions matérielles ne commencèrent que plus tard : les deux villes furent fondées en leur temps, pour être la figure éclatante des deux cités commencées antérieurement, et devant durer jusqu’à la fin pour être à la fin séparées. » (In Ps. LXIV.)


V. Comparaison des deux cités.

La cité de Dieu est l’œuvre de Dieu : elle est par un acte très saint et très bon du Créateur, lequel acte, en appelant les créatures raisonnables à l’existence, les appelle aussi à la grâce et enfin à la gloire, et se forme d’elles et en elles la cité qui est à lui.

En cette cité, tout est bien en tant qu’il vient de Dieu, tout est bon en tant qu’il tend à Dieu, et tout est heureux en tant qu’il demeure pour toujours attaché à Dieu.

La cité du monde est l’œuvre de la créature se séparant de Dieu par la désobéissance, vivant sans Dieu sous le prétexte d’une fausse liberté, et enfin aboutissant à un malheur irrémédiable dans l’enfer, là où les pauvres damnés auront faim et soif de Dieu, et ne pourront plus arriver à lui.

La cité de Dieu est Jérusalem, c’est la vision de la paix : là les âmes jouissent de la paix intérieure toujours, de la paix extérieure rarement, et ont à soutenir une rude guerre, presque continuellement.

La cité du monde n’a jamais la paix intérieure, et bien rarement la paix extérieure ; c’est pourquoi elle est com­parée dans l’Ecriture à la mer : « Les méchants sont comme une mer agitée qui ne peut se calmer, et dont les flots jettent de la fange et de l’écume : il n’y a point de paix pour les impies, c’est mon Dieu qui l’a dit. » (Isaïe, LVII, 20?21.)

La cité de Dieu traverse le temps pour arriver à l’éter­nité : son cœur est fixé en Dieu qui ne passe pas : c’est pour cela que les maux présents sont impuissants à lui ôter sa paix intérieure.

La cité du monde, désespérant de l’éternité, voudrait se fixer dans le temps, mais le temps qui passe lui enlève tous les jours les objets de ses jouissances trompeuses ; c’est pourquoi elle n’a point la paix.

Les deux cités sont maintenant confondues et extérieurement mêlées : l’enfant de Jérusalem est coudoyé par les enfants de Babylone : ils peuvent habiter ensemble sous un même toit, vivre à la même table, manger du même pain, mais ils n’ont point au cœur le même amour. Et c’est là, comme nous l’avons dit, le principe de la distinction des cités dans le présent, comme ce sera la cause de leur séparation dans l’éternité.


VI. Mœurs et coutumes de la cité du monde.

Les mœurs sont le fruit des amours. Tel amour, telles mœurs. Or l’amour qui règne en la cité du monde, c’est l’amour de soi : l’amour de soi mal entendu, l’amour de soi se faisant soi-même sa fin, sa loi, sa raison d’être, ce qui est la négation de Dieu.

Cette simple remarque nous donne l’explication de l’athéisme moderne. Nos impies ont la logique du mal : logique funeste dont ils sont les victimes.

L’amour de soi étant pris ainsi comme loi suprême, ne peut cependant trouver en soi sa satisfaction. Dieu seul se suffit à lui-même. Et les créatures qui veulent singer Dieu dans cette sublime prérogative ne tardent pas à reconnaître leur indigence. Dans la maison de mon Père, disait l’enfant prodigue, les mercenaires même ont du pain en abondance, et dans ce pays-ci, moi, je meurs de faim.(S. Luc, XV, 17.)

Alors, manquant de tout, la créature regarde autour d’elle ou au-dessous d’elle ; elle va quêtant, par-ci, par-là, ou de la gloire, ou des possessions terrestres, ou des plaisirs : c’est-à-dire que l’amour-propre, forcé de sortir de lui-même, se montre par une des trois concupiscences, et cherche ainsi à attirer à soi de quoi satisfaire à son besoin d’aimer, de jouir, de posséder : besoin invincible et cependant insatiable.

Toute la morale de la cité du monde, morale indépendante comme on le voit, découle de cette source funeste de l’amour-propre, source qui se divise en trois branches, et va se répandant de tous côtés, pour y promener son indigence, mendier des satisfactions, et cela toujours en vain, car les satisfactions manquent et l’indigence reste.

C’est un des caractères de la cité du monde, elle veut jouir dans le présent ; et pour l’amour de cette jouissance dans le présent, elle sacrifie toute espérance dans l’avenir.

Saint Augustin dit quelque part que, dans la cité de Dieu, par le cœur la chair est purifiée : Per cor caro mundatur. (De civit. Lib. X, c. XXV). Mais dans la cité du mal, là où le cœur est ainsi livré à l’amour-propre, il devient lui-même souillé, et il ne tarde pas à souiller la chair qu’il aurait dû sauver.

C’est pour cela que dans la cité du monde on ne veut point de la sainteté du mariage : on aime les unions libres, c’est-à-dire la liberté du désordre. Dans le mariage même, on ne veut pas des fruits du mariage.

Voici quelques petits traits de mœurs qui nous sont fournis par l’histoire. « Saint Augustin nous apprend que les Manichéens, qui ne se permettaient pas le mariage, se permettaient toute autre chose. C’est que, selon leurs principes, c’était proprement la conception qu’il fallait avoir en horreur. Ces hérétiques se mitigeaient quelquefois à l’égard du mariage. Un certain Hartuvin le permettait, parmi eux, à un garçon qui épousait une fille… encore ne devait-on pas aller au-delà du premier enfant. » (Bossuet, Hist. des Variations, liv. XI.)

Dans ces conditions, la femme est sans dignité, la vie sans honneur comme sans bonheur, et la mort sans espérance. Reste donc, comme dit saint Paul, l’effroyable attente du jugement et le feu qui dévorera les ennemis de Dieu. (Heb., X, 27.)


VII. Mœurs et coutumes de la cité de Dieu.

Si la cité du monde aime à sa manière, la cité de Dieu aime à la manière de Dieu. Ici, toute la loi se résume dans la charité, l’amour de Dieu et du prochain. La charité, dit saint Augustin, la charité douce en parole, plus douce en action.Dilectio, dulce verbum, sed dulcius fac­tum. (In Epist. S. Joann. Tract. VIII.)

Aimer Dieu et chercher en lui le bonheur, c’est ce qui règle en nous tout l’homme intérieur : Aimer le prochain et lui souhaiter d’être avec nous heureux en Dieu, c’est ce qui règle tout l’homme extérieur : et alors tout étant bien ordonné avec Dieu, tout se trouve bien ordonné avec les hommes.

C’est pour cela que toutes les législations dignes de ce nom sont puisées dans les dix commandements de Dieu : tous les législateurs reconnurent qu’ils ne sauraient mieux régler les États qu’en imitant, selon la mesure du possible, la législation de la cité de Dieu, laquelle est le premier des États, et par conséquent la règle comme le salut des États temporaires et transitoires.

La cité de Dieu professe donc, avant tout, le respect de Dieu, ce respect qui se nomme l’adoration : par suite, elle professe le respect du prochain, qui est l’œuvre de Dieu et qu’il faut aimer pour Dieu.

C’est de là que découle toute la morale chrétienne morale qui, tout en assurant l’éternel bonheur des hommes, leur procure aussi la plus grande somme possible de paix et de bonheur ici-bas : en sorte que si l’humanité tout entière était unie dans l’adoration de Dieu et dans la pra­tique de sa loi, nous verrions diminuer, dans des pro­portions incalculables, les maux qui nous affligent ici-bas, et la terre pourrait devenir, comme jadis le paradis terres­tre, la terre pourrait devenir le vestibule du ciel.

C’est une chose à laquelle on ne réfléchit pas assez : et pourtant quoi de plus désirable que de travailler au repos et au bien de l’humanité sur la terre afin que tous aient la plus grande facilité possible de s’acheminer vers l’éternelle félicité.

Si la cité de Dieu était libre ici-bas, si elle pouvait déployer à son aise toutes les ressources de la charité que Dieu inspire au cœur de ses enfants, ce serait merveille de voir combien de souffrances disparaîtraient, combien les pauvres seraient consolés, combien le travail serait facilité, et combien la vie présente serait plus heureuse que nous ne la voyons.

Mais la cité de Dieu n’est pas libre ici-bas : elle a la liberté intérieure d’aimer, mais elle n’a pas la liberté extérieure de faire produire à son amour tous les fruits qu’il voudrait porter : elle en souffre, elle prie et demande à Dieu la délivrance, la liberté, la vraie liberté[1].


VIII. Lutte entre les deux cités.

Les hommes ont été créés pour vivre en société : ils s’appellent les uns les autres, ils veulent s’unir, se grouper, afin de s’aider mutuellement et de jouir ensemble des biens de la société.

Cet ordre vient de Dieu, et il aurait été gardé fidèlement et inviolablement si le péché n’eût pas mis le désordre dans le monde, et n’eût pas formé une cité à côté de la cité de Dieu.

Toutefois les habitants de la cité du monde n’ont point rejeté l’antique lien de société créé de Dieu parmi les hommes, et eux aussi tendent à s’unir les autres hommes dans une même communauté d’amour, de mœurs et par suite de cité.

D’autre part, la cité de Dieu, fidèle à son Créateur, aspire à réunir tous les hommes dans la connaissance et dans l’amour de Dieu, afin que tous aient part en elle et avec elle aux biens de la maison de Dieu.

On voit, dès lors, les points de départ de la lutte entre les deux cités. Chacune d’elles veut faire prévaloir l’amour qu’elle porte au cœur, et les mœurs qui en sont la suite.

La cité du monde a ses amours qui nous flattent, ses erreurs qui nous trompent, ses menaces et ses scélératesses qui nous épouvantent, amores, errores, terrores, dit saint Augustin, et avec ces armes elle entre en lutte contre la cité de Dieu.

De son côté la cité de Dieu porte en elle le chaste amour de son Dieu et de son prochain, la foi, et avec la foi, toute vérité, ses œuvres de paix, de dévouement pour tous et envers tous, et avec ces armes divines elle soutient les assauts de la cité du monde, et sauve les enfants de Dieu.

La lutte a commencé dès qu’il y eut deux frères sur la terre, Caïn et Abel sont le commencement et le type des deux cités. Caïn tue, Abel est victime : mais celui qui tue est plus tué que sa victime : Abel succombe et il triomphe.

Ainsi la cité du monde opprime souvent la cité de Dieu : mais plus elle paraît s’élever, plus sa chute sera formidable : et la cité de Dieu, alors même qu’elle semblerait vaincue, demeure victorieuse, parce que Dieu est avec elle.


IX. De Jérusalem à Babylone.

Par suite de la lutte existant entre les deux cités, on voit quelquefois des habitants de l’une passer dans l’autre. Toute armée a ses déserteurs.

Il arrive donc que des habitants de la cité de Dieu, cessant d’être fidèles à leur Créateur et à leur Sauveur, deviennent enfants de Babylone. Tel cet homme qui, allant de Jérusalem à Jéricho, tomba entre les mains des voleurs, qui le dépouillèrent et le couvrirent de plaies : ainsi le déserteur de la cité de Dieu est dépouillé des dons de la grâce, et blessé dans tout ce qui lui reste. Tel encore l’enfant prodigue qui, voulant vivre à sa liberté, quitta la maison de son père et s’en alla dans un pays lointain où il gardait des pourceaux. Ce pays lointain, c’est Babylone.

Tels sont encore les hérétiques et les schismatiques qui, après avoir reçu le baptême, se séparent de la communion catholique, rompant les liens de la foi et de la charité qui les faisaient citoyens de Jérusalem, et s’en vont habiter la cité qu’ils se sont bâtie eux-mêmes, en cela pareils à Caïn.

Tels sont encore beaucoup de catholiques qui, ayant perdu la charité, demeurent dans l’habitude et l’état du péché : y vivent dans une sorte de sécurité et y meurent dans une fausse tranquillité : eux aussi sont passés de Jérusalem à Babylone.

Mais tous ces hommes, étaient-ils vraiment de Jérusalem ?

« Ils sont sortis d’avec nous, dit saint Jean, mais ils n’étaient point d’entre nous, car s’ils en eussent été, ils seraient demeurés avec nous. » (I Joan., II, 19).

En tous ces hommes, le péché introduit dans l’humanité par Adam, a prévalu sur la grâce qui leur avait été donnée en Notre-Seigneur : c’est là un mystère formidable et une cause de douleur très amère et très profonde pour tous ceux dont le cœur est fixé dans Jérusalem.


X. De Babylone à Jérusalem.

Il y a des concitoyens de Jérusalem qui peuvent se trouver, pour un temps, perdus dans Babylone. Ils y sont tombés, ou par le péché originel ou par le péché actuel, mais à l’heure que Dieu sait, ils sortent de la captivité et rentrent en liberté. Écoutons saint Grégoire : « Le Seigneur par un de ses prophètes, dit : Tu iras jusqu’à Babylone et là tu seras délivré (Mich., IV, 10). Souvent un homme tombé dans la confusion des vices, rougissant du mal qu’il a fait, revient à la pénitence, et par une vie sainte se relève de ses chutes. N’est-ce point là cet homme qui est venu jusqu’à Babylone, et qui y a été délivré ? Oui, son âme est devenue confusion, et il a fait mal, puis il en a eu honte, s’est redressé contre lui-même, et en faisant le bien s’est rétabli dans un état meilleur. Il a donc été délivré dans Babylone, lui que la divine grâce a sauvé du pays de la confusion. » (In Ezech. Lib. Hom. X.)

Le passage de Babylone à Jérusalem n’est pas toujours facile : la voie n’est pas toujours libre. Souvent il y a lutte, et contre soi-même, et contre les habitants de Babylone qui veulent y demeurer, et qui veulent y faire demeurer avec eux ceux qui y sont.

Mais comme en quelques enfants de Jérusalem nous avons vu prévaloir le péché, nous voyons aussi en quelques enfants de Babylone prévaloir la grâce de Notre-Seigneur ; et ceux dont Dieu a touché les cœurs quittent Babylone dont ils n’étaient pas, et viennent à Jérusalem chercher et trouver la paix des enfants de Dieu.


XI. Les fins des deux cités.

Par les fins des deux cités, il faut entendre non ce qui les ferait cesser d’être, mais le terme au-delà duquel elles n’ont plus rien à chercher, plus rien à attendre. La fin de la cité de Dieu, c’est Dieu lui-même, et la fin de la cité du monde, c’est le degré de mal qu’elle ne dépassera pas ; d’un côté le souverain bien, de l’autre le souverain mal : d’un côté la vie éternelle, de l’autre la mort éternelle.

Les saints, les fidèles qui n’auront point aimé la terre ni la vanité de ce monde, trouveront Dieu qu’ils auront aimé par-dessus tout : en quittant la vie présente, ils n’auront rien perdu de ce qu’ils aimaient ; et ce qu’ils auront cru, ils le verront, et dans cette vision de paix, ils seront bienheureux.

Les infidèles, les pécheurs n’auront plus rien de ce qu’ils auront aimé, et n’auront pas Dieu dont ils n’ont pas voulu : ils trouveront en eux-mêmes la cause de leur châtiment, et tout en ne pouvant plus mourir, ils seront dans la mort éternelle.

« Après la résurrection et le jugement universel, les deux cités auront atteint leur fin, celle de Jésus-Christ et celle du diable : l’une des bons, l’autre des méchants, l’une et l’autre toutefois composée d’anges et d’hommes. Les bons n’auront plus jamais la volonté de pécher, les méchants n’en auront plus la faculté. Et il n’y aura plus de mort à attendre, ni pour ceux qui vivront vraiment heureux dans la vie éternelle, ni pour ceux qui sans pouvoir mourir resteront malheureux dans la mort éternelle, parce que les uns comme les autres seront là pour toujours. » (S. Aug. Enchirid. Cap. XXXI.)


XII. La chute de Babylone.

Saint Jean, dans sa divine Apocalypse, nous décrit la chute de Babylone. Il dit : « Je vis un ange qui descendait du ciel, il avait une grande puissance, et la terre fut éclairée de sa gloire. 

Et il cria avec force, et il dit : Elle est tombée, elle est tombée cette grande Babylone.

Toutes les nations ont bu du vin de sa prostitution : les rois de la terre se sont corrompus avec elle, et les marchands de la terre se sont enrichis de son luxe.

Et j’entendis une autre voix qui venait du ciel et qui disait : Sortez de cette ville, ô mon peuple, de peur que vous n’ayez part à ses péchés, et que vous ne rece­viez de ses châtiments.

Traitez-la comme elle vous a traités : multipliez ses tourments et ses douleurs, à proportion de ce qu’elle s’est livrée à l’orgueil et au luxe. Elle s’est dit dans son cœur : je suis reine et sur le trône ; je ne serai point veuve et ne connaîtrai pas le deuil.

C’est pourquoi en un même jour viendront sur elle ses châtiments, et la mort, et le deuil, et la famine, et elle sera brûlée par le feu : car il est fort le Dieu qui la jugera.

Les rois de la terre pleureront sur elle ; les marchands de la terre pleureront et gémiront sur elle, parce que personne n’achètera plus leurs marchandises, ces mar­chandises d’or, d’argent, de pierreries, de perles, de lin, de pourpre, de soie, d’ivoire, d’airain, de fer, de marbre…

Ciel, soyez-en dans la joie, et vous aussi, saints, vous Apôtres et prophètes, parce que Dieu a fait justice de Babylone. » (Apoc., XVIII.)

De ces paroles nous recueillons ceci : trois choses ont fait Babylone, et trois choses ont amené sa ruine : l’orgueil, le luxe, l’industrialisme, c’est-à-dire les trois concupis­cences. On est puni par où l’on a péché : Per quæ peccat quis, per hæc et torquetur. (Sap., XI, 17.)


XIII. La cité de Dieu dans l’éternité.

Le grand prophète du Nouveau Testament va nous dire maintenant la gloire de la cité de Dieu.

« J’entendis après cela comme une voix de grandes foules dans le ciel, elle disait : Alleluia : Salut, gloire et puissance à notre Dieu, car ses jugements sont justes et vrais, et il a fait justice de la grande prostituée qui a corrompu la terre par sa prostitution, et il a vengé le sang de ses serviteurs, qu’elle avait répandu de ses mains, et ils répétèrent : Alleluia.

Et je vis la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, et j’entendis une grande voix qui disait : Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes et il demeurera avec eux.

Et Dieu essuiera toutes larmes de leurs yeux : et il aura plus ni mort, ni deuil, ni cri, ni douleur, jamais, car le premier état est passé.

Et celui qui était sur le trône, dit : Voici, je fais toutes choses nouvelles. Et il me dit : Écris, ces paroles sont vraies et certaines.

Et il dit : C’est fait, à qui a soif je donnerai à boire de la fontaine de l’eau de la vie, gratis.

Qui sera victorieux, aura ces choses : et je serai son Dieu, et il sera mon fils.

Mais les timides, les incrédules, les abominables, les homicides, les fornicateurs, les empoisonneurs, les idolâtres et tous les menteurs, auront leur part dans l’étang brûlant de feu et de soufre.

Alors un ange me montra la grande cité, la Jérusalem nouvelle : il n’y entrera rien de souillé, ni aucun de ceux qui commettent l’abomination ou le mensonge, mais seu­lement ceux qui sont écrits au livre de vie de l’Agneau.

Il n’y aura plus là d’anathème : mais il y aura le trône de Dieu et de l’Agneau, et ses serviteurs le serviront.

Ils verront sa face, et auront son nom sur leur front.

Il n’y aura plus là de nuit, et ils n’auront besoin ni de lampe, ni de la lumière du soleil, parce que le Seigneur Dieu les éclairera, et ils régneront dans les siècles des siècles. » (Apoc., XIX-XXII.)

Gloriosa dicta sunt de te, civitas Dei. (PS. LXXXVI, 3.)


VARIÉTÉS

Une parabole avec son explication et quelques réflexions.

Jadis il fut une belle et riche vallée, belle de toutes les beautés de la nature, riche de tous les dons du Créateur ! Et pourtant on l’appelait Emek-Abbaka (vallée de larmes).

Là vivait une grande famille, grande et heureuse autant qu’on peut l’être ici-bas. Le père se nommait de son nom oriental Atik-Iamim ; mais ses enfants l’appelaient d’un nom plus court et plus doux, et disaient ordinairement Abba.

Ces chers enfants étaient tous aimés, et pour cela même ils étaient tous aimants.

L’autorité d’Abba était souveraine, et elle n’en était que plus bienfaisante.

L’obéissance des enfants était parfaite, et jamais elle n’était pénible, parce que toujours elle était demandée avec amour, et rendue avec amour.

Un jour, Joseph, un des enfants d’Abba, travaillait dans les champs avec sa sœur Miriam. Un étranger, feignant d’être très fatigué, semblait venir à eux. Miriam dit : J’ai peur. Et Joseph reprit : Ne crains rien ! Cependant l’étranger arriva jusqu’à eux, voulut se reposer près d’eux, afin de jouir du plaisir de leur société. Miriam gardait un silence gros de réflexion et de crainte : Joseph était tout à la confiance.

La conversation s’engagea, et l’étranger, feignant une grande affection pour les enfants, s’informa de leur travail, et de leurs fatigues, et plus encore de leur père.

A l’entendre, le travail est trop pénible, la fatigue n’est pas assez rémunérée par les produits de la terre ; quant à leur père, l’étranger n’en dit pas long, mais il paraissait très pensif, et garda le silence assez longtemps.

Joseph lui demanda s’il n’était point malade. - Je ne suis point malade, dit l’étranger - S’il n’avait pas quelque chagrin. - Je n’ai pas de chagrin en ce qui me touche. - Si son chagrin ne serait pas pour ses parents ou ses amis. - Mon chagrin, mes enfants, c’est pour vous-mêmes.

A ce mot, Miriam. trembla de tous ses membres ; Joseph la prit par la main, et ne pouvant la rassurer, il la renvoya chez son père.

Joseph demeura seul avec l’étranger : Celui-ci demeurait muet. Je vous en prie, lui dit Joseph, faites-moi connaître le chagrin que vous avez à notre sujet. Votre langage, ajoute-t-il, m’étonne d’autant plus que notre famille est très heureuse, sous la conduite d’un père que nous aimons et qui nous aime encore mieux.

- Mon ami, reprit l’étranger, vous êtes dans une étrange erreur.

- Quelle erreur donc, dit Joseph ?

- Plusieurs fois je vous ai entendu dire : mon père, notre père ; savez-vous bien ce que ce mot-là veut dire ?

- Le mot, le mot… je ne suis pas un habitant de Kiriat-Sépher : niais la chose… je sais, et cela me suffit : mon père est bon, et il nous aime : avec cela, je suis assez savant.

- Mon ami, j’ai grande compassion de vous, car je vois que vous êtes dupe d’un sentiment, et d’un sentiment qui n’a rien de scientifique.

- Expliquez-vous, s’il est possible, car je ne vous comprends guère.

- Vous allez me comprendre. Alors que vous étiez plus jeune, c’est-à-dire sans connaissance et sans expérience, un homme s’est trouvé, plus fort, plus puissant que vous : il vous a rendu quelques services, j’en conviens, mais il vous les a fait payer plus cher que de raison. Il vous a ôté votre liberté, il vous a asservi à sa volonté ; vous, ne sachant pas démêler l’autorité d’avec la tyrannie, vous avez accepté l’état de dépendance, et vous avez subi un esclavage d’autant plus formidable que vous paraissez l’aimer.

- Mais tout cela me confond ; et après tout, mon père est mon père.

- Vous le croyez ainsi ?

- Mais oui, je le crois.

- Très bien, mais considérez donc, mon ami, que ce mot je crois n’est pas du tout scientifique.

- Scientifique ?

- Cela veut dire démontré, comme sont démontrées les conclusions des sciences. Vous croyez, dites-vous, que Abba est votre père, et, par suite de cette croyance, vous affirmez qu’il l’est, et vous lui demeurez soumis comme un esclave. Mais en réalité qu’en savez-vous ? En avez-vous été témoin ? Et si vous ne savez pas par vous-même, quels témoins dignes de foi sont venus vous le dire ?

- Mais le témoin, c’est mon père lui-même ! Le témoin c’est son amour pour moi ; le témoin, c’est tous ses bienfaits.

- Du sentiment tout cela, mon ami, du sentiment tout pur ; mais il n’y a là ni science, ni expérience, ni démonstration, rien de positif en un mot. Scientifiquement parlant, vous n’avez pas de père.

- Si c’est cela la science, je l’envoie à tous les diables, et vive mon père !

L’étranger se leva, et sans rien ajouter reprit son chemin et ne tarda pas à disparaître.

Son travail fini, Joseph revint à la maison. Miriam l’attendait avec anxiété, elle avait raconté à ses frères le commencement de l’histoire. Joseph ne fut pas plutôt arrivé, que tous lui demandèrent l’histoire, l’histoire ! Joseph la raconta, et quand on eut ri assez, on voulut juger : C’est un fou, disaient les uns ; c’est un imbécile, disaient les autres. L’aîné de la famille n’avait pas ri du tout : Mes amis, dit-il à ses frères, si ce n’est pas le diable en personne, dites que je ne m’y connais pas.

Hélas ! fit Miriam, j’ai eu si peur : si j’avais su, j’aurais eu peur bien autrement encore.

Qu’il n’y revienne pas, dit Joseph, je ne serais pas si bon que de l’entendre !

Et toute la famille continua à croire à son père, et à l’aimer et à lui obéir, et toute la famille continua à être heureuse.

Fin de la parabole.

Explication de la parabole.

La riche vallée, c’est le monde que nous habitons : tous les biens que nous y possédons sont des dons de Dieu : s’il y a de la souffrance ici-bas, c’est le fruit du péché, et pour cela le monde s’appelle Emek-Abbaka, la vallée de larmes.

La famille, c’est le genre humain : Dieu est son créateur, l’écriture l’appelle Atik-Iamim, l’ancien des jours. (Dan., fi. 9.) Nous, nous l’appelons Notre Père. Abba veut dire Père (Rom., VIII, 15.)

L’amour dont il nous aime est le principe et la source de l’amour dont nous l’aimons. Plus nous lui sommes soumis, plus nous attirons à nous ses biens, et plus nous assurons notre bonheur.

Mais nous sommes ici-bas exposés à la tentation. Miriam craint, elle s’enfuit c’est le parti le plus sûr quand la ten­tation se présente il faut la fuir, et se tenir tout près du bon Dieu. Joseph brave la tentation, parce qu’il peut la vaincre, et cela nous apprend qu’il est toujours bon de savoir ce que pense l’ennemi. C’est dans cette pensée que saint Paul dit : « Que Satan ne gagne rien sur nous ; car nous savons ses desseins. » (II Cor., II, 11.)

Le tentateur feint toujours de nous vouloir du bien : il nous plaint, il est sensible à nos peines, lui qui veut nous jeter dans des peines mille fois plus grandes. Il y a pour nous trop à souffrir sur la terre ; nous serions plus à l’aise en secouant le joug de l’autorité de Dieu.

Vous êtes malade, disait Joseph à son interlocuteur. En effet, tout esprit qui vient nous chanter le mépris de Dieu est malade ; il souffre, il a perdu la foi, il a perdu la grâce, il a perdu le chemin du ciel, et voudrait nous le faire perdre aussi à nous.

Mais nous sommes dans l’erreur… Je ne suis pas un académicien, dit Joseph…, Kiriat-Sépher, la ville des lettres, l’université, l’académie… je ne suis pas un académicien, dit Joseph ; mais la vérité, c’est le bien de tout le monde, et si elle n’était accessible qu’aux savants consommés, Dieu ne serait pas bon comme il l’est.

Le tentateur affecte de vouloir nous instruire ; nous n’avons pas vu Dieu, et à cause de cela, il prétend que nous ne pouvons pas le connaître. C’est absurde tout simplement. Combien d’hommes qui n’ont pas vu Paris, Londres, Rome, Pékin, et qui, pourtant, ne sont nullement trompés en croyant sur des témoignages d’hommes comme nous, que ces villes existent réellement.

Nous n’avons pas vu Dieu; mais la vie qu’il nous a donnée, et qu’il nous conserve à chaque instant, l’amour qu’il a pour nous, les bienfaits dont nous lui sommes redevables ; tout cela nous le montre à l’œuvre, nous aimant et nous faisant du bien; cela nous suffit.

Les hommes qui ont étudié connaissent les démonstrations scientifiques de l’existence de Dieu et de ses souveraines perfections : ces démonstrations ne sont pas arrivées à tous les hommes, mais il n’en est pas moins vrai que l’humanité croit à son Dieu, comme les enfants d’une même famille croient à leur père : et en croyant ainsi, nul ne se trompe.

Et plus l’humanité grandit dans la foi et la connaissance de Dieu, plus elle est heureuse et en même temps vertueuse : plus elle s’éloigne de Dieu, plus elle est vicieuse et malheureuse.

Quelques réflexions.

Le genre humain tout entier est donc vis-à-vis de Dieu comme les enfants d’une même famille vis-à-vis de leur père.

L’humanité croit en Dieu, comme la famille croit à son père.

L’humanité n’a pas vu Dieu, et l’enfant n’a pas vu son père. Et comme l’enfant n’est jamais trompé en croyant à son père, l’humanité n’est jamais trompée en croyant à son Dieu.

Dieu se démontre à nous par ses œuvres : et la famille qui est une des plus belles œuvres de Dieu, est aussi une des plus touchantes démonstrations de Dieu.

Ils ne s’y trompent pas, les hommes qui, aujourd’hui, s’attaquent à Dieu : en même temps qu’ils s’efforcent de chasser Dieu de partout, de l’école, de l’hôpital, de l’hôpi­tal que nos pères appelaient l’Hôtel?Dieu ! en même temps ils travaillent à ruiner la famille : l’enfant n’est plus à son père, il est à la disposition d’une commission, d’un maire… L’époux ne sera bientôt plus à l’épouse, ni l’épouse à l’époux… Voici venir le divorce[2]. L’enfant pourra naître sans Dieu, vivre sans Dieu, et mourir sans Dieu. Si de tels plans pouvaient se réaliser, l’humanité tout entière serait devenue un grand orphelin, sans consolation, sans espoir, ne sachant plus à qui demander son pain de chaque jour !

Mon Dieu, disait le Psalmiste, ceux qui s’éloignent de vous périront : et pour moi, tout mon bien est de m’attacher à vous, de mettre en vous mon espérance, Seigneur mon Dieu ! (PS. LXXII, 27?28.)


Lettre à une Sœur sur le temps présent.

Attentive, comme il convient, à la situation de l’Église en général, et des Congrégations religieuses en particulier, vous me demandez de vous enseigner la résignation chrétienne au milieu des difficultés du temps présent.

Remarquez d’abord, ma Sœur, que Notre-Seigneur nous a prévenus des maux qui nous menacent : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui ; mais parce que vous n’êtes point du monde, le monde vous hait. S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront… vous aurez bien à pâtir dans le monde, mais ayez confiance, j’ai vaincu le monde. » (Joan., XV, 19, 20 ; XVI, 33.)

Nous sommes avertis, rien ne devra nous surprendre Si nous étions surpris de quelque chose, nous aurions manqué ou de foi, ou tout au moins d’attention à la parole de Notre-Seigneur.

Mais il faut nous tenir fermes dans la foi; c’est le pré­cepte divin, c’est aussi la recommandation de l’Apôtre : « Veillez, tenez ferme dans la foi, agissez courageusement, soyez forts. » (I Cor., XVI, 13.)

Notre-Seigneur nous a annoncé les maux que nous aurions à souffrir en général, et voici que la sainte Vierge nous a avertis du mal tout particulier auquel il faut nous attendre dans le présent.

Vous avez lu les paroles si graves et si douloureuses que la sainte Vierge en pleurs versait, dans une langue incomprise, en l’âme des bergers de La Salette. Ils les redirent, sans les comprendre ; et encore qu’une partie du discours de la céleste Messagère ait dû être tenue secrète, il y a un fragment de ce secret que la sainte Vierge a permis de faire connaître après une certaine époque. Vous y avez lu ces paroles : « Les religieux seront chassés. » Vous y avez lu aussi l’exposé des motifs de ce décret céleste, bien antérieur au décret terrestre que chacun sait. Nous avons péché, et dans sa justice miséricordieuse, Dieu veut punir dans le temps, afin de n’avoir point à punir dans l’éternité.

Autre considération. Dans les fléaux qui nous menacent, il y aura une part pour des coupables, une part aussi pour des innocents. Dieu seul connaît bien les uns et les autres, et il sait la mesure du mal qui tombera sur chacun. Ce que nous savons, nous, c’est que ce mal sera pour les uns une expiation, pour les autres un accroissement de mérites, car tout tourne à bien à qui aime Dieu.

Les moyens que la malice des hommes choisit pour nous faire souffrir, entrent dans le plan de la Providence divine, et concourent à notre salut. Ce n’est pas là l’intention des méchants, mais il est de la sagesse de Dieu de coordonner à ses fins, même les volontés les plus désordonnées.

Si donc nous savons ajuster nos faibles volontés à la toute sainte et toujours adorable volonté de Dieu, il est hors de doute que tout nous tournera à bien, même les excès des méchants, qui auraient reçu d’en haut la permission de pousser tout à l’extrême, par exemple de nous tuer. Vous savez le mot de Notre-Seigneur : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, ils ne peuvent tuer l’âme. (Luc, XII, 4.)

Il nous faut donc entrer dans l’intelligence des desseins de Dieu sur nous, adorer en toutes choses sa conduite à la fois juste et miséricordieuse ; puis, en toutes choses, nous conduire en chrétiens décidés et en religieux fidèles, après quoi nous n’aurons plus qu’une chose à faire, demeurer en paix, jusqu’à ce que la justice de Dieu et l’injustice des hommes soient passées.

L’état dans lequel je vous appelle, est celui de la résignation chrétienne. La résignation chrétienne n’est pas l’attitude guindée des stoïciens vis-à-vis de la douleur, mais un concours soumis à l’exécution des desseins de Dieu, connus et inconnus.

Pour entrer plus sûrement dans cet état, je vous donnerai une instruction, et vous enseignerai une prière.

L’instruction est dans ces mots de l’Évangile :

« Jésus monta dans une barque, et ses disciples le suivirent. Et voici, il se fit sur la mer une grande tempête, au point que la barque était couverte de flots : mais pour lui, il dormait.

Et ses disciples s’approchèrent de lui, et le réveillèrent en disant : Seigneur, sauvez-nous, nous sommes perdus. 

Et Jésus leur dit : Pourquoi avez-vous peur, hommes de petite foi ? Alors il se leva, et il commanda aux vents et à la mer, et il se fit un grand calme. » (Matth., VIII, 23-26).

La barque, vous le savez, c’est l’Église dont nous sommes les enfants, Jésus est en la barque, Léon XIII en est aujourd’hui le pilote, nous en sommes les passagers. Si Jésus ne dort pas maintenant, il pourra dormir demain ou après ; et alors viendra la tempête, et les flots couvriront la barque. Plusieurs la diront perdue ; parmi les passagers même, il s’en trouvera qui diront : c’en est fait de nous ! Et Jésus s’éveillera, et il leur dira qu’ils sont hommes de petite foi. Et il se lèvera, et il dira un seul mot, et il se fera un grand calme. Et le calme durera ce que Dieu sait, et une autre tempête viendra. Il y a dix-huit siècles qu’il en est ainsi, et il en sera de même, jusqu’à ce que la barque soit arrivée au port. Alors Jésus s’éveillera pour ne plus sommeiller : il dira un mot qui sera le mot du jugement dernier, et il se fera un grand calme qui sera le calme de l’éternité.

En attendant ce calme heureux, veillons et prions.

Je vous ai promis une prière, la voici. Je la prends dans un trésor bien caché ; c’est une perle précieuse : je la livre à votre âme dont elle fera assurément l’édification.

Au Samedi-Saint, précisément au temps où Jésus dort en son tombeau, l’Église lit l’histoire du déluge, une histoire toute pareille à celle de l’Évangile que je viens de vous citer, et aussitôt après cette lecture, elle adresse à Dieu la prière qui suit. Écoutez bien ; c’est le sublime de la foi, de l’espérance, de la résignation, de la prière.

 


Deus, incommutabilis virtus et lumen æternum, respice propitius ad totius Ecclesiæ tuæ mirabile sacramentum, et opus salutis huma, perpe­tuæ dispositionis effectu, tran­quillius operare : totusque mundus experiatur et videat, dejecta erigi, inveterata renovari, et per ipsum redire omnia in integrum, a quo sumpsere principium, Dominum Nostrum Jesum Christum Filium tuum, qui tecum vivit et regnat in unitate Spiritus Sancti, Deus, per omnia sæcula sæculorum. Amen. O Dieu, force immuable et lumière éternelle, regarde dans ta miséricorde le mystère admirable de ton Eglise tout entière, et opère fort tranquillement l’œuvre du salut des hommes par l’exécution de ta disposition éternelle : et que le monde entier éprouve et voie les choses renversées être redressées, les choses envieillies être renouvelées, et toutes choses revenir à leur intégrité par Celui de qui elles ont reçu le commencement : Notre Seigneur Jésus-Christ ton Fils qui avec toi vit et règne en l’unité du Saint-Esprit, Dieu, dans tous les siècles des siècles.

Vous comprenez, ma sœur, que cette prière s’applique à tous les temps et à toutes les situations : en vous la mettant sous les yeux aujourd’hui, je pense que nous pourrons sans peine l’appliquer à notre temps et à notre situation. remarquez, s’il vous plaît, comme l’Église demande à Dieu d’opérer notre salut, et cela, fort tranquillement. Toutes les agitations de ce monde sont à peine dignes de l’attention de Dieu, et en tout cas ne troublent point la paix divine avec laquelle, tranquillement il opère notre salut, en exécution de ses desseins éternels et dès lors immuables.

Remarquez encore comment l’humanité renversée et jetée par Adam dans l’état de vétusté où nous la voyons, est redressée et rajeunie par Celui-là même qui étant son Créateur s’est fait son Sauveur. Ce que la grâce de Dieu opère ainsi en l’humanité christianisée, elle l’opérera également dans les ordres religieux renversés, parce qu’ils avaient repris en quelque chose le vieil homme. Le vieil homme doit être détruit, il le sera ; le nouvel homme renaîtra ; tout reviendra à son intégrité première, et il se fera un grand calme. Que le monde entier voie cela, ma sœur, et fasse Dieu que vous le voyiez aussi.

Qu’ainsi Dieu vous garde, ma sœur, en paix et en prière !


Lettre à une Sœur sur l’heure présente.

Souvent vous avez entendu dire que les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Et moi, je vous dis que souvent les heures se ressemblent, bien qu’elles ne se suivent pas.

Un certain jour, à une certaine heure, les ténèbres régnaient sur la terre, et des hommes de ténèbres opéraient une œuvre de ténèbres.

Notre-Seigneur leur dit : Voici votre heure, l’heure de la puissance des ténèbres !

Cette heure-là est passée depuis bien des siècles, et pourtant l’heure présente n’est pas sans ressemblance avec elle.

C’était l’heure de la trahison : aujourd’hui, c’est l’heure du mensonge. Qui aurait des yeux pour voir cela, verrait des choses à faire peur. Sans vouloir entrer dans aucun détail, j’ai tenu à constater le fait. C’est fait.

L’heure présente est l’heure où la foi se tait. Nous en­tendons parler bien des parlants : nous prêtons l’oreille, l’oreille la plus attentive, pour entendre le langage de la foi, et rien ne nous arrive.

Quand la parole est au mensonge, la vérité semble muette. Les ténèbres de l’heure présente nous font souhaiter vivement les éclaircies de la lumière d’en haut : et rien ne paraît.

Le soleil est loin de nous, la lune est voilée, les étoile sont éclipsées et peut-être tombées du ciel : c’est la nuit. Venit nox, quando, nemo potest operari. (Joan., IX. 4.)

L’heure présente aurait besoin d’entendre et de comprendre la parole de Notre-Seigneur : Veillez et priez !

Veillez ! Quand le Maître prononça cette divine parole, les Apôtres dormaient. Combien qui sur ce point ne sont pas sans ressemblance avec les Apôtres ! La chose du monde qui semble la plus facile et la moins compromet­tante, aujourd’hui, c’est de dormir. Dormez maintenant, a dit Notre-Seigneur.

Et priez ! Qu’est-ce que prier? Comment prier? Pourquoi prier ? Les chrétiens d’aujourd’hui (pas tous !) savent encore dire des prières, savent-ils prier ?

Quand saint Siméon annonça à Marie que son âme serait percée d’un glaive, il ajouta : Pour que les pensées de bien des cœurs soient révélées. L’heure présente est l’heure du glaive : attendons-nous à des révélations.

Il est des déguisements qui tomberont : des demi-vertus qui seront reconnues pour être le masque de vrais vices : l’heure des ténèbres deviendra, à sa manière, l’heure des manifestations.

Alors vous comprendrez, mieux que jamais, ce que l’Église chante à Dieu : Seul, vous êtes saint. Tu solus sanctus !

Vous me demanderez sans doute, ma sœur, ce que fait Notre-Dame de la Sainte-Espérance, à l’heure présente. A l’heure présente, Notre-Dame de la Sainte-Espérance relit son histoire, dans un vieux livre.

Dans quel livre donc ? Dans le livre de Job. Elle en est au chapitre XII, verset 5, à ces mots : Lampas contempta apud cogitationes divitum, parata ad tempus statutum.

Je traduis : Elle est une lampe peu estimée (j’adoucis l’expression, pour l’honneur de Notre-Dame) dans les pensées des riches, et pourtant elle est là, préparée pour un temps marqué.

J’explique : Elle est une lampe, rien n’est plus nécessaire aux heures de nuit. Vous savez quelle nuit nous traversons maintenant. Rendons grâces à Dieu qui nous a donné cette lampe. Peu estimée… Aucuns en effet ont pour elle si peu d’estime, qu’ils ne sauraient pas même prononcer son nom.

Je continue : Préparée, vous entendez : elle attend, pré­parée pour le temps marqué. Ce temps-là n’est pas ce temps-ci : cette heure-là n’est pas cette heure-ci. Cette heure-ci passera, cette heure-là viendra. Patience pour l’une, espérance pour l’autre.

Soyons à tout jamais, ma sœur, les enfants de Notre-Dame de la Sainte-Espérance.


L’instruction sans Dieu.

Les deux mots que nous venons d’écrire sont aujourd’hui fort à la mode : et cependant ils se heurtent et se combattent l’un l’autre. L’instruction sans Dieu ! mais c’est comme si nous disions : Le mouvement ? sans moteur, le midi ? sans soleil, l’équipement du soldat ? sans armes. C’est l’absurde, et rien autre chose.

La connaissance de Dieu est la lumière nécessaire à l’esprit humain : sans elle, l’homme ne saurait ni la raison de son existence, ni la fin de son être, ni le moyen d’arriver à sa fin : sans elle, l’homme serait un perdu dans le monde.

Nous sommes : cela est de toute évidence ; et il est tout aussi clair que nous ne nous sommes point donné nous-mêmes l’existence. Pourquoi sommes-nous donc, si ce n’est parce que Dieu l’a voulu ? Et pourquoi l’a-t-il voulu, si ce n’est pour sa gloire et notre bonheur ? Et comment y parvenir, sinon en gardant ses commandements ?

La connaissance de Dieu fait pour nous la lumière sur ces graves questions : elle a l’incomparable avantage de nous assigner notre vraie place dans la création, et de nous donner la raison des choses, en nous enseignant la cause première et la fin dernière de notre être et de tous les êtres.

A ce prix, l’homme sait.

Or, l’homme a besoin de savoir, et de raisonner, et de juger.

Raisonner, C’est se rendre compte des choses, en examinant et leurs natures, et leurs causes, et leurs effets.

Mais quel moyen, pour l’homme, de se raisonner, par exemple, sa propre nature, s’il ne connaît et reconnaît le Dieu très bon et très grand qui nous a faits à son image et à sa ressemblance ?

Comment apprécier les causes, si l’on ne connaît la cause première et finale des choses, qui est Dieu ?

Comment estimer les effets des choses, et les estimer à leur juste valeur, si l’on ne reconnaît les effets de la volonté de Dieu dans la création et le gouvernement du monde ?

Donc, comme l’homme ne peut exister que par Dieu, il ne peut savoir bien et raisonner juste, si ce n’est avec Dieu.

L’homme qui sait et qui raisonne, est à même de juger. Juger, c’est faire le discernement pratique de ce qui nous mène à notre fin, et de ce qui pourrait nous en éloigner : juger, c’est faire le discernement du bien et du mal.

Pour nous, qui connaissons Dieu, la définition du bien et du mal est aussi facile qu’elle est lumineuse : le bien, c’est ce que Dieu veut ; le mal, ce que Dieu ne veut pas.

Qu’ils viennent, les hommes de l’instruction sans Dieu, nous les mettons au défi de nous définir le bien et le mal.

Les voici venus : que l’on y prenne garde, ils vont nous dire que le bien c’est ce qui leur plaît, le mal ce qui ne leur plaît pas. Serait-ce là ce qu’on appelle la morale indépendante ?

Mais admettons qu’ils ne nous parleront ni de bien ni de mal, ils seront neutres. Hé bien, nous les soupçonnons de vouloir nous neutraliser ! Encore une fois que l’on y prenne garde.

Ah ! ils nous apprendront à lire et à écrire. Et avec cela nous serons vraiment bien riches : nous lirons, sans pouvoir démêler le vrai d’avec le faux, le bien d’avec le mal. Nous lirons tout, sans pouvoir juger de rien.

Les hommes de l’instruction sans Dieu n’ont pas souci de nous mettre à même de juger. Comme ils croient savoir pour nous, ils tiennent à raisonner pour nous, et à juger aussi pour nous.

Ils ont un plan : c’est de mener l’humanité à une fin qui n’est pas Dieu. Et pour cela, point n’est besoin de lumières. Que l’homme ne connaisse, ni son Dieu ni son âme, ni son origine ni sa fin, ni son bien ni son mal : il n’en sera que plus docile aux maîtres qu’on veut lui donner.

Confisquée par une poignée d’anonymes, l’humanité deviendra une machine, machine à lire et à écrire, à voter et à payer : et l’exploitation ira son train.

Voilà toute la raison d’être, la fin première et dernière de l’instruction sans Dieu.


Le serment.

Il se fait actuellement beaucoup de bruit au sujet du serment. Quelques impies, sous prétexte qu’ils ne reconnaissent pas Dieu, ont refusé de prêter serment devant les tribunaux. Toutefois, en hommes d’honneur et de conscience comme ils se prétendent ils auraient volontiers juré sur leur honneur et conscience.

Nous tenons à donner à nos lecteurs quelques éclaircissements sur le serment et sur le fait que nous venons de mentionner, fait qui peut paraître assez étrange, mais qui n’a rien absolument de bien neuf, comme on le verra à la fin de cet article.

Le serment est essentiellement un appel à la suprême vérité qui est Dieu. L’homme qui fait serment s’engage à dire vrai, et il prend cet engagement devant Dieu, l’appe­lant comme témoin, comme garant de la vérité qu’il va dire, et aussi comme vengeur du crime qu’il commettrait, si, après avoir juré, il se parjurait.

L’homme qui jure, jure donc nécessairement par un plus grand que lui ; et comme, suivant la parole de saint Augustin, Dieu seul est plus grand que l’âme de l’homme, l’homme qui jure ne peut jurer que par Dieu.

Voilà ce que, dans tous les temps, dans tous les lieux, l’humanité a toujours compris par ces mots : Faire ser­ment, prêter serment.

L’homme qui ne veut pas jurer devant Dieu, ne peut absolument pas jurer du tout : ne pas reconnaître Dieu, pour lui c’est ne reconnaître rien du tout. S’il n’y a pas une vérité suprême, il n’y a pas de vérité du tout; s’il n’y a pas une justice suprême, il n’y a pas de justice du tout; s’il n’y a pas une loi suprême, règle de toutes les lois et de toutes les volontés, il n’y a pas de loi, il n’y a pas de morale, il n’y a ni bien ni mal, ni crime ni vertu, et par conséquent ni juge ni coupable, ni accusé ni tribunal.

Un tribunal ne peut tolérer de semblables déclarations, et à qui refuse de prêter le serment, comme le serment a été compris partout et toujours, le tribunal inflige une amende, et c’est justice.

Toutefois, voilà notre impie qui se déclare prêt à jurer sur son honneur et sa conscience. Nous pourrions lui dire que si Dieu n’est pas, la conscience n’est pas non plus, et que si la conscience n’est pas, l’honneur n’est plus qu’un vain mot.

Mais admettons qu’il jure sur son honneur et sa conscience. La conscience d’un homme est-elle donc une règle infaillible, et ne savons-nous pas qu’il y a des consciences fausses ? Il jure sur son honneur ! Il va devenir lui-même son propre garant, sa propre caution : mais, dans toutes les choses humaines, le garant doit être autre que le garanti, la caution autre que le cautionné. Ajoutons que, devenu lui-même son garant, il sera du même coup devenu le vengeur de son parjure. Si parjure il y a, on peut craindre que la vengeance ne soit pas rigoureuse.

C’est ainsi qu’en niant Dieu, l’impie nie du même coup toute raison. C’est écrit dans un de nos psaumes depuis près de trois mille ans : « L’homme qui dit dans son cœur : Dieu n’est pas, est un insensé. » (Psaume XIII.)

L’apôtre saint Paul, dans son Epître aux Hébreux, nous instruit magnifiquement sur cette grande et belle question du serment. Il dit :

« Dieu, dans la promesse qu’il fit à Abraham, n’ayant point de plus grand que lui par qui il pût jurer, jura par lui-même... Car comme les hommes jurent par celui qui est plus grand qu’eux, et que le serment est la plus grande assurance qu’ils puissent donner pour terminer leurs différends, ainsi Dieu voulant aussi faire voir avec plus de certitude aux héritiers de la promesse, la fermeté immuable de sa résolution, a ajouté le serment. » (Heb., VI, 13, 16.)

Retenons bien ces deux maximes de l’Apôtre : Les hommes jurent par plus grand qu’eux… Dieu, n’ayant pas plus grand que lui, jure par lui-même.

Ceux donc qui aujourd’hui ne veulent jurer que par eux­-mêmes, sur leur honneur et leur conscience, ne jurent pas du tout : ce qu’ils prétendent faire là n’est pas le serment, comme il a été toujours entendu parmi les hommes, chez les païens comme chez les juifs et les chrétiens.

De plus, ne voulant jurer que par eux-mêmes, ils ont la prétention de faire ce que Dieu seul peut faire : car, seul, il n’a pas plus grand que lui : ils se posent donc comme étant des Dieux, ni plus ni moins, ils nous ramènent en pleine mythologie... Non, ils ne sont pas des Dieux, ils ne sont que de pauvres dupes, dupes d’un ancien menteur, de celui qui un jour disait à l’humanité : Vous serez comme des Dieux ! (Gen. III, 5.)


Notes et références

  1. Dans le Pater, nous disons à Dieu : Adveniat regnum tuum… Libera nos a malo ; et l’Église dans ses prières : Destructis adversitatibus et erroribus universis, Ecclesia tua secura tibi serviat libertate. (Or. A Cunctis.) Populum tuum, quæsumus, cœlesti dono prosequere, ut perfectam libertatem consequi mereatur. (Or. du Lundi de Pâques.)
  2. Il a accomplit son œuvre néfaste. Et il est suivi aujourd’hui par l’avortement (Note des éditeurs).
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