Les purifications passives ou les épreuves intérieures

De Salve Regina

Introduction

En parlant de la mortification ou purification active que nous devons nous imposer à nous-mêmes, nous avons dit qu’elle est nécessaire pour quatre grands motifs principaux : 1° pour corriger ce qu’il y a de déréglé dans les suites du péché originel qui subsistent dans le baptisé, 2° pour détruire les suites de nos péchés personnels et réparer l’offense faite à Dieu, 3° pour empêcher notre « activité naturelle » de s’égarer en se développant au détriment de la vie de la grâce, et en perdant de vue l’élévation infinie de notre fin surnaturelle, 4° enfin pour imiter Jésus crucifié et travailler avec lui au salut des âmes.

Ce quatrième motif nous est indiqué par Notre-Seigneur lui-même, lorsqu’il nous dit : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il porte sa croix chaque jour et me suive[1]. » Saint Luc, en rapportant ces paroles, remarque que Jésus, en les disant, « s’adressait à tous ». Il ne suffit pas en effet de se mortifier soi-même, il faut encore patiemment porter la croix que Dieu nous envoie, pour nous purifier, pour nous marquer à l’effigie du Sauveur et continuer en un sens, avec Lui, par Lui et en Lui, le mystère de la rédemption, qui dure jusqu’à la fin des temps.

Ce que le langage chrétien appelle la croix par analogie avec les souffrances et la mort de Notre-Seigneur, ce sont les peines quotidiennes physiques et morales qui naissent de nos rapports avec le monde extérieur et avec nos semblables, mais surtout ce sont les souffrances plus directement envoyées par Dieu, pour nous rendre plus semblables au Christ Jésus, qui dut être « obéissant jusqu’à la mort de la Croix » pour le rachat de l’humanité. « Sicut mandatum dedit mihi Pater, sic facio. J’agis selon le commandement que mon Père m’a donné » (Jean, XIV, 31). C’est jusque-là que tout chrétien, chacun selon sa condition, doit suivre le divin Maître.

La nécessité de la croix s’impose en effet à nous pour deux raisons principales. La première, c’est que nous portons en nous les racines d’un mal souvent plus profond que nous ne pensons, et nous ne savons pas assez où se trouvent en nous ces germes de mort. Même lorsque nous nous sommes modifiés et avons fait de sérieux efforts pour être réguliers et fervents, il reste en nous beaucoup de défauts inconscients, qui sont autant de formes de l’égoïsme dans les choses mêmes de la piété, de l’étude, de l’apostolat : empressement naturel, sensualité spirituelle, orgueil spirituel ou intellectuel, jugement propre, volonté propre, qui empêchent le règne de Dieu de s’établir profondément en nous et qui nous éloignent de l’union divine. Quelle distance entre la régularité même accompagnée d’une certaine ferveur et la véritable sainteté ! Cette distance est comblée par la croix patiemment portée par amour. Le Seigneur sait mieux que nous où est notre mal ; il nous envoie des messagers, qui viennent nous dire, pas toujours très charitablement, nos vérités et nous toucher au point le plus délicat. Il vient lui-même, lorsqu’il est nécessaire, porter le fer et le feu dans nos plaies, pour arracher ou brûler les principes de corruption qui nous empêchent d’être la vivante image de son Fils.

La deuxième raison, pour laquelle la croix s’impose à nous, a un rapport plus intime encore avec nos deux grands modèles : Jésus et Marie n’avaient pas besoin d’être purifiés, mais ils durent souffrir pour notre rédemption. En cela encore il faut les imiter. Dans la mesure où nous devenons plus intimement unis à Notre-Seigneur, nous devons lui être associés dans son œuvre rédemptrice, et le principal moyen dont il s’est servi lui-même pour racheter le monde, c’est la Croix, manifestation suprême de son amour pour son Père et pour nous.

Par suite, et la vie de tous les saints nous le montre, la nécessité de la croix est proportionnelle à la purification dont les âmes ont besoin et au degré d’union au Christ Jésus, de vie apostolique et réparatrice, auquel Dieu veut efficacement les conduire. Certaines âmes, restées parfaitement innocentes depuis l’enfance, ont moins besoin de purification ; d’autres, quoique déjà très pures, vivent au milieu de souffrances presque continuelles, parce que Notre-Seigneur les appelle à une perfection incomparablement plus haute que celle dont se contentent beaucoup de chrétiens facilement satisfaits. Plus Dieu nous aime, plus les croix qu’il nous envoie sont pesantes et plus elles ressemblent à celle du Christ Jésus et de sa sainte Mère.

Pour porter patiemment sa croix, il faut en avoir l’intelligence, voir où elle tend ; il faut la porter en lumière, par amour pour Notre-Seigneur. Pour cela il convient de connaître les différentes manières dont Dieu éprouve généralement les âmes.

Il y a les croix qui ont pour but de purifier notre sensibilité, de la soumettre à l’esprit : elles sont fréquentes, communes à beaucoup, surtout aux commençants. Puis il y a les croix de l’esprit, qui ont pour but de le surnaturaliser de plus en plus, de le soumettre pleinement à Dieu : elles sont le partage du petit nombre, des âmes déjà avancées.

Il convient de parler de ces deux genres d’épreuves, appelées souvent par les auteurs spirituels purifications passives des sens et purifications passives de l’esprit, de déterminer ce qu’il y a en chacune d’essentiel et quelles sont les épreuves concomitantes. On verra ainsi pourquoi cette double purification passive est nécessaire, pour arriver à la pleine perfection de la vie chrétienne.

La purification passive des sens

Pour procéder avec ordre dans l’étude de ce sujet, nous verrons 1° la nécessité de cette purification, 2° sa description psychologique, 3° son explication théologique par les causes qui la produisent, 4° les règles de direction appropriées à cet état, 5° les autres épreuves qui assez généralement l’accompagnent, et 6° enfin à quel moment cette purification passive des sens se produit-elle normalement ? Est-ce à l’entrée de la voie illuminative ou notablement plus tard ?

La nécessité de cette purification

Cette nécessité s’impose, comme le montre saint Jean de la Croix, Nuit obscure, l. I, c. II à IX, à cause des imperfections spirituelles des commençants, qui peuvent se ramener à l’orgueil spirituel, à la sensualité spirituelle et à la paresse spirituelle. On trouve ici comme une transposition des sept péchés capitaux ; il y a autant de déviations de la vie spirituelle, mais ces déviations se ramènent aux trois principales que nous venons de dire.

Saint Jean de la Croix considère presque exclusivement le trouble qu’elles apportent dans nos rapports avec Dieu, mais elles ne nuisent pas moins à nos rapports avec le prochain, et à l’apostolat dont nous pouvons être chargés.

On s’attache immodérément aux consolations sensibles dans la piété ; on les recherche pour elles-mêmes, en oubliant qu’elles ne sont pas une fin, mais un moyen ; on préfère le goût des choses spirituelles à leur pureté. Il y a là de la gourmandise spirituelle, qui, lorsqu’elle n’est pas satisfaite, engendre l’impatience, puis la paresse spirituelle, ou le dégoût du travail de la sanctification, dès qu’il s’agit d’avancer par la « voie étroite ». Les anciens ont beaucoup parlé de cette paresse et de ce dégoût qu’ils appelaient acedia ; cf. S. Thomas, IIa IIae, q. 35.

Si de nouveau les choses vont à souhait, on se prévaut par orgueil de sa perfection, on juge sévèrement les autres, on se pose en maître, alors qu’on n’est encore qu’un pauvre disciple. Cet orgueil spirituel, dit saint Jean de la Croix (Nuit obscure, l. I, c. 2), porte les commençants à fuir les Maîtres qui n’approuvent pas leur esprit, « ils finissent même par leur porter rancune ». Ils se mettent en quête d’un guide favorable à leurs goûts, recherchent son intimité, lui confessent leurs fautes de façon à ne pas se diminuer, « ils finissent par s’excuser au lieu de s’accuser. Il y a aussi le confesseur spécial pour les mauvais cas, l’autre restant réservé à la confidence exclusive du bien, pour qu’il garde une excellente opinion de son pénitent » (ibid.). Cette hypocrisie signalée par saint Jean de la Croix chez les commençants, qui ont besoin de subir la purification passive des sens, montre bien que, pour lui, ce sont des commençants au sens où ce mot est généralement entendu, et l’on voit par là qu’il faut prendre à la lettre et selon le sens courant des termes ce qu’il dit (Nuit obscure, l. I, c. 8) : « la purification passive des sens est commune, elle se produit chez le grand nombre des commençants ». Nous ne saurions donc admettre, comme on l’a prétendu, que les commençants, dont il est ici parlé, sont déjà arrivés à la vie unitive ordinaire par la purification active, et qu’ils ne méritent ce nom qu’à un point de vue très spécial, en tant qu’ils débutent non dans la vie intérieure, mais dans les voies passives, considérées comme plus ou moins extraordinaires, en dehors de la voie normale[2].

Les défauts dont vient de parler saint Jean de Croix montrent bien qu’il s’agit de vrais commençants ; ce n’est pas là une terminologie spéciale, c’est la terminologie traditionnelle, mais prise dans son sens plein et non amoindri, pour parler surtout à des âmes qui ont la vocation contemplative ou à celles appelées à l’apostolat qui est le rayonnement de la contemplation.

A ces défauts s’en ajoutent beaucoup d’autres, que saint Jean de la Croix note à peine, car il ne considère guère, nous l’avons dit, que nos rapports avec Dieu et pour ainsi dire pas la répercussion de ces défauts dans l’étude et l’apostolat.

Il est facile de le compléter sur ce point.

En se livrant à l’étude, les commençants (et aussi les attardés, qui sont manifestement très nombreux) y mettent souvent plus de curiosité que d’amour de la vérité, et comme ils méconnaissent le prix de celle-ci, ils ne prennent pas assez de précautions contre l’erreur. Il n’est pas rare qu’ils s’exagèrent beaucoup leur valeur personnelle et ils s’irritent si elle semble méconnue. Ils dénigrent par jalousie et envient ceux, parfois mieux doués et plus désintéressés, qui travaillent à côté d’eux. Ils empêchent par là leur bonne influence, dont dépend peut-être l’avancement ou même la persévérance de plusieurs. Ils peuvent nuire gravement ainsi au bien commun, sans en avoir très nettement conscience. Jusque dans les milieux religieux, l’activité intellectuelle manifestée par les livres et les revues, même et parfois surtout lorsqu’elle se déclare purement objective, est souvent faussée par mille petites passions et intrigues qui travaillent contre la vérité, lorsque celle-ci est formulée par quelqu’un qui a eu le malheur de déplaire. De là que de conflits irritants, où il n’y a assez souvent qu’une bonne foi bien relative, si l’on considère les exigences de la perfection.

De même si l’on se donne à l’apostolat, on y apporte beaucoup d’empressement naturel, de recherche personnelle, on se fait centre, on attire inconsciemment les âmes à soi, ou au groupe dont on fait partie, au lieu de les attirer à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et survienne l’épreuve, on se lamente et on se laisse plus ou moins aller au découragement.

Si l’on voulait noter toutes les nuances des sept péchés capitaux, à ce niveau de l’activité humaine, chez les commençants ou chez les âmes attardées, qui sont le grand nombre, on n’en aurait jamais fini.

Tout cela montre la nécessité d’une purification profonde. Sans doute la mortification extérieure et surtout intérieure, que nous devons nous imposer à nous-mêmes, peut corriger plusieurs de ces défauts, mais elle ne suffit pas à extirper complètement leurs racines qui pénètrent en quelque sorte jusqu’au fond de nos facultés. II y a là des restes du péché (reliquiæ peccati), qui imprègnent pour ainsi dire notre tempérament et notre caractère ; nous n’en avons guère conscience, mais le prochain le voit et parfois en souffre beaucoup, sans rien dire. « De ces défauts, dit saint Jean de la Croix (Nuit obscure, l. I, c. 3), l’âme n’arrive pas à se débarrasser complètement avant que Dieu ne la place dans la Purification passive de la Nuit obscure, dont nous allons nous occuper. Il convient pourtant que, dans la mesure de ses forces, elle s’applique par son activité propre à se purifier et à se perfectionner ; c’est ainsi qu’elle méritera la grâce de la cure divine, par laquelle Dieu guérit toutes les misères qui échappent à la volonté personnelle. Car ne l’oublions pas, malgré toute sa générosité, l’âme ne peut arriver à se purifier complètement ; elle ne peut se rendre apte le moins du monde à l’union dans la perfection de l’amour de Dieu. Il faut que Dieu y mette la main lui-même et purifie l’âme dans ce feu obscur pour elle, selon le mode et la manière que nous expliquerons ci-après. » – Bien plus, pour remédier aux défauts des « avancés », il faudra plus tard une autre purification passive, beaucoup plus douloureuse, mais féconde à proportion, celle de l’esprit (cf. Nuit obscure, l. II, c. 1 et 2).

Description psychologique de la purification passive des sens

Plusieurs auteurs, dans la description de cet état, insistent surtout sur son aspect négatif : la perte de toute dévotion sensible et la grande difficulté de la méditation discursive ; on a alors l’impression d’un recul plutôt que d’un progrès ; ils ne mettent pas assez en relief ce qu’il y a de positif et de principal en cette nuit des sens : un vif désir de Dieu, qui manifeste le début de la contemplation infuse, l’entrée dans une voie nouvelle.

On dit communément, et c’est bien vrai : Dans cet état de purification passive des sens, l’âme éprouve une aridité complète de la sensibilité pendant l’oraison et les divers exercices de piété ; rien de ce qui s’offre à sa méditation, dans les livres qu’elle aimait, ne l’attire plus ; ces choses n’ont plus de goût pour elle ; elle trouve partout sécheresse et stérilité. Avec cela elle a l’impression d’être dans les ténèbres et le froid la pénètre, comme si le soleil, qui éclaire et réchauffe l’esprit, s’était retiré. Quelquefois cette aridité si pénible engendre un certain dégoût des choses spirituelles et même une sorte de désolation, dans les âmes surtout qui ont reçu auparavant de grandes consolations sensibles et qui ont un tempérament porté à la tristesse. L’on devient à charge à soi-même, selon la parole du livre de Job, VII, 20 : « factus sum mihimetipsi gravis » ; il n’y a plus d’élan ni pour prier ni pour travailler, et l’on sent pourtant combien la prière serait nécessaire. On se demande si cette aridité est de la tiédeur, si elle vient de quelque faute dont on n’aurait pas eu nettement conscience, d’une certaine présomption par exemple qu’on aurait prise pour du zèle. Plusieurs veulent nous persuader, si nous les consultons, que c’est de la mélancolie, et qu’il faut recourir aux remèdes appropriés, prendre de l’exercice, faire diversion, se donner aux œuvres extérieures.

Les auteurs ajoutent d’ordinaire : Cependant cette aridité de la sensibilité est seulement la privation de la dévotion accidentelle et non pas de la dévotion substantielle, qui consiste dans la volonté de se donner généreusement au service de Dieu (IIa IIae, q. 82, a. 1). Les sens et l’imagination restent comme dans le vide, la sensibilité ne trouve plus de saveur à rien et ressent comme du dégoût en toutes choses, mais ce n’est là qu’un dégoût involontaire, il n’atteint pas la volonté, qui est aussi supérieure à la sensibilité que l’intelligence dépasse les sens et l’imagination.

Tout cela est vrai, mais il faut considérer plus attentivement la nature et la cause de cette aridité ou sécheresse de la sensibilité, pour la bien distinguer de la paresse spirituelle, acedia, qui est la privation de la dévotion substantielle elle-même, et qui devient un dégoût des choses spirituelles aussi coupable qu’il est volontaire, sinon en lui-même, au moins dans la négligence qui le fait naître (IIa IIae, q. 35). La confusion de la nuit des sens avec la paresse spirituelle serait une très grave erreur spéculative et pratique, qui conduirait tout droit au quiétisme.

Pour bien établir cette distinction, il faut revenir à la description de la nuit passive des sens que nous a laissée saint Jean de la Croix, qui approfondit beaucoup sur ce point la doctrine de saint Grégoire le Grand[3], déjà développée au moyen âge par Hugues de Saint-Victor[4], puis par Tauler[5]. Et il faut, avec ces maîtres, insister sur l’aspect positif de cet état de purification, c’est-à-dire sur le vif désir de Dieu et de la perfection, plus encore que sur les notes négatives d’aridité et de difficulté à méditer. Il s’agit en effet ici d’un grand progrès de l’âme, dû à un travail profond de la grâce en elle, et c’est évidemment cette activité divine et la passivité qui en résulte qui sont l’élément principal de cet état, bien qu’il se manifeste surtout au premier abord par les notes négatives de sécheresse et de quasi-impossibilité de méditer.

Voyons donc la description donnée par saint Jean de la Croix, Nuit obscure, l. I, c. 9, en mettant en relief ce qu’il y a en elle de plus foncier, de plus positif et de plus divin, pour ne pas en rester aux apparences négatives, mais aller à la réalité surnaturelle produite par Dieu.

Selon saint Jean de la Croix cet état se manifeste par trois signes principaux déjà notés par Tauler. Voici comment il s’exprime dans la Nuit obscure, l. I, c. 9 :

« Premier signe : Si l’on ne trouve ni goût ni consolation dans les choses divines[6], il faut que le même vide se manifeste vis-à-vis de n’importe quelle chose créée. En effet, comme Dieu met l’âme dans la Nuit obscure pour tarir et purifier l’appétit sensitif, il ne lui permettra pas de trouver de la saveur en n’importe quoi[7]. Dans ce cas il devient probable que la sécheresse n’a pas son origine dans le péché ou dans une imperfection récente. S’il en était ainsi, la nature inclinerait à se satisfaire en cherchant une chose distincte de Dieu... Il se peut pourtant qu’une complète inappétence des choses d’en haut ou d’ici-bas provienne soit d’une indisposition, soit d’une tristesse naturelle, d’où il peut résulter qu’on n’a de goût pour rien ; c’est pourquoi il est nécessaire qu’à ce premier signe s’adjoigne le second que voici.

« Le second signe permettant de croire à l’existence de la Nuit de la purification consiste à garder ordinairement le souvenir de Dieu, avec une sollicitude et un souci pénible. On craint de ne pas le servir, d’aller à reculons, et cela à cause du manque de saveur dans les choses divines. Par là on voit que l’insensibilité et la sécheresse ne proviennent pas du relâchement et de la tiédeur ; car le propre de la tiédeur est de n’avoir aucune sollicitude intérieure pour les choses divines... ; elle est relâchée quant à la volonté et à l’intelligence, elle ne se soucie pas de servir Dieu. Au contraire, la sécheresse purificatrice porte en elle une sollicitude ininterrompue ; elle est inquiète et peinée de ne pas se donner comme il faut au service du Seigneur. Il se peut qu’il s’y adjoigne de la mélancolie ou quelque humeur fâcheuse, ...mais il n’en résulte pas un obstacle à l’effet purifiant de l’appétit, ...caractérisé par le vif désir de servir Dieu. Tant que ce désir subsiste, la partie sensitive a beau être déprimée, languissante et molle pour l’action, à cause du manque d’attrait, l’esprit n’en reste pas moins prompt et vigoureux[8]. »

Saint Jean de la Croix insiste sur le caractère positif de ce second signe : « En effet, dit-il, la cause de cette sécheresse se trouve en ce que Dieu fait le transfert des biens et des forces du sens à l’esprit, et comme ni le sens ni la force naturelle ne peuvent s’assimiler ce qui est purement spirituel, ils restent sans aliment et par là secs et vides. La partie sensitive n’est en aucune façon organisée pour recevoir ce qui est de pur esprit... Comme l’esprit reçoit tout l’aliment, il est plus vigilant et plus soucieux qu’auparavant dans son désir de ne manquer en rien à Dieu, et s’il n’éprouve pas tout d’abord la saveur et la délectation spirituelles mais plutôt l’aridité et l’ennui, cela tient à la nouveauté de ce changement... Le palais spirituel n’est encore ni disposé, ni accoutumé au goût nouveau qui est très subtil, et cela ne se fera que progressivement.

« Ceux que Dieu mène ainsi par les solitudes du désert ressemblent aux enfants d’Israël. Quand pour la première fois il commence à leur envoyer l’aliment céleste réunissant toutes les saveurs et où chacun, dit l’Écriture, trouvait celle qu’il préférait, ces Israélites n’en regrettent pas moins les viandes ou les oignons dont ils se nourrissaient en Égypte. »

On a aussi comparé cet état à ce qu’est la période de la dentition chez les enfants ; à ce moment en effet ils sont sevrés, on ne leur donne plus le lait, mais les dents commencent à pousser et non sans souffrance pour eux. Cet état fait au premier abord l’impression d’une perte plutôt que d’un gain ; et cependant les dents, qui se forment ainsi, vont permettre de prendre une nourriture plus forte, dont l’enfant, habitué à la douceur du lait, ne percevra pas tout de suite la saveur. Il a besoin maintenant de ce nouvel aliment, il s’y habituera ; il en est de même au point de vue spirituel.

C’est pourquoi saint Jean de la Croix ajoute : « La substance de cet aliment (spirituel) est un commencement d’obscure et sèche contemplation, qui demeure cachée et secrète à celui-là même qui en est favorisé. D’ordinaire, ensemble avec cette aridité et ce vide, qu’elle produit dans le sens, elle pousse l’âme au désir de l’isolement et de la quiétude, de façon que la pensée ne s’applique plus à aucun objet particulier et n’en éprouve plus l’envie. Arrivés à cet état, si les spirituels savaient se tenir en paix... ils se rendraient compte de leur très délicate nutrition intérieure. Elle est en effet si délicate, que presque toujours l’âme, qui en a envie, ou s’applique à l’éprouver, ne la sent plus, parce que, comme je l’ai dit, cette nutrition n’agit que dans la paix et l’oubli absolus de l’âme. Elle est semblable à l’air qui s’échappe de la main, quand on la ferme pour le retenir... Et en effet, Dieu met l’âme de telle manière en cet état et la conduit par un chemin si particulier, que si elle veut opérer par ses puissances, selon son habileté propre, elle fait plutôt obstacle qu’elle ne contribue à ce que Dieu opère en elle... Elle trouble la paix intérieure et entrave l’œuvre divine. Celle-ci s’accomplit dans l’esprit, pendant que la sécheresse règne sur les sens. »

« Un troisième signe naît de là pour nous convaincre qu’il s’agit de la purification des sens. C’est l’incapacité de méditer quand on veut s’y livrer comme on avait coutume, en recourant au sens de l’imagination. L’effort reste sans résultat. La raison en est que Dieu commence alors à se communiquer, non plus par le sens, comme avant, au moyen du raisonnement, qui évoquait et classait les connaissances, mais au moyen du pur esprit qui ignore l’enchaînement discursif et où Dieu se communique en acte de simple contemplation[9]. »

Saint Jean de la Croix note, au sujet de ce troisième signe, que cette incapacité de méditer d’une façon discursive « n’a nullement sa cause dans quelque humeur naturelle. S’il en était ainsi, au moment où cette humeur se dissipe, l’âme pourrait rentrer par un simple effort dans la pratique antérieure et les puissances retrouveraient leurs appuis. Et c’est ce qui n’arrive point quand il s’agit de la purification de l’appétit ; une fois que l’âme y est entrée, l’impuissance de discourir au moyen des puissances ne fait qu’augmenter. Il est vrai pourtant qu’au début cette continuité n’est pas toujours régulière ».

Dans la Montée du Carmel, l. II, c. 11 et 12, saint Jean de la Croix, sans suivre absolument le même ordre, avait déjà exposé ces trois signes, pour indiquer à quel moment il convient de passer de la méditation discursive à la contemplation, et déjà il s’agissait de la contemplation infuse, car il est dit ibid., ch. 12, de la contemplation qu’elle est « une connaissance opérée et reçue en nous... et parfois si délicate que l’âme ne la remarque pas » ; et au ch. 13 : « En cet état, Dieu se communique à l’âme restant passive, comme la lumière à quelqu’un qui tient les yeux ouverts et ne fait rien pour la recevoir. Et pour l’âme, recevoir ainsi la lumière infuse surnaturellement, c’est tout comprendre en restant passive. » L’état dont il est ici parlé n’est pas différent de celui décrit dans Nuit obscure, l. I, c. 9[10].

On voit donc que si cet état est manifesté par deux notes négatives : l’aridité ou la privation de toute consolation sensible, et la difficulté ou quasi-impossibilité de méditer, ce qu’il y a en lui de plus important est l’élément positif : la contemplation infuse initiale et le vif désir de Dieu qu’elle fait naître en nous. Bien plus, l’aridité de la sensibilité et la difficulté de méditer proviennent précisément de ce que la grâce prend une forme nouvelle, purement spirituelle, supérieure aux sens et au discours de la raison qui se sert de l’imagination. On croirait au premier abord que la manière dont Dieu nous purifie consiste surtout à nous enlever quelque chose, la grâce sensible ; en réalité il nous donne beaucoup plus qu’auparavant ; loin de soustraire sa grâce, il la donne beaucoup plus abondante, mais sous une forme supérieure, trop élevée pour que les sens puissent en savourer quelque chose. Nous allons le mieux comprendre en cherchant quelle est la cause de cet état.

Comment expliquer cet état, quelle est sa cause ?

Plusieurs auteurs[11] l’expliquent surtout par la privation de la grâce sensible, à laquelle le commençant s’attacherait trop, par gourmandise spirituelle ; il convient de l’en sevrer, comme l’a noté l’auteur de la Nuit obscure, l. I, c. 8. Cela est vrai, mais ce n’est pas, nous venons de le dire, ce qu’il y a ici de principal. Le caractère, foncier à noter est le commencement de contemplation infuse, dû à une intervention habituelle et déjà assez manifeste des dons du Saint-Esprit. Les textes déjà cités de saint Jean de la Croix, où il explique les trois signes, le montrent clairement.

Le premier signe est, avons-nous dit, que l’âme ne trouve plus aucune consolation dans les choses créées, ni dans les choses divines présentées d’une manière sensible. Il y a là un effet du don de science qui nous fait connaître comme expérimentalement le vide des choses créées et leur impuissance radicale à nous manifester la vie intime de Dieu. La science en effet diffère de la sagesse en ce qu’elle connaît les choses non par leur cause suprême, mais par leur cause prochaine, inférieure ; or ce qui dans le monde et en nous ne provient pas de la cause suprême, c’est le péché comme tel, l’imperfection de nos actes, notre indigence, notre infirmité ; tout cela relève uniquement des causes créées défectibles et déficientes. C’est pourquoi saint Augustin et saint Thomas rattachent au don de science la sainte tristesse dont parle Jésus dans la béatitude des larmes. Les larmes de la contrition viennent de la science de la gravité du péché et du néant des créatures. « Ceux qui pleurent ainsi, dit saint Augustin[12], ce sont ceux qui savent par quels maux ils ont été vaincus, pour les avoir désirés comme des biens. »

« Le don de science, dit aussi saint Thomas (IIa IIae, q. 9, a. 4), nous fait juger comme il faut des créatures », il nous montre combien est insensé celui qui cherche en elles le souverain bien, alors que souvent elles sont pour nous une occasion de nous détourner de Dieu. Dans l’Ancien Testament le livre de l’Ecclésiaste ne cesse de montrer la vanité et la misère de toutes les choses humaines : richesses péniblement acquises, joies profanes, sagesse humaine : « vanité des vanités, tout est vanité », hormis aimer Dieu et le servir : « Souviens-toi de ton Créateur aux jours de ta jeunesse, avant que viennent les jours mauvais... avant que la poussière redevienne ce qu’elle était, et que l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné... crains Dieu et observe ses commandements, car c’est là le tout de l’homme. Car Dieu citera en jugement sur tout ce qui est caché, toute œuvre, soit bonne, soit mauvaise » (Ecclésiaste, XII, 1-14). Ce sens profond de la vanité des choses créées, dès qu’on ne les ordonne plus à Dieu, à le connaître, à l’aimer, à le servir, pénètre toutes les pages de l’Imitation, par exemple l. III, c. 42 : « Sans moi l’amitié est stérile et dure peu » ; c. 43 : « Ne lisez jamais pour paraître plus savant ou plus sage ». Ruysbroeck dit de même : « La science divine nous enseignera à ne point avoir de présomption, à ne mettre notre joie ni dans les choses caduques, ni dans nos œuvres, mais à avoir déplaisir de nous-mêmes, comme de serviteurs inutiles et de créatures infirmes en toutes choses... Bienheureux ceux qui portent cette affliction, car ils seront consolés dans le royaume éternel de Dieu[13]. » Ruysbroeck note aussi les rapports des dons du Saint-Esprit avec la purification passive des sens, lorsqu’il écrit[14] : « La première venue du Christ exerce son influence et son action sur la partie inférieure de l’homme, afin qu’elle soit pleinement purifiée, relevée, enflammée et entraînée vers l’intérieur. Cette impulsion intime de Dieu répand des dons ou les retranche, enrichit ou appauvrit, réjouit ou désole, excite ou laisse dans l’abandon, réchauffe ou glace. Et tous ces dons ou influences contraires défient toute expression en langue quelconque. » Ces grâces se rattachent manifestement à la purification passive des sens[15]. C’est là qu’on commence vraiment à connaître par expérience le vide des choses créées et à voir vraiment que notre fin ultime ne peut être qu’en Dieu. Il y a là une influence manifeste et profonde du don de science[16].

Il y a aussi une influence non moins évidente des dons de crainte et de force, comme le montre le second signe indiqué plus haut : « Dans cette sécheresse purificatrice, l’âme craint de n’être pas fidèle, d’aller à reculons ; …mais tant que subsiste, avec cette crainte, le vif désir de servir Dieu, la partie sensitive a beau être déprimée, languissante et molle pour l’action, à cause du manque d’attrait, l’esprit n’en reste pas moins prompt et vigoureux » (S. Jean de la Croix, Nuit obscure, l. I, c. 9). – Sans aucun doute il y a là un effet du don de crainte, ou crainte filiale du péché, qui grandit avec le progrès de la charité, tandis que la crainte servile ou du châtiment diminue (cf. IIa IIae, q. 19, a. 9, 12). C’est sous l’influence de ce don de crainte que l’âme résiste aux tentations contre la chasteté et contre la patience, qui accompagnent souvent cette purification passive des sens. Elle redit la parole du Ps. CXVIII, 120 : « Confige timore tuo carnes meas – Transperce mes chairs de ta crainte, car je redoute tes jugements. » Ce don de crainte, selon saint Augustin, correspond à la béatitude des pauvres, car celui qui craint Dieu ne s’enorgueillit pas, ne cherche pas les honneurs, ni les richesses, mais au contraire, par une inspiration spéciale, il aime la pauvreté, la vie cachée, où il devient plus semblable au Sauveur. « Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! » Ils ont déjà dans cette pauvreté une participation de la suprême richesse ; cf. IIa IIae, q. 19, a. 12.

En même temps se fait sentir ici l’influence du don de force, dans le vif désir de servir Dieu, malgré la sécheresse, les tentations, et toutes les difficultés qui peuvent surgir. Ce don correspond en effet, selon saint Augustin et saint Thomas, à la quatrième béatitude : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. » La correspondance est évidente : « Il est en effet très difficile, dit saint Thomas (IIa IIae, q. 139, a. 2), non seulement d’accomplir avec persévérance les actions vertueuses, appelées œuvres de justice, mais de les faire, avec ce désir insatiable, qui est la faim et la soif de la justice. » Le don de force doit venir aider ici les vertus de patience et de longanimité ; autrement, au milieu des nombreuses difficultés, traverses et contradictions qui se présentent, on ne garderait pas le vif désir de la perfection ; l’enthousiasme sensible s’éteint vite comme un feu de paille, il en faut un autre d’ordre tout spirituel que Dieu seul peut produire en nous. L’Imitation (l. II, c. 12) dit à ce sujet : « Si vous portez votre croix de bon cœur, elle-même vous portera vers le terme désiré..., plus la chair est affligée, brisée, plus l’esprit est fortifié intérieurement par la grâce... Ce n’est point là la vertu de l’homme, mais la grâce de Jésus-Christ qui opère si puissamment dans une chair infirme, que tout ce qu’elle abhorre et fuit naturellement, elle l’embrasse et l’aime par la ferveur de l’esprit. »

« Le don de force, dit Ruysbroeck[17], permet alors de dominer joies et peines, gains et pertes, espérance et souci de choses terrestres, toute sorte d’intermédiaire en un mot et de multiplicité. De cette façon l’homme devient libre et affranchi de toute créature... Aussi ne se laisse-t-il pas engloutir dans l’affection sensible, ni dans l’avidité de consolation, de douceur ou d’aucun don divin, non plus que dans le repos et la paix de son cœur. Mais il veut dépasser tous dons et consolations, pour trouver celui qu’il aime. »

Enfin quel don du Saint-Esprit nous manifeste le troisième signe, qui est la grande difficulté qu’on éprouve alors à se livrer à la méditation discursive ? Il y a ici l’influence certaine du don d’intelligence comme principe de la contemplation infuse initiale. Saint Jean de la Croix dit en effet, nous l’avons vu, en expliquant ce troisième signe (Nuit, l. I, c. 9) : « La raison de cette incapacité de méditer est que Dieu commence à se communiquer, non plus par le sens, comme avant, au moyen du raisonnement, qui évoquait et classait les connaissances, mais au moyen du pur esprit qui ignore l’enchaînement discursif, et où Dieu se communique en acte de simple contemplation. » – Il y a là en effet « un commencement d’obscure et sèche contemplation, qui demeure cachée et secrète à celui-là même qui en est favorisé » (ibid.). « Cette oeuvre étant spirituelle et subtile ne se réalise que dans la paix, avec délicatesse ; elle est secrète, réparatrice, pacifique et très étrangère à tous les goûts antérieurs qui étaient perceptibles et sensibles » (ibid.).

Il y a là une influence manifeste du don d’intelligence uni à celui de piété. Ruysbroeck dit à ce sujet : « Le premier rayonnement du don d’intelligence crée dans l’esprit la simplicité. Et cette simplicité est toute baignée d’une clarté remarquable, tout comme l’atmosphère par la lumière du soleil ; car la grâce de Dieu, qui est le fondement de tous les dons, habite essentiellement notre intellect possible comme une lumière simple, et sous l’action de cette lumière notre esprit est fixé, éclairé d’une manière simple... ; ainsi il acquiert la ressemblance avec Dieu... D’autre part l’unité de l’essence divine a pour propriété d’attirer tout ce qui lui ressemble... Cependant il semble parfois à l’homme juste qu’il n’aime point Dieu vraiment et qu’il ne trouve pas en lui son repos. Mais ce sentiment même vient de l’amour : car c’est parce qu’il veut aimer au-delà de son pouvoir, que cet homme croit demeurer en deçà[18]. »

Saint Thomas avait dit avant ces grands mystiques : « Le don d’intelligence a une action purificatrice ; il purifie l’esprit en l’élevant au-dessus des images sensibles et des erreurs, pour que nous ne prenions pas les mystères de Dieu, qui nous sont révélés, d’une façon toute matérielle ou dans le sens pervers des hérétiques[19]. » Par là ce don nous fait pénétrer simplement mais profondément les mystères de la foi, en nous faisant atteindre par les figures la réalité divine figurée et par la lettre l’esprit qui la vivifie[20]. L’influence purificatrice de ce don est beaucoup plus profonde dans la nuit de l’esprit, mais il s’exerce déjà assez manifestement dans celle des sens.

De plus, saint Thomas (IIa IIae, q. 180, a. 6) dit après Denys : « Pour que l’âme arrive à l’uniformité de la contemplation (symbolisée par l’uniformité du mouvement circulaire sans principe ni fin), il faut qu’elle soit délivrée d’une double difformité (difformitas, privatio uniformitatis), de celle qui vient de la diversité des choses extérieures sensibles... et de celle du raisonnement ou de la pensée discursive ; ce qui a lieu lorsque ses opérations se ramènent à la simple contemplation de la vérité intelligible. »

Saint Augustin avait parlé de même, bien souvent, notamment dans le livre I de Quantitate animae, c. 33, où il décrit sept degrés de vie : 1° la vie végétative, 2° la vie sensitive, 3° la connaissance des choses humaines et des différentes sciences, 4° la vie de la vraie vertu, 5° la tranquillité de l’âme qui provient des vertus solides lorsque celles-ci règnent sur les passions, 6° l’entrée dans la lumière spirituelle supérieure, 7° la contemplation et l’union à Dieu. Déjà dans le quatrième degré est décrite la purification (purgationis negotium) nécessaire pour que l’âme arrive à la vraie vertu et comprenne pratiquement combien elle dépasse le corps et tout l’univers physique. Il faut, dit-il, dans ce travail si difficile de sa purification, in opere tam difficili mundationis suae, que l’âme mette toute sa confiance en Dieu pour résister à toutes les tentations qui se présentent alors et pour persévérer. Plus elle avance, plus elle voit combien elle est encore loin de la véritable pureté du cœur, mais finalement par le secours de Dieu elle se laisse de plus en plus vivifier par lui[21].

La doctrine de saint Jean de la Croix et celle de Ruysbroeck s’harmonisent admirablement sur ce point, comme sur tant d’autres, avec l’enseignement de saint Augustin, et de saint Thomas.

Telle est, croyons-nous, selon ces grands maîtres la description psychologique et l’explication théologique de cet état, qui paraît être d’abord une perte plutôt qu’un gain, la soustraction des grâces sensibles, mais qui en réalité est le commencement de la contemplation infuse, le seuil de la vie mystique.

Il nous reste à voir quelles règles de direction conviennent ici, quels sont les effets de cette purification passive, quelles sont aussi les épreuves qui généralement l’accompagnent, enfin à quel moment du progrès spirituel elle apparaît normalement. Serait-ce seulement dans le cours de la voie unitive, comme certains semblent le penser, ou au début de la voie illuminative ? Question qui n’est pas sans importance et sur laquelle il convient de recueillir très attentivement l’enseignement des plus grands Maîtres. La voie illuminative n’est-elle pas pour eux celle dans laquelle notre esprit se dégage de plus en plus des sens et du raisonnement, pour se porter très simplement sous une illumination spéciale du Saint-Esprit, vers la contemplation des choses divines, contemplation qui doit être, avec la charité, comme l’âme de notre vie intérieure et de notre apostolat ?

Rome, Angelico.

Notes et références

  1. Luc., IX, 23. Item Matth., XVI, 24 ; Marc, VIII, 34.
  2. Nous regrettons que M. Tanquerey, dans son Précis de Théologie ascétique et mystique (t. II, p. 402, n. 1), favorise encore cette manière de voir, en plaçant la nuit des sens dans le livre III consacré à la voie unitive. Ce n’est pas seulement s’éloigner de la terminologie de saint Jean de la Croix, c’est s’éloigner de son enseignement et de la doctrine traditionnelle.
  3. Moral., l. XXIV, c. 6, n° 11 ; l. X, c. 10, n° 17. In Ezech., l. II, hom. II, n° 2, 3, 13.
  4. In Eccl., hom. I. Hugues de Saint-Victor compare ici la purification passive de l’âme par la grâce divine à la transformation que subit le bois vert attaqué par le feu : « L’humidité se consume, la fumée diminue, la flamme victorieuse se montre... finalement elle communique au bois sa propre nature. Ainsi les passions du cœur résistent d’abord, de là beaucoup de peines et de troubles, il faut que cette fumée épaisse se dissipe. Peu à peu l’âme se fortifie, l’amour grandit et devient plus ardent, sa flamme est plus brillante, les troubles disparaissent, l’esprit commence à entrer dans la contemplation de la vérité. »
  5. Institutions, c. 35 ; les disciples de Tauler ont réuni dans ces Institutions l’essentiel de la doctrine contenue dans les sermons du Maître.
  6. Il s’agit des choses divines proposées d’une façon sensible, par l’intermédiaire des sens ou de l’imagination, comme dans la méditation discursive.
  7. Nous verrons plus loin que c’est là un effet du don de science (IIa IIae, q. 9, a. 4), qui nous montre la vanité de toutes les choses créées, et leur incapacité radicale de nous manifester la vie intime de Dieu.
  8. De même que dans le premier signe on peut voir un effet du don de science, on trouve dans celui-ci une manifestation des dons de force et de crainte, comme on le verra mieux dans la suite.
  9. Il y a ici une intervention assez manifeste du don d’intelligence, uni à celui de piété ; il est principe d’une connaissance non discursive, supérieure au rayonnement, simple, et il commence ici à donner à l’âme une certaine expérience des choses divines ; cf. IIa IIae, q. 8, a. 1, 2, 4, 7.
  10. Les textes que nous venons de citer et beaucoup d’autre montrent en effet, comme on l’admet de plus en plus aujourd’hui et comme le disaient les premiers commentateurs (cf. Dict. de Théol. Cath., art. sur S. Jean de la Croix), que ces chapitres de la Montée du Carmel ne décrivent pas un état qui précède dans le temps celui dont parle la Nuit obscure, l. I, c. 9, mais ils en montrent l’aspect actif, ou ce que l’âme doit faire alors, tandis que la Nuit obscure en fait voir l’aspect passif. C’est bien, du reste, ce que saint Jean de la Croix a annoncé lui-même au début de la Montée, l. I, c. 1, 2e alinéa, passage que Hoornaert, même dans sa 2e édition, n’a pas exactement rendu ; il traduit lo activo et lo passivo par « l’état actif » et « l’état passif », alors que saint Jean de la Croix veut parler du côté actif et du côté passif d’un même état de purification. Sitôt après on lit dans le texte espagnol : « Y esta primera noche pertenece a los principiantes al tiempo que Dios los comienza a poner en estado de la contemplacion, de la cual (noche) tambien participa el espiritu, según diremos a su tiempo. » Hoornaert traduit : « La première Nuit s’adresse à ceux qui commencent la route, quand Dieu les initie à la contemplation en ménageant encore leur action intellectuelle. » Ces derniers mots ne répondent à rien dans l’original.
  11. Par exemple Antoine du Saint-Esprit, Directorium mysticum, tr. II, d. IV, sect. 2, n° 221.
  12. Libr. I de sermone Domini in monte, c. 4 : « Scientia convenit lugentibus, qui didicerunt quibus malis vincti sunt, quae quasi bona appetierunt. »
  13. Le Royaume des amants de Dieu, c. XVIII.
  14. L’Ornement des noces spirituelles, l. II, c. V.
  15. Voir aussi Ruysbroeck, L’Ornement des noces spirituelles, l. II, c. 63 : « Comment tant dans la vie active que dans la vie spirituelle, les vertus sont ordonnées au moyen des sept dons du Saint-Esprit, et premièrement de ceux de crainte, de piété et de science. »
  16. Cf. La Bse Angèle de Foligno, Le Livre des visions et des instructions, trad. Hello, 9e pas, la voie de la Croix, qui paraît correspondre à la nuit des sens, comme le 19e à celle de l’esprit.
  17. L’Ornement des noces spirituelles, l. II, c. 64.
  18. L’Ornement des noces spirituelles, l. II, c. 66.
  19. Cf. IIa IIae, q. 8, a. 7.
  20. Cf. IIa IIae, q. 8, a. 1.
  21. L. I, de Quantitate animae, c. 33, quartus gradus animae : « In hoc tam praeclaro actu animae inest adhuc labor et contra hujus mundi molestias atque blanditias magnus acerrimusque conflictus. In ipso enim purgationis negotio subest metus mortis saepe non magnus, saepe vero vehementissimus... Deinde quo magis magisque sentit anima, eo ipso quod proficit, quantum intersit inter puram et contaminatam : eo magis timet... »
Vie spirituelle
Auteur : R. Garrigou-Lagrange, O.P.
Source : In La Vie Spirituelle n°87
Date de publication originale : Décembre 1926

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