Les relations Eglise-Etat

De Salve Regina

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Histoire de l'Eglise
Auteur : Abbé Jacques Olivier
Source : D’après le manuel d’apologétique de A. Boulanger
Date de publication originale : 2005

Difficulté de lecture : ♦ Facile

Les relations de l’Église et de l’État

Bien que société parfaite, l’Église est appelée à vivre dans l’État. Voilà, par le fait, deux sociétés autonomes, indépendantes, placées, sinon en face, du moins à côté l’une de l’autre. Quelles seront donc leurs relations ? Il y a deux façons de les déterminer. Ou bien l’on considère l’Église seule, dans sa divine constitution – avec ses pouvoirs et ses droits – sans tenir compte des situations diverses dans lesquelles elle peut se trouver. Ou bien on la considère d’une manière concrète et dans les circonstances de fait auxquelles forcément elle doit s’adapter. En d’autres termes, il y a lieu de distinguer entre les principes et leur application, entre la théorie et la pratique, ou, pour employer des termes courants, entre la thèse et l’hypothèse. Toutefois, si l’on prend soin de remarquer que les principes peuvent s’appliquer dans le cas d’un État catholique, la thèse se confond alors avec l’hypothèse. D’où il suit que nous pouvons établir les relations de l’Église et de l’État en restant toujours dans le domaine des réalités. Ainsi ferons-nous dans les deux paragraphes suivants où nous étudierons les rapports des deux sociétés : 1° dans le cas d’un État catholique, et 2° dans le cas d’un État acatholique.


1 - Relations de l’Eglise et de l’Etat dans le cas d’un Etat catholique

Envisagées à un point de vue général, les relations de l’Église et de l’État comportent trois solutions possibles. Il peut y avoir, ou bien domination d’un pouvoir par l’autre, ou bien séparation complète, ou accord mutuel.


1° Erreurs

- Les deux premiers systèmes s’opposent à la doctrine catholique que nous exposerons plus loin.


A. La thèse de la DOMINATION D’UN POUVOIR PAR L’AUTRE peut être entendue dans un double sens, selon que l’on enseigne la subordination complète de l’État à l’Église ou de l’Église à l’État.

- a) La première opinion, qui n’a eu que de rares partisans, parmi les théologiens et les canonistes, ne doit pas retenir notre attention.

- b) La seconde opinion, qui veut que l’Église soit subordonnée à l’État, a été professée autrefois par les légistes césariens, et, à l’époque moderne, par les libéraux de la Révolution. Partant d’un principe opposé, - puisque les partisans du césarisme considéraient les empereurs et les rois comme des maîtres absolus, en qui résidait l’autorité suprême, tandis que les libéraux révolutionnaires regardaient le peuple comme le seul souverain et l’unique source du pouvoir, - les uns comme les autres aboutissaient au même résultat, et confisquaient tous les droits au profit d’un pouvoir unique, de la personnalité de l’État, quel qu’en fût le nom : empereur, roi, peuple, monarchie ou démocratie. Dans un tel système, la religion peut être sans doute conservée pour les services que l’État espère en retirer, mais il n’y a plus de place pour une Église indépendante et libre. Il ne faut plus parler des droits de Église ; celle-ci ne saurait en avoir d’autres que ceux qui lui sont octroyés par le bon vouloir du Prince-État.

Au césarisme et au libéralisme absolu se rattachent le gallicanisme et le josé­phisme[1], qui, tout en reconnaissant que l’Église est indépendante et souveraine dans les choses purement spirituelles, attribuent à l’État une autorité prépondérante dans les questions mixtes : ex. le droit d’empêcher la publication de bulles, ency­cliques, mandements, etc., sans son consentement préalable.


B. La thèse de la SÉPARATION DE L’ÉGLISE ET DE L’ÉTAT est l’erreur du libéralisme modéré. Partant de ce principe que l’Église et l’État sont deux sociétés distinctes, indépendantes, qui marchent sur des routes parallèles, les parti­sans de ce système, adoptant la formule de Cavour : « L’Église libre dans l’État libre », veulent que les deux sociétés soient libres, chacune dans leur sphère, et vivent sépa­rées, s’ignorant réciproquement.

Le libéralisme modéré, avec des nuances diverses, a été la grande erreur du siècle dernier. Nous le voyons naître, avec Lamennais, quelque peu après la Révolution de 1830. En face d’une société totalement transformée, et désormais acquise à ce qu’on appelle les libertés modernes, les libéraux catholiques rêvèrent de réconcilier l’Église et la société nouvelle en se plaçant sur le seul terrain de la liberté. N’hésitant pas à faire le sacrifice des droits et immunités de l’Église, ils se contentèrent de réclamer pour elle comme pour tout autre culte, la seule liberté, estimant que la religion doit être propagée par la persuasion, et non par la coaction, et que la vérité n’a pas besoin de protection pour triompher de l’erreur.


2° La Doctrine catholique

- La doctrine catholique comprend deux points : les principes et l’application des principes.


A. Les Principes

1. L’Église et l’État sont tous les deux des pouvoirs distincts, indépendants, chacun dans son domaine. « Dieu, dit LÉON XIII dans son Encyclique Immortale Dei, a divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances, la puissance ecclésiastique et la puissance civile : celle-là préposée aux. choses divines, celle-ci aux choses humaines. Chacune d’elles en son genre est souveraine, chacune est renfermée dans des limites parfaitement déterminées, et tracées en conformité de sa nature et de son but spécial ». Il n’est donc pas vrai de prétendre, avec le césarisme et le libéralisme absolu, que l’État est le pouvoir souverain d’où découlent tous les droits, ceux de l’Église aussi bien que ceux des autres sociétés. Sans doute, l’Église est dans l’État, mais elle y est, comme société parfaite, et non comme une partie qui doit être subordonnée au tout. Chaque puissance est souveraine dans sa sphère, et cette sphère est tracée par la nature et la fin des doux sociétés. A l’Église donc les affaires spirituelles, c’est-à-dire tout ce qui se rapporte au salut des âmes : prédication de l’Évangile, administration des sacrements, célébration du culte divin, jugement sur la moralité des actes humains, etc. A l’État, les affaires temporelles, c’est-à-dire tout ce qui concerne les intérêts matériels de ses sujets et ce qui est requis pour le bien et la protection de la société, comme le pouvoir de déterminer les droits politiques des citoyens, les effets civils des contrats, d’établir des impôts, de lever des armées, de promouvoir les sciences et les arts, de punir les transgresseurs des lois civiles, etc.

Les deux puissances étant souveraines, chacune dans leur sphère, il s’ensuit que l’une est subordonnée à l’autre pour tout ce qui n’est pas de son ressort. Donc l’Église est dépendante et subordonnée à l’État dans les questions temporelles : elle est indépendante et souveraine dans les questions spirituelles, et c’est du reste la condition de son existence. Car si l’Église était assujettie au pouvoir civil sur le terrain religieux, elle serait fractionnée en autant de parties qu’il y aurait d’États ; elle ne serait plus ni une, ni universelle, ni indéfectible : en un mot elle ne serait plus l’Église catholique.


2. Bien qu’ils soient deux pouvoirs distincts et indépendants, l’Église et l’État ne doivent pas vivre séparés mais s’unir dans un mutuel accord. Et de cette union, Léon XIII donne les raisons dans son Encyclique Immortale Dei : « Leur autorité, dit-il en parlant des deux pouvoirs, s’exerçant sur les mêmes sujets, il peut arriver qu’une seule et même chose, quoique à des titres différents, ressortisse à la juridiction de l’une et l’autre puissance… Il est donc nécessaire qu’il y ait entre les deux puissances un système de rapports bien ordonné, non sans analogie avec celui qui dans l’homme constitue l’union de l’âme et du corps. »

Ainsi, d’après la doctrine catholique, si l’Église et l’État ont des domaines distincts, ils ont aussi des frontières communes. Et comment en serait-il autrement, alors que les deux sociétés détiennent leurs pouvoirs de Dieu et s’adressent aux mêmes sujets ? Il est vrai que leurs fins sont différentes, mais celles-ci ne doivent jamais s’opposer entre elles, plus que cela, la fin temporelle, que poursuit l’État, manquerait son but si, en définitive, il n’était pas tenu compte de la fin éternelle et de la des­tinée future. Il peut donc arriver que les mêmes objets (ex. les écoles, le mariage, à la fois contrat civil et religieux), « quoique à des titres diffé­rents, ressortissent à la juridiction de l’une et de l’autre puissance », comme dit Léon XIII. Il peut arriver encore que certaines choses, tem­porelles de leur nature, rentrent dans l’ordre spirituel par leur destination et tombent de ce fait sous la juridiction de l’Église. Tel est le cas des lieux et des objets sacrés : églises, mobilier, servant au culte, biens destinés à l’entretien des ministres, etc. Sur ces différents points qui forment ce qu’on appelle les questions mixtes, on ne saurait contester la juridiction de l’Église. Il est. même permis d’aller plus loin et de dire que, à un certain point de vue, l’Église a un pouvoir indirect sur toutes les choses temporelles, non pas en tant qu’elles sont temporelles, mais parce qu’elles doivent toujours être des moyens d’atteindre la fin surnaturelle. C’est en vertu de ce pouvoir que les Papes du moyen âge se sont parfois élevés contre les princes qui abusaient de leur puissance, qu’ils sont allés jusqu’à les déposer comme indignes de la souveraineté et ont délié leurs peuples du serment de fidélité.

Il suit de là que, en principe, s’il surgit des conflits, l’État doit céder, puisque son pouvoir est inférieur à celui de l’Église par sa nature et sa fin. En pratique, il convient qu’il y ait union entre les pouvoirs ; il faut que l’Église et l’État, loin de s’ignorer réciproquement, se parlent, fassent des conventions ou concordats[2] et que ces derniers soient loyalement observés par tous les deux.


B. Application des principes dans le cas d’un État catholique

Dans l’hypothèse d’un État catholique, c’est-à-dire, là où les principes peuvent recevoir leur application, quels seront donc les devoirs réci­proques de l’Église et de l’État ?

L’on peut dire, d’une manière générale, que la concorde qui doit régner entre eux requiert :

- 1) du côté négatif : que chaque puissance veille à ne pas violer les droits de l’autre et à ne pas entraver son action.

- 2) du côté positif, que chacune mette au service de l’autre l’influence dont elle dispose pour le bien des deux sociétés.


1. DEVOIRS DE L’ÉGLISE.

L’Église doit prêter à l’État l’appui de son autorité et de ses œuvres. Qui ne voit du reste combien par sa doctrine elle peut travailler au bonheur des peuples puisque, d’une part, elle « fait remonter jusqu’à Dieu même l’origine du pouvoir, qu’elle impose avec une très grande autorité aux princes l’obligation de ne point oublier leurs devoirs, de ne point commander avec injustice ou dureté », et d’autre part, qu’elle « commande aux citoyens à l’égard de la puissance légitime, la soumission comme aux représentants de Dieu, et les unit aux chefs de l’État par les liens, non seulement de l’obéissance, mais du respect et de l’amour, leur interdisant la révolte et toutes les entreprises qui peuvent troubler l’ordre et la tranquillité de l’État » ? (Enc. Libertas). Ainsi, de l’influence de l’Église, l’État retirera un double profit. L’autorité des chefs, considérée, non pas uniquement comme l’expression de la volonté du peuple, mais comme venant de Dieu, revêtira un caractère sacré et se conformera mieux aux règles de la justice. Le peuple, à son tour, accep­tera l’obéissance comme une soumission à la volonté de Dieu, qui, loin de l’humilier, ne peut que l’ennoblir.


2. DEVOIRS DE L’ÉTAT.

- Le premier devoir de l’État vis­-à-vis de la religion en général, c’est de rendre lui-même un culte social à Dieu. La raison seule démontre à l’évidence la nécessité de ce culte. Dieu n’est-il pas le maître des sociétés comme des individus ? Or, dit Léon XIII (Enc. Immortale Dei), « si la nature et la raison imposent à chacun de nous le devoir d’honorer Dieu d’un culte religieux, parce que nous sommes sous sa puissance, et parce que, sortis de lui, nous devons retourner à lui, la même loi oblige la communauté politique ». Le chef de l’État doit donc rendre hommage à Dieu au nom du peuple qu’il représente, en s’associant aux actes de religion qui s’accomplissent au sein de l’Église catholique. Nous disons « de l’Église catholique » car, bien que le culte de Dieu s’im­pose, antérieurement à toute religion révélée, il va de soi que, si Dieu a dit comment il voulait être adoré et servi, il y a obligation, non seulement pour les individus, mais pour le corps social, de se soumettre à ses ordres.

- Le second devoir de l’État est de reconnaître tous les droits de l’Église, tels qu’ils découlent de sa constitution divine et que nous les avons décrits dans l’article précédent. L’État doit donc disposer la législation civile de manière à seconder et à développer la religion catholique. Il ne lui appar­tient pas de connaître lui-même des doctrines. « Il laissera, l’Église juger les novateurs et, s’ils s’obstinent dans leur révolte, les punir selon les lois canoniques, et les exclure de son sein. Mais il pourra prêter à l’autorité religieuse le pouvoir coercitif dont il dispose, pour arrêter une contagion dont les progrès seraient nuisibles à la société civile elle-­même[3]. »


1ère Objection.

- Contre la thèse catholique, nos adversaires objectent les empiétements de l’Église, et font remarquer que, si l’État admet l’indépendance de l’Église, et lui reconnaît tous les droits qu’elle revendique, elle formera un « État dans l’État » et deviendra un gouverne­ment théocratique intolérable.


Réponse

- Pour craindre les empiètements de l’Église, il faudrait d’abord prouver que l’Église est une puissance susceptible d’être dange­reuse à la sécurité de l’État. Or les Pontifes romains et la doctrine catho­lique ont toujours enseigné aux fidèles l’obéissance aux lois portées par l’État, à moins qu’elles ne fussent en opposition avec les droits de Dieu et de la conscience.

Assurément, la coexistence de deux sociétés indépendantes serait une cause de troubles et de désordres, si ces sociétés étaient toutes deux du même ordre, si elles tendaient, soit à une même fin, soit à des fins oppo­sées entre elles. Or il n’en est rien. Nous avons vu que l’Église et l’État ont des fins différentes et que ces fins, l’une d’ordre spirituel, l’autre d’ordre temporel, ne sont nullement en opposition, que, au contraire, elles peuvent et doivent s’harmoniser parfaitement.

Il n’est du reste pas juste de dire que l’Église est dans l’État. Car, matériellement, elle le déborde : l’Église catholique est dans tous les États, et pour cette raison, avons nous déjà dit, elle ne saurait être dépendante d’aucun pouvoir civil, et, à plus forte raison, être réduite à l’état de rouage politique. D’autre part, accuser l’Église de prétendre à un pouvoir théocratique qui voudrait prédominer, même dans les questions temporelles, c’est se mettre en absolue contradiction avec la doctrine de Léon XIII que nous avons exposée plus haut.

2ème Objection

- Mais, dit-on encore, si l’État impose à ses sujets un culte quelconque, s’il prétend remplir, au nom de tous, des devoirs que tous ne reconnaissent pas, et plus encore, s’il met sa puissance au service de l’Église contre les hérétiques et contre ceux qui ne veulent pas de reli­gion, ne sort-il pas de son rôle ? N’opprime-t-il pas les consciences et n’est-­il pas intolérant ? Et que deviendront alors nos libertés modernes : liberté de pensée et de parole, liberté de conscience et de culte ?

Réponse

- a) Observons d’abord que nous nous sommes placés, pour établir la thèse catholique, dans l’hypothèse d’une société unie dans les mêmes croyances. Or il est évident qu’aucune société ne peut subsister si les principes sur lesquels elle s’appuie, ne sont pas respectés. On l’admet bien quand il s’agit, par exemple, des institutions, comme celles de la famille et de la propriété. Pourquoi le rejetterait-on à propos de la religion, si l’on reconnaît, par ailleurs, qu’elle est une des bases de la société ? A ceux qui prêcheraient la polygamie, la polyandrie, l’union libre, à ceux qui voudraient renverser la propriété individuelle, l’État ne manquerait pas d’opposer la contrainte[4]. Il agirait de même avec les internationalistes, qui refuseraient de concourir, par le service militaire, à l’unité de la patrie. Dira-t-on que l’État fait acte de tyrannie lorsqu’il poursuit les révolutionnaires et les anarchistes qui menacent sa sécurité ? Tous les gens sensés avouent qu’il ne fait au contraire que jouer son rôle et rem­plir sa mission. « Eh bien, transportez ces principes dans une société dont tous les membres sont chrétiens, où la croyance religieuse rencontre, sinon l’unanimité absolue, qui n’est pas de ce monde, du moins la même unanimité morale que nous constations tout à l’heure à l’égard des idées qui inspirent et soutiennent nos institutions fonda­mentales, la propriété, la famille, la patrie. Refuserez-vous à un État de cette sorte le droit de prêter l’appui de son pouvoir ? … Théoriquement, je ne vois pas ce qui pourrait le lui interdire[5]. »


- b) Lorsqu’on nous objecte les « libertés modernes », il semble bien qu’on sort de l’hypothèse d’une société presque exclusivement catholique. Voyons cependant ce qu’il faut en penser, du seul point de vue absolu, c’est-à-dire en restant sur le terrain des principes. L’Église condamne-­t-elle toutes ces libertés que l’on considère comme le fondement do la société moderne ? Condamne-t-elle, en particulier, la liberté de penser et de parler, la liberté de conscience et de culte ? Avant de répondre à cette question, il est bon de s’entendre sur le sens qu’il faut attacher au mot liberté. D’après la doctrine de l’Église, la liberté c’est le pouvoir phy­sique d’agir de telle ou de telle façon,. mais ce n’est pas le droit d’agir de n’importe quelle façon. La raison prescrit à l’homme de croire ce qui est vrai et de faire ce qui est bien. La liberté ne peut donc pas être le droit de choisir entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, le juste et l’injuste. « La volonté, dit Léon XIII, par le seul fait qu’elle dépend de la raison, dès qu’elle désire un objet qui s’écarte de la droite raison, tombe dans un vice radical qui n’est que la corruption et l’abus de la liberté. Voilà pour­quoi Dieu, la perfection infinie, qui, étant souverainement intelligent et la bonté par essence, est aussi souverainement libre, ne peut pourtant en aucune façon vouloir le mal moral… La faculté de pécher n’est pas une liberté, mais une servitude. » (Enc. Libertas).

Les libéraux, qui mettent en avant les libertés modernes, pour com­battre ce qu’ils appellent l’intolérance de l’Église, entendent-ils par là que l’homme a le droit de penser, de dire, d’écrire, d’enseigner tout ce qu’il veut, le faux comme le vrai, le mal comme le bien, qu’il a une liberté de conscience illimitée, qu’il « lui est loisible de professer telle religion qui lui plaît ou même de n’en professer aucune », qu’il a le droit de s’affranchir de ses devoirs envers Dieu ? Si telle est leur conception de la liberté, il est évident qu’elle est en opposition flagrante avec la doctrine catholique, disons plus, avec la raison. Cette soi-disant liberté, l’Église l’appelle « pure licence », et assurément, elle la condamne. Jamais elle n’admettra que la liberté puisse être le droit d’agir contre la raison et la nature, le droit d’embrasser l’erreur et de choisir le mal.

En principe, par conséquent, l’erreur et le mal n’ont aucun droit : ils n’ont droit ni à la tolérance ni même à l’existence. Saint Augutin a dit, il est vrai, qu’il faut « exterminer les erreurs et aimer les hommes ». Et cela est juste, mais comment frapper les erreurs si l’on ne touche pas aux hommes qui les professent ? En pratique donc, lorsque ces hommes sont de bonne foi, - et il n’est pas permis sans de graves motifs de supposer le contraire, - il convient de les traiter avec de grands ménagements et beaucoup de charité : ils ont droit à la tolérance. Mais il ne faut pas que cette tolérance puisse tourner au désavantage des autres membres de la société. Car, dans toute société, la liberté individuelle finit où commence le droit d’autrui. Aussi longtemps que la liberté de pensée et de consciente se confine au for intérieur, Dieu reste le juge de nos opinions. Mais si elle, se traduit au dehors (discours ou écrits révolutionnaires), elle tombe alors sous l’appréciation du pouvoir social, et rien n’empêche celui-ci, plus que cela, il est de son devoir, de protéger la vérité contre l’erreur, le bien contre le mal, et de frapper ceux qui propagent les mauvaises doctrines, même s’ils sont de bonne foi. Combien son devoir devient plus impérieux s’il a affaire à des hommes de mauvaise foi !

Conclusion. - Nous pouvons donc conclure : 1° que la liberté de conscience ne saurait être, en aucun cas, le droit de rejeter toute religion, ou même de choisir n’importe quelle religion : elle est, au contraire, le droit de professer librement, sans être gêné par personne, la religion que Dieu nous a enseignée : 2° qu’il n’y a pas dès lors à reprocher à l’Église d’avoir employé jadis la coaction, car elle n’en a jamais fait usage que contre les hérétiques, c’est-à-dire contre ceux qui ressortissaient à sa juridiction, contre les chrétiens de mauvaise foi qui ne remplissaient pas leurs obliga­tions. Quant aux autres, jamais l’Église ne leur a contesté la liberté de penser comme ils voulaient. Elle a toujours affirmé qu’on ne doit contrain­dre personne à faire un acte religieux qui répugne à la conscience, et jamais elle n’a forcé ceux qui, nés et élevés, soit dans une religion païenne, soit dans l’hérésie, ne faisaient pas partie de son corps, à adhérer à sa foi et à son culte.


2. - Relations de l’Eglise et de l’Etat dans l’hypothèse d’un Etat acatholique

Dans le paragraphe précédent, nous avons exposé ce qu’on appelle la thèse et l’application de la thèse dans l’hypothèse d’un État catholique. Immuables en eux-mêmes, les principes restent toujours vrais, et ne dépendent ni de la reconnaissance ni de l’approbation du pouvoir civil. Cependant, tout immuables qu’ils sont, ils ne sont pas absolus quant à leur application. Dans la revendication de ses droits, l’Église est bien obligée de tenir compte des contingences et d’accepter la situation de fait qui lui est imposée. Mais, en se pliant aux circonstances, elle n’aban­donne rien de ses principes. C’est sur ce point que le libéralisme se met en opposition avec la doctrine catholique. Son erreur consiste précisé­ment à ne pas distinguer entre la thèse et l’hypothèse, à accorder en prin­cipe les mêmes droits à l’erreur et à l’hérésie qu’à la vérité et à l’ortho­doxie, et à faire rentrer tous les cultes dans le même droit commun.


Les principaux cas, où l’Église ne peut pas appliquer ses principes, sont ceux : 1° d’un État hétérodoxe ; 2° d’un État infidèle ; et 3° d’un État neutre.


1° Hypothèse d’un État hétérodoxe

Les États hétérodoxes sont ceux qui, tout en appartenant à la religion chrétienne, sont séparés de l’Église catholique par le schisme ou l’hérésie. En principe, les États chrétiens doivent reconnaître à l’Église catholique tous les droits que Jésus Christ a accordés à la société religieuse qu’il a fondée. Les États protestants sont d’autant plus tenus de ne pas restreindre les droits des catholiques qu’ils ont pour principe fondamental la théorie du libre examen, et ne sauraient, de ce fait, prétendre que leur interprétation de la Sainte Écriture est vraie, à l’exclusion des autres. L’Église catholique ne doit donc pas être frustrée de ses droits essentiels : droit d’enseigner, droit de pratiquer librement son culte, droit de posséder, etc.


2° Hypothèse d’un État infidèle

Nous désignons sous ce titre toutes les religions fausses (non catholiques). En principe, l’Église catholique, s’appuyant sur la raison et sur toutes les preuves qui font éclater la trans­cendance du christianisme, peut réclamer tous les droits qui, du seul point de vue naturel, doivent être accordés à la vraie religion. En pratique, les missionnaires qui évangélisent les contrées païennes, ne revendiquent guère que la liberté de prêcher la foi du Christ, et trop souvent ils l’achètent au prix de leur sang.


3° Hypothèse d’un État neutre

Ce que nous appelons ici « État neutre » pourrait s’appeler tout aussi bien État libéral. Il désigne, de toute façon, l’État qui, acceptant les libertés modernes, ne reconnaît aucun culte officiel. Quelles seront, dans cette hypothèse, les relations de l’Église et de l’État ? La réponse ne saurait être générale.

- S’agit-il d’un État vraiment neutre, les sectes dissidentes sont nombreuses, il est clair que l’union de l’Église et de l’État est pratiquement impossible. Le régime de la séparation devient alors la situation normale. L’Église, quoique ne reniant rien de ses principes, peut donc, en pratique, accepter la séparation comme le seul « modus vivendi » possible dans telle circons­tance donnée. Mais qui dit séparation ne dit pas désunion, encore moins hostilité. Pas davantage la séparation ne doit impliquer l’inditjérence. Un État, même neutre, n’a pas plus le droit de se désintéresser de la reli­gion que de la morale. Qu’un État ne prenne pas parti entre les diverses religions, qu’il accepte tous les cultes, soit ; mais il lui reste toujours le devoir de protéger la religion en général, contre les athées qui, en détrui­sant l’idée de Dieu, tentent de saper la base essentielle de toute religion. Quel que soit son amour des libertés modernes, il ne doit pas tolérer des doctrines qui compromettent la sécurité de l’État et l’ordre public. De même qu’il ne peut permettre de tout faire, il ne peut laisser la liberté de tout dire et de tout enseigner. Si l’État neutre ne peut donc accorder ses faveurs à telle religion, à l’exclusion des autres, il peut protéger toutes les religions. De l’application de cette doctrine, les États-Unis nous four­nissent un illustre exemple. Dans ce pays, si partagé au point de vue des croyances qu’il eût été tout à, fait impolitique de protéger un culte plutôt qu’un autre, où la séparation s’imposait comme une nécessité, nous voyons le pouvoir civil favoriser, de multiples façons, toutes les religions, sauf la secte des Mormons, accorder à toutes la plus grande liberté d’action et sauvegarder les intérêts de cha­cune par l’équité de ses lois et par la justice de ses jugements.

- S’agit-il d’un État plutôt athée que neutre, l’Église se trouve forcé­ment réduite à ne revendiquer que les garanties du droit commun. L’union des deux pouvoirs devenant impossible, l’Église doit se borner à réclamer pour elle comme pour toute autre religion, liberté pleine et entière dans la profession de sa foi et l’exercice de son culte.

Mais, dira-t-on, s’il en est ainsi, pourquoi le pape Pie X a-t-il con­damné avec tant de véhémence la loi de séparation en France par son Ency­clique Vehementer du 11 février 1906 ? Les raisons en sont très claires et découlent de ce que nous avons dit dans ce chapitre. - 1) C’est, en premier lieu, que, en se plaçant sur le terrain de la thèse, la séparation n’est pas le régime normal, et contredit la doctrine de l’Église. - 2) C’est, en second lieu, que la rupture d’un concordat ne doit se faire que du consentement réciproque des deux parties contractantes, comme Pie X le déclare : « Le concordat passé entre le Souverain Pontife et le gou­vernement français, comme du reste tous les traités du même genre que les États concluent entre eux, était un contrat bilatéral qui obli­geait des deux côtés. Le Pontife romain, d’une part, le chef de la na­tion française, de l’autre, s’engagèrent solennellement, tant pour eux que pour leurs successeurs, à maintenir inviolablement le pacte qu’ils signaient. Il en résultait que le concordat avait pour règle, la règle de tous les traités internationaux, c’est-à-dire le droit des gens, et qu’il ne pouvait en aucune manière être annulé par le fait d’une seule des deux parties ayant contracté… Or aujourd’hui l’État abroge de sa seule autorité le pacte solennel qu’il avait signé. Il transgresse ainsi la foi jurée. »


Remarque - L’Église et les diverses formes de gouvernement

Il convient de remarquer que les relations de l’Église et de l’État, - thèse et hypothèse, - ont été établies dans l’article qui précède, abstraction faite de la forme du gouvernement. Or, sur cette dernière question, - la forme de gouvernement, - la doctrine de l’Église peut s’établir dans les trois points suivants :

- 1. Tout d’abord elle pose en principe absolu que « tout pouvoir vient de Dieu » (Rom., XIII, 1). Dieu étant le soul et souverain Maître des choses, il s’ensuit qu’aucune autorité ne peut se constituer en dehors de lui.

- 2. Si l’Église regarde comme un principe absolu que l’origine du pouvoir doit être reportée à Dieu, elle n’a pas tranché la question de savoir quel doit en être le mode de trans­mission. Est-il remis directement par Dieu entre les mains du Chef de l’État, comme dans la monarchie héréditaire, avec pouvoir absolu ou limité par une constitution ? Ou est-il remis directement au peuple et conféré indi­rectement par un nombre restreint d’électeurs ou par le suffrage universel, soit à un seul homme (monarchie élective), soit à une élite sociale et intellectuelle (régime aristocratique), soit à de nombreux représentants choisis dans toutes les classes (régime démocratique) ? C’est ce que l’Église n’a pas déterminé. On voit donc par là qu’elle n’impose aucune forme de gouvernement. « Des diverses formes de gouvernement, dit Léon XIII (Enc. Libertas), pourvu qu’elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le bien des citoyens, l’Église n’en rejette aucune ; mais elle veut, et la nature s’accorde avec elle pour l’exiger, que leur institution ne viole le droit de personne et respecte particulièrement les droits de l’Église. »

- 3. Ce que l’Église ne saurait admettre, c’est que le peuple aurait la souve­raineté, dans ce sens qu’il faudrait chercher en lui l’origine du pouvoir, qu’il en serait le détenteur immédiat, qu’il aurait, par conséquent, le droit de le garder, de le communiquer et de le reprendre à son gré. S’il en était ainsi, l’insurrection serait vraiment pour lui, comme dit Jean-Jacques Rousseau, « le plus sacré des droits », et toute révolution devien­drait légitime de par la volonté du peuple.


Bibliographie sommaire

  • Encyclique de Grégoire XVI « Mirari vos » (15 août 1832).
  • Encyclique de Pie IX « Quanta cura » (8 décembre 1864).
  • Encyclique de Léon XIII « Diuturnum » (20 juin 1881), « Immortale Dei » (1 novembre 1885), « Iampridem » (6 janvier 1886), « Libertas » (20 juin 1888).
  • Dictionnaire de Théologie Catholique, article Eglise.
  • L’Eglise et l’Etat par E. Beau de Loménie, Fayard 1957, coll. je sais, je crois.

  1. Joseph II, empereur d’Allemagne (1741-1790), entreprit de réformer l’Église catholique en la subordonnant entièrement à l’État. C’est ainsi que, de sa propre autorité, il supprima certains ordres religieux, plaça les autres sous le contrôle de l’État, prétendit au droit de nommer les évêques, exigea d’eux le serment de fidélité, établit le mariage civil et le divorce, etc.
  2. Le Concordat est un traité passé entre le Pape et le Chef d’une nation en vue de régler les rapports de l’Église et de l’Etat dans les questions touchant aux affaires reli­gieuses. Le concordat, étant un contrat bilatéral, ne peut être rompu que d’un commun accord. - Principaux concordats : celui de Worms (1122) qui termina la querelle des Investitures ; concordat de Bologne (1516) entre Léon X et François Ier ; concordat de 1801 entre Pie VII et Napoléon Ier ; Accords du Latran (1929) entre Mussolini et Pie XI.
  3. Mgr d’Hulst, La morale du citoyen, 1895.
  4. Texte écrit en 1925… NDLR.
  5. Mgr d’Hulst, Ibid.
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