Manuel d'apologétique - 1ère partie : Les préambules rationnels de la Foi

De Salve Regina

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Apologétique
Auteur : Abbé A. BOULENGER
Source : Manuel d’Apologétique : Introduction à la doctrine catholique, éd. Emmanuel Vitte, Paris Lyon, 1937, 8e éd., 490 p.
Date de publication originale : 1920

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
Remarque particulière : IMPRIMATUR : C. Guillemant, Vic. gen. , Atrebati, die 30 Aprilis 1920.

Sommaire

Lettre d’approbation

Cher Monsieur l'Aumônier,

Succès oblige. Votre premier ouvrage : La Doctrine catholique, vous a conduit et presque contraint à lui donner un complément : Le Manuel d'Apologétique.

Ne vous en prenez qu'à vos qualités de méthode, de précision, de probité scientifique. Ce sont elles qui vous ont conquis tant de lecteurs et de disciples, et qui les ont autorisés à attendre de vous ce nouvel effort.

Un manuel d'apologétique, en effet, n'est pas chose facile. L'objet en est complexe, ardu et, du moins en sa partie négative ou défensive, en voie de perpétuelle transformation. La tâche exige une intelligence toujours en éveil, et autant de souplesse que de fermeté dans l'esprit.

Et puis, l'Apologétique n'est-elle point, par son but, un art aussi bien qu'une science? Si elle prétend convaincre et toucher, ne lui faudra-t-il pas compter avec les circonstances de temps, de pays, de personnes? Le choix des arguments, leur importance respective, la manière de les faire valoir : c'est en cela que précisément consistera le talent de l'apologiste, son mérite et son succès.

Votre « Manuel», Monsieur l'Aumônier, trahit de vastes lectures et un long travail de mise en œuvre.

Vous avez eu raison de donner, pour point de départ à la recherche de la vraie Religion et de la véritable Église, dés notions rationnelles sur la certitude, sur la nature de l'homme, sur les rapports qui existent entre l'âme humaine et son Créateur. Rien n'est plus opportun à l'heure actuelle. Le plus difficile aujourd'hui, c'est d'amener les indif­férents à reconnaître la nécessité d'une religion. Dès qu'ils sont ar­rivés là, leur choix est vite fait. La religion chrétienne et catholique défie toute comparaison.

Toutefois, là encore, vous aviez à combattre de redoutables adver­saires. Formés aux disciplines scientifiques, habitués à passer au crible tous les textes et tous les raisonnements, les savants modernes sont aussi habiles à l'attaque qu'à la riposte. Vous avez exploré, avec beaucoup de sagacité et de conscience, ce qu'on peut appeler leurs positions de combat. Je ne crois pas que vous ayez éludé aucune des questions agitées naguère dans les divers domaines où se rencontrent la foi et le rationalisme : exégèse, histoire des religions, évolution des dogmes, histoire de l'Église primitive.

Malgré des imperfections inévitables en une matière qui touche à des problèmes si délicats, vous avez réalisé une œuvre de valeur.

Vous excellez à mettre les idées dans un ordre lumineux et serré. Vous êtes plus touché par la solidité des arguments que par la renom­mée de leurs auteurs. Vous savez puiser les informations aux bonnes sources, sans abdiquer la légitime indépendance de votre jugement.

Je souhaite donc à votre livre, cher Monsieur l'Aumônier, le même succès qu'à ses devanciers. Je suis heureux de vous encourager à poursuivre les travaux que vous avez entrepris, depuis quelques années, pour la diffusion de la science qui est la plus nécessaire, je pourrais dire, la plus passionnante de toutes : celle de la Religion.

Je bénis, cher Monsieur l'Aumônier, votre vaillante initiative, et je vous renouvelle l'assurance de mes sentiments paternellement dévoués en Notre-Seigneur.

Eugène LOUIS, évêque d’Arras

Arras, le 23 mai 1920, en la fête de la Pentecôte



Première partie : Introduction et préambules rationnels de la Foi

INTRODUCTION NOTIONS GÉNÉRALES

1. Définition. Étymologiquement, le mot apologétique (grec apologêtikos, apologia) veut dire justification, défense. Conformément à l’étymologie, l'apologétique est la justification et la défense de la foi catholique.

2. Objet. Comme on peut le voir par la définition, l'apologétique a un double objet. Elle est : a) la justification de la foi catholique. Considérant la religion dans son fondement, c'est-à-dire dans le fait de la révélation chrétienne, dont l'Église catholique se dit la seule dépositaire fidèle, elle expose les motifs de crédibilité qui en démontrent l'existence. Le problème qu'elle doit résoudre est donc celui-ci: Étant donné qu'un certain nombre de religions se partagent l'humanité, il s'agit de trouver la vraie. Or l'apologiste catholique prétend que sa foi est la seule vraie, qu'elle est objectivement vraie: il doit donc en faire la preuve. Ce premier travail constitue l'apologétique démonstrative ou constructive,. - b) la défense de la foi catholique. Non seulement l'apologétique présente les titres de la Religion catholique à notre adhésion, mais elle fait front à ses adversaires et répond aux attaques qu'elle rencontre, chemin faisant. Et comme les attaques varient avec les époques, il s'ensuit qu'elle aussi doit évoluer et se renouveler sans cesse: laissant de côté les objections anciennes et démodées, elle doit se porter sur le terrain de combat choisi par les adversaires de l'heure présente. Envisagée sous ce second aspect, l'apologétique a un caractère négatif et porte le nom d'apologétique défensive.

3. - Corollaire. - APOLOGÉTIQUE ET APOLOGIE. - L'on a coutume de distinguer l'apologétique de l'apologie. « Apologétique signifie proprement: science de l'apologie, de même que dogmatique signifie science des dogmes. L'apologétique est la défense savante du christianisme par l'exposé des raisons qui l'appuient ... Une apologie est une défense opposée à une attaque[1].» L'objet de l'apologétique est donc plus général. L'apologie, au contraire, se meut dans une sphère restreinte: elle se borne à défendre un point de la doctrine catholique, qu'il s'agisse du dogme, de la morale ou de la discipline[2]. Elle prouve, par exemple, que le mystère de la Trinité n'est pas absurde, qu'il est injuste d'accuser la morale chrétienne d'être une morale intéressée, que le célibat, loin d'être une institution blâmable, offre de précieux avantages ; elle réhabilite, s'il le faut, la mémoire d'un saint. L'apologie remonte au premier âge du christianisme; l'apologétique, étant une science, n'est venue que plus tard, et elle est toujours en voie de formation, ou du moins, de perfectionnement.


But et Importance de l'Apologétique.

4. - But. - L'objet de l'apologétique (N° 2) fait ressortir clairement le but qu'elle poursuit.

A. EN TANT QUE DÉMONSTRATIVE, elle vise le croyant, d'une part, et d'autre part, l'indifférent et l'athée: - a) le croyant, pour le soutenir dans ses convictions en lui permettant d'établir le bien-fondé de sa foi, en éclairant son intelligence et en affermissant sa volonté; - b) l'indifférent et l'athée, le premier pour le convaincre que la question religieuse s'impose, et que l'indifférence, en matière aussi grave, est déraisonnable, le second pour le tirer de son incrédulité. Elle veut les amener tous les deux à réfléchir, à étudier et à se convertir[3].

B. - EN TANT QUE DÉFENSIVE, l'apologétique ne vise que les anti-croyants et elle a pour but de réfuter leurs préjugés et leurs objections. Nous disons anti-croyants, et non incroyants, car tandis que souvent les incroyants se contentent de ne pas croire, les anti-croyants ont leur religion à eux, qu'ils dressent contre la religion catholique: religion de la science, de l'humanité, de la démocratie, de la solidarité, etc.

5. - Importance. - L'importance de l'apologétique se déduit des deux raisons suivantes: - a) Elle est à la base de la foi. Rappelons-nous, en effet, que la foi implique un triple concours: le concours de l'intelligence, de la volonté et de la grâce. Or, le rôle de l'apologétique est de conduire au seuil de la foi, de la rendre possible en démontrant qu'elle est raison­nable[4]. Sans doute, à consulter les faits, la question ne se pose pas tout d'abord pour nous. Elle est résolue, avant même que notre esprit s'attache à la discuter; car, quelle que soit la religion à laquelle nous appartenons, nous la recevons tous de notre milieu et de notre éducation: elle nous vient de nos parents et de nos maîtres. Beaucoup s'en contentent toujours d'ailleurs et l'acceptent ainsi, toute faite, d'autorité, sans discussion et sans contrôle. Mais il peut arriver un moment oille doute envahisse notre esprit et où il soit nécessaire d'armer notre foi contre. les attaques de nos ennemis. Saint Pierre ne recommandait-il pas déjà aux premiers chrétiens de se tenir prêts à répondre quand on leur demanderait compte de leur croyance (1 Pierre, III, 15). Autant et plus que jamais, tout catholique doit être en état de se raisonner sa foi et d'en rendre raison aux autres[5]. - b) L'apologétique est la condition nécessaire de la théologie. En effet, l'exposition de la Doctrine catholique suppose la foi déjà admise et ne concerne que les croyants. Il suit de là que, si toutes deux ont des points de contact et s'occupent également de la révélation, elles diffèrent quant au point de départ et quant à la marche. Ainsi l'apologiste, sans autre instrument que la raison, part des créatures pour s'élever au créateur, à un Dieu révélateur et aboutit au fait de l'Église enseignante, au lieu que la théologie suit un ordre inverse: partant du point d'arrivée de l'apologétique, à savoir, du magistère infaillible de l'Église, elle expose les enseignements de la foi.

Division de l'Apologétique.

6. - La religion catholique ayant pour fondement le lien, les rapports qui existent entre Dieu et l'homme, ou plutôt l'âme humaine, il s'ensuit que l'apologétique doit traiter de Dieu, de l'homme et de leurs rapports. Or la solution des problèmes qui concernent ce triple objet est du domaine de la philosophie et de l'histoire. D'où deux grandes divisions: la partie philosophique et la partie historique.

7. – 1° Partie philosophique. - Les principales questions, qui sont du ressort de la philosophie, sont les suivantes. - A. SUR DIEU. Cette première section traite de l'existence de Dieu, de sa nature et de son action (Création et Providence). - B. SUR L'HOMME. La seconde section doit démontrer l'existence de l'âme humaine, d'une âme qui a pour propriétés d'être spirituelle, libre et immortelle. - C. SUR LEURS RAPPORTS. La troisième section forme comme la conclusion des deux premières. En partant de la nature de Dieu et de l'homme, elle a pour but d'établir les rapports qui s'ensuivent nécessairement et ceux dont il est possible de présumer l'existence. Les trois sections de la première Partie forment ce qu'on appelle les préambules rationnels de la foi.

8. - 2° Partie historique. - Avec la seconde partie, nous abordons la question de fait. Or tout fait relève de l'histoire. C'est donc par les documents historiques que l'apologiste doit prouver l'existence des révélations primitive et mosaïque, puis de la révélation chrétienne faite par Jésus-­Christ et dont l'Eglise catholique garde le dépôt. La partie historique se subdivise donc en deux sections: la démonstration chrétienne et la démonstration catholique.

A. DÉMONSTRATION CHRÉTIENNE. - Dans cette 'première section, il s'agit de prouver l'origine divine de la religion chrétienne par des signes ou critères qui emportent notre assentiment. Ces signes sont de deux sortes. Il y a : - a) les critères externes ou extrinsèques, c'est-à­-dire tous les faits, miracles et prophéties, qui, ne pouvant avoir d'autre auteur que Dieu, ont été fournis par lui en vue de la révélation pour déterminer et confirmer notre foi, et - b) les critères internes ou intrinsèques c'est-à-dire ceux qui sont inhérents à la doctrine révélée (voir N° 156):

B. DÉMONSTRATION CATHOLIQUE. - Après avoir, prouvé l'origine divine de la religion chrétienne, l'apologiste doit montrer que l'Eglise catholique seule possède les marques de la vraie Église fondée par Jésus-Christ.

C. - AUTRE FORME DE DÉMONSTRATION. - Ces deux sections de la partie historique peuvent être fondues en une seule, et l'on peut faire immédiatement la démonstration catholique sans passer par l'intermédiaire de la démonstration chrétienne. L'apologiste qui adopte cette méthode à un degré va droit à l'Église catholique qu'il montre « illustrée de tels caractères, que tout le monde peut aisément la voir et la reconnaître pour la gardienne et la maîtresse unique du dépôt de la révélation », possédant elle seule « le trésor immense et merveilleux des faits divins qui portent jusqu'à l'évidence la crédibilité de la foi chrétienne », et étant elle-même un fait divin, « un grand et perpétuel motif de crédibilité, par son admirable propagation, sa sainteté éminente, son inépuisable fécondité en toute sorte de biens, son unité catholique et son invincible stabilité[6].» La crédibilité du magistère divin de l'Église une fois admise il ne reste plus qu'à écouter ses enseignements.

Telles sont les grandes lignes de l'apologétique démonstrative. Elle marche, du reste, de pair avec l'apologétique défensive qui lui déblaie le terrain en réfutant les objections que lui opposent ses adversaires, soit dans la partie philosophique, soit dans la partie historique.

Les méthodes de l’Apologétique

10. - 1° Définition. - On entend par méthode apologétique l'ensemble des procédés que les apologistes emploient pour démontrer la vérité de la religion chrétienne.

11 – 2° Espèces. - Comme la méthode de l'apologétique doit ,varier nécessairement avec la nature du sujet qu'elle traite, il y a lieu de distinguer: - a) la méthode philosophique ou rationnelle dans la partie philosophique où il s'agit de démontrer par la raison l'existence et la nature de Dieu et de l'âme humaine, et d'établir leurs rapports; - b) la méthode historique dans la seconde partie où il faut prouver par l'histoire le fait de la révélation. La méthode historique, à son tour, prend différents noms, selon la manière de procéder de l'apologiste.

1. SELON LE POINT DE DÉPART qu'il adopte, nous avons la méthode descendante et la méthode ascendante. - 1) Dans la méthode descendante, l'apologiste suit la marche que nous avons tracée au N° 8 : il va de la cause à l'effet, de Dieu à son œuvre. Remontant aux origines du monde, il apporte successivement les preuves de la triple Révélation divine, primitive, mosaïque et chrétienne. - 2) Dans la méthode ascendante, il suit l'ordre inverse dont nous avons parlé au N° 9 : il va de l'effet à la cause, de l'œuvre à l'auteur. Partant du fait actuel de l'Église, il établit ses titres à notre croyance; après quoi, il ne reste plus qu'à écouter son témoignage sur la révélation elle-même.

2. SELON LA NATURE DES ARGUMENTS et l'importance que l'apologiste leur attribue dans la démonstration, nous avons: la méthode extrinsèque ou externe, et la méthode intrinsèque ou interne. - 1) La méthode extrinsèque est ainsi appelée parce que son point de départ est extrinsèque, c'est-à-dire pris en dehors de l'homme, et parce qu'elle fait un usage presque exclusif des critères extrinsèques ou externes (voir N° 156). - 2) La méthode intrinsèque, au contraire, part de l'homme pour s'élever jusqu'à Dieu, et attache plus d'importance aux critères intrinsèques (voir N° 156). Considérant l'homme au point de vue individuel et au point de vue social, elle montre combien la religion surnaturelle répond aux appels et aux besoins de son âme.

12. Nota. LA MÉTHODE D'IMMANENCE. A la méthode intrinsèque se rattache la méthode de l'immanence. Les partisans de la méthode d'immanence prennent leur point de départ dans la pensée et l'action de l'homme. L'homme, disent-ils, sent en lui un besoin inassouvissable de béatitude; il a faim et soif d'idéal, d'infini, de divin. A certaines heures de mélancolie et de tristesse, il éprouve, selon le mot de saint AUGUSTIN, une inquiétude qui ne lui laisse aucun repos. Ces états d'âme, qui sont l'œuvre de la grâce, doivent disposer l'homme de bonne volonté à accepter la révélation chrétienne qui seule peut combler le vide de son cœur. Ainsi les aspirations internes et immanentes (du lat. in maniere, immanens, qui réside dans), c'est-à-dire, d'après l'étymologie du mot, qui sont au fond de notre être, démontrent que notre nature a besoin d'un surcroît, et qu'elle postule[7], pour ainsi dire, le surnaturel, le transcendant, le divin que nous offre la révélation chrétienne ..

13. - Valeur des différentes méthodes. -1. Nous n'avons pas à apprécier ici les deux méthodes, descendante et ascendante. Qu'il nous suffise de remarquer que la démonstration à un degré, méthode ascendante, ­a l'avantage d'être moins longue, mais aussi l'inconvénient d'être moins complète. - 2. Que faut-il penser des méthodes extrinsèque, intrinsèque et d'immanence? Il est bien évident que leur efficacité, et par conséquent leur valeur, varie avec les époques et l'état des esprits auxquels elles s'adressent[8]. Aucune n'est d'ailleurs sans dangers si elle ne reste dans de justes limites. - 1) La méthode extrinsèque, poussée trop loin, tombe dans l'intellectualisme. En exagérant la part de l'esprit et la force de la raison, elle paraît détruire la liberté de la foi et risque de manquer son but. Car elle aura beau démontrer comme un théorème qu'il y a une révélation divine et que l'Église catholique en garde le dépôt, nous ne consentirons à y adhérer que si elle correspond à nos aspirations. - 2) De même, la méthode intrinsèque, si elle rabaisse trop la raison et accorde trop de place à la volonté et au sentiment dans la genèse de l'acte de foi, aboutit au subjectivisme et au fidéisme, et manque également son but. Il ne suffit pas, en effet, dé montrer la conformité de la révélation chrétienne avec les aspirations du cœur humain; si l'on passe sous silence les preuves historiques qui attestent son origine divine, les adversaires pourront toujours objecter que la religion catholique n'a pas plus de valeur que les autres religions. - 3) Ce que nous venons de dire de la méthode interne s'applique à la méthode d'immanence. Celle-ci peut être une excellente préparation d'âme, mais elle ne saurait être irréprochable que dans la mesure où elle n'est pas exclusive.

14.-.Apologétique intégrale. - L'apologétique intégrale doit donc réunir les trois méthodes, extrinsèque, intrinsèque et d'immanence. - a) Pour aboutir plus sûrement à l'acte de foi, il est bon de faire d'abord la préparation d'âme, soit par la méthode intrinsèque, soit par la méthode d'immanence. « C'est seulement dans le vide du cœur, dit M. BLONDEL, c'est dans les âmes de silence et de bonne volonté qu'une révélation se fait utilement écouter du dehors. Le sens des paroles et l'éclat des signes ne seraient rien sans doute, s'il n'y avait intérieurement le dessein d'accepter la clarté divine.» - b) Ce travail préliminaire une fois achevé, la méthode intrinsèque et la méthode d'immanence doivent rejoindre la méthode extrinsèque et commencer avec elle l'enquête historique pour faire la preuve du fait de la révélation.

Historique de l’Apologétique

Que les méthodes de l'apologétique aient varié avec les temps, qu'elles aient dû s'adapter aux idées et aux besoins des milieux, cela va de soi. Il est permis cependant, parmi les tendances diverses, de distinguer trois courants principaux, et par conséquent, trois sortes d'apologétiques : l'apologétique traditionnelle, l'apologétique moderne et l'apologétique moderniste.

15. - Apologétique traditionnelle. - L'apologétique traditionnelle est celle qui a toujours été et qui est encore en usage dans l'Église, et qui forme ainsi comme une tradition ininterrompue. Elle se caractérise par l'importance qu'elle. donne aux critères externes. Elle s'adresse surtout à l'intelligence, mais il ne faut pas croire toutefois qu'elle se désintéresse des dispositions morales.

Il suffit de jeter un rapide coup d'œil sur les principaux apologistes, pour se con­vair1cre qu'elle a su faire une heureuse alliance des méthodes extrinsèque et intrinsèque. - 1. A commencer par Notre-Seigneur lui-même, n'est-il pas évident qu'il attache le plus grand prix à la préparation morale? (Paraboles de la semence, Marc, IV, 1, 20 ; des invités aux noces, Mat., XXII, Luc, XIV). Il ne consent généralement à donner des signes de sa mission divine qu'à ceux qui ont la foi, la confiance et l'humilité. - 2. Les Apôtres ne procèdent pas autrement que leur Maître. - 3. Plus tard, au temps des persécutions, l'apologétique est avant tout, défensive. Les chrétiens sont accusés de complot contre la sûreté de l' Etat, d'athéisme et d'immoralité. Pour les défendre de ces calomnies, les apologistes instituent un parallèle entre le paganisme et le christianisme, ils font ressortir la transcendance de celui-ci (critères internes), puis ils invoquent les miracles d'ordre moral: la conversion du monde, la sainteté de vie des chrétiens, leur constance héroïque au milieu des supplices, leur nombre croissant (saint JUSTIN, TERTULLIEN). - 4. Saint THOMAS D'AQUIN, le grand apologiste du moyen âge, après avoir exposé les préambules de la foi et réfuté les objections des adversaires (Somme contre les Gentils), montre, dans sa Somme théologique, l'harmonie et l'accord des vérités chrétiennes, avec les aspirations de notre âme (critères intrinsèques). - 5. L'on comprendra mieux le modernisme quand on aura étudié le chapitre suivant et en particulier le système intuitionniste de M. BERGSON. Au XVIIe siècle, BOSSUET fait, il est vrai, un usage exclusif des critères externes[9], mais PASCAL, en revanche, s'attache surtout aux critères internes, au point qu'il a pu être regardé comme l'initiateur de la méthode d'immanence dont il a été question plus haut (N ° 12.) Débutant par les critères internes d'ordre subjectif, il considère la nature humaine dans sa grandeur et sa misère. Il veut ainsi amener l'homme à reconnaître que la religion lui est nécessaire comme explication et comme remède à son indigence; elle seule nous fait comprendre, en effet, notre misère en nous en découvrant la cause dans le péché originel, et elle nous indique le remède dans la Rédemption du Christ. Pascal fait donc la préparation du cœur avant de prouver la vérité du christianisme par les critères externes.

16. - 2° Apologétique moderne. - La caractéristique de l'apologétique moderne c'est la prépondérance accordée aux critères internes. Sous prétexte que les preuves historiques et les critères externes: miracles et prophéties, ont peu de force pour convaincre les esprits imbus des idées philosophiques et scientifiques modernes, les apologistes s'attachent surtout à la préparation morale. Ils exposent les merveilles du christianisme, la parfaite harmonie du culte catholique avec le sens esthétique (CHATEAUBRIAND), sa valeur et sa vertu intrinsèque (OLLÉ-LAPRUNE, Yves LE QUERDEC), sa transcendance (Abbé DE BROGLIE), ses beautés intimes, ses admirables effets, par exemple, en apportant la consolation à ceux qui souffrent (méthode intime de Mgr BOUGAUD). Ou bien ils voient dans la religion et l'autorité de l'Eglise le fondement de l'ordre moral et social (LACORDAIRE, BALFOUR, BRUNETIÈRE), etc. Nous avons déjà dit que cette méthode, excellente en soi, serait incomplète, si elle supprimait totalement les critères externes: miracles et prophéties (N° 13).

17. - 3° Apologétique moderniste. - L'apologétique moderniste, dont les représentants les plus connus sont: en France, LOISY (L'Évangile et l'Église, Autour d'un petit livre), LE ROY (Dogme et Critique) ; en Angleterre, TYRREL (De Charybde à Scylla), en Italie, FOGAZZARO (Le Saint), a été condamnée par le Décret Lamentabili (3 juillet 1907) et l'Encyclique Pascendi (8 sept. 1907). En voici les traits principaux:

A. DANS LA PARTIE PHILOSOPHIQUE. - Deux points caractérisent la philosophie moderniste: - a) Dans son côté négatif elle est agnostique. Nourri des philosophies modernes: subjectivisme de Kant, positivisme d'A. Comte, intuitionnisme de M. Bergson, le modernisme professe que la raison pure est impuissante à franchir le cercle de l'expérience et dés phénomènes et, de ce fait, inapte à démontrer l'existence de Dieu, même par le moyen des créatures. - b) Dans son côté positif, la philosophie moderniste est constituée par la doctrine de l'immanence vitale ou religieuse (immanentisme). D'après cette théorie, rien ne se manifeste à l'homme qui ne soit préalablement contenu en lui. « Dieu n'est pas un phénomène qu'on puisse observer hors de soi, ou une vérité démontrable par un raisonnement logique. Qui ne le sent pas en son cœur ne le trouvera jamais au dehors. L'objet de la connaissance religieuse ne se révèle que dans le sujet par le phénomène religieux lui-même[10]. » Ainsi la raison ne démontre pas Dieu, mais l'intuition[11], le découvre[12] au fond de l'âme, ou plutôt, comme ils disent, dans les profondeurs de la subconscience où nous le trouvons vivant et agissant.

B. DANS LA PARTIE HISTORIQUE. - L'historien moderniste est, quoiqu'il s'en défende, tributaire de ses principes philosophiques. Agnostique, il prétend que l'histoire n'a pour objet que les phénomènes. Dieu, étant au-dessus des phénomènes, ne peut donc être l'objet de l'histoire, mais affaire de foi: d'où la grande distinction entre le Christ de l'histoire et le Christ de la foi, le premier, réel, le second, transfiguré et défiguré par la foi. Deux autres principes, l'immanence vitale et la loi de l'évolution expliquent le reste: l'origine de la religion, née du sentiment religieux du Christ et des premiers chrétiens, sa transformation successive que l'on constate dans le développement du dogme. Les Livres Saints, en général, et les Évangiles, en particulier, n'ont du reste aucune valeur historique.

En résumé, l'apologiste moderniste rejette toutes les preuves traditionnelles. Dans la partie philosophique, partant de la théorie kantiste, que la raison pure ne démontre pas Dieu, il substitue les preuves de sentiment aux preuves rationnelles. Dans la partie historique, n'admettant pas que Dieu puisse être un personnage de l'histoire, il supprime les critères extrinsèques: miracles et prophéties qui sont les grands signes de la révélation divine. Au reste, il estime superflu de demander à l'histoire ce que le témoignage de la conscience lui révèle. Pourquoi chercher Dieu en dehors de nous lorsqu'il est en nous et qu'on le sent en son cœur ? La tâche de l'apologiste se borne donc à descendre dans les profondeurs de notre âme et à y provoquer l'expérience religieuse. Le sentiment religieux, c'est-à-dire la conscience individuelle qui nous fait constater que le christianisme vit en nous et satisfait les profondes exigences de notre nature: telle est l'unique raison de croire, la seule révélation et la source de toute religion.

Ce bref aperçu suffit à nous montrer que le modernisme détruit toute idée de vraie religion et va à l'encontre de l'apologétique catholique.

PLAN DE L'OUVRAGE

18. - Nous suivrons, dans notre démonstration de. la foi catholique, l'ordre que nous avons indiqué plus haut (Nos 6, 7 et 8). Cet ouvrage comprendra. donc trois parties:

1ere Partie. - Les Préambules rationnels de la foi.

2e Partie. - La vraie Religion.

3e Partie. - La vraie Église.

Nous ferons précéder chaque partie d'un tableau synoptique qui en marquera les points principaux.

Bibliographie. - MAISONNEUVE, Art. Apologétique, Dict. de théologie Vacant-Mangenot (Letouzey). - X. M. LE BACHELET, Art. Apologétique, Dict. de La foi catholique d'Alès (Beauchesne). - A. DE POULPIQUET, L'objet intégral de l’Apologétique (Bloud). - X. M. LE BACHELET, De l'Apologétique traditionnelle et de l'apologétique moderne (Lethielleux). - BAINVEL, De vera Religione et Apologetica (Beauchesne). - GARDEIL, La crédibilité et l'apologétique (Gabalda). - BAINVEL, La Foi et l'acte de Foi (Lethielleux). - WILMERS, De religione revelata libri quinque. _ MARTIN, L'apologétique traditionnelle. - VALENSIN, Art. Immanence, Dict. d'Alès. - Dans la Revue pratique d'apologétique: BAINVEL, Un essai de systématisation apologétique, 1er mai et 1er juin 1908; LEBRETON, Art. Le Moderniste, PETI­TOT, L'Apologétique moderniste, 1er sept. 1911 ; PACAUD, L'œuvre apologétique de M. Brugère, 1er fév.1906; GUIBERT, L'apologétique vivante, 15 janv.1906; CARTIER, Brunetière apologiste, 15 mars 1907 ; X. DE MAU, Une méthode apologétique, 15 fév. 1906; LIGEARD, Le fait catholique, Une question de méthode, 15 mars 1906. - Mgr MI­GNOT, Lettre sur l'apologétique contemporaine (Albi). - Dans la Revue « Les Annales de la philosophie chrétienne» : M. BLONDEL, Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d'apologétique janv.-juill. 1896 ; articles de LABERTHON­NIÈRE 1898, 1900, 1901. - M. BLONDEL, L. Ollé-Laprune, L'Achèvement et l'Avenir de son œuvre. - H. PINARD, L'Apologétique, ses problèmes, sa définition (Beauchesne). Revue du Clergé français; Revue thomiste. - Encyclique Pascendi.

Aperçu général de la Première Partie

19. - Comme on peut le voir par le tableau synoptique qui précède, l'apologiste, dans la première Partie, se propose de démontrer que l'homme est obligé, à tout le moins, de professer la religion naturelle. Il suit de là que son étude doit porter sur deux objets: Dieu et l'homme, car la religion naturelle a pour fondement le lien qui rattache l'homme, en tant que créature, à Dieu, en tant que créateur.

A. L'APOLOGÉTIQUE DÉMONSTRATIVE doit donc fixer sur ces deux objets les points principaux que présuppose toute religion. A l'aide de la raison, qui est son unique instrument, et dont par conséquent il convient de montrer d'abord la valeur, l'apologiste doit prouver l'existence de Dieu, d'un Dieu personnel qui a créé le monde et qui le gouverne, qui se distingue de son œuvre, mais ne s'en désintéresse pas. Puis il doit démontrer l'existence de l'âme, d'une âme qui différencie l'homme de l'animal, d'une âme qui ne se confond pas avec la matière, qui est un esprit libre et immortel,. libre, sans quoi elle n'aurait aucun devoir envers son créateur; immortel, autrement l'homme se désintéresserait de sa destinée,.

Quand l'apologiste a établi l'existence et la nature de Dieu, d'un côté, de l'âme humaine, de l'autre, il lui est facile de déterminer les obligations qui découlent pour l'homme de ce fait qu'il est la créature de Dieu: obligations qui constituent la religion naturelle. Telle est la première conclusion à laquelle l'apologiste doit aboutir dans la première Partie. Ce premier résultat obtenu, il fait un pas en avant. Restant toujours sur le terrain philosophique, il se demande si la religion naturelle, basée ,sur la raison, suffit « pour que les vérités, même naturelles, prises dans leur ensemble, puissent, dans la condition présente du genre humain, être connues de tous facilement, et sans mélange d’erreurs, s'il y a lieu de présumer que Dieu ait voulu instruire l'humanité par une révélation, si cette révélation est possible, et même nécessaire dans le cas où Dieu aurait voulu manifester à l'homme des vérités qui dépassent sa raison et l'élever à une fin supérieure aux exigences de sa nature, et dans cette hypothèse, quels sont les signes qui peuvent en attester l'existence.

B. L'APOLOGÉTIQUE DÉFENSIVE a pour principaux adversaires dans cette première Partie, les positivistes ou agnostiques, et les matérialistes sur les questions de Dieu et de l'âme; et les rationalistes sur la question de la révélation.

Section I : Dieu

Chapitre préliminaire : Le Problème de la Certitude.

20. Au seuil de l'apologétique, un grave problème se pose. L'esprit de l'homme peut-il connaître la réalité des choses et arriver à la certitude objective Et puisque la raison doit être l'instrument principal de l'apologiste, que vaut cet instrument pour la recherche de la vérité ? Pouvons· nous avoir confiance en lui et peut-il nous mener à la certitude ? Telle est la première question qui s’impose à l’apologiste et à laquelle nous nous proposons de répondre brièvement. Nous disons brièvement, car il ne saurait rentrer dans notre plan d'établir ex professo la valeur de notre raison et l'objectivité de notre connaissance. Outre que le sujet est trop complexe et dépasse les limites d'un simple Manuel, il appartient au domaine de la philosophie; et s'il y a de nos lecteurs qui désirent étudier la question dans toute son ampleur, nous ne saurions mieux faire que de les renvoyer aux Traités de philosophie que nous signalons à la Bibliographie. Notre unique but est donc de donner une idée du problème et des systèmes qui le solutionnent en sens divers, et par là, de faire prendre contact déjà avec les adversaires que nous allons bientôt rencontrer sur notre route.

Ce chapitre comprendra quatre articles: 1° Notion, espèces et critérium de la certitude. 2° Les fausses solutions du problème de la certitude. 3° La vraie solution. 4° Ce qu'il faut entendre par certitude religieuse.

Art. I.  La Certitude. Notion. Espèces. Critérium.

21. - 1° Notion. - On entend par certitude l'état de l'esprit qui a l'in· time persuasion de se trouver d'accord avec la vérité. Etre certain, c'est par conséquent porter un jugement qui exclut le doute et toute crainte d'erreur.

2° Espèces. - La certitude n'admet pas de degrés: elle est ou elle n'est pas. Car, pour peu qu'il y ait dans l'esprit crainte d'erreur, la certitude s'évanouit et fait place à l'opinion ou au doute. Cependant l'on peut distinguer divers ordres de certitude selon les aspects sous lesquels on la considère.

A. SELON LA NATURE DES VÉRITÉS qu'elle atteint, nous avons : - a) la certitude métaphysique fondée sur la relation nécessaire des termes du jugement. Ainsi quand je dis que « le tout est plus grand que la partie », l'attribut convient tellement au sujet que le contraire ne peut se concevoir. En émettant un semblable jugement, non seulement mon esprit n'admet pas la possibilité du doute, mais il affirme que la contradictoire est absurde et ne peut être pensée; - b) la certitude physique fondée sur la constance des lois de l'univers. Seule l'expérience peut me donner cette sorte de certitude. Ainsi quand je dis que « les corps tendent à tomber vers le centre de la terre, mon esprit juge que la proposition contraire est fausse parce que, en contradiction avec tous les faits constatés, mais non pas absurde, car les lois qui sont ainsi pourraient tout aussi bien être autrement; - c) la certitude morale, fondée sur le témoignage des hommes; quand celui-ci présente toutes les garanties de vérité. Les vérités historiques et, par conséquent, les vérités religieuses sont objet de la certitude morale.

B. SELON LE MODE DE CONNAISSANCE, la certitude est : a) immédiate ou directe ou intuitive quand la vérité apparaît à notre esprit sans l'intermédiaire d'une autre vérité; ex. : le tout est plus grand que la partie; - b) médiate ou indirecte ou discursive quand nous la connaissons indirectement et à l'aide d'un raisonnement; ex.: la somme des angles d'un triangle est égale à deux droits.

C. SOUS LE RAPPORT DE L'ÉVIDENCE, la certitude est: ­a) intrinsèque, si l'évidence est perçue dans l'objet lui-même, directement ou indirectement; - b) extrinsèque, si elle découle de l'autorité de celui qui l'affirme. Dans le premier cas, il y a science proprement dite; dans le second, il y a croyance ou foi morale, comme il arrive pour les vérités historiques.

22. - 3° Critérium. - On entend par critérium en général la marque ou le signe par où l'on distingue une chose d'une autre. Le critérium de la certitude c'est donc le signe auquel on peut reconnaître qu'une chose est vraie et qu'on peut en être certain. D'où il suit que le problème de la certitude consiste à dire à quel signe l'on peut reconnaître que c'est la vérité que l'on a atteinte.

Divers critères ont été proposés: la révélation divine (HUET, DE BONALD), le consentement universel (LAMENNAIS), le sens commun (REID, HAMILTON), le sentiment (JACOBI). Tous ces critères doivent être rejetés parce qu'ils sont insuffisants et procèdent d'une défiance injustifiée. Vis-à-vis de la raison humaine prise en général, ou vis-à-vis de la raison individuelle.

Le critérium qui est la marque infaillible de toute vérité et le motif de toute certitude, c'est l'évidence. Mais qu'est-ce que l'évidence ? Le mot évident, conformément à l'étymologie, indique que la vérité apporte avec elle une clarté qui la fait briller à nos yeux. L'évidence exerce donc sur notre esprit une sorte de contrainte; elle le met dans l'impossibilité de ne pas voir. Je suis certain parce que je vois que la chose est ainsi et qu'elle ne peut .pas être autrement; et je vois que la chose est ainsi soit par une intuition directe, soit par une démonstration, soit par un témoignage incontestable qui ne permettent pas à mon esprit de croire le contraire.


Art. II. - Les fausses solutions du problème de la Certitude.

La possibilité de connaître la vérité et de se reposer dans la certitude est contestée par plusieurs écoles philosophiques. Nous n'envisagerons ici la question qu'au seul point de vue du rôle qui revient à la raison dans la découverte de la vérité. Or les sceptiques, les criticistes, les positivistes et les intuitionnistes ou rabaissent la valeur de ln raison. Nous allons passer très rapidement en revue ces différents systèmes.


23. – 1° Le Scepticisme. - Les sceptiques prétendent que l'homme est incapable de discerner le vrai du faux, et partant, qu'il doit suspendre son jugement. Pour prouver leur thèse, ils invoquent quatre motifs: l'ignorance, l'erreur, la contradiction et le diallèle. - a) L'ignorance, L'ignorance humaine est manifeste sur une foule de sujets; de plus, comme les choses s'enchaînent, l'ignorance sur un point, fait qu'une chose ne peut être connue à fond et telle qu'elle est; nous ne savons « le tout de rien », comme dit PASCAL. - b) L'erreur. L'homme se trompe souvent, et, qui est pis, quand il se trompe, il croit être dans le vrai. Comment savoir alors quand il est dans le vrai ? - c) La contradiction. Les hommes ne sont pas d'accord entre eux. La vérité change: - 1. avec les pays. « Plaisante justice, qu'une montagne ou une rivière bornent ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà» dit encore PASCAL - 2. avec les siècles, telles actions, licites aujourd'hui, étaient défendues autrefois, ou réciproquement ; ­3. avec les individus. Ce que l'un juge bien, l'autre le trouve mal. Bien plus, le même individu n'est pas stable dans sa manière de voir et de juger. d) Le diallèle[13]. Cet argument, le plus spécieux du scepticisme, peut ,se formuler ainsi : Il n'y a pas d'autre moyen de prouver la puissance de la raison que par la raison elle-même. Or c'est là, de toute évidence, un cercle vicieux. Donc pour ce motif, comme pour ceux qui précèdent, le scepticisme a le droit de soutenir que le doute est le seul état légitime de l'esprit.

24. – 2° Le criticisme ou relativisme kantien. D'après KANT, tous nos jugements se conforment aux lois de notre esprit. Notre connaissance ne se règle pas sur les objets; elle ne vient pas du dehors par l'intermédiaire de l'expérience. Nous ne pouvons connaître les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes. Les objets ne sont que ce que notre esprit les fait être: ils se moulent, pour ainsi dire, sur les formes de notre entendement et ils seraient autres à nos yeux si notre esprit était constitué autrement. Ainsi, notre connaissance est toute relative, elle n'a de valeur que relativement à nous, puisque ce sont nos facultés qui imposent leurs formes subjectives aux objets qui viennent à leur connaissance: d'où les noms de relativisme et de subjectivisme donnés encore parfois à la doctrine de Kant. Mais, si nous n'atteignons que nos idées[14], il importe que nous fassions la critique de nos facultés de connaître (de la Raison pure, de la Raison pratique et du jugement), en déterminant la part de l'influence subjective dans l'objet connu: d'où le nom de criticisme par lequel on désigne généralement la théorie kantienne. D'autre part, l'esprit est poussé par son organisation à concevoir trois idées transcendantales: l'âme, le monde et Dieu. Ces trois idées paraissent avoir trois êtres, objets ou, noumènes[15]correspondants. Mais ces idées correspondent-elles à des existences réelles ? Par delà les phénomènes y a-t-il réellement des noumènes? L'esprit humain ne saurait le dire, La raison est impuissante à résoudre le problème; elle ne peut avoir aucune connaissance de l'être en soi, c'est-à-dire de l'âme, du monde et de Dieu. Il est vrai que, par un procédé ingénieux, Kant distingue entre la raison théorique et la raison pratique[16], et rétablit par la seconde ce que la première avait supprimé. La raison théorique ignore les choses en soi, mais la raison pratique, découvrant l'existence de l'obligation au fond de la conscience, en déduit l'existence des choses en soi, c'est-à-dire de la loi morale qui postule la liberté, la responsabilité, l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu nécessaire pour expliquer l'existence de la loi morale et la possibilité de la sanction.

25. – 3° Le positivisme. - Le positivisme (A. COMTE, LITTRÉ, en France; HAMILTON, H. SPENCER, STUART-MILL, en Angleterre) professe que l'esprit humain peut atteindre les vérités de l'ordre expérimental ou vérités positives, mais qu'il est incapable de résoudre tout ce qui ne peut pas être vérifié expérimentalement. Nous pouvons donc connaître les phénomènes, le relatif, mais non pas la substance, ni l'absolu[17]. Ainsi l'esprit humain peut constater des faits, en tirer des lois: c'est là le connaissable et l'objet de la science. Au delà des faits et de leurs lois s'étend le domaine inaccessible des choses en soi et des causes: c'est l'inconnaissable. D'où le nom d'agnosticisme par lequel on désigne quelquefois le positivisme.

26. - 4° L'intuitionnisme. - L'intuitionnisme, - nom sous lequel nous désignons ici les théories de M. BERGSON sur la connaissance,-procède du relativisme de Kant et de l'évolutionnisme de H. Spencer.

Pour M. BEGSON, nous avons deux manières de connaître : par l'intelligence et par l'intuition. - a) Par l'intelligence, Comme Kant, il admet que la raison pour arriver à la connaissance objective des choses, mais à cette impuissance il assigne des causes différentes Tandis que, dans la théorie kantienne, la connaissance est toujours subjective, du fait que nous imposons aux objets les formes immuables de notre esprit, M. BERGSON prétend qu'une première cause d'erreur vient, au contraire, de l’activité de l'esprit, qui, loin d'avoir des formes invariables, travaille sur les objets avec lesquels il est en contact, les modifie en se les assimilant, tout comme notre organisme transforme la nourriture qui lui est confiée. Une seconde cause d’erreur, c'est que les objets eux-mêmes sont soumis à un perpétuel changement et qu'on ne peut les saisir qu'à un moment de leur existence mobile. Une troisième cause d'erreur vient de ce que les changements s'opèrent par d'insensibles liaisons: il y a évolution des choses plutôt que transformation. Or, la raison étant obligée de procéder par concepts stables, il s'ensuit qu'elle ne peut, ni exprimer le mouvement des, choses, ni marquer ce qu'il y a de continu dans leur évolution ; elle doit isoler les états successifs des objets, substituer le discontinu et le morcelage de la réflexion au continu et à l'unité de leur devenir. b) Par l’intuition. Mais et c’est ici que M. Bergson entend dépasser Kant, si la raison n’arrive pas à une connaissance objective des choses, il y a. un autre moyen pour atteindre la réalité. Ce moyen, c'est l'intuition qui perçoit le réel vivant et mobile par une vue immédiate et directe de l'objet. Seule la connaissance intuitive est donc objective

Ainsi le système bergsonien pense échapper à la Critique kantienne en ajoutant un nouvel élément de connaissance. Il suit de là que si la connaissance de Dieu par la raison est sans valeur, rien ne nous empêche de l'atteindre par l'intuition, par la conscience et par le cœur. Voilà pourquoi les modernistes, adeptes de la philosophie bergsonienne ont substitué l'apologétique rationnelle une apologétique de l’intuition ou de l’immanence (voir N° 17).

Art. III. - La vraie solution du problème. Le Dogmatisme.

Valeur et limites de la raison.

27. – 1° Le Dogmatisme. - On appelle dogmatisme (grec dogmatizô, j'affirme) le système philosophique qui soutient que l'esprit humain peut atteindre à la certitude et que la certitude correspond. a la réalité .des choses, c'est-à-dire qu'il y a accord entre nos représentations et les objets de notre connaissance.

Le dogmatisme invoque en sa faveur les raisons suivantes: - a) la fausseté des systèmes opposés; - b) l'intuition immédiate de la vérité objective des principes premiers; et - c) les exigences du sens commun.

A. FAUSSETÉ DES SYSTÈMES OPPOSÉS. - a) Aux septiques le dogmatisme répond que l'ignorance et l'erreur sur certains points ne prouvent pas que la certitude ne peut exister sur d'autres. De ce que nous ne savons le tout de rien, il ne s'ensuit pas que nous ne sachions rien. Le fait que nous découvrons parfois nos erreurs n'est-il pas, au contraire, une preuve que notre esprit n'est pas frappé d'impuissance totale ? La contradiction ne prouve pas davantage en faveur du scepticisme, car elle est loin d'être universelle; elle ne s'étend pas à tous les domaines et ne porte pas sur toutes les propositions. Quant à l'argument du diallèle, il vaut tout aussi bien contre ceux qui l'invoquent. Qu'on veuille démontrer, par la raison, la légitimité ou l'illégitimité de la raison, le cercle vicieux est le même. - b) Aux empiristes et aux positivistes le dogmatisme fait observer que la distinction établie par eux entre le phénomène et le noumène ne saurait être absolue et qu'elle ne peut s'appliquer aux faits de conscience. Nous atteignons en effet dans la même intuition notre être et la représentation que nous en avons. C'est une autre erreur de prétendre que notre science s'arrête aux phénomènes, qu'il n'y a de certain que ce qui peut être vérifié expérimentalement et qu'on ne peut conclure de ce qui paraît à ce qui est. Il est incontestable au contraire que la raison peut, à l'aide des données fournies par les sens et la conscience, déduire les principes de causalité et de substance. Des effets elle peut remonter aux causes, et des causes secondes, relatives, à la cause première et absolue.­ c) Le dogmatisme admet, avec M. BERGSON, qu'il y a bien deux modes de connaissance, mais il estime que la raison est un procédé aussi légitime que l'intuition. La différence entre les deux n'est du reste pas aussi grande qu'on pourrait le croire. La connaissance rationnelle suppose, en effet, une intuition à son point de départ et à son point d'arrivée. Prenons, par exemple, la démonstration d'un théorème de géométrie. La raison doit s'appuyer d'abord sur les axiomes dont l'esprit perçoit directement la vérité, c'est-à-dire sur une intuition; et, par une suite de déductions, elle aboutit à une autre intuition, en mettant en lumière une autre vérité, qui, jusque-là, était cachée et dont l'évidence apparaît à la fin de la démonstration. Il n'est pas exact non plus de dire que l'activité de l'esprit transforme la nature des objets. Par l'abstraction l'esprit dégage ce qui est au fond des choses, car si les êtres sont soumis à une évolution dont la marche est continue, s'ils sont dans un perpétuel devenir, ils ne deviennent Pas tout entiers. Quelque chose reste en eux qui ne change pas, et c'est ce que nous appelons la substance: à travers les multiples changements de mon existence, j'ai conscience d'être le même homme. Dans la mesure où elle atteint la substance, la raison peut donc arriver à une connaissance objective, tout aussi bien que l'intuition.

B. L'INTUITION IMMEDIATE DE LA VÉRITÉ OBJECTIVE DES PRINCIPES PREMIERS. - Il y a un certain nombre de principes premiers que nous découvrons par une intuition immédiate et dont la vérité nous apparaît avec une telle évidence qu'elle s'impose à notre esprit: tels sont, par exemple, le principe d'identité et le principe de raison suffisante. Qui oserait prétendre que A n'est pas A ou qu'une chose peut commencer d'exister sans raison suffisante ? Nous avons l’intime conviction que ces axiomes ne sont pas seulement des représentations de notre esprit mais des lois de l'être.

C. LE SENS COMMUN. - Il est bien certain que le sens commun est en faveur du dogmatisme. Tous les hommes croient, - et même les philosophes qui font profession de ne pas y croire, - que leur pensée a plus qu'une valeur subjective et qu'elle est conforme à la réalité des choses. «Quel est le savant qui ne se mettrait à rire si on lui soutenait sérieusement que les propositions de physique ou de chimie qu'il a découvertes après tant de pénibles tâtonnements, ne correspondent à rien, que l'oxygène ou le carbone, par exemple, ne sont en dehors de sa pensée et que les éclipses de la lune ou de. Vénus ne, sont que de pures, «représentations » de sa conscience ? Or il n’est guère admissible que l’instinct naturel et universel du genre humain le fasse ainsi se tromper sur une chose de cette importance. »[18]

28. – 2° Valeur et limites de la raison. De ce qui précède il résulte: - a) que l'esprit humain peut, en un certain nombre de matières, arriver soit par l'intuition soit par le, raisonnement, à, une certitude objective. Nous serions les êtres les plus déshérités de la création, Si, avec un esprit fait pour connaître, nous nous trompions toujours, ou même si nous n'étions jamais sûrs de ne pas nous tromper; - b) que la Science ne se borne pas à la connaissance des phénomènes et qu'elle peut, dans une certaine mesure, atteindre l'être en soi; - c) Nous disons: dans une certaine mesure, car, même quand nous arrivons à la certitude, notre connaissance n'est jamais absolue et adéquate; elle ne peut pénétrer l'essence intime des choses. La raison a des limites infranchissables, et plus l'objet à atteindre dépasse l'esprit, plus la connaissance est imparfaite. Ainsi elle peut démontrer l'existence de Dieu et savoir quelque chose de sa nature· mais plus loin elle veut avancer, plus incomplète est sa science, plus la connaissance s'enveloppe de mystère.

Conclusion. - Ce que nous affirmons des choses est donc vrai, bien que ce ne soit pas l'exacte et adéquate reproduction de la chose même. Etant hommes, il serait insensé de désirer l'impossible et de vouloir posséder une science surhumaine. Retenons par conséquent le conseil de LACTANCE qui nous apprend que «la sagesse consiste à ne pas croire qu'on sait tout, ce qui n'appartient qu'à Dieu, ni qu'on ne sait rien, ce qui est le propre de la brute. »

Art. IV. - La certitude religieuse. Rôle de la raison et de la volonté.

29. - Certitude religieuse. - De quel ordre est la Certitude qu'engendre l'apologétique ? Assurément la certitude religieuse est une certitude d'ordre moral. - a) Il est vrai que, dans la partie philosophique, les vérités sont métaphysiques de leur nature; mais les questions qu'on y aborde: existence de Dieu et de l'auteur leur nature, les rapports de Dieu avec le monde, sont si complexes et en· dehors de toute expérimentation directe; que la solution de ces problèmes ne peut s'imposer à nous avec une évidence mathématique et qu'elle requiert par conséquent des dispositions morales. - b) Dans la partie historique, les preuves du fait de la révélation reposent sur la valeur du témoignage: le motif de notre certitude est donc tiré des signes qui nous attestent l'existence et la crédibilité du témoignage. Mais, d'un côté comme de l'autre, dans la partie philosophique comme dans la partie historique, la raison et la volonté doivent jouer, chacune, leur rôle.

Rôle de la raison. - C'est la raison qui doit reconnaître le vrai. Or le critérium de la vérité c'est, comme nous l'avons dit précédemment (N° 28), l'évidence, et non le sentiment. On ne croit pas qu'une chose est vraie parce qu'on veut qu'elle le soit, mais on y· croit parce qu'on voit qu'elle est vraie. Le sentiment et la volonté ne peuvent suppléer la raison, car, pour aimer et vouloir une chose, il faut d'abord la connaître. Nous n'arrivons donc à la certitude religieuse que parce que la Révélation se présente à nous avec des caractères d'évidence manifeste et des motifs de crédibilité qui emportent notre assentiment.

Rôle de la volonté. Toutefois, la raison serait ici insuffisante si la volonté se tenait à l'écart. Une double besogne lui est assignée. - a) Avant le jugement, il faut qu'elle prépare l'esprit à voir la lumière. C'est elle qui choisit l'objet à étudier; c'est elle qui y porte l'attention, et l'y fixe De plus, pour que l'intelligence soit mieux à même de juger, elle doit refouler de l'âme les préjugés et les passions. - b) Au moment de prononcer le jugement, l'intervention de la volonté n'est pas moins nécessaire pour déterminer l'intelligence à adhérer au vrai, car cette adhésion ne va pas sans sacrifices; les vérités morales, telles que l'existence de Dieu, d'un souverain juge, de l'immortalité de l'âme, de la loi morale et de la vie future, imposent des devoirs qui coûtent à notre nature et que d'instinct nous serions souvent tentés de repousser.

Sans exagérer le rôle de la volonté, il est donc permis de dire que la vérité religieuse ne peut en tirer dans l'esprit par la simple vertu d'un syllogisme. Faut-il ajouter, avec BRUNETIÈRE, qu' « on ne croit pas pour des raisons d'ordre intellectuel.» Mal interprétées, ces paroles prêteraient le flanc à la critique; mais, dans l'esprit de leur auteur, elles signifiaient sans doute que la foi ne naît pas de la force des arguments si, préalablement, on ne prend pas soin de préparer l'âme par l'humilité, la mortification des passions et surtout par la prière. Les grandes conversions, les transformations morales opérées par le christianisme à travers les siècles, ont été l'œuvre de la volonté et de la grâce, autant et plus, que le fruit du raisonnement.

Concluons donc qu'il faut savoir faire à la raison et à la volonté la part qui leur revient. Selon le mot de PLATON, il faut « aller au vrai de toute son âme». Raison, volonté et cœur doivent s'unir pour la conquête de la vérité ..

Biographie. - Les Traités de philosophie; en particulier ceux de FONSE­GRIVE, du P. LAHR et de G. SORTAIS. - Saint THOMAS, Somme théologique, De la vérité. - KLEUTGEN, La philosophie scolastique (Gaume). - GÉNY, Art. Certitude, Dict. d'Alès. - CHOLLET, Art. Certitude, Dict. Vacant-Mangenot. - OLLÉ-LAPRUNE, La certitude morale (Belin). - FARGES, La crise de la certitude (Berche et Tralin). ­MICHELET, Dieu et l'agnosticisme contemporain (Gabalda). - DE PASCAL, Le christianisme, 1re partie, La Vérité de la religion (Lethielleux). - NEWMAN, Grammaire de l'assentiment (Bloud). - PACAUD, Art. La certitude religieuse d'après la philosophie d'Ollé-Laprune, Rev. pr. d'Apol., 1 mai 1907. - L. Ruy, Le Procès de l'Intelligence Chap. Le rôle de l'intelligence dans la connaissance de Dieu (Bloud). - Abbé JULIEN WERQUIN, L'Évidence et la Science; Connaître, 1933.

CHAPITRE I. - De l'Existence de Dieu.

DÉVELOPPEMENT


Division du Chapitre.


30. - La question de l'existence de Dieu comporte une triple étude: 1° Une question préliminaire: est-il possible de démontrer l'existence de Dieu'? - 2° Seconde étude: exposé des preuves qui établissent l'existence de Dieu.- 3° Enfin une question subsidiaire: si la raison démontre Dieu d'une façon péremptoire, comment expliquer qu'il y ait des athées ? Quelles sont les causes de l'athéisme et quelles en sont les conséquences ? D'où trois articles:


Art. I - L'existence de Dieu est-elle démontrable ?

Cette première question de la démonstrabilité de l'existence de Dieu se subdivise à son tour en deux autres: 1° Est-il possible de démontrer l'existence de Dieu? 2° Par quelles voies peut-on faire cette démonstration?


§ 1. - EST-IL POSSIBLE DE DÉMONTRER L'EXISTENCE DE DIEU ? ERREURS DU MATÉRIALISME ET DE L'AGNOSTICISME.

31. – Devant le problème de l'existence de Dieu, trois attitudes sont possibles: on peut répondre par l'affirmation, par la négation, ou par une fin de non-recevoir. Au premier groupe appartiennent les théistes ou croyants, au second, les matérialistes ou athées, au troisième, les agnostiques ou indifférents.

1° Théisme (du grec théos, Dieu). - Les théistes affirment qu'il est possible de démontrer l'existence de Dieu. Dans l'article suivant, nous exposerons les preuves sur lesquelles ils appuient leur croyance.

2° Matérialisme. - L'athée, de quelque nom qu'il s'appelle, - matérialiste, naturaliste, ou moniste[19], - prétend qu'on ne peut démontrer l'existence de Dieu, parce que Dieu n'existe pas. Il estime qu'il n'est pas nécessaire de recourir à un créateur pour expliquer le monde, et que Dieu est une hypothèse inutile. La matière est la seule réalité qui soit: éternelle et douée d’énergie, elle suffit, seule, à résoudre les énigmes de l'univers. Le arguments du matérialisme seront du reste exposés dans l'article 2 sous le titre d'objections.

3° Agnosticisme. - D'une manière générale, le positiviste ou agnos­tique[20] déclare que l'existence de Dieu est du domaine de l'inconnaissable. La raison théorique ne peut en effet dépasser les phénomènes; l'être en soi, les substances et les causes, ce qui est au fond intime des apparences, tout cela lui échappe. « Le problème de la cause dernière de l'existence, écrivait HUXLEY, en 1874, me paraît définitivement hors de l’étreinte de mes pauvres facultés.» Pour LITTRÉ (1801-1881), l'infini est « comme un océan qui vient battre notre rive », et, pour l'explorer, « nous n'avons ni barque ni voile ». ( Auguste Comte et la philosophie positive). D'où conclusion toute naturelle : puisque la recherche des causes en général et, a fortiori, de la cause dernière, est vouée à l'insuccès, ne perdons pas notre temps à l'entreprendre. Et c'est bien le conseil que LITTRÉ nous donne encore: « Pourquoi vous obstinez-vous à vous enquérir d'où vous venez et où vous allez, s'il y a un créateur intelligent, libre et bon! Vous ne saurez jamais un mot de tout cela. Laissez donc là ces chimères... La perfection de l'homme et de l'ordre social est de n'en tenir aucun compte... Ces problèmes sont une maladie; le moyen d'en guérir est de n'y pas penser[21]

Ainsi, là où le matérialiste prend position contre Dieu, l'agnostique observe une sage réserve: il « ne nie rien, n'affirme rien, car nier ou affirmer ce serait déclarer que l'on a une connaissance quelconque de l'origine des êtres et de leur fin» (LITTRÉ). Il consent même à admettre la distinction entre le phénomène et la substance, entre le relatif et l'absolu, pourvu,

qu'on lui concède que l'absolu est inaccessible. Ignorance et désintéressement de la question, telle pourrait donc être la formule agnostique. Il est vrai que cette neutralité n'est souvent qu'apparente, car il est évident que de l'attitude d'abstention à la négation il n'y a qu'un pas, et la plupart des agnostiques le franchissent. Après avoir dit: « Au delà des données de l'expérience nous ne savons rien », ils ajoutent: «Au delà des objets de notre expérience il n'existe rien.»



Toutefois, tous les agnostiques ne vont pas aussi loin. Certains, comme KANT, LOCKE, HAMILTON, MANSEL, H. SPENCER, distinguant entre existence et nature de Dieu, proclament que l'être en soi existe mais que nous ne pouvons rien savoir de ce qu'il est. Si, dans ce système, Dieu devient, selon le mot de H. SPENCER, une « Réalité inconnue», il reste cependant une réalité et un objet de croyance.


§ 2. PAR QUELLES VOIES DÉMONTRER L'EXISTENCE DE DIEU ERREURS.

32. – 1° Par quelles voies démontrer l'existence de Dieu ?


Les preuves de l'existence de Dieu nous sont fournies par l'âme tout entière: par la raison, par le sentiment et la conscience. Cependant, il est bon de noter aussitôt que si la raison n'est pas l'unique instrument, elle en est certainement l'essentiel. L'on peut aller à Dieu par d'autres voies, mais à condition de ne pas rejeter celle-là, ni même de la rabaisser, comme si elle était désormais une voie défectueuse et cadrant mal avec la pensée moderne. Le concile du Vatican a déclaré, en effet, que « la sainte Église notre Mère, tient et enseigne que, par la lumière naturelle de la raison humaine, Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connue avec certitude, au moyen des êtres créés, car depuis la création du monde, ses invisibles perfections sont vues par l'intelligence des hommes au moyen des êtres qu'il a faits» (Rom., I ,20). - A son tour, l'Encyclique Pascendi a rappelé la décision du concile du Vatican. - Et plus récemment, le serment antimoderniste, prescrit par le Motu proprio du 1er sept. 1910, a confirmé et complété le texte du concile: « Et d'abord, je professe, y est-il dit, que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu, et par conséquent aussi, démontré avec certitude par la lumière naturelle de la raison au moyen des choses qui ont été faites, c'est-à-dire par les ouvrages visibles de la création, comme la cause par ses effets. » Il convient de remarquer les deux additions très importantes, faites par le serment antimoderniste, au texte du concile du Vatican. Ce dernier affirmait bien que Dieu peut être connu, mais comme on pouvait épiloguer sur les voies qui mènent à la connaissance, le serment antimoderniste a précisé ce qu'il fallait entendre par là : Dieu peut être connu et par conséquent aussi démontré,. donc connaissable et démontrable. Démontrable, comment? Par les lumières naturelles de la raison, qui, prenant son point de départ dans les êtres créés et s'appuyant sur le principe de causalité, remonte des effets à la cause[22].



33. - 2° Erreurs. - Par ces différentes décisions l'Église entendait condamner: - a) les ontologistes, comme MALEBRANCHE, et les intuitionnistes, comme BERGSON, qui soutiennent que Dieu n'est pas démontrable par la raison. Il est vrai que dans leurs systèmes cette démonstration n'est pas nécessaire parce que nous avons, soit l'idée innée, soit l'intuition directe de Dieu; - b) les fidéistes et les traditionalistes (J. DE MAISTRE, DE BONALD, LAMENNAIS) qui, affirmant ou exagérant l'impuissance de la raison, prétendent que l'existence de Dieu ne peut être démontrée par le raisonnement et qu'elle n'est venue à notre connaissance que par la loi ou par suite d'une révélation primitive transmise d'âge en âge par la voie de la tradition: erreur condamnée par le Concile du Vatican, sess. III ch. II, can. 1[23]. - c) les criticistes qui, avec KANT, distinguant entre la raison théorique et la raison pratique, nient la valeur de la première et regardent la croyance en Dieu comme un postulat de la loi morale (voir N° 24) ; - d) les modernistes qui ne retiennent que l'expérience individuelle comme l'unique preuve de l'existence de Dieu, jugeant que les autres sont sans valeur, ou tout au moins incompatibles avec la philosophie contemporaine. A leur point de vue, Dieu n'est pas démontrable par la raison, mais le cœur le découvre: l'expérience religieuse tient lieu de tout; elle résout le problème de la connaissance de Dieu, l'origine de la révélation et de la religion (voir N° 17).

Il convient de remarquer que l'Église a condamné la théorie moderniste de l'immanence, non parce qu'elle use de cette preuve de sentiment, mais parce qu'elle réduit toutes nos raisons de croire à la seule présence de Dieu dans l'âme. L’Eglise admet en effet que, chez les âmes de bonne volonté, Dieu peut faire sentir sa présence et son action, qu'il peut devenir, d'une certaine manière, immanent, mais elle ne pense pas que l'immanence de Dieu soit toujours perçue directement par la conscience et le sentiment. Ce sont là des états mystiques plutôt rares, des faveurs qui ne constituent pas pour nous un droit, et qui, par conséquent, ne peuvent être considérées comme le seul moyen d'arriver à la connaissance de Dieu.


Art. II. - Exposé des preuves de l'existence de Dieu.

CLASSIFICATION DES PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU.

34. - Il y a bien des manières d'exposer les preuves de l'existence de Dieu. 1° Les uns ne font pas de classification et se contentent de présenter un certain nombre de preuves. Ainsi, Saint THOMAS distingue cinq preuves qu'il donne à la suite. Partant des choses que l'on peut observer dans le monde, il aboutit à cinq attributs qui impliquent l'existence de Dieu. Il est certain, et les sens le constatent, que dans ce monde il y a des choses qui sont mues, des êtres qui sont causés par d'autres, des choses qui peuvent être et ne pas être, qui sont plus ou moins parfaites, des êtres dépourvus d'intelligence qui agissent d'une manière conforme à leur fin. Or tout être mû ne s'explique que par l'immobile (argument du premier moteur), tout être causé par une cause première (argument des causes efficientes ou de la cause première), l'être contingent par l'être nécessaire (argument de la contingence), les êtres imparfaits par l'Etre parfait (argument par les degrés des êtres), les choses ordonnées par un ordonnateur (argument tiré de l'ordre du monde). Donc il est nécessaire de remonter à un premier moteur, une cause première, etc., que nous appelons Dieu.


2° Les autres classent les preuves en groupes distincts. - a) KANT distingue les arguments théoriques et les arguments moraux, les premiers tendant à donner une démonstration rationnelle et les seconds n'étant que de simples raisons de croire. Il subdivise en outre les arguments théoriques en arguments a priori et a posteriori[24] selon que l'on prend comme point de départ une idée que nous trouvons dans notre esprit ou un fait, soit indéterminé, soit déterminé. - b) La classification la plus courante consiste à diviser les preuves selon la nature du fait qui leur sert de point de départ. On obtient alors trois classes de preuves: les preuves physiques, les preuves métaphysiques et les preuves morales, selon que le point de départ est un fait physique, ou une idée rationnelle, ou un fait moral. Malheureusement, cette classification prête à équivoque, car les subdivisions des trois classes rie sont pas nettement délimitées; par exemple, l'argument de la contingence, appelé physique par les uns, est regardé comme métaphysique par les autres.[25]


c) Nous prendrons comme guides les paroles du Concile du Vatican et du serment antimoderniste : nous partirons des choses que nous pouvons observer dans le monde, et nous aurons ainsi une double classe d'arguments. En effet, si je considère les ouvrages visibles de l'univers; .mon étude ne peut avoir que deux objets; ce qui est en dehors de moi et ce qui est en moi. Or cette double connaissance, du monde extérieur et du monde intérieur, doit nous conduire à la connaissance de Dieu. D'où deux sortes de preuves: les preuves cosmologiques fournies par l'étude du cosmos et les preuves psychologiques et morales fournies par l'étude de l'âme humaine. A ces deux classes de preuves il y aura lieu d'ajouter comme confirmation le fait de la croyance universelle des peuples.


§ 1. - LE MONDE EXTÉRIEUR. PREUVES COSMOLOGIQUES.

35. - Si nous observons le monde extérieur, tel qu'il est, du moins dans la mesure où nous pouvons le connaître, nous y constatons trois choses: - a) son existence d'abord; - b) le mouvement dont il est animé, et - c) l'ordre qui y règne. Or ces trois faits supposent qu'il y a quelqu'un, en dehors du monde, qui est. la cause de son existence, la source de son activité et le principe de l'ordre que nous y découvrons. Ce quelqu'un nous le nommons Dieu. D'où trois preuves tirées: - 1. de l'existence du monde; - 2. du mouvement du monde; et - 3. de l'ordre du monde.


1ère Preuve tirée de l'existence du monde. Argument dit de la cause première ou de la contingence.

36. - Argument - Cet argument peut être présenté de diverses façons. On peut dire très simplement : l'existence d'un monde contingent ne s'explique pas sans un être nécessaire que nous appelons Dieu. BOSSUET l'a formulé ainsi: « Qu'il y ait un moment où rien ne soit, éternellement rien ne sera.» Ce qui revient à dire: L'existence d'un monde, qui n'est ni éternel ni nécessaire, ne s'explique que par l'existence d'un être éternel et nécessaire, appelé Dieu.

Nous développerons l'argument dans le syllogisme[26] suivant: Les causes secondes supposent une cause première et les êtres contingents supposent un être nécessaire. Or il n'y a dans le monde que des causes secondes et des êtres contingents. Donc le monde suppose une cause première et un être nécessaire: cet être c'est Dieu[27].


A. PREUVE DE LA MAJEURE. - Les causes secondes supposent une cause première et les êtres contingents supposent un être nécessaire.


Il faut entendre par cause seconde une cause qui est à la fois cause et effet, qui doit sa propre existence à une autre cause (ex: le père), et être contingent celui qui n'a pas en soi la raison de son existence et qui pourrait ne pas être, Au contraire, la cause première est celle qui ne doit son existence à aucune autre, et l'être nécessaire est celui qui porte en soi la raison de son existence et qui ne peut pas ne pas être. Comme on le voit, toute cause seconde est contingente puisqu'elle n'a pas en soi la raison de son existence, et réciproquement, tout être contingent est cause seconde puisqu'il tient son existence d'un autre. La différence entre les deux dénominations c'est que, d'un côté, nous considérons le monde dans le fait de son existence, c'est-à-dire en tant que cause seconde, et de l'autre, nous l'envisageons dans sa nature, c'est-à-dire en tant que contingent.

Que les causes secondes supposent une cause première, cela découle, à la fois du principe de causalité et du principe de raison suffisante, car l'on ne peut pas alléguer que les causes secondes s'expliquent les unes par es autres. Qu'on remonte, en effet, la série des causes secondes, qu'on aille du fils au père, du père à l'aïeul, et ainsi de suite, aussi loin qu'on le voudra; qu'on suppose même une série infinie[28], si la chose le peut, on ne fera que reculer la difficulté, et il faudra bien recourir à une cause première, car il va de soi que, si chaque cause subordonnée est insuffisante par elle-même à produire son existence, ce n'est pas le nombre de semblables Muses qui en changera la nature. Prenez dix, vingt, cent, une multitude infinie d'ignorants, vous n'aurez pas obtenu un homme savant. Incomplètes et insuffisantes par nature, les causes secondes requièrent donc une cause première, distincte d'elles, et qui leur ait donné l'existence, Le raisonnement est le même, si l'on considère les êtres, non plus comme causes secondes mais comme êtres contingents, n'ayant pas en eux-mêmes la raison de leur existence, ils demandent un être nécessaire qui soit leur raison d'être.


B. PREUVE DE LA MINEURE. - Or le monde est composé de causes secondes et d'êtres contingents. Pour le démontrer, considérons dans le monde la matière brute et les êtres vivants.


a) Matière brute. - Si nous examinons la matière qui s'offre à nos regards, nous en concevons très bien la non-existence, Nous ne pensons pas que les minéraux, que les cailloux du chemin que nous foulons aux pieds, devaient nécessairement exister et existent par eux-mêmes.


b) Etres vivants. - Mais où la chose apparaît, non pas plus certaine, mais plus facilement démontrable, c'est quand il s'agit des êtres vivants. A commencer par nous-mêmes, n'est-il pas évident que nous avons le sentiment de notre contingence[29]. L'être que nous avons, nous le tenons de nos parents; à aucun moment, nous ne sommes les maîtres de notre vie; nous aurions pu ne pas naître et nous devrons mourir, Et ce qui est vrai de nous, ne l'est pas moins des autres hommes, et, a fortiori, des êtres inférieurs, des animaux et des végétaux.

Nous pouvons du reste aller plus loin. Non seulement nous pensons que les êtres vivants que nous voyons, ne tiennent pas d'eux-mêmes leur propre vie, qu’ils auraient pu ne pas exister et n'existeront pas toujours, mais la science positive établit que la vie a commencé sur la terre, qu'il fut un temps où il n'y avait dans le monde aucun être vivant, où la vie n'était même pas possible. C'est la géologie qui nous l'apprend. Elle a étudié, en effet, le globe terrestre et lui a demandé les secrets de son passé. Dans les couches supérieures, dans les terrains quaternaires, elle a rencontré la trace des races humaines; au-dessous, dans les couches tertiaires, elle n'a vu que des traces de plantes et d'animaux supérieurs; puis, plus profondément, dans les terrains secondaires, elle a découvert les restes des mollusques qui peuplaient les mers et des grands reptiles qui régnaient sur les continents humides; plus bas encore, dans les étages primaires, la vie revêtait les formes les plus simples. Enfin plus loin encore, dans les roches cristallines primitives, aucun vestige de vivants; non point que le temps en ait fait disparaître les traces, mais parce qu'alors aucun être n'existait et que l'écorce terrestre, étant à l'état de fusion ignée, à 3000°, offrait des conditions incompatibles avec la vie.

Considéré au point de vue de la matière brute et des êtres vivants qu'il renferme, le monde ne porte donc pas en soi l'explication de son existence; n'ayant pu se faire seul, il suppose l'intervention d'un être souverain qui lui a communiqué l'être et la vie (V. la valeur de cette preuve plus loin).


37. - Objections. 1° CONTRE LA MAJEURE.- A. Le principe de causalité sur lequel s'appuie l'argument de la, cause première et de la contingence, est rejeté par KANT et les positivistes, « Nous ne nous occupons pas des causes, dit A. COMTE, nous étudions seulement les relations de succession et de similitude dans les phénomènes.» D'après HUME, la causalité n'est pas dans les choses, elle n'est que dans notre esprit. Le feu fait bouillir l'eau, et l'eau transformée en vapeur met en branle la locomotive. Allez-vous conclure que le premier phénomène est cause du second? C'est une déduction qui n'a pas de caractère scientifique. Tout ce qu'il vous est permis d'affirmer c'est que le premier est l'antécédent invariable et la condition nécessaire du second. - De toute façon, la science ne connaît que les phénomènes, et jamais elle ne peut passer du phénomène au noumène, c'est-à-dire à Dieu.


Réfutation. - Les positivistes entendent n'étudier que les phénomènes et leurs relations de succession et de similitude. Mais qu’est-ce que cet antécédent invariable et cette condition nécessaire, sinon ce à quoi nous donnons le nom de cause - Quand ils prétendent en outre que la science ne dépasse pas les phénomènes, nous sommes d'accord avec eux. Ce n'est pas la science expérimentale qui doit nous mener à Dieu. Dieu ne s'aperçoit ni au bout d'un télescope ni au fond d'une éprouvette. Aussi n'est-ce pas à la science positive de rechercher Dieu, mais à la métaphysique. Or celle-ci n'outrepasse pas ses droits en s'appuyant sur le principe de causalité, qui s'impose à la raison comme évident, bien que l'expérience ne parvienne pas toujours à en faire la vérification. Personne ne met en doute, sauf les positivistes, du moins en théorie, que tout ce qui n'a pas en soi sa raison d'être, a une cause, et que la cause n'est pas seulement suivie de son effet, mais qu'elle le produit.


38. -B. La causalité, dit-on encore, implique le passage de l'inactivité à l'activité, donc changement. En effet, concevoir Dieu comme créateur d'un monde qui n'est pas éternel, c'est dire qu'il a posé dans le temps un acte qui n'est pas éternel, c'est admettre qu'en devenant cause, Dieu a changé et que, par conséquent, il n'est ni immuable ni nécessaire.


Réfutation. - C'est une erreur de concevoir la cause première comme les causes secondes que nous observons par l'expérience. Tandis que celles-ci sont soumises à la loi du temps, celle-là est en dehors. C'est de toute éternité que Dieu est cause première et qu'il conçoit et décrète la création du monde. Que cet effet se produise dans le temps, cela n'est pas évidemment sans mystère, mais ne modifie en rien la nature de Dieu , qui reste immuable et nécessaire.


39. - CONTRE LA MINEURE. - A. Si le monde a commencé, objectent. les matérialistes, sans nul doute il faut admettre un créateur. Mais le monde n'a pas commencé, il est éternel. Rien ne nous empêche de remonter indéfiniment la série des causes secondes. L'impossibilité que nous croyons y voir n'est pas dans les choses, mais dans notre esprit, qui est incapable de concevoir l'infini.


Réfutation - A supposer que nous puissions remonter indéfiniment dans le passé l'échelle des causes secondes[30], il faudra toujours dire qui leur a donné l'être, et, si chaque cause seconde a besoin d'une autre cause pour exister, la chose ne sera pas moins vraie de la série infinie, comme nous l'avons déjà dit dans la preuve de la majeure.


40. - B. Forme moderne de l'objection matérialiste. - La nouvelle école matérialiste[31] (Karl VOGT, BUCHNER, MOLESCHOTT, HAECKEL...), qui remonte au milieu du XIXe siècle, a tenté de donner une explication scientifique de l'origine du monde, dans le but de supprimer Dieu. Pour cela, elle s'est appuyée sur la philosophie de l'immanence, qui suppose que le monde contient le principe de son activité. D'après ce système, le monde, autrement dit, l'universelle substance, a deux attributs qui lui sont essentiels: la matière et la force. La matière est donc la seule réalité apparente; et comme elle est éternelle et douée d'énergie, elle suffit à tout expliquer.


a) Mais comment prouver que le monde est éternel - Par trois faits soi-disant vérifiés par la science : à savoir l'indestructibilité de la matière, la conservation de l'énergie et la nécessité des lois de la nature: ­1. Indestructibilité de la matière. C'est un principe admis, disent-ils, depuis les expériences de Lavoisier, que la masse des corps n'est pas altérée au milieu des transformations qu'ils peuvent subir: rien ne se crée, rien ne se perd[32]. - 2. Conservation de l'énergie. De même que la matière est indestructible, ainsi la quantité d'énergie que possède l'univers, reste constante. - 3. Nécessité des lois de la nature: la matière obéit à des lois qui sont invariables. Si la matière et l'énergie se conservent toujours et qu'elles obéissent à des lois immuables, nous pouvons conclure, disent les matérialistes, que le monde n'aura pas de fin, et s'il ne doit pas avoir de fin, il n'a pas eu de commencement : il est éternel.


b) La matière, une fois supposée éternelle, les matérialistes font appel à la théorie de l'évolution pour expliquer la formation du monde et des êtres vivants. Les atomes éternels forment à l'origine une immense nébuleuse qui, peu à peu, et sous l'action des forces inhérentes à la matière, donne naissance aux astres semés dans l'espace infini. Et si nous voulons considérer spécialement le monde qui est le nôtre, nous le voyons passer par une série de changements nécessaires. La terre, comme tous les astres, se façonne elle-même, allant de la période gazeuse à la période solide, se recouvrant avec le temps d'une écorce qui bientôt devient habitable. ­

c) Quand les conditions requises pour la vie sont remplies, on voit éclore les premiers êtres vivants par génération spontanée, par une sorte d'évolution créatrice[33] (BERGSON), et sans qu'il soit nécessaire de recourir à l'intervention d'un Dieu créateur. Contenus en germe dans la matière éternelle, les êtres particuliers sont donc comme les cellules de cet immense organisme qu'on appelle le monde: s'ils nous apparaissent contingents, c'est parce que nous avons le tort de les « abstraire de tout continu» (Leroy) et que nous ne les regardons pas dans leur collectivité.

En résumé, éternité de la matière, formation du monde par l'évolution, apparition des premiers êtres vivants par génération spontanée et leur transformation en espèces: telles sont les trois grandes formules avec lesquelles les matérialistes prétendent expliquer tout sans recourir à un Créateur.


Réfutation. - a) Éternité de la matière. Remarquons d'abord que les deux premiers principes invoqués par les matérialistes pour prouver l'éternité de la matière, à savoir: son indestructibilité et la conservation de l'énergie, ne sont que des hypothèses, autorisées sans doute par l'expérimentation scientifique, mais rien de plus. Les principes ne sont ni évidents par eux-mêmes ni susceptibles d'une démonstration purement expérimentale, Mais à supposer qu'ils fussent absolument certains, que prouveraient-ils? Tout simplement que la nature de la matière est d'être indestructible et douée d'une somme d'énergie inaltérable, mais non pas pour cela, qu'elle est éternelle. Que la matière ait été créée par Dieu indestructible, cela ne nous permet pas de conclure qu'elle existe de toute éternité. - Quant au troisième principe, la nécessité des lois, il est aisé de voir qu'il ne prouve rien en faveur de l'éternité; car les lois expriment uniquement la manière d'être constante de la matière, sans rien dire de son origine.

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Mais accordons que la matière soit éternelle. Dira-t-on aussi qu'elle est nécessaire? Il faudrait prouver alors qu'elle a en soi sa raison d'être, qu'elle ne peut pas ne pas être, ni être autrement qu'elle n'est. Mais qu'est-ce qu'un être nécessaire qui est sujet du devenir, qui se transforme indéfiniment, qui suit une incessante évolution créatrice? Qu'est-ce qu'un être nécessaire qui est borné par deux termes, la naissance et la mort? – Sans doute, les matérialistes répondent que ce n'est pas ainsi qu'ils l'entendent., et que, dans leur conception, le monde n'est un être nécessaire, qu'autant qu'on l'envisage dans son ensemble, et non dans les parties qui le composent. Mais il ne faut qu'un peu de bon sens pour voir que, si toutes les parties sont contingentes, l'ensemble ne peut pas être nécessaire[34]. Ainsi, qu'on le suppose éternel ou non, qu'on le considère soit dans son ensemble, soit dans ses parties, le monde est contingent. Il suppose donc un être nécessaire qui l'ait appelé à l'existence.


b) Formation du monde - Après avoir posé en principe que la matière ne requiert pas de créateur parce qu'elle est éternelle, les matérialistes se mettent en mesure d'expliquer la formation du monde en dehors de Dieu. Adoptant l'hypothèse cosmogonique de LAPLACE, d'ailleurs généralement admise, quoique avec des modifications, ils supposent que l'univers était, à l'origine, une poussière d'atomes, et qu'un jour, sous l'influence d'un fluide quelconque, appelé indifféremment force, énergie ou électron, la matière s'est mise à évoluer et a formé successivement les mondes que nous voyons.

Mais de deux: choses l'une: ou bien la matière et l’énergie sont toutes deux éternelles, ou elles ne le sont pas, - 1. Si elles sont éternelles, elles ont dû évoluer de toute éternité. Or cette supposition contredit l'hypothèse de LAPLACE qui admet un commencement et une fin au mouvement de la matière et à l'évolution. Il est clair par ailleurs, que si l'évolution doit avoir une fin, ce serait chose déjà faite, du moment qu'on suppose qu'elle a lieu de toute éternité. - 2. Il faut donc admettre la seconde alternative qui pose en principe que la matière et l'énergie ont eu un commencement, ou tout au moins l'une des deux[35]. Mais si l'énergie, par exemple, n'est pas éternelle, qui l'a donnée à la matière ? Ne la possédant pas de toute éternité, elle n'a pu se l'attribuer par la suite: on ne se donne pas ce qu'on n'a pas. Elle l'a donc reçue de quelqu'un, en dehors d'elle et au-dessus d'elle, et ainsi, de toute nécessité, il faut arriver à Dieu.


c) Génération spontanée et Transformisme. - Pour expliquer l'origine des êtres vivants, les matérialistes invoquent deux hypothèses: la génération spontanée et le transformisme. - 1. Malheureusement, la première hypothèse (génération spontanée) est antiscientifique et se heurte aux conclusions de la science positive. Comme nous le dirons plus loin (N° 86), aucun savant n'a pu apporter la preuve du passage, réel ou possible, de la matière inorganique à la vie: le plus ne sort pas du moins. Les expériences de PASTEUR ont démontré, au contraire, que le vivant ne sort que d'un vivant: omne vivum ex vivo. - 2. L'hypothèse transformiste, qui explique la formation des espèces par voie d'évolution, n’est qu'une hypothèse assez vraisemblable (N° 89), mais quand bien même elle serait une certi­tude[36], elle n'a de valeur pour la théorie matérialiste qu'autant qu'elle serait une suite de la génération spontanée. Si en effet il faut recourir à un Créateur pour le premier être vivant, on pense bien que les matérialistes n'ont plus que faire de l'hypothèse transformiste.

Comme on le voit, la théorie matérialiste, loin de pouvoir s'appuyer sur la science expérimentale, est en opposition avec elle. Son explication du monde sans Dieu n'est pas plus conforme à la science qu'à la raison. Elle doit donc être rejetée.


2eme Preuve tirée du mouvement constaté dans le monde.

41. - Argument. - Sous sa forme la plus simple, cet argument peut-être ainsi présenté: le mouvement que nous constatons dans le monde ne s'explique pas sans Dieu. Nous développerons cette preuve dans le syllogisme suivant: Tout ce qui est en mouvement, tous les moteurs seconds supposent un moteur premier immobile. Or nous constatons du mouvement dans le monde. Donc le mouvement du monde suppose un premier moteur[37].

PREUVE DE LA MAJEURE. - Les moteurs seconds supposent un moteur premier immobile. Les moteurs seconds sont des moteurs qui n'ont pas en soi la raison d'être de leur mouvement et qui ont dû le recevoir d'une impulsion étrangère. Il est clair que, pour les moteurs seconds comme pour les causes secondes, il nous faut toujours aboutir à un moteur premier. Qu'on suppose autant de moteurs qu'on veut et même une série infinie; du moment que chacun reçoit le mouvement dont il est animé, nécessairement il faut supposer un premier moteur qui soit immobile. Si, en effet, on n'admet pas un premier moteur qui donne sans recevoir, le mouvement n'aura jamais lieu car il n'aura jamais de cause. La majeure s'appuie donc, comme l'argument de la contingence, sur le principe de causalité.


PREUVE DE LA MINEURE. - Qu'il y ait du mouvement dans le monde, la chose est incontestable. Et si nous voulons seulement nous borner au mouvement local de la matière, nous constatons que toutes les planètes tournent à la fois sur elles-mêmes et autour du soleil. Le soleil exécute lui aussi un mouvement de rotation autour de son axe, et se dirige avec l'ensemble de son système planétaire vers un point fixe du ciel appelé l'apex. La terre elle-même que nous habitons et qui nous parait immobile est animée de ce double mouvement de rotation autour de son axe et de translation autour du soleil. Bien plus, tout ce qui est à sa surface est doué de mouvement: les eaux descendent des montagnes et courent, lentes ou rapides, formant les rivières et les fleuves, qui s'en vont vers la mer: la mer a ses flux et reflux, ses vagues et ses courants... (V. la valeur de cette preuve plus loin).


42. - Objections 1° CONTRE LA MAJEURE - Un premier moteur immobile c'est, dit-on, une contradiction dans les termes. Tout moteur, en effet, doit passer de la puissance à l'acte... il ne peut donc rester immobile. De plus, s'il a commencé à mouvoir, il n'est plus immuable. Cette objection est la quatrième antinomie de Kant.


Réfutation. - Définissons d'abord les termes. On entend par puissance la possibilité de recevoir ou d'acquérir une qualité, et acte[38], la possession même de cette qualité. Par exemple, l'eau froide est en puissance par rapport à la chaleur; elle peut devenir chaude mais elle ne l'est pas. Quand elle est chaude, on dit qu'elle est en acte. Mais pour passer du froid au chaud, il faut l'action du feu qui possède la chaleur et qui est lui-même en acte. - Cette distinction établie, il est facile de voir que la contradiction qu'on a cru trouver dans le fait d'un moteur immobile, n'existe pas en réalité et provient d'une fausse conception du premier moteur immobile. Il ne faut pas confondre immobilité avec inactivité. Quand nous disons que Dieu, moteur premier, est immobile, cela ne signifie pas qu'il est inactif, mais au contraire qu'il ne passe pas de la puissance à l'acte, qu'étant acte pur par définition, il est activité même. Il ressemble à un foyer de chaleur qui chauffe par le fait même qu'il est foyer. Et si ce foyer est éternel, il chauffe éternellement. La difficulté est évidemment de comprendre comment les effets n'en sont pas éternels et se produisent dans le temps. Nous avons déjà répondu à cette objection à propos de la cause première (N° 38).


43. – 2° CONTRE LA MINEURE. - Nous ne songeons pas, disent nos adversaires, à nier le mouvement qui est dans le monde, mais nous pouvons l'expliquer sans Dieu. Deux hypothèses peuvent rendre compte du mouvement de la matière: l'hypothèse mécaniste et l'hypothèse dynamiste


A. Hypothèse mécaniste. Cette hypothèse met en avant la loi d'inertie. D'après ce principe, admis par la science, les corps sont indifférents au repos ou au mouvement: ils sont donc incapables de modifier l'état dans lequel ils se trouvent, sans l'intervention d'une cause étrangère. Mais si un corps persiste dans l'état où il est, repos ou mouvement, il suffit pour expliquer le mouvement du monde, de supposer qu'il est éternel.


Réfutation - Remarquons d'abord que le principe d'inertie, invoqué par l'hypothèse mécaniste, en tant qu'il affirme qu'un mouvement continue indéfiniment si aucune cause n'y met obstacle, ne peut être vérifié par l'expérience.


«On n'a jamais pu l'expérimenter, déclare H. POINCARÉ, sur des corps soustraits à l'action de toute force et ce n'est qu'une hypothèse suggérée par quelques faits particuliers (projectiles) et étendue sans crainte aux cas les plus généraux (en astronomie, par exemple), parce que nous savons que, dans ces cas généraux, l'expérience ne peut plus ni la confirmer ni la contredire. »


Mais admettons le principe d'inertie. Si les corps sont indifférents au repos! comme au mouvement, pour expliquer qu'ils sont en mouvement plutôt qu'en repos, il faut une cause autre que les corps, il faut supposer une cause étrangère qui les ait fait sortir de cet état d'indifférence. Il ne suffit pas de dire que le mouvement est éternel, il faut dire qui l'a imprimé. Du reste, nous avons vu précédemment que, selon l'hypothèse de Laplace, le mouvement a commencé un jour et qu'il est antiscientifique de le supposer éternel (voir la note sur la loi de la dégradation de l'énergie (N° 40).


B. Hypothèse dynamiste. - Cette hypothèse explique le mouvement du monde d'une autre manière. Il est vrai, disent les dynamistes, que les corps sont inertes, mais ils ont aussi une autre propriété, celle de s'attirer mutuellement selon une loi qu'on appelle l'attraction universelle. Or si les corps ont le pouvoir de s'attirer, plus n'est besoin d'un moteur pour les mettre en branle: la formation des mondes, le mouvement qui les anime, n'ont pas d'autre principe que les forces mêmes de la matière.


Réfutation. - Si nous admettons que les corps sont en mouvement en vertu de la loi d'attraction universelle, c'est-à-dire parce qu'ils sont doués d'une force qui les pousse les uns vers les autres, comment se fait-il que les atomes ne se sont pas rencontrés en une masse unique? Pour rendre compte de la formation des mondes, les dynamistes sont donc obligés d'admettre deux forces en présence. La force attractive ou centripète est, selon eux, contrebalancée par une autre force, la force tangentielle ou centrifuge, qui produit des mouvements giratoires et donne naissance à ces astres innombrables qui remplissent l'espace. Mais comment expliquer que la matière soit animée de deux mouvements, celui d'attraction et celui de rotation, dont les effets se contrarient et s'opposent? Il y aurait alors dans la matière deux forces contraires. En outre, l'hypothèse dynamiste supposant que la matière est éternelle. il s'ensuit que les atomes doivent s'attirer de toute éternité et que l'évolution des mondes n'aurait pas eu de commencement; et ainsi, encore une fois, nous nous trouvons en contradiction avec le système de Laplace. Il faut donc toujours, qu'on le veuille ou non, recourir à la chiquenaude initiale, au premier moteur.

3eme Preuve tirée de l'Ordre du monde.

Argument dit des Causes finales.


44. - Argument. - L'ordre du monde ne s'explique pas sans Dieu. Sous la forme poétique, c'est le même argument que nous retrouvons dans ces deux vers souvent cités de Voltaire:

«L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer

" Que cette horloge marche et n'ait point d'horloger. "


Nous exposerons l'argument dans le syllogisme suivant: Tout ordre requiert une intelligence ordonnatrice. Or il y a de l'ordre dans le monde. Donc l'ordre du monde suppose une intelligence ordonnatrice.

Cette preuve très populaire, présentée déjà par SOCRATE (Mémorables), par CICÉRON (De natura deorum), par SÉNÈQUE (de Beneficiis), exposée avec beaucoup d'ampleur par FÉNELON (Traité de l'existence de Dieu), et pour laquelle KANT lui-même professait de l'admiration, est connue sous le nom de preuve téléologique (de telos, fin) ou des causes finales.

Ce qu'il faut entendre par causes finales. - Pour comprendre cette expression causes finales, il faut dire auparavant ce que l'on entend par fin et par moyen. La fin d'une chose est le but, ce à quoi cette chose est destinée: une horloge a pour fin d'indiquer l'heure, l'œil a pour fin de voir. Le moyen est ce par quoi l'on atteint une fin. Il va de soi qu'à chaque fin correspondent des moyens différents. D'où il suit que la fin poursuivie inspire le travail de l'ouvrier, elle est la cause qui le détermine dans le choix des moyens. La finalité ou cause finale, c'est-à-dire cette recherche des moyens pour atteindre la fin, cette appropriation des moyens à la fin, qui constitue l'ordre, suppose donc une intelligence qui ait conscience, à la fois, du but à atteindre et de l'aptitude des moyens.

Quand il s'agit du monde, l'on peut distinguer deux sortes de finalités: la finalité interne et la finalité externe. Si l'on prend chaque individu en particulier, nous voyons qu'il a des organes parfaitement disposés pour la fin qu'il poursuit : le poisson a des nageoires pour nager, l'oiseau a des ailes pour voler, etc.: c'est la finalité interne. La finalité externe, c'est la fin qui est assignée à chaque être dans l'ensemble de la création: le minéral a pour fin de nourrir la plante, la plante est utilisée par l'animal, lequel est utilisé pour l'homme. La finalité externe étant plutôt difficile à déterminer, nous ne parlerons, dans l'argument, que de la finalité interne.


1° PREUVE DE LA MAJEURE. - Tout ordre suppose une intelligence ordonnatrice. Le principe invoqué par la majeure est, comme on le voit, le même que pour les deux arguments précédents : il s'agit toujours du principe de causalité. L'ordre, avons-nous dit, consiste dans l'adaptation des moyens à une fin. Il est donc un effet et suppose une cause, un ouvrier intelligent qui ait choisi les moyens capables d'arriver à la fin qu'il avait en vue.


2° PREUVE DE LA MINEURE. - Or il y a de l'ordre dans le monde. Considéré dans son ensemble, le monde nous apparaît comme un vaste système parfaitement ordonné, où tout est à sa place, selon un plan aussi bien conçu que réalisé. Les savants, chacun dans sa sphère, pourraient, d'ailleurs, nous dépeindre les merveilles qui éclatent dans tous les détails de ce plan. Si, guidé par l'astronome, vous scrutez l'immense profondeur des cieux, vous restez muet devant le spectacle grandiose qui s'offre à votre regard. Mais votre étonnement grandit, quand vous apprenez que ces astres innombrables qui sont à d'énormes distances de notre planète, et de dimensions bien plus grandes, se déplacent à des vitesses vertigineuses suivant un cours déterminé et avec une telle régularité qu'on peut prédire quand l'astre se lèvera et se couchera à l'horizon, quand il en rencontrera un autre...

Et maintenant du monde céleste, descendez sur la terre que vous habitez, vous ne trouverez pas moins d'ordre et d'harmonie. Le physicien vous dira les lois auxquelles les corps obéissent d'une manière inflexible (lois de la chute des corps, de la chaleur, de la propagation de la lumière). Le botaniste vous fera admirer la fleur des champs: la symétrie des parties qui la composent, sa forme élégante, la richesse et la variété de ses couleurs, tout vous dira qu'elle est l'œuvre d'un artiste consommé. A son tour, le physiologiste peut vous décrire tout ce qu'il y a de beauté dans les organes du corps humain, et spécialement, dans ces deux organes si délicats que sont l'œil et l'oreille.

Et si vous voulez même descendre l'échelle des êtres, vous y trouverez encore les choses les plus étonnantes. Vous aurez à admirer l'instinct de l'abeille qui façonne si ingénieusement sa ruche, de l'araignée qui tisse sa toile d'une manière si parfaite, de l'oiseau qui bâtit impeccablement son nid; vous verrez comment tous adaptent les moyens à la fin qu'ils veulent atteindre.

« Le monde actuel, pouvons-nous conclure avec KANT, nous offre un si vaste théâtre de variété, d'ordre, de finalité et de beauté que toute langue est impuissante à traduire son impression devant tant et de si grandes merveilles.» (V. la valeur de cette preuve p. 59).


45. - Objections. 1° CONTRE LA MAJEURE. - C'est surtout contre la majeure que les athées ont dirigé leurs attaques. Ils ont reconnu généralement l'ordre qui règne dans le monde; mais ils ont essayé de l'expliquer autrement. Tout ordre suppose un ordonnateur, ont-ils dit, soit; mais cet ordonnateur ce n'est pas Dieu, c'est le hasard, ou plutôt, selon la formule nouvelle, c'est l'évolution.


A. Le Hasard. - C'est le hasard, disait-on dans l'antiquité. Selon DÉMOCRITE, ÉPICURE et LUCRÈCE, le monde actuel est une des innombrables combinaisons par lesquelles l'univers est passé. Obéissant à des forces aveugles, inconscientes et fatales, les atomes dispersés dans l'espace infini et animés d'un mouvement oblique qui les poussait les uns vers les autres, se sont rencontrés et se sont accrochés mutuellement. Ces rencontres fortuites ont donné naissance à des agglomérations instables qui ont plus ou moins duré, mais un jour une combinaison plus harmonique et plus heureuse s'est produite et s'est perpétuée, précisément parce que, en raison de son ordre et de son harmonie, elle était née plus viable que les autres. L'ordre aurait donc été, non l'effet d'une cause intelligente, mais le résultat du hasard.


Réfutation. - L'explication de l'ordre du monde par l'hypothèse du hasard n'est, en somme, que l'absence de toute explication. Quand on ne sait pas comment une chose s'est faite, l'on peut bien alléguer que c'est le hasard qui en est l'auteur, mais personne ne s'y trompe et ne met en doute votre ignorance[39]. Et puis le hasard a justement pour caractéristique l'inconstance et l'irrégularité, c'est-à-dire juste le contraire de l'ordre « On ne tire pas le même numéro vingt fois de suite, dit LEGOUVÉ (Fleurs d'hier). On ne fait pas tomber un dé sur le même numéro vingt fois de suite. Or la nature tire le même numéro et amène le même dé depuis des milliers de siècles.» Si nous ne comprenons pas qu'une horloge soit l'effet du hasard, comment pourrions-nous supposer que le monde qui est une machine autrement compliquée, n'ait pas d'autre cause? Le hasard peut bien expliquer un ordre partiel, un heureux coup de chance mais non un ordre qui s'étend à des cas innombrables. Prétendre que le hasard produit l'ordre universel, c'est donc dire qu'il y a des effets sans cause, que l'ordre peut sortir du désordre; c'est supposer l'absurde.


B. L'évolution. - Au hasard on a substitué de nos jours un mot qui sonne mieux : l'évolution. L'ordre du monde, dit-on maintenant, n'est pas l'œuvre de Dieu, mais le travail de l'évolution. Ce que nous appelons finalité n'est qu'une illusion de notre esprit. Les ailes n'ont pas été données à l'oiseau pour voler, mais l'oiseau vole parce qu'il a des ailes; l'homme n'a pas des yeux pour voir, mais il voit parce qu'il a des yeux.


D'autre part, la formation des organes s'explique par un long travail d'évolution. « Considérons l'exemple sur lequel ont toujours insisté les avocats de la finalité: la structure d'un œil tel que l'œil humain... Tout paraît merveilleux, en effet, si l'on considère un œil tel que le nôtre, où des milliers d'éléments sont coordonnés à l'unité de fonction. Mais il faudrait prendre la fonction à son origine, chez l'infusoire, alors qu'elle se réduit à la simple impressionnabilité (presque purement chimique) d'une tache de pigment à la lumière. Cette fonction, qui n'était qu'un fait accidentel au début, a pu, soit directement par un mécanisme inconnu, soit indirectement, par le seul effet des avantages qu'elle procurait à l'être vivant et de la prise qu'elle offrait ainsi à la sélection naturelle, amener une complication légère de l'organe, laquelle aura entraîné avec elle un perfectionnement de la fonction. Ainsi, par une série indéfinie d'actions et de réactions entre la fonction et l'organe, et sans faire intervenir une cause extra-mécanique, on expliquerait la formation progressive d'un œil aussi bien combiné que le nôtre[40]. » Il serait le résultat d'une série d'adaptations à des circonstances accidentelles, et non la réalisation d'un plan. - Ainsi l'ordre du monde se serait formé peu à peu par suite d'une évolution lente et par un concours de lois qui régissent la matière et les forces qui lui sont inhérentes. Mais de finalité, point, si l'on entend par là l'œuvre d'une intelligence qui aurait dirigé selon un plan l'organisation de la nature: il ne peut s'agir dans la thèse évolutionniste que d'une finalité inconsciente.


Réfutation. - La finalité est une illusion de notre esprit, nous disent les évolutionnistes, ou en tout cas, elle n'est pas l'œuvre d'une cause intelligente, elle est le résultat des forces inconscientes propres à la nature, qui adaptent les organe_ aux besoins suivant la loi de l'évolution. Ainsi, il ne faut pas dire que l'oiseau a des ailes pour voler, il faut dire: l'oiseau vole parce qu'il a des ailes. - Mais que les ailes aient été faites pour voler, ou que l'oiseau vole parce qu'il a des ailes, il n'en reste pas moins qu'il y a une merveilleuse adaptation entre l'organe et sa fonction, et la conclusion est toujours la même: c’est que l'adaptation des moyens à la fin suppose un plan, et que le plan, selon lequel le monde a été conçu, suppose un ouvrier très habile.

Mais, nous réplique-t-on alors, cet ouvrier très habile qui a fait l'aile de l'oiseau et l'œil de l'homme, c'est l'évolution: c'est le milieu qui a créé l'organe. - C'est là une affirmation toute gratuite et que les évolutionnistes sont bien incapables de démontrer expérimentalement.


Nous ne voyons pas bien, en effet, comment l'air a pu créer l'aile de l'oiseau, comment la lumière a pu produire par son action l'organe qui lui est approprié, ce merveilleux appareil qui faisait dire à Newton: « Celui qui a fait l'œil a-t-il pu ne pas connaître les lois de l'optique ? » Admettons néanmoins que l'évolution soit la grande loi qui gouverne le monde. Nous pourrons toujours demander qui l'a faite, cette loi. Elle suppose d'abord l'existence de la matière et nous avons vu que la matière n'a pas en soi la raison de son existence. De toute façon, l'évolution peut être un procédé de formation comme un autre, elle peut être une loi, mais non une cause. Si par conséquent la théorie évolutionniste accepte de laisser Dieu à la base, pour créer les atomes, pour leur donner l'énergie et tracer le plan suivant lequel la matière doit faire son développement dans la suite du temps, nous n'avons pas à combattre cette hypothèse. Dieu reste alors à sa place et n'est pas diminué parce qu'il n'interviendrait pas il chaque instant dans l'organisation incessante de l'univers. Si c'est cela ce qu'on appelle l'évolution créatrice, elle ne rabaisse pas la grandeur de Dieu. «Il y a plus de gloire encore, dit saint THOMAS, à créer des causes que des effets. »

Que l'ordre du monde soit le résultat, non d'un acte immédiat de Dieu, mais le produit de causes secondes et de lois qu'il a établies de toute éternité, nous aimons autant cette hypothèse qu'une autre[41].


46. - 2° CONTRE LA MINEURE. - Il n'est pas vrai, disent les pessimistes, que l'ordre règne dans le monde. Les preuves du désordre sont, au contraire, nombreuses. Le monde est plein de monstruosités, d'êtres mal faits ou inutiles; les catastrophes y sont fréquentes. Il y a donc du désordre, donc pas d'ordonnateur.


Réfutation. - Nous répondrons à cette objection quand il sera question de la Providence. Nous ferons seulement remarquer ici qu'il ne s'agit pas de savoir s'il y a du mal dans le monde, s'il y a des tares et du désordre, à titre exceptionnel, mais seulement s'il y a un plan, si l'harmonie existe dans la nature, d'une manière générale, et si alors il y a lieu d'en rechercher la cause. L'objection porte donc sur des exceptions, sur des cas isolés qui ne diminuent pas la beauté de l'ensemble. Semblables aux dissonances d'une symphonie qui aboutissent aux accords les plus harmonieux, les désordres du monde. n'en font que mieux ressortir l'ordre général. Si l'athée veut invoquer les désordres partiels du monde, il est donc tenu, d'autre part, à convenir aussi de l'ordre qui y règne, et s'il objecte qu'il y a une déchirure dans la trame, il lui faut bien avouer qu'il y a une trame.


§ II - PREUVES TIRÉES DE L'ÂME HUMAINE.

47. - Après avoir observé le monde extérieur, nous devons interroger l'âme humaine. L'étude de ce monde intime qui fait le fond de notre être, nous conduira également à Dieu. Nous trouvons, en effet, dans notre intelligence l'idée de parfait, dans notre cœur les aspirations d'infini et dans notre conscience, l'existence de la loi morale. Or, l'idée de parfait, le besoin d'infini et le fait de l'obligation morale impliquent l'existence de l'être parfait et infini et du souverain législateur. D'où trois preuves tirées: 1° de l'idée de parfait; 2° des aspirations de l'âme et 3° de l'existence du devoir.­

Ces trois preuves sont toutes trois des preuves psychologiques, dans ce sens qu'elles sont tirées de l'analyse de notre âme. Toutefois, la première, qu'on appelle ontologique, est considérée comme une preuve métaphysique. La troisième est connue sous le titre de preuve morale, de sorte que la seconde seule garde le nom de preuve psychologique.


1ère Preuve tirée de l'idée de parfait.
Preuve ontologique.

48. - Exposé. - Si nous interrogeons notre pensée, elle nous dit que tout ce que nous voyons est incomplet, borné, dépendant, en un mot, imparfait. Or pour reconnaître que les choses sont imparfaites, il faut que nous ayons l'idée du parfait, car nous ne pouvons juger de l'imparfait qu'autant que nous le comparons avec le parfait. Donc l'être parfait existe, car s'il n'existait pas, il ne serait plus parfait. Cet argument a été exposé différemment par saint ANSELME, DES­CARTES et BOSSUET.


49. - Argument de saint Anselme. - Après avoir cité les mots de l'Écriture: «Dixit insipiens in corde suo : non est Deus »[42], saint AN­SELME se propose de convaincre l'impie que c'est une folie de nier Dieu. L’homme, dit-il, a l'idée d'un être tel qu'il n'en peut concevoir de plus grand. Donc cet être parfait existe en réalité. Si en effet il n'existait que dans l'intelligence, je pourrais le concevoir plus grand, en lui attribuant l'existence réelle: ce qui ne peut se faire sans contradiction, vu que je le conçois comme le plus grand. Donc Dieu existe dans l'intelligence et dans la réalité. (V. la critique de la preuve ontologique p. 61).


50. - Argument de Descartes. - Je trouve en moi l'idée d'un être parfait. Or cette idée ne peut me venir du néant, incapable de rien donner, ni de moi, puisque je trouve partout dans mon être des bornes et des imperfections. Donc cette idée doit me venir d'un être infini et parfait qui l'a mise en moi comme « la marque de l'ouvrier sur son ouvrage».

51. - Argument de Bossuet. - « L'impie demande: Pourquoi Dieu est-il? Je lui réponds: Pourquoi Dieu ne serait-il pas ? Est-ce à cause qu'il est parfait, et la perfection est-elle un obstacle à l'être? Erreur insensée ! au contraire, la perfection est la raison de l'être. Pourquoi l'être à qui rien ne manque ne serait-il pas, plutôt que l'être à qui quelque chose manque? » (1ère Elévation sur les mystères.)

2ème Preuve tirée des aspirations de l'âme humaine.
Preuve psychologique.

52. - Argument. - C'est un principe admis par la philosophie et par la science qu'un désir de la nature ne saurait être vain. Or l'homme appelle Dieu de tous ses désirs. Donc Dieu doit exister.


PREUVE DE LA MAJEURE. - Un désir de la nature ne saurait être vain: en d'autres termes, il faut que les tendances naturelles d'un être soient satisfaites. Les philosophes les plus célèbres: PLATON, ARIS­TOTE, CICÉRON l'ont proclamé. Les sciences sont unanimes à le reconnaître. Que la nature ne fait jamais rien en vain et que les instincts sont toujours en rapport avec des objets réels, il serait facile d'en apporter de nombreuses preuves: les ailes de l'oiseau attestent l'existence de l'air; la nageoire du poisson, l'existence de l'eau; l'œil prouve la lumière, et la faim suppose une nourriture. Si, par conséquent, il y a chez l'homme un désir irrésistible d'idéal et de bonheur, c'est qu'il doit exister un Dieu capable de l'assouvir un jour.


PREUVE DE LA MINEURE. - Les désirs de l'homme appellent Dieu[43].


« Borné dans sa nature, infini dans ses vœux, l'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux» (LAMARTINE)

disait le poète. L'homme, en effet, tend à l'infini par toutes les puissances de son âme. Il a une intelligence qui veut arriver au vrai, une volonté qui, malgré sa faiblesse et ses écarts, aspire au bien; il a surtout un cœur qui a une soif insatiable de bonheur. Or, non seulement la terre ne nous donne pas ce que nous voulons, mais elle nous apporte souvent ce que nous ne voulons pas. Notre intelligence se sent enveloppée de toutes parts par l'inconnu, notre volonté est poussée vers le mal et notre cœur est souvent torturé par le chagrin. Alors même que la vie nous est douce et que la fortune paraît nous sourire, nous ne trouvons nulle part le bonheur rêvé: ni la richesse, ni la gloire, ni la science, ni l'amour n'épuisent les immenses désirs de notre cœur. Et plus nos désirs sont grands, mieux ils nous font sentir notre misère.

Mais comment expliquer que notre intelligence, notre volonté et notre cœur, qui sont pourtant des puissances finies et bornées, nous poussent ainsi :ers le Vrai, le Bien et le Beau, vers le « souverainement désirable», comme dit ARISTOTE, s'il n'y avait rien pour répondre à notre appel ? Le besoin d'infini, d'une vie indéfectible et heureuse, suppose donc l'existence d'un objet infini et d'une source de bonheur qui puisse combler l'insuffisance de notre âme. Cet infini, c'est Dieu.[44] (V. N° 60).


3ème Preuve tirée de la loi morale.

53. - Argument. - La conscience nous témoigne qu'il existe une loi morale qui nous commande le bien et défend le mal, et que cette loi morale doit être appuyée par une sanction. Or la loi morale et la sanction supposent un législateur et un juge qui ne peuvent être autres que Dieu. Donc Dieu existe.


1° La loi morale. - A. L'existence de la loi morale est hors de conteste. Il y a une règle absolue, universelle, antérieure et supérieure à toute législation humaine, qui s'impose à notre volonté, qui nous prescrit certains actes et nous en défend certains autres. Peu importe du reste que les hommes se trompent parfois sur les conceptions du bien et du mal, le principe reste intact: ce qui est estimé bien par la conscience, est commandé; ce qui est jugé mal est défendu.


B. Or l'existence de cette loi morale suppose un législateur. Et ce législateur, il faut le chercher en dehors de nous et de nos semblables a ) En dehors de nous. On ne peut être à la fois maître et sujet. Et si nous étions les législateurs, rien ne nous empêcherait d'abroger une loi faite par nous: la conscience nous dit, au contraire, que si nous avons la liberté physique de violer la loi morale, nous n'avons pas le pouvoir de la supprimer. ­

b) En dehors de nos semblables. La loi morale s'impose à, tous les hommes, elle ne représente donc pas la supériorité d'un homme sur ses semblables. Mais si le législateur est hors de nous et hors de nos semblables, il faut le chercher plus haut. Dieu seul peut commander; seul il est la raison d'être du devoir, de l'impératif catégorique[45]. (V. la Critique de la preuve morale n° 60).


54. - Objection. - On a voulu expliquer l'existence de la loi morale en dehors de Dieu. Des nombreux systèmes qui l'ont tenté, nous ne mentionnerons que les deux principaux: la morale évolutionniste et la morale rationnelle.


A. - Morale évolutionniste. - Les positivistes et les matérialistes expliquent ainsi la formation de la morale. A l'origine, les hommes suivaient leurs appétits et leurs instincts: était bien ce qui plaisait, mal ce qui répugnait: c'était la morale du plaisir. Cependant, peu à peu l'expérience leur enseigna que des actions, même agréables aux sens, avaient de fâcheuses conséquences, tandis que d'autres, pénibles à la nature, avaient de bons résultats: ce fut la morale de l'intérêt. Plus tard, une sorte d'instinct les détermina à la sympathie et à la bienveillance réciproques: ce fut la morale de la sympathie et de la solidarité. Ainsi, tour à tour, le plaisir, l'intérêt individuel, l'intérêt général, la sympathie et l'altruisme furent les principes qui servirent à classer les actions en bonnes ou mauvaises. Dans les différents cas, les parents et les chefs de la société intervinrent pour commander les unes et défendre les autres. La morale, en tant qu'elle établit le caractère absolu du bien et du mal, est donc, dans l'hypothèse matérialiste, un fruit de l'évolution et ne suppose pas Dieu comme législateur.


Réfutation de la morale évolutionniste. - De l'exposé de la morale évolutionniste, il ressort qu'elle n'est pas, à vrai dire, une morale, mais une prétendue histoire de la morale dont les différentes phases auraient été la morale du plaisir, la morale de l'intérêt et la morale de la sympathie. Or tous ces principes d'action sont impuissants à fonder la morale. Ni le plaisir ni l'intérêt individuel ne peuvent être des règles obligatoires de conduite: rien ne m'oblige à rechercher mon plaisir ni même mon intérêt; l'intérêt d'autrui et la sympathie sont assurément des motifs plus nobles; mais s'ils commandent seuls et indépendamment d'un législateur suprême, ils se heurteront à l'égoïsme individuel et seront incapables de créer l'obligation.


­B. - Morale rationnelle. - La raison, disent les partisans de cette morale, suffit à fonder la morale. L'homme est son propre maître et il a la raison pour lui dicter ses devoirs envers lui-même (morale individuelle), envers la famille, la patrie et l'humanité (morale sociale). Le devoir, la loi morale, c'est donc l'obligation que la raison impose, et le bien c'est le respect de cette loi.


Réfutation. - La morale rationnelle serait irréprochable si elle laissait Dieu à la base. Si la raison est seule à dicter l'obligation, la volonté est libre de l'accepter ou de la refuser. - Mais, dit-on, c'est l'ordre de la nature. Nous demanderons alors qui est l'auteur de la nature, qui a créé l'ordre. Et si l'on nous répond que c'est Dieu, nous sommes d'accord, et nous concluons que c'est en celui qui a créé l'ordre et la nature, c'est en Dieu que, en définitive, il faut chercher la source de l'obligation. Nous pouvons donc conclure qu'aucune morale n'a de base et ne se soutient qu'autant qu'elle fait appel à Dieu.


55. - 2° La sanction. - Avant nos actes, la conscience nous fait connaître l'existence d'une loi morale qui commande les actions bonnes et défend les mauvaises. Après nos actes, la conscience intervient à nouveau pour poser la double question de responsabilité et de sanction. Et quand elle a porté un jugement sur la valeur intrinsèque de l'acte, elle proclame que le bien a droit à la récompense et que le mal mérite le châtiment. Or Dieu seul peut appliquer à nos actes une sanction équitable et proportionnée à leur valeur.


56. - Objection. - Mais, dit-on, la sanction n'est pas nécessaire pour fonder la morale; et si elle l'est, l'on peut trouver des sanctions sans recourir à Dieu. - a) La sanction, disent les partisans de la morale rationnelle, n' est pas nécessaire pour fonder la morale. Il faut faire le bien pour le bien, et non pour l'amour de la récompense. Moins il y a de calcul intéressé dans l'accomplissement du bien, plus notre action gagne en grandeur et en mérite.- b) Mais, la sanction fût-elle nécessaire, ne peut-on pas trouver de nombreuses sanctions, sociales et même naturelles, en dehors de Dieu? Il y a, par exemple: - 1. l'opinion publique, - 2. les répressions sociales, - 3. la justice immanente des choses, et - 4. par-dessus tout, le témoignage d'une bonne conscience.


Réfutation. - a) Toute sanction, dit-on, est inutile, parce que la vertu doit être désintéressée.- Que le bien doive être fait pour de bien d'abord, et non pour l'amour de la récompense, nous ne le contesterons pas, puisque c'est la un des principes essentiels de la morale chrétienne.


Ne pas prendre la récompense pour motif d'action, c'est assurément très bien; mais la mépriser est une marque d'orgueil, ce n'est plus la vertu; la rejeter c'est aller contre l'ordre des choses et la justice. Car s'il n'y a pas de sanctions, s'il n'y a pas de récompense pour la vertu, il n'y a pas non plus de châtiment pour le crime; le bien et le mal sont dès lors mis sur le même pied: ce qui est contraire à toute idée de morale. La sanction est donc nécessaire, non pour fonder la morale, mais pour la couronner.


b) D'autres qui admettent la nécessité de la. sanction pour couronner la morale, allèguent comme sanctions suffisantes: - 1. l'opinion publique. Or tout le monde sait que l'opinion publique, loin de pouvoir servir de sanction, est parfois injuste dans ses jugements; la popularité n'est pas nécessairement un brevet d'honnêteté et de vertu, et les faveurs officielles ne vont pas toujours au mérite; - 2. les répressions sociales. Combien de crimes restent impunis et combien de malfaiteurs courent les rues, malgré la bonne volonté des gendarmes! - 3. la justice immanente des choses. Le mal et le vice portent souvent en soi le germe de souffrances qui en doivent être, tôt ou tard, la punition. Quelque juste et fréquente que soit cette sanction, on ne peut la considérer comme une loi inflexible; ­

4. le témoignage de la conscience. Il faut bien admettre que voilà enfin une sanction, à première vue, acceptable. La conscience, toutefois, en tant que justicière, n'est pas à l'abri de tout reproche. Il y a des âmes vertueuses qui connaissent le trouble et le scrupule, et il y a des criminels qui ignorent le remords et vivent dans la plus douce quiétude.

Mais si, d'une part, la sanction doit être le complément de la loi morale et si, d'autre part, rien ne nous garantit la justice des sanctions terrestres, n'avons-nous pas tout lieu de croire qu'il y a ailleurs un Rémunérateur équitable qui, après avoir établi la loi morale, appréciera les actes à, leur vraie valeur et leur appliquera les sanctions qu'ils méritent?


§ III. - PREUVE TIRÉE DU CONSENTEMENT UNIVERSEL

57. - Argument. - Le témoignage de l'histoire nous atteste que, dans tous les temps et dans tous les pays, les hommes ont cru à l'existence de Dieu. Or ce que tous les hommes tiennent instinctivement pour vrai, dit ARISTOTE, est une vérité de nature. Donc Dieu existe.


PREUVE DE LA MAJEURE. - Toujours et partout les hommes ont cru à une divinité. Il est à peine besoin d'établir ce fait d'histoire « Un peuple sans Dieu, sans prières, sans serments; sans rites religieux, sans sacrifices, dit PLUTARQUE, nul n'en vit jamais» « Aucune nation, dit CICERON n'est si grossière et si sauvage, qu'elle ne croie à l'existence des dieux, encore qu'elle se trompe sur leur nature» (De natura deorum).


Aucune époque n'a poussé plus loin que la nôtre l'étude des religions. Or l'inventaire des documents fournis par l'histoire et la préhistoire n'a pu signaler le moindre cas d'un peuple sans croyances religieuses. Telle est la constatation faite par des érudits comme Max MULLER et de QUATREFAGES: « Obligé par mon enseignement même, dit ce dernier, de passer en revue toutes les races humaines, j'ai cherché l'athéisme chez les plus inférieures, comme chez les plus élevées. Je ne l'ai rencontré nulle part si ce n'est à l'état individuel ou à celui d'écoles plus ou moins restreintes, comme on l'a vu en Europe au siècle dernier, comme on le voit encore aujourd'hui. L'athéisme n'est nulle part qu'à l'état erratique.» Ainsi l'histoire des religions nous conduit à cette conclusion qu'aucun peuple, considéré dans sa masse, n'a jamais été athée, et que l'athéisme a toujours été le fait de quelques individus ou de quelques écoles. Il importe peu de savoir si leurs conceptions de la divinité furent plus ou moins justes, et elles furent d'ailleurs moins grossières qu'on ne pourrait le croire au premier abord. Quelque impression bizarre que puissent nous donner certaines mythologies, elles contenaient sans doute une part importante de vérité[46].

De quelque nom que s'appelât la divinité, que ce fût le Zeus des Grecs, le Jupiter des Romains, le Mardouk des Babyloniens, le Baal des Phéniciens, le Brahmâ des Indiens ou encore le Grand Esprit des savanes du Nouveau-Monde, c'est toujours au fond le même Dieu que tous les peuples adorèrent sous des noms divers[47].


PREUVE DE LA MINEURE. - Or ce que tous les hommes tiennent instinctivement comme vrai « est une vérité de nature», « Ce qui est affirmé par tous d'un commun accord, dit saint THOMAS, ne saurait être entièrement faux. Une fausse opinion, en effet, est une infirmité de l'esprit, elle est donc accidentelle à sa nature. Or ce qui est accidentel à la nature ne peut se retrouver partout et toujours» (Contra gentes, l. II, c. XXXIV).


58. – 1èreObjection. - Le suffrage universel est une mauvaise marque de vérité. Dire: tous les hommes croient en Dieu, donc Dieu existe, c'est tirer une conclusion que ne renferment pas les prémisses. Il y a eu des erreurs universelles ; telle fut, par exemple, la croyance à l'immobilité de la terre.


Réfutation. - Le consentement des foules n'est pas une preuve infaillible de vérité, il faut bien en convenir. Toutefois, il constitue déjà une présomption sérieuse. «Avant de croire que tout le monde se trompe, dit le P. MONSABRÉ, on est tenté de croire que tout le monde a raison. 1) La croyance collective acquiert surtout une très haute valeur lorsqu'elle s'appuie sûr des raisons sérieuses. - Il y a eu cependant, dit-on, des erreurs universelles. Ce n'est pas contestable, mais il faut ajouter aussi que ces erreurs avaient une cause et qu'elles ont fini par être découvertes et redressées. Ainsi la croyance à l'immobilité de la terre, qui s'explique par l'illusion des sens, ceux-ci ayant pris l'apparence pour la réalité, a cessé avec le progrès des sciences.


59. – 2eme Objection. - Précisément, la croyance universelle à la divinité s'explique par une des causes d'erreur: - a) soit par l'ignorance et la peur. - b) soit par les préjugés de l’éducation . - c) soit par l'influence des législateurs et des prêtres.


Réfutation. - a) l’ignorance et la peur ne sauraient rendre compte de la croyance universelle en Dieu. Lorsque l'homme primitif entendit le vent mugir, la foudre gronder, lorsqu'il vit l'éclair sillonner la nue, il demeura, dit-on, épouvanté, et ne sachant quelle était la cause de ces phénomènes, il trouva tout simple de les attribuer à des agents surnaturels.

Il crut alors qu'il y avait un dieu derrière le nuage pour le mouvoir, un autre pour lancer la foudre, un autre encore dans l'immensité des mers pour pousser les flots sur le rivage... C'est donc à la fois l'ignorance et la peur qui ont enfanté les dieux, selon le mot du poète latin STACE: «Primus in orbe deos fecit timor ». Mais la science a expliqué ces phénomènes, elle a montré qu'ils étaient le résultat des forces de la nature, elle a donc supprimé du même coup les dieux comme des agents inutiles et inexis­tants. - Il est vrai que la science a trouvé la cause immédiate des phénomènes, et pour ne citer qu'un exemple, il ne faut plus dire: Jupiter lance la foudre, mais la foudre a pour cause l'électricité. Tout cela est juste, mais l'on n'a découvert encore que les causes immédiates et les causes secondes, cela ne supprime en rien la cause des causes. Pour l'homme primitif comme pour le scientifique, le point de départ est le même: ce sont les effets et les phénomènes qu'il faut expliquer. Et si le primitif avait tort de s'arrêter trop vite dans la recherche des causes, au moins sa conclusion était juste, tandis que le scientifique, en ayant raison de remonter plus haut, tire, en fin de compte, une conclusion qui est fausse. Si d'ailleurs le progrès des sciences avait pu résoudre, en dehors de Dieu, l'énigme de l'univers, la divinité n'aurait plus d'adeptes parmi les hommes de science. Or si nous devions nommer tous les hommes illustres qui ont cru en Dieu, la liste en serait longue. Citons seulement, parmi les mathématiciens et astronomes célèbres: COPERNIC, GALILÉE, KEPLER, NEWTON, CAUCHY,

HERSCHELL, LE VERRIER, LAPLACE, FAYE...; parmi les physiciens : AMPÈRE, VOLTA, MAYER, LIEBIG, BIOT, DALTON, BRANLY... ; parmi les naturalistes: CUVIER, AGASSIZ, LATREII,LE, MILNE-EDWARDS, G. SAINT-­HILAIRE, WURTZ, CHEVREUL, PASTEUR, DE LAPPARENT, LAMARCK le père du transformisme, et DARWIN eux-mêmes rendent hommage au Créateur. Citons enfin le créateur de la cristallographie HAUY,DE QUATREFAGES, VAN BENEDEN, une des gloires de la Belgique. F. BACON disait: « Peu de science éloigne de Dieu, beaucoup de science y ramène.» N'est-ce pas la conclusion qu'on est en droit de tirer devant tant de noms illustres 7 La croyance en Dieu n'est donc pas issue de la peur ni de l'ignorance.


b) Le consentement universel ne vient pas davantage des préjugés de l’éducation. Sans contredit, l'éducation joue un rôle considérable sur les idées et les croyances, mais il faut bien remarquer que les préjugés varient de pays à pays, de génération à génération, qu'ils ne résistent pas à l'instruction et au progrès, et qu'il n'y a pas d'exemple qu'un préjugé qui va contre les passions, n'ait été vite supprimé.


c) Enfin l'influence des législateurs et des prêtres ne saurait être invoqué pour expliquer la croyance des peuples. - 1. Les législateurs ont pu se servir de la croyance en Dieu pour mieux gouverner leurs peuples, mais ils n'ont pas pu la créer. L'on ne cite pas, du reste, le nom de l'inventeur; et l'on pense bien qu'on devrait le connaître s'il existait, en raison des difficultés qu'il aurait rencontrés pour imposer un dogme contraire aux inclinations et aux mauvais instincts du cœur humain. - 2. La supercherie des prêtres est une explication encore plus mauvaise, car les prêtres n'existant que par la religion, ils ne peuvent être antérieurs à elle, et ils n'ont leur raison d'être qu'autant qu'il y a déjà un culte. Considérer les prêtres comme les inventeurs de la Divinité et les fondateurs des religions, c'est donc commettre, d'après S. REINACH lui-même (Orpheus) « un anachro­nisme ridicule ».[48]


CONCLUSION. - La croyance universelle ne s'explique donc par aucune cause d'erreur. Si elle provenait d'une cause d'erreur: crainte, éducation, influence des législateurs et des prêtres, elle n'aurait pas manqué de disparaître avec la cause qui l'aurait fait naître. Or elle s'est maintenue partout, en dépit des obstacles qu'elle a rencontrés. Il faut dès lors admettre qu'elle a une autre origine, et qu'elle découle soit du sentiment religieux déposé par Dieu au fond de notre âme, soit de la force du raisonnement qui nous permet de déduire son existence. Dans les deux hypothèses, la conclusion est identique. Si Dieu s'est manifesté lui-même dans une révélation primitive transmise d'âge en âge, et si, moyennant certaines dispositions, les hommes le sentent vivant et agissant dans leur âme, rien de mieux. Si l'idée de Dieu est le fruit du raisonnement, la croyance universelle s'explique non moins bien, vu que la raison est un patrimoine du genre humain[49]. (V. la valeur de cette preuve, n° 60).


Conclusion générale des preuves de l'existence de Dieu.


60. - Si nous jetons un coup d'œil rétrospectif sur les preuves de l'existence de Dieu, il n'est pas sans intérêt de rechercher quelle est la valeur et la portée de chaque preuve, considérée isolément. Nous l'établirons brièvement en reprenant chaque groupe de preuves.


1° Valeur des preuves cosmologiques. - Des trois preuves qui nous sont fournies par l'observation du monde extérieur, les deux premières, - argument de la contingence et du premier moteur, - nous permettent de conclure qu'il y a un Etre nécessaire, et, par le fait, éternel, puisqu'un Etre nécessaire ne peut pas ne pas être ; distinct du monde, puisque le monde est sujet du devenir, puisqu'il se transforme et que l'Etre nécessaire, la cause première et le premier moteur ne peuvent être sujets au changement. La troisième preuve par l'ordre du monde a moins de portée.


Malgré l'ordre et la beauté qui y règnent, le monde a ses imperfections; il n'implique pas dès lors un art infini, il requiert seulement un ou plusieurs architectes assez habiles pour réaliser l'unité de plan[50]. Et puis, l'organisateur du monde n'en est pas nécessairement le créateur. L'ordre du monde suppose donc une intelligence supérieure, mais non un Etre infini, unique et créateur. La preuve des causes finales ne doit pas, par conséquent, être isolée des deux premières preuves. Il n'en est pas moins vrai que celui qui admettrait déjà un Architecte du monde, sortirait au moins de son athéisme, et il aurait peu de peine à passer de l'Architecte au Dieu créateur.


2° Valeur des preuves tirées de l'âme humaine. - A. La preuve onto­logique[51] tirée de l'idée d'être parfait contient un sophisme, et partant, ne peut être retenue comme une preuve valable. On ne peut dire d'un être qu'il possède telles ou telles qualités que s'il existe. L'existence n'est donc pas un attribut. Mais, à supposer qu'elle en soit un, d'après les règles du syllogisme, l'attribut doit être de même nature que le sujet. Or quand j'affirme que l'idée d'être parfait implique l'existence de tel être, il s'agit de l'être parfait conçu par mon intelligence; l'attribut que je lui donne, à savoir, l'existence, appartient donc à l'être idéal conçu par moi, non à un être réel. La proposition rigoureusement vraie, en tant que hypothétique, reste une proposition hypothétique, et les lois du raisonnement nous demandent de transformer l'hypothèse en réalité, de passer de l'existence idéale à l'existence réelle.


B. La preuve par les aspirations de l'âme n'a pas une valeur absolue. Il n'est pas possible, en effet, de démontrer rigoureusement qu'un bonheur fini ne pourrait satisfaire les désirs de l'homme, et pas davantage, que le désir, même naturel, implique nécessairement l'existence de l'objet désiré.


C. La preuve par la loi morale et la sanction avait, aux yeux de Kant, une très grande force; elle lui arrachait cet aveu significatif: « Deux choses me remplissent l'âme d'un respect et d'une admiration sans cesse renaissants: le ciel étoilé au-dessus de nos têtes, la loi morale au-dedans de nous-mêmes. » Toutefois, il est bon de remarquer que, dans l'exposé de cette preuve, nous ne suivons pas la même voie que le philosophe allemand. D'après Kant, l'existence de la loi morale suppose Dieu non comme législateur, mais comme rémunérateur.


L'accomplissement du devoir nous confère, en effet, un droit au bonheur. Or, si nous sommes libres de bien agir et de nous rendre dignes du bonheur, il ne dépend pas de nous que le bonheur vienne toujours récompenser nos bonnes actions. En conséquence, pour que la loi morale ne soit pas une chimère, il faut qu'il y ait une volonté souverainement juste et puissante qui réalise l'harmonie du bonheur et de la vertu, il faut qu'il y ait un Dieu: ainsi l'existence de Dieu devient un simple postulat de la loi morale. Au contraire, dans l'argument tel que nous.1'avons exposé (p. 51), l'existence de la loi morale suppose Dieu comme législateur, de même que le monde contingent l'exige comme être nécessaire: dans les deux cas, nous nous appuyons sur le principe de causalité et nous remontons d'un effet à sa cause.

Cependant, même ainsi présentée, la preuve tirée de la loi morale peut être attaquée dans sa majeure. En effet, la connaissance claire et distincte d'une loi morale, de caractère universel et obligatoire, présuppose la connaissance de l'existence de Dieu, c'est-à-dire d'un législateur suprême qui, seul, a le pouvoir de lier la conscience; de lui intimer une obligation absolue, (impératif catégorique). Mais si la connaissance de la loi morale exige au préalable la connaissance de l'existence de Dieu, c'est que la notion de Dieu est antérieure à la loi morale et, par conséquent, n'en découle pas; L'argument est donc vicieux de ce fait qu'il contient dans ses prémisses ce qui ne doit venir que dans la conclusion[52].


3° Valeur de la preuve par le consentement universel - La croyance universelle est un confirmation de l'ensemble des preuves. L'unanimité de la croyance ne l'explique, en effet, que par la valeur intrinsèque des raisons qui l'ont produite: d'où il suit que le consentement universel, sans être à proprement parler un nouvel argument ni un critérium de certi­tude[53], constitue pourtant une démonstration indirecte de l'existence de Dieu.

Ainsi, l'ensemble des preuves qui se complètent l'une par l'autre et nous présentent Dieu sous un aspect différent, forme un bloc intangible.


Chacun reste libre d'ailleurs de choisir l'argument qui convient le mieux à sa mentalité, à sa tournure d'esprit, et le plus apte à étayer ses convictions,.


Art. III - De l'Athéisme.

Y a-t-il des athées? Causes et conséquences de l'athéisme.


61. - Après l'exposé des preuves de l'existence de Dieu, une question subsidiaire, avons-nous dit, se pose à nos investigations. Si Dieu est nécessaire pour expliquer le monde, comment se fait-il qu'il y ait des athées? Mais est-il vrai tout d'abord qu'il y ait des athées? Et s'il y en a, quelles sont les causes et les conséquences de l'athéisme.


1° Y a-t-il des athées? - L'athée (du grec a privatif et theos, dieu) est celui qui ne croit pas à l'existence de Dieu.


De cette définition il ressort qu'il ne faut pas ranger parmi les athées: - a) les indifférents qui laissent de côté la question des origines du monde et de l'âme, et vivent sans se préoccuper de leur destinée. Bien que cette manière d'être aboutisse pratiquement à l'athéisme, les indifférents ne sont pas des athées proprement dits. - b) Les agnostiques qui proclament que Dieu est du domaine de l'inconnaissable, ne sont pas non plus des athées. Aussi longtemps qu'ils s'en tiennent à cette affirmation, leur état d'esprit équivaut à un scepticisme religieux. - c) Encore moins faut-il compter parmi les athées ceux qui, ignorant le tout, ou à peu près, de la question religieuse, font profession extérieure d'athéisme, soit parce qu'ils jugent que cette attitude convient à des esprits forts qui ne veulent pas suivre le vulgaire troupeau, soit parce qu'ils ont intérêt à aller du côté où souffle le vent des faveurs officielles.

Il convient donc de ne considérer comme athées, que les scientifiques et les philosophes qui, après mûr examen des raisons pour et contre l'existence de Dieu, se prononcent pour ces dernières. De ces athées, qui seuls méritent de retenir notre attention, l'on peut bien dire que le nombre est fort restreint. Il suffirait, pour le prouver, de nous en référer au témoignage d'un des leurs. « A notre époque, écrit M. LE DANTEC (L'athéisme), quoi qu'on dise, il existe une infime minorité d'athées. » Mais il faut ajouter, pour être juste, qu'en revanche le nombre des agnostiques qui veulent que la question soit insoluble, a augmenté dans une sérieuse proportion.


62. - 2° Causes de l'athéisme, - L'on explique généralement l'athéisme par des raisons intellectuelles, des raisons morales et des raisons sociales.


A. RAISONS INTELLECTUELLES. - a) L'incrédulité des scientifiques: physiciens, chimistes, biologistes, médecins, etc., doit être attribuée souvent à leurs préjugés et à l'application d'une fausse méthode. Il est clair, en effet, que s'ils prétendent employer ici la méthode expérimentale, qui n'admet que ce qui peut être vérifié par l'expérience, que ce qui tombe sous les sens, ils ne pourront pas dépasser les phénomènes et atteindre les substances[54]. Notons, en outre, que certaines formules, dont ils abusent dans l'intérêt de leurs négations, ne sont pas vraies, au moins dans le sens où ils s'en servent. Quand, par exemple, ils allèguent que la matière est nécessaire et non contingente, ils invoquent, pour le démontrer, la nécessité de l'énergie et des lois (N° 40). Or il apparaît tout de suite que le mot nécessaire renferme ici une équivoque. La nécessité d'une chose est en effet absolue ou relative. Elle est absolue si sa non-existence implique contradiction, relative lorsque la chose en question, dans l'hypothèse de son existence, doit avoir telle ou telle essence, telle ou telle qualité: ainsi un oiseau doit avoir des ailes, autrement il ne serait plus un oiseau. De ce que l'énergie et les lois sont nécessaires, au sens relatif, les matérialistes ont donc le tort de conclure que la matière elle-­même est l'Etre nécessaire au sens absolu.


b) L'athéisme des philosophes contemporains dérive du criticisme de Kant et du positivisme d'A. Comte. Nous avons vu, dans le chapitre préliminaire, que, d'après les criticistes et les positivistes, la raison ne peut arriver à une certitude objective ni atteindre les substances derrière les phénomènes. En rabaissant ainsi la raison, on ruine du même coup toutes les preuves traditionnelles de l'existence de Dieu. L'on peut donc dire que, chez la plupart des philosophes contemporains, la crise de la foi est, en fait, une crise de la raison: les négateurs de Dieu sont, à notre époque, les négateurs de la raison. Mais celle-ci, comme il arrive toujours pour les arrêts injustes, sera un jour réhabilitée et reprendra ses droits.


B. RAISONS MORALES.- Nous citerons parmi les raisons morales: - a) le manque de bonne volonté. Si l'on étudiait les preuves de l'existence de Dieu avec plus de simplicité, et moins d'esprit critique, on serait sans doute moins rebelle à la force des arguments. Il ne faut pas non plus demander aux preuves plus qu'elles ne peuvent donner: leur force démonstrative, bien que réelle et absolue, n'entraîne pas une évidence mathématique; - b) les passions. Il est bien évident que la foi se dresse devant les passions comme un obstacle. Or, quand une chose gêne, on trouve toujours de bonnes raisons pour la supprimer.

« Il y a toujours dans un cœur égaré par les passions, dit Mgr FRAYSSINOUS, des raisons secrètes de trouver faux ce qui est vrai... On se persuade aisément ce qu'on aime et, quand le cœur se livre au plaisir qui séduit, l'esprit s'abandonne volontiers à l'erreur qui justifie »[55].


­Et Paul BOURGET, dans une analyse très pénétrante de l'incrédulité, écrit les lignes suivantes: «l’homme, en se détachant de la foi, se détache surtout d'une chaîne insupportable à ses plaisirs... je n'étonnerai aucun de ceux qui ont traversé les études de nos lycées en affirmant que la précoce impiété des libres penseurs en tunique a pour point de départ quelque faiblesse de la chair accompagnée d'une horreur de l'aveu au confessionnal. Le raisonnement - quel raisonnement ! - arrive ensuite et fournit des preuves (!!!) à l'appui d'une thèse de négation acceptée d'abord pour les besoins de la pratique »[56] - c) Les mauvais livres et les mauvais journaux. Sous cette dénomination nous n'entendons pas les livres et les journaux qui sont immoraux, mais ceux qui, sous des formes parfois dissimulées, s'attaquent à tout ce qui est à la base de la moralité, et veulent faire croire, au nom du soi-disant Progrès et d'une prétendue Science, que Dieu, l'âme, la liberté ne sont plus que des mots qui recouvrent des chimères.


C. RAISONS SOCIALES. - Signalons seulement: - a) l'éducation. Il n'est pas exagéré de dire que les écoles neutres ont été pour l'athéisme un terrain de culture exceptionnel. Prise en masse, notre société va donc à l'athéisme parce qu'elle le veut; - b) le respect humain. Beaucoup ont peur de paraître religieux parce que la religion n'est plus en faveur et qu'ils pourraient être tournés en dérision.


63. - 3° Conséquences de l'athéisme. - L'athéisme, en supprimant Dieu, enlève toute base à la morale. De là les plus graves conséquences pour l'individu et pour la société.


A. POUR L'INDIVIDU. - a) L'athéisme le livre sans frein à ses passions. Si l'homme ne reconnaît pas un maître suprême qui ait le pouvoir de lui commander le bien et de le châtier s'il fait mal, pourquoi ne se laisserait-il pas aller au gré de ses désirs, et ne courrait-il pas après le bonheur terrestre, ou du moins ce qu'il croit tel, par quelque voie qu'il pense l'obtenir? - b) Mais, par réciproque, l'athéisme enlève à l'homme toute consolation parmi les épreuves de la vie. Celui qui ne croit pas en Dieu doit abandonner tout espoir de réconfort, lorsque la vie lui devient amère et que la terre lui refuse les joies qu'il lui demande.


B. POUR LA SOCIÉTÉ. - Les conséquences de l'athéisme sont plus ruineuses encore pour la société. En supprimant les idées de justice et de responsabilité, il conduit au despotisme et à l'anarchie, la force remplace le droit. Si les gouvernants ne sentent pas au-dessus d'eux un maître qui leur demandera compte de leur gestion, ils sont libres de gouverner la société suivant leurs caprices: « Je ne voudrais pas, disait VOLTAIRE, avoir affaire à un prince athée qui trouverait son intérêt à me faire piler dans un mortier: je serais bien sûr d'être pilé. » D'autre part, il y a dans toute société de grandes distances entre chaque membre au point de vue du rang, des honneurs, des dignités, de la situation et des richesses. S'il n'y a pas de Dieu pour récompenser un jour ceux qui, moins bien partagés, acceptent leur destinée avec courage et font leur devoir, pourquoi ne pas se révolter contre une société mal faite et lui réclamer sa part de bonheur et de jouissances?



BIBLIOGRAPHIE. - Dictionnaire de la foi cath. : CHOSSAT, Art. Agnosticisme.. GARRIGOU-LAGRANGE, Art. Dieu.. GRIVET, Art. Évolution créatrice.. DARIO, Art. Matérialisme. MOISANT, Art. Athéisme. - CHOSSAT, Art. Dieu. Dict. de théol. ­SERTILLANGES, Les Sources de la croyance en Dieu. - MICHELET, Dieu et l'Agnosticisme contemporain. - FARGES, Nouvelle Apologétique.. L'idée de Dieu d'après la Raison et la Science (Berche et Tralin). - GUIBERT, Les Origines (Letouzey) ; Le Conflit des croyances religieuses et des sciences de la nature (Beauchesne). - DUILBIÉ DE SAINT-PROJET et SANDERENS, Apologie scientifique de la foi chrétienne (Poussielgue). - Mgr GOURAUD, Notions élémentaires d'apologétique (Belin). - PRUNEL, Les Fondements de la doctrine catholique (Beauchesne). - Mgr D'HULST, 1re Conf. car. 1892 (Poussielgue). - POU LIN et LOUTIL, Dieu (Bonne-Presse). - Mgr Le Roy, La Religion des Primitifs. - C. PIAT, De la croyance en Dieu (Alcan). - VILLARD, Dieu devant la science et la raison (Oudin). - DE LAPPARENT, Science et Apologétique (Bloud), Traité de géologie. - P. JANET, Les causes finales; Le matérialisme contemporain (Baillère). - Saint THOMAS, Contra gentes, Somme théologique. - KLEUTGEN, Philosophie scolastique. - Traités de philosophie de G. SORTAIS, du P. LAHR, de FONSEGRIVE, de l'abbé DOMECQ, etc. - DE MARGERIE. Théodicée. - Abbé DE BROGLIE, Le Positivisme et la Science expérimentale (Victor Palmé). - L'Ami du Clergé, 10 mai 1923.



Chapitre II : LA NATURE DE DIEU

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.


64. — La nature de Dieu, — comme l'existence, — comporte une triple étude : — 1° Une question préliminaire : La raison qui démontre l'existence de Dieu peut-elle aussi connaître sa nature ? — 2° Si oui, quelle est-elle t Quels sont ses attributs.— 3° La connaissance que nous avons de sa nature, nous permet-elle d'affirmer, contre les panthéistes, que Dieu est une personne distincte du monde?

D'où trois articles.


Art. I. Pouvons-nous connaître la nature de Dieu ?

Cette première question peut se subdiviser en deux autres : 1° Est-il possible de connaître la nature de Dieu? 2° Par quelles voies peut-on arriver à cette connaissance ?


§ 1. L'erreur agnostique. — Dieu n'est pas inconnaissable.

65. — Dieu est, mais pouvons-nous savoir ce qu'il est? Pouvons-nous avoir de sa nature une connaissance, sinon parfaite, au moins initiale et confuse?


1° L'erreur agnostique — A cette question les agnostiques dogma­tiques[57]) répondent par la négative. Les philosophes, comme Kant et H. Spencer, déclarent qu'il ne convient pas de laisser à la base de la vie religieuse des vérités métaphysiques que la raison pure ne peut pas prouver. Les protestants libéraux, comme Ritschl, Sabatier ; les modernistes, comme Le Roy et Tierel; les pragmatistes, comme W. James, supposant l'existence de Dieu démontrée par le sentiment et 1,'expérience religieuse, prétendent qu'il est impossible, et dès lors inutile, de se faire une représentation quelconque de l'essence divine, et ils reprochent aux théologiens leur intellectualisme, c'est-à-dire leurs affirmations catégoriques et définies sur la nature intrinsèque de Dieu. A quoi bon, disent les pragmatistes, se représenter Dieu ? Une religion n'a de valeur que par ses résultats et le degré de piété qu'elle produit, et non par ses formules dogmatiques[58] — Sans doute, c'est la piété qui importe, mais est-il vrai, comme l'affirment les pragmatistes, que la pratique religieuse soit indépendante des idées de l'esprit ? Si l'on conçoit Dieu comme l'âme de la nature, ou comme un idéal abstrait, selon la doctrine panthéiste, peut-on encore le prier et lui rendre un culte? Il est bien évident que non. Pour commencer la vie religieuse, il est nécessaire que nous ayons d'abord de Dieu une connaissance rationnelle, et la prière ne sortira du cœur qu'autant que nous connaissons Dieu comme un Etre personnel, distinct du monde, bon et miséricordieux.


66. — 2° Dieu incompréhensible, mais non inconnaissable. — Quand on parle de la nature de Dieu, il importe, si l'on veut éviter tout malentendu, de faire la distinction entre la connaissance et la compréhension de la nature divine. Dieu est incompréhensible mais non inconnaissable : — a) Incompréhensible. Sous quelque aspect que nous le considérions, Dieu c'est l'Etre infini. Or il est bien évident qu'une intelligence finie comme celle de l'homme est incapable de comprendre l'infini ; Dieu dépasse notre conception et notre langage : il est ineffable, comme disent les théologiens. — b) Mais non inconnaissable. Là où les agnostiques disent : nous ne pouvons absolument rien savoir, les apologistes catholiques répondent : nous savons assurément peu de choses, mais nous savons quelque chose. En nous révélant son existence, la raison nous a appris que Dieu est la Cause première, l'Etre nécessaire, éternel, le Premier Moteur, l'Organisateur du monde en même temps que l'Etre parfait, le Souverain Bien et le Législateur Suprême. Savoir tout cela, c'est avoir déjà une connaissance, qui permet de pousser plus loin notre recherche[59].

Naturellement, la connaissance à laquelle nous parvenons, n'est pas une connaissance adéquate et entière de l'objet. Faut-il s'en étonner ? S'il est vrai que nous ne « savons le tout de rien » combien plus Dieu reste enveloppé d'obscurité ! Alors que la science ne peut nous expliquer les nombreux mystères de la nature, et qu'elle ne sait nous dire, par exemple, ce qu'est l'électricité, la lumière, la gravitation, la germination, etc., pourquoi voudrait-on nous enfermer dans ce dilemme inacceptable : Ou vous connaissez entièrement la nature de Dieu, ou vous n'en savez absolument rien ?


§ 2. — Par quelles voies peut-on connaître la nature de Dieu ?

67. — En partant des êtres créés, nous avons vu que « la raison prouvait l'existence d'une Cause première, d'un Etre nécessaire et d'un premier Moteur. Si nous nous bornons à cette seule preuve indiquée par le Concile du Vatican, nous arrivons à déduire la nature de Dieu par une double méthode : a priori et a posteriori.


A PR1ORI, c'est-à-dire en déduisant ce qui est contenu dans les notions de Cause première, d'Etre nécessaire et de premier Moteur, nous pouvons tirer cette triple conclusion : — a) Dieu est l’Être parfait. En effet, un être imparfait est un être limité et contingent, puisqu'il pourrait changer pour devenir meilleur et acquérir la perfection qui lui fait défaut. Or, s'il pouvait recevoir cette qualité d'un autre, il ne serait plus la Cause première de tout, ni l'Être nécessaire, vu qu'il pourrait être autrement qu'il n'est. La Cause première, l'Être nécessaire est donc en même temps l'Être parfait. — b) Dieu est infini. La notion d'infini découle de celle d'Être parfait. Dire que Dieu n'est pas infini, c'est dire qu'il n'a pas la plénitude absolue de l'être, et, par conséquent, qu'il n'est pas parfait, qu'on pourrait concevoir un être plus grand, à savoir, celui qui aurait cette plénitude de l'être. — c) Dieu est unique. L'unicité de Dieu se déduit de la notion d'infini. La raison ne peut admettre l'existence de deux êtres infinis. Car, ou bien ils sont indépendants l'un de l'autre, ou l'un dépend de l'autre. Dans le premier cas, la puissance de l'un étant limitée par la puissance de l'autre, aucun n'est infini. Dans le second cas, celui qui dépend de l'autre ne saurait être infini. Le dualisme, qui admet l'existence de deux dieux, le polythéisme qui en admet plusieurs, sont donc des erreurs : la raison nous dit qu'il ne peut y avoir qu'un seul Dieu.


A POSTERIORI, c'est-à-dire en prenant pour point de départ les êtres créés, nous déduisons les perfections divines. Si nous examinons l'œuvre de Dieu, et en particulier l'homme, nous y trouvons des qualités mêlées à des imperfections. Or, étant donné que Dieu est l'Etre parfait, comme nous venons de l'établir a priori, il s'ensuit que nous devons retrancher de sa nature toutes les imperfections des êtres créés et lui attribuer toutes leurs qualités[60]. D'où deux procédés : — a) la voie de négation ou d'élimination qui supprime on Dieu tous les défauts des créatures, et — b) la voie d'éminence qui lui attribue, en les élevant à l'infini, toutes les perfections des êtres créés. La méthode a posteriori n'est pas de l'anthropomorphisme[61]. Nous nous servons des qualités des créatures pour nous représenter Dieu, mais nous ne concevons pas la nature de Dieu sur notre modèle, nous ne le faisons pas à notre ressemblance. Nous attribuons à Dieu les qualités des créatures par analogie[62] seulement, et nous pensons bien que l'intelligence divine par exemple n'est pas seulement supérieure à l'intelligence humaine, mais d'un autre ordre.


Art. II — La Nature de Dieu. Les Attributs de Dieu. Notion. Espèces.

'68. — 1° Notion. — L'attribut en général, c'est toute qualité essentielle à un être. Les attributs de Dieu ce sont donc ses perfections, c'est-à-dire ce qui constitue son essence. En réalité, attributs et essence désignent une seule et même chose. Il n'y a pas plusieurs perfections divines, il n'y a que l'essence divine qui est parfaite et indécomposable. La distinction que nous établissons n'est donc qu'une distinction de raison, nécessitée parla faiblesse de notre intelligence.


69. — 2° Espèces — Par le double procédé indiqué plus haut, nous obtenons deux sortes d'attributs : — a) les attributs négatifs ou métaphysiques, par la voie de négation, et — b) les attributs positifs ou moraux par la voie d'éminence.


§ 1. — Les  attributs négatifs ou métaphysiques.

70. — Les attributs négatifs s'obtiennent, avons-nous dit, en retranchant de la nature divine, toutes les imperfections des êtres créés. Or ceux-ci sont contingents, composés de parties, sujets au changement, limités par le temps et l'espace. Les attributs négatifs de Dieu seront donc ; l'aséité, la simplicité, l’immutabilité, l'éternité et l'immensité.


1° Aséité. — Sous ce vocable emprunté à la langue scolastique (aseitas), on désigne la propriété qui appartient à Dieu seul d'exister par soi (ens a se) et non par un autre, d'avoir la plénitude de l'être, contrairement aux créatures qui tiennent leur existence de Dieu et sont des êtres imparfaits et contingents.


2° Simplicité. — Dieu n'est pas composé de parties. S'il était composé de parties, celles-ci seraient finies ou infinies. Si elles étaient finies, Dieu ne serait plus l'infini, car l'addition du fini avec le fini ne donne pas l'infini. Dire, d'autre part, que les parties sont infinies est une chose contradictoire : nous venons de voir plus haut que la notion d'infini implique l'unité. Mais si Dieu est simple c'est qu'il est esprit, vu que le propre de la matière est d'être composée de parties et divisible.


3° Immutabilité. — Dieu est immuable. On ne change que pour acquérir les perfections qu'on n'a pas ou pour perdre celles que l'on a. Dans Ie8 deux hypothèses, Dieu ne serait plus ni l'Etre nécessaire ni l'Etre parfait puisqu'il ne serait pas toujours le même et qu'il passerait d'un état moins parfait à un plus parfait, ou réciproquement.


4° ÉternitéEtre nécessaire, ne pouvant pas ne pas être, Dieu est donc éternel. Toutefois, n'expliquons pas cette perfection en disant que Dieu n'a ni commencement ni fin. Cette manière de parler serait impropre, car elle ne s'applique qu'au temps. Et précisément l'éternité est opposée au temps. Quand nous disons que Dieu est éternel, nous entendons par là, si difficile que la chose soit à concevoir, que Dieu est en dehors du temps, en dehors du commencement et de la fin. Et pourquoi Dieu est-il en dehors du temps? C'est que le temps est divisible, qu'il implique le changement, la succession, le devenir, c'est qu'il est fait d'un passé qui n'est plus, d'un avenir qui n'est pas encore, et d'un présent qui fuit entre le passé et le futur ; en un mot, qu'il est imparfait. Il répugne donc à la perfection et à l'immutabilité de Dieu : d'où il suit qu'il faut concevoir l'éternité divine comme un éternel présent où il n'est question ni de passé ni de futur.


5° Immensité. — Ce que nous venons de dire de l'éternité, s'applique à l'immensité de Dieu. De même que l'éternité est en dehors du temps,. l'immensité est en dehors de l'espace. Dieu est donc partout, non pas à la manière des corps qui sont limités par leur propre étendue, mais comme un esprit qui pénètre tout, même les corps matériels, sans cependant se confondre avec eux (exemple : l'âme humaine). S'il est vrai que Dieu est en tout et partout, il n'est pas moins juste d'ajouter que tout est en lui et par lui, selon la parole de saint Paul aux Athéniens : « C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être. » (Actes, XVIII, 28.)


§ 2. — Les attributs positifs ou moraux de Dieu.

71. — Les attributs positifs s'induisent en prenant comme point de départ les facultés de l'homme et en les élevant à un degré infini. Or les facultés de l'homme sont l'intelligence, la volonté et la sensibilité. Les attributs de Dieu seront donc : l'intelligence, la volonté et l'amour.


1° Intelligence. — L'intelligence de l'homme est bornée dans son mode de connaissance et dans son objet. D'une manière générale, elle n'arrive à connaître que lentement, péniblement et par le raisonnement. De plus, elle est sujette à l'erreur, au doute, à l'oubli, et son savoir est toujours limité.

L'intelligence divine, au contraire, est parfaite : — a) dans son mode de connaissance. Elle voit tout, d'une seule intuition, et sans recourir au raisonnement ; — b) dans son objet. La science divine embrasse tout : Dieu se connaît lui-même et il connaît ses œuvres d'une manière parfaite. Le passé et l'avenir n'existent pas devant lui : ils sont un éternel présent.


72. — Objection. Prescience divine et liberté humaine. — Si Dieu connaît l'avenir, que devient la liberté de l'homme, puisqu'il est entendu que tout ce que Dieu prévoit arrive nécessairement?


Réfutation. — La conciliation de la prescience divine et de la liberté humaine est une difficulté plus apparente que réelle. -— a) II importe, avant tout, de s'entendre sur les mots : — 1. Et d'abord, le mot prescience ou prévision est un terme impropre, appliqué à Dieu. Nous avons vu, en effet, au N° 70, au sujet de l'éternité, qu'il n'y a en Dieu ni passé, ni futur, mais seul, un éternel présent. Par conséquent, Dieu ne prévoit pas, il voit.

— 2. Dire, d'autre part, que ce que Dieu a prévu arrive nécessairement n'est pas une expression plus juste. Sans doute, la science de Dieu est infaillible ; et ce que Dieu voit de toute éternité, arrivera certainement dans le temps. Mais ne nous y trompons pas. La chose arrivera : — 1 ) d'une manière nécessaire, s'il s'agit des êtres privés de raison et qui obéissent aux lois physiques de leur nature ou aux impulsions de leur instinct ;.

— 2) d'une manière libre, s'il s'agit des êtres raisonnables.

b) Mais, à supposer que le terme « prescience» soit juste et puisse être retenu, à propos de la science divine, n'est-il pas évident que le fait de prévoir un événement n'est nullement la cause de cet événement? Je prévois qu'un aveugle, qui marche dans la direction d'un précipice, va tomber dans l'abîme et se tuer. Dira-t-on que ma prévision a été cause de sa chute et de sa mort? Donc la prescience de Dieu, tout éternelle et infaillible qu'elle est, n'est pas la cause de nos actions, elle n'en est que la conséquence.

c) I1 est vrai que notre imagination se représente mal ces choses, mais, quand on ne peut pénétrer tous les secrets d'un mystère, il faut écouter le conseil de Bossuet, qui nous dit de tenir fermement les deux bouts de la chaîne, — science de Dieu et liberté de l'homme, — bien que nous ne voyions pas les anneaux intermédiaires par ou ils se relient.


73. — 2° La volonté de Dieu. — La volonté de l'homme est limitée dans son mode d'opération et dans son objet. Elle n'arrive souvent à ses ' fins qu'au prix de laborieux efforts et elle ne fait pas tout ce qu'elle veut, En Dieu, la volonté est toute-puissante : elle ne connaît ni l'effort ni la limite. Dieu peut tout Ce qu'il veut, mais il ne peut vouloir que ce qui est conforme aux lumières de son intelligence, c'est-à-dire le bien. Quant au mal, s'il s'agit du mal physique, Dieu peut le vouloir, comme moyen d'obtenir un bien supérieur (V. N° 101) ; s'il s'agit du mal moral, il ne peut jamais le vouloir, il ne peut que le tolérer pour laisser à l'homme le libre choix de ses actes, et conséquemment, le mérite ou le démérite.


74. — Objection. — Mais, dira-t-on, Dieu n'est pas libre, s'il ne peut choisir entre le bien et le mal.

Réponse. — Ne confondons pas la liberté divine avec la liberté humaine. L'homme peut hésiter entre le bien et le mal et se déterminer pour le mal. C'est là une imperfection de la liberté humaine, car la vraie liberté consiste dans le choix entre deux biens : telle est la liberté divine. Or, comme Dieu est l'Etre infiniment parfait, le souverain Bien, il se veut et s'aime lui-même nécessairement. La liberté divine ne concerne donc que ses actes extérieurs, ceux qui sont relatifs aux créatures : Dieu a créé le monde librement, il a créé celui qui existe, comme il en aurait pu créer un autre.


75. — 3° L'amour de Dieu. — L'amour c'est le mouvement de la sensibilité vers le bien. Or, l'homme se trompe souvent sur ce qui en doit être l'objet, et alors qu'il ne se trompe pas, le bien qu'il atteint n'est jamais complet, soit qu'il s'y mêle la crainte de le perdre, où la déception de ne pas le trouver aussi grand qu'il l'avait rêvé. Il faut donc supprimer en Dieu ces imperfections et ces souffrances qui accompagnent même la possession du bonheur. Dieu aime les choses en proportion de leur valeur : il s'aime donc infiniment et il aime le bien qu'il trouve dans ses couvres dans la mesure où il reflète ses propres perfections. Et comme l'amour engendre la bonté, Dieu répand ses bienfaits parmi ses créatures « bonum diffusivum sui ». C'est en le considérant sous cet aspect que saint Jean a dit de Dieu qu'il était la charité. « Deus caritas est » ( I Jean, IV, 8).

Parmi les attributs moraux de Dieu, on cite parfois la sainteté, la justice et la miséricorde. Infiniment pariait, Dieu est évidemment saint, juste et miséricordieux dans une mesure infinie ; mais, en réalité, ce sont là des perfections de sa volonté plutôt que des attributs distincts.

Art. III. — La Personnalité de Dieu.

§ 1. — Dieu est une personnalité distincte du monde.

76. — Les attributs que nous venons d'étudier forment ce qu'on appelle la personnalité divine. Or, dire que Dieu est un être personnel c'est affirmer qu'il est une substance individuelle, distincte des créatures. Dieu est : — a) une substance, c'est-à-dire un être qui demeure, et non un mode ou un phénomène qui passe : il n'est pas un perpétuel devenir ; — b) une substance individuelle ; en d'autres termes, Dieu est capable d'agir par lui-même, et ses actes lui sont imputables, comme les effets le sont à leur cause ; — c) une substance distincte des créatures ; sinon, le monde et Dieu ne seraient plus qu'un seul et même être, comme le prétendent les panthéistes, dont nous allons parler dans le paragraphe suivant.

La personnalité de Dieu découle de sa perfection infinie. Si Dieu, en effet, n'était pas un être personnel[63] et distinct du monde, il ne serait pas indépendant. Or s'il n'était pas indépendant, il ne serait plus l'Être parfait.

§2. — Le Panthéisme. Réfutation.

77. — 1° Exposé du Panthéisme. — Pour les panthéistes, Dieu n'est pas une personnalité transcendante et distincte II ne fait qu'un avec le monde : il lui est immanent[64]. Et voici la raison principale qu'ils invoquent pour appuyer leur thèse. Dieu, disent-ils, est l'infini. Or rien ne peut exister en dehors de l'infini. Donc le monde doit en faire partie intégrante : Dieu est tout et tout est Dieu. D'où l'origine de leur nom (du grec « pan » tout, et « theos» Dieu).


78. — FORMES DU PANTHÉISME. — Nous venons de voir le principe général du panthéisme. Tout en gardant ce fonds commun, la doctrine panthéiste a revêtu de nombreuses formes, dont les deux principales sont : le panthéisme naturaliste ou matérialiste, et le panthéisme idéaliste ou évolutionniste. — a) D'après le panthéisme naturaliste, Dieu et le monde sont deux substances incomplètes qui s'unissent comme le corps et l'âme pour former le même individu. Dans ce système, Dieu est l'âme du monde, une force inhérente à la nature, le principe de la vie. Cette doctrine se confond d'ailleurs avec le matérialisme dont nous avons parlé dans le chapitre précédent (N° 40), elle ne s'en distingue guère que par le nom de Dieu qu'elle retient, c'est, si l'on veut, un athéisme déguisé, ou, selon le mot du P. Gratry « c'est l'athéisme, plus un mensonge». — b) Le panthéisme idéaliste de Spinoza (1632-1677) et de Hegel (1754-1831) est devenu très à la mode par les idées de progrès et d'évolution qui ont été introduites dans le système. Il a été popularisé en France par Renan, Taine et Vacherot. Dans le panthéisme évolutionniste, Dieu s'appelle la « catégorie de l'idéal ». Ce qui revient à dire qu'il n'a de réel que le nom ; c'est un idéal qui évolue, qui se réalise un peu chaque jour, qui est en marche vers un progrès indéfini ; on ne peut donc pas dire que Dieu est, mais il se fait, il se crée de jour en jour. Le monde est ainsi l'évolution nécessaire de la substance divine.


79. — 2° Réfutation. — La doctrine panthéiste qui confond Dieu avec le monde est contredite par les principes de la raison (argument métaphysique), par le témoignage de la conscience (argument psychologique), et elle est inadmissible à cause des conséquences désastreuses qui en résultent pour la morale et la société {argument moral).

a) ARGUMENT MÉTAPHYSIQUE. — Le panthéisme va contre le principe de contradiction qui dit qu'il est impossible qu'une même chose soit et ne soit pas, en même temps, et sous le même rapport : la même ligne ne peut pas être à la fois droite et oblique. Or le panthéisme, en faisant de Dieu et du monde la même substance, suppose que le nécessaire et le contingent, l'infini et le fini, l'esprit et la matière, le moi et le non-moi, le vrai et le faux, le blanc et le noir ne sont qu'une seule et même chose. Il proclame donc l'identité des contraires : ce qui est absurde.


b) ARGUMENT PSYCHOLOGIQUE. — Le panthéisme contredit le témoignage de la conscience. Nous avons tous le sentiment d'être des êtres individuels, des personnes distinctes les unes des autres, et non des manières d'être, des modes de la même substance : le moi ne se confond pas avec le non-moi Au surplus, nous n'avons pas l'impression d'être des parcelles de la divinité : nos imperfections, nos misères et nos maladies nous rappellent trop bien à la réalité des choses.


c) ARGUMENT MORAL. — Le panthéisme a des conséquences désastreuses pour la morale et la société. Si nous sommes des parcelles

do la substance divine, de l'Etre nécessaire et parfait, il n'y a plus place ni pour la liberté, ni pour la responsabilité ; la morale s'écroule et la société est impuissante à la fonder. En effet, si tout est Dieu, tout est bien ; tout ce qui arrive est l'évolution de la substance divine. Dès lors il n'y a plus ni vertu ni vice, ni droit ni violence, ni mérite ni démérite : tout se vaut, tout est respectable et sacré, comme le reconnaissait Vacherot lui-même : « Diviniser tout, disait-il, c'est tout justifier, tout consacrer. Quelle affreuse nécessité ! Quelle amère dérision[65] ! »


80. — Objection- — Le monde, disent les panthéistes, doit faire partie intégrante de l'infini, sinon l'infini aurait des limites, ce qui est contradictoire.

Réponse. — a) Notons d'abord que le panthéisme ne supprime, en aucune façon, la difficulté, car si les êtres particuliers et finis font partie de la divinité, s'ils sont des modes de la substance divine, Dieu n'est plus l'Etre infini, vu que les êtres finis sont imparfaits et contingents et dès lors ne peuvent, aussi nombreux qu'ils soient, former l'infini. — b) Mais, par ailleurs, l'objection panthéiste repose sur une conception fausse de l'infini. Il ne faut pas confondre infini avec totalité. L'infini n'est pas une collection infinie d'êtres, c'est la plénitude de l'être, ce n'est pas une somme, un total, mais une perfection infinie, une substance transcendante. Peu importent les perfections qui se trouvent dans les êtres, elles ne diminuent en rien la perfection de l'Etre infini, de même que la science d'un maître n'est ni augmentée ni amoindrie, au fur et à mesure que ses élèves y participent : après, comme avant, il n'y a pas plus de science, mais seulement plus de savants.

La création, par conséquent, que les panthéistes considèrent comme impossible parce qu'elle aurait limité l'infini, n'a rien ajouté à la perfection de Dieu. Il y a eu, en plus, des êtres seconds, limités, imparfaits, bref, des êtres finis ; l'Etre infini est resté le même. La coexistence de l'infini et du fini n'est donc pas contradictoire, parce que les deux ne sont pas du même ordre.


BIBLIOGRAPHIE. — Les mêmes auteurs qu'au chapitre précédent.


Chapitre III. — Action de Dieu.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.


81 — Après avoir établi l'existence et la nature de Dieu, nous devons rechercher quelle est son action, ou, si l'on préfère, quels sont ses rapports avec le monde. Dieu est la Cause première de tout, nous l'avons vu en démontrant son existence. Nous devons poursuivre plus loin et faire sur ce sujet une double enquête. Nous nous demanderons : 1° Comment Dieu, qui est le seul Etre nécessaire, a produit le monde, s'il l'a créé, ou s'il l'a tiré de sa substance, et 2° comment il le gouverne. D'où deux articles.


Art. I. — De la Création.

Cet article se subdivisera en trois paragraphes : 1° Origine du monde. 2° Origine de la vie. 3° Origine des espèces.


§1. Origine du monde.

82. — 1° Erreurs sur ce point- — On ne peut expliquer l'origine du monde que de trois manières : — a) Ou bien l'on peut dire que la matière est éternelle, nécessaire, indépendante comme Dieu qui n'en serait alors que l'organisateur : c'est la réponse du dualisme. b) Ou bien le monde est une émanation de la substance divine, Dieu l'aurait tiré de sa propre substance : c'est la réponse du panthéisme. Une forme de panthéisme, plus à la mode de nos jours, le panthéisme évolutionniste (N° 78), dit plutôt que Dieu, c'est le monde qui évolue. — c) Ou bien le monde a été produit de rien par la toute-puissance de Dieu, il a été créé : c'est la réponse des théistes.

Seule, la dernière réponse est acceptable. Les deux premières constituent des erreurs. — a) Le dualisme, qui fait de la matière un être nécessaire et indépendant, suppose par le fait qu'il y a deux dieux. Or nous avons vu (N° 70) que, Dieu étant l'être infini, il ne saurait exister, à côté de lui, un autre être indépendant, puisque ce dernier limiterait sa puis­sance[66] (1). — b) Le panthéisme a été également réfuté dans la leçon précédente (N° 79). La théorie de l'émanation est, du reste, une hypothèse contradictoire. Comment expliquer qu'une substance, qui tirerait son origine de l'infini, n'aurait plus les attributs de la substance d'où elle émane? Comment la substance nécessaire et infinie deviendrait-elle contingente et finie? II faudrait donc supposer qu'une partie de la substance divine perdrait ses propriétés en se détachant de la substance commune : ce qui est contradictoire dans un être immuable et simple.


83. — 2° La Création. — A. DÉFINITION. — créer c'est tirer du néant. La création du. monde, c'est donc Dieu qui tire le monde du néant, et non de sa substance, ni d'aucune matière préexistante.


B. POSSIBILITÉ. — Mais la création est-elle possible? On objecte que du néant il ne sort rien. « Ex nihilo nihil fit». Et cela est juste si l'on entend par là que le néant ne peut être une cause, que, n'existant pas, il ne peut rien produire ; cola est encore vrai si l'on suppose un néant absolu et que Dieu n'existe pas ; mais cola est faux si l'on prétend que là où il n'y avait rien, il n'est pas possible que quelque chose soit[67]. Il n'y a dans ce fait ni contradiction ni impossibilité. D'ailleurs le concept de création peut trouver des analogies parmi les causes secondes. Si aucune substance créée n'a le pouvoir de créer d'autres substances, elle peut cependant donner naissance à des accidents nouveaux ou produire de nouvelles substances. C'est ainsi que notre esprit produit nos pensées ; notre volonté, nos volitions. Par la synthèse et l'analyse le chimiste produit de nouvelles substances (ex : l'eau avec l'oxygène et l'hydrogène). Il ne faut donc pas refuser à Dieu, dont la puissance est infinie, ce que l'homme peut faire dans une certaine mesure.


C. NÉCESSITÉ. — La création est non seulement possible, mais elle est nécessaire. Nous avons vu en effet que les systèmes, dualiste et panthéiste, étaient inadmissibles. La création est donc la seule explication valable de l'origine du monde[68].

Mais si le fait de la création peut être affirmé avec certitude, le problème se complique quand il s'agit d'en déterminer le mode. Comment le monde a-t-il été formé ? Nous renvoyons, pour les réponses que la Foi et la Science font à cette question, à notre Doctrine catholique (Nos 55-57).

§ 2. — Origine de la vie.

84. — Les êtres vivants n'ont pas toujours existé sur la terre: tous les savants sont unanimes à le reconnaître. L’hypothèse de Laplace qui explique la formation du monde, suppose que la terre a passé par une période d'incandescence incompatible avec la vie. Mais si la vie n'a pas toujours existé, comment a-t-elle commencé ? I1 n'y a sur ce point que deux hypothèses possibles : il y a eu création ou génération spontanée[69].


85. — 1° Création. — Selon cette hypothèse, les premiers êtres vivants ont été créés par Dieu. Toutefois, cette création a pu se faire de deux façons. — a) Ou bien Dieu, par un acte de sa toute-puissance, a fait apparaître les premiers êtres vivants lorsque les conditions nécessaires à la vie furent réalisées sur la terre : il y aurait eu, dans ce cas, création directe. b) Ou bien Dieu a déposé, à l'origine, au sein de la matière, soit des germes, soit des forces capables de produire les premiers organismes, au moment propice à leur éclosion : dans ce second cas, il y aurait eu création indirecte. La supposition de germes, créés par Dieu en même temps que la matière, est du reste peu vraisemblable, car il serait difficile d'expliquer, dans cette hypothèse, comment ces germes auraient pu résister aux températures extrêmement élevées que la terre a connues dans sa période d'incandescence


86. — 2° Génération spontanée. — On appelle génération spontanée ou hétérogénie (du grec, heteros, autre et genos, race) la naissance d'un être vivant, sans germes préexistants, et par le simple jeu des activités physico-chimiques de la matière. Autrement dit, le premier être vivant serait sorti de la matière ; le minéral aurait produit le végétal, le corps brut aurait donné naissance à un être doué de vie. Que, penser de cette hypothèse? Que vaut-elle au point de vue scientifique? Et quelle importance aurait-elle au point de vue philosophique, si elle était vérifiée ?


A. — AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE, l'hypothèse de la génération spontanée est loin d'être nouvelle. Elle remonte, au contraire, à la plus haute antiquité. Aristote croyait que le monde était plein d'âmes et de vies, qu'il portait en lui les semences des êtres. On connaît le passage des Géorgiques (liv. IV) où Virgile décrit la naissance d'un essaim d'abeilles qui sort des flancs d'un taureau mort. D'après Lucrèce (De rerum natura, liv. V, v. 794-795), « l'on voit sortir de terre des animaux qui sont produits par la pluie et par les chaudes vapeurs du soleil ». Ovide (Métamorphoses, I, 416-438) fait sortir les animaux du dépôt limoneux laissé par le déluge. Van Helmont, au XVIe siècle, enseignait encore le moyen de produire spontanément des souris ; d'autres auteurs donnaient des recettes pour les grenouilles et les anguilles. L'hypothèse de l'hétérogénie resta en vogue jusqu'au XVIIIe siècle, mais il convient d'ajouter de suite qu'elle n'était pas exploitée, du moins d'une manière générale, dans un sens athée ; et la preuve en est que des Pères de l'Église comme saint Augustin, et plus tard, des scolastiques comme Albert le Grand et saint Thomas, pensaient que tous les êtres vivants avaient été créés, en puissance et dans leurs germes, au premier instant de la Création, et que la matière avait reçu de Dieu le pouvoir de s'organiser sous l'action de forces terrestres ou d'influences astrales. Entendue dans ce sens, la génération spontanée était donc une création indirecte.

C'est seulement vers le milieu du XIXe siècle, que l'hypothèse de la génération spontanée prit un autre aspect. Elle fut considérée désormais par l'école matérialiste ou moniste (Vogt, Buchner, Haeckel) comme le seul moyen de se passer de Dieu. Si l'on pose, en effet, comme principe, que la matière est éternelle, qu'elle est douée de force et capable de produire la vie, et que les premiers être vivants purent se développer et s'organiser peu à peu en espèces, si, selon la formule d'Haeckel, « depuis la chute d'une pierre jusqu'à la pensée de l'homme tout se réduit dans l'univers à du mouvement dans les atomes », il sera permis de dire, avec Karl Vogt, que « Dieu est une borne qui recule à mesure que la science avance ».

Le premier problème que les adversaires de Dieu avaient donc à résoudre, c'était de prouver que la vie peut sortir de la matière. A maintes reprises, les hétérogénistes crurent qu'ils tenaient la solution. Mais les expériences de Pasteur ( 1859-1865) renversèrent leurs espérances. Un savant de marque, Pouchet, avait prétendu qu'il n'y a pas de germes dans l'air et qu'il avait obtenu la génération spontanée d'infusoires dans une matière putrescible. Pasteur démontra au contraire par une triple expérience : — 1. que l'air contient en suspens des corpuscules organisés semblables à des germes ; — 2. que, si l'on prend soin d'éliminer ces germes, on n'obtient jamais de production d'infusoires ; — 3. qu'on peut obtenir ou supprimer les productions d'infusoires selon qu'on introduit ou qu'on supprime les germes obtenus par la première méthode.


Devant les conclusions de Pasteur, les partisans de la génération spontanée ne s'avouèrent pas cependant vaincus. Changeant de tactique, ils objectèrent que les êtres unicellulaires, que nous révèle le microscope, ne représentent pas la première ébauche de la vie, qu'ils sont déjà l'aboutissement d'une longue période d'évolution et de perfectionnement, que la vie est apparue à l'origine sous la forme d'organismes beaucoup plus rudimentaires que les microbes, et que les premiers êtres vivants étaient intermédiaires entre ces derniers et les molécules chimiques. En 1868, on crut avoir découvert la fameuse monère[70] primitive. On, avait retiré du fond de la mer une matière gélatineuse semblable à un informe proto­plasme[71]. Haeckel pensa que l'on se trouvait en présence d'un type élémentaire d'être vivant sorti de la matière inerte. Huxley le baptisa alors du nom de Bathybius (c'est-à-dire qui vit dans les profondeurs). Cependant le bonheur du camp matérialiste fut éphémère, car la critique scientifique ne tarda pas à montrer que le Bathybius n'était pas un vrai protoplasme doué de vie, mais « un amas de mucosités que les éponges et certains zoophytes laissent échapper quand leurs tissus sont froissés par le contact des engins de pêche» (Milne-Edwards). Au surplus, en admettant que le Bathybius eût été une monère douée de toutes les propriétés vitales, il aurait encore fallu prouver qu'il était le résultat de la génération spontanée.

Mais, se dirent alors les matérialistes, si la nature nous refuse des exemples, de génération spontanée, pourquoi n'essaierions-nous pas de produire chimiquement des organismes élémentaires tels que la monère? La science a établi que la matière de l'être vivant ne lui est pas spéciale, que tout être vivant se compose en grande partie d'hydrogène, d'oxygène, d'azote, de carbone et, en petite proportion, de phosphore, de fer, de soufre, etc. Par ailleurs, Berthelot est arrivé â reconstruire artificiellement les sucres, les éthers, les alcools, reliant ainsi la chimie organique à la chimie minérale. Mais si la matière vivante est réductible à la matière inorganique, pourquoi ne pourrait-on pas, par de simples procédés de laboratoire, créer des matières que l'on considérait autrefois comme l'œuvre de la force vitale ? Les forces physico-chimiques ne sont-elles pas suffisantes à rendre compte de la vie végétative t Des tentatives furent faites dans ce sens. Il y eut surtout, dans ces derniers temps, deux expériences qui firent grand bruit et qui aboutirent d'ailleurs à un piteux échec. Nous les rappellerons brièvement.


a) Les radiobes de Burke. — En 1905, un jeune physicien anglais, J. Burke, crut qu'il avait réussi à produire, par le radium, des organismes tout à fait primitifs qu'il appela radiobes, c'est-à-dire vivants par la toute-puissante vertu du radium. Voici comment il fit ses expériences. Il prit trois ballons dans lesquels il introduisit un bouillon de culture, c'est-à-dire un mélange de substances organiques destinées à servir au développement des microbes. Après avoir soigneusement stérilisé ce bouillon de culture, il introduisit du bromure de radium dans le premier ballon, du chlorure de radium dans le second et rien dans le troisième qui devait être le ballon témoin. Après quelques jours, Burke constata que les deux premiers ballons dans lesquels il avait mis un composé de radium, présentaient à la surface de leur bouillon un recouvrement qui avait toutes les apparences d'une culture de microbes, tandis que rien n'apparaissait dans le ballon témoin. Ces fruits du radium, ou radiobes, étaient, aux yeux de Burke, les microorganismes, tels qu'ils durent apparaître à l'origine. Mais, quelque temps après, Burke fut obligé de reconnaître qu'il s'était trompé, qu'il avait pris pour des vivants des apparences de vivants et que ses radiobes n'étaient que des bulles gazeuses formées par la décomposition de l'eau de la gélatine sous l'influence du radium.


b) Vers la fin de 1906, un professeur à l'École de médecine de Nantes, M. Stéphane Leduc, communiqua à l'Académie des Sciences la découverte qu'il venait de faire de « cellules artificielles réalisant la plupart des fonctions de la vie ». L'expérience consistait à semer des granules de sulfate de cuivre sur une gélatine formée de ferro-cyanure de potassium, de sucre, de sel et d'eau. Bientôt les granules se gonflaient comme des graines et se développaient comme des plantes. M. Leduc concluait qu'il avait ainsi réalisé la vie sans germes. Conclusion encore prématurée, car on lui démontra bientôt que ce qui s'était produit sous ses yeux, ce n'était nullement la génération spontanée d'un être vivant, et qu'on se trouvait en présence d'un cas du phénomène connu en physique sous le nom d'osmose. Quand deux liquides sont séparés par une membrane ou une cloison poreuse, l'un d'eux peut se transporter vers l'autre et l'augmenter indéfiniment, ce qui donne à ce dernier l'apparence de grossir et de croître comme la pousse d'une végétation. M. Leduc n'avait donc produit qu'une contrefaçon de la vie, « un calembour de la vie » comme l'appelèrent d'Arsonval et Bonnier, membres de l'Institut.

La science expérimentale en est toujours là. Les expériences de Pasteur restent intactes : l'être vivant vient d'un autre être vivant. Si les laboratoires ont été impuissants à créer la vie, c'est qu'entre la matière inorganique et la matière vivante, il y a apparemment une barrière infranchissable. Le principe vital dépasse les forces de la matière ; en d'autres termes, la vie ne peut être le produit de la matière. Jusqu'à preuve du contraire, nous avons donc le droit dé conclure que la vie a dû être créée en dehors des forces de la nature.


B. AU POINT DE VUE PHILOSOPHIQUE, que devons-nous penser de la génération spontanée ? Dans l'état actuel de la science, toutes les expériences ont démontré qu'elle n'existe pas. Avons-nous le droit d'en conclure qu'elle n'a jamais existé et qu'elle n'est pas possible ,? Ces deux conclusions seraient téméraires. Car, si nous prétendons qu'eue n'a jamais existé parce qu'autrement elle existerait encore, vu que les lois de la nature sont immuables et que la matière n'a pas dû perdre sa puissance, on pourra nous répondre que les conditions voulues font défaut pour le moment et qu'il n'en a pas été ainsi par le passé. Et si nous estimons qu'elle n'est pas possible parce que nos adversaires sont incapables d'en faire la preuve, on pourra nous répondre que la création est également impossible, puisque nous ne sommes pas non plus en état d'en apporter des exemples[72].

Les apologistes catholiques n'ont donc pas à prendre parti dans le débat. Ils affirment seulement que, si la vie a commencé par génération spontanée, c'est que Dieu avait doué la matière de forces capables de produire la vie. Directement ou indirectement, il faut toujours recourir à la création. Ainsi nous pouvons conclure, avec le matérialiste Viechow, que la création spontanée « ce ne sont pas les théologiens qui la repoussent, ce sont les savants ».


§ 3. — Origine des espèces. Fixisme ou Évolutionnisme.

87. — Quelle que soit l'origine de la vie, elle nous apparaît actuellement sous beaucoup de formes qui vont des plus simples aux plus compliquées. Si nous considérons les deux grands règnes, végétal et animal, dans lesquels on classe tous les êtres vivants, nous constatons que, depuis l'algue unicellulaire jusqu'au chêne, et depuis l'infusoire jusqu'au mammifère, il y a de multiples variétés, de nombreuses espèces, dont les ressemblances et les divergences sont en proportion de la distance qui les sépare. D'où viennent ces espèces? Ont-elles été créées par Dieu, par autant d'actes créateurs qu'il y a d'espèces ? Ont-elles, au contraire, une origine commune et sortent-elles d'un même tronc, d'un même protoplasme qui aurait évolué peu à peu? Telles sont les deux hypothèses que comporte l'origine des espèces. Elles s'appellent : 1° le fixisme, et 2° l’évolutionnisme.


88. — 1° Fixisme. — Dans l'hypothèse fixiste, les espèces ont été créées par Dieu, telles que nous les voyons. Ou tout au moins, elles proviennent de germes créés directement par Dieu, en aussi grand nombre qu'il y a d'espèces différentes, et qui auraient éclos lorsqu'ils auraient été dans les conditions voulues. Quelle que soit, du reste, la manière dont elles ont été créées, les espèces ont pour caractéristique d'être fixes, de ne pouvoir subir aucune modification essentielle, et partant, d'être inaptes à produire de nouvelles espèces par voie d'évolution. Cette hypothèse que, pour cette raison, on appelle fixisme, a eu pour partisans la plupart des anciens apologistes, et des naturalistes de première valeur : Cuvier, de QUATREFAGES, FLOUKENS, AGASSIZ, FAIVRE, HÉBERT, BLANOCHIARD, DE NADAILLAC, etc. Nous verrons plus loin les arguments qu'elle oppose à l'évolutionnisme.


89. — 2° Évolutionnisme. — Considéré à un point de vue général, l'évolutionnisme est un vaste système qui explique l'origine des choses par l’évolution. Suivant cette théorie, tout ici-bas évolue : matière, vie, pensée. L'évolution de la matière a fait passer celle-ci de l'état de masse confuse, chaotique, à l'état de monde organisé et habitable (théorie de Lapidée). L'évolution de la vie a donné naissance aux espèces, et l'évolution de la pensée explique tous les progrès que les hommes ont faits dans le domaine des lettres, des sciences et des arts[73].


90. — Transformisme. Appliqué aux espèces, l'évolutionnisme porte le nom de transformisme: Comme le mot l'indique, le transformisme enseigne que les espèces sont issues les unes des autres par une série de transformations successives, qu'elles ont une descendance commune et sont ainsi comme les rameaux d'un grand arbre. Mai» comment ces transformations se sont-elles opérées? Le problème est résolu différemment par les deux systèmes qui s'appellent le lamarckisme et le darwinisme.[74].


91. — A. LE LAMARCKISME. — D'après Lamarck (1744-1829) qui peut être regardé comme le père du transformisme, trois facteurs expliquent le passage d'une espèce à l'autre : le milieu, l'hérédité et le temps. Le milieu, et il faut entendre par là le climat, la lumière, la température, la nourriture, etc., est le facteur principal. Le milieu force l'organisme à s'adapter aux conditions qui lui sont faites, il crée donc de nouveaux besoins, et les besoins créent les organes, lesquels se transmettent par l'hérédité. Toutefois, les transformations ne se faisant que lentement et progressivement, le temps est un facteur indispensable.


92. — B. LE DARWINISME. — D'après Darwin (1809-1882), un autre facteur plus important explique le fait des transformations. Ce facteur c'est la sélection naturelle. Puisque l'homme peut bien améliorer les espèces, végétales ou animales, par la sélection artificielle, pourquoi la nature, se dit Darwin, ne serait-elle pas capable d'en faire autant? Partant de cette idée, le naturaliste anglais avait à rechercher la raison d'être de la sélection naturelle. Il crut la trouver dans le fait de la concurrence vitale. La nature produisant dans les mêmes milieux plus d'individus qu'elle n'en peut nourrir, il s'établit entre eux une lutte pour la vie (struggle for life), dans laquelle les plus faibles succombent. Seuls les plus forts survivent et transmettent leurs qualités à leurs descendants.[75] Ainsi, Darwin ajoute à l'influence du milieu et à l'hérédité la sélection naturelle[76], c'est-à-dire la survivance du plus fort dans la lutte pour la vie.


93. — Arguments des transformistes. — Que les espèces ne sont pas fixes et n'ont pas été créées telles qu'elles sont, qu'elles ont une descendance commune, qu'elles proviennent, sinon du même ancêtre, tout au moins d'un nombre d'ascendants très restreint, les évolutionnistes prétendent pouvoir en faire la preuve scientifique par la double étude du passé et du présent.


A. L'HISTOIRE DU PASSÉ est, à vrai dire, l'argument le plus décisif en faveur de leur thèse, vu que l'un des facteurs essentiels de l'évolution des espèces, c'est le temps. D'après les transformistes, les paléontologistes, en étudiant les fossiles[77] retrouvés dans les couches de la terre, ont constaté : 1) qu'il y a une grande différence entre les espèces actuelles et les espèces anciennes, que ces dernières ont subi, dans le cours des temps, de nombreuses modifications, attestant par là qu'elles ne sont pas fixes et n'ont pas été créées telles qu'elles sont actuellement ; 2) que les espèces ont apparu les unes après les autres, que leur nombre augmente au fur et à mesure qu'on remonte les terrains. Cette apparition successive des espèces, leur nombre toujours croissant, indiquent bien qu'elles descendent les unes des autres ; autrement il faudrait supposer que Dieu retouche sans cesse son œuvre, changeant les espèces anciennes, leur ajoutant des traits insignifiants pour en faire des espèces nouvelles.


B. POUR LE PRÉSENT, les évolutionnistes font appel surtout aux données de deux sciences : l’anatomie et la biologie. — a) En anatomie, disent-ils, nous voyons qu'il y a similitude entre les organes et les os des différentes espèces : ainsi, la patte d'un lion, celle d'une tortue, la nageoire d'une baleine, l'aile d'une chauve-souris et le bras d'un homme comportent les mêmes os semblablement disposés et ne différant que par leurs dimensions relatives ; or, une telle similitude n'est-elle pas la preuve évidente d'une descendance commune? — b) De son côté, la biologie peut, de nos jours encore, nous montrer des êtres en voie d'évolution, de vraies créations d'espèces par la culture

Les évolutionnistes allèguent encore que deux faits sont inexplicables dans l'hypothèse fixiste : — 1. la présence, chez un grand nombre d'animaux, d'organes rudimentaires si peu développés qu'ils sont impropres à tout usage : tels sont, par exemple, les dents fœtales de la baleine, les ailes de l'autruche qui ne lui servent pas à voler, les lobes des poumons chez les serpents, etc. Dans la théorie fixiste, il faut dire que Dieu a fait œuvre inutile en créant des tronçons d'organes. Les évolutionnistes y. voient, au contraire, une preuve de la descendance commune : ces organes atrophiés par suite du manque d'usage, rappellent l'ancêtre commun et sont comme sa signature ; — 2. L'histoire du développement individuel que nous révèle l'embryologie. D'après Haeckel et l'école transformiste, ['ontogenèse (développement de l'individu) serait la reproduction à grands traits de la phylogénèse (développement de l'espèce) ; en d'autres termes, chaque individu répéterait brièvement, au cours de sa formation, les phases par lesquelles a dû passer son espèce. Les transformistes objectent aux fixistes que le passage d'un être par des formes inférieures à son espèce, est incompréhensible dans leur hypothèse, tandis que pouf eux, la chose paraît toute simple, l'évolution individuelle étant comme la reproduction abrégée de l'évolution de l'espèce


94. Arguments des fixistes. —Les fixistes pensent, au contraire, que la théorie des évolutionnistes n'a aucune base scientifique, ni dans le passé, ni dans le présent, et que les transformations invoquées par eux n'ont jamais été assez grandes pour former des espèces nouvelles, qu'elles n'ont abouti qu'à constituer des races parmi les espèces.

A. L'Histoire DU PASSÉ, loin d'appuyer la thèse transformiste, l'infirme. Non seulement les paléontologistes ont été, jusqu'ici, incapables de retrouver les formes de transition, et pour la bonne raison que ces formes n'existent pas, mais ils ont dû reconnaître que souvent, dans les terrains géologiques, de nouvelles espèces apparaissent brusquement et sans formes transitoires. Le savant Déperet a montré en systématique (science qui traite de la classification des êtres) que les séries des mammifères fossiles se présentaient comme des rameaux parallèles, absolument séparés les uns des autres, sans lien qui puisse les rattacher à leur base, ce qui ne permet pas de leur attribuer un ancêtre commun. D'autre part, les paléontologistes n'ont pas tardé à s'apercevoir que l'évolution réelle qu'ils ont pu établir d'après les pièces qu'ils avaient recueillies, ne s'était pas effectuée suivant la théorie transformiste, c'est-à-dire du simple au compliqué. La fameuse sélection naturelle, invoquée par Darwin, est contredite par les faits : plus d'une fois, les animaux les plus faibles ont survécu, tandis que les plus forts ont disparu (ex. : les reptiles géants des couches secondaires).


B. POUR LE PRÉSENT, ni l’anatomie, ni la biologie, n'apportent d'arguments sérieux en faveur du transformisme. — a) En anatomie, la conclusion tirée de la ressemblance entre les organes des différentes espèces, dérive d'une vue superficielle des choses. D'après l'éminent professeur d'histologie de Montpellier, M. Vialleton, qui en a fait la démonstration dans un récent ouvrage très remarqué (Membres et ceintures des vertébrés tétrapodes, critique morphologique du transformisme), si l'on examine attentivement chaque os, on voit qu'il revêt dans chaque cas une structure particulière, qu'il a sa nature propre, adaptée à ses conditions d'existence et qu'en fait, les organismes, une fois formés, sont comme des systèmes clos ne comportant pas de modification profonde, ce qui est une preuve manifeste que les passages d'une espèce à l’autre sont impossibles. — b) En biologie, les fixistes croient trouver leur meilleur argument dans le fait de l'infécondité qui existe entre les espèces; même les plus voisines. Est-il compréhensible que les espèces qui, d'après les transformistes, doivent être douées de la plus grande plasticité ou aptitude à évoluer, soient ainsi frappées de stérilité quand on les rapproche, ou n'aient qu'une fécondité extrêmement limitée? L'on est donc en droit de conclure, disent les fixistes, que les espèces sont permanentes, qu'elles constituent des essences différentes qui répugnent à se mélanger entre elles, puisque les efforts qu'on tente pour les transformer ne sont pas couronnés de succès. La permanence des formes organiques à travers de longues périodes est d'ailleurs attestée par l'histoire. C'est ainsi qu'on peut constater que des espèces décrites par Aristote n'ont pas varié depuis plus de vingt siècles et .qu'un grand nombre d'espèces actuelles sont absolument semblables à celles qu'on retrouve dans les terrains tertiaires[78].

1. Les organes rudimentaires ne prouvent pas plus en faveur de la thèse transformiste que contre. « L'apparence morphologique, dit le professeur Rabaud (Rev. générale des Sciences, 1923) ne suffit pas pour nous permettre de dire si des parties que nous tenons pour rudimentaires, n'ont d'autre raison d'être qu'un état ancestral ». — 2. L'argument tiré du développement individuel n'a pas plus de valeur. « En réalité, écrit le professeur Brachet de Bruxelles (Rev. gén. des Sc. 1915), pourtant transformiste convaincu, l'ontogenèse n'est jamais une récapitulation de la phylogenèse. » Et ailleurs : «On a fait de l'embryologie historique un très mauvais usage... Il est bien démontré qu'elle est incapable d'atteindre le but que ses fondateurs lui avaient assigné ».


95. Conclusion. — 1. A notre époque, dans tous les pays, en France, en Belgique, en Italie, en Allemagne, aux Etats-Unis, etc., on s'accorde à proclamer que le transformisme passe par une crise grave et que sa prétention de vouloir expliquer la formation des espèces par l'évolution lente et graduelle d'un seul ou d'un nombre très restreint de types, ne repose sur aucun fondement solide.

2. Remarquons, par ailleurs, que seuls sont condamnés par l'Eglise les évolutionnistes matérialistes, c'est-à-dire ceux qui se servent de l'évolution comme d'une machine de guerre contre la religion, ceux qui, pour supprimer Dieu, se font fort de tout expliquer par cette triple formule : éternité de la matière (V. N° 40), génération spontanée sans intervention surnaturelle (N° 86), formation des espèces par les lois de l'évolution.

Il n'en est pas de même des évolutionnistes spiritualistes. Ces derniers observent, en effet, à juste titre, que le fixisme n'est nullement un dogme de la religion catholique, et qu'on peut être à la fois évolutionniste et créationniste. Pourvu qu'on suppose Dieu à l'origine du monde, à l'origine de la vie et à l'origine de l'âme humaine, la formation des espèces par suite d'un développement dont le Créateur aurait posé lés lois, n'est pas moins glorieuse pour Dieu. Elle l'est même plus, puisque l'évolution est une merveille d'ordre et d'harmonie, tandis que l'hypothèse de créations successives semble rabaisser le Créateur, en le montrant sous les traits d'un artiste maladroit, qui retouche son œuvre à mesure qu'il en aperçoit les défauts[79]. Au surplus, nous avons vu que l'évolutionnisme en général (N° 89), que le transformisme en particulier et même la génération spontanée (N° 86) avaient déjà des partisans parmi les Pères de l'Église et les théologiens scolastiques.


Art. II. — De la Providence.

§ 1.  —  La Providence. Notion. Existence. Mode.

96. — 1° Notion. — La Providence (lat. providere, prévoir et pourvoir) c'est l'action par laquelle Dieu conserve et gouverne le monde qu'il a créé, dirigeant tous les êtres à la fin qu'il s'est proposée dans sa sagesse.


97.— 2° Existence.—A. Adversaires.—La Providence a été niée: — a) par Aristote qui n'admet pas que l'Etre parfait puisse sans déchoir s'occuper des êtres imparfaits ; — b) par les fatalistes (latin, fatum, destin), qui regardent le monde comme soumis à un Destin inexorable qui aurait réglé irrévocablement la suite des événements sans laisser de place à la liberté (voir N° 114) ; — c) par les déistes et les rationalistes[80] qui soutiennent que le monde, une fois créé, se conserve de lui-même par ses propres lois et indépendamment de Dieu ; — d) par les pessimistes, qui prétendent que tout est mal dans le monde.


B. PREUVES. a) A priori. — L'existence de la Providence découle de la nature des êtres créés et des attributs de Dieu ; — 1. de la nature des êtres créés. A quelque moment qu'on les considère, les créatures sont contingentes : n'ayant jamais en soi leur raison d'être, elles restent dépendantes de leur Créateur. Il faut donc que celui qui les a créées, veuille bien les maintenir dans l'existence ; — 2. des attributs de Dieu, et en particulier de sa sagesse qui, après avoir créé le monde, doit le conserver dans l'ordre, de sa puissance qui peut exécuter tous les plans que sa sagesse a conçus, et de sa bonté qui serait on défaut s'il se désintéressait de ses créatures.


b) A posteriori. — L'existence de la Providence nous est révélée par l'ordre qui règne dans le monde. — 1. Ordre physique. L'ordre et l'harmonie que nous constatons partout, nous prouvent que la cause intelligente qui a créé et organisé le monde, continue de le conserver et de le diriger. — 2. Ordre moral. Non seulement Dieu gouverne le monde physique, mais il règle la volonté de l'homme en lui faisant connaître la loi morale par la voix de la conscience. — 3. Ordre social. L'histoire de l'humanité nous atteste l'action providentielle. Malgré les passions et les égoïsmes qui font et défont les empires, les sociétés n'en suivent pas moins une loi de progrès dans tous les domaines : progrès matériel et économique, progrès scientifique, progrès moral. Or ce fait s'expliquerait difficilement s'il n' y avait pas intervention d'une intelligence supérieure qui coordonne les efforts, tire le bien du mal et poursuit la réalisation de son plan.


c) Consentement universel. — Dans tous les temps, les peuples ont cru à la Providence. Les prières et les sacrifices, en usage dans tous les pays en sont une preuve évidente : ces appels à la divinité, ces actes de dépendance et de soumission pour obtenir les faveurs et écarter les maux, n'auraient pas, de sens sans la foi à un être souverain qui peut intervenir dans la marche des événements.


98. — 3° Mode. — La Providence existe ; mais comment gouverne-t-elle le monde ? Quel est l’objet et le mode du gouvernement divin ?


a) SON OBJET. — Celui-ci comprend l'ensemble des êtres et chaque être en particulier. Il y a donc une Providence générale qui veille à l'harmonie de l'univers et une providence spéciale qui s'occupe de chaque être en particulier, depuis le plus grand jusqu'au plus petit. Que l'homme soit parmi les créatures, l'objet d'une sollicitude plus vigilante, parce qu'il est un être moral et appelé à une plus haute destinée, c'est ce qu'il serait aisé de démontrer par l'histoire et ce qui apparaîtra quand nous étudierons la révélation chrétienne. (Voir Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle.) b) SON MODE. — Quant à la manière dont gouverne la Providence, nous pouvons dire que son action s'exerce de double façon : par l'établissement de lois générales et par des interventions particulières. — 1. Par des lois générales : lois physiques selon lesquelles les mêmes causes secondes amènent les mêmes effets avec cette régularité inflexible qui fait l'ordre du monde ; lois morales qui s'adressent aux êtres doués dé liberté pour leur prescrire le bien et leur défendre le mal. — 2. Par des interventions particulières. Si les lois générales sont le mode ordinaire du gouvernement divin, il va de soi que Celui qui a fait les lois, peut y déroger et y déroge quand il le juge bon. Ainsi la grâce, le miracle et la prophétie sont autant d'interventions qui dépassent les forces et l'ordre de la nature. Elles ne sont pas pour cela un bouleversement dans le plan providentiel : qu'il s'agisse des exceptions ou des lois, il n'y a rien qui ne soit prévu de toute éternité. Seulement, les dérogations aux lois sont pour Dieu une manière plus éclatante de nous révéler son action et de nous faire entendre sa parole.

§ 2. — Objections contre la Providence.

99. — On fait contre la Providence trois sortes d'objections. La première est tirée de la nature de Dieu ; la seconde, de la difficulté de concilier le gouvernement divin avec la liberté de l'homme ; la troisième, de l'existence du mal dans le monde.


1re Objection tirée delà nature divine. — D'après Aristote, Dieu ne peut s'occuper des créatures, parce qu'elles sont imparfaites. Le gouvernement du monde détournerait Dieu de la contemplation de son être et de ses infinies perfections. Il ne serait plus alors souverainement heureux : ce qui est inadmissible.


Réponse. -— Dieu n'a pas à se détourner de la contemplation de son être pour voir tous les êtres créés : c'est à travers son essence qu'il connaît toutes choses. Du reste, le fait de connaître une chose imparfaite et d'en prendre soin, ne constitue nullement une imperfection


100. — 2me Objection. La Providence et la liberté humaine- — Si Dieu concourt à nos actes, comment concevoir que notre liberté reste intacte1?

Réponse. — Cette objection revient à celle qui a déjà été faite contre la science divine (N° 72). Le concours divin ne modifie pas la nature des êtres. « Dieu meut les créatures, dit saint Thomas, selon le mode de leur nature, si bien que l'acte de l'agent nécessité est nécessaire, et que celui de l'agent libre est libre.» La coopération divine accompagne donc et affermit la volonté mais ne la violente pas.


101. — 3me Objection. Existence du mal. — Voici la grande objection contre la Providence. S'il existe du mal dans le monde, il est incompatible avec les attributs de Dieu : il s'élève contre sa toute-puissance s'il n'a pu l'empêcher, et contre sa bonté s'il ne l'a pas voulu. Or, dit-on, le mal existé dans le monde, et il se présente sous une triple forme : le mal métaphysique, le mal physique et le mal moral.


MAL MÉTAPHYSIQUE. — On entend par mal métaphysique l'imperfection des êtres. Le monde, dit-on, n'a pas la perfection qu'il devrait avoir. Le monde, disent les pessimistes, est essentiellement mauvais, et si l'on fait le bilan des biens et des maux, la vie est pire que le néant.

Réponse. — II paraît certain, en effet, que le monde n'a pas toute la perfection qu'il pourrait avoir[81]. Mais, fût-il plus parfait, il aurait toujours des limites, car qui dit créature, dit être contingent et limité. Dès lors, reprocher à Dieu d'avoir créé un monde imparfait c'est tout simplement lui reprocher d'avoir créé. Toute la question est donc de savoir si le monde, malgré ses imperfections, est bon ou mauvais, s'il vaut mieux être que ne pas être. Or il ne fait pas de doute que l'être vaut mieux que le non-être, que la vie présente est bonne et qu'il dépend de nous, créatures libres, qu'elle suive une ascension continue vers le mieux et qu'elle se rapproche de plus en plus de la perfection. La vie vaut donc ce que nous la faisons et, si elle devient mauvaise, qui avons-nous le droit d'accuser, sinon nous-mêmes et notre action.


MAL PHYSIQUE. — Tandis que le mal métaphysique est purement négatif, qu'il est le défaut d'être ou de perfection, le mal physique a un caractère positif : il est la privation d'un bien qui devait appartenir à la nature. Comment concilier alors le mal physique avec la puissance et la bonté de Dieu? Pourquoi tant de désordres dans la nature ? Pourquoi les tremblements de terre, les inondations, les incendies? Pourquoi les catastrophes ? Pourquoi les fléaux, la peste, la famine, la guerre? En un mot, pourquoi la douleur? Comment justifier Dieu d'avoir refusé à la nature et à certains êtres la perfection à laquelle il semble qu'ils avaient droit î


Réponse. — A. LES DÉSORDRES DE LA NATURE. — A vrai dire, les désordres de la nature, c'est-à-dire l'existence de choses ou d'êtres qui paraissent nuisibles, comme les tremblements de terre, les inondations, les fléaux, les animaux malfaisants, rentrent dans le mal métaphysique : ils sont l'inévitable conséquence des imperfections du monde. Considéré à ce point de vue, le pourquoi du mal nous échappe, pour la bonne raison que notre science est trop courte, et que, pour juger une œuvre, il nous faudrait la connaître dans son ensemble et dans ses détails.


B. LA DOULEUR. — Au surplus, si le mal qui est dans la nature nous révolte, c'est que nous en souffrons. Tout se ramène donc à cette unique question : pourquoi la douleur? Incontestablement, la douleur est un mal, mais si elle se doit tourner en bien, si elle est, non une fin, mais un moyen, la bonté de Dieu n'est plus en défaut. Pour justifier la Providence, il suffit donc d'établir que le bien peut sortir du mal, et partant, que le but pour suivi par Dieu est bon.

Il convient d'abord de ne pas rendre Dieu responsable des maux qui sont le fait de l'homme. Que d'accidents viennent de sa témérité ou de son incurie[82] ! Que de maladies ont leur cause dans l'inconduite des indi­vidus[83] ! Que de familles, que de sociétés sont malheureuses par leur faute ! Quant aux cas où la douleur ne saurait être imputée à l'homme, elle est toujours une conséquence de sa nature et la condition d'un plus grand bien. — a) Elle est la conséquence de sa nature. Doué de sensibilité, l'homme doit accepter les peines aussi bien que les joies qui découlent des facultés de son âme. — b) La douleur est surtout la condition d'un plus grand bien, soit dans l'ordre physique, soit dans l'ordre moral. —, 1. Dans l'ordre physique, elle est la source du progrès en stimulant l'activité et en poussant à la recherche des remèdes qui peuvent guérir le mal. — 2. Dans l'ordre moral, elle est l'école des plus belles vertus et un excellent moyen d'expiation.[84] École des plus belles vertus. La douleur est un merveilleux instrument de perfectionnement moral : elle développe dans l'homme les plus hautes vertus : la patience, la maîtrise de soi, l'héroïsme. Rien ne trempe les âmes comme la douleur ; rien ne leur donne cette grandeur morale, cette énergie surhumaine, cette délicatesse, « ce je ne sais quoi d'achevé», selon le mot de Bossuet, qui distingue les âmes qui ont connu la souffrance de celles qui ne l'ont pas connue ou mal supportée. Le poète avait raison quand il disait :

«L'homme est un apprenti, la douleur est son maître Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert» (A. de Musset). 2) Enfin la douleur est un excellent moyen d'expiation. Elle est le creuset où l'homme pécheur purifie son âme Elle devient alors « la bonne souffrance» qui arrache l'homme aux choses de la terre et tourne son regard vers le ciel. « Les épreuves n'ont-elles pas pour effet de faire rentrer l'homme en lui-même, de l'attacher à la réalité éternelle, au mépris des plaisirs? Que- d'âmes, qui se perdaient parce que tout leur souriait ici-bas, ont été ramenées à Dieu par les déceptions, les mécomptes, les chagrins ! Qui n'a entendu la sagesse antique nous dire que la vertu languit, si elle n'éprouve pas de contradictions, qu'elle s'épure dans l'adversité comme l'or s'épure dans la fournaise ? qu'on la reconnaît à sa force au milieu des épreuves, que l» plus beau spectacle est celui du juste aux prises avec l'infortune, et se montrant supérieur à elle? .. Si Dieu, lors qu’il nous châtie, agit comme un père, qui retient ses enfants sous une discipline sévère, afin de les rendre vertueux, comme un médecin qui donne un breuvage amer pour rétablir la santé ou la fortifier, loin de se plaindre et de maudire à l'occasion des épreuves du juste, n'y a-t-il pas lieu, au contraire, de remercier et de bénir[85] ? »


LE MAL MORAL — Sous ce titre nous comprendrons : — a) toutes les infractions à la loi du devoir, et — b) secondairement toutes les injustices morales qui sont dans le monde. Comment admettre que Dieu, qui est la sainteté même, permette le péché ? Et comment expliquer qu'un Etre souverainement juste ait réparti les biens de ce monde d'une manière si inégale? Pourquoi, trop souvent, la fortune sourit-elle aux méchants tandis que les justes connaissent les insuccès et les revers ? Pourquoi ce mal social?


Réponse- — «) II en est du mal moral comme du mal physique. Se demander pourquoi Dieu permet le péché alors qu'il aurait pu l'empêcher, c'est rechercher de quel autre bien il est la condition. Or il est facile d'apercevoir que le péché est une conséquence de la liberté. Pour supprimer le péché, il fallait donc supprimer la liberté. Mais alors il n'y avait plus de place pour le bien moral, plus de mérite ni de vertu. Qui oserait prétendre qu'un monde sans liberté ni moralité eût été meilleur qu'un monde avec la vertu et le péché?

b) L'inégale répartition des biens est un fait incontestable. La plainte ne doit pas cependant être exagérée : il s'en faut de beaucoup que la vertu soit toujours malheureuse et le vice toujours prospère. D'autre part, il est un bien qui n'abandonne pas le juste, même au sein de la misère, et qui n'appartient qu'à lui : c'est la pais, de l'âme que seul peut donner le témoignage d'une bonne conscience. Mais surtout il né faut pas perdre de vue que les biens de la terre peuvent, être nuisibles, qu'ils sont toujours éphémères et que la vie présente n'est pas un terme, qu'il y a une autre vie où se feront les compensations nécessaires. Peu importent donc des privations passagères si elles sont le gage d'une récompense plus élevée.

La vie est un combat dont la palme est aux cieux.

Ainsi l'existence du ma] moral comme du mal physique, loin d'être un argument contre la Providence, démontre la nécessité d'un Dieu infiniment juste pour rétablir un jour l'équilibre que nous ne trouvons pas ici-bas, d'un Dieu sage qui se sert de la souffrance passagère comme d'un moyen pour nous conduire à une gloire éternelle[86].


BIBLIOGRAPHIE.Sur la Création. — Pinard, Art. Création, Dict. de la foi cath. — Mgr Farges, La Vie et l'Évolution des Espèces (Berche et Tralin). — Guibert, Les Origines (Letouzey) ; Les Croyances religieuses et les Sciences de la Nature (Beauchesne). — Duilhé de Saint-Projet et Sanderens, Apologie scientifique du christianisme (Poussielgue). — De Lapparent, Science et Apologétique (Bloud). Fantom, Les Radiobes de M. Burke (Rev. prat. d'Apol. 15 fév. 1906). — Wintrebert, Rev. prat. d'Apol., 15 janv. 1907. — Colin, Les théories récentes de l'évolution. Rev. prat. d'Apol., 19 mai 1910. — L'Ami du Clergé année 1925, N° 20. — La Presse médicale, 3 mai 1924. — Le Dantec, La crise du transformisme.

Sur la Providence. — Moisant. Pour discuter le problème du mal. Rev. prat. d'Apol., 15 avril 1910. Traités de philosophie du P. LAHR, de G. Sortais, etc. — Prunel., Les Fondements de la Doctrine catholique. — De Lapparent, La Providence créatrice (Bloud).


Section II : L'homme

Chapitre I. — Nature de l'Homme.

DÉVELOPPEMENT

Nature de l'homme. L'erreur matérialiste. Division du Chapitre


102. — La religion consiste, avons-nous dit (N° 6), dans l'ensemble des rapports qui existent entre Dieu et l'homme. L'homme est donc le second objet qui s'impose à notre étude. Or, dans cette étude de l'homme, la première question qui intéressé l'apologiste, c'est celle de sa nature, car seule la nature d'un être permet d'en déduire l'origine et la destinée, et conséquemment, les relations qui en découlent entre lui et son créateur. A cette question capitale, deux réponses peuvent être faites : celle du matérialisme et celle du spiritualisme.


Le matérialisme. — La doctrine du matérialisme sur l'homme est une suite de sa doctrine sur Dieu, sur l'origine de la vie et des espèces, que nous avons exposée dans le chapitre précédent. Partant de ce principe, qu'il n'y a rien, en dehors de ce qui peut être expérimentalement vérifié, les matérialistes n'admettent qu'une seule substance : la matière éternelle qui a produit un jour la vie par génération spontanée, puis, grâce à des transformations successives, tous les êtres vivants, y compris l'homme.

Voici, du reste, les quelques points fondamentaux qui résument la théorie matérialiste sur l'homme : — a) L'homme est formé d'une seule substance : le corps. L'âme est une hypothèse inventée pour rendre compte de certains phénomènes que la matière paraît, à première vue, incapable d'expliquer. — b) Entre l'homme et l'animal il n'y a pas de différence essentielle. L'homme est un animal perfectionné qui doit sa supériorité au développement de son cerveau. — c) La pensée est un produit de la matière cérébrale, et le libre arbitre est une pure illusion.


A quelles conséquences graves aboutit le matérialisme, il est facile de le conclure de ces trois points de sa doctrine. Si l'homme est composé d'une seule substance, le corps, s'il n'y a qu'une différence de degré, et non de nature, entre l'homme et la brute, si la pensée n'est qu'un produit du cerveau ; en un mot, si l'homme n'a pas une âme spirituelle et libre, plus de religion, puisque les deux termes, Dieu et l'âme, sont supprimés ; plus de morale, plus de devoir, puisque, à supposer qu'il y ait lieu de faire une distinction entre certains actes, les uns bons, les autres mauvais, l'homme serait privé du libre arbitre et soumis au déterminisme de la matière.


103. — 2° Le spiritualisme. — Contre une doctrine aussi pernicieuse, nous allons démontrer, avec le spiritualisme chrétien, que l'homme est formé d'une double substance : le corps et l'âme ; que, entre lui et l'animal, il y a une différente essentielle qui fait que les deux êtres sont irréductibles et que l'un n'a pu sortir de l'autre par voie d'évolution ; que l'homme seul a une âme spirituelle et libre. En même temps nous exposerons et réfuterons les objections matérialistes. Ce chapitre comprendra donc trois articles : — 1. Existence ; — 2. Nature ; et — 3. Liberté de l'âme. .

Art. I. — Existence de l'âme humaine. Objection.

104. — 1° Existence de l'âme humaine- L'existence de l'âme, c'est-à-dire d'une substance qui se distingue du corps, qui est le principe de la connaissance et de la pensée, nous est attestée à la fois par Y expérience, par la conscience et par l'intuition.


A. Expérience. L'observation nous montre qu'il y a en nous deux sortes de phénomènes : les phénomènes physiologiques, comme la nutrition, la digestion, la circulation du sang ; et les phénomènes psychologiques, comme la pensée, le jugement, le souvenir, etc. Or le plus simple raisonnement nous dit que des phénomènes de nature différente ne peuvent provenir du même principe : tel effet, telle cause. Nous devons donc admettre dans l'homme deux principes, qui expliquent, l'un, les faits physiologiques, et l'autre, les faits psychologiques.


B. CONSCIENCE. — La conscience perçoit dans notre être un principe qui, à travers les vicissitudes de l'existence, reste toujours le même. Quelque lointain que soit mon passé, j'en garde le souvenir ; je me rappelle ce que j'étais dans ma prime enfance, quels étaient mes goûts, mes inclinations, mes idées. Aussi me faut-il admettre qu'il y a eu, dans la marche de ma vie, autre chose qu'une suite plus ou moins longue de faits sans lien qui les rattache, car, de toute évidence, un phénomène ne porte pas en soi la mémoire de ceux qui l'ont précédé. Bien plus, je me sens responsable des fautes que j'ai commises, il y a de nombreuses années ; cela ne se comprendrait pas si la cause qui a posé ces actes avait changé depuis. I] faut donc conclure qu'il y a en nous un principe qui reste toujours identique, qui fait que je suis le même être, la même personne, aux différentes étapes de ma vie; en un mot, un principe permanent, qui constitue mon identité personnelle.

Or ce principe ne peut être le corps, car il est scientifiquement démontré qu'il est soumis au tourbillon vital, qu'il évolue et se transforme sans cesse, à tel point qu'en quelques mois, selon certains physiologistes (Flourens), en un mois seulement, d'après d'autres (Moleschott), le renouvellement est total, et qu'il y a un changement complet de toutes les molécules qui le composent. Donc la substance identique que nous révèle la conscience, ne doit pas être confondue avec le corps : ce principe c'est l'âme.


C. INTUITION. — En dehors des raisonnements qui précèdent et qui démontrent l'existence d'une substance immuable, l'intuition découvre au fond de notre être un principe qui produit notre pensée et notre action et qui ne peut être le corps. C'est ce principe distinct du corps que nous appelons l’âme.


Conclusion. — L'homme est donc composé de deux substances distinctes, différant totalement de nature : l'une, étendue, composée, changeante, autrement dit, matérielle : c'est le corps ; l'autre, inétendue, simple, identique, en d'autres termes, immatérielle : c'est l'âme.[87]


105. — 2° Objection. — Personne, disent les matérialistes, n'a jamais vu l'âme. Or la science expérimentale nous interdit de croire à ce qui ne peut être vérifié. « Un homme raisonnable, dit Broussais, ne peut admettre l'existence d'une chose qui n'est démontrée par aucun sens. » II faut donc considérer l'existence de l'âme comme une hypothèse sans fondement.

Réponse. — Assurément, l'âme ne tombe pas sous les sons. Mais est-il vrai que les sens, c'est-à-dire la perception extérieure, soient le seul moyen de connaître? Nous pensons, au contraire, que la conscience est un procédé tout aussi légitime, et nous venons d'établir qu'elle perçoit directement le moi, ses actes et ses modifications en même temps que sa permanence. Au reste, alléguer que l'âme n'existe pas, parce qu'on ne la voit pas, est un argument qu'on peut tout aussi bien retourner contre ceux qui vous l'opposent. Car si la pensée était un produit de la matière, une fonction du cerveau, comment se fait-il qu'ils n'en peuvent faire la preuve expérimentale ? Nous pouvons donc conclure que l'âme ne se voit pas, non parce qu'elle n'existe pas, mais parce qu'elle est spirituelle (voir N° 108).


Art. II. — Nature de l'âme humaine.

§ 1. L'ÂME HUMAINE ET L'ÂME DES BÊTES.

106. — L'homme a une âme, c'est-à-dire un principe qui est la cause des phénomènes psychologiques qu'on ne peut expliquer par les simples forces physico-chimiques. — Mais, dira-t-on, dans ce sens, les animaux aussi ont une âme. — La question qui se pose est donc de savoir s'il y a entre les deux des différences essentielles, telles qu'on ne puisse concevoir la transition de l'une à l'autre. Or deux facultés caractérisent l'âme humaine et la séparent totalement de l'âme des bêtes : ces deux facultés sont la raison et la liberté.

A. LA RAISON. — Sous le titre de raison, il ne faut pas entendre ici l'intelligence en général, c'est-à-dire la simple faculté de connaître. Car, à ce point d^ vue, il y a des traits communs entre l'intelligence de l'homme et celle de l'animal. Tous deux ont des connaissances sensibles qui embrassent des objets particuliers et déterminés ; ils ont la mémoire des choses sensibles, la faculté de se rappeler et d'associer les sensations, les impressions extérieures ; l'on admet même que les animaux ont la faculté imaginative. — La raison, dont il est ici question, c'est la faculté de penser et de raisonner qui appartient en propre à l'homme et qui met un abîme entre lui et l'animal. Par sa raison, l'homme a le pouvoir d'abstraire[88], de dégager du particulier des idées générales : il aura, par exemple, la notion du triangle en général, sans envisager tel triangle pris en particulier ; il atteint les réalités immatérielles, comme le vrai, le bien, le beau, l'être, la substance, etc.

De cette faculté de penser, de raisonner et d'abstraire découlent des conséquences d'une extrême importance et qui dressent une barrière entre l'homme et l'animal. Tels sont : — 1. le langage. Sans doute, les animaux ont un langage naturel composé de signes extérieurs par lesquels ils manifestent les impressions de leur âme, mais ce qu'ils n'ont pu et ne pourront jamais créer, c'est le langage artificiel, conventionnel, qui sert à traduire la pensée ; et si leur impuissance est définitive, ce n'est pas que l'organe de la parole leur manque, — le singe a tous les organes requis, la luette y comprise, les perroquets répètent les mots qu'on leur apprend sans les comprendre, — c'est que la pensée leur fait défaut et que justement le langage conventionnel a pour but d'exprimer la pensée. — 2. Le jugement et le raisonnement. L'homme a le pouvoir de comparer les idées entre elles, d'étudier leurs rapports et de prononcer des jugements ; puis il peut rapprocher ces jugements, et ,par le raisonnement, en tirer des conclusions nouvelles. L'animal, lui, n'ayant pas la faculté de penser, est incapable, par le fait, de juger et de raisonner. — 3. Le progrès. Grâce au raisonnement et au langage, c'est-à-dire au pouvoir de se communiquer leurs pensées, les hommes développent sans cesse leurs connaissances, si bien que l'humanité suit une marche continue dans la voie du progrès et de la civilisation. L'animal a, pour le servir, d'admirables instincts, mais il n'invente ni ne progresse. L'art merveilleux avec lequel l'abeille construit sa ruche ne s'est pas modifié depuis le premier jour où il y a eu des abeilles : c'est toujours la même perfection, mais, pour ainsi dire, la perfection d'une machine, qui, de la première minute où elle marche, accomplit parfaitement sa tâche, mais ne peut en accomplir une autre. l'instinct est donc pour l'animal une précieuse faculté qui supplée la raison ; toutefois, il faut convenir qu'entre l'instinct et la raison il n'y a rien de commun : l'un ne peut pas conduire à l'autre. — 4. La moralité. Grâce à sa raison, l'homme perçoit les notions de bien et de mal, et sa conscience lui dit que les actions bonnes lui sont commandées tandis que les mauvaises lui sont défendues. L'animal ne fait point de semblable distinction ; s'il évite le mal, c'est par crainte du châtiment dont il garde le souvenir. — 5. La religiosité. Si l'homme est un être religieux, c'est que sa raison lui démontre l'existence d'un Créateur, tandis que l'animal, privé du pouvoir de penser et de raisonner, ne peut s'élever jusqu'à Dieu. «Seule, dit Bossuet, la nature humaine connaît Dieu, et voilà, par ce seul mot, les animaux au-dessous d'elle jusqu'à l'infini .»[89]


107. — B. LA LIBERTÉ. — La seconde faculté par laquelle l'homme se distingue de l'animal, c'est la liberté. La liberté est du reste une conséquence de la raison. Pour choisir entre deux alternatives, il faut connaître par la raison lès motifs qui inclinent plutôt d'un côté que de l'autre. L'animal ne peut se laisser guider que par ses sensations, ses appétits et son instinct. Chaque impression reçue par ses organes des sens, en se transmettant au cerveau, provoque une action réflexe, c'est-à-dire une réaction en rapport avec l'impression reçue. Si les sensations aboutissent aussi chez l'homme à des vibrations cérébrales, au moins il a le pouvoir d'en modifier les effets, de diriger les forces mises on jeu et de les transformer. Nous prouverons d'ailleurs plus loin que l'homme a ce pouvoir (N° 111).

Il est donc permis de conclure que, grâce à ces deux facultés, raison et liberté, l'homme est séparé de l'animal par une distance infranchissable, que l'évolution ne peut expliquer le passage de l'âme animale à l'âme humaine, et que seule l'action divine a pu créer l'âme humaine[90].


§ 2. — Spiritualité de l'âme humaine. Objection matérialiste.

108. — La raison et la liberté sont lés deux facultés par lesquelles l'âme humaine se différencie de l'âme des bêtes. Nous devons faire un pas plus loin, et nous demander de quelle nature est ce principe qui produit la pensée : il nous faut donc démontrer, avec le spiritualisme chrétien, que l'âme humaine est une substance spirituelle, et non pas matérielle, comme le prétendent les matérialistes.


1° Spiritualité de l'âme humaine. — A. CONCEPT. — Une substance spirituelle ou immatérielle est une substance indépendante de la matière dans son être et ses opérations. Une substance matérielle, au contraire, est celle qui, pour être et agir, dépend intrinsèquement de la matière : v. g. les âmes végétatives et animales qui n'ont d'être et d'action que par la matière et les organes auxquels elles sont liées. — L'on voit tout de suite combien grave est cette question de la spiritualité de l'âme. Car, si l'âme de l'homme n'était pas spirituelle, si elle dépendait du corps pour agir, elle ne pourrait pas lui survivre.


B. PREUVES. — De la définition qui précède il suit que, pour prouver la spiritualité de l'âme humaine, il faut établir qu'elle possède une existence et une action propres, au moins dans sa vie intellective.


a) Preuve tirée de la nature des opérations de l'âme. — C'est un principe admis en philosophie que l'opération suit l'être, en d'autres termes, que la nature des effets indique la nature des causes. L'on peut donc juger de l'essence d'un être par ses opérations ou encore par les objets de ses opérations. Or, nous concevons certains objets qui n'ont rien de commun avec la matière : telles sont les idées de vrai, de bien, de beau, d'idéal, de devoir, de vertu ; telles sont aussi toutes les idées abstraites. Il faut donc conclure que ces idées ont pour principe un agent de la même nature, c'est-à-dire un agent immatériel. Or, comme le corps est matériel, il faut admettre, en dehors de lui, un principe spirituel.

b) Preuve tirée de la nature de la volonté. — La liberté que nous avons de choisir entre deux objets, entre le bien et le mal, la faculté que nous avons d'agir ou de ne pas agir, prouve également que nous avons un principe d'action qui n'est pas la matière. Car la matière est inerte, indifférente au repos ou au mouvement et, de ce fait, incapable de modifier l'état où elle se trouve. Par conséquent, si l'âme est libre, si elle peut se mouvoir à son gré, c'est qu'elle n'est pas, comme le corps, soumise aux lois de la matière.

c) La spiritualité de l'âme apparaît encore dans ce fait, que l'intelligence, loin de s'affaiblir avec l'âge, se développe souvent et profite de l'expérience acquise. Tandis que les sens faiblissent avec le temps, que la vue, l’ouïe, le goût baissent avec leurs organes, il y a des vieillards qui gardent leur intelligence plus vigoureuse et plus lucide que jamais. Ce phénomène serait inexplicable dans l'hypothèse où l'âme, même dans ses facultés supérieures, serait dépendante du corps.


109. — 2° Objection matérialiste. — Le cerveau et la pensée. — A. Le grand argument des matérialistes contre l'existence de l'âme, ou du moins contre une âme spirituelle et distincte de la matière, est tirée des RAP­PORTS DU CERVEAU ET DE LA PENSÉE. — Le cerveau, disent les matérialistes, est la cause unique qui produit la pensée. « Le cerveau, dit K. Vogt, sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile et les reins sécrètent l'urine. » Et Buchner, dans une formule plus habile et moins manifestement fausse, déclare « qu'il y a le même rapport entre la pensée et le cerveau qu'entre la bile et le foie, l'urine et les reins. » Et la preuve que le cerveau est la cause de la pensée, les matérialistes croient la trouver dans la corrélation étroite entre l'un et l'autre : dans ce fait que, plus le cerveau est développé ,plus l'intelligence est grande, et dans cet autre fait, que les accidents, — lésions, altérations morbides, — qui affectent le cerveau, ont leur contrecoup sur la pensée.

B. Veut-on savoir maintenant le PROCESSUS de la pensée? — Pour montrer comment le cerveau produit la pensée, les matérialistes font appel à la loi physique de la transformation des forces. « La pensée, dit Moles-chott, est un mouvement de la matière. » Elle est une forme de mouvement propre à la substance des centres nerveux, et il est permis de dire que le cerveau pense comme le muscle se contracte : des deux côtés, les faits s'expliquent par une transformation des forces. Ainsi, la vibration nerveuse devient sensation, émotion, pensée ; et inversement, la pensée se transforme en émotion, détermination volontaire, vibration nerveuse, puis mouvement musculaire et mécanique.


Réfutation. — A. LES RAPPORTS ÉTROITS ENTRE LE CER­VEAU ET LA PENSÉE ne sont pas contestables. Mais l'unique question est de savoir si le cerveau est cause ou condition.a) S'il est cause, il doit toujours y avoir équation entre le cerveau et l’intelligence, car c'est un principe général que la même cause, dans les mêmes conditions, produit toujours les mêmes effets. Il faudrait donc nous dire comment on peut établir cette corrélation. La valeur de l'intelligence dépend-elle du poids ou du volume du cerveau, ou du nombre et de la finesse de ses circonvolutions, ou encore de la qualité de la substance qui le compose, de sa richesse en phosphore 1 Les matérialistes seraient bien embarrassés de le dire. Si en effet ils invoquent le poids, on leur objecte aussitôt que, à côté de cerveaux comme ceux de Cuvier dont le poids était de 1830 grammes, de lord Byron, 1795 grammes, on peut leur en citer d'autres comme celui de Gambetta, qui ne pesait que 1160 grammes. Allèguent-ils le volume? La cérébrologie, ou science des fonctions du cerveau, leur démontrera alors que le cubage des crânes oscille dans toutes les races dans d'étroites limites, entre 1477 et 1588 ce; et pourtant il faut bien admettre qu'il y a des races qui sont supérieures par le degré d'intelligence. Les rapprochements entre la pensée et le nombre, la finesse, la richesse en phosphore des circonvolutions n'ont guère plus de fondement. La corrélation entre le cerveau et la pensée est donc loin d'être une loi rigoureuse, et voilà, du même coup, la thèse matérialiste qui part d'un faux supposé.

Bien plus, la cérébrologie est parvenue à établir la parfaite ressemblance morphologique des cerveaux humain et simien. Comment se fait-il alors que, si les cerveaux sont identiques, l'homme seul pense et raisonne ?

En outre, deux autres faits s'élèvent contre la doctrine matérialiste : la folie et les localisations cérébrales. — 1. La folie. Il a été reconnu que la folie peut exister sans lésion cérébrale. Comment expliquer qu'un instrument, qui est l'unique cause de la pensée, fonctionne mal alors qu'il est intact? — 2. Les localisations cérébrales. Il fut un temps où les matérialistes fondaient grand espoir sur la théorie des localisations cérébrales : ils avaient déterminé la place des centres sensitifs et moteurs, de la mémoire, etc., ils croyaient même pouvoir loger la pensée dans les lobes frontaux. Or, leur théorie, déjà insuffisamment démontrée par l'expérimentation, a été complètement mise en échec par les constatations que les médecins ont faites au cours de la guerre 1914-1918. On a pu observer, en effet, de nombreux cas de lésions du cerveau, — perte considérable de substance cérébrale, ablation des prétendus centres sensitifs et moteurs, réduction en bouillie des lobes frontaux, — sans que les blessés s'en soient ressentis gravement et sans qu'ils aient cessé de jouir de leurs facultés, de sentir, de marcher, de penser et de parler, comme par le passé. Il faut donc conclure, à l'inverse de la théorie des localisations, qu'il n'y a dans le cerveau aucune région qui soit le siège et l'organe de la pensée.


b) En second lieu, si le cerveau est la cause de la pensée, il doit y avoir une similitude de nature entre la cause et l'effet. Si par conséquent la cause est matérielle, l'effet doit l'être aussi. La parole de K. Vogt retourne donc contre la thèse matérialiste. Il est bien vrai que le foie sécrète la bile, mais précisément l'effet est matériel comme sa cause. Pour que la comparaison fût vraie, il faudrait dès lors que le cerveau qui est matériel, composé et multiple, produisît un effet du même ordre. Or l'intelligence est une, et simple, elle a des idées qui n'ont rien de commun avec la matière. Elle ne peut donc procéder d'une cause matérielle ; elle suppose une activité immatérielle, qui est l'âme.


c) Enfin, comment concilier l'identité personnelle du moi, dont nous avons parlé plus haut (N° 104) avec les changements continuels du corps, et particulièrement, du cerveau ? Comment l'identique pourrait-il résulter du changement 1 Et comment les molécules nouvelles qui se sont substituées aux anciennes dans le cerveau, peuvent-elles garder le souvenir d'événements ou d'impressions qui ont affecté les molécules dont elles ont pris la place ?

d) II faut donc conclure, avec le spiritualisme, que le cerveau n'est pas la cause de la pensée ; il n'en est que la condition. Il n'est pas l'organe de l'intelligence ; il est tout simplement un instrument à son service, semblable à la harpe qui ne peut rendre de sons que sous les doigts du harpiste. L'âme seule est la cause de la pensée ; absolument parlant, elle n'a pas besoin d'organe, mais dans l'état actuel des choses, étant donné que nous ne pensons pas sans images et que les images sont transmises au cerveau par les organes des sens, le cerveau est un instrument nécessaire à l'exercice de la pensée. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que les accidents, les lésions qui surviennent dans les centres nerveux, paralysent les fonctions qu'ils ont à remplir. D'une harpe brisée le harpiste ne sait plus tirer de sons ; il n'en reste pas moins harpiste, après comme avant.


B. QUANT AU PROCESSUS DE LA PENSÉE, rien n'empêche qu'il soit le même dans les deux hypothèses. Que le cerveau soit cause, ou simplement condition, la manière dont il fonctionne ne varie pas. Par le fait que l'âme se sert, du cerveau comme instrument, la production de la pensée doit être accompagnée de phénomènes matériels qui relèvent de la physique. Rien donc d'étonnant qu'il entre en vibration, qu'il dégage de la chaleur et donne naissance à de nouvelles substances chimiques. L'erreur des matérialistes est de s'arrêter là et de conclure que la pensée n'est que mouvement, parce qu'elle est liée au mouvement.

De ce qui précède, nous pouvons conclure que le cerveau seul n'explique pas la pensée, que par conséquent, il n'en est pas la cause. Il n'en est que la condition nécessaire, au moins dans l'état présent de la nature humaine.


Art. III. — Liberté de l'âme.

§ 1. Le libre arbitre. Notion. Existence.

110. — 1° Notion. — Étymologiquement, être libre (latin liber) c'est être affranchi de tout lien. Et comme il y a des liens physiques et matériels (chaînes), et des liens moraux (lois), il y a aussi deux sortes de libertés : la liberté physique et la liberté morale. Il est clair que nous ne jouissons pas de ces deux libertés, toujours et d'une façon complète. Ainsi le prisonnier qui est enchaîné, n'a pas la liberté physique ; aucun de nous n'a une liberté morale absolue, car la loi morale la restreint dans la mesure ou elle nous impose ses commandements. Nous n'avons donc de liberté sur ce point qu'en tout ce qui n'est pas défendu par notre conscience.

La liberté dont il est ici question, ou plutôt le libre arbitre, c'est le pouvoir que la volonté a de choisir entre deux alternatives, d'agir ou de ne pas agir, de se déterminer pour une chose ou pour une autre sans qu'elle y soit contrainte par une force extérieure ou intérieure. Tandis que la matière obéit nécessairement aux lois qui la régissent et que les animaux suivent irrésistiblement les impulsions de leur instinct, l'homme est maître de ses décisions et peut prendre le parti qu'il lui plaît. C'est donc la liberté qui fait de l'homme seul un être moral, responsable, capable de mérite et de démérite. L'on peut juger par là combien il importe de prouver l'existence du libre arbitre.


111. — 2° Existence. — A. PREUVE DIRECTE. Témoignage de la conscience. — « Nous sommes tellement assurés de notre liberté morale, dit Descartes, qu'il n'y a rien que nous connaissions plus clairement.» Avant d'agir, nous délibérons ; au moment d'agir, nous fixons notre choix. Or, délibérer et choisir sont deux actes qui témoignent que nous sommes libres. Encore que théoriquement certains nient la liberté, pratiquement personne n'en doute. Et nous nous croyons d'autant plus libre et responsables que nous avons mieux réfléchi, pesé d'avance le pour et le contre, et que nous n'avons pas suivi notre premier mouvement.


B. PREUVE INDIRECTE. — a) Preuves morales. — 1. L'existence de la loi morale implique la liberté. Nous admettons tous qu'il y a des règles de conduite qui s'imposent à notre volonté, que certains actes nous sont défendus tandis que d'autres nous sont commandés. Or cet état de choses serait absurde si nous n'avions pas la liberté d'accomplir les devoirs qui nous sont prescrits. — 2. l'éducation postule également la liberté. Quel est en effet le but de l'éducateur ? C'est de diriger la volonté de celui qu'il éduque, de la pousser à certains actes, et de la détourner de certains autres. Chose qui serait tout à fait irréalisable s'il n'y avait pas possibilité d'opter entre deux alternatives.

b) Preuves sociales. — 1. Maintes institutions sociales supposent la liberté : tels sont, par exemple, les contrats, les engagements, les promesses, qui n'auraient pas de valeur si ceux qui les font n'étaient pas libres de les tenir. —- 2. Les défenses édictées par les lois civiles ne se comprendraient pas davantage si les individus n'avaient pas la possibilité d'agir de plusieurs manières dans une circonstance donnée. — 3. Les pénalités, qui sanctionnent les lois, n'auraient pas de fondement moral en dehors du libre arbitre. Il y aurait cruauté et tyrannie à châtier des actes que la nécessité aurait imposés. A cela les adversaires de la liberté objectent que, dans toute hypothèse, les punitions sont utiles parce qu'elles sont pour la société le seul moyen de garantir l'ordre et d'assurer la protection réciproque des citoyens. La remarque est juste, mais si le châtiment des coupables ne laisse pas d'être utile, même si les hommes ne sont pas libres, il n'en est pas moins vrai qu'il perd alors tout caractère de moralité. Les faits parlent, du reste, contre cette manière de voir ; car les juges, avant de prononcer leur sentence, recherchent toujours s'il y a des raisons, — ignorance, faiblesse d'esprit, manque de préméditation, — qui diminuent la responsabilité et constituent autant de circonstances atténuantes : ce qui serait superflu si la peine n'avait d'autre but que de corriger et de guérir.


C. PREUVE TIRÉE DU CONSENTEMENT UNIVERSEL. — « Non seulement, dit J. Simon (Le devoir), tous les hommes, depuis que le monde est monde, croient à la liberté ; mais cette croyance est naturelle et invincible... Le sauvage croit à sa liberté, comme le citoyen d'une société civilisée, l'enfant comme le vieillard... Celui qui, à force de méditer, s'est créé un système où la liberté ne trouve pas de place, parle, sent et vit comme s'il croyait à la liberté. Il ne doute pas, il s'efforce de douter, et c'est tout le résultat de sa science. Trouvez un fataliste qui n'ait ni orgueil ni remords... Ou il faut dire que l'homme est libre, ou il faut dire qu'il a été créé pour croire invariablement à l'erreur. »

§ 2.   —  Le Déterminisme.

112. — 1° Définition. — Par déterminisme il faut entendre tout système qui nie le libre arbitre, et qui prétend que la volonté de l'homme est toujours déterminée à tel parti plutôt qu'à tel autre par des influences nécessitantes.


113. — 2° Formes. — Selon la nature des influences, le déterminisme revêt différentes formes. Il s'appelle : — a) déterminisme théologique ou fatalisme, lorsqu'on suppose la volonté subissant l'influence divine d'une manière nécessaire ; — b) déterminisme scientifique si on considère l'homme comme soumis aux lois nécessaires de la matière ; — c) déterminisme soit physiologique, soit — d) psychologique, si l'on regarde l'homme comme entraîné nécessairement par les conditions de sa nature.


114. — A. Déterminisme théologique. — Cette première forme de déterminisme se subdivise en plusieurs espèces. Il y a : — 1. le fatalisme que nous trouvons à la base de certaines religions, qui fut comme le dogme fondamental de la religion grecque, et qui l'est encore aujourd'hui chez les Musulmans. Dans ce système, les hommes sont menés par une force aveugle, inexorable, appelée le Destin (lat. fatum, d'où le nom de fataliste) dont ils ne peuvent prévoir ni changer les effets. On n'échappe pas à sa destinée, tout ce qui doit arriver arrivera. « C'était écrit», disent les disciples de Mahomet ; d'où il suit que tout effort devient inutile, et que le parti le plus sage c'est de s'abandonner à son sort ; — 2. le fatalisme panthéistique. Toute doctrine panthéiste doit nécessairement aboutir au fatalisme. Il est clair, en effet, que si Dieu est l'unique substance, si tout est Dieu, il n'y a plus de place pour le libre arbitre, car Dieu est l'être nécessaire et il ne peut y avoir en lui rien de contingent ; — 3. le fatalisme théologique ou prédestinatianisme. La destinée de tous les hommes, des méchants comme des bons, est fixée d'avance par le choix »de la volonté divine qu'aucun moyen ne saurait changer. D'autre part, l'homme est incapable de faire le bien sans la grâce, et la grâce est un don purement gratuit. Nous ne sommes donc pas libres de faire notre destinée comme nous voudrions ; nous devons l'accepter, comme Dieu l'a décrété.


Réfutation. — 1. Il apparaît tout de suite que le fatalisme mahométan ,en détachant les effets des causes, en proclamant que les effets arrivent nécessairement, même en dehors des causes qui les produisent, et qu'il n'y a pas d'intérêt à fuir le danger, s'il est écrit qu'on doit en être victime, est un système absurde et tout à fait irrationnel. — 2. Le fatalisme panthéistique n'est pas plus soutenable. Il ne faut pas observer longtemps le monde pour y découvrir partout des choses qui commencent, qui se transforment et évoluent sans cesse : c'est donc que le monde est contingent, puisque tout changement est incompatible avec l'idée d'être nécessaire. — 3. Les difficultés soulevées par les prédestinations (Luther, Calvin), ont déjà été réfutées à propos de la prescience divine (N° 72). Il est vrai que nos actes sont prévus et prédéterminés par Dieu, mais ils le sont avec leur nature, c'est-à-dire que nos actes libres sont prévus et déterminés comme libres ; il est vrai encore que l'homme ne peut rien sans la grâce et que la grâce est un don purement gratuit, mais Dieu ne refuse sa grâce à personne et il appartient à la volonté de l'homme d'accepter ou de rejeter ce secours que Dieu met à sa disposition.


115. — B. Déterminisme scientifique. — Le déterminisme scientifique est le déterminisme à la mode. Il invoque deux principes de la science (fui, d'après lui, ne peuvent être contestés : le déterminisme universel et le principe de la conservation de l'énergie. — 1. Déterminisme universel. Tout dans le monde obéit au déterminisme, c'est-à-dire à une loi d'après laquelle tous les phénomènes seraient reliés entre eux par des rapports nécessaires, tous les événements, tous nos actes dérivant d'autres faits, comme des effets sortent de leurs causes. Le déterminisme est d'ailleurs une condition de la science : celle-ci, en effet, dans l'hypothèse du libre arbitre, ne pourrait plus établir ses lois.


2. Conservation de l'énergie. D'après ce principe, la quantité d'énergie qui est dans le monde, reste constante; elle se transforme, mais elle n'augmente ni ne diminue. Il s'ensuit que nos déterminations, qui nous semblent libres, ne sont, en réalité, qu'un nouvel état des forces qui sont en nous et qui se transforment selon une loi nécessaire et absolue. — Le déterminisme scientifique fait partie de la doctrine matérialiste qui, ne voyant dans le monde qu'une soûle substance, la matière, prétend que tous les phénomènes sont régis par les lois de la mécanique.


Réfutation.1. Dire que lé déterminisme, que nous constatons dans le monde, est une règle universelle, c'est affirmer une chose qu'on aurait bien de la peine à démontrer. De ce que le déterminisme des lois paraît régir tous les phénomènes d'ordre physique, est-on en droit de conclure qu'il s'applique également au monde de l'esprit? Il est d'autant moins permis de le faire que les deux ordres de faits n'ont rien de commun entre eux et que ce qui est vrai pour l'un, peut ne pas l'être pour l'autre. — D'autre part, est-il vrai que le libre arbitre s'oppose à la science, c'est-à-dire à la détermination des lois ? En aucune manière. La loi dit que les mêmes causes produisent les mêmes effets dans les mômes circonstances. Or, que ma volonté modifie les circonstances, qu'elle fasse par exemple, dévier un mouvement de sa direction normale, il est clair que, en dépit de mon intervention, la loi reste la même, bien que dans la circonstance elle n'ait pas son application et que la cause ne soit pas suivie de son effet. La science n'a donc rien à craindre du libre arbitre et peut continuer d'établir les lois qui régissent le monde matériel. — 2. Ce qui vient d'être dit du déterminisme des lois, vaut pour le principe de la conservation de l'énergie. Les déterministes ne peuvent pas démontrer que ce principe, qui s'applique aux forces de la nature, est également valable pour la volonté. Du reste, à supposer que nos déterminations soient des transformations des forces qui sont en nous, notre volonté n'en est pas moins libre de diriger ces forces dans un sens ou dans l'autre, et cela suffit à constituer la liberté.


116. — C. Déterminisme physiologique. — D'après le physiologique, nos actes que nous croyons libres, sont, en réalité, la résultante de causes physiques telles que le milieu, le climat, le tempérament, et tout ce qui fait le caractère de chaque individu. La chose est si vraie que, si nous connaissions le caractère d'un homme et les circonstances dans lesquelles il se trouve, nous pourrions toujours prévoir le parti qu'il prendra.


Réfutation. — Sans doute, le tempérament, le caractère, les circonstances de temps et de lieu sont des facteurs très importants qui ont une grande influence sur nos déterminations, mais ils ne rendent pas compte de tous nos actes. La preuve en est qu'il nous arrive assez souvent d'agir différemment dans des circonstances identiques. La pré visibilité ne saurait jamais être que relative, car le caractère change et c'est justement à la volonté qu'il appartient de le modifier. Dans l'hypothèse du déterminisme physiologique, la vertu se confondrait avec un heureux tempérament. N'est-il pas vrai, au contraire, et d'expérience quotidienne, que l'éducation redresse le caractère et que, selon le mot de Bossuet, une âme généreuse est maîtresse du corps qu'elle anime?


117. — D. Déterminisme psychologique. — Le déterminisme psychologique prétend que nos décisions sont toujours déterminées par le motif le plus fort, non pas évidemment par le motif qui a la plus grande valeur morale, par le devoir, par le plus grand bien en soi, mais par le motif qui exerce le plus d'attrait sur nous, sur notre intelligence et surtout sur notre sensibilité. C'est ainsi que l'égoïste se laisse guider par son intérêt, l'avare par l'amour de son trésor, l'ambitieux par ses rêves de gloire.


Réfutation. — II n'est pas vrai que nos déterminations soient toujours prises par le motif qui exerce sur nous l'attrait le plus puissant. Bien souvent, au contraire, l'homme résiste à ses tendances, préfère le sacrifice au plaisir: l'égoïste n'agit pas toujours en égoïste, l'avare en avare... Naturellement, le motif qui entraîne notre volonté est le plus fort, mais il s'agit de savoir si c'est le plus fort qui a été choisi ou s'il est le plus fort parce que la volonté l'a choisi.

Conclusion. — Aucun des systèmes que nous venons d'exposer rapidement, n'infirme les preuves de l'existence du libre arbitre. Nous pouvons donc conclure que Dieu a doté l'âme humaine de la noble prérogative de pouvoir choisir entre le bien et le mal et d'être la maîtresse de sa destinée. Mais, écrit Paul Janet (La Morale), « l'homme n'est vraiment libre que lorsqu'il s'est affranchi non seulement du joug des choses extérieures, mais encore du joug de ses passions. Tout le monde reconnaît que celui qui obéit à ses désirs d'une manière aveugle n'est pas maître de lui-même, qu'il est l'esclave de son corps, de ses sens, de ses désirs et de ses craintes... Dans ce sens n'est pas comprise la puissance de faire le bien ou le mal et de choisir entre l'un, et l'autre. Au contraire, faire le mal, c'est cesser d'être libre, et faire le bien, c'est l'être en effet. »


BIBLIOGRAPHIE. — Voir chap. suivant.


Chapitre II. — Origine et Destinée de l'homme. — Unité de l'Espèce humaine. — Antiquité de l'homme.

DÉVELOPPEMENT


Division du Chapitre.


118. — Après avoir établi la nature de l'homme» l'apologiste doit en rechercher l’origine et la destinée : deux questions, la seconde surtout, qui sont d'un intérêt capital pour la morale et la religion. Il y a lieu également de se demander si tous les hommes appartiennent à la même famille et sortent d'un tronc unique, et à quelle date il faut reporter l'apparition du premier homme. D'où quatre articles : 1° Origine Destinée de l'homme ; Unité de l'espèce humaine ; Antiquité de l'homme.


Art. I. — Origine de l'homme.

119. — État de la question. — En étudiant sa nature, nous avons vu que l'homme est composé d'une double substance : l'une, spirituelle, qui s'appelle l'âme ; l'autre, matérielle, qui s'appelle le corps. Il en résulte que la question de l'origine de l'homme se subdivise en deux points : 1° l’origine de l’âme ; 2° l’origine du corps.


Évidemment, pour le matérialiste, le problème ne se présente pas sous le même aspect. N'admettant dans l'homme qu'une substance, faisant de l'homme un animal perfectionné, il n'a pas à se poser la question de l'origine de l'âme, puisque, pour lui, l'âme n'existe pas, tout au moins comme principe distinct : il lui suffit de rechercher l'origine du corps. Pour prouver sa thèse, il doit donc nous présenter les êtres de transition, intermédiaires entre l'animal et l'homme, et nous démontrer, documents en main, que le corps de l'animal a évolué, qu'il s'est transformé peu à peu pour aboutir à la forme humaine. Il l'a tenté en effet ; nous verrons plus loin si ses efforts ont été couronnés de succès.

120. — 1° Origine de l'âme. — L'âme, avons-nous dit, est un principe spirituel, distinct du corps, n'en dépendant que d'une manière toute relative et accidentelle, et pouvant subsister sans lui. Or l'origine d'une substance doit répondre à sa nature. Étant simple et immatérielle, elle ne peut être produite par le corps, qui est une substance composée et matérielle, car il n'y aurait pas proportion entre la cause et l'effet. L'âme ne peut pas sortir davantage de l'âme des parents, car celle-ci, du fait qu'elle est également simple et spirituelle, ne saurait se diviser : ce qui est simple ne se fractionne pas. Reste donc que l'âme soit directement l'œuvre de Dieu et vienne à l'existence par création. Il n'en va pas ainsi de l'âme de l'animal. Celle-ci en effet dépend totalement du corps et par conséquent, doit être produite comme lui, c'est-à-dire par voie de génération.


121. — 2° Origine du corps. — A propos de l'origine du corps, la question qui se pose est la suivante. Le corps du premier homme, considéré indépendamment de son âme, a-t-il été créé directement par Dieu, ou est-il le fruit de l’évolution, auquel cas le corps de l'animal se serait élevé, par étapes successives, à la forme humaine?

Remarquons, avant d'aller plus loin, que cette question n'est 'pas définie par l'Église, et que, de ce fait, une certaine latitude est laissée aux apologistes catholiques. Sans doute, il est dit au chapitre II de la Genèse que « Dieu forma l'homme du limon de la terre et lui souffla dans ses narines un souffle de vie » et qu'il forma la femme d'une des côtes d'Adam (v. 7, 21, 22). Il est vrai encore que la plupart des Pères de l'Église ont interprété ces paroles dans le sens obvie d'une création directe de Dieu, et que, conformément à cette opinion traditionnelle, l'Eglise réprouve comme téméraire la théorie des évolutionnistes catholiques, selon laquelle Dieu se serait borné à prendre le corps de l'animal le plus perfectionné et à lui infuser une âme humaine. Mais il y a une autre doctrine évolutionniste plus mitigée, qui ne semble pas inconciliable avec l'opinion traditionnelle de l'Eglise et avec les idées de saint Augustin (Traité sur la Genèse, l. VII, c. XXIV) et de saint Thomas (II-Ia q. 91, 2, ad 4) : c'est celle qui professe que Dieu, pour créer l'homme, se serait servi d'un corps déjà organisé auquel il aurait fait un certain nombre de retouches et ajouté quelques perfections avant d'y introduire l'âme. Le limon dont parle la Genèse aurait donc été, dans cette hypothèse, un organisme préparé peu à peu par un long travail d'évolution, et mis au point par une nouvelle intervention directe de Dieu[91].

Cette remarque faite, voyons, en nous plaçant sur le seul terrain scientifique-, ce que valent les arguments de la thèse matérialiste.


122.— Théorie matérialiste.—A. Ses arguments. — Pour prouver que l'homme sort de l'animal par voie d'évolution, qu'il n'est pas un être à part, qu'il est tout simplement un animal perfectionné, les matérialistes invoquent un triple argument : — a) l'évolution disent-ils, est la loi générale qui gouverne le monde. Le système de Laplace la suppose comme une hypothèse nécessaire pour expliquer la formation du monde physique. L'évolution est également admise, du moins d'une manière générale, pour rendre compte des espèces végétales et animales. Mais, s'il en est ainsi pourquoi l'homme seul ferait-il exception et échapperait-il à la loi générale ?

b) Les ressemblances qu'il y a entre l'homme et l'animal indiquent leur parenté et leur origine commune. En examinant l'homme, au point de vue de son organisation corporelle (anatomie) et au point de vue de ses fonctions vitales (physiologie), les naturalistes le rangent parmi les mammifères, dans l'ordre supérieur des Primates. Même au-dessus des autres animaux par la perfection de ses organes et de leurs fonctions, il reste cependant par tous ses caractères généraux l'un d'entre eux. « Dans cotte hiérarchie des êtres, dit M. Charles Richet, l'homme est au premier rang, mais il n'est pas hors rang. Mêmes organes, mêmes appareils, mêmes fonctions, même naissance, même vie, même mort. » II serait donc assez étrange, concluent les matérialistes, que Dieu aurait fait de l'homme l'objet d'une création à part, pour le former sur le même plan et le même modèle que les animaux.

c) Les matérialistes veulent en outre prouver la descendance animale de l'homme par l'histoire, ou plutôt, la préhistoire[92]. Si l'homme a pour ancêtre un animal quelconque, le singe ou le kangourou, la paléontologie doit retrouver, parmi les fossiles, les êtres de transition qui, conformément à la loi de l'évolution, auraient marqué le passage entre le point de départ et le point d'arrivée. Ces formes transitoires existent-elles? A plusieurs reprises, les matérialistes l'ont pensé. Voici, du reste, en suivant, l'ordre de leur découverte, les principaux fossiles dans lesquels ils ont cru retrouver le précurseur de l'homme : — 1. le crâne de Neandertal, en Prusse Rhénane (1856), le crâne de Gibraltar (1866), les deux squelettes de Spy, en Belgique (1886) ; les fameux ossements (fragments de crâne, fémur et quelques dents) retrouvés dans l'île de Java par le docteur Dubois et baptisés par lui du nom de Pithécanthrope de Java (1895) ; dix à douze crânes et squelettes humains, de l'abri de Krapina, en Croatie (1899) ; -2. plus récemment, la mâchoire de Mauer, près de Heidelberg, et celle de Piltdown, en Angleterre (1907) ; les squelettes de la chapelle-aux- Saints, en Corrèze, de Moustier, en Dordogne (1908) ; les deux squelettes de la Ferrassie, en Dordogne, l'un d'homme, l'autre de femme (1909) ; le crâne de la Rhodésie, dans l'Afrique du Sud (1921). Tous ces fossiles sont des représentants des deux plus anciennes races connues : la race chelléenne et la race moustérienne dont les types les plus caractéristiques sont, pour la première, le Pithécanthrope de Java et le crâne de la Rhodésie, et pour la seconde, le crâne de Neandertal et l'homme de la Chapelle-aux-Saints. Or, les fossiles paraissent, aux yeux des transformistes, présenter les caractères réclamés par leur théorie : le crâne fuyant, prolongé en avant par des arcades sourcilières très saillantes, extrême petitesse de l'angle facial (V. note 4, p. 117), grand développement de la face qui se termine en museau, nez large et profondément enfoncé, réduction ou même inexistence du menton, bref, tout un ensemble qui rapproche de la forme pithécoïde (singe) ; d'autre part, des bras, des jambes, des mains, des doigts qui tiennent de l'homme par leurs dimensions. Tel est, disent les transformistes, l'être intermédiaire ; en tout cas, si ce n'est pas lui, rien ne nous empêche de conjecturer qu'il peut avoir existé à l'époque tertiaire et que les paléontologistes l'y retrouveront un jour.

D'ailleurs, ajoutent-ils, il n'est même pas besoin de recourir au passé pour découvrir les échelons intermédiaires entre l'homme et l'animal. D'une part, le sauvage actuel est un témoin vivant de ce type primitif: il lui ressemble par sa structure physique et il n'est guère supérieur à l'animal, ni par son intelligence ni par sa moralité. D'autre part, l'enfant, dans sa lente évolution, reproduit toutes les phases de transition qu'a dû traverser l'intelligence humaine avant de sortir complètement de l'animalité.


123. — B. Ce que valent les arguments matérialistes. — Reprenons les arguments matérialistes et voyons ce qu'ils valent. — a) l'évolution, disent les matérialistes, est partout ou elle n'est nulle part. Or il est difficile de contester qu'elle existe, au moins dans le monde physique. Donc elle s'étend à tous les êtres, sans qu'il y ait lieu de faire d'exception pour l'homme. C'est là un argument que les fixistes n'ont pas de peine à rétorquer. « Si l'évolution, disent-ils, est la loi qui régit la vie dans la plus large acception du mot, la vie végétale comme la vie animale, elle ne peut être qu'une1 loi générale embrassant fous les êtres qui ont habité ou qui habitent le globe, s'étendant à tous les temps et à toutes les régions. Or, dans les temps actuels comme dans les temps préhistoriques, aussi haut que nous puissions remonter, nous ne voyons aucune trace de l'évolution, aucune espèce, aucun genre, aucun ordre en voie de formation, et nous pouvons dire que les espèces quaternaires, qui ont encore des représentants parmi nous, n'ont pas éprouvé de modification organique qui autorise l'idée d'une transformation du type spécifique.»[93] En d'autres termes, si l'évolution est une loi générale qui s'applique à tous les temps et à tous les êtres, les transformistes devraient être en mesure de nous fournir des exemples actuels d'animaux en train d'évoluer, de singes, — si les singes sont nos ancêtres, — en voie de devenir hommes. On ne peut donc pas dire que l'évolution est la loi générale qui gouverne le monde[94], et pas davantage, que la théorie du transformisme soit établie scientifiquement (V. N° 94 et 95).

b) Les ressemblances entre l'homme et l'animal, dont les matérialistes font grand état, sont singulièrement contrebalancées par les divergences sur lesquelles ils insistent moins. Si l'on compare le corps de l'homme, avec celui du singe, par exemple, il y a des différences essentielles : l'attitude verticale propre à l'homme[95], l'existence de deux mains seulement, l'angle facial[96], qui, dans la race humaine, flotte entre 70 et 90°, tandis qu'il n'atteint chez le singe qu'un maximum de 50° — sans parler des facultés de l'âme, raison et liberté, qui mettent un abîme entre les deux. Par ailleurs, comment expliquer, dans l'hypothèse de la descendance animale de l'homme, que l'animal soit supérieur à l'homme par ses organes des sens (ex : odorat du chien), quand la sélection naturelle aurait dû développer chez l'homme les qualités qui existaient déjà chez l'animal? Pourquoi l'homme a-t-il été jeté nu sur la terre nue, nudus in nuda humo, comme dit Pline l'Ancien? Si les poils étaient pour l'animal un précieux avantage pour le garantir du froid, n'auraient-ils pas pu rendre le même service à l'homme? Ainsi, tandis que l'animal porte en soi des armes de défense qui lui permettent de lutter contre ses adversaires, l'homme en est réduit à les chercher dans les forces de la nature. Donc, même à ne considérer que le corps, la 'parenté directe entre l'homme et l'animal n'existe pas.


c) Quant aux formes de transition, invoquées par les évolutionnistes matérialistes, il est permis de dire que la paléontologie n'a pas encore fait jusqu'ici de découvertes bien concluantes. Huxley, dont le témoignage ne saurait être suspect, n'a-t-il pas dit, à propos des ossements trouvés à Neandertal, qu'ils « ne peuvent être considérés comme ceux d'un intermédiaire entre l'homme et le singe ?» Les autres documents paléontologiques qui nous restent, ont souvent d'ailleurs une valeur douteuse : ainsi il est bien difficile de dire si les ossements qu'on a attribués au pithécanthrope de Java, ont réellement appartenu au même individu. « Au surplus, les squelettes, nous dit M. Bonnier (L'enchaînement des organismes), ainsi que plusieurs crânes humains des dépôts quaternaires les plus anciens, indiquent des races humaines évidemment supérieures aux plus dégradées de celles qui sont actuellement vivantes. »

Cela nous amène à envisager le cas du sauvage qui, dans l'hypothèse matérialiste, serait aujourd'hui encore, un représentant de la forme intermédiaire entre l'animal et l'homme. Les évolutionnistes prétendent qu'il y a moins de distance entre l'animal et le sauvage? qu'entre-le sauvage et l'homme civilisé. C'est là une assertion dont l'absurdité est manifeste, car il est incontestable qu'entre le sauvage et le civilisé il n'y a aucune différence de nature, et que seul le développement diffère. Le sauvage, tout sauvage qu'il est, reste homme dans toute la force du terme, c'est-à-dire doué d'une âme raisonnable qui le rend apte au progrès, alors que l'animal, même dressé, ne devient jamais capable de penser, de raisonner, d'inventer, etc. Sans doute, l'intelligence des sauvages est inférieure parce qu'elle n'est pas cultivée, mais elle ne représente pas un moyen terme entre l'intelligence du civilisé et l'instinct de l'animal.

Nous pouvons en dire autant de l'enfant. L'évolution, par laquelle il passe, avant de devenir homme, ne répète nullement les phases qu'aurait traversées l'humanité ; il ne faut pas considérer l'enfant comme s'il était simple animal d'abord, et s'élevait peu à peu à la forme humaine. L'enfant obéit seulement aux lois du développement qui régissent la nature de l'homme.


Conclusion. — De ce qui précède il ressort que, dans l'état actuel de la science, les matérialistes ne peuvent apporter aucune preuve de la descendance animale de l'homme. — 1. Au point de vue de l'âme, il y a une démarcation radicale entre l'homme et la brute ; le passage de l'un à l'autre n'a pu se faire, car l'évolution développe bien ce qui existe déjà, mais ne crée pas ce qui n'est pas en germe. — 2. Au point de vue du corps, l'hypothèse évolutionniste n'est aucunement vérifiée. Tous les squelettes humains que renferment nos musées appartiennent à la même humanité que la nôtre ; l'homme a fait son apparition sur la terre avec tous les caractères qui le distinguent aujourd'hui et le séparent de l'animal. Que si les recherches scientifiques démontrent un jour le contraire, l'Église sera la première à adopter une solution qu'elle n'a jamais combattue officiellement[97].


Art. II. — Destinée de l'homme. Immortalité de l'âme

124. — 1° Importance de la question. — La question de la destinée de l'homme n'offre pas moins d'intérêt pour l'apologiste que celle de son origine, car, plus encore que celle-ci, elle est grosse de conséquences. « Toutes nos actions et nos pensées, dit Pascal, doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu'en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet... Notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d'où dépend toute notre conduite... Je trouve bon qu'on n'approfondisse pas l'opinion de Copernic, mais ceci ! Il importe à toute la vie de savoir si l'âme est mortelle ou immortelle. » (Pensées, art. IX et art. XXIV, 17).


125. — 2° Définition de l'immortalité. — Que faut-il entendre d'abord par l’immortalité? Évidemment il faut écarter : — 1. la conception des positivistes pour qui « l'immortalité réside tout entière dans les suites que peuvent avoir nos actes pour l'avenir et le bonheur de l'espèce » (H. Spencer), ou encore dans le long souvenir que nous laisserons dans la postérité ; — 2. la conception panthéiste qui considère l'âme comme une parcelle de la divinité, appelée à rentrer un jour dans le Grand Tout dont elle a été momentanément détachée, et à se confondre avec lui en perdant sa propre personnalité.

L'immortalité, comme les spiritualistes chrétiens l'entendent, c'est la survivance de l'âme qui, à sa séparation d'avec le corps, continue de vivre de sa vie propre, gardant ses facultés supérieures, son identité, le souvenir de son passé et le sentiment de sa responsabilité. D'une immortalité ainsi comprise, nous allons voir quelles sont les preuves.


126. — 3° Preuves de l'immortalité de l'âme. — Trois arguments nous démontrent l'immortalité de l'âme : un argument métaphysique, un argument psychologique et un argument moral.


A. ARGUMENT MÉTAPHYSIQUE. L'immortalité de l'âme découle de sa nature, c'est-à-dire de la double propriété qu'elle a d'être une substance simple et spirituelle — 1. Etant simple, —non composée de parties, — elle ne peut pas périr par décomposition, à la manière des corps matériels, dont la mort consiste précisément dans la dissolution des éléments qui les composent. — 2. Etant spirituelle, — ne dépendant pas essentiellement du corps, — elle ne saurait être entraînée dans la destruction de celui-ci, vu qu'elle a tout ce qu'il lui faut pour pouvoir lui survivre. Il est vrai que l'âme humaine, comme toutes les créatures, est contingente : de même qu'elle aurait pu ne pas exister, de même elle pourrait être annihilée. Mais la raison démontre qu'urne telle annihilation répugne aux attributs de Dieu, en particulier à sa bonté et à sa justice, comme nous allons le voir dans les deux arguments qui suivent[98].


B. ARGUMENT PSYCHOLOGIQUE. — II doit y avoir équation entre les penchants naturels d'un être ci les moyens de les satisfaire, autrement, cet être serait mal fait, et la «sagesse et la bonté de Dieu seraient en défaut. Or les aspirations de l'homme réclament l'immortalité de son âme. Son cœur en effet est plein d'un immense désir de bonheur et soupire après une vie où il puisse connaître le vrai, contempler le beau et aimer le bien. Il est évident, par ailleurs, qu'il ne rencontre ici-bas que vérités incomplètes, imperfections et joies éphémères. Il faut donc une autre vie où l'âme étanche sa soif de bonheur, et une vie sauf fin, car on ne peut jouir pleinement d'un bien qu'autant qu'il n'y a pas crainte de le perdre un jour. Il faut que Dieu qui a mis dans notre âme le besoin d'infini, en même temps que le sentiment de ne l'atteindre jamais dans cette vie, nous réserve un avenir où il y ait proportion entre nos désirs et les moyens de les réaliser ; sinon, l'homme, qui est l'être le plus parfait de la terre, serait aussi le plus malheureux : au lieu que l'animal trouve les jouissances que réclame son instinct, lui seul serait condamné par sa nature à poursuivre une fin à laquelle il lui serait impossible de parvenir.



C. ARGUMENT MORAL. L'immortalité de l'âme est une condition de la morale. Il est conforme, en effet, à la justice de Dieu que chacun reçoive selon ses œuvres, que le bien soit récompensé, et le vice puni. Or il est assez évident que dans la vie présente cet ordre n'est pas toujours observé ; il n'est pas rare que la force prime le droit et que le vice l'emporte sur la vertu. C'est là assurément une situation injuste et anormale que Dieu ne peut tolérer que passagèrement. Il faut donc admettre que Dieu ne dit pas son dernier mot ici-bas, qu'il attend une autre vie où il fera les compensations nécessaires et où chacun recevra selon son mérite. Pour cela, l'âme humaine doit être immortelle et garder sa vie individuelle, consciente de son passé, de ses fautes comme de ses vertus.


D. CONSENTEMENT UNIVERSEL. — Aux preuves qui précèdent, la croyance de tous les peuples peut être ajoutée comme un confirmatur. Nous trouvons des traces de la croyance à l'immortalité de l'âme dans tous les temps et dans tous les pays. Que le séjour des bons s'appelle Ciel ou Elysée ; le séjour des méchants, Enfer ou Tartare, c'est toujours de la même foi à une survie des âmes qu'il est question. Les cérémonies funèbres, le culte des morts, les prières en leur faveur, n'auraient guère de sens en dehors de la croyance à l'immortalité de l'âme. Ajoutons enfin que cette croyance n'est pas un fruit de la civilisation, car elle se retrouve aussi bien chez les peuples sauvages : « Quelle que soit la dégradation de certaines peuplades sauvages, dit Livingstone, il est deux choses qu'on n'a pas besoin de leur enseigner, c'est l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. »


Art. III. — Unité de l'espèce humaine.

127. — État de la question. — Tous les hommes qui composent l'humanité ont-ils une descendance commune et appartiennent-ils à la même espèce[99] ? Voilà bien une question qu'il importe de résoudre, car le monogénisme, c'est-à-dire la provenance de tous les hommes d'un couple unique, est impliqué dans les dogmes du péché originel et de la rédemption, qui sont à la base de la religion chrétienne. Il s'agit donc de savoir si la science est en opposition ou s'accorde avec la foi qui, s'appuyant sur l'Écriture, affirme que le genre humain tout entier est issu d'un seul homme, Adam, et d'une seule femme, Eve.

Le monogénisme a été nié, au XVIIe siècle, par un gentilhomme protestant, delà Peyrère, qui, se figurant que les hommes dont la Genèse rapporte la création au VIe jour (Gen., i, 26 et suiv.), n'étaient pas les mêmes qu'Adam et Eve dont il n'est parlé qu'au chapitre n, crut qu'il y avait eu deux créations, et partant, deux espèces : la première, les Préadamites d'où seraient venus les Gentils, la seconde, les Adamites d'où seraient issus les Juifs. Cette opinion qui s'appuie uniquement sur une fausse interprétation de la Bible, et qui fut rétractée par son auteur, lorsqu'il passa au catholicisme, fut reprise par les philosophes du XVIIe siècle, au nom de la science et de la raison. Mais depuis que de Quatrefages a accumulé, dans son ouvrage l’Espèce humaine, les faits et les preuves qui démontrent lé monogénisme, la question est résolue dans ce sens. Nous allons, du reste, passer rapidement en revue les arguments des polygénistes, et nous verrons comment les monogénistes y répondent.


128. — Arguments des polygénistes. — Si l'on compare les différents groupes humains et que l'on considère les principaux caractères morpho­logiques qui les distinguent, tels que la couleur de la peau, la nature des cheveux, la conformation du crâne et de la face, l'angle facial, l'on peut partager l'humanité en trois types fondamentaux : le type blanc ou caucasien, le type jaune ou mongolique, le type nègre ou éthiopique. — a) La race blanche se caractérise par la couleur blanche de la peau, par les cheveux soyeux, lisses ou bouclés», par un crâne bien développé, un front large et élevé, par des arcades sourcilières peu saillantes, par l'ouverture des yeux horizontale, le nez droit, le menton non fuyant et par un angle facial voisin de 90°. Cette race que nous trouvons en Europe, au nord de l'Afrique et de l'Amérique et dans une partie du sud-ouest de l'Asie, comprend 42 % de la population totale du globe. — b) La race jaune se distingue par la couleur jaune, les cheveux raides, le crâne brachycéphale c'est-à-dire court d'avant en arrière, la face large, les pommettes saillantes, les yeux obliques et étroits, le nez plus large que chez le blanc, mais non aplati, comme chez le nègre, un angle facial un peu plus petit que chez le blanc. La race jaune qui occupe presque toute l'Asie, sauf le sud-ouest, représente 44 % de l'humanité. — c) La race nègre se caractérise par la couleur, qui va du brun foncé jusqu'au noir le plus pur, les cheveux laineux, le crâne dolichocéphale c'est-à-dire allongé d'avant en arrière, le front étroit et fuyant, les arcades sourcilières saillantes, les yeux grands et noirs, le nez court et aplati, lés mâchoires prognathes (du grec pro, en avant et gnathos, mâchoires) c'est-à-dire projetées en avant et terminées par des lèvres épaisses, ce qui rend le menton fuyant, par un angle facial qui descend quelquefois à 70°. La race nègre qui peuple l'Afrique, sauf le Nord, les îles africaines méridionales, Madagascar, quelques îlots asiatiques, l'Australie et la Mélanésie, et qui se trouve disséminée en Amérique, compte 12 % de l'espèce humaine. — L'on pourrait ajouter à ces trois types principaux les races mixtes, comprenant des groupes aux caractères mélangés, tels que les Peaux-rouges qui sont dispersés dans toute l'Amérique et forment 1 ou 2 % de l'humanité.

Ainsi, les polygénistes, insistant sur les différences qui caractérisent les trois types que nous venons de passer en revue, concluent que l'humanité n'a pas une descendance commune et se rattache à plusieurs ancêtres.


129. — 2° Preuves du monogénisme. — Les partisans du monogénisme prouvent l'unité de l'espèce humaine par un double argument. — a) Ils montrent d'abord que les différences invoquées par les polygénistes ne sont pas telles qu'elles constituent des espèces différentes, mais seulement des races distinctes : c'est la preuve indirecte ou négative. b) Puis ils établissent que les ressemblances entre les races appellent l'unité de l'espèce : c'est la preuve directe et positive.


A. PREUVE INDIRECTE. — Aucun des traits qui différencient les trois types ci-dessus mentionnés, ne peut être considéré comme constituant une divergence essentielle entre eux, d'autant plus qu'il y a des différences plus grandes entre certaines races d'animaux dont on ne conteste pas l'unité d'espèce.

Les polygénistes invoquent : — 1. la couleur. Or tout le monde sait que la coloration de la peau résulte de l'influence du milieu et du régime, et qu'elle dépend de la couche de pigment qui se trouve entre le derme et l'épiderme, couche qui s'épaissit et brunit au soleil ; — 2. la nature des cheveux. Quelle que soit leur couleur ou leur forme, leur nature est la môme dans toutes les races ; les cheveux restent toujours des cheveux. Les variations sont plus grandes chez certains animaux, par exemple, chez les moutons qui perdent leur toison en Afrique pour se couvrir d'un poil court et lisse ; — 3. les différences anatomiques, en ce qui concerne surtout là conformation du crâne et de la tête. Or il y a pou de différence entre les races sous le rapport de la capacité crânienne : le poids moyen du cerveau des hommes blancs dépasse un peu 1400 grammes tandis qu'il atteint à peine 1250 grammes chez les nègres ; encore faut-il ajouter que bien des cerveaux de blancs dont l'intelligence est incontestée, comme celui de Gambetta, s'abaisse au-dessous de celui des nègres. Combien moins grandes sont ces différences si on les compare à celles qui existent dans certaines races animales telles que le bouledogue, le lévrier et le barbet! La différence dans la conformation de la tête, —crâne brachycéphale (court et large) chez les blancs; dolichocéphale (allongé d'avant en arrière) chez les nègres, l'allongement de la face qui distingue les orthognathes des prognathes,— n'a pas davantage une valeur absolue, car il est facile de constater qu'il existe des dolichocéphales et des prognathes dans toutes les races. L'on pourrait encore alléguer la différence dans la taille : il y a des Patagons qui mesurent environ deux mètres tandis que des Bochimans ont à peine un mètre ; mais combien cet écart est moins grand que parmi certaines races d'animaux! le chien épagneul n'a que les 2/10 de la taille du Saint-Bernard. — 4. l'angle facial varie à peine de 20° parmi les races humaines tandis qu'il descend brusquement à 40° chez les singes.

Les polygénistes objectent encore la diversité des langues dont certaines paraissent n'avoir aucune racine commune. S'il en était ainsi, -— et plusieurs philologues distingués comme Max Muller le contestent, — l'on pourrait seulement en conclure que la langue primitive unique aurait disparu sans laisser partout de traces.


B. PREUVE DIRECTE. — Les différences entre les races ne dressent pas entre elles une barrière infranchissable. Il y a plus. Leur communauté d'origine ressort de leurs ressemblances : — 1. Ressemblances anatomiques. « Plus on étudie, dit de Quatrefages, et plus on s'assure que chaque os du squelette, depuis le plus volumineux jusqu'au plus petit, porte avec lui dans sa forme et dans ses proportions, un certificat d'origine impossible à méconnaître ». — 2. 'Ressemblances physiologiques. Tant au point de vue de la vie de l'individu que de la conservation de l'espèce, les races sont identiques et diffèrent notablement des animaux. De plus, l'interfécondité des races est le signe le plus évident de l'unité de l'es­pèce[100].— 3. Ressemblances psychologiques. Si nous considérons les races, du point de vue intellectuel et moral, il y a sans contredit de notoires différences dans leur degré de culture et de moralité, mais elles sont loin d'être irréductibles et les distances peuvent être comblées, plus ou moins vite, par l'éducation : aussi bien ne peut-on pas observer de pareils écarts entre individus de même race et de même pays? N'y a-t-il pas, à Paris même, des individus à demi-sauvages à côté de gens de la plus haute culture? Quoi qu'il en soit du degré de civilisation propre à certains individus et à certaines races, il est bien certain que tous les hommes sont doués d'intelligence, capables, par le fait, de penser, de raisonner, de progresser et d'inventer.

Mais, dira-t-on encore, si les hommes actuels paraissent descendre du même couple, peut-on affirmer la môme chose des hommes qui ont appartenu aux temps préhistoriques? « Quand on visite les collections préhistoriques, répond à cela le marquis de Napaillac, il est impossible de se défendre d'un véritable étonnement en voyant partout les mêmes formes, les mêmes procédés de travail, et cela chez des populations sans communication entre elles, séparées par des océans ou par des déserts arides. » Conclusion. — De ce qui précède nous pouvons tirer une double conclusion : — a) Si l'on se place sur le seul terrain scientifique, l'on constate que tous les hommes sont morphologiquement et physiologiquement semblables : leur descendance commune est donc vraisemblable. « En a-t-il été réellement ainsi? ajoute de Quatrefarges. N'y a-t-il eu, en effet, au début, pour chaque espèce animale, qu'une seule et unique paire? Ou bien plusieurs paires entièrement semblables morphologiquement et physiologiquement, ont-elles apparu simultanément et successivement? Ce sont là des questions de fait que la science ne peut ni ne doit aborder, car ni l'expérience ni l'observation ne lui apportent la moindre donnée pour les résoudre. Mais ce que la science peut affirmer, c'est que les choses sont comme si chaque espèce (et par conséquent l'espèce humaine) avait eu pour point de départ une paire primitive unique. »[101] — b) La science ne fait donc pas opposition à la doctrine de l'Église qui enseigne que tous les hommes descendent d'un seul couple, qu'ils sont tous frères par l’origine et la nature.


Art. IV. — De l'Antiquité de l'homme.

130. — La foi nous enseigne, — et la science n'y contredit pas, — que l'humanité tout entière descend d'un couple unique. Une dernière question intéresse l'apologiste : c'est celle de savoir quand ce couple primitif fit son apparition sur la terre. Quel est sur ce point l'enseignement de l'Église? Est-il en opposition avec les données de la science?


Antiquité de l'homme d'après la Foi. — Pour fixer l'âge de l'humanité, l'Église ne peut trouver d'autres renseignements que ceux de la Bible qui raconte la création du premier homme. Malheureusement, « la Bible, dit François Lenormant, ne donne aucun chiffre positif au sujet de la naissance du genre humain. Elle n'a pas, en réalité, de chronologie pour les époques initiales de l'existence de l'homme, ni pour celle qui s'étend de la création au déluge, ni pour celle qui va du déluge à la vocation d'Abraham. Les dates que les commentateurs ont prétendu en tirer sont purement arbitraires et n'ont aucune autorité dogmatique ; elles rentrent dans le domaine de l'hypothèse historique. La chronologie de la Bible, dont on ne connaît pas le vrai texte, ne se présente à nous que profondément corrompue... On est forcément amené à refuser tout caractère historique aux chiffres de durée énoncés dans la Genèse, à l'occasion des patriarches antédiluviens... les nombres sont aujourd'hui tellement incertains que l'étude vraiment scientifique on est presque impossible. Les trois recensions du texte canonique : hébreu ou de la Vulgate, des Septante, Samaritain, offrent entre elles des divergences énormes ; et saint Augustin n'hésitait pas à reconnaître, comme le fait aujourd'hui la critique, les traces de remaniements artificiels et systématiques.»[102]

Ainsi, notons ces deux points importants : — a) La Bible ne fournit aucun chiffre sur la date d'apparition du premier homme ; — b) on ne connaît pas le texte original de la Bible, et les dates données pour la vie des patriarches antédiluviens varient avec les différentes versions : il y a donc eu de la part des copistes altération des chiffres. Pour ce double motif les calculs des exégètes qui ont voulu établir l'âge de l'humanité, présentent de grands écarts, si bien que la création du premier homme remonterait, selon les uns, à 3.500 ans environ avant Jésus-Christ, à 7.000 ans, selon les autres.

Mais en admettant même que le texte original de la Bible fût connu, il resterait à démontrer que l'autour inspiré entendait nous donner une chronologie authentique et une histoire complète du peuple hébreu. Il apparaît, au contraire, que son but essentiel était d'inculquer aux Juifs des vérités morales et religieuses. Qu'il existe des lacunes dans les arbres généalogiques des premiers patriarches, la chose paraît vraisemblable, évidente même, si l'on prend soin de remarquer que les écrivains sacrés comme tous les Orientaux, se laissèrent guider généralement dans leurs chronologies par une raison mnémotechnique. Il ne faut pas oublier en effet que les Livres sacrés étaient destinés à être appris par cœur. Alors pour faciliter le travail de la mémoire, leurs autours n'hésitaient pas, dans les listes généalogiques, à supprimer des intermédiaires et à grouper les noms dans des nombres plus commodes à retenir. C'est pour cette raison sans doute que les patriarches d'avant et d'après le déluge, sont partagés en deux groupes de dix. L'on peut trouver, d'ailleurs, des exemples analogues, dans des livres où les omissions sont faciles à contrôler : telle, par exemple, la généalogie de Jésus par saint Matthieu, où trois noms d'ancêtres les plus connus, Ochozias, Joas et Amazias, sont passés sous silence, sans doute parce que l'Évangéliste voulait diviser sa liste en trois groupes symétriques de quelques noms chacun.

Il faut donc conclure que la Bible ne fixe aucune date pour l'apparition du premier homme. Mais, objectent les adversaires mal intentionnés ou mal informés, comme Gabriel de Mortillet, est-ce que Bossuet lui-même dans son Discours sur l'Histoire universelle n'a pas fait remonter la création du monde à 4.000 ans avant Jésus-Christ, date que certains catéchismes ont répétée et répètent encore? Sans doute, mais ni Bossuet, ni les catéchismes n'ont jamais émis la prétention de donner cette chronologie comme un enseignement officiel de l'Église. Et la preuve en est bien que ceux qui font profession d'exégèse ne se croient nullement liés par une date quelconque, et que l'un des plus illustres d'entre eux, Le Hie, a pu écrire les paroles suivantes que nous adoptons comme conclusion. « La chronologie biblique flotte indécise ; c'est aux sciences humaines qu'il appartient de trouver la date de la création de notre es­pèce. »


'131. — 2° Antiquité de l'homme d'après la Science. — La question de l'antiquité de l'homme, que l'Église n'a jamais eu la prétention de trancher, est-elle résolue par la Science? Celle-ci est-elle en mesure de déterminer, au moins d'une manière approximative, la date à laquelle il faut reporter les débuts de l'humanité ? Avant de répondre à cette question, demandons-nous de quels éléments d'information la science dispose pour résoudre le problème. Évidemment l'histoire ne saurait lui apporter sur ce point aucun renseignement ; celle-ci, remonte en effet, à peine à 2.000 ans avant Jésus-Christ. Il y a bien encore les monuments et les traditions populaires que l'on rencontre dans les pays réputés les plus anciens comme la Chine, l'Inde, l'Egypte, la Chaldée. Mais les monuments datent d'une époque où les nations étaient déjà constituées et ne peuvent avoir dès lors qu'une antiquité très restreinte, et quant aux traditions populaires, elles appartiennent plutôt au domaine de la légende qu'à celui de l'histoire ; par exemple, le chiffre de plus de deux millions que certains lettrés chinois assignent à l'existence de leur pays ne repose sur aucun fondement, L'histoire n'est donc d'aucune utilité dans la solution du problème ; tout au plus, peut-elle fixer un minimum au delà duquel la science doit porter son enquête. L'antiquité de l'homme ne saurait dès lors être déterminée que par la préhistoire, si tant est qu'elle puisse l'être. Or la science préhistorique est elle-même très imparfaite pour la bonne raison qu'elle doit faire appel à d'autres sciences telles que la géologie, la paléontologie, l'archéologie, qui sont incapables de marquer des dates précises.

Quoi qu'il en soit, il s'agit pour la préhistoire de retrouver les premières traces de l'espèce humaine et de calculer combien d'années ont pu s'écouler depuis. Or, comme on peut le voir aisément, le problème une double difficulté. La première c'est que la géologie n'est jamais sûre d'atteindre les traces du premier homme, et la seconde c'est qu'il n'est guère possible d'établir de chronologie.

Voici maintenant comment les savants procèdent pour solutionner le problème. Le premier travail est celui de la géologie. Étudiant les différentes phases par lesquelles la terre a passé, depuis la formation de son écorce, les géologues distinguent cinq périodes, de durée plus ou moins longue, désignées, suivant la nature des terrains et leur ordre de superposition, sous les noms de primitive, primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire. La vie commence à partir de la période primaire, mais c'est seulement dans les terrains quaternaires que l'on trouve des traces certaines de l'homme ; l'hypothèse de son apparition à l'époque tertiaire n'a pu être démontrée jusqu'ici. Et il faut entendre par traces certaines, non seulement les ossements qui sont un témoignage irrécusable de son existence, mais encore les objets dont on peut garantir qu'ils furent travaillés ou utilisés par lui : tels sont les silex taillés, les os façonnés en poinçons, en aiguilles et en harpons, les colliers et les pendeloques qui lui servaient d'ornements. Tous les préhistoriens s'accordent à dire que les silex de la forme chelléenne[103], taillés en amande aplatie, représentent pour le moment les traces les plus anciennes de l'existence de l'homme. En 1867, l'abbé Bourgeois, supérieur du petit séminaire de Pontlevoy, découvrira Thenay (Loir-et-Cher),dans des couches marneuses du mio­cène[104], de nombreux éolithes ou silex éclatés qui lui paraissaient indiquer les traces du travail humain. Mais, en 1878, au congrès du Trocadéro, la majorité d'une commission scientifique fut d'avis contraire. Il a été reconnu, depuis, que ces éolithes pouvaient tout aussi bien être le résultat d'agents naturels et que, par exemple, des silex entraînés par un torrent pouvaient, en s'entrechoquant, produire les éclatements que l'abbé Bourgeois avait pris pour l'œuvre de l'homme. Il n'y a donc pas de preuve que les débuts de l'humanité doivent être reportés au tertiaire.


La chronologie doit, par conséquent, jusqu'à preuve du contraire, s'établir à partir de l'époque quaternaire. Or celle-ci se divise en deux parties : l'époque glaciaire et l'époque moderne. L'époque glaciaire se subdivise elle-même en trois phases principales d'avancement suivies d'une période intermédiaire de recul des glaciers. Les restes de squelettes humains font défaut au commencement de l'ère quaternaire ; par contre, les plus anciens silex travaillés par l'homme, qu'on a retrouvés, sont considérés par les géologues comme de l'époque qui a précédé la seconde invasion glaciaire.

Toute tentative de chronologie doit dès lors prendre là son point de départ. Mais comment apprécier l'âge de l'époque quaternaire? On l'a essayé en se basant sur la marche des glaciers. Les uns, comme de Mortillet, ont évalué l'âge de l'humanité à plus de deux cent mille ans ; d'autres, à dix mille ans. L'écart des deux chiffres suffit à montrer combien les résultats de la science manquent de précision.


Conclusion. — Ainsi, comme on peut le voir, d'une part, la Foi ne peut être en contradiction avec la Science, vu qu'elle ne fixe aucun chiffre ; d'autre part, la Science manque encore de données suffisantes pour résoudre un problème qui doit rester bien son domaine[105].


BIBLIOGRAPHIE. — L'Ami du Clergé, 1er mars 1923 (N° 9). — Mgr Farges, Le Cerveau, l'Ame et les Facultés (Berche et Tralin). — P. Janet, Le Matérialisme contemporain. — Mgr Duilhé de Saint-Projet, Apologie scientifique de la Foi. — Guibert, Le conflit des croyances religieuses et les sciences de la nature ; Les Origines. — Poulin et Loutil, Dieu (Bonne-Presse). — Dans le Dictionnaire ap. de la Foi ; DaRIO, Art. Matérialisme ; Coconnier, Art. Ame Dr Surbled, Art. Cérébrologie ; P. de Monnynck., Art. Déterminisme ; abbés Breuil et Bouyssonie, Art. L'Homme préhistorique d'après les documents paléontologiques ; Guilbert, Unité de l'Espèce humaine. — Daumoijt, Le problème de l'évolution de l'homme (Se. et Foi). — De Nadaillac, L'homme et le singe (Bloud), Le problème de la vie (Masson). — De Quatrefages, L'Espèce humaine (Alcan). — De Lapparent, L'ancienneté de l'homme et les silex taillés (Bloud). — M. Boule, Les Hommes fossiles, Éléments de Paléontologie humaine. Voir sur ce livre le compte rendu des Études (5-20 mars 1921) et la Chronique de Préhistoire dans la Rev. d'Ap. (1er et l5 avrill921).—Vialleton, L'Origine des êtres vivants, L'Illusion transformiste, Paris, 1929.

Section III : Rapports entre Dieu et l'homme

Chapitre I. — Religion et Révélation.

DÉVELOPPEMENT


Les Rapports entre Dieu et l'homme. Division du Chapitre.


132. — Les Rapports entre Dieu et l'homme. — Entre Dieu, créateur et Providence, et l'homme doté d'une âme raisonnable, libre et immortelle, il importe de savoir quels sont les rapports. Que le lien de dépendance qui rattache la créature à son créateur, impose à l'homme des devoirs envers Dieu, cela va de soi. Ce qui est certain encore, c'est qu'à l'aide de sa raison seule, l'homme peut déterminer, plus ou moins bien sans doute, l'ensemble de ses obligations qui constituent ce qu'on appelle la religion.

Mais la raison ne saurait aller plus loin. Ce qu'elle ne peut pas dire a priori c'est si les rapports qui doivent exister en droit, sont ceux qui existent en fait. Car les relations, qui se forment entre deux personnes, ne dépendent pas, toujours et uniquement, de l'ordre naturel des choses, mais encore et surtout, de leur libre volonté. Or, sur ce point, seule, l'histoire peut nous renseigner. C'est donc elle qu'il faut consulter pour apprendre si, en dehors du lien naturel qui unit la créature à son créateur, il a plu à Dieu d'établir d'autres rapports avec l'humanité, s'il n'a pas élevé l'homme à une destinée plus haute que celle à laquelle il avait droit, et conséquemment, s'il ne lui a pas imposé des devoirs nouveaux.

Si cette dernière hypothèse est la vraie, comment pouvons-nous en acquérir la certitude1! A supposer que Dieu soit intervenu dans la marche de l'humanité, qu'il soit entré en communication avec elle, nous ne pouvons pas refuser créance à sa parole, mais à une condition toutefois» c'est que son intervention soit entourée de signes qui ne laissent aucun doute dans notre esprit.


133. — Division du chapitre. — La recherche historique de la vraie religion suppose donc trois questions préliminaires. Il nous faut savoir : -— 1° ce qu'est la religion en général; — 2° ce qu'est la Religion révélée ; et — 3°œ quels signes on peut reconnaître la "Révélation. Nous traiterons les deux premières questions dans ce chapitre et la troisième dans le chapitre suivant.


Art. I. — De la Religion en général.

134. — Si nous considérons la religion au point de vue général, nous pouvons nous demander : 1° quel concept nous devons nous en faire ; 2° quelle en est la nécessité ; et 3° quelle en est l’origine.

§ 1.— La Religion en général. Ses éléments. Définition. Objection.

135. — Étymologiquement, le mot religion vient : — a) selon les uns Cicéron), de « relegere» recueillir, ramasser, considérer avec soin, et s'oppose à negligere, faire peu de cas, négliger ; la religion serait alors l'observation fidèle des rites ; — b) selon les autres (LaCtance, saint Jérôme, saint Augustin), de religare, relier, la religion ayant pour fondement le lien qui rattache l'homme à Dieu. Si la première étymologie paraît plus probable, la seconde est plus simple et indique mieux la raison d'être de la religion.

136. — 1° Éléments qui constituent la Religion. — II y a deux façons de déterminer les éléments qui constituent la religion considérée en général : par la méthode a priori et par la méthode a posteriori. — a) A PRIORI. Si l'on prend comme point de départ ce que nous savons déjà sur la nature de Dieu et de l'homme, il est possible de déduire les rapports qui naissent de ce fait que le premier est Créateur et Maître, et le second, créature et serviteur. —b) A POSTERIORI. Si, au lieu de considérer la religion d'une manière abstraite, nous interrogeons les faits, si, à la lumière de l'histoire, nous étudions ce que l'on appelle le phénomène religieux, tel qu'il nous apparaît dans le passé comme dans le présent, il est assez facile de découvrir ce qui fait le fond de toutes les religions.

Par ce double procédé nous aboutissons au même résultat, et nous voyons que la religion comporte un triple élément ; des croyances, des préceptes et un culte : — 1. Des croyances ou dogmes. Il est clair, en effet, qu'aucune religion ne peut subsister sans un certain nombre de croyances, tant sur l'existence même et la nature de la divinité, que sur l'existence et la survivance de l'âme humaine. « Sans doute, dit de Quatrefages, cette religion pourra être rudimentaire, souvent puérile ou bizarre... maie elle « ne perd pas pour cela son caractère essentiel... Toute religion repose sur la croyance à certaines divinités. Les idées que les divers peuples se sont faites de ces êtres qu'ils vénèrent ou qu'ils redoutent ne pouvaient évidemment être les mêmes. Pour le sauvage comme pour le mahométan, le juif ou, le chrétien, l'être auquel il s'adresse est le maître de ses destinées, et il le prie, comme eux, dans l'espoir d'obtenir le bien ou d'écarter le mal. » Ainsi, à la base de la religion, nous trouvons la foi en une divinité supérieure, de laquelle dépend notre destinée et que dès lors il importe de se rendre favorable. — 2. Des préceptes fondés sur la distinction entre le bien et le mal. Toute religion entraîne avec soi des obligations morales dont l'accomplissement ou l'infraction implique récompense ou punition, II est assez évident que si l'on admet une divinité souveraine, l'impiété et l'injustice ne doivent pas avoir le même sort que la piété et la justice. — 3. Un culte, c'est-à-dire des rites, — cérémonies extérieures, prières, sacrifices, — par lesquels l'homme traduit son respect et sa reconnaissance vis-à-vis de son Maître et Bienfaiteur, fait l'aveu de sa dépendance, implore les faveurs de la divinité et s'efforce de calmer son courroux, dans le cas de faute. Le culte est donc une suite et une conséquence de la croyance à un, ou plusieurs Etres supérieurs : aussi le retrouvons-nous, d'une manière plus ou moins parfaite, au centre de toutes les religions.


137. — 2° Définition. — La religion, dont nous venons de déterminer les éléments constitutifs, peut donc se définir : l'ensemble des croyances, des devoirs et des pratiques par lesquels l'homme confesse la divinité, lui adresse ses hommages et implore son assistance.

Nota. — La définition qui précède s'applique à la religion en général, mais, en fait, il y a lieu de distinguer la religion naturelle et la religion surnaturelle. — a) La religion naturelle est l'ensemble des obligations qui découlent pour l'homme du fait de sa création, et qu'il peut discerner à l'aide de sa raison. — b) La religion surnaturelle ou positive est l'ensemble des obligations qui sont imposées à l'homme par suite d'une révélation divine et qui ne découlent pas nécessairement de la nature des choses.


138. — 3° Objection. — II n'est pas vrai, nous objecte-t-on, que toutes les religions comprennent les trois éléments que nous venons de signaler comme formant l'essence de la religion en général. Il est possible de découvrir partout une sorte de culte, si l'on appelle de ce nom les innombrables pratiques de superstition et de magie. Mais il n'en va pas de même des croyances et des préceptes. — a) Pour ce qui concerne d'abord les croyances, il y a des religions qui n'admettent aucune divinité. Telle est par exemple la religion des sauvages dont les seuls éléments, sont, d'après M. Salomon Reinach (Orpheus), l'animisme, la magie, les tabous et le totémisme. — b) Quant à la morale, elle n'a, d'après Tylor, « aucun rapport avec la religion ou n'a tout au plus que des rapports rudimentaires. »[106] Et les principaux facteurs du développement de la morale auraient été, selon G. Le Bon[107], l'utilité, l'opinion, le milieu, les sentiments affectifs, l'hérédité, mais non la religion.


Réfutation.. — A. CROYANCES. Ainsi, d'après M. S. Reinach, la religion des sauvages ou Primitifs, désignée souvent sous le nom de Fétichisme[108], comprend bien un certain nombre de superstitions et de pratiques, telles que l'animisme, la magie, les tabous et le totémisme, mais non la croyance à une divinité.

Définissons d'abord les mots. — 1. L'animisme est la croyance à l'existence d'êtres spirituels, les uns attachés à des corps dont ils sont l'âme, les autres indépendants des corps, mais pouvant entrer en communication avec eux. L'animiste peuple donc le mondé d'âmes et d'esprits avec lesquels il peut entrer en relations[109]. — 2. La magie, c'est précisément l'art d'entrer en communication avec les esprits qui sont supposés être derrière les corps, de capter leur influence, de se les associer par un pacte pour des œuvres occultes. — 3. Le tabou est une interdiction de caractère sacré. Ce mot « s'applique à tout ce qui a été désigné par l'autorité compétente, — personnes, animaux, plantes, lieux, mots, actions, etc. — comme sacré et interdit, sous peine, en cas d'infraction, de souillure ou de péché, entraînant la mort ou un autre dommage, à moins qu'on n'ait été absous à temps, et qu'on n'ait satisfait par une pénitence appropriée, ordinairement une offrande ou un sacrifice»[110]. — 4. Le totémisme est difficile à définir. D'après M. S. Reinach, le totémisme est « une sorte de culte rendu aux animaux et aux végétaux considérés comme alliés et apparentés à l'homme » ; le nom de totem, d'origine indienne (otam = marque ou enseigne) désigne « l'animal, le végétal, ou plus rarement, le minéral ou le corps céleste en qui le clan reconnaît un ancêtre, un protecteur et un signe de ralliement ». Le totémisme » n'a pas créé le tabou, dont la raison d'être part d'un autre principe, mais il a été l'occasion de nombreux tabous : c'est ainsi qu'il est généralement interdit aux membres de la famille qui porte le nom d'un totem ou qui se réclame de lui, de le tuer ou de le manger, — si ce n'est en sacrifice et par manière de communion, — de le toucher ou même de le regarder. »[111] « L'animal ou le végétal dont il est convenu qu'on doit s'abstenir est tantôt considéré comme sacré, tantôt comme immonde ; en réalité il n' est ni l'un ni l'autre : il est tabou. La vache est tabou chez les Hindous, le porc est tabou chez les Musulmans et les Juifs, le chien est tabou dans presque toute l'Europe. »[112]


Est-il vrai que la Religion des Primitifs consiste uniquement dans quelques croyances et pratiques superstitieuses dont nous venons de signaler brièvement les principales ? Sans doute, « il y a, dit Mgr Le Roy, du Fétichisme chez les Noirs, mais il y a autre chose : le Fétichisme n'est pas tout leur culte, et encore moins toute leur Religion... Quand on a longtemps vécu avec nos Primitifs... on arrive bientôt à cette constatation que, derrière ce qu'on appelle leur Naturisme, leur Animisme, leur Fétichisme, surgit partout, réelle et vivante, quoique souvent plus ou moins voilée, la notion d'un Dieu supérieur — supérieur aux hommes, aux mânes, aux esprits et à toutes les forces de la Nature. Les autres croyances, en fait, sont variables comme les cérémonies qui s'y rattachent ; celle-ci est universelle et fondamentale »[113]. La Religion des Primitifs n'est donc pas, comme on l'a prétendu, un Fétichisme pur et simple. Là, comme ailleurs, il importe de distinguer ce qui constitue les vrais éléments de la Religion, de ceux qui n'en sont que la contrefaçon.


B. MORALE. — Quant au second élément de toute religion, la Morale, peut-on dire que la connaissance de Dieu soit sans influence sur la vie du Primitif ?... Nous ne pouvons mieux faire que d'emprunter la réponse à M. S. Reinach lui-même. « L'humanité, écrit-il, croit d'instinct qu'il existe une relation intime entre la morale et la religion, malgré les philosophes qui voudraient constituer la morale comme une simple création de la raison... Une restriction (morale) rentre dans la classe des tabous dont les prohibitions ayant un caractère de moralité permanente, ne sont qu'un cas particulier. Or un trait caractéristique des anciennes législations religieuses... c'est de ne pas distinguer nettement les interdictions morales des autres qui sont de nature superstitieuse ou rituelle. »[114]

Conclusion. — Pour les préceptes, comme pour les croyances, il faut donc savoir faire la distinction entre les défenses de nature religieuse et celles de nature superstitieuse. Mais il reste incontestable que les Religions, même les plus rudimentaires comme celle des Primitifs, comportent une croyance à un être supérieur et des obligations qui découlent de cette connaissance.


§ 2. NÉCESSITÉ  DE LA RELIGION.

139. — Le lien de dépendance qui rattache l'homme à Dieu est le fondement de la Religion. Il s'agit maintenant de savoir si l'homme est libre de s'affranchir de ce lien et de rejeter les obligations qu'il lui impose. La religion est-elle pour l'homme un devoir auquel il n'a pas le droit de se dérober?


1° Adversaires. — Cette nécessité est niée : — a) par les athées. Que la religion n'ait pas sa raison d'être pour ceux qui n'admettent pas l'existence de Dieu, comme les athées, ni même pour ceux qui le déclarent inconnaissable, comme les positivistes et les agnostiques, c'est là une conséquence toute naturelle ; — b) par les indifférentistes qui, sans être athées, pensent que Dieu n'a que faire de nos hommages ; — c) par certains déistes, qui ne croient pas à l'utilité de la prière ou qui estiment que Dieu doit être adoré en esprit et en vérité, et non par un culte extérieur et public.



140. — 2° Thèse. — Il y a obligation morale pour tout homme de professer la religion, c'est-à-dire de reconnaître Dieu comme son Seigneur et Maître et de lui rendre un culte. Cette proposition s'appuie sur trois arguments : un argument métaphysique, un argument psychologique et un argument historique.


A. ARGUMENT MÉTAPHYSIQUE. — Le fait que Dieu est notre Créateur, notre Providence et notre Législateur, — ce qui a été démontré dans la première section, — impose à l'homme des devoirs auxquels il ne peut se soustraire. En tant que Créateur, Dieu a droit à nos hommages et à nos adorations : il faut que, par des actes de culte, nous reconnaissions, d'une part, son souverain domaine et, de l'autre, notre absolue dépendance. En tant que Providence, Dieu nous conserve la vie, il continue ses bienfaits : il a droit dès lors à notre reconnaissance. En tant que Législateur, et à ne considérer que la Religion naturelle, il nous a donné la raison qui nous permet de distinguer entre le bien et le mal. Nous devons donc obéir à cette loi que la conscience nous fait connaître et, quand il y a lieu, réparer nos fautes par la pénitence.


B. ARGUMENT PSYCHOLOGIQUE. — Si nous interrogeons les facultés de notre âme, la religion nous apparaît nécessaire, dans ce sens qu'elle seule peut satisfaire leurs aspirations. — 1. Notre intelligence cherche irrésistiblement le vrai, mais elle ne peut le trouver qu'en Dieu, la Vérité infinie. Or la religion a pour but de l'y conduire et de l'arracher déjà aux angoisses du doute : « Comment vivre en paix, dit Jouffroy, quand on ne sait ni d'où l'on vient ni où. l'on va, ni ce qu'on a à faire ici-bas? quand tout est énigme, mystère, sujet de doutes et d'alarmes ? »[115] En nous donnant précisément la solution de ces problèmes, la religion fixe et tranquillise notre esprit. — 2. Notre volonté tend au bien ; mais pour l'accomplir, elle se sent faible, incertaine, et réclame un secours qu'elle ne trouve pas en dehors de la religion. — 3. Notre cœur enfin a soif de bonheur. Mais il a beau le demander aux richesses, à la gloire, aux plaisirs de ce monde. Celui qu'il rencontre par hasard se flétrit et se décolore aussitôt ; jamais il ne tient ses promesses : il n'est pas ce qu'il paraissait ni surtout ce que l'on voudrait qu'il soit. Semblable à une ombre, à un rêve trompeur, le bonheur vient dans la mesure où il existe ici-bas : illusoire et fugitif. La religion seule peut combler le vide de notre âme en y mettant Dieu.


C. ARGUMENT HISTORIQUE. — L'histoire nous témoigne que la religion est un fait universel, à tel point que des anthropologistes ont défini l'homme « un animal religieux». Or ce fait serait incompréhensible, si la croyance au surnaturel[116] ne répondait pas à un besoin intime d« l'homme et ne s'imposait pas à lui comme une nécessité.

Que la religion soit un fait universel, c'est là un point d'histoire que l'on ne conteste plus à notre époque.— 1. Sans doute, certains paléontologistes, comme Gabriel de Mortillet, l'ont nié de l'homme primitif et ont prétendu que la préhistoire ne pouvait apporter aucune preuve que la religion aurait existé à l'âge de la pierre taillée. Les choses seraient telles que nous ne pourrions rien conclure plutôt dans un sens que dans l'autre, vu que des générations aussi éloignées de nous ont pu disparaître sans laisser de traces de leurs manifestations religieuses. Mais il n'en est pas ainsi, et l'on a retrouvé dans plusieurs stations paléolithiques de nombreux objets que les paléontologistes s'accordent à regarder comme des instruments de culte, des talismans ou amulettes. — 2. Nos adversaires ont encore allégué l'exemple des sauvages actuels ; et certains voyageurs, comme Lubbock, ont cherché à établir qu'ils n'avaient rencontré parmi eux aucune croyance religieuse. Nous avons vu précédemment (N° 138) ce qu'il fallait penser de cette opinion. Elle s'appuie sur des recherches superficielles, ainsi que le constate le célèbre professeur hollandais Tiele, dans son Manuel de l'histoire des religions : « L'assertion, dit-il, d'après laquelle il y aurait des peuples ou des tribus sans religion, repose, soit sur des observations inexactes, soit sur une confusion d'idées... On a donc le droit d'appeler la religion prise dans son sens le plus large un phénomène propre à l'ensemble de l'humanité. »

3. Il est vrai que des positivistes, tels que A. Comte, tout en reconnaissant le fait, essaient d'en contester la valeur en faisant entrevoir la disparition des dogmes dans un avenir plus ou moins prochain, en montrant la science succédant à la religion, et l'ère théologique faisant place à la religion de l'Humanité, laquelle doit répondre, d'une façon définitive, à l'irréductible instinct religieux de la nature humaine. C'est là une pure hypothèse qui ne repose sur aucun fondement et qui, en tout cas, sort du domaine des faits. Nous n'avons pas à percer le voile de l'avenir, ni à rechercher ce que l'humanité sera un jour ; il s'agit de ce qu'elle fut et de ce qu'elle est. Sur ce double terrain des faits, — le seul sur lequel puisse se placer tout positiviste conséquent avec lui-même, — nous pouvons dire que les hommes de tous les temps, non seulement ont affirmé l'existence du surnaturel, mais même ont cru à la possibilité d'entrer en relations avec des êtres supérieurs, de se les rendre propices soit par la prière, soit par d'autres moyens. Toutes les religions se sont proposé de mettre l'homme en rapport avec la divinité, et la Religion naturelle, quelque séduisante qu'elle puisse paraître dans les descriptions de Jean-Jacques Rousseau (Profession de foi d'un Vicaire Savoyard), de V. Cousin et de J. Simon (La Religion naturelle), a toujours paru insuffisante.

Nous avons donc le droit de conclure que la nécessité de la Religion nous est démontrée par la raison, par les aspirations de l'âme humaine et par l'histoire.

Remarque. — Nous pourrions nous demander si la nécessité d'une Religion en général implique le devoir d'accomplir certains actes de religion en particulier, et quels actes plus spécialement doivent nous concilier la divinité. Ces différents points rentrent mieux dans l'exposition de la Doctrine catholique, où il est question de la prière, des actes de culte et du sacrifice. Nous y renvoyons[117].


§ 3. — Origine de la Religion.

141. — Position du problème. — Rechercher l'origine de la Religion, c'est se demander si la Religion vient de l'homme ou de Dieu, si elle est une invention humaine ou si elle est de provenance divine. Or la question peut être envisagée à un double point de vue : au point de vue historique et au point de vue dogmatique. Evidemment l'apologiste n'a le droit de traiter la question que du seul point de vue historique, mais il a en même temps le devoir de montrer qu'il n'y a pas opposition entre les deux points de vue.

Deux hypothèses principales ont été proposées pour expliquer l'origine de la religion : la première, soutenue par les rationalistes, suppose que la religion primitive est le produit de l'homme et que la première forme en fut le polythéisme ; la seconde pense, au contraire, que l'espèce humaine fut instruite, d'abord, par Dieu lui-même, et que la religion primitive fut le monothéisme. Nous allons exposer rapidement ces deux opinions.


142. — I. Hypothèse rationaliste. — 1° Préliminaires. Remarquons, avant d'aborder le système rationaliste, que beaucoup d'historiens des religions, à tendances matérialistes et positivistes, attachent le plus vif intérêt à la question qui nous occupe, moins par une curiosité philosophique, assurément très légitime, que par l'arrière-pensée de trouver un terrain où ils puissent battre en brèche le catholicisme. Ils étudient donc les faits religieux comme le physicien et le chimiste étudieront les faits de la nature. Appliquant la méthode positive, ils décrivent, analysent, classent les phénomènes religieux avec une précision rigoureuse ; puis, comme dans toute science positive, ils recherchent les lois qui président à l'éclosion et au développement du sentiment religieux. Passant ainsi en revue les croyances, pratiques, cultes, superstitions et magies des peuples, tant anciens que modernes, ils prétendent aboutir à cette conclusion : que toutes les religions ont une origine naturelle qui ne suppose aucune intervention supérieure. L'on voit tout de suite les conséquences d'une telle hypothèse, si elle était démontrée historiquement vraie. Ce ne serait rien moins que la ruine du dogme catholique qui enseigne qu'Adam et Eve furent éclairés au sujet de leurs devoirs par une révélation divine.


Exposé du système rationaliste. — L'hypothèse rationaliste s'appuie sur un double argument : philosophique et historique.


A. ARGUMENT PHILOSOPHIQUE.— Les rationalistes qui adoptent la thèse de l'évolution, — et c'est la majeure partie, — raisonnent de la manière suivante. L'homme, disent-ils, étant sorti de l'animal par une longue série de lentes transformations, ne fut pas religieux à l'origine, il ne le devint que peu à peu. Sa religion fut d'abord vague et grossière, comme nous Je constatons encore aujourd'hui chez les sauvages qui représentent à nos yeux les mœurs et les croyances des hommes primitifs. Elle se perfectionna, s'idéalisa petit à petit : le primitif fut d'abord animiste, fétichiste, puis idolâtre, puis polythéiste, et enfin monothéiste. Les différentes croyances religieuses marquent donc les étapes qui vont de l'état sauvage à la civilisation.

Cependant l'évolution n'est qu'une partie du système rationaliste, car il va de soi que, si elle suffit à expliquer, dans une certaine mesure, le développement des religions, elle ne dit pas comment est né le sentiment religieux. La question de l'origine de la religion n'est donc pas résolue par la doctrine de l'évolution. Si l'homme n'a pas toujours été religieux, ou même s'il l'a toujours été, d'où lui est venu ce besoin du surnaturel? Les rationalistes ont proposé, pour solutionner le problème, de multiples théories dont les trois principales sont : la théorie naturiste, la théorie sociologique et la théorie psychologique. — 1. Théorie naturiste. A mesure qu'il se dégagea de l'animalité, l'homme voulut se rendre compte des phénomènes merveilleux de la nature qui frappaient son imagination. Incapable d'en découvrir la cause réelle, il supposa qu'il y avait derrière eux des agents qui les produisaient à leur gré ; c'est ainsi qu'il peupla le monde d'êtres invisible, d'âmes, de génies, de dieux, etc. L'origine de la religion serait donc à chercher dans l'étonnement devant la grandeur des phénomènes atmosphériques, dans l'ignorance et la crainte physique ou morale, dans les troubles de conscience nés de la peur du châtiment. Cette théorie est adoptée, au moins dans son fond, par les positivistes A. Comte, Littre, H. Spencer, Lubbeck, et plus récemment, par A. Réville. — 2. Théorie sociologique. D'après les partisans de cette théorie (Durkheim, Mauss, Lévy, Hubert...) la religion serait l'œuvre de la société ; elle aurait été d'abord un ensemble de croyances et d'interdictions (tabous) imposées par la collectivité à ses membres : croyances et interdictions sans lesquelles aucune société ne saurait ni exister ni se développer. Et la preuve que telle est bien l'origine de la religion, disent les sociologistes, c'est que le culte et toutes les manifestations religieuses ont toujours fait partie de la vie sociale. — 3. Théorie psychologique. Bien que-différant dans leurs explications, tous les psychologistes s'accordent sur ce point général que la religion serait issue de la nature de l'homme, que les croyances, la morale, le culte, bref, toute l'organisation religieuse serait le produit du cœur humain. Et le principal argument sur lequel ils s'appuient, est tiré de la permanence et de l'identité du phénomène religieux. Les mêmes effets supposant les mêmes causes, il faut, disent-ils, rejeter l'hypothèse d'une simple coïncidence ou du hasard, et admettre comme seule cause possible l'identité de la nature humaine. « II faut donc, dit M. Salomon Reinach (Culte, Mythes et Religions), chercher l'origine des religions dans la psychologie de l'homme, non pas de l'homme civilisé, mais de celui qui s'en éloigne le plus, dans la psychologie des sauvages actuels. »

A la théorie psychologique l'on pourrait rattacher la théorie moderniste qui attribue l'origine de la religion à l'action de Dieu ou du divin dans la subconscience. D'après les partisans de ce système, les relations entre Dieu et l'homme s'établiraient d'abord au fond de l'âme, dans cette partie qui constitue le domaine de l'inconscient. La religion naîtrait le jour où ces rapports intimes entre Dieu et l'homme sortiraient de la subconscience et seraient perçus par la conscience qui ferait, alors seulement, l'expérience individuelle de ses relations avec l'invisible ; le subconscient serait, dans cette ' hypothèse, le trait d'union entre les deux mondes : le surnaturel et la nature (voir W. James, L'Expérience religieuse).


B. ARGUMENT HISTORIQUE. Quels que soient les services que la philosophie puisse rendre dans la recherche de l'origine de la religion, il est clair que la question est, avant tout, historique. Les rationalistes, d'ailleurs, ne l'ont pas compris autrement, et ils ont demandé à l'histoire des preuves que celle-ci était bien incapable de leur donner. Ils ont donc prétendu que l'animisme (voir Î7° 138) faisait le fond des religions des peuples les plus anciens, des Sumir et des Acead, races primitives de la Chaldée, des Égyptiens et des Chinois, et que c'est de cette forme primitive, de cette simple croyance aux esprits invisibles et aux génies que seraient sorties les formes les plus parfaites et les religions les plus élevées.


143. — II. Hypothèse catholique. — Nous appelons de ce nom l'hypothèse des historiens des religions qui, sans s'appuyer Sur le dogme catholique prétendent que, du seul point de vue historique, il est tout aussi admissible et même plus vraisemblable, d'attribuer l’ origine de la religion à une révélation primitive et de croire que la première forme religieuse fut le monothéisme. L'hypothèse catholique s’appuie sur un double argument : un argument négatif et un argument positif.


A. ARGUMENT NÉGATIF. — L'un des meilleurs arguments en faveur de la thèse catholique, c'est précisément la faiblesse et l'insuffisance du système rationaliste. Les historiens catholiques n'ont pas de peine à montrer que les raisons apportées par les rationalistes à l'appui de leur thèse ne sont pas convaincantes. — a) Tout d'abord pour ce qui concerne l'argument philosophique, ils font remarquer que la doctrine de l'évolution, en dépit de la vogue dont elle jouit, est loin d'être une certitude[118] et qu'elle ne semble pas applicable à tous les domaines. Or, disent-ils, baser une théorie religieuse sur une hypothèse non vérifiée, n'est pas un procédé scientifique. Quant aux trois systèmes qui se font fort d'expliquer l'origine du phénomène religieux, s'ils contiennent des parcelles de vérité, ils n'en sont pas moins incomplets. — 1. La théorie naturiste qui met l'origine de la religion dans l'ignorance ou la peur, ne rend pas compte de la permanence du culte, si, à la rigueur, elle en peut expliquer l'origine ; car l'ignorance et la peur sont des causes passagères qui doivent disparaître avec l'explication des phénomènes merveilleux de la nature. — 2. La théorie sociologique est-elle plus soutenable quand elle donne pour cause au sentiment religieux l'influence de la société? II est permis d'en douter. Il est vrai que l'un des caractères du phénomène religieux, c'est d'être collectif et ce trait a paru si essentiel à certains apologistes qu'ils en ont parfois exagéré l'importance, comme en témoignent les paroles suivantes : « II n'y a pas, dit Brunetière, de religion individuelle, on ne peut pas plus être seul de sa religion, qu'on ne le pourrait être de sa famille et de sa patrie : patrie, famille, religion, sont des expressions collectives s'il en fut jamais.»[119] Mais de ce que la religion est ordinairement sociale, — et cela n'est pas étonnant, puisque le lien qui nous rattache à Dieu est le même pour tous les hommes, — il n'en faut pas conclure que l'homme ne peut être religieux qu'autant qu'il fait partie de la société ; ni davantage, que l'origine de la religion se trouve dans la collectivité. On peut être religieux tout en vivant dans les déserts, témoin les ermites et les anachorètes. Tout au plus peut-on dire que la forme sociale accompagne généralement le phénomène religieux, mais il ost faux de prétendre qu'elle le crée. Donc le sociologisme ne résout pas le problème. — 3. La théorie psychologique et la théorie moderniste n'ont pas tort quand elles font une large place soit au sentiment religieux, soit à l'influence de Dieu sur l'âme humaine, mais elles sont insuffisantes en laissant de côté le rôle de la raison.

b) L’argument historique invoqué par les rationalistes n'a pas plus de valeur. L'histoire ne prouve pas que l'animisme soit la plus ancienne forme religieuse. « En effet, dit l'abbé de Broglie, il est une conception religieuse, toute différente de la conception animiste, tout aussi ancienne que celle-ci et qui semble lui être irréductible, et ne pouvoir nullement en sortir. C'est la conception de la divinité que nous trouvons dans les Védas dé l'Inde et dans la religion officielle de l'Egypte et qui paraît aussi être l'antique religion de la Syrie. Ce qui caractérise ces religions c'est une conception de la divinité très élevée, mais vague.» [120] Mais à supposer que l’histoire fût en faveur de la thèse rationaliste, la question de l’origine de la religion ne serait pas encore résolue, car de l’histoire il faudrait remonter à la préhistoire, et celle-ci, nous l'avons déjà vu, ne peut nous donner que des éléments très incomplets de solution (voir N° 140, Argument historique).


B. ARGUMENT POSITIF. — Si nous considérons comment se fait l'éclosion du sentiment religieux dans chaque individu, nous constatons que l'enfant reçoit sa religion de ses parents et de son milieu. Sans doute l'homme apporte en naissant des facultés et des dispositions religieuses. Non seulement son cœur a des aspirations qui le poussent vers l'Infini, vers le Divin, mais sa raison, consciente de sa faiblesse et de son insuffisance, s'élève de la contingence du monde à l'idée d'une Cause première, de l'Etre suprême. Assurément ce sentiment de dépendance est une des sources principales de la croyance en Dieu. Mais il n'en est pas moins vrai que, dans le cours ordinaire des choses, ces dispositions ne se développent pas spontanément, et que l'initiation religieuse se fait par la tradition. Pourquoi ne pourrait-on pas alors supposer que ce qui se passe tous les

jours pour l'individu, a eu lieu à l'origine pour l'espèce humaine? Pourquoi le premier homme n'aurait-il pas pu être instruit directement par Dieu? Pour trouver cette hypothèse inadmissible, il faudrait dire, ou que Dieu n'existe pas, ou que, s'il existe, il se désintéresse de son œuvre. L'idée d'une révélation primitive est donc vraisemblable. Elle a de plus l'avantage de rendre compte de ce fond identique que nous retrouvons dans les conceptions religieuses de tous les temps et de tous les pays.[121]


Conclusion. — Comme on le voit, l'hypothèse catholique est une interprétation des faits aussi simple et aussi logique que l'hypothèse rationaliste. Du seul point de vue historique, rien ne nous empêche donc d'admettre : — 1. que la religion a son origine dans un enseignement primordial donné par le Créateur à sa créature, enseignement qui trouva dans les aspirations religieuses de l'homme un terrain tout préparé ; et — 2. que peu à peu, au contact des passions humaines, cette religion spiritualiste est allée se dégradant, et a pris les formes les plus grossières, sauf chez un peuple (peuple juif), qui est resté monothéiste et a gardé seul le dépôt de la tradition primitive.

Art. II. — La Révélation.

La religion naturelle est pour l'homme un devoir autant qu'un besoin, voilà ce dont l'article précédent nous a donné la certitude (N° 139). Autre question maintenant : la religion naturelle suffit-elle? Certainement oui, s'il n'existe entre Dieu et la créature que les rapports qui découlent de la création. Non, au contraire, si Dieu a établi un nouvel ordre de choses, s'il lui a plu, par un don purement gratuit, d'appeler l'homme à une vie supérieure, à une vie surnaturelle entraînant la connaissance d'autres vérités et d'autres devoirs. Mais il est clair, d'autre part, que, si cette hypothèse s'est réalisée, les hommes n'ont pu l'apprendre que par révélation divine. D'où le travail préliminaire, qui s'impose à notre étude, de rechercher : 1° ce qu'il faut entendre par la révélation ; 2° si elle est possible, et 3° si elle est nécessaire.


§ 1. — La Révélation. Notion. Espèces.

144. Notion. — Étymologiquement, révéler (lat. revelare} signifie écarter le voile qui recouvre un objet et nous empêche de le voir.

a) Dans le sens général du mot, la révélation c'est la manifestation d'une chose cachée ou inconnue. Elle est humaine ou divine, selon que la chose est révélée par l'homme ou par Dieu. — b) Dans le sens spécial et théologique, la révélation c'est la manifestation, faite par Dieu, de vérités ou de devoirs que l'homme ne connaît pas. La révélation est donc toujours un fait surnaturel, vu qu'elle implique l'intervention de Dieu. Mais elle peut l'être de double façon, soit quant à la substance, soit quant au mode : — 1. Quant à la substance, si la vérité révélée (mystères) dépasse les forées dé la raison : c'est alors la révélation proprement dite. — 2. Quant au mode, si la vérité révélée est une vérité naturelle et que la raison peut, à la rigueur, la découvrir (existence de Dieu) : c'est, dans ce cas, la révélation improprement dite.


145. — FAUSSES CONCEPTIONS DE LA RÉVÉLATION. —De quelque nature qu'elle soit, la révélation ne doit pas être entendue : — 1. à la manière des rationalistes ou des protestants libéraux qui, à la suite de Kant, Schleiermacher, Ritschl, Sabatier, appliquent le mot révélation à un certain commerce avec l'Être suprême, qui s'établit surtout par la prière; — 2. ni à la manière des modernistes, pour qui la révélation n'est pas la manifestation d'une doctrine ayant pour objet, comme ils disent, « des vérités tombées du Ciel » (Loisy), mais uniquement « la conscience acquise par l'homme de ses rapports avec Dieux. Dans cette théorie, la révélation est toute subjective, et se produit dans la conscience de chaque individu.


146 — 2° Espèces. — A. Selon la MANIÈRE dont elle est faite, la révélation est immédiate ou médiate : — a) immédiate, lorsqu'elle vient directement de Dieu lui-même ; — b) médiate, lorsqu'elle est portée à notre connaissance par l'intermédiaire d'un autre homme, comme par exemple, la révélation qui nous a été transmise par les Apôtres.

La révélation immédiate se subdivise elle-même en : — 1. révélation interne, si Dieu manifeste la vérité sans l'accompagner de signes visibles et par une simple action directe sur les facultés de l'âme ; et — 2. révélation externe, lorsque la lumière qui se fait dans l'âme est accompagnée de signes sensibles.

B. Selon le BUT qu'elle poursuit, la révélation est : — a) privée, lors qu’elle s'adresse à une ou plusieurs personnes particulières ; — b) publique, si elle s'adresse à une collectivité (ex : révélation mosaïque pour le peuple juif) ou à tout le genre humain (révélation chrétienne).


§ 2.   —  Possibilité de la révélation.

147. — La révélation, entendue dans le sens d'une communication, faite par Dieu, soit de vérités inaccessibles ou non à la raison, soit de préceptes qui obligent la conscience humaine, est-elle possible?


1° Adversaires. — La possibilité de la révélation est niée : — a) par les athées, matérialistes, panthéistes, etc. Il est évident que pour ceux qui n'admettent pas l'existence ou la personnalité de Dieu, il n'y a pas d'intervention divine possible ; — b) par les déistes et les rationalistes qui, pour la plupart, rejettent la révélation en général, et plus spécialement, la révélation médiate et celle des mystères.

148. — 2° Thèse. — La révélation, quels qu'en soient la substance et le mode, n'implique aucune impossibilité. La proposition s'appuie sur une double preuve : indirecte et directe.


A. PREUVE INDIRECTE TIRÉE DE LA CROYANCE UNI­VERSELLE. — Si l'on jette un coup d'œil sur les religions, du passé comme du présent, on constate que tous les peuples ont cru à l'existence et, par le fait, à la possibilité d'un commerce surnaturel avec Dieu. La religion des Primitifs elle-même comporte des relations avec les Etres supérieurs (N° 138). Tous les cultes n'ont-ils pas leurs Livres saints où sont consignées les vérités révélées1? Nous trouvons le Zend Avesta chez les Perses, le Véda chez les Hindous, le Coran chez les Musulmans, la Bible (Ancien Testament) chez les Juifs, la Bible (Ancien et Nouveau Testament) chez les Chrétiens.


B. PREUVE DIRECTE TIRÉE DE LA RAISON. — La raison ne voit rien qui s'oppose à la révélation, ni du côté de Dieu, ni du côté de l'homme, ni du côté de l'objet révélé. — a) Du côté de Dieu, La révélation ne répugne pas aux attributs de Dieu ; elle ne répugne ni à sa majesté, ni à sa sagesse. — 1. Pourquoi Dieu, qui a créé l'homme, ne pourrait-il lui parler pour l'instruire et lui donner une règle de vie ? Il n'y a rien dans cette hypothèse qui soit contraire à sa majesté. — 2. La sagesse divine n'est pas non plus mise en défaut, du fait de la révélation, car celle-ci n'est pas, comme l'a prétendu le rationaliste allemand Strauss, une retouche de l'œuvre divine. La révélation, aussi bien que la création, ont été prévues de toute éternité ; bien qu'elles se soient réalisées dans le temps et qu'elles nous apparaissent ainsi comme deux moments de l'action divine, elles n'en sont pas moins éternelles dans la pensée de Dieu.

b) Du côté de l'homme, la révélation ne blesse en rien l'autonomie de la raison. Elle respecte son indépendance sur le terrain des recherches scientifiques. Si parfois les vérités qu'elle contient sont au-dessus de la raison, elles ne sont jamais contre : loin de la contredire, la révélation a généralement pour but de la confirmer et de la compléter.

c) Du côté de l'objet révélé.— 1. Que Dieu puisse nous révéler des vérités accessibles à la raison, mais que l'intelligence humaine, réduite à ses seules forces, découvrirait difficilement, cela est évident. — 2 Qu'il révèle des préceptes positifs qui ne découlent pas de la nature des choses et qui dépendent de sa libre volonté, cela se comprend encore, car, en tant que créateur. Dieu est notre maître, et en tant que maître, il est législateur. Il a donc le droit de faire des lois soit pour préciser les commandements de la loi naturelle, soit pour réclamer de nous la soumission que toute créature lui doit mais que trop souvent nous perdons de vue. — 3. La difficulté commence lorsqu'il s'agit de mystères, c'est-à-dire de vérités qui dépassent la raison, au point que celle-ci, non seulement ne peut les découvrir, mais ne peut ni les démontrer ni même les comprendre, lorsqu'elle en connaît l'existence. La révélation de semblables vérités est-elle chose possible?


149.— POSSIBILITÉ DE LA RÉVÉLATION DES MYSTÈRES. — La révélation des mystères n'implique aucune répugnance, ni de la part de Dieu, ni de la part de l'homme. — 1) De la part de Dieu. Dieu est omniscient. S'il lui plaît de communiquer à l'homme des vérités de l'ordre surna­turel[122], qui sont inaccessibles à la raison humaine, quels motifs pourraient bien l'en empêcher? Mais, dira-t-on, le mystère c'est le mystère. Dieu ne peut le révéler sans qu'il cesse d'être un mystère. La révélation d'un mystère qui reste mystère implique donc une contradiction dans les termes. — La contradiction n'est qu'apparente, car, quand nous disons que Dieu révèle un mystère, nous n'entendons pas par là qu'il nous fait pénétrer dans la nature intime de la chose révélée. La révélation nous apprend seulement qu'une chose est ; elle nous fait savoir par exemple que trois personnes distinctes subsistent dans une seule nature divine, mais elle s'arrête là, elle ne nous fait pas comprendre comment la chose est, ni comment elle peut être. Le mystère reste donc incompréhensible. Mais ne confondons pas incompréhensible avec inintelligible. Le mystère serait inintelligible s'il était dépourvu de sens. Or il n'en est pas ainsi. Lorsque nous affirmons que le Christ est présent sous les espèces sacramentelles, nous savons ce que nous disons et nous comprenons qu'il n'y a pas contradiction entre les deux termes de notre jugement ; le mystère commence lorsque nous voulons aller plus loin et rechercher comment la chose se fait et peut se faire. — 2) De la part de l'homme. L'homme aurait le droit de rejeter le mystère si celui-ci était absurde et répugnait à sa raison. Mais le mystère ne contient aucune absurdité. Les contradictions apparentes que les incrédules y croient rencontrer, proviennent soit d'une explication défectueuse, — ce qui est la faute de théologiens inhabiles, — soit d'une fausse interprétation de la vérité proposée, — ce qui leur est imputable. Loin de répugner à la raison, le mystère peut lui être de grande utilité. Outre qu'il abaisse son orgueil et lui rappelle sa faiblesse et son insuffisance, il n'y a peut-être pas de thème plus propice à la piété affective que la méditation des grands mystères d'amour tels que la Trinité, l'Incarnation, la Rédemption, l'Eucharistie, etc.


Conclusion. — Nous pouvons donc conclure que la révélation, considérée au point de vue de sa substance, ne répugne pas, et même, qu'elle convient. La même conclusion s'impose si l'on envisage le mode par lequel elle nous est connue, et en particulier la révélation médiate. Si la révélation immédiate nous paraît un procédé plus commode pour nous, la révélation médiate se recommande pour une double raison : — 1. D'abord elle rentre dans l'ordre choisi par Dieu dans ses œuvres. L'expérience ne nous montre-t-elle pas à chaque instant que Dieu se sert des causes secondes pour réaliser ses desseins ? — 2) De plus, ce mode de révélation est en harmonie avec la nature sociale de l'homme. Au lieu que la révélation immédiate isolerait les hommes sur la question religieuse, la révélation médiate les unit par les liens les plus étroits de la charité et de l'obéissance

§ 3. — NÉCESSITÉ DE LA RÉVÉLATION.

150. — La révélation est possible ; bien plus, elle convient ; faut-il aller plus loin et dire qu'elle est nécessaire?


Ce qu'il faut entendre par nécessité. — D'une manière générale, on dit qu'une chose est nécessaire, quand elle est le seul moyen d'atteindre la fin que l'on poursuit. Or le moyen est : — a) physiquement nécessaire lorsque aucun autre ne peut le suppléer ; — b) moralement nécessaire, lorsque, sans lui, la fin ne saurait être atteinte qu'avec beaucoup de peine ou imparfaitement.


151. — Nécessité de la Révélation. — Quand on se demande si la révélation est nécessaire, il importe avant tout de dédoubler la question et d'envisager les doux hypothèses d'une religion naturelle et d'une religion surnaturelle. La doctrine de l'Église peut se formuler dans les deux propositions suivantes :


1re Proposition. HYPOTHÈSE DE LA RELIGION NATURELLE. Dans la condition présente de l'humanité, la révélation est moralement nécessaire, pour que tous les hommes puissent arriver à une connaissance, certaine et exempte d'erreurs, de l'ensemble des vérités et des devoirs de la religion naturelle.

Nota. — Remarquons, avant de prouver la thèse catholique, qu'il s'agit : — a) d'une nécessité relative et morale ; relative, en tant qu'elle résulte des conditions actuelles[123] de l'humanité ; morale, c’est-à-dire provenant d'une difficulté très grande de connaître les vérités de la religion naturelle. — b) II s'agit, en outre, de l'ensemble du genre humain et de l'ensemble des vérités religieuses, et non pas d'un individu prie en particulier ou d'une vérité considérée isolément. L'Église ne prétend donc pas que la raison soit radicalement impuissante. Elle tient un juste milieu entre : — 1. l'opinion des traditionalistes et des fidéistes (Huet, de Bonald, Bautain), d'après laquelle la raison est tellement faible que, réduite à elle seule, elle ne peut arriver à connaître aucune vérité religieuse ; et — 2. l'opinion des rationalistes (Jean-Jacques Rousseau, Cousin, Jouffroy, J. Simon), qui soutiennent que la révélation est superflue, et que la raison peut arriver par ses propres forces à la connaissance de la religion naturelle.

La thèse catholique s'appuie sur un argument historique et sur un argument psychologique.


A. ARGUMENT HISTORIQUE. — L'histoire nous montre que tous les peuples, même les plus civilisés, comme les Grecs et les Romains, tombèrent dans les plus graves erreurs sur la religion. Nous voyons par leurs mythologies, que, non seulement ils étaient polythéistes idolâtres, mais qu'ils concevaient leurs dieux à leur image : vicieux et criminels comme eux, afin de trouver un encouragement ou une excuse à leurs pires excès, car il est tout à fait logique que d'une notion fausse de la divinité découlent les conséquences les plus fâcheuses pour la morale. Le culte lui-même ne fut-il pas chez eux un prétexte à la débauche ? Qui n'a entendu parler, par exemple, des bacchanales, des lupercales et des saturnales, de ces fêtes en l'honneur des dieux où le désordre et la licence se donnaient libre cours ?

Mais, dira-t-on, les philosophes illustres de l'antiquité, les Socrate, les Platon, les Aristote, les Cicéron, les Sénèque, les Marc-Aurèle ne pouvaient-ils pas instruire le peuple ? — Sans compter qu'ils avaient pour lui le mépris le plus profond, témoin ce vers du poète latin :

« Odi profanum vulgus et arceo » (Horace, l. III, Ode 1.)

ils auraient dû auparavant se mettre eux-mêmes d'accord sur les questions les plus vitales de la religion : sur la nature de Dieu et du monde, sur l'origine et la destinée de l'âme humaine, etc.[124]

Dira-t-on encore que ce que le passé n'a pu faire, les philosophes modernes l'ont réalisé, et que, s'il se rencontre parmi ces derniers un certain nombre de matérialistes, de positivistes ou d'agnostiques, il y a eu aussi des spiritualistes comme J. Simon, qui, sans autre secours que la raison, ont pu tracer tous les devoirs de la religion naturelle? Sans doute, mais à supposer que les philosophes en question n'aient subi aucunement l'influence de la révélation chrétienne, — ce qui serait difficile à prouver, car les traces du contraire apparaissent avec évidence dans le livre de J. Simon (La Religion naturelle), où l'auteur promet par exemple la vision béatifique à ses adeptes, — à supposer donc que la raison soit assez puissante pour établir les grandes lignes de la religion naturelle, cela démontrerait justement les deux points de notre thèse : à savoir que la raison, considérée individuellement, n'est pas radicalement impuissante, mais qu'elle l'est si on l'envisage dans l'ensemble du genre humain.


B. ARGUMENT PSYCHOLOGIQUE. — Cette preuve est une conséquence de la précédente. Si l'expérience de tous les âges nous démontre que le genre humain s'est généralement trompé dans la solution de la question religieuse, il faut bien supposer qu'il doit y avoir une cause permanente d'erreur. Or cette cause ne peut être autre que la faiblesse relative de la raison. C'est que les hommes, pris dans leur ensemble, sont incapables, soit par défaut d'intelligence, soit par faute de temps ou d'application, soit par suite des préjugés et des passions, d'atteindre la vérité et de solutionner les problèmes essentiels qui forment,1a base de la religion naturelle[125].


Conclusion. —De cette insuffisance de la raison humaine, nous pouvons donc déjà présumer l'existence de la révélation, ou tout au moins, d'un secoure spécial. Car nous avons peine à croire que la Providence ait pu nous faire défaut dans des choses aussi nécessaires, et nous ne comprendrions pas que là bonté et la sagesse de Dieu n'aient pas répondu aux besoins de notre nature.


152. — 2eme Proposition. DANS L'HYPOTHÈSE D'UNE RELI­GION SURNATURELLE, c'est-à-dire dans le cas où Dieu aurait voulu établir avec l'homme d'autres rapports que ceux qui découlent du fait de la création, la révélation se présente alors comme une nécessité absolue. Il est clair en effet que, si Dieu, par un don tout gratuit, a daigné assigner à l'homme une fin surnaturelle[126] et lui fournir en même temps les moyens adaptés à cette fin, l'homme ne peut en avoir la connaissance que par une révélation spéciale.

Or l'on peut présumer qu'une telle révélation existe, de ce double fait : — 1. que toutes les religions se donnent comme surnaturelles et supposent l'intervention divine, et — 2. que le genre humain est incapable, par ses seules forces et en dehors d'un secours de Dieu, d'acquérir la somme de vérités religieuses nécessaires pour accomplir sa destinée.


153. — Corollaire. — De ce que la révélation est possible, qu'elle est moralement nécessaire dans l'hypothèse de la religion naturelle, et absolument nécessaire dans l'hypothèse d'une religion surnaturelle, devons-nous conclure qu'il y a obligation pour nous de rechercher si elle existe?


Cette obligation a été niée : — a) par les rationalistes qui pensent que la raison suffit à établir la religion naturelle ; — b) par les indifférentistes qui affirment que toutes les religions sont bonnes ; et — c) par les modernistes qui, plaçant la révélation et la religion dans la conscience que nous avons de nos rapports avec Dieu, en font une affaire individuelle : ce qui signifie en d'autres termes que toutes les religions sont vraies, dans la mesure où nous en faisons l'expérience.

Malgré les prétentions des rationalistes, des indifférentistes et des modernistes, l’obligation s'impose pour nous de rechercher et d'embrasser la vraie religion. Si Dieu nous offre un don, nous ne sommes pas libres de l'accepter ou de le refuser. Nous l'admettons bien lorsqu'il s'agit de la vie du corps. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi pour la vie surnaturelle de l'âme, s'il est établi que Dieu a daigné nous combler de ce nouveau bienfait?

Il ne faut pas prétexter davantage que toutes les religions sont bonnes et que Dieu est indifférent à la manière dont on l'honore. Cela ne peut pas être, car il est inadmissible que Dieu mette sur le même pied le vrai et le faux, le juste et l'injuste. Il importe donc de rechercher quelle est la vraie religion, mais l'enquête ne se peut mener à bien que si l'on dépose auparavant tout préjugé, toute idée préconçue, et si l'on va à la lumière de toute son âme.


BIBLIOGRAPHIE. — Voir à la fin du chapitre suivant.


Chapitre II. — Les Critères de la Révélation. Le Miracle et la Prophétie.

DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre.

154. — Nous avons vu dans le chapitre précédent que la révélation est moralement nécessaire pour constituer la religion naturelle, et absolument nécessaire dans l'hypothèse d'une religion surnaturelle. Mais si la révélation existe, comment pouvons-nous le savoir ? Par l'histoire sans doute. Il nous faut cependant des signes auxquels nous puissions la reconnaître. Il va de soi, en effet, qu'avant de croire à la parole de Dieu, il faut être sûr que Dieu a réellement parlé[127]. L'assentiment de foi n'est raisonnable que s'il s'appuie sur des motifs moralement certains, disons plus, sur des motifs d'autant plus certains et plus forts que la vérité révélée est plus obscure, et ne porte pas en soi une évidence intrinsèque (mystères). Nous allons traiter de ces signes ou critères en général, et en particulier, du miracle et de la prophétie. Ce chapitre comprendra donc trois articles : 1° Des critères en général ; 2° Du miracle ; 3° De la prophétie.

Art. I. — Des Critères en général.

155. — 1° Définition. —Les critères (grec « kritêrion » qui sert à juger) sont les signes qui permettent de discerner la vraie révélation de celles qui sont fausses.



156. — Espèces. — Les critères sont intrinsèques ou extrinsèques. A. CRITÈRES INTRINSÈQUES. — Les critères intrinsèques ou internes sont ceux qui sont inhérents à la doctrine révélée elle-même. Ils sont de deux sortes : négatifs ou positifs. — 1. Les critères négatifs ont un double aspect : — 1) Ou bien ils sont des signes qui dénotent la fausseté d'une doctrine ; ils sont alors éliminatoires. Par exemple, si une doctrine soi-disant révélée va contre la raison, — nous ne disons pas, si elle dépasse la raison, ce qui est le cas du mystère, — mais si elle va contre, si elle est contradictoire, nous pouvons conclure aussitôt qu'elle ne vient pas de Dieu : tel est le cas de toute religion qui enseigne l'existence de plusieurs dieux, qui nie la liberté humaine et l'immortalité de l'âme. Les critères négatifs nous serviront, au début de la seconde partie, à exclure les diverses religions autres que le judaïsme et le christianisme, de leur prétention à être la vraie religion. — 2) Ou bien ils sont des signes qui indiquent qu'une révélation peut être vraie sans prouver cependant qu'elle le soit. Ainsi, qu'une religion soit exempte d'erreur, cela est déjà une marque qu'elle peut être d'origine divine, mais non une preuve qu'elle le soit effectivement.

2. Les critères positifs sont des signes qui démontrent, dans une certaine mesure, que la révélation qui les possède, est divine. Qu'on suppose, par exemple, une religion qui, non seulement soit en conformité avec la raison et les aspirations du cœur humain, mais qui produise, dans l'ordre moral, des effets qui paraissent dépasser la puissance de toute autre doctrine philosophique ou religieuse : il y a tout lieu de croire qu'elle est d'origine divine[128]. Les critères internes positifs apparaissent donc dans toute leur valeur lorsque, à l'aide de l'analyse et de la comparaison, l'on peut faire ressortir la transcendance d'une religion sur toutes les autres (méthode de l’abbé de Broglie).


B. CRITÈRES EXTRINSÈQUES. — Les critères extrinsèques ou externes sont des faits surnaturels, distincts de la révélation elle-même, mais fournis par Dieu en vue de la révélation, pour en attester l'origine divine. Ces critères peuvent être également de caractère négatif ou positif, — 1. De caractère négatif : par exemple, si l'intermédiaire qui proposé une révélation, est malhonnête et indigne, on peut conclure à la fausseté de son affirmation. — 2. De caractère positif. Ces critères sont : — 1) les vertus surhumaines, la sainteté du messager qui communique, de la part de Dieu, la doctrine révélée : — 2) les miracles et les prophéties (voir articles suivants).


Art. II. — Le Miracle.

Nous diviserons la question en quatre points. Nous étudierons : 1° la nature, 2° la possibilité, 3° la constatation et 4° la valeur probante du miracle.

§ 1. — Nature du miracle.

157. — Définition. Étymologiquement, le miracle (lat. miraculum, mirari, être surpris), désigne tout ce qui est merveilleux et excite la sur­prise. Or un phénomène est de caractère merveilleux quand il se présente comme un effet inattendu, inexplicable par une cause ordinaire.


A. DANS UN SENS LARGE, le miracle est un phénomène dont la cause est un agent surhumain, un phénomène insolite qui semble l'effet d'êtres intelligents autres que l'homme. Si l'agent surhumain n'est pas Dieu, mais simplement une créature supérieure à l'homme, ange ou démon, c'est le miracle improprement dit. Ces sortes de miracles s'appellent plutôt prodiges ou prestiges.


B. AU SENS STRICT, le miracle est un fait sensible et extraordinaire produit par Dieu, autrement dit, un effet qui ne peut avoir pour cause aucune nature créée. Seuls ces faits, ou effets, constituent le miracle proprement dit.


158. — Conditions du miracle proprement dit. — De la définition qui précède, il ressort que trois conditions sont requises pour constituer un miracle proprement dit. — a) II faut que le fait soit sensible. Le miracle ayant pour but de fournir une preuve irrécusable de l'intervention divine, il s'ensuit que le phénomène doit être perçu par les sens, faute de quoi il ne saurait être un signe. Par conséquent, toute œuvre surnaturelle, toute opération divine qui ne tombe pas sous les sens, comme la justification de l'homme par la grâce, n'est pas un miracle. — b) II faut que le fait soit extraordinaire. Tout phénomène insolite et rare, dont on ne découvre pas la cause, n'est pas nécessairement un miracle ; il faut qu'il soit en dehors des lois générales, tant naturelles que surnaturelles, qu'il soit inexplicable par une cause créée[129], en un mot, qu'il soit extraordinaire. Il suit de là que la création, par exemple, n'est pas un miracle, car, précédant, au moins logiquement, l'existence des lois, elle ne peut être en dehors. De même, la présence de Jésus-Christ sous les espèces eucharistiques, produite par les paroles de la consécration, n'est pas davantage un miracle, car non seulement elle n'est pas un fait sensible, mais elle rentre dans l'ordre surnaturel établi par Notre-Seigneur ; si un jour cette présence se manifestait aux sens, elle serait un miracle, parce que, fait sensible et extraordinaire.


159. — LES DEUX MANIÈRES DE CONCEVOIR LE FAIT EXTRAORDINAIRE. — Nous avons dit que le fait doit être extraordinaire, c'est-à-dire en dehors des lois établies. Mais il est bon de remarquer ici, qu'on peut concevoir le fait miraculeux de deux façons : — 1. Ou bien l'on peut dire que le miracle est une dérogation aux lois, qu'il est contre les lois. — 2. Ou bien on peut le concevoir, — et c'est ainsi que nous venons de l'expliquer, — comme « une chose qui arrive en dehors de l'ordre» (saint Thomas), comme un fait qui est à côté ou au-dessus de la loi, mais qui ne la viole pas, et encore moins la détruit. Ainsi conçu, le miracle apparaît comme l'action d'une force surnaturelle qui s'oppose à l'application d'une loi. Prenons un exemple. Supposons qu'un caillou détaché d'une montagne roule dans le ravin qui borde la route, et que l'apercevant, j'arrête sa chute en lui opposant la résistance de ma main, dira-t-on que j'ai violé la loi de la pesanteur? Évidemment non, je l'ai seulement empêchée d'avoir son application. Supposons maintenant qu'au lieu d'un caillou, un énorme bloc de granit qu'aucune force naturelle ne pourrait retenir, se précipite du sommet de la montagne, et s'arrête soudain, soutenu par une force surnaturelle ; c'est le même cas que le précédent : il n'y aura eu ni violation ni même suspension momentanée d'une loi de la nature, il y aura eu seulement non application. L'ordre des choses établi est resté ce qu'il était, mais l'intervention de Dieu qui a superposé à la nature une force qui la dépasse, qui a agi non contre l'ordre des choses, mais en dehors de cet ordre, constitue ce qu'on appelle un miracle.

c) Pour qu'il y ait miracle proprement dit, il faut en troisième lieu que le fait soit produit par Dieu. Mais comment le reconnaître? La chose est difficile s'il s'agit d'un ange ou d'une autre créature prise par Dieu comme intermédiaire; peu importe du reste, puisque, dans ce cas, le thaumaturge n'est que l'instrument de la volonté divine. Quant aux œuvres accomplies par le démon, on les distingue de celles qui ont Dieu pour auteur par certains signes que nous signalerons plus loin (N° 166).


160. — Conception fausse du miracle. — Les modernistes regardent le miracle comme une disposition subjective du croyant, non comme une réalité objective ni comme un fait divin. Selon les uns, le miracle présuppose la foi, pour être constaté et cru tel. Selon les autres (Le Roy, Dogme et Critique), c'est la foi qui cause le miracle : agissant à la façon « d'une force de la nature », elle produit comme une secousse physiologique, et, sous son influence, l'esprit triomphe de la matière.


161. — 3° Espèces. — On peut distinguer trois sortes de miracles. Le miracle est : — a) d'ordre physique, quand il est en dehors des lois ordinaires de la nature physique : ex. multiplication des pains, guérison d'un lépreux, résurrection d'un mort ; — b) d'ordre intellectuel, quand l'intelligence découvre des choses qui sont au-dessus de ses moyens : ex. prophétie, connaissance des secrets ; — c) d'ordre moral, lorsque les faits sont inexplicables par les règles ordinaires qui gouvernent les actes humains : ex. propagation de l'Évangile en dépit de» obstacles, la constance de» martyrs.

§ 2. — Possibilité du miracle.

162. — 1° Adversaires. — A. Parmi les adversaires du miracle il faut signaler : — a) les athées et les panthéistes. Il va de soi que ceux qui ne croient pas à l'existence de Dieu ou qui ne le conçoivent pas comme un être personnel, ne peuvent admettre la possibilité d'une intervention divine ; — b) les déistes du XVIIIe et du XIXe siècles qui prétendent que le miracle répugne à la sagesse et à l'immutabilité de Dieu.

B. A notre époque, l'idée du miracle est rejetée surtout par deux systèmes philosophiques, qui se placent, pour le faire, à deux points de vue tout à fait différents et même opposés l'un à l'autre. — a) D'un côté, les rationalistes et les déterministes disent : L'univers obéit à des lois inflexibles. S'il n'en était pas ainsi, toute science serait impossible, car la science consiste dans la détermination des lois qui régissent les corps : ce qu'elle ne pourrait faire si les mêmes causes ne produisaient pas toujours les mêmes effets. Or la science existe. Donc le miracle n'existe pas, puisqu'il est une exception à la loi et s'oppose au déterminisme. — b) A l'opposite, les théoriciens de la contingence et de la continuité, comme Ed. Lé Roy, disent : Loin d'être soumis au déterminisme, l'univers est une réalité, qui évolue, qui change sans cesse, et ne se répète jamais exactement. Donc impossibilité d'établir des lois immuables : il ne peut y avoir que des lois qui se modifient sans cesse avec la marche des choses. En outre, en vertu du principe de continuité, tout se tient dans le monde ; un phénomène ne doit donc pas être isolé de l'ensemble des phénomènes auxquels il se rattache et qui l'expliquent. Mais, si dans le monde tout est imprévu et continu, s'il n'y a pas de lois absolues, comment pourrait-il y avoir miracle ? Il n'y a d'exception que là où il y a une règle[130].


2° Thèse. — Rien ne s'oppose à la possibilité du miracle, ni du côté des lois de la nature, ni du côté de Dieu.


163. — A. DU COTÉ DES LOIS DE LA NATURE. — Plaçons-nous successivement dans les deux conceptions du miracle (N° 159). — a) Considérons-le d'abord comme une dérogation à la loi, comme un fait qui n'est pas seulement en dehors ou au-dessus du cours ordinaire des choses, mais qui va contre. Le miracle, ainsi conçu, est-il impossible ? Oui, disent les déterministes, parce que les lois sont nécessaires. Mais précisément il faudrait prouver que les lois sont nécessaires. — 1. Or si l'on envisage la question du point de vue philosophique, du moment que l'on admet Dieu, on ne voit pas bien comment celui qui a fait le monde, qui l'a assujetti à des lois, n'aurait plus aucun pouvoir sur son œuvre et ne pourrait rien modifier à l'ordre qu'il a établi? — 2. Du point de vue scientifique, la nécessité des lois ost loin d'être un fait acquis et la preuve en ost bien que les théoriciens de la contingence soutiennent, au contraire, que, le monde évoluant, il ne peut être gouverné par des lois immuables. Sans prétendre avec ces derniers que les lois scientifiques ne sont que des constructions arbitraires, ne reposant sur aucun fondement objectif, nous voulons bien concéder aux déterministes que les lois sont nécessaires s'ils entendent par nécessité la manière constante dont les causes produisent leurs effets. Mais, tout nécessaires qu'elles sont, par rapport au monde, les lois de la nature n'en restent pas moins contingentes par rapport à Dieu ; en d'autres termes, celui qui a fait les lois reste au-dessus et peut y déroger s'il lui semble bon.

b) Si nous considérons maintenant le miracle comme une œuvre extraordinaire, à côté ou au-dessus de la loi, mais non pas contre, toute objection tombe, car le miracle n'est pas alors, comme nous l'avons dit plus haut (N° 159), la violation d'une loi, mais sa non-application. Or il est évident qu'au point de vue de leur application, les lois sont contingentes, et n'ont qu'une nécessité conditionnelle. La loi porte seulement que, dans telles conditions, telle cause produira tel effet. Que la volonté de l'homme vienne à changer les conditions, la cause ne produira plus son effet : le caillou qui se détache de la montagne doit tomber par terre, oui, mais à une condition, c'est qu'aucun obstacle ne s'oppose à sa chute. Les exemples abondent, du reste, des cas où l'homme empêche l'application des lois : il dresse des digues qui arrêtent ou détournent les fleuves de leur cours, il assainit les marais, sa vie se passe à mettre en œuvre les forces dont il dispose pour lutter contre les éléments. Oserions-nous dès lors refuser à Dieu le pouvoir de faire, dans une mesure supérieure, ce que l'homme accomplit dans la sphère de ses forces? Ne semble-t-il pas évident que, de même qu'il pouvait établir un autre ordre de choses, de même il peut agir en dehors de l'ordre établi, vu qu'il lui reste supérieur!


164. — B. DU COTÉ DE DIEU. — Le miracle ne répugne ni à l'immutabilité ni à la sagesse de Dieu. — a) II ne répugne pas à son immutabilité. Le miracle ne doit pas être regardé comme une mutation de la volonté divine, car il a été prévu de toute éternité. « Autre chose, dit saint Thomas, est changer sa volonté, et autre chose vouloir le changement du cours ordinaire des événements. » — b) Le miracle ne répugne pas davantage à sa sagesse. Car il ne faut pas croire, comme l'ont écrit Voltaire et A. France, que le but poursuivi par Dieu est de faire des retouches à son œuvre. S'il en était ainsi, l'on pourrait dire avec M. Séailles que le miracle «est un procédé enfantin indigne d'une haute intelligence, à laquelle il ne saurait convenir de troubler les lois qu'elle a établies. »[131] Mais les choses ne sont pas telles. Si Dieu opère des prodiges, c'est pour des motifs dignes de lui : — 1. Pour la manifestation de sa puissance. Non pas que la puissance de Dieu n'éclate pas partout dans le spectacle de l'univers, mais l'homme ost ainsi fait que les merveilles qu'il a constamment sous les yeux ne le frappent plus, «assueta vilescunt ». « Gouverner le monde entier, c'est assurément, dit saint Augustin[132], un plus grand miracle que de rassasier cinq mille hommes avec cinq pains ; le premier, pourtant, personne ne l'admire, tandis que les hommes admirent le second, non parce qu'il est plus grand, mais parce qu'il est plus rare » ; — 2. pour la manifestation de sa bonté. Dieu pourrait-il mieux montrer sa miséricorde et sa bonté qu'en accordant, par exemple, la guérison à un malade, à cause de sa foi et de ses prières ? — 3. et surtout pour la confirmation de sa doctrine. N'est-il pas évident, comme nous l'avons déjà dit, que si la révélation est moralement nécessaire, le miracle s'impose, du même coup, comme le meilleur moyen de nous en faire connaître l'existence ?


§ 3. — Constatation du miracle.

Le miracle est possible. Mais s'il existe, comment le constater? En d'autres termes, comment discerner le caractère miraculeux d'un fait t


165. — 1° Adversaires. — La possibilité de constater le miracle est niée par certains rationalistes et surtout parles positivistes (Littré, Renan, Charcot, Séailles). « Nous ne croyons pas, dit M. Seaules, qu'on ait jamais constaté dans la suite des faits l'intervention d'une puissance surnaturelle.»[133] Dans le même courant d'idées, Renan avait déjà écrit, à la suite de Littré : « Ce n'est pas au nom de telle ou telle philosophie, n'est au nom d'une constante expérience que nous bannissons le miracle de l'histoire. Nous ne disons pas : « Le miracle ost impossible » ; nous disons : « II n'y a pas eu jusqu'ici de miracle constaté. »[134] C'est toujours, comme on voit, la même formule positiviste : on ne nie pas, on déclare ne pas connaître. Nous verrons plus loin quelles raisons on invoque.


166. — 2° Thèse. La constatation du miracle est possible.

Deux cas sont à envisager : — a) le cas du fait actuel rapporté par un témoin oculaire, et — b) le cas du fait passé rapporté par l'histoire.


A. Cas du fait actuel. — Que faut-il pour qu'un témoin oculaire qui rapporte un fait de caractère miraculeux soit digne de foi? Deux choses : qu'il soit bien informé et sincère, autrement dit, qu'il ait la compétence voulue pour être à même de constater le miracle, et la probité, pour raconter les faits tels qu'il les a vus et ne pas en dénaturer le caractère.


a) LA COMPÉTENCE. —Étant donné que le miracle est un fait sensible, extraordinaire, produit par Dieu, il s'ensuit que le témoin doit constater l'existence de ces trois conditions : la réalité du fait sensible, son caractère merveilleux et la causalité divine. Or ces trois conditions n'impliquent pas une compétence spéciale[135], comme nous allons le voir.


1. Pour l'existence du fait sensible, la question ne fait pas de doute. Bien que le miracle soit en dehors des lois de la nature, il reste un fait comme tous les autres faits : tombant sous les sens, il est donc observable. Tout le monde peut constater la guérison d'un aveugle-né : il suffit de savoir que l'individu en question était aveugle de naissance et qu'il a recouvré la vue ; de même, pour la résurrection d'un mort, il suffit de constater deux moments différents : l'état de vie qui succède à l'état de mort. — 2. Peut-on connaître également si le fait est de caractère surnaturel ? Certainement oui. Et la chose est même facile dans un bon nombre de cas. Il suffit de constater qu'il n'y a pas de proportion entre les moyens employés et les effets produits, si bien que les effets ne sont attribuables qu'à une cause surnaturelle. Il est évident, par exemple, — et personne ne pourrait le contester, — qu'un homme qui est mort depuis quatre jours, ne revient pas à la vie, sur l'injonction d'un autre homme, ce dernier fût-il le médecin le plus réputé du monde ; un peu de poussière humectée de salive n'est pas un moyen suffisant à rendre la vue. Si par conséquent de semblables faits sont constatés, ils dépassent sans nul doute les forces de la nature. Il n'y a donc lieu de requérir l'attestation de spécialistes, que pour les cas pathologiques dont le diagnostic exige des connaissances spéciales. — 3. Constater la causalité divine- constitue une difficulté plus grande. La chose n'est pourtant pas impossible, car il y a des signes qui distinguent les œuvres de Dieu de celles des démons. Ces signes sont: — 1) la nature et l'éclat de l'œuvre. Les démons n'ont pas une puissance illimitée : ils ne peuvent pas, par exemple, ressusciter un mort, car ressusciter c'est, en réalité, créer, et le pouvoir de créer n'appartient qu'à Dieu ; — 2) les caractères moraux de l'œuvre. Toute œuvre divine étant nécessairement morale et bonne, il faut donc considérer les circonstances dans lesquelles s'accomplit le miracle. Circonstance de personne. Le thaumaturge ne peut être l'intermédiaire choisi par Dieu que s'il est vertueux et de bonnes mœurs. Circonstance de mode. Si les moyens employés pour l'accomplissement du miracle ne sont ni honnêtes ni décents, ils décèlent une origine qui n'est certainement pas divine. Le but de l'œuvre. L'action de Dieu ne peut poursuivre d'autre but que la bienfaisance ou l'enseignement d'une doctrine. Si les miracles sont faits en confirmation d'une doctrine révélée, c'est la valeur de celle-ci qui nous permet de juger de la valeur de ceux-là. Si la doctrine est certainement fausse et contraire à Dieu, Dieu ne saurait la confirmer par de vrais miracles. « Les miracles, dit Pascal, discernent la doctrine et la doctrine discerne les miracles.»[136] b) LA PROBITÉ. — A la compétence le témoin doit joindre la probité pour que son témoignage soit recevable. Mais comment savoir qu'un témoin est sincère? Nous n'avons d'autre moyen d'en juger qu'en recherchant son état d'âme, ses tendances naturelles et ses dispositions, et en nous demandant si son témoignage a pu être inspiré parla passion ou par l'intérêt. Il est clair encore que, plus le témoin est crédule, impressionnable, exalté, amoureux de l'extraordinaire, moins de créance nous devons lui accorder. Au contraire, s'il est défavorable au merveilleux, s'il a des préjugés contre lui, s'il est sceptique, à plus forte raison, s'il est athée, plus son témoignage aura de force. Ajoutons enfin que la valeur d'un témoignage s'accroît avec le nombre de témoins compétents et probes.


167. — Objection. — 1. Les rationalistes et les positivistes objectent que le miracle est scientifiquement indémontrable, car, disent-ils, la seconde condition requise pour la constatation du miracle, ne pourrait être remplie que si l'on connaissait préalablement toutes les forces de ta nature. « Puisqu'un miracle, écrit Jean-Jacques Rousseau, est une exception aux lois de la nature, pour en juger, il faut connaître ces lois, et pour en juger sûrement, il faut les connaître toutes.»[137] — 2. Renan et Charcot sont moins exigeants : ils se contenteraient, si Dieu voulait bien accomplir ses miracles « devant une commission composée de physiologistes, de physiciens, de chimistes, de personnes exercées à la critique historique.»[138]


Réponse. — 1. Le miracle, assure-t-on, n'est pas scientifiquement démontrable. Entendons-nous. Si l'on veut dire par là que la science est incapable de prouver le caractère miraculeux d'un fait, nous n'avons garde de le contester. On ne le lui demande pas, du reste. Car n'oublions pas que la constatation du miracle se passe sur le triple domaine de l'histoire, de la science et de la philosophie. L'histoire doit démontrer l'existence du fait, en montrant que les témoins sont dignes de foi. La science doit déclarer ensuite si le fait est conforme ou non aux lois de la nature, et son rôle se borne là. C'est alors à la philosophie et à elle seule, qu'il revient de dire si le fait est explicable par une autre cause que Dieu. Or, pour cela, il n'est nullement nécessaire de connaître toutes les forces de la nature. Il suffit, comme nous l'avons dit plus haut (N° 166), que l'on soit certain qu'il n'y a pas proportion entre la cause et l'effet.

2. Quant à la prétention émise par Renan et Charcot, que Dieu ait à opérer ses prodiges « devant une commission de savants », c'est une amusante plaisanterie. Prennent-ils donc les miracles pour des tours de force destinés à amuser le public ou à provoquer les recherches des savants ? Les miracles ne sont pas cela. Ils viennent à leur heure ; et quand Dieu juge à propos de manifester sa puissance ou de faire entendre sa parole, il choisit les témoins qu'il lui plaît, les humbles et les ignorants tout aussi bien que les superbes et les savants. Le témoignage des non-professionnels a la même valeur que celui des professionnels, puisqu'il ne s;'agit, dans la plupart des cas, que d'avoir les organes des sens en bon état, de constater les faits tels qu'ils sont et de les rapporter tels qu'ils se sont passés. Au surplus, si les commissions scientifiques tiennent à être témoins de miracles, au lieu de sommer Dieu de comparaître devant elles et d'accomplir ses merveilles en leur présence, pourquoi ne vont-elles pas là où ces merveilles ont lieu, à Lourdes, par exemple ?


168. — Instance[139]. Le fait de Lourdes — Mais précisément, répliquent les adversaires du miracle, le fait de Lourdes, comme tous les autres faits du même genre, peut s'expliquer sans recourir à une intervention surnaturelle. Les nombreux prodiges qui s'y opèrent et que nous ne contestons pas, sont dus soit à la vertu curative de Veau de la grotte, soit à la suggestion, soit à toute autre force inconnue de la nature.


Réponse. — Examinons successivement ces trois solutions proposées.

— 1. On allègue tout d'abord la vertu curative de l'eau de la grotte. Pour les besoins de la cause, on lui attribue, soit des propriétés chimiques spéciales, soit une puissance radioactive, ou bien l'on invoque les effets thérapeutiques des bains froids que les malades prennent dans la piscine.

— Or il a été reconnu, par l'analyse de cette eau, qu'elle ne diffère en rien de celle de la fontaine publique qui se trouve dans la ville et qu'elle « ne renferme aucune substance active, capable de lui donner des propriétés thérapeutiques marquées.»[140] Quant à l'hydrothérapie et à la radioactivité de l'eau, —à supposer que l'eau de la grotte eût ces propriétés,— jamais elles n'ont produit des cures aussi merveilleuses que celles qui sont constatées à Lourdes. Mais il y a plus ; dans cette première hypothèse qu'on nous propose comme une solution vraisemblable, comment se fait-il que des guérisons se soient produites en dehors de tout usage de cette eau? Et pour ne citer qu'un cas, celui du Belge Pierre de Rudder[141], comment expliquer que les fragments de ses os brisés se soudèrent brusquement à Oostacher, près de Gand, dans une chapelle de Notre-Dame de Lourdes, bien loin des piscines de la Grotte pyrénéenne?

2. La suggestion semble, à notre époque, une solution plus heureuse. D'après les suggestionneurs « toute cellule cérébrale actionnée par une idée, actionne les fibres nerveuses qui doivent réaliser cette idée »[142] ; en d'autres termes, il suffirait d'être persuadé que l'on va guérir, que l'on est guéri, pour l'être en effet. — Est-il donc vrai que la suggestion produise des résultats si merveilleux ? Disons d'abord que les médecins ont coutume de distinguer deux ordres de maladies : les maladies organiques où il y a lésion de l'organe, et les maladies fonctionnelles ou nerveuses où l'organe est intact et sans lésion, mais fonctionne mal. Or tout le monde admet aujourd'hui que la suggestion ne guérit que les maladies fonctionnelles et jamais les maladies organiques, qu'elle n'a que des résultats éphémères et que, pour obtenir ces résultats, encore faut-il qu'elle s'exerce fréquemment et pendant un certain temps. Au contraire, les guérisons de Lourdes portent tout aussi bien sur les maladies organiques que sur les maladies nerveuses[143] ; elles sont radicales et durables et se font instantanément. Donc la suggestion ne solutionne pas le problème de Lourdes.

3. -Obligés d'abandonner ces deux premières hypothèses, les incrédules n'ont plus d'autre ressource que d'en appeler aux forées inconnues de la nature dont il a été parlé dans l'objection précédente. Nous sommes loin, disent-ils, de connaître toutes les forces de la nature. La science, depuis un siècle, a multiplié ses découvertes : vapeur, électricité, téléphone, radiographie, télégraphie sans fil, etc. Ne sommes-nous pas en droit alors de supposer que les miracles sont dus à des forces ignorées, et non à l'intervention divine1? — II est certain que nous ne connaissons pas toutes les lois des corps, mais il importe peu, car, que nous connaissions les lois ou non, les corps n'en gardent pas moins leurs propriétés et produisent quand même leurs effets. Ainsi, les corps n'ont pas attendu que Newton découvrît sa fameuse loi, pour s'attirer en raison directe de leurs masses et en raison inverse du carré des distances. Si par conséquent, les guérisons de Lourdes sont le fait d'une force inconnue, elles doivent se produire toujours de la même façon, les conditions étant les mêmes. Or c'est justement le contraire qui arrive. La force mystérieuse agit dans les circonstances les plus diverses et les plus dissemblables, aussi bien en plein soleil sur le passage du Saint-Sacrement que dans l'eau, au milieu des piscines, le soir comme dans le jour, et, ce qui paraît plus étrange encore, sur certaines personnes seulement, et non sur d'autres, d'ailleurs aussi croyantes et aussi vertueuses et qui ont peut-être prié plus que les premières.

Par ailleurs, bien qu'on ne connaisse pas toutes les forces physiques et psychiques[144] du monde, l'on sait bien que, pour ce qui concerne la guérison des maladies organiques, qui suppose la restauration du tissu malade soit par la rénovation des cellules anciennes, soit par la création de nouvelles, il n'y a pas de forces naturelles qui soient capables de se passer du concours du temps pour accomplir cette œuvre de régénération. Les trois explications données par nos adversaires au fait de Lourdes ne peuvent donc pas être sérieusement soutenues ; et décidément, si l'on tient, malgré tout, à écarter l'hypothèse du surnaturel, de l'intervention divine, il faudra trouver mieux[145].


169. — B. Cas du fait ancien rapporté par l'histoire. — S'il s'agit d'un fait de date ancienne, avant de procéder à la critique du témoignage, il faut commencer par la critique du document qui le contient. Donc deux points à établir.


a) CRITIQUE DU DOCUMENT. — Pour juger de la valeur d'un document écrit, — car c'est celui-ci qui nous intéresse surtout, — il faut d'abord s'assurer si nous le possédons dans son intégrité ; il faut ensuite en rechercher l'auteur, la date de composition[146], les sources ; enfin, dernier travail, il faut l'interpréter en essayant de pénétrer la pensée intime de l'auteur, le but qu'il poursuit, les raisons qui ont pu déterminer sa manière de voir. Toutes ces questions, nous aurons à nous les poser lorsque nous étudierons les Livres Sacrés qui contiennent le dépôt de la Révélation.


b) CRITIQUE DU TÉMOIGNAGE. — Lorsque l'étude du document nous a révélé le nom de l'auteur et la date de composition, il n'y a plus, pour la critique du témoignage,'qu'à appliquer les mêmes règles que nous avons signalées précédemment à propos du témoin d'un fait actuel, c'est-à-dire établir sa compétence et sa probité.


170. — Objections. — Nos adversaires rejettent le miracle rapporté par l'histoire pour différents motifs. — a) Les uns, comme MM. Seignobos et Langlois, et les positivistes, en général, écartent le miracle historique parce qu'il est en contradiction avec les lois scientifiques[147]. — Réponse. — Que cette assertion soit fausse, cela ressort des preuves qui démontrent la possibilité du miracle (voir N°8163 et 164).

b) D'autres (Stuart Mill, Hume) sont d'avis qu'il faut toujours, dans l'interprétation des faits, chercher les explications les plus simples et les plus vraisemblables, ou, en d'autres termes, celles qui ne recourent pas à l'intervention du surnaturel. Réponse. — Cette opinion n'est pas plus admissible que la précédente. Dans un tel système, en effet, il faudrait retrancher de l'histoire tous les faits qui sont rares, singuliers, anormaux, tout ce qui n'a pas encore été vu. L'application d'une pareille théorie conduirait fatalement aux résultats les plus regrettables : c'est ainsi qu'il est arrivé d'ailleurs que des faits exclus jadis de l'histoire (aérolithes, stigmates) parce que, apparemment invraisemblables, ont dû par la suite être reconnus authentiques.

c) D'autres encore disent, avec Jean-Jacques Rousseau, que « le miracle qui n'est connu que par le témoignage humain ne saurait garantir avec certitude une révélation ». — Réponse. C'est là rejeter l'histoire, qui n'a d'autre fondement que l’autorité du témoignage. S'il n'y avait de sûr que ce que l'on peut expérimenter soi-même, non seulement il n'y aurait plus de certitude historique, mais la somme de nos connaissances serait bien restreinte puisque la plupart des choses que nous savons, nous les tenons du témoignage d'autrui.

d) A la suite de Jean-Jacques Rousseau, Renan[148] et Loisy font remarquer que jadis l'humanité voyait le miracle partout. Mais, avec les progrès de la critique, le merveilleux a perdu du terrain, et il est, selon eux, appelé à disparaître. Des causes naturelles ont déjà expliqué beaucoup de phénomènes regardés autrefois comme des miracles et rien n'empêche de croire qu'un jour on pourra expliquer de la même manière tout ce qui est resté jusqu'ici inconnu. — Réponse. Cette objection est à peu près identique à celle que nous avons déjà exposée (N°167). Ce qui la différencie, c'est qu'au lieu de se placer uniquement sur le terrain scientifique, elle invoque les erreurs historiques. Il est vrai qu'autrefois, beaucoup de forces de la nature étant inconnues, bien des phénomènes passèrent pour merveilleux, qui ne l'étaient pas. A ce point de vue, il est juste de dire que la science, en découvrant certaines lois ignorées, a fait reculer le domaine du merveilleux. Mais il est bon cependant de ne pas exagérer. Les anciens n'ignoraient pas toutes les lois de la nature ; tout aussi bien que nous, ils pouvaient dire, par exemple, que la résurrection d'un mort est un fait qui est en dehors et au-dessus du cours normal des choses.

e) Dans le même ordre d'idées, Renan dit que les miracles rapportés par Tite-Live et Pausanias sont controversés. Donc, conclut-il, il en est de même des miracles évangéliques. Réponse. De ce qu'il y a eu dans tous les temps, et, dans le passé plus que de nos jours, des historiens dont les récits étaient fantaisistes, on n'a pas le droit de conclure que tous doivent être mis sur le même pied. On ne passe pas ainsi du particulier au général : à Tite-Live et à Pausanias l'on peut opposer du reste des historiens consciencieux, comme Thucydide et Tacite.

§ 4. — Valeur probante du miracle.

171. — Thèse. — Les miracles, opérés en faveur d'une doctrine, sont une marque certaine de son origine divine. Cette proposition s'appuie sur la raison et le consentement universel.


A. PREUVE DE RAISON. — Le miracle proprement dit apparaît comme une œuvre qui ne peut avoir d'autre auteur que Dieu (N° 158). Sans doute, considéré en soi, il signifie uniquement qu'il y a eu intervention divine. Mais s'il est associé à un autre fait, si le thaumaturge l'opère en confirmation de la doctrine qu'il enseigne, il est évident que cette doctrine doit venir de Dieu, ou tout au moins, avoir son approbation. Sinon, il faudrait dire que Dieu ratifie le mensonge et l'imposture, qu'il est « un témoin de fausseté » (S. Thomas), ce qui répugne à ses attributs.


B. PREUVE TIRÉE DU CONSENTEMENT UNIVERSEL. — Chez tous les peuples nous retrouvons cette croyance que les miracles sont une preuve incontestable de l'intervention divine. Aussi toutes les fausses religions attribuent-elles à leurs fondateurs la puissance de faire des miracles. -

Précisément, objecte-t-on, la croyance universelle témoigne contre la valeur des miracles allégués par le christianisme, puisque chaque religion' prétend avoir les siens. — Cette objection porte à faux. Car il ne s'agit pas pour le moment d'instituer une comparaison entre la valeur respective des miracles allégués par les différentes religions. Nous invoquons la preuve du consentement universel dans le seul but de montrer que tous les peuples ont cru à l'existence de miracles opérés par Dieu en faveur d'une doctrine. Quant à ce qui est de savoir si les prodiges de telle ou telle religion sont des miracles proprement dits ou non, des œuvres de Dieu ou du démon, c'est une question "qui appartient à la critique historique et dont nous nous occuperons lorsque nous serons à la recherche de la vraie religion.


Art. III. — La Prophétie.

La question de la prophétie ne comporte pas de long développement. La prophétie est, en effet, un miracle d'ordre intellectuel (N°161). Ce qui a été dit du miracle en général, convient par conséquent à la prophétie. Nous ne ferons ici qu'indiquer rapidement ce qu'elle a de particulier en suivant le même ordre que pour le miracle. Donc 1° nature ; possibilité ; constatation, et 4° valeur probante de la prophétie.


§ 1. — Nature de la prophétie.

172. — 1° Définition. — Étymologiquement le mot prophétie (gr. prophètes ; pro, avant, phêmi, je dis) signifie prédiction.


A. AU SENS LARGE, et conformément à l'étymologie, la prophétie, c'est la prédiction d'un événement futur. Dans ce sens, la prédiction d'une éclipse est une prophétie.168


B. AU SENS STRICT du mot, et comme on l'entend généralement, la prophétie peut être définie, d'après saint Thomas, « la prévision certaine et l'annonce de choses futures gui ne peuvent être connues par les causes naturelles.


173. — 2° Conditions de la prophétie. — De la définition qui précède il ressort que deux conditions sont requises pour qu'il y ait prophétie au sens strict du mot. — a) II faut que la prévision soit certaine, et non de caractère ambigu, comme c'était souvent le cas pour les oracles païens, dont Cicéron disait qu'ils « étaient si adroitement composés que tout ce qui arrivait paraissait toujours prédit, et si obscurs que les mêmes vers pouvaient en d'autres circonstances, s'appliquer à d'autres choses.»[149] — b) II faut que la prévision ne puisse être fournie au moyen des causes naturelles. Que l'astronome annonce une éclipse, le marin une tempête, et le médecin, la mort de son malade, ce ne sont pas là des prophéties proprement dites, car la prédiction de ces événements futurs peut se déduire facilement de la connaissance des lois de la nature. Il n'y a de véritable prophétie que si l'événement à venir ne peut être connu par ses causes naturelles parce que celles-ci n'existent pas encore et dépendent de la volonté humaine.


§ 2  — Possibilité de la prophétie.

174. — La possibilité de la prophétie est démontrée par une double preuve : indirecte et directe.


A. Preuve indirecte tirée de la croyance universelle. — L'histoire nous atteste que tous les peuples ont eu leurs devins à qui ils demandaient les secrets de l'avenir. Que les oracles rendus par eux aient été de vraies prophéties ou non, ce n'est pas ici la question, il s'agit seulement de montrer la croyance de tous les peuples comme une présomption en faveur de la possibilité de la prophétie.

B. Preuve directe tirée de la raison.— Pour que la prophétie soit possible, deux conditions sont requises. Il faut : —a) que Dieu connaisse l'avenir, et — b) qu'il puisse nous le révéler. Or ces deux conditions sont certainement réalisables. Car, d'une part, Dieu est omniscient. Aucun des secrets de l'avenir ne lui échappe. Il connaît tous les événements futurs, non seulement ceux qu'on appelle les futurs nécessaires, c'est-à-dire ceux qu'on peut prévoir par la connaissance de leurs causes, mais même les futurs libres, c'est-à-dire ceux qui dépendent de la libre détermination de la volonté. La chose ne doit pas étonner du reste, puisque, comme nous l'avons déjà vu, le mot prescience appliqué à Dieu, est un terme impropre. Dieu ne prévoit pas, il voit. Pour lui tous les événements qui, selon notre manière de parler, seront un jour, sont déjà. — D'autre part, Dieu peut nous révéler l'avenir, cela ressort des preuves qui démontrent la possibilité de la révélation en général. S'il est établi en effet que Dieu peut faire connaître à l'homme des vérités que celui-ci ignore, l'on ne voit pas ce qui l'empêcherait de lui révéler l'avenir.


§ 3. — Constatation de la prophétie.

175. — Constater une prophétie revient à vérifier les deux points suivants : 1° la réalité de la prophétie, et 2° son accomplissement.

Réalité de la prophétie. — Ce premier point n'est pas difficile à établir : il suffit de se rendre compte que les deux conditions nécessaires pour constituer une prophétie sont remplies. C'est là un travail qui appartient à la critique historique : celle-ci doit contrôler les documents où se. trouvent consignées les paroles qui annoncent les événements de l'avenir, juger si la prévision a été faite en termes clairs et précis, et si le fait prédit ne pouvait être connu par la science des lois naturelles.

Accomplissement de la prophétie. — Ce second point ne présente pas de difficulté plus grande. Il suffit en effet de rapprocher l'événement en question des paroles qui l'annoncent et de constater si le fait correspond bien et dans tous ses détails à la prédiction qui l'a précédé.

Qu'on n'objecte pas, avec Jean-Jacques Rousseau, que la constatation de la prophétie exigerait que le même homme fût témoin de la prophétie et de l'événement. — I1 semble bien plutôt que plus la prédiction est éloignée de l'accomplissement, plus elle acquiert de valeur, car s'il est. déjà difficile d'annoncer quelques jours à l'avance un événement qui dépend de la liberté humaine, la difficulté ne fera que croître avec l'intervalle qui sépare la prophétie de sa réalisation.

Qu'on n'allègue pas davantage les prédictions des somnambules. Tout le monde sait qu'elles sont d'une valeur très relative, et que, semblables aux oracles antiques, elles ne brillent pas généralement par leur clarté.

§ 4. — Valeur probante de la prophétie.

176. — La prophétie est un miracle proprement dit, vu que Dieu seul connaît les événements qui dépendent des déterminations libres de l'homme. D'où il suit que tout ce qui a été dit de la valeur démonstrative du miracle s'applique aussi bien à la prophétie.


Conclusion. — Ainsi, de ce qui a été dit des critères en général, et en particulier, du miracle et de la prophétie, il ressort que la vraie doit être celle qui réunit on soi l'ensemble de ces signes: d'abord les critères internes : excellence, transcendance de la doctrine ; puis les critères externes qui sont, à vrai dire, le principal argument[150], comme le Concile du Vatican l'a parfaitement-indiqué dans la décision dogmatique suivante : « Pour que la soumission de notre foi fût on accord avec la raison, Dieu a voulu joindre aux secours intérieurs de l'Esprit Saint des preuves extérieures de sa révélation, à savoir des faits divins, et surtout les miracles et les prophéties, lesquels, en montrant abondamment la toute-puissance et la science infinie de Dieu, sont des signes très certains de la révélation divine et sont approprias à l'intelligence de tous. »


BIBLIOGRAPHIE. — Saint Thomas, Contra Gentiles. — Tanquerey, Théologie fondamentale (Desclée). — Bainvel, De vera Religione et Apologetica ; Nature et Surnaturel (Beauchesne). — Valvekens, Foi et Raison (de Meester, Bruxelles). — De Pascal, Le Christianisme, La Vérité de la Religion. (Lethielleux). — Michelet, Dieu et l’Agnosticisme contemporain. — Mgr Le Roy, La Religion des Primitifs (Beauchesne). — De Broglie, Critique et Religion (Lecoffre) ; Problèmes et conclusions de l'histoire des Religions (Putois-Cretté).— Gondal, La Religion, Le Surnaturel (Roger et Chernovitz). — Huby, Christus (Beauchesne). —- Bricout, L'Histoire des Religions et la Foi chrétienne (Bloud). — Brunetière, Sur les Chemins de la croyance (Perrin); Emile Boutroux, Science et religion (Flammarion), Ligeard, Vers le catholicisme (Vitte), Alfaric, Valeur apologétique de l’Histoire des religions, Rev. Prat. d’Apol., 15 juill. 1907.

Sur le miracle. — Dans le Dict. de la Foi cat. : J. de Tonquédec, Art. Miracle ; G. Bertin, Lourdes (Le fait de). — Leroy, La Constatation du miracle et l'Objection positiviste ; La Constatation du miracle (Bloud). — De Bonniot, Le Miracle et ses contrefaçons (Rétaux). — Monsabré, Introduction au Dogme (tome III). — Méric, Le Merveilleux et la Science. — Dr Lavrand, La suggestion et les guérisons de Lourdes (Bloud). — Vourch, Quelques cas de guérisons de Lourdes et la Foi qui guérit (Lethielleux). — Coste, Le Miracle (Sc. et Rel.). — Gondal, Le Miracle. — De la Barre, Faits surnaturels (Bloud). — J. de Tonquédec, Introduction à l'étude du Merveilleux et du Miracle (Beauchesne). — G. Sortais, La Providence et le Miracle (Beauchesne) — B. Rabier, Leçons de philosophie. — Boutroux, De la contingence des lois de la nature.

Notes et références

  1. F. HETTINGER, Théologie fondamentale, tome I.
  2. L'apologie a donc sa place dans l'exposé de la Doctrine catholique. Nous renvoyons aux trois fascicules de notre ouvrage.
  3. Qu'elle s'adresse aux croyants ou aux incroyants, l'apologétique a toujours pou but de produire dans les âmes la certitude touchant l'existence de la révélation chré­tienne. Or plusieurs écoles philosophiques contestent à l'esprit humain le pouvoir d'atteindre la vérité. Il conviendra donc de résoudre avant tout, le problème de la cer­titude (voir chapitre préliminaire).
  4. Les preuves que l'apologiste nous fournit du fait de la révélation doivent nous amener à former deux jugements: le premier, c'est que la révélation se manifeste à nous avec une évidence objective, qu'elle est croyable (credibile est), jugement de crédibilité; le second, c'est que, si elle est croyable, il y a obligation de croire (credendum est), jugement de crédentité. Alors que le premier jugement est d'ordre spéculatif et ne s'adresse qu'à l'intelligence, le second va plus loin, il atteint la volonté: c'est un jugement pra­tique.
  5. Toutefois, il est bon de remarquer que, si l'examen est permis. le doute ne l'est pas. Le Concile du Vatican déclare, en effet, que. ceux qui ont reçu la foi sous le magistère de l'Eglise ne peuvent jamais avoir une raison valable de Changer leur foi ou d'en douter Const. Dei Filius, Can. III , et Can. VI). A ceux qui prétendent qu'il faut d'abord faire table rase de sa foi pour arriver à la vérité, LEIBNIZ répond: « Quand il s'agit de rendre compte des choses, le doute n'y fait rien ... Que, pour surmonter le doute, on examine, soit. Mais que, pour examiner il faille commencer par douter, c'est ce que je nie. » Et M. BLONDEL, après avoir cité ces mots de Leibniz, ajoute à son tour: « Qu'on cesse de se méprendre sur le véritable sens de l'esprit critique: avoir l'esprit bon et l'appliquer bien, ce n'est, à aucun moment de la recherche, cesser de voir; loin de là, c'est voir, au contraire, qu'il y a toujours plus à voir, et mieux à prouver, et davantage à vivre. C'est chercher la lumière avec la lumière, Et pourquoi faudrait-il, parce qu'on aspire à voir plus clair, commencer par éteindre toute clarté ? »
  6. Const. de Fide, ch. III.
  7. Postuler = demander, entraîner comme conséquence, avoir besoin de.
  8. C'est surtout au point de vue de la méthode que l'apologétique peut être regardée comme un art. Ayant pour objectif de convaincre les esprits et de toucher les cœurs, Il est assez naturel qu'elle prenne les moyens les plus adaptéS aux conditions de temps et de personnes. Immuable dans son fond, l'apologétique est donc très variable dans sa forme: la manière de présenter les motifs de crédibilité, le choix des arguments, l'impor­tance qu'il convient de donner à chacun, tout cela est laissé à l'habileté de l'apologiste.
  9. BOSSUET, dans la 2e Partie du Discours sur l'histoire universelle, prouve histori­quement la divinité du christianisme par l'intervention de Dieu dans son origine, ses progrès, sa diffusion et sa stabilité: démonstration par la Providence.
  10. SABATIER, Esquisse d'une philosophie de la religion, d'après la psychologie et l'histoire.
  11. L'intuition (latin, intueri, contempler, voir) est la connaissance directe des objets, sans Intermédiaire et sans raisonnement .
  12. L'on comprendra mieux le modernisme quand on aura étudié le chapitre suivant et en particulier le système intuitionniste de M. BERGSON.
  13. Le mot diallèle (grec dia lêllon l'un par l'autre) est synonyme de cercle vicieux.
  14. Toute doctrine qui pose en principe que nous ne pouvons atteindre l'objet tel qu'il est en lui-même, mais seulement tel qu'il est dans notre esprit, porte le nom géné­rique d'idéalisme. Parmi les multiples variétés d'idéalisme. nous n'avons signalé ici que les deux principales: l'idéalisme critique, ou criticisme de KANT, et l'idéalisme métaphy­sique de BERGSON, la forme la plus moderne d'idéalisme que nous désignons plus loin sous le titre d'intuitionnisme.
  15. Le noumène (du grec noumenon connu par le « nous » la raison pure) désigne l'essence des choses, ce qui est, par opposition à ce qui apparaît. D'après KANT, le nou­mène peut être objet de fol, non de science.
  16. La raison pratique n'est pas autre chose que la conscience morale, c'est-à-dire la faculté de juger du bien et du mal par le moyen de la loi morale.
  17. Les mots « absolu », « chose en soi » «  noumène » tels qu'ils sont employés dans cette leçon, sont des termes synonymes et s'opposent aux mots «  relatif », « apparence », « phénomène ».
  18. FONSEGRIVE, Eléments de philosophie, tome II.
  19. Les trois dénominations: matérialiste, naturaliste, moniste, désignent, sous des aspects différents, le même fond de doctrine. Tous trois prétendent expliquer le monde par l'existence d'un seul élément, mais tandis que le matérialiste met en avant la seule matière, le naturaliste parle de la nature, ce qui est déjà un terme plus vague, et le moniste fait appel au mouvement cosmique. - Le moniste dont nous parlons ici est évidemment le moniste matérialiste.
  20. Agnostique (du grec « a » privatif et « gnosis » connaissance). - D'après l'étymologie, le mot agnostique est opposé à gnostique.. l'agnostique déclare ignorer là où le gnostique prétend savoir. Le mot a été jeté dans la circulation par le philosophe anglais HUXLEY vers 1869. , La plupart de mes contemporains, dit-il un jour, pour faire profession de libre-pensée, pensaient avoir atteint une certaine gnose et prétendaient avoir résolu le problème de l'existence; j'étais parfaitement sûr de ne rien savoir sur ce sujet, et bien convaincu que le problème est insoluble : et comme j'avais Hume et Kant de mon côté, je ne croyais pas présomptueux de m'en tenir à mon opinion.
  21. Revue des Deux- Mondes. 1er juin 1865
  22. Les additions faites parle serment antimoderniste au dogme défini parle Concile du Vatican, s'imposent-elles à notre croyance à titre de vérité de foi ou à titre de vérité certaine en connexion avec un dogme ? Dans le premier cas, le refus d'y adhérer constituerait une hérésie, et, dans le second, on serait suspect seulement d'hérésie parce qu'on ne peut rejeter une vérité en connexion avec un dogme sans paraître rejeter le dogme lui-même. La première hypothèse, qui les regarde comme vérité de foi, est assez vraisemblable, vu que ces additions font partie d'une profession de foi et qu'elles sont précédées du mot « profiteor » je professe, qui désigne, dans le langage de l'Eglise, un acte de foi
  23. OLLE-LAPRUNE a dit très justement à propos du fidéisme: « L’Eglise condamne tout fidéisme. Elle qui, sans la foi, ne serait pas, elle commence par rejeter comme contraire à la pure essence de la foi, une doctrine qui réduirait tout à la foi. L'ordre de la foi n'est assuré que si l'ordre de la raison est maintenu. » (Ce qu'on va chercher à Rome).
  24. L'expression a priori veut dire antérieur à l'expérience et signifie par conséquent que l'on raisonne indépendamment de l'expérience, en s'appuyant seulement sur les principes de la raison. L'expression a posteriori a le sens contraire et signifie que l'on s'appuie sur l'expérience, que l'on remonte des effets aux causes.
  25. L'on pourrait objecter également à cette classification que toutes les preuves rationnelles sont, en somme, métaphysiques, puisqu'elles s'appuient toutes sur le principe de causalité.
  26. Le syllogisme est un raisonnement composé de trois propositions telles, que, les deux premières (les prémisses) étant admises, la troisième (la conclusion) s'ensuit nécessairement. La première proposition des prémisses s'appelle la majeure, la seconde, la mineure. Pour plus de clarté, nous distinguerons la majeure et la ,mineure, que nous prouverons séparément.
  27. L'argument est quelquefois formulé sous la forme suivante: Tout ce qui a com­mencé d'exister n'existe pas par soi et suppose un créateur. Or le monde a commencé d'exister. Donc le monde a dû recevoir l'existence de Dieu. Ainsi présenté, l'argument parait défectueux, car les adversaires ne manqueront pas de reprendre aussitôt la mineure et de dire: « Mais le monde n'a pas commencé. L'argument ne s'appuie pas sur le commencement du monde mais sur sa contingence, au point de vue de son existence et de sa nature. Que le monde ait commencé ou non, qu'Il soit éternel ou créé dans le temps, Il n'en reste pas moins contingent, c'est-à-dire insuffisant, et appelle un être nécessaire. Les philosophes, comme PLATON et ARISTOTE, qui croyaient à l 'éternité du monde, n'en admettaient pas moins l'existence de Dieu, et il n'est pas démontré par la raison Dieu n’aurait pas pu créer le monde ab aeterno.
  28. D'après ARISTOTE, saint THOMAS, LEIBNIZ, KANT, une multitude infinie de causes secondes, de moteurs seconds, n'est pas contradictoire ; la raison ne peut démontrer par exemple que la série des générations animales ou des transformations de l’énergie a du avoir un commencement, au lieu d'exister ab aeterno. Ce qui répugne, c'est qu’une série de causes secondes ou de moteurs mus existent sans qu’i1 y ait une cause première, un premier moteur immobile qui soit la raison de leur existence.
  29. En réalité, cette analyse du moi et de sa contingence, pourrait être reportée au second groupe de preuves qui part de l'observation du monde intérieur. Si on voulait en faire une preuve spéciale, il suffirait de dire: la contingence et les imperfections de notre être supposent une cause première nécessaire et parfaite.
  30. Les philosophes distinguent en effet la série infinie du nombre infini. Si le nombre infini est une impossibilité mathématique, parce qu'il n'y a pas de nombre tel qu'on ne puisse en former un plus grand, il n'en va pas de même de la série qui est un ensemble de choses distinctes et successives de quelque manière. D'après ARISTOTE et saint THOMAS, il n'y a pas de répugnance à admettre une régression sans fin dans la série des phéno­mènes qui se seraient succédé dans le passé, ni même à concevoir une multitude actuellement infinie et innombrable. C'est pour cela que saint THOMAS pensait que la révélation seule nous apprend que le monde n'est pas créé de toute éternité.
  31. De cette école, HAECKEL a été un des plus récents et des plus ardents champions. Son livre, Les énigmes de l'univers, paru en 1900 et répandu à profusion, en Allemagne, puis en France en 1905, a pour but d'exposer le pur monisme et de résoudre les problèmes de l'univers: « Nous nous tenions fermement, y est-il dit, au monisme pur... qui ne recon­naît dans l'univers qu'un' substance unique, à la fois Dieu et Nature; la matière et l'esprit ou énergie sont les deux attributs fondamentaux, les deux propriétés essentielles de l'Etre cosmique divin qui embrasse tout, de l'universelle substance. »
  32. Ainsi un même corps peut passer par différents états physiques sans varier en quantité: tel est le cas de l'eau, qui peut être tour à tour solide (glace), liquide ou gazeuse (vapeur).
  33. Tout en faisant allusion ici au système, bergsonien qui suppose un grand courant vital rayonnant d'un centre, s'insinuant dans la matière pour l'organiser et créer ainsi les végétaux et les animaux, notre pensée n'est pas évidemment de ranger M. BERGSON parmi les matérialistes.
  34. Les philosophes modernes de l'école bergsonienne essaient de tourner la même difficulté en disant que l'ensemble, le Grand Tout n'est pas précisément une somme de tontes les parties, mais une source d’où elles jaillissent, la substance d'où émanent tous les êtres par voie d'évolution. M. BERGSON parle « d'un centre d'où tous les mondes jailliraient comme les fusées d'un immense bouquet ». L'évolution créatrice, p. 270. - Mais quand on a expliqué la formation des mondes par l'évolution de la matière, il reste toujours à dire d’où vient la matière elle-même.
  35. Certains apologistes, pour démontrer que l'évolution de la matière, a commencé un jour, s'appuient sur la loi de la dégradation de l'énergie, Notons d'abord que les physi­ciens distinguent deux sortes d'énergies. Selon qu'elle est plus ou moins apte à produire du travail, l'énergie est dite de qualité supérieure (exemple: le mouvement) ou de qualité inférieure (exemple: la chaleur). Or si c'est une loi que l'énergie se conserve, que la somme d'énergie qui est dans le monde, reste constante, c'en est une autre qu'elle baisse en qualité, qu'elle se dégrade. En d'autres termes, « l'énergie de qualité supérieure ne se dépense jamais sans qu'il en tombe une partie à l'état d'énergie de qualité inférieure ou de chaleur. La balle élastique qui rebondit ne retrouve jamais tout à fait la hauteur d'où elle est partie: au contact du sol, une partie de la vitesse s'est transformée en chaleur... D'un autre côté, cette énergie de qualité inférieure ne remonte jamais intégra­lement à l'état d'énergie supérieure... D'où il résulte qu'à tout moment l'énergie se dégrade. En un mot, l'univers tend, en vertu des lois qui le régissent, vers une fin qui n'est pas le néant, mais le repos... Or ce qui doit ainsi finir ne peut être conçu comme infini. Si l'énergie utilisable était infinie en quantité, elle ne pourrait pas s'épuiser, sa dépense ne pourrait pas aboutir à une limite. Puisque nous voyons avec certitude qu'il y aura un terme, la quantité d'énergie utilisable est donc finie. Si elle se débitait et s'épuisait depuis une durée infinie, à supposer que ces deux mots ne soient pas contra­dictoires, l'épuisement serait achevé depuis longtemps: puisqu'elle ne l'est pas, c'est qu'elle ne remonte pas à l'infini. » GUIBERT, Le conflit des croyances religieuses et des Sciences de la nature. Ainsi, de cette loi de la dégradation de l'énergie, les apologistes en question con­cluent : 1. - qu'il y a eu des commencements dans le monde, que l'énergie utilisable a commencé puisqu'elle n'est pas infinie, et - 2, que, dès lors, le mouvement du monde n'a pu venir de la matière, vu qu'elle n'était pas douée d'énergie utilisable. Ce se­cond point appartient à la preuve suivante (argument du premier moteur).
  36. De toute façon, la théorie de l'évolution ne saurait s'appliquer à l'homme, du moins à son âme. Nous verrons plus loin (N° 106 et suiv.) que l'homme n'est pas un animal perfectionné et que, si son corps ne diffère pas essentiellement de celui des ani­maux supérieurs, son âme est d'une autre nature et possède des facultés intellectuelles et morales qui la séparent entièrement de la brute.
  37. L'argument du premier moteur se rattache à l'argument de la cause première: il s'appuie sur le même Principe et suit la même marche. Aussi certains auteurs l'ex­posent-ils en même temps.
  38. Le mot acte s'opposant au mot puissance, il s'ensuit que dire de Dieu qu'il est acte pur revient à dire qu'il n'y a rien en lui qui soit à l'état de puissance ou de devenir, qu'il est une réalité pleine et complète, ou si l'on veut, qu'il possède toutes les qualités.
  39. « Le hasard, dit BOSSUET, est un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard à l'égard de nos conseils incertains est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c'est-à-dire dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre » (Discours sur l’ Histoire universelle ; chap. VIII).
  40. H. BERGSON, L'évolution créatrice.
  41. Nous exposerons plus loin d'une manière plus complète la théorie évolutionniste (Voir N° 89 et suiv.).
  42. «L'insensé a dit dans son cœur: Il n'y a point de Dieu.. (Ps., LII, 1).
  43. Cette preuve peut être présentée avec un autre point de départ. Au lieu du désir on peut envisager l'action humaine. Notre action n'est jamais telle que nous la voudrions. Il y a toujours disproportion entre l'objet et la pensée, entre l'acte et la volonté. Notre action aspire sans cesse au mieux. « Au bout de la science et de la curiosité de l'esprit, dit M. BLONDEL, au bout de la passion sincère et meurtrie, au bout de la souffrance et du dégoût, le même besoin renaît », le besoin du transcendant, de Dieu: ainsi Dieu est Immanent au centre de notre action.
  44. Il ne faut pas confondre cette preuve psychologique par les aspirations de l'âme avec ce que les modernistes appellent l'expérience individuelle. Pour les immanentistes, l'expérience individuelle nous découvre Dieu, nous le fait atteindre directement dans les profondeurs de la conscience, tandis que la preuve psychologique, tout en prenant comme point de départ nos états d'âme, ne conclut l'existence de Dieu que par le rais8onnemt, et non par suite d'une intuition directe.
  45. La loi morale est appelée par KANT' impératif catégorique. C'est un impératif, c'est-à-dire qu'elle commande sans contraindre; catégorique, parce que ses ordres sont absolus, sans condition.
  46. MAX MULLER va même jusqu'à prétendre que l'unité divine n'était pas inconnue des peuples apparemment polythéistes. « Les races païennes primitives, dit-il, ne furent pas polythéistes, à proprement parler, Ce n'est pas à dire qu'elles adorassent un Dieu unique, mais on peut dire qu'en un certain sens elles adoraient un Dieu un, c'est-à-dire que leurs hommages s'adressaient en somme à la divinité, bien que celle-ci leur apparût sous diverses formes personnelles lesquelles recueillaient tour à tour, par une contradiction que voilait le symbole, des hommages quasi-exclusifs et souverains ».
  47. On a multiplié les recherches pour découvrir un peuple athée. On a cru un certain temps en avoir trouvé un en Océanie dans les îles sauvages d'Adaman habitées par une peuplade nègre si primitive qu'elle ne sait ni cultiver la terre ni élever le bétail. Après un examen plus approfondi, l'on a été obligé d'avouer que ces hommes incultes admettaient un Dieu unique, créateur et rémunérateur. De même, il a fallu reconnaître que les Négritos de la presqu’île Malacca et des Philippines, les pygmées d'Afrique, les Hottentots, les Boschimans pratiquaient une religion. (Cf. Mgr LE ROY, La Religion des Primitifs).
  48. Cette erreur fut surtout le fait des impies du XVIIIe siècle et en particulier de VOLTAIRE.
  49. Preuve par la révélation. - Aux preuves rationnelles de l’existence de Dieu con­vient-il d'ajouter une autre preuve complémentaire tirée du témoignage de l’histoire, qu'on pourrait formuler de la manière suivante? Si nous étudions les Livres Saints, non pas comme livres inspirés, mais simplement comme livres humains, présentant tous les caractères d'authenticité et de véracité que la critique est en droit d'exiger de tout livre historique, nous constatons que Dieu s'est révélé à Adam, à Noé, à Abraham, à Isaac, à Jacob, à Moïse, au peuple israélite dans le désert, aux prophètes, et plus récemment par Jésus-Christ, qu'il s'est manifesté souvent et qu'il se manifeste encore de nos jours (ex: à Lourdes) par le miracle et la prophétie. Donc nous devons croire à l'existence de Dieu tout aussi bien que nous croyons à l'exis­tence d'Alexandre le Grand, de César et de Napoléon, puisqu'elle nous est attestée par des documents aussi dignes de foi. Exposée ici, cette preuve n'a aucune valeur pour ceux qui nient l'autorité des Livres Saints qui ne sera démontrée que par la suite. La preuve ne s'adresse donc qu'aux croyants, et dès lors il nous semble qu'il vaut mieux la réserver pour la partie dogmatique, où l'existence de Dieu est présentée comme une vérité rationnelle et une vérité de foi, s'appuyant à la fois sur le raisonnement et sur la Révélation voir notre Doctrine catho­lique N° 28).
  50. Cette preuve aboutit donc tout aussi bien au polythéisme qu'au monothéisme.
  51. Il ne faut pas confondre la preuve ontologique, qui prend pour point de départ la notion de Dieu, avec l'ontologisme, signale plus haut parmi les erreurs, et d'après lequel nous aurions une vue immédiate de Dieu.
  52. D'après l'Ami du Clergé (10 mai 1923), au lieu de la loi morale, il serait préférable de prendre pour point de départ l'ordre essentiel qui régit les êtres raisonnables: on aurait alors la quatrième preuve de saint THOMAS « par les degrés de perfection» envi­sagée sous l'aspect spécial du vrai et du bien. On remarque dans la nature quelque chose de plus ou moins bon, de plus ou moins vrai, de plus ou moins noble. Or, le plus ou le moins de perfection ne peut se dire des objets que par comparaison avec l'être le plus parfait. Il y a donc quelque chose qui est le bon, le vrai, le noble, et par conséquent l'être par excellence... qui est cause de ce qu'il y a d'être, de bonté et de perfection dans tous les êtres, et c'est cette cause que nous appelons Dieu. » Somme th. l, 1,q. 2, art 3 (Voir sur ce sujet le Traité de philosophie par les Professeurs de l'Université de Louvain).
  53. Il n'est pas dans notre pensée de faire du consentement universelle critérium de la certitude (N° 22). Ce serait aller contre l’Eglise qui enseigne le contraire et contre 1’Ecrlture Sainte qui nous apprend que tous les peuples de l'antiquité, les Juifs excepté, ignoraient le seul vrai Dieu et méconnaissaient sa 1oi (Rom.I,21-23).
  54. Les philosophes matérialistes rentrent donc dans cette catégorie.
  55. FRAYSSINOUS, Défense du christianisme. L'incrédulité des jeunes gens.
  56. P. BOURGET, Essai de psychologie contemporaine.
  57. Nous appelons agnostiques dogmatiques ceux qui bornent leur agnosticisme à la nature de Dieu, par opposition aux agnostiques purs qui prétendent que l'existence même de Dieu est du domaine de l'inconnaissable.
  58. « L'aséité de Dieu, sa nécessité, son immatérialité, sa simplicité, son individualité, son indétermination logique, son infinité, sa personnalité métaphysique, son rapport avec le mal qu'il permet sans le créer ; sa suffisance, son amour de lui-même et son absolue félicité : franchement, qu'importent tous ces attributs pour la vie de l'homme? dit W. James. S'ils ne peuvent rien changer à notre conduite, qu'importe à la pensée religieuse qu'ils soient vrais ou faux ? » (L'expérience religieuse.)
  59. Nous ne parlons ici que de la connaissance de Dieu par la raison. Cette connais­sance a été augmentée par la Révélation qui, en nous découvrant les mystères de la Trinité et de l'Incarnation, nous a fait pénétrer plus avant dans les secrets de la vie divine.
  60. Ainsi nous attribuons à Dieu toutes les perfections de? créatures parce que nous avons d'abord établi a priori que Dieu est l’Etre parlait. Nous ne nous appuyons donc pas sur le principe de causalité selon lequel tout ce qu'il y a dans les effets se retrouve dans la cause. Cette dernière méthode parait en effet défectueuse, car de ce que toutes les perfections des effets se retrouveraient dans la cause, même à un degré supérieur, il ne s'ensuit pas que la cause première soit infinie et parfaite, vu que les effets sont finis et Imparfaits et n'exigent cas dès lors une cause parfaite.
  61. l'anthropomorphisme (gr. « anthrôpos », homme, et « morphê », forme) désigne en philo­sophie cette tendance de notre esprit qui nous porte à prêter à la Divinité les sentiments, les passions, les pensées et les actes des hommes.
  62. Analogie (grec. «ana » : par ; « logos » : rapport). Comme l'étymologie l'indique, l'analogie résulte d'une comparaison, et conclut a une ressemblance entre deux choses, mais à une ressemblance qui n'implique pas identité et laisse subsister des différences.
  63. Nous employons ici l'expression courante « être personnel » en tant qu'elle s'oppose au système panthéiste gui confond Dieu avec le monde. Évidemment, nous ne voulons pas entendre par là qu'il n'y aurait en Dieu qu'une seule personne. A la rigueur, l'ex­pression « être personnel » serait avantageusement remplacée par cette autre expression « substance distincte ».
  64. Ainsi le mot immanent s'oppose à transcendant. Dire de Dieu qu'il est transcen­dant, c'est affirmer son existence hors du monde; dire qu'il est immanent c'est l'identifier avec le monde.
  65. Vacherot, Le nouveau Spiritualisme.
  66. Mentionnons aussi le dualisme manichéen, d'après lequel il y aurait deux principes : un principe bon, source de tout bien, qui est l'esprit, et un principe mauvais source de tout mal, qui est la nature. Le bien et le mal que nous constatons dans le monde s'expliqueraient par une lutte éternelle entre ces deux principes.
  67. Il est facile après cela de saisir le sens exact de l'expression « tirer du néant ». Le néant et l'objet créé n'ont pas ici les rapports de cause à effet ; pas davantage, ils ne sont les deux termes d'une évolution. La relation qui existe entre les deux est une rela­tion purement mentale. Tirei du néant marque donc le passage du non-être à l'être, sans qu'il y ait entre le premier et le second d'autre relation que celle de deux moments différents.
  68. Nous pourrions faire remarquer ici que la science ne peut rien opposer au dogme de la création. La création, en effet, est en dehors du champ d'observation de la science, et elle ne présente rien de contraire aux faits constatés par la science.
  69. II n'y a pas lieu, en effet, d'envisager une troisième hypothèse comme celle du panspermisme interastral, d'après laquelle la terre aurait été ensemencée par des germes tombés des espaces interplanétaires, au moment où elle commença à se refroidir. Une semblable réponse ne ferait que reculer la difficulté, car il faudrait toujours dire com­ment ces germes se trouvaient dans les autres astres et quelle en était l'origine.
  70. La monère est, dans la théorie moniste, le plus simple organisme que nous puissions connaître, une parcelle de protoplasme sans noyau. — La cellule, elle, se compose du noyau, au centre, et autour du noyau, du protoplasme, formé d'un ensemble de filaments plongeant dans un liquide assez dense ; c'est déjà un organisme plus compliqué, puis­qu'il contient un noyau. — Au-dessus des organismes unicellulaires (composés d'une seule cellule) tels que les microbes, il y a les organismes pluricellulaires, composés d'un nombre incalculable de cellules. Et dans un organisme pluricellulaire, il y a différentes sortes de cellules. Le groupement des cellules semblables entre elles forme le tissu : tissu nerveux, tissu musculaire, etc.
  71. Le protoplasme (de deux mots grec prôtos, premier, et plassein, former) désigne, selon l'étymologie du mot, l'organisme primitif, la première forme d'être vivant.
  72. A vrai dire ni l'une ni l'autre des deux thèses, ni celle qui affirme ni celle gui nie la possibilité de jamais produire chimiquement un organisme élémentaire, ne peut Invo­quer l'autorité de l'expérience. Elles sont toutes deux invérifiables, la première parce que la science n'a pas encore avancé d'un pas vers la synthèse chimique d'une substance vivante, la seconde parce qu'il n'existe aucun moyen concevable de prouver expérimen­talement l'impossibilité d'un fait. » (H. Bergson, L'évolution créatrice.)
  73. L’évolution, n'est du reste pas une idée nouvelle ; nous la trouvons déjà chez les philosophes grecs (École d’Ionie, Stoïciens, Alexandrins), chez certains Pères de l'Eglise (saint Grégoire de Nysse, saint Hilaire, saint Ambroise, saint Augustin), chez les scolastiques (Albert le Grand, saint Thomas). Chez les modernes, Bacon, Pascal, Leibniz sont plus ou moins évolutionnistes ; Turgot et Condorcet défendent l'idée de progrès, voisine de celle d'évolution. H. Spencer a fait de l'évolutionnisme une vaste synthèse où l'évolution est regardée comme la loi générale qui régit le monde.
  74. Il ne faut pas confondre, en effet, le transformisme qui est la théorie générale affir­mant la transformation des espèces, avec les systèmes particuliers : le lamarckisme ou système de Lamarck, le darwinisme ou système de Darwin, qui prétendent expliquer comment l'évolution a eu lieu, et indiquer les causes qui ont déterminé les transformations.
  75. D'après le darwinisme, les survivants transmettent à leurs descendants leurs carac­tères acquis ; d’après le néo-darwinisme (Weissmann) ils transmettent seulement leurs caractères innés.
  76. La sélection (seligere, choisir) naturelle, c'est donc la nature qui, pour améliorer les espèces, semble imiter les éleveurs qui choisissent pour la reproduction les animaux les mieux constitués.
  77. Les fossiles (latin fossilis, extrait de la terre) sont les restes, maintenant pétrifiés, des plantes et des animaux que l'on retrouve dans les couches géologiques Ces débris sont donc comme les témoins des différentes phases de la terre et nous permettent de reconstruire les étapes de son passé
  78. En se plaçant sur un autre terrain, et en ne considérant que le point de vue philo­sophique, les fixistes peuvent encore objecter aux évolutionnistes que dans le moins il n'y a pas le plus, en d'autres termes, qu'on ne donne pas ce qu'on n'a pas, que par conséquent l'évolution peut développer les qualités, mais non en créer de nouvelles et que dès lors une espèce n'a pas par elle-même de quoi produire une espèce supérieure
  79. Pour expliquer la disparition de certaines espèces et l'apparition postérieure d'au­tres espèces, les fixistes sont en effet obligés de dire que les espèces disparues par suite de bouleversement dans l'écorce terrestre, ou de toute autre cause, ont été ensuite rem­placées par de nouvelles créations, à moins toutefois qu'ils n'admettent qu'il y ait eu a l'origine des germes de toutes les espèces.
  80. On appelle déiste celui qui admet l'existence de Dieu et de la religion naturelle mais ne reconnaît ni révélation ni Providence. — Le rationaliste rejette également la révélation et prétend n'admettre que les vérités démontrées par la raison
  81. II y a sur la question de la valeur du monde trois opinions : — a) l'optimisme absolu (Malebranche, Letbniz) qui prétend que le monde considéré dans son ensemble, est le meilleur possible ; — b) le pessimisme (Leopardi, Schopenhauer, Hartmann, Bahnsen) qui affirme que le monde est essentiellement mauvais. La religion bouddhiste professe aussi le pessimisme, et enseigne à ses adeptes qu'ils doivent détruire en eux le désir de vivre et tendre au nirvana, c'est-à-dire à l'anéantissement de l'être individuel. — c) Une troisième opinion, l'optimisme relatif (saint Anselme, saint Thomas, Bossuet, Fénelon) est celle crue nous exposons.
  82. Devant certains cataclysmes, comme ceux de la Martinique et de Messine dont le souvenir est encore récent, on est tenté de maudire l'apparente sauvagerie des forces de la nature. Mais «le plus souvent, ces désastres n'atteignent que les régions où il a fallu à l'homme quelque témérité pour espérer d'y fonder une installation durable. Il a cru pouvoir braver un fléau dont les manifestations étaient espacées, et la plupart du temps cette hardiesse a été récompensée par de notables profits (fertilité du sol). Comment se plaindre, le jour où la nature reprend pour un moment des droits qu'elle n'avait jamais abdiqués ? » (de Lapparent, La Providence créatrice.)
  83. « Soyons, dit Mgr Frayssinous, plus modérés dans nos désirs... plus sobres, plus tempérants, plus éloignés des voluptés et des vices qui énervent a la fois l'âme et le corps, et nous verrons disparaître le plus grand nombre des maux dont nous souffrons. » (La Providence dans l'ordre moral.)
  84. Ainsi comprise, la douleur peut se tourner en joie, comme l'atteste l'exemple des saints. Au plus fort des tourmentes, les grands chrétiens savent garder l’âme sereine et même se réjouir, parce que, alors, ils ressemblent mieux à l’objet de leur amour : Jésus crucifié et expérimentent en eux ces paroles de l’Imitation : « Lors donc que tu seras parvenu à ce point que la tribulation endurée pour l'amour du Christ te paraîtra douce et savoureuse, tu auras trouvé le paradis sur terre. » (Liv. II, Chap. XII, De la voie royale....)
  85. Berseaux, La science sacrée, tome I.
  86. La doctrine de l'Église dégage mieux encore la Providence de reproches qui lui sont laits (voir notre Doctrine catholique, fasc. I, N° 37).
  87. Comment deux substances de nature aussi opposée peuvent-elles s'unir, former un tout harmonieux, et exercer l'une sur l'autre une influence réciproque : c'est là un des problèmes les plus ardus que puisse aborder l'esprit humain. Aussi les solutions pro­posées n'ont-elles qu'une valeur relative. Au surplus, cette question intéresse plus le philosophe que l'apologiste. Nous renvoyons donc pour ce point aux .traités de Philo­sophie. Signalons seulement la théorie de l'animisme, professée par Aristote, puis par saint Thomas et les scolastiques, d'après laquelle le corps et l'âme sont deux substances incomplètes, formant par leur union étroite un tout substantiel, appelé le composé humain, l'âme vivifiant le corps, devenant la forme qui anime ce corps et le différencie des autres. — Toutefois, bien qu'incomplète si on la considère dans l'ensemble de ses facultés dont quelques-unes (sensibilité, perception extérieure...) nécessitent le concours des organes, l'âme n'en reste pas moins, dans ses facultés supérieures, une substance complète, capable de vivre de sa vie propre.
  88. Le mot abstraire désigne cette opération de l'esprit qui consiste à considérer une qualité en dehors de l'objet qui la possède : par exemple, la blancheur d'un mur en l'isolant du mur qui la possède. Le mot abstrait est opposé au mot concret.
  89. On pourrait signaler encore le rire comme étant une des caractéristiques les plus curieuses qui distinguent l'homme de l'animal. Le comique ou le ridicule des choses qui provoquent le rire, supposent la raison pour les percevoir.
  90. Cette impossibilité du passage de l'animal à l'homme peut être invoquée comme preuve de l'existence de Dieu. Si, en effet, l'âme de l'homme ne peut sortir par évolution de l'âme animale, de toute nécessité, il faut recourir à quelqu'un qui la crée directement.
  91. Cette opinion est celle de Russel Wallace, d'ailleurs transformiste convaincu, qui, après Darwin, fut le défenseur le plus ardent de la théorie de la sélection naturelle.
  92. On appelle préhistoire l'histoire des temps sur lesquels il n'existe aucun document écrit. Cette histoire doit donc être faite par d'autres moyens ; par la découverte, par exemple, des ossements de l'homme (fossiles), d'objets (outils, armes, parures), d'habi­tations qui ont été à son usage A ses yeux, le corps de l'homme doit à la fois à la sélection naturelle et à l'intervention divine les facultés qui le caractérisent : il y aurait eu intervention de Dieu pour donner la forme humaine à un organisme déjà préparé par l'évolution.
  93. DE Nadaillac, L'homme et le singe.
  94. A supposer que l'évolution fût une loi définitivement établie, elle ne supprimerait pas Dieu. Nous avons prouvé ailleurs (N° 45) qu'il n'en faudrait pas moins recourir à un Etre tout-puissant pour créer la matière et régler son développement selon la loi de révolution.
  95. « L'homme, dit de Lapparent, est le seul mammifère dont la station soit absolu­ment verticale, et dont le visage soit fait pour regarder en face, en respirant à pleins poumons, le Ciel où sa destinée l'appelle. » La Providence créatrice. — Le poète latin avait dit déjà : Os homini sublime dédit, coelumque tueri Jussit...
  96. L'angle facial est l'angle formé par la rencontre de deux lignes hypothétiques; l'une, verticale, allant des incisives supérieures au point le plus saillant du front ; l'autre, horizontale, allant du conduit auditif aux mêmes dents.
  97. Le livre de M. Boule, professeur au Muséum national d'Histoire naturelle, paru au début de 1921, et qui a pour titre : « Les hommes fossiles », ne saurait modifier notre conclusion. Après avoir rappelé les principales découvertes de fossiles faites jusqu'à nos. jours, ce savant paléontologiste prétend que de la reconstitution anatomique des nommes préhistoriques qu'il est permis de faire d'après les squelettes qu'on a retrouvés, il ressort que l'homme primitif diffère moins des singes anthropoïdes que ceux-ci des singes inférieurs. S'appuyant alors sur ce principe que « te ressemblance prouve la pa­renté », M. Boule conclut que le corps de l'homme provient par filiation soit d'un singe, soit d'un ancêtre commun au singe et à l'homme. Cette déduction n'est qu'une hypo­thèse que nous sommes en droit de ne pas admettre, tant qu'elle n'est pas vérifiée. (V. N« 94 et 95). De toute façon, elle ne concerne que le corps ; l'abîme entre l'âme de l'homme et l'âme des bêtes reste Infranchissable
  98. Malgré sa force, cette preuve ne doit pas être isolée des deux autres. Car, d'une part, l'anéantissement, qui est la base de l'argument, n'est nullement inconcevable : Dieu peut rendre au néant ce qu'il lui a pris ; d'autre part, l'immortalité de la substance n'est pas nécessairement l'immortalité de la personne. Il importe donc de compléter cette preuve par les deux autres preuves : psychologique et morale.
  99. L'espèce est définie par de Quatrefages « l'ensemble des individus plus ou moins semblables entre eux qui peuvent être regardés comme descendus d'une paire primitive unique par une succession ininterrompue et naturelle de familles. »
  100. II faut noter en effet que le caractère essentiel qui distingue la race de l'espèce, c'est que les croisements entre individus de races différentes sont indéfiniment féconds, tandis qu'entre individus d'espèces différentes, même les plus rapprochées, ils sont frappés de stérilité immédiate ou du moins à brève échéance.
  101. De QUATREFAGES, L'Espèce humaine
  102. François Lenormant, Manuel de l'histoire ancienne de l'Orient; les Originel de l'histoire.
  103. Au point de vue archéologique, et en considérant la matière, la forme, et le degré de perfection des instruments, des armes, etc., qui furent travaillés par les hommes pri­mitifs, on distingue trois âges : l'âge de la pierre, l'âge du bronze et l'âge du fer. L'âge de la pierre se subdivise en trois périodes : éolithique ou de la pierre éclatée, paléolithique ou de la pierre taillée et néolithique ou de la pierre polie. La période paléo­lithique se subdivise à son tour en quatre époques connues sous le nom des endroits on les divers types caractéristiques semblent dominer : l'époque chelléenne (Chelles, com­mune de Seine-et-Marne), l'époque moustérienne (de Moustier, dans la Dordogne), l'époque solutréenne (Solutré, commune de Saône-et-Loire), l'époque magdalénienne (de la Madeleine, Dordogne).
  104. La période tertiaire comprend quatre phases : éocène, oligocène, miocène et pliocène. C'est dans une couche du miocène que les silex en question de l'abbé Bourgeois furent trouvés.
  105. M. Reid Moir a retrouvé récemment dans un terrain tertiaire d'Ipswich, localité proche de Cambridge (Angleterre), des outils de silex manifestement taillés par l'homme, et dont la présence dans ce terrain semble ne pouvoir s'expliquer par des apports arti­ficiels. Ces outils, qui sont du type moustérien, marquent déjà, par la finesse du travail, un certain degré d'évolution et de culture, supérieur aux produits de l'homme chelléen. Si rien ne vient contredire ces assertions, il s'ensuivrait que l'homme remonterait au moins à l'époque tertiaire. L'avenir nous réserve sans doute d'autres découvertes encore. Quelles qu'elles puissent être, elles ne pourront modifier notre conclusion et ne sauraient s'opposer à la Foi catholique qui déclare : — 1. qu'il 'y a pas de chronologie biblique, et — 2. que l'antiquité de l'homme est un problème qui relève de la Science, et bob de la Foi
  106. Tylor, la civilisation primitive
  107. G. Le BON, Les premières civilisations.
  108. « Le fétiche est un objet vulgaire, sans aucune valeur en lui-même, mais que le Noir garde, vénère, adore, parce qu'il croit qu'il est la demeure d'un esprit... Une pierre, une racine, un vase, une plume, une bûche, un coquillage, une étoffe bigarrée, une dent d'animal, une peau de serpent... tout au monde peut être fétiche pour ces grands enfants. » Rêville, Les religions des peuples non civilisés. — II y a trois catégories de fétiches : les fétiches familiaux, tirant leur vertu des reliques des ancêtres et destinés à protéger la famille, le village ou la tribu ; les fétiches des bons génies et les fétiches des esprits mauvais ou fétiches vengeurs. Le fétiche se différencie : — a) de l'amulette en ce qu'il tire sa force et son influence de l'esprit qui l'habite, tandis que l'amulette qui est un petit objet que l'on porte sur soi est censée préserver des malheurs et procurer du bonheur par une vertu secrète, mystérieuse et inconsciente ; et — b) du talisman, petit objet marqué de signes cabalistiques que l'on ne porte pas toujours sur soi comme l'amulette, et qui est destiné à exercer une action déterminée sur les choses ou les événements, à en changer le cours ou la nature. (Voir Mgr Le Roy, La Religion des Primitifs).
  109. Comme on le voit, l'animisme est chez les sauvages ce que le spiritisme est chez les peuples civilisés.
  110. Mgr Le Roy, op. cit.
  111. Mgr Le Roy, op. cit.
  112. S. Reinach, Orpheus.
  113. Mgr Le Roy, Op. cit.
  114. S. Reinach, Cultes. Mythes et Religions.
  115. JOUFFROY, Mélanges philosophiques.
  116. Le surnaturel, tel que nous l'entendons ici, désigne le monde invisible, distinct du nôtre, où il y a des êtres réels, vivants, personnels et libres avec lesquels toutes les reli­gions enseignent que l'homme peut avoir des rapports. — II ne faut pas confondre cette signification avec le sens strict du mot, et comme l'emploient les théologiens catho­liques, pour désigner la révélation proprement dite et la grâce, moyen surnaturel, c'est-à-dire au-dessus des exigences de notre nature, pour arriver à la vision béatifique.
  117. Voir notre Doctrine catholique N° 171, 327, 381 et suiv.
  118. L'histoire des religions paraît même la contredire. Elle nous atteste, en effet, que les idées religieuses ne se sont pas toujours perfectionnées, qu'il y a eu parfois recul : ainsi, les peuples sémitiques sont souvent allés du plus parfait au moins parfait, du monothéisme au polythéisme, à l'idolâtrie et au fétichisme.
  119. Brunetiere, Sur les chemins de la croyance, Ch. III, La religion comme fait socio­logique.
  120. Abbé de Broglie, Problèmes et conclusions de l’histoire des religions.
  121. Une autre hypothèse (Max Muller), appelée l'hénothéisme, pense que la religion rait le résultat d'un double élément : un élément subjectif et un élément objectif. L’élément subjectif consisterait dans une faculté spéciale à l’homme par laquelle il percevrait l’infini et aurait le sentiment du divin. L'élément objectif serait fourni par l'uni­vers et les grands phénomènes de la nature. De la rencontre de ces deux éléments serait née l'idée de la divinité, d'une divinité une, mais pouvant subsister en plusieurs sujets, par opposition au monothéisme qui croit nue les attributs divins, que la divinité réside dans un sujet unique.
  122. Nous ne parlons que des vérités de l'ordre surnaturel. Non pas que nous prétendons qu'il n'y ait pas de mystères dans l'ordre naturel. Nous pensons au contraire que la science est loin d'avoir résolu toutes les énigmes de la création, et que le savant Berthelot qui proclamait que « Le monde est aujourd'hui sans mystères », était bien vain de le croire et de le dire. Cependant il faut admettre que sur ce terrain l'impuissance de la rai­son n'est qu'accidentelle, et que, plus la science progresse, plus elle fait reculer le mys­tère. Il n'en est pas de même des vérités de l'ordre surnaturel : ces dernières ne peuvent être que des mystères, puisqu'elles sont d'un ordre qui dépasse la nature.
  123. D'après le dogme catholique, l'impuissance de la raison est la conséquence d une déchéance de la nature humaine, causée par le péché originel. Toutefois cette vérité n'étant connus que par la Révélation, l'apologiste ne doit pas en faire usage.
  124. « Parmi les philosophes anciens, qui n'eurent pas le bienfait de la foi, dit Léon XIII dans son Encyclique Aeterni Patris, ceux mêmes qui passaient pour les plus sages, tom­bèrent, en bien des points, dans de nombreuses erreurs. Vous n'ignorez pas combien, à travers quelques vérités, ils enseignent de choses fausses et absurdes, combien plus d'incertaines et de douteuses, touchant la nature de la divinité, l'origine première des choses, le gouvernement du monde, la connaissance que Dieu a de l'avenir, la cause et le principe des maux, la un dernière de l'homme et l'éternelle félicité, les vertus et les vices et d'autres points de doctrine, dont la connaissance vraie et certaine est d'une nécessité absolue au genre humain. »
  125. « Quand un éloquent écrivain du siècle dernier, écrit Emile Saisset dam ses Essais sur la philosophie et la religion, prétendit écrire le symbole de la religion naturelle sous l'inspiration de sa seule conscience, il l'écrivait, en effet, sous la dictée d'une philo­sophie préparée par le Christianisme. Ce n'est pas l'homme de la nature qui parle dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, c'est un prêtre devenu philosophe. » « Je ne sais pourquoi l'on veut attribuer au progrès de la philosophie la belle morale de nos livres, confesse lui-même Jean-Jacques Rousseau (Lettres de la montagne). Cette morale, tirée de l'Evangile était chrétienne avant d'être philosophique. »
  126. Fin surnaturelle. — Pour bien comprendre cette expression, il faut se rappeler que tous les êtres créés par Dieu poursuivent une fin appropriée à leur nature. Or l'homme, en tant que créature raisonnable, doit arriver, par sa raison, a la connaissance de l'Etre infini, et par sa volonté, à l'amour de Dieu proportionné à cette connaissance : c'est là sa fin naturelle et l'ordre naturel des choses. Mais si Dieu a assigné à l'homme, comme fin dernière, le bonheur de le contempler un Jour face à face, tel qu'il est, dans la plénitude de sa splendeur (I. Cor., XIII, 12), de l'aimer et de le posséder, la fin est au-dessus des exigences de la nature humaine, elle est surnaturelle, et constitue un nouvel ordre de choses : l'ordre surnaturel.
  127. Cette expression « Dieu a parlé aux hommes » ne doit pas nécessairement être entendue au sens obvie, sauf lorsqu'il s'agit de l'enseignement oral du Christ. Il est clair que Dieu a de multiples moyens d'instruire les hommes : représentations imaginatives ou intellectuelles, impressions visuelles ou auditives, et qu'il sait proportionner la forme de son message à l'aptitude de son destinataire. Ce qui importe donc, c'est que sa révé­lation soit entourée de signes qui ne laissent pas de doute sur la réalité du fait.
  128. Les critères internes pourraient s'appeler aussi critères probables par opposition aux critères externes (miracles et prophéties) qui sont des critères certains.
  129. C'est pour cette raison que les prodiges opérés par les démons, par conséquent par une cause créée, ne sont que des miracles improprement dits. Ils sont surnaturels par rapport à nous, mais naturels par rapport à eux.
  130. Il est clair, en effet, que si l'on conçoit toute réalité sur le modèle des êtres libres et spirituels dont on ne peut prévoir les actes, il n'est plus possible d'établir de lois et, par conséquent, de constater le miracle. Poussé jusqu'à ces limites, ce système est sur­tout le fait de M. Ed. Le Roy. Les théoriciens de ce qu'on a appelé la philosophie nou­velle, MM. botttkoux, Bergson, duhem, Henri Poincaré, W. James, ne sont pas allés si loin. Ils ont affirmé seulement qu'il y a de la contingence dans le monde, que tout n'y est pas soumis à une nécessité absolue, et que ce qui est considéré par les scientistes ou déterministes comme des lois universelles et certaines de toute réalité, n'est en somme qu'un ensemble de règles approximatives qui gouvernent la matière, qu'il convient, par conséquent, de faire une place au psychique, c'est-à-dire à l'élément spirituel, auquel il faut reconnaître la possibilité d'intervention.
  131. G. Séailles, Les affirmations de la conscience moderne
  132. Saint Augustin, Tracat. XXIV in Joannem.
  133. G. Séailles, Les affirmations de la conscience moderne
  134. Renan, Vie de Jésus, Introd.
  135. Bien que nous parlions des trois conditions requises pour constater un miracle à propos du témoin, il est clair que le rôle de ce dernier peut et souvent doit se borner à la constatation du fait sensible (voir N° 167).
  136. En dépit de sa forme, le mot de Pascal ne contient pas de cercle vicieux. Car il n'est pas question de prouver la doctrine par les miracles seuls et les miracles par la doctrine seule. C'est la raison qui démontre d'abord la valeur d'une doctrine, qui déclare si elle est bonne ou mauvaise, et c'est encore la raison qui juge si les miracles portent les signes dont nous venons de parler et qui permettent de les attribuer à Dieu. Ce travail préliminaire une fois fait, il est clair que la doctrine confirme les miracles, et réciproque­ment, que les miracles confirment la doctrine.
  137. Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne.
  138. Renan, Vie de Jésus, Introd., p. 51 (4e Ed.).
  139. Ce n'est pas ici une objection nouvelle. Mais, tandis que l'objection précédente (N° 167) se tient à un point de vue général et abstrait, l'instance concrétise en quelque sorte le cas. En prenant un exemple dans le fait de Lourdes, qui est toujours d'actualité, elle a l'avantage de mettre mieux à jour la tactique des incrédules.
  140. Rapport du Dr. Filhoi, de la Faculté des Sciences de Toulouse.
  141. Voir la liste détaillée des guérisons obtenues à Lourdes, depuis 1858 jusque 1904, dans G. Bertin, Histoire critique des événements de Lourdes.
  142. BERNHEIM, Hypnotisme, suggestion psychothérapie.
  143. D'après l'abbé Bertin, Le Fait de Lourdes (Dict. ap. de la Foi cat.) le Bureau médical écarte de plus en plus les maladies nerveuses, les guérisons de ces maladies pouvant être attribuées à une cause naturelle. Il est donc faux de croire et de dire que les affections nerveuses forment la grande clientèle de Lourdes ; elles ne fournissent pas même la quinzième partie des guérisons. Jusqu'en 1913, on en compte 285, tandis qu' « on trouve 694 cas pour les maladies de l'appareil digestif et de ses annexes, 106 pour les maladies de l'appareil circulatoire, dont 61 pour celles du cœur, 182 pour les maladies de l'appareil respiratoire (bronchites, pleurésies), 69 pour les maladies de 1 appareil urinaire, 143 pour celles de la moelle, 530 pour celles du cerveau, 155 pour les affections des os, 206 pour celles des articulations, 42 pour celles de la peau, 119 pour les tumeurs, 546 pour les maladies générales et les maladies diverses, dont 170 pour les rhumatismes, 22 pour les cancers, et 54 pour les plaies. Signalons aussi spécialement 55 aveugles, qui ont eu le bonheur de voir, et 24 muets qui ont recouvré la faculté de parler, tandis que 32 sourds recouvraient celle d'entendre ».
  144. Forces physiques (gr. phusis, nature) et psychiques (gr. psuchê, âme) = forces matérielles et spirituelles.
  145. L'on voit par là que les guérisons si nombreuses, si étonnantes dont la grotte de Lourdes est le théâtre permanent, peuvent être un argument très précieux au service de l'Apologétique. Celle-ci a le droit d'y puiser différentes preuves : — a) la preuve de l'existence du miracle, et — b) la preuve de la vérité de la Religion catholique puisque ces miracles sont accomplis en faveur de sa doctrine pour appuyer son autorité. Et si l’on considère les circonstances de l’apparition de la Sainte Vierge à Bernadette, sa réponse à l’interrogation de l’enfant : « Je suis l’Immaculée Conception », il est permis de croire que Dieu voulut, à quelques années de la promulgation du dogme, ratifier la décision doctrinale du pape Pie IX.
  146. L'on comprend combien il importe de connaître la date de composition et l'auteur ; c'est par là, en effet que nous apprenons si l'historien a pu être témoin oculaire ou non. Lorsque l'historien n'a pas été témoin oculaire, la valeur de son témoignage dépend des sources où il a puisé.
  147. « Une vérité scientifique ne s'établit pas par témoignage. Pour affirmer une pro­position, H faut des raisons spéciales de la croire vraie. » Seignobos et Langlois Introduction à la Méthode historique.
  148. « Aucun des miracles dont les vieilles histoires sont remplies, dit Renan, ne s'est passé dans des conditions scientifiques. Une observation qui n'a pas été une seule fois démentie nous apprend qu'il n'arrive de miracles que dans les temps et les pays où l'on y croit, devant des personnes disposées à y croire. »
  149. CICÉRON, De divin., l. II.
  150. Nous avons vu (N° 12) que, selon l'importance que l'on attache à chaque série de critères, la méthode d'apologétique employée dans la démonstration de la vraie religion est dite intrinsèque ou extrinsèque. Il serait bon de relire ici cette question capitale qui a été traitée dans l'introduction (N" 10 et suiv.).
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