Manuel d'apologétique - 2ème partie : Recherche de la vraie Religion

De Salve Regina

Sommaire

Deuxième partie : Recherche de la vraie religion

Aperçu général de la seconde Partie.


177. — Deux points ont été établis dans la première Partie de l'Apologétique. Le premier, c'est que l'homme, en tant que créature douée d'une âme raisonnable et libre, est obligé, à tout le moins, de professer la religion naturelle. Le second c'est que, selon toute vraisemblance. Dieu, Créateur et Providence, est intervenu dans la marche de l'humanité -pour guider l'homme dans sa recherche de la vérité religieuse, et peut-être même, pour l'élever à une dignité plus grande et à une destinée plus haute.

Il s'agit maintenant, dans cette seconde Partie, de soumettre à l'examen cette dernière hypothèse. Pour cela, il nous faut interroger l'histoire et lui demander si, en fait, elle nous apporte le témoignage d'une Révélation divine. Or, comment instituer cette enquête religieuse? La chose serait simple, s'il n'existait par le monde qu'une seule religion : il suffirait alors de vérifier ses titres à notre créance. Mais il n'en est pas ainsi, et les religions sont nombreuses, soit dans le passé, soit dans le présent, qui ont revendiqué ou revendiquent une origine divine.

Deux voies sont dès lors ouvertes à l'apologiste chrétien qui prétend que sa religion est, à l'heure actuelle, la seule Religion révélée, — 1. Ou bien, laissant de côté toutes les autres religions, il peut aller droit au christianisme et lui faire l'application des critères dont nous avons parlé précédemment (N° 156). Et si, de cet examen, il résulte que la religion chrétienne est, sans doute aucun, une religion révélée, toute enquête ultérieure devient superflue. Car, comme d'une part, il est manifeste que, en beaucoup de points de son dogme et de sa morale, elle est en opposition avec les autres religions, et comme d'autre part, il n'est pas moins évident que Dieu n'a pu révéler des vérités successives et contradictoires, la vérité de l'une implique la fausseté des autres. L'étude de ces dernières ne pourrait, dans ce cas, se faire qu'à titre de contre-épreuve.

2. Une seconde méthode consiste à suivre l'ordre inverse. L’apologiste chrétien se tourne d'abord vers les religions, autres que la sienne, et dont il veut démontrer la fausseté. A vrai dire, cette première enquête pourrait paraître un chemin bien long s'il s'agissait d'exposer en détail toutes les formes de religion qui ont existé et existent encore sur la terre ; mais une telle nécessité ne s'impose pas, car il va de soi que, si l'on peut prouver que les religions qui se recommandent le plus à notre attention, soit par le nombre de leurs adeptes soit par la valeur de leur doctrine, doivent être rejetées comme fausses, plus n'est besoin de s'occuper des autres religions dont l'infériorité est incontestable.


Ce premier travail terminé, et, comme on dit, le terrain une fois déblayé, il n'y a plus qu'à aborder la seule religion qui n'ait pas été éliminée, c'est-à-dire, dans l'espèce, la religion chrétienne. Cependant il n'est pas permis de dire, comme tout à l'heure dans la première méthode, que la fausseté de toutes les religions, passées en revue, implique la vérité de la religion chrétienne : celle-ci pourrait être fausse comme les autres. Pour être en droit de tirer une telle conclusion, il faudrait démontrer auparavant qu'il y a certitude de l'existence d'une religion révélée. Que la chose puisse être présumée, cela ne fait pas de doute. Mais un fait d'histoire s'établit par l'histoire, et non par le raisonnement. C'est, dès lors, par l'histoire qu'il faudra prouver l'existence et la vérité de la Religion chrétienne.

C'est cette seconde méthode que nous suivrons ici. Cette partie comprendra donc deux sections.


A. LA PREMIÈRE SECTION, beaucoup moins étendue, sera un exposé très rapide et très succinct des principales religions non chrétiennes, où il apparaîtra, par la seule application des critères négatifs, qu'elles ne portent pas les marques d'une origine divine.


B LA SECONDE SECTION sera la démonstration proprement dite du christianisme. En nous appuyant sur le témoignage des Évangiles, dont nous aurons préalablement à établir la valeur historique, il nous faudra vérifier les titres du fondateur et contrôler la qualité de sa doctrine. Si de cette étude il ressort que Jésus est « Envoyé de Dieu », il ne restera qu'à conclure que le christianisme dont la diffusion s'est faite à travers le monde d'une façon si extraordinaire, est une religion d'origine divine, qu'il est la vraie religion.


SECTION I : Les fausses Religions.

Chapitre unique : les principales religions non-chrétiennes

DÉVELOPPEMENT

L'enquête religieuse.


178. — Il convient, avant de commencer notre enquête religieuse, de déterminer les conditions dans lesquelles elle doit se faire et sur quelles religions elle doit porter.

1° Conditions. — Nous avons vu (N° 156) qu'il y a deux sortes de critères auxquels on peut reconnaître la valeur objective d'une religion. — a) Les uns sont tirés de la doctrine (critères intrinsèques). Ainsi toute religion qui a sur Dieu et sur l'homme des conceptions opposées aux conclusions que la raison seule nous a permis d'établir dans la première Partie, ne peut être la vraie religion. — b) Les autres sont tirés du fondateur ( critères extrinsèques). L'on pense bien qu'il ne suffit pas a un homme de se présenter comme chargé d'une mission divine, il faut qu'il la prouve et qu'il garantisse son enseignement par des signes authentiques qui soient comme le sceau de Dieu.

Pour savoir ce que vaut une religion, nous la soumettrons donc à une double épreuve. Nous nous tournerons d'abord vers le fondateur et nous lui demanderons ses litres. Puis nous étudierons sa doctrine et nous verrons ce qu'elle vaut.

2° Religions sur lesquelles portera notre enquête. — Notre enquête portera d'abord sur les religions auxquelles nous ne reconnaissons pas les marques d'origine divine. Nous parlerons ; — 1° du paganisme ; — 2° des religions de la Chine ; -— 3° de la religion de la Perse ; — 4° du Mithriacisme ; — 5° des religions de l’Inde ; — 6° de L’Islamisme ; et — 7° du Judaïsme actuel.


Art. I. — Le Paganisme.

179. — Sous ce titre il faut entendre les diverses religions qui ont professé ou professent encore le polythéisme. Aussi loin que remonte l'histoire, nous constatons que le paganisme fut la religion de tous les peuples de l'antiquité, exception faite des Juifs : les Chaldéens, les Egyptiens, les Assyriens, les Babyloniens, les Grecs et les Romains, tous furent polythéistes. De nos jours, le paganisme est encore la religion des peuplades fétichistes de l'Asie et de l'Afrique.


1° Fondateur. — Non seulement il est superflu de rechercher les fondateurs du paganisme, mais il n'est même pas possible de savoir comment les mythologies ont pu se former. — a) D'après Evhémère, philosophe grec du ive siècle avant Jésus-Christ, les mythes auraient été des récits légendaires, et les dieux, des héros divinisés. — b) Selon Plotin et Porphyre (IIIe siècle de notre ère), les mythes païens seraient des symboles cachant des dogmes philosophiques et des notions morales : ainsi l'aventure d'Ulysse et des Sirènes serait une allégorie destinée à mettre en garde contre les séductions du mal. — c) l’école traditionaliste a voulu voir dans les mythes des déformations de la tradition primitive qui n'aurait été conservée intacte que chez les Juifs : ainsi s'expliqueraient sans difficulté bien des parallélismes que l'on peut remarquer entre les croyances païennes et les récits de la Bible : par exemple, la boîte de Pandore d'où sortirent tous les maux correspondrait à la chute d'Eve. — d) D'après une école plus récente (Max Muller, en Angleterre, Michel Bréal en France), les mythes auraient leur origine dans le langage. Les dieux ayant été considérés à l'origine comme les agents mystérieux des phénomènes de la nature, leurs noms ne seraient autres que les épithètes qui désignent ces phénomènes.


180. — Doctrine. — La doctrine du paganisme se trouve consignée dans les mythologies dont nous trouvons des descriptions chez des poètes comme Homère ou des historiens comme Hésiode. Or, les mythologies sont un ensemble de fables plus ou moins ridicules, de mythes bizarres sur la vie des dieux et leurs rapports avec les hommes. Pour souligner l'infériorité des doctrines païennes, il n'est pas nécessaire d'entrer dans les détails : nous n'avons qu'à montrer la multiplicité de leurs dieux et les imperfections de leur nature où se mêlent la grandeur et la faiblesse, la vertu et le vice.

N'ayant pas de valeur au point de vue doctrinal, comment le paganisme en aurait-il eu au point de vue moral? Comment les dieux, qui avaient les mêmes passions et les mêmes défauts que l'homme auraient-ils prêché la vertu à celui-ci? L'homme échappe d'autant plus facilement aux devoirs de la morale qu'il trouve des excuses dans ses croyances. ,


181. Critique. — Religion imparfaite et n'ayant aucune trace d'origine divine, faut-il conclure que le paganisme était une religion absolument mauvaise et inutile ? Gardons-nous de le croire. Malgré ses inconcevables lacunes, le paganisme avait au moins l'énorme avantage d'entretenir chez l'homme le sentiment religieux, de lui faire lever les yeux vers le ciel, de le faire penser à sa destinée future. Le païen qui vivait en rapport constant avec des puissances cachées, qui craignait de leur déplaire, qui sollicitait leur appui et s'humiliait devant elles, pouvait trouver là des moyens efficaces de lutter contre les mauvaises tendances de sa nature.

Tout compte fait, par conséquent, et « si l'on veut comparer le polythéisme antique à un état de l'humanité où il n'y aurait aucune religion, à l'état où voudraient nous amener les matérialistes modernes, peut-être la conclusion sera-t-elle que le paganisme est préférable et que mieux vaut une croyance quelconque, même superstitieuse, à un monde invisible, qu'un état où l'homme serait entièrement renfermé dans le monde terrestre...

« Quel était maintenant l'état des âmes sincères et droites qui cherchaient la vérité dans ces longs siècles d'erreur ?... Nous pouvons nous en tenir à ce que la foi nous enseigne au sujet de la bonté de Dieu, de sa justice et de sa miséricorde, et à ce que saint Paul nous dit au sujet des païens, qui, n'ayant pas de loi écrite, seront jugés d'après la loi naturelle gravée dans leur conscience.

« Quoi qu'il en soit de ce problème, il est de toute évidence que le polythéisme antique ne saurait entrer en comparaison, en tant que solution des problèmes de la destinée humaine, avec le christianisme, ni même avec les religions fondées sur l'idée d'une révélation positive. »[1]

Art. II. — Les Religions de la Chine.

182. — La Chine compte trois religions officielles : deux indigènes, le Taoïsme et le Confucianisme, la troisième importée de l'Inde, le Bouddhisme dont nous parlerons plus loin. (Nos 194 et suiv.)


I. Le Taoïsme. 1° Fondateur. — La religion connue sous le nom de Taoïsme, est attribuée à Lao-tseu, philosophe contemporain et rival de Confucius. On. sait peu de chose de sa vie. Certains pensent même que la religion fondée sous son nom ne serait nullement son œuvre, et qu'elle serait seulement une collection de vieilles superstitions de la Chine repoussées par Confucius, et que, dans le but de faire opposition au Confucianisme, on aurait recueillies et groupées sous le nom d'un sage, Lao-tseu, afin de leur donner plus d'autorité.


183. — Doctrine. — Le Taoïsme est un amalgame de superstitions grossières, de sorcellerie et de magie, avec les doctrines philosophiques de Lao-tseu dénaturées par ses disciples. C'est du reste une religion polythéiste et, pour cette raison, il est inutile que nous insistions davantage.


184. — II. Le Confucianisme- — 1° Fondateur. Confucius naquit en 551 avant notre ère dans le royaume de Lou, d'une ancienne famille du nom de Khoung. Il se distingua de bonne heure par la vivacité de son intelligence et par la droiture de son caractère, si bien que le roi de Lou n'hésita pas à lui confier, malgré sa jeunesse, des fonctions importantes dans son gouvernement. Il les abandonna du reste bientôt pour suivre sa vocation. Il se mit alors à l'étude des Kings ou Livres sacrés de la Chine, et voulut se consacrer à la direction des peuples. Dans ce dessein il parcourut les principautés féodales qui composaient l'Empire chinois, puis, fatigué de cette vie errante, il revint à Lou où il ouvrit une école et professa jusqu'à la fin de sa vie. Parmi ses nombreux élèves, il en distingua soixante-douze, pris parmi les meilleurs, qu'il appela ses disciples. Telle fut l'origine des Lettrés, qui, depuis cette époque, ont joué un si grand rôle en Chine, en formant une sorte de caste fermée à qui allaient toutes les faveurs du pouvoir. Cet état de choses a duré jusqu'au commencement de notre siècle. « Maintenant, sous la République chinoise, tout est changé. La caste des Lettrés est défunte. La doctrine de Confucius a cessé d'être classique. Les auteurs de la Chine nouvelle n'ont pas encore attenté aux temples désertés du Sage. Mais ils ont éliminé ses œuvres de l'enseignement primaire comme surannées, et les ont reléguées, à titre de philosophie antique, dans les accessoires de l'enseignement secondaire... Ainsi disparaît, sans secousse, sans bruit, une chose qui paraissait un roc inébranlable et qui n'était qu'un bois vermoulu.»[2]


185. — 2° Doctrine. — Le confucianisme est plutôt une philosophie morale qu'une religion. Les dieux, c'est-à-dire le Ciel (Châng-Tï), la Terre et les Esprits supérieurs sont considérés, non comme des personnes réelles mais comme des abstractions. Aussi le seul culte qui soit en grand honneur est celui des ancêtres ; c'est par là que le confucianisme est une religion bien nationale ; il semble du reste que, aux yeux de Confucius et de ses adeptes, le Chang-Ti ou Seigneur du Ciel, et les autres dieux ne soient que les esprits des premiers ancêtres de la nation. Mais, chose étrange, tout en affirmant la survivance des esprits, Confucius ne parle pas de la vie future et ne tranche pas la question de l'immortalité de l'âme.

La morale de Confucius ne manque pas d'élévation et se distingue par un réel amour de l'humanité ; toutefois, elle ne dépasse pas les limites d'une morale humaine. Elle proclame bien qu'il ne faut pas faire aux autres ce qu'on ne veut pas que les autres vous fassent à vous-même, mais elle ne va pas au delà de cette simple règle de justice.


186. — 3° Critique — Si la doctrine de Confucius ne contient pas d'erreurs très graves, c'est une religion « incomplète, insuffisante pour le besoin des âmes ; un ensemble de conseils sages et sensés, mais sans rien qui inspire l'enthousiasme. On comprend qu'elle n'ait pas suffi au peuple chinois et qu'il ait préféré l'idolâtrie et là magie du Taoïsme et du Bouddhisme ... Nous pouvons donc considérer cette doctrine comme une assez belle œuvre humaine, un code religieux et moral à peu près pur, péchant par défaut plutôt que par excès. Mais nous n'avons pas besoin d'ajouter, tant cela est évident, qu'il n'y a eu ni dans la vie du fondateur, ni dans sa doctrine, aucun signe d'une révélation divine. Confucius n'a jamais prétendu au titre de prophète et n'a réclamé pour sa doctrine d'autre preuve que celles de la raison et de la tradition immémoriale. »[3]

Art. III. — La Religion de la Perse. Le Zoroastrisme ou Mazdéisme.

187. —L'ancienne religion de la Perse, autrement dit, de l'Iran, s'appelle Zoroastrisme, du nom de son fondateur, ou Mazdéisme du nom du dieu Ahura- Mazdâ que Zoroastre met au-dessus de tous les autres dieux, même au-dessus de Mithra, le dieu de la lumière.


1° Fondateur. — On ne sait si le prophète à qui l'on attribue la fondation de la religion des mages[4], appartient à l'histoire ou à la légende. Selon l'une ou l'autre, Zoroastre; vécut au vie siècle avant Jésus-Christ. Révolté des abus de l'idolâtrie et du culte des Dêvas ou mauvais génies, il se retira dans une grotte solitaire et se livra, sept années durant, à la méditation. Là, il eut des révélations d'Ahura-Mazdâ, le seigneur tout-puissant, qui confirma sa mission, en faisant de nombreux prodiges en sa faveur.


188. — 2° Doctrine. — Le Zend-Avesta est le livre sacré du Zoroastrisme. La date de composition en est incertaine. Il renferme du reste des morceaux d'âge différent, et dont certains paraissent être de composition relativement récente.

En métaphysique, le zoroastrisme admet la doctrine du dualisme. Il est vrai que le Dieu suprême, Ormazd, est créateur, Dieu du ciel. Mais à Ormazd est opposé un principe mauvais, appelé Ahriman, qui lui dispute l'empire. Les deux principes du bien et du mal sont éternels sinon égaux. Entourés, chacun d'une armée, ils doivent lutter pendant 9.000 ans ; Ormazd sera alors vainqueur et précipitera Ahriman et les Dévas, ses acolytes, dans l'enfer.


La morale du mazdéisme est pure et élevée. Elle impose le respect de la femme et de l'enfant, elle recommande les bonnes pensées, les bonnes paroles et les bonnes actions. Malheureusement, le culte n'est pas à la hauteur de la morale, car il est entaché de pratiques de superstition et de magie.


189. Critique- — « Nous n'avons pas besoin de discuter le caractère purement humain de cette religion. Elle est sans doute, par certains côtés, supérieure au paganisme, elle combat l'idolâtrie ; elle enseigne un spiritualisme élevé. Mais le principe du dualisme est une erreur funeste... Le dualisme ébranle la morale du zoroastrisme et la rend irrationnelle... La révélation faite à Zoroastre est dénuée de preuves sérieuses. On ne comprendrait pas que Dieu eût fait une révélation à un homme et n'eût pas donné, pour preuves de la vérité de sa parole, des témoignages plus certains que les récits légendaires des livres sacrés d'un petit peuple. »[5]


190. — REMARQUE. — On a constaté entre la religion des Perses et celle des Juifs un certain nombre de ressemblances qui semblent indiquer que l'une des deux a influencé l'autre. Ainsi toutes deux attendent le royaume de Dieu et admettent la résurrection des morts. Naturellement, les rationalistes prétendent que les Juifs sont les emprunteurs. Sans doute, ces derniers, ayant été sous la domination des Perses, auraient pu adopter une partie des croyances de leurs vainqueurs. Cependant cette hypothèse n'est guère vraisemblable, car les convictions des Juifs étaient trop fortes, elles remontaient trop loin dans le passé pour subir aussi facilement les influences étrangères. Et pour ce qui concerne l'idée du royaume de Dieu, il ne fait aucun doute, dit le P. Lagrange, que « le règne attendu qui est celui de Dieu et celui du bien, dont les justes procurent l'avènement et qui aura son Messie, c'est le royaume de Dieu, des prophètes et ensuite de l'Évangile. Or s'il est une idée dont il soit possible de suivre le développement chez le peuple juif, c'est celle du royaume de Dieu et de son Messie... Cette première conception eschatologique est pour nous certainement d'origine juive.» De même, à propos de la résurrection des morts, « il est difficile de faire remonter très haut la croyance des Perses... Dans Israël, elle fait partie, d'après les Pharisiens contemporains de Jésus, de la foi nationale et elle s'appuie sur des textes qu'on ne peut pas, en tout cas, faire descendre aussi bas que 150 avant Jésus-Christ. D'une façon générale, on constate que les Perses ont été bien plus entraînés par les Sémites qu'ils n'ont eux-mêmes agi sur leurs sujets conquis. »[6]


Art. IV. — Le Mithriacisme.

191. — Le Mithriacisme est une religion dérivée du Mazdéisme. Il y avait peu de temps qu'il avait pénétré à Rome et en Occident, lorsque les apôtres du christianisme vinrent pour y prêcher la foi du Christ. Nous ne nous attarderions pas à parler de cette religion d'importance secondaire, si nos adversaires, profitant, ici encore, des nombreuses analogies ~qui existent entre le Mithriacisme et le Christianisme, n'accusaient ce dernier de plagiat. Voici du reste les principales ressemblances qu'ils se plaisent à relever. Mithra est un jeune dieu qui a vécu parmi les hommes. Il naquit, lui aussi, dans une grotte ou une étable. Quand il fut devenu grand, il terrassa les animaux malfaisants, et en particulier, un taureau, puis il remonta au ciel, d'où il continue à veiller sur ceux qui se font initier à ses mystères et le prient.

La morale mithriaque impose aux initiés le respect de la vérité, la fidélité au serment, la fraternité, le culte de la pureté physique et morale. C'est sur l'accomplissement de ces préceptes que Mithra juge l'âme après la mort : si elle est trouvée juste, il l'emmène au ciel avec Ormazd : si elle est coupable, elle est livrée au feu et consumée avec Ahriman.

Le culte de Mithra offre avec le culte chrétien des analogies non moins perceptibles. L'initiation mithriaque comprenait sept degrés qu’on a comparés à nos sept sacrements : elle comportait, entre autres choses, des ablutions symboliques, l'impression d'un signe sur le front, l'oblation de pain et d'eau, des onctions de miel...

On rapproche également certains détails des deux liturgies, mithriaque et chrétienne. Par exemple, la fête de la Nativité du Christ aurait été fixée le 25 décembre, jour où l'on célébrait déjà la naissance de Mithra. Telles sont entre les deux religions les ressemblances les plus frappantes. Les historiens rationalistes des religions en concluent que le mithriacisme est un ancêtre du christianisme. Ne serait-ce pas le contraire qu'il faudrait dire ? Les points de contact que nous venons de signaler entre les deux religions ne sont-ils pas de date postérieure dans la tradition romaine sur Mithra? Les premiers apologistes chrétiens, saint Justin et Tertullien le pensaient et dénonçaient déjà le plagiat mithriaque des rites chrétiens. S'ils avaient eu tort, s'il en était autrement, comment expliquer que l’empereur Julien qui aurait été trop heureux de prendre le christianisme et ses apologistes en défaut, n'ait pas accusé ces derniers d'avoir emprunté leur doctrine à la religion de Mithra ? L'hypothèse d'une influence mithriaque sur les dogmes et sur le culte chrétien n'a donc pas de fondement historique.

Art. V. Religions de l'Inde.

192. — Les religions principales qui se sont succédé dans l'Inde sont : le Védisme, le Brahmanisme, le Bouddhisme et l'Hindouisme ou Néo-brahmanisme.


I. Le Védisme. — Le Védisme est, parmi les diverses religions des Hindous, la première qui ait laissé des traces dans l'histoire. La religion védique est contenue dans les livres sacrés appelés Védas, et particulièrement dans le plus ancien d'outre eux, le Rig-Véda. C'est une religion naturaliste où les phénomènes et les forces de la nature sont divinisés, et par là, le Védisme peut être rapproché du Paganisme dont nous avons parlé précédemment, ce qui nous dispense d'insister pour en démontrer la fausseté.


193. — II. Le Brahmanisme. — 1° Fondateur. — Aucun document ne nous permet de fixer, d'une manière certaine, l'origine du brahmanisme encore moins par conséquent, de dire le nom du fondateur.


Doctrine. — Celle-ci se trouve bien dans les Védas, mais l'interprétation des Livres sacrés est laissée entièrement aux brahmanes, c'est-à-dire aux prêtres de Brahmâ. Or les Védas contiennent comme deux religions superposées : l'une qui faisait le fond de la vieille religion védique et qui est un polythéisme naturaliste ; l'autre qui est un panthéisme idéaliste joint à l'idée de la métempsycose, et c'est le brahmanisme proprement dit.

Le dieu Brahmâ est l'être unique : de lui procède le monde par émanation. Tous les êtres sortent donc de lui et y retournent pour en sortir de nouveau, et ainsi un certain nombre de fois, jusqu'à ce que l'âme, purifiée de toute souillure, puisse s'absorber définitivement en Brahmâ et entrer pour toujours dans le Nirvana.

La morale du brahmanisme dérive de cette doctrine de la métempsycose. Étant donné que, à la mort, l'âme passe dans un autre corps, dans le corps d'un animal ou d'un monstre, suivant qu'elle a été jugée plus ou moins coupable, il faut considérer la vie comme le mal suprême. I1 importe donc de mettre un terme à ces morts et à ces renaissances continuelles. Or, pour arriver à ce résultat, il faut pratiquer le renoncement, anéantir la concupiscence, bref, éteindre on soi la soif de l'existence, cause de tout le mal. Et voilà comment la doctrine brahmaniste a conduit à la pratique de l'ascétisme, à ces mortifications exagérées des fakirs qui habitent les forêts, ne se nourrissant que d'herbes et de fruits sauvages, restant de longs mois dans la même posture ou s'exposant aux ardeurs du soleil des tropiques des journées entières.


Critique. — Nous avons vu que les Védas contiennent un mélange de polythéisme et de panthéisme. Il n'est donc pas possible de leur reconnaître une origine divine. Bien que la partie morale contienne de sages préceptes sur la lutte contre les passions, et d'excellentes prescriptions sur la chasteté, la véracité, la fidélité aux promesses, elle est muette sur les devoirs de la bienfaisance et de la charité.



194. III. Le Bouddhisme. — Le brahmanisme ancien, avec sa morale austère et son culte froid, sans temples et sans idoles, ne pouvait être une religion populaire. Il n'est donc pas étonnant que l'Inde accueillit avec faveur la religion du Bouddha.


1° Fondateur. — La vie du Bouddha fut écrite longtemps après sa mort : ses biographes furent donc à leur aise pour y introduire autant de légendes que bon leur sembla. C'est seulement après l'ère chrétienne, — qu'on remarque bien ce point, — que l'on mit en œuvre les documents qu'on possédait en y ajoutant de nombreuses interpolations.

Le Bouddha naquit au vie ou au Ve siècle avant l'ère chrétienne. Il appartenait à la famille des Çakyas et s'appelait Siddartha. Le titre de Çakya-Muni sous lequel il est connu, veut dire moine de la famille des Çakyas. De nombreuses légendes entourent son berceau et sa jeunesse : il serait trop long de les raconter. Un certain temps après s'être marié, il quitta sa femme et sa famille pour devenir moine et travailler à son salut. Pendant plusieurs années, Use livra à des austérités effrayantes. Un jour qu'il méditait sous un figuier, il sentit qu'il était Bouddha (racine budh, comprendre) c'est-à-dire sage, éclairé, celui qui a compris. Il-avait trouvé le secret pour ne plus renaître. De ce bonheur il voulut faire profiter l'humanité en lui prêchant sa doctrine. Mais auparavant il décida de passer quatre semaines dans la solitude. C'est durant cette retraite que Mâra, l'Esprit tentateur, lui proposa de le faire entrer immédiatement dans le Nirvana pour lui épargner les peines et les déceptions de la vie. Le Bouddha rejeta l'offre, jugeant qu'il se devait au salut de ses frères et à la propagation de la vérité.

Le parallélisme qui existe entre la retraite et la tentation du Bouddha, d'une part, et celles de Notre-Seigneur, au désert, d'autre part, n'échappera à personne. Mais il est superflu de défendre les traditions chrétiennes contre l'accusation de plagiât, vu que les Évangiles sont antérieurs à la rédaction définitive des documents bouddhistes. (V. n° 278).

Plus de quarante ans, le Bouddha prêcha sa doctrine de la délivrance. De toutes parts on venait le consulter. Lui-même allait de pays en pays, vivant d’aumônes et instruisant les peuples. Il avait quatre-vingts ans lorsqu'il mourut à la suite dune indigestion. Ses biographes racontent qu'une musique céleste se fit alors entendre et que Brahmâ en personne vint chercher Je Bouddha pour l'introduire dans le Nirvana. Ainsi, visiblement, la légende se mêle à l'histoire dans des proportions telles que celle-ci disparaît et que des savants ont pu se demander si le Bouddha avait réellement existé.


195. — Doctrine. — Les points principaux qui caractérisent la doctrine bouddhiste sont : — a) l'athéisme, ou, si l'on préfère, l'agnosticisme. S'il y a une Cause première, un Etre suprême, le Bouddha ne le recherche pas, estimant qu'une telle question est insoluble et oiseuse ; — b) la croyance à la métempsycose-: doctrine qui lui est commune avec le brahmanisme. A sa mort l'homme est transporté au tribunal de Yama qui le juge et le remet entre les mains de ses bourreaux. Quand la peine est expiée, car l'enfer n'est pas éternel, l'âme est rejetée dans le monde pour recommencer une nouvelle existence ; elle reprend dans l'échelle des êtres la place qu'elle a pu mériter par sa vie antérieure. Seuls ceux qui sont proclamés Bouddhas sont affranchis de la renaissance et entrent dans la béatitude parfaite du Nirvana ; — c) le pessimisme. Dans la doctrine du Bouddha, l'existence est un mal, et le bonheur suprême consiste précisément à en être délivré et à parvenir au Nirvana. Mais qu'est-ce que le bonheur du Nirvana ? Il serait bien difficile de le dire. Le Nirvana n'est pas le néant, mais c'est la non-existence individuelle, c'est la délivrance de la transmigration, et par conséquent, de la douleur, c'est une sorte de béatitude passive et négative d'où l'amour et la vie sont absents.

La morale bouddhiste ressemble bien à celle du brahmanisme. Partant de ce principe que l'existence est un mal, elle professe, elle aussi, qu'il n'y a d'autre remède que la pratique du renoncement. Or la pratique du renoncement comporte une série d'exercices assez semblables à ceux qui sont en usage dans nos Ordres religieux. Ainsi la méditation, la confession des fautes, la direction de conscience, la chasteté[7], la pauvreté sont des règles strictes pour les Bhikchous, ou moines bouddhistes. C'est, comme on le voit, tout le côté négatif de la perfection chrétienne, c'est le renoncement absolu qui doit aboutir à la mort et au Nirvana ; ce n'est pas, comme dans la mystique chrétienne, le détachement des biens de ce monde pour aller plus sûrement à Dieu et pour trouver en Lui un jour la vie pleine et l'amour parfait. Le culte bouddhiste était à l'origine réduit à son strict minimum. Et à quoi ce culte eût-il bien pu se rapporter, puisque la doctrine bouddhiste était athée et que dès lors il était inutile de prier un dieu dont on ignorait l'existence? Mais, à la mort de Çakya-Muni, il s'établit un culte de vénération en son honneur. Pour conserver ses reliques, on construisit d'abord des monuments très simples, puis des temples magnifiques, généralement au centre d'un monastère. Par la suite, on rendit un culte, non seulement au grand Bouddha Çakya-Muni, mais à tous les autres Bouddhas, semblables à lui, c'est-à-dire qui étaient entrés dans le Nirvana On y joignit le culte des images et des statues ; et ce fut ainsi un véritable polythéisme, en même temps qu'une- idolâtrie mêlée de magie.


196. — NOTA. — Le bouddhisme se propagea surtout en Chine, dans l'Indochine, au Cambodge, au Siam, en Birmanie, au Japon et au Tibet. Sa diffusion si étendue s'explique par l'insuffisance du culte brahmanique sans idoles et sans temples, par l'apostolat de ses moines et aussi par la protection du pouvoir civil : protection qui était accordée d'autant plus facilement que, les moines bouddhistes étaient des auxiliaires précieux pour développer l'influence des rois en dehors de leur pays. De plus, si la morale recommandait avant tout la pratique du renoncement, elle ne défendait aux laïques ni la polygamie ni le divorce.


197— 3° Critique. — Nous n'avons pas à insister pour prouver que la religion bouddhiste n'est pas d'origine divine, car Çakya-Muni n'a jamais voulu se faire passer ni pour Dieu ni pour envoyé de Dieu ; il n'a jamais prétendu qu'au titre de sage. Si nous considérons maintenant sa doctrine, il faut bien reconnaître que, au point de vue moral, elle a une valeur incontestable. En prêchant le renoncement, le détachement des biens de là terre, la chasteté et l'esprit d'apostolat, en inspirant aux hommes une grande crainte des châtiments futurs, elle a pu atteindre de sérieux résultats. Mais malheureusement sa doctrine métaphysique n'est pas à la hauteur de la morale. Elle encourt d'abord le grave reproche l’athéisme, quoique, en pratique, ses partisans soient polythéistes et idolâtres. En outre, les doctrines de la transmigration et du Nirvana ont également pour conséquence fâcheuse de placer l'idéal de la vie monastique dans la contemplation pure et la mendicité sans travail. Autant la vie monastique, animée par le sentiment chrétien, réglée de manière à donner sa part au travail, a été en Occident une force civilisatrice, autant les couvents bouddhistes sont devenus des causes de torpeur et de léthargie chez les peuples où cette institution a fleuri. C'est une religion sans action sociale... Çakya-Muni a prescrit le célibat aux religieux, mais il ne s'est pas occupé des laïques... Aussi les hommes impartiaux, même dans le camp rationaliste, renoncent à comparer le bouddhisme au christianisme et professent hautement que le christianisme est supérieur... Nous ne trouvons donc pas dans le bouddhisme, plus qu'ailleurs, cette parole divine que nous cherchons. »[8]


198. — IV. L'Hindouisme ou Néo-brahmanisme. 1° Fondateur. — Le bouddhisme, tel que nous venons de l'exposer, ne vécut dans l'Inde que les quelques siècles. Vers le IIIe siècle avant Jésus-Christ, d'autres sectes naquirent, auxquelles on donna le nom générique d'hindouisme ou néo-brahmanisme. La nouvelle religion était le produit de plusieurs écoles, et aucun nom ne s'attache à sa fondation : elle est d'ailleurs une sorte de fusion entre le brahmanisme et les vieux cultes idolâtriques de l'Inde. Les deux principales sectes sont le Vishnouisme et le Civaïsme, noms qui lui viennent de ce qu'elles regardent soit Vishnou, soit Civa comme Dieu suprême. Le Vishnouisme seul nous intéresse à cause des ressemblances que sa doctrine offre avec le christianisme.


199. — 2° Doctrine. — Ce qui caractérise le Vishnouisme, ou du moins, ce qui lui donne à nos yeux le plus vif intérêt, c'est la présence dans sa doctrine des deux dogmes de la Trinité et de V Incarnation,a) La Trinité hindoue ou Trimurti se compose de Brahmâ, le dieu créateur, de Vishnou, le dieu conservateur, et de Civa, le dieu destructeur. — b) Les incarnations ou avatars de Vishnou tiennent une place capitale dans l'hindouisme. Vishnou s'incarne un certain nombre de foie : il prend successivement les formes de poisson, de tortue, de sanglier, de lion, et il apparaît surtout dans la personne de deux héros fameux Bâma et Krishna. Ce dernier est particulièrement célèbre : il a une naissance miraculeuse, il est adoré par des bergers, persécuté par le roi Kamsa qui le redoute comme un compétiteur et ordonne le massacre des enfants. Il y a là, on le devine, matière à rapprochement entre le bouddhisme et le christianisme, et les adversaires de celui-ci ne se sont pas fait faute de l'accuser de plagiat. Mais accuser n'est pas prouver et il faudrait avant tout montrer que les légendes du Vishnouisme existaient avant leur rédaction définitive qui n'eut lieu que vers le XIIe ou le XIIIe siècle de notre ère — ce qui jusqu'ici n'a pas été fait. (V. N°s 194 et 278.)


200. — 3° Critique. — Pas plus dans l'hindouisme que dans le bouddhisme nous ne trouvons des traces de l'action divine. Le culte néo­brahmanique se signale, au contraire, par des rites grossiers et cruels ; il va d'un extrême à l'autre, d'un ascétisme exagéré à la débauche ; il est un mélange d'exaltation religieuse et de corruption morale. Pour en donner une idée il n'y a qu'à rappeler que le gouvernement anglais qui a pourtant pour principe de respecter les croyances des peuples qui sont sous son autorité, s'est vu forcé de défendre un grand nombre de cérémonies religieuses et de coutumes barbares, on particulier, les sacrifices humains offerts encore récemment à la déesse Kali, le suicide des veuves sur la tombe de leurs maris, les immolations volontaires des fanatiques qui se faisaient écraser sous le char du dieu Vishnou.


Art. VI. — L'Islamisme.

201. — Avant la fondation du Mahométisme, les Arabes, sémites comme les Hébreux, se disant descendants d'Ismaël, fils d’Abraham et d'Agar, étaient divisés en tribus indépendantes, les unes nomades, et les autres sédentaires. Un lien rapprochait ces tribus : c'était la Kaaba, leur sanctuaire commun, qui s'élevait dans une gorge de l'Hedjaz, à environ 90 kilomètres de la mer Rouge. Là, ils adoraient le Dieu d'Abraham, mais ce culte n'excluait pas celui des idoles particulières à chaque tribu. Les Arabes y venaient chaque année en pèlerinage.

Notons encore, pour mieux faire connaître les influences qui purent s'exercer sur l'esprit de Mahomet, que la Mecque qui fut construite vers le VIe siècle après Jésus-Christ, était peuplée en partie de Juifs et de chrétiens.


Fondateur. — Mahomet (Mohammed, en arabe) naquit à la Mecque en 570 après Jésus-Christ. Pauvre, et orphelin de bonne heure, il fut. mis au commerce par son oncle Abu-Talib. C'est justement dans un voyage commercial qu'il fit pour le compte d'une riche veuve, Khadidja, qu'il épousa par la suite, qu'il eut, dit-on, l'occasion de rencontre! un moine chrétien avec qui il put s'entretenir. Il eut aussi des relations avec Zeïd, un judéo-chrétien, qui voulait restaurer la religion d'Abraham. Faut-il chercher là l'origine de sa vocation ? On peut en douter ; mais ce qui est certain, c'est que vers l'âge de 40 ans il commença à se préoccuper des questions religieuses et se livra dans la solitude à de longues méditations. Un jour qu'il était en contemplation au mont Hira, il eut deux visions au cours desquelles l'Archange Gabriel lui apparut et lui ordonna de prêcher qu'il n'y avait d'autre Dieu qu'Allah, et que Mahomet était son prophète. Conformément à cet ordre, Mahomet prêcha d'abord à la Mecque, mais il fut accueilli par les railleries des Koreischites, ses parents, et il eut à subir les objections des Juifs. Il dut même, à la suite d'une persécution plus violente, quitter la ville. Il partit alors avec quelques fidèles à Médine, ville rivale, de la Mecque : c'est de cette fuite, appelée Y-hégire, que date l'ère musulmane (16 juillet 622). Reçu en prophète à Médine, il s'y installa ; et, à partir de cette date, il prêcha la guerre sainte. Il dit à ses partisans : « Faites la guerre à ceux qui ne croient pas en Dieu, ni en son prophète. Faites-leur la guerre jusqu'à ce qu'ils paient le tribut et qu'ils soient humiliés. » Alors, de son vivant, et après sa mort, les Arabes entreprirent la guerre sainte. C'est ainsi, par les armes, qu'ils imposèrent la religion nouvelle chez les peuples de l'Asie (Syrie, Egypte, Perse) et de l'Afrique (Tripoli, Tunisie, Algérie, Maroc). Au début du viii6 siècle, ils attaquèrent l'Europe ; ils pénétrèrent en Espagne, où la victoire de Xérès leur livra le pays ; ils entrèrent en Gaule par la vallée du Rhône jusqu'à Lyon, puis ils conquirent la vallée de la Garonne et ils s'avançaient déjà dans la vallée de la Loire lorsque les Francs commandés par Charles Martel vinrent les arrêter et les battre à Poitiers (732). Cette victoire brisa l'élan musulman sur le front d'Occident, comme, quinze ans plus tôt, l'empereur LÉON III et les Byzantins l'avaient brisé sur le front d'Orient.


202. — 2° Doctrine. —Le Coran est le livre sacré de l'Islam, il contient les révélations de l'archange Gabriel au prophète. Mais le livre n'a pas été écrit par le prophète lui-même ; il est le recueil de fragments de discours que ses disciples avaient retenus ou recueillis sur des tablettes. Le Coran est pour le mahométan Le livre par excellence, celui qui remplace tous les autres : il renferme la loi civile aussi bien que la loi religieuse, le Code du juge et l'Évangile du prêtre.

En voici les points principaux. a) Sur la question de Dieu, Mahomet enseigne l’unité divine. Il rejette la Trinité et l'Incarnation, et considère les chrétiens qui adorent Jésus-Christ comme des polythéistes. Parmi les attributs de Dieu il insiste surtout sur sa puissance, laquelle se manifeste bien plus par l’ordre et la beauté du monde que par les miracles ; il parle aussi du « Dieu clément et miséricordieux ». Mahomet admet les anciens prophètes dont les principaux sont Abraham, Moïse, Jean-Baptiste et Jésus. Mahomet, lui, est le dernier et le plus parfait ; il est le «Paraclet promis par Jésus à ses Apôtres » (Jean, XV, 26).

b) Sur la question de l’homme. D'après le Coran, il semble bien que la destinée humaine, ici-bas et là-haut, dépende absolument de la volonté arbitraire et souveraine de Dieu. Il est vrai que les docteurs musulmans n'admettent pas que leur religion soit fataliste ; elle en a au moins toutes les apparences, et si en théorie elle ne l'est pas, elle y aboutit certainement en pratique. L'on sait que les populations musulmanes se plient sans peine aux coups du sort, au Destin, comme on disait dans l'antiquité. Le mot islam signifie du reste résignation, abandon à la volonté de Dieu.

La mort est suivie du jugement particulier : l'âme est destinée alors au Paradis ou à l'Enfer, mais, jusqu'à la résurrection, elle reste dans la tombe, heureuse -ou malheureuse suivant la sentence prononcée.

c) La morale et le culte de la religion de Mahomet prescrivent cinq devoirs principaux : — 1. la foi : « I1 n'y a de Dieu qu'Allah, et Mahomet est son prophète », telle est la brève profession de foi imposée à celui qui veut appartenir à l'Islam ; — 2. la prière. Le mahométan doit prier cinq fois par jour : à l'aurore, à midi, dans l'après-midi, au coucher du soleil et après la tombée de la nuit. Il peut prier, soit en particulier, soit à la mosquée ; pour les mosquées, l'heure de la prière est annoncée par le muezzin du haut des minarets. La prière est précédée des ablutions : le musulman se lave les mains et les bras jusqu'au coude, les pieds jusqu’'aux chevilles ; il se déchausse avant d'entrer dans la mosquée. Les attitudes sont prescrites ; en même temps qu'il récite les formules de prières, tirées pour la plupart du Coran, le musulman fait des génuflexions, des prosternations, il élève les mains de chaque côté de la tête, les abaisse le long du corps ou sur les genoux. Il prie sur des tapis spéciaux, et tourné vers la Mecque, comme le chrétien vers Jérusalem ; — 3. Aumône. Celle-ci affecte une double forme : l'une obligatoire et à un taux fixé d'après la fortune individuelle, l'autre non officielle, en argent ou en nature, et pratiquée surtout à la fin du mois de jeûne ; —4. le jeûne. Le Coran impose un mois entier de jeûne : le mois de Ramadan. Deux heures avant le lever du jour, les fidèles sont avertis d'avoir à préparer leur repas du matin ; puis, à partir de ce moment jusqu'au coucher du soleil, le musulman ne peut ni manger, ni boire, ni fumer, ni même avaler exprès sa salive ; — 5. un pèlerinage à la Mecque que tout musulman qui en a les moyens, doit accomplir au moins une fois dans sa vie.


203. — 3° Critique. — On s'est demandé si Mahomet qui se donnait pour un prophète inspiré, était réellement convaincu de sa mission. Le ton enthousiaste de ses prédications, la conviction profonde qu'il sut inspirer à ses compatriotes, pourtant si fiers, sa ténacité devant l'indifférence, et même l'hostilité des siens, tout cela peut nous autoriser à croire qu'il fut sincère au début de sa mission, mais il n'en reste pas moins vrai que, dans la seconde phase de sa carrière, il n'a plus rien du messager divin. Non seulement il ne recule devant aucun moyen pour propager ses idées, mais il prétexte même de fausses révélations pour excuser son immoralité et ses brigandages.

« Si l'on voulait, dit l’abbé de Broglie, attribuer à l'islamisme une origine divine, on pourrait poser ce dilemme : ou le christianisme directement opposé à l'islamisme est divin de son côté, ou c'est une œuvre humaine. S'il est divin, il y aurait donc deux religions divines opposées, l'une prêchant la chasteté, la patience, la douceur de ses martyrs, l'autre permettant les mœurs dissolues, la propagation de la vérité par le sabre. Si, d'autre part, on considérait l'islamisme comme divin et le christianisme comme uns œuvre humaine, ce serait alors l'homme qui prêcherait la chasteté, l'indissolubilité du mariage, la patience, le mépris des richesses, et ce serait Dieu qui, par son prophète, autoriserait les hommes à se livrer à leurs passions sensuelles et à leur cupidité. »

Nous pouvons donc conclure que l'islamisme « présente le plus singulier mélange d'erreur et de vérité que l'on puisse imaginer. Son dogme fondamental, l'unité de Dieu, est une grande et salutaire vérité. Il en est de même du principe dé l'exclusion de l'idolâtrie, qui en est la conséquence... La sanction de la morale se trouve également dans l'idée de la vie future, du jugement, du ciel et de l'enfer.»[9] Les prières précédées d'ablutions qui ont lieu cinq fois par jour, le jeûne rigoureux du Ramadan, sont des pratiques excellentes. On peut supposer que les musulmans qui « croient que Dieu existe et qu'il récompense ceux qui l'approchent», selon la parole de saint Paul (Héb., XI, 6), qui sont de bonne foi dans leur religion et suivent leur conscience, y trouvent les éléments nécessaires pour leur salut.

Art. VII. — Le Judaïsme actuel.

204. — Nous ne nous arrêterons pas longtemps sur le judaïsme actuel. La preuve qu'il n'est pas la vraie religion découle, en effet, de la démonstration' que nous ferons plus loin de la divinité du christianisme. Nous verrons plus loin (N° 213) que la religion mosaïque était une religion préparatoire, et qu'un des dogmes principaux de sa doctrine c'était l'idée messianique, c'est-à-dire L'attente d'un Envoyé divin qui transformerait la religion particulariste et nationale des Juifs en une religion universelle. Or, si nous apportons la preuve que cette espérance s'est réalisée dans le Christ, le judaïsme actuel est dans l'erreur lorsqu'il prétend, soit que le Messie n'est pas venu et qu'il viendra un jour comme un roi temporel à qui toutes les nations seront soumises, soit qu'il est venu, mais qu'il est resté inconnu à cause des péchés de son peuple.


205. — Conclusion générale — 1° De l'examen rapide que nous venons de faire des principales religions de l'humanité, il ressort qu'aucune ne porte les signes d’une origine surhumaine. a) D'une part, leurs fondateurs ne sont pas, et généralement, ne prétendent pas être, des envoyés de Dieu; il arrive même parfois que leur existence, comme celle de Zoroastre, est problématique, ou que les récits qu'on fait de leur vie, comme c'est le cas pour Çakya-Muni, s'ont plutôt du domaine de la légende que de celui de l'histoire. — b) D'autre part, leur doctrine est mêlée d'imperfections, et les miracles qu'on leur attribue sont des faits, dont la réalité n'est pas suffisamment établie, ou qui sont explicables par une^ cause naturelle : tels sont, par exemple, les oracles de Delphes et de Memphis, ie8 faits miraculeux mis sur le compte de l'empereur Vespasien, et les faits de magie qui se produisent encore fréquemment de nos jours dans l'Extrême-Orient. 2° De ce que les religions que nous venons de passer en revue sont fausses, nous n'avons garde de conclure que le christianisme est vrai. Ce serait évidemment tirer une conséquence que ne renferment pas les prémisses. Mais n'est-ce pas un semblable illogisme que commettent les historiens rationalistes des religions, lorsqu'ils prétendent que, les religions ci-dessus mentionnées étant fausses, le christianisme l'est aussi. Il est vrai qu'ils cachent le vice de leur raisonnement sous une forme plus habile. Ou bien, en effet, ils accordent que la religion chrétienne est une religion supérieure, que sa doctrine est la plus belle, et son fondateur, l'homme idéal; en un mot, ils veulent bien concéder qu'elle est transcendante[10], mais pour mieux lui dénier toute origine divine. Ou bien ils exaltent les fausses religions et rabaissent la religion chrétienne pour pouvoir plus facilement conclure que toutes se valent, qu'il y a équivalence de doctrines et de fondateurs, et dès lors, que toutes les religions sont fausses. La seule réponse à de telles attaques c'est la démonstration de l'origine divine du christianisme, comme nous nous proposons de le faire dans la section suivante, en justifiant les titres du fondateur et en faisant ressortir la qualité de la doctrine.

3° Quand nous disons que la religion chrétienne est la seule vraie, et que toutes les autres formes religieuses sont fausses, cela ne veut pas dire qu'il y ait opposition totale entre l'une et les autres, ni que tout soit à condamner dans les fausses religions. Elles sont, au contraire, vraies et bonnes dans tous les points où elles sont d'accord avec la vraie religion.


BIBLIOGRAPHIE- - De Broglie, Problèmes et conclusions de l'histoire des religions (Tricon) ; Religion et critique (Lecoffre). — Dufourcq, Histoire comparée des religions païennes et de la religion juive (Bloud). — Poulin et Loutil, La Religion (Bonne Presse). — Du Dictionnaire d'Alès : Condamin, art. Babylone et la Bible ; J. Huby, art. Religion des Grecs ; Mallon, art. Egypte ; Lagrange, Religion de l'Iran ; d'Alès, La Religion de Mithra ; Roussel, Religions de l'Inde ; Carra de Vaux, L'Islamisme et ses sectes ; Power, art. Mahomet ; Touzard, Le peuple juif dans l'Ancien Testament. — Bricout, Où en est l'histoire des religions (Letouzey). — Huby, Christus (Beauchesne).



SECTION II : LA DIVINITÉ DU CHRISTIANISME

Chapitre I. — Les Documents de la Révélation. Valeur historique du Pentateuque et des Évangiles.

DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre.


206. — Deux méthodes s'offrent à l'apologiste chrétien pour démontrer l'origine divine du christianisme. — 1° Ou bien, procédant comme il vient d'être fait à propos des fausses religions, il va directement au fondateur et lui demande ses titres. Si celui-ci peut lui apporter le témoignage de nombreux miracles, dûment constatés et consignés dans des documents authentiques, dont la valeur et l'autorité ne sauraient être contestées, il "n'y a pas de doute : il est un envoyé divin, et nous n'avons plus qu'à écouter sa parole et accepter sa doctrine. — 2° Si cette première méthode paraît très logique, elle n'en a pas moins le défaut de ne pas être totalement conforme à l'histoire. Car il ne faut pas oublier que Jésus-Christ, le fondateur du christianisme, ne s'est pas donné comme un simple envoyé de Dieu, mais comme l'Envoyé attendu par les Juifs, comme le Messie promis par Dieu au peuple qu'il s'était choisi et chez lequel il avait gardé le trésor de la vraie religion. La démonstration chrétienne ne doit pas être, par conséquent, une démonstration indépendante : le christianisme se présentant comme la troisième phase de la Révélation divine, et se rattachant plus particulièrement à la Religion mosaïque dont il se dit le couronnement, c'est, en réalité, la démonstration de cette triple Révélation qu'il s'agirait de faire. Pour cela, il est indispensable, avant tout, de vérifier les documents qui rapportent le fait de cette triple Révélation. Il faut donc établir la valeur historique : a) du Pentateuque qui contient les deux premières Révélations : la Révélation primitive[11] et la Révélation mosaïque[12] ; et — b) celle des Évangiles où est consignée la Révélation chrétienne.


Nous suivrons cette seconde méthode, de préférence à la première qui nous paraît incomplète et dangereuse[13], sans cependant nous croire obligé à faire la démonstration complète de l'origine divine des deux premières Révélations : leur vérité est en effet impliquée dans la démonstration chrétienne. Nous nous contenterons d'établir rapidement l'autorité humaine du Pentateuque, et d'indiquer la marche de la démonstration mosaïque (N° 213). Ce chapitre comprendra donc deux articles. 1° Le premier traitera de la valeur historique du Pentateuque. 2° Le second, de la valeur historique des Évangiles.


REMARQUE PRÉLIMINAIRE AUX DEUX ARTICLES


207. — Il s'agit de savoir si les documents qui contiennent le fait de la Révélation méritent notre confiance tout aussi bien que les autres documents de l'histoire profane, tels que les Annales de Tacite et les Commentaires de César. Or, pour se rendre compte de la valeur historique d'un document, il faut le soumettre à un triple examen. La première chose à vérifier c'est le document lui-même : le possédons-nous dans sa teneur originelle et -tel qu'il est sorti des mains de son auteur[14] ? Le second point c'est de rechercher l'auteur. Le troisième c'est de s'assurer si cet, auteur est digne de foi. Ces trois conditions de la valeur historique d'un livre : intégrité, authenticité, véracité, nous allons voir si les deux documents de la triple Révélation, c'est-à-dire le Pentateuque et les Evangiles, les remplissent ; et, comme nous avons surtout besoin, dans cette seconde Partie, des documents de la Révélation chrétienne, nous insisterons davantage sur la valeur des Évangiles.


Art. I — Valeur historique du Pentateuque.

Nous allons démontrer dans trois-paragraphes : 1° l'intégrité ; l'authenticité, et 3° la véracité du Pentateuque.


§ 1. — Le Pentateuque. Son intégrité.

208. — 1° Le Pentateuque. — Division. — Le Pentateuque (du grec « pente » cinq et « teuchos » livre) est ainsi nommé parce qu'il contient cinq,, livres, à savoir : — a) lav Genèse (gr. « genesis » origine), qui raconte la "création et l'origine des choses ; — b) l’Exode (gr. « excodos» sortie), qui raconte la sortie des Israélites de la terre d'Egypte ; — c) le Lévitique, c'est-à-dire la loi des prêtres ou lévites, ainsi appelé parce qu'il est comme le rituel du culte et des sacrifices ; — d) les Nombres : appellation qui vient de ce que le livre commence par un dénombrement du peuple et des lévites; — e) le Deutéronome ou seconde loi ; livre qui contient une récapitulation de la loi déjà donnée. Le Pentateuque était désigné par les Juifs sous le nom de Torah, ou la Loi, parce qu'il contient la législation mosaïque.


209. — 2° Intégrité. — Avant de se servir d'un document, il est nécessaire, avons-nous dit, d'en contrôler le contenu, et de s'assurer si le texte qu'on a entre les mains est conforme au manuscrit autographe de l'auteur. La chose serait très simple si l'on possédait l'original, l'autographe même de l'auteur. Mais il n'en va pas ainsi quand il s'agit des ouvrages de l'antiquité. Les originaux en sont perdus depuis longtemps, et nous ne pouvons les connaître qu'à travers les copies plus ou moins fidèles qui en ont été faites. Il y a donc lieu de distinguer deux sortes d'intégrités : — a) l'intégrité absolue, quand le texte original est parvenu dans toute sa teneur primitive, et — b) l'intégrité substantielle, lorsque les modifications qui ont été apportées, ne détruisent pas ce qui fait l'essence de l'ouvrage, ce qui en compose, pour ainsi dire, la vraie substance.

L'intégrité du Pentateuque actuel est une intégrité substantielle L'on comprend aisément que, dans un si long cours de siècles, quelques modifications se soient produites. La Commission biblique, dans son décret du 27 juin 1906, signale plus spécialement quatre sources de modifications : — 1. des additions postérieures à la mort de Moïse, même faites par un auteur inspiré : il est de la plus grande évidence que le récit de la mort de Moïse, à la fin du Deutéronome, est une addition ; —2. des gloses et des explications insérées dans le texte primitif[15] et qui avaient pour but d'expliquer les passages qui ne se comprenaient plus ; — 3. des termes et des expressions tombés en désuétude, et traduits en langage plus moderne; —4. enfin des leçons fautives attribuables à l'incorrection des copistes. Ceux-ci ont pu se tromper, soit involontairement en transcrivant un mot pour un autre, soit volontairement en croyant bien faire en corrigeant le texte qu'ils avaient sous les yeux.


Ainsi, comme l'admet la Commission biblique, le Pentateuque a subi dans la suite des temps un certain nombre de modifications portant sur des points accessoires et n'atteignant pas le fond de l'ouvrage. Quelles furent ces modifications, c'est à la critique de le déterminer : la Commission biblique lui en reconnaît le droit, mais à une condition, c'est qu'elle justifie ses suppositions et qu'elle laisse le dernier mot à l'Église, celle-ci devant toujours juger, en dernier ressort, et dire si les critiques ont raison ou si leurs conclusions manquent de valeur.


§ 2. — Authenticité du Pentateuque.

210. — 1° Définition. — On dit qu'un livre est authentique, quand il est bien de l'auteur auquel la tradition l'attribue. Ainsi, le Pentateuque est authentique s'il a été vraiment écrit par Moïse.


211. — 2° Authenticité. — A. ADVERSAIRES. L'origine mosaïque du Pentateuque a été révoquée en doute par les critiques rationalistes. Mais, bien qu'ils affirment tous que le Pentateuque n'est pas l'œuvre de Moïse, ils sont incapables de se mettre d'accord sur l'auteur et le mode de composition de l'ouvrage. Parmi les hypothèses qu'ils ont faites, les trois principales sont : l'hypothèse documentaire, l'hypothèse fragmentaire si l'hypothèse complémentaire, — a) Hypothèse documentaire. Le Français Jean Astruc (en mort 1766), l'Allemand Eichhorn (mort en 1827) ont vu, le premier dans la Genèse seulement, le second dans tout le Pentateuque, une réunion de documents, dont les deux principaux sont :1e document élohiste et le document jahviste, ainsi dénommés parce que Dieu est appelé dans l'un Elohim, et dans l'autre, Jahweh. Cette opinion est restée en vogue, mais a subi des modifications ; de nos jours, les rationalistes considèrent généralement le Pentateuque comme la fusion de quatre documents : l’Elohiste, le Jahviste, le Deutéronome et le Code Sacerdotal, rédigés tous à des dates diverses, allant du IXe au VIe siècle, de beaucoup postérieurs, par conséquent aux événements qu'ils rapportent et ne -pouvant être attribués à Moïse. — b) Hypothèse fragmentaire. Cette opinion, professée par l'Ecossais Geddbs (mort en 1802) et par l'Allemand Vater (mort en 1826), regarde le Pentateuque comme une réunion de nombreux fragments, d'ailleurs assez mal assemblés. — c) Hypothèse complémentaire. Cette hypothèse, dont l'Allemand Ewald (mort en 1875) fut le premier représentant, admet un écrit primitif, composé par des prêtres au XIe ou Xe siècle, l’Elohiste, auquel un auteur plus récent, qui appelait Dieu Jahweh, ajouta de nombreux suppléments[16].


B. PREUVES. L'origine mosaïque du Pentateuque repose sur quatre preuves traditionnelles, rappelées par la Commission biblique le 27 juin 1906 : — a) sur le témoignage de nombreux passages de l’Ancien Testament. D'abord le Pentateuque se présente à nous comme ayant été écrit par Moïse (Exode, xvii, 14 ; XXIV, 4 ; Deut., XXIX, XXX). Tous les livres postérieurs au Pentateuque confirment l'origine mosaïque : le livre de Josué en fait mention ; les Psaumes et les Prophètes sont tout imprégnés de la loi de Moïse. Supprimer Moïse et la Législation mosaïque contenus dans le Pentateuque, c'est rendre inintelligible toute l'Histoire sainte ; — &) sur la tradition juive, qui attribue le Pentateuque à Moïse : ainsi les écrivains Josèphe et Philon ne laissent aucun doute à cet égard ; — c) sur le témoignage du Nouveau Testament. Notre-Seigneur et les auteurs du Nouveau Testament parlent très souvent de Moïse : ils sont unanimes à le regarder comme l'auteur du Pentateuque (Mat., viii, 4 ; xix, 7, 8 ; Marc, VII, 10; XII, 26; Luc, xvi, 29, 31 ; xxiv, 44; Act., xxi, 21 ; xxvi, 22 ; Rom., x, 5) ; — d) sur les critères internes qui se tirent du livre lui-même.


A vrai dire, cette quatrième preuve de l'origine mosaïque du Pentateuque est utilisée, en sens contraire, par les rationalistes dont nous avons signalé plus haut les principales hypothèses. C'est, en effet, sur la critique interne du livre qu'ils s'appuient pour prétendre que le Pentateuque est un ensemble d'écrits, — documents, fragments ou suppléments, — d'époques diverses et ne saurait être attribué à Moïse. Pour démontrer leur thèse, ils allèguent : — 1. les diversités de langue, de style, d'idées qui trahissent une époque et des auteurs différents ; — 2. l'emploi de deux noms, Elohim et Jahweh, pour désigner Dieu, — 3. les doublets, c'est-à-dire les faits racontés deux fois : il y a, par exemple, un double récit de la création, du déluge, de l'enlèvement de Sara, de l'expulsion d'Agar ; Joseph est vendu à des Ismaélites et à des Madianites : la chose leur paraît inexplicable dans l'hypothèse de l'unité de composition et d'auteur ; -— 4. les passages relatant des faits ou des institutions manifestement postérieurs à Moise, par exemple, les endroits où il est question de la terre au-delà du Jourdain que Moïse n'habita jamais, de la mort de Moïse, et de lois concernant le royaume (Deut, xvii, 19).


A ces difficultés soulevées par les rationalistes, nous répondrons, en nous inspirant des conclusions de la Commission Biblique : — 1. que de nombreux mots égyptiens témoignent que l'auteur a vécu en Egypte, ce qui est le cas de Moïse, que les diversités de langue et de style s'expliquent non seulement par la diversité des sujets, mais par ce fait que Moïse a pu se servir de secrétaires qui, sous sa direction et d'après son plan ont rédigé, chacun, des œuvres complètes par elles-mêmes et souvent parallèles, qu'il a pu utiliser, lui-même ou par ses collaborateurs, des sources, antérieures ou contemporaines, écrites ou orales, sources qui ont été insérées, mot à mot, ou quant aux idées, tantôt abrégées, tantôt développées comme certains épisodes de l'histoire d'Abraham, de Jacob et de Joseph. Ajoutons, d'autre part, que rien, dans le décret de la C. B. du 27 juin 1906 ne nous oblige à supposer que ces œuvres de Moïse et de ses scribes auraient été fusionnées en un seul tout de leur vivant. Il nous suffit de croire que ces documents remontent à Moïse, qu'ils en dépendent, qu'ils lui sont imputables et n'ont subi aucune altération substantielle. — 2. L'emploi des deux mots, Elohim et Jahweh pour nommer Dieu, n'implique nullement qu'il y ait eu deux sources ou deux auteurs différents : les deux mots, en effet, n'ont pas le même sens ; le premier désigne Dieu en tant que Créateur et Providence, le second désigne le Dieu d'Israël, le Dieu qui a contracté une alliance solennelle avec son peuple d'élection. — 4. Pour ce qui concerne les passages d'origine certainement postérieure à Moïse, la chose s'explique par des modifications qui ont pu se produire au cours des siècles sans détruire, pour cela l'intégrité substantielle (V. N° 209).

Des quatre preuves qui précèdent il résulte que l'authenticité mosaïque du Pentateuque reste incontestable.


§ 3. — Véracité du Pentateuque.

212. — De ce que le Pentateuque est substantiellement intègre et qu'il est l'œuvre de Moïse, pouvons-nous conclure qu'il est digne de foi ? Ou mieux, le témoignage de Moïse que nous trouvons dans le Pentateuque, réunit-il les conditions de la véracité ? Un témoignage est véridique, il mérite d'être cru, lorsque le témoin n'a pas pu se tromper et n'a pas voulu tromper[17]. Or en est-il ainsi pour ce qui concerne le témoignage de Moïse? Que Moïse n'ait pas pu se tromper, cela paraît bien évident, car il racontait les faits dont lui-même avait été le principal acteur. Pas davantage il n'a voulu tromper ; quel intérêt aurait-il eu à le faire ? Mais, même s'il en avait conçu le dessein, la chose lui aurait été impossible, car il écrivait pour son peuple qui, lui aussi, avait été témoin et acteur des événements que Moïse racontait.


213. — Remarque. — La valeur historique du Pentateuque une fois admise, il faudrait démontrer ici l'origine divine de la Révélation primitive, et surtout de la Révélation mosaïque, à laquelle la Révélation chrétienne se rattache si étroitement. Nous indiquerons seulement la marche à suivre pouf la Révélation mosaïque. Deux points sont à discuter, comme nous l'avons fait pour les fausses religions : les titres du fondateur et la valeur de la doctrine.


A. LE FONDATEUR. — La mission divine du fondateur, ressort de ce fait que, par son intermédiaire, Dieu a opéré de nombreux prodiges, dans le détail desquels nous ne pouvons entrer. Rappelons seulement les Dix plaies d'Egypte, le passage de la Mer Rouge, la manne qui nourrit les Israélites durant quarante jours dans le désert, l'apparition de Dieu sur le Sinaï, etc.


B. LA DOCTRINE. — Pour faire apparaître la transcendance de la religion juive, il suffirait d'en signaler les deux traits essentiels : le monothéisme et l'idée messianique : — a) Et d'abord le monothéisme, c'est-à-dire la croyance à un Dieu unique et créateur et l'adoration exclusive de ce Dieu. Or ce monothéisme est un fait unique dans l'histoire des religions : à lui seul, il suffit à classer la religion juive hors de pair. Aucune cause naturelle ne peut en donner une explication suffisante : ni la race, ni le climat, ni la langue, ni les circonstances ne sont des causes acceptables ; le peuple juif, en effet, n'était-il pas entouré de peuples de même race, sémites comme lui, de même langue, Assyriens, Arabes, Araméens qui tous étaient polythéistes ? Mieux que cela : les Juifs eux-mêmes n'étaient-ils pas enclins à l'idolâtrie, ne s'y sont-ils pas laissé entraîner maintes fois au point que les rationalistes ont pu prétendre que la nation juive a commencé comme toutes les autres, par le polythéisme ? Le monothéisme hébreu n'est donc explicable que par l'intervention surnaturelle de Dieu. Si le peuple juif ne reconnaît d'autre Dieu que Jahvé, s'il bannit du camp ou de la ville toute idole qui rappellerait le souvenir d'un dieu étranger, c'est parce qu'il a reçu l'enseignement de Moïse qui l'a instruit au nom de Dieu, enseignement que les prophètes devront plus tard lui rappeler tant de fois pour le retenir dans la voie tracée par Dieu et le garder de l'idolâtrie. — b) Le second caractère de la religion juive c'est l'espérance messianique. Si, d'une part, Moïse et les prophètes ont proclamé que le monothéisme était le dogme essentiel de leur religion, ils ont, d'autre part, annoncé que leur religion n'était pas définitive et qu'à sa forme imparfaite et restreinte succéderait une autre forme religieuse destinée à devenir la religion universelle. Et de cette future religion ils ont prédit qu'un Envoyé de Dieu, un Messie, serait l'apôtre et le fondateur. L'espérance messianique c'est donc l'attente du royaume de Dieu qui s'étendra à tout l'univers et l'attente d'un Roi, d'un Oint, — Christ ou Messie, — qui conquerra le monde au vrai Dieu.

La question qui maintenant va se poser, c'est par conséquent de savoir si cette espérance est réalisée, si elle est désormais un fait accompli. Les apologistes chrétiens qui répondent affirmativement, ont donc pour tâche de montrer que Jésus-Christ, le fondateur du christianisme, est bien le Messie attendu, fit qu'il l'est parce qu'il réalise en sa personne tous les caractères annoncés par les Prophètes : de la tribu de Juda et de la race de David, et parce qu'il a prouvé son origine divine par ses œuvres. C'est le travail que nous ferons quand nous aurons vérifié tes documents de la Révélation chrétienne.


Art. II — Valeur historique des Évangiles.

214. — Les quatre Évangiles[18] selon[19] saint Matthieu, saint Marc, saint Luc et saint Jean, sont les principaux[20] documents qui contiennent le fait de la Révélation chrétienne. Il y a donc lieu, comme pour le Pentateuque, d'en rechercher la valeur historique. Dans trois paragraphes nous établirons : 1° leur intégrité ; 2° leur authenticité ; et 3° leur véracité.


§ 1. — Intégrité des Évangiles.

215. — Les textes actuels des Évangiles sont-ils tels qu'ils sont sortis des mains de leurs auteurs? Telle est la première question qui se pose. Que la solution en soit difficile, on le devine aisément, si l'on remarque, d'un côté, que les originaux, écrits sans doute sur du papyrus, matière friable et de peu de durée, ont disparu depuis longtemps, et de l'autre, que les critiques ont relevé plus de 150.000 variantes dans les nombreuses copies qui en ont été faites. Variantes qui n'ont du reste rien d'étonnant, car il était impossible que le texte primitif passât entre tant de mains sans être altéré, au moins dans ses détails. Parfois les copistes ont oublié des mots, passé une ligne, écrit un mot pour un autre ; parfois aussi les variantes n'étaient pas accidentelles, et il est arrivé que les copistes ont, de propos délibéré, substitué à un passage obscur des expressions qu'ils jugeaient meilleures ou même remplacé des idées par d'autres plus conformes à leurs opinions personnelles et à leurs préoccupations doctrinales.

Le premier travail de la critique historique a donc été de reconstituer, aussi fidèlement que possible, les textes originaux, au moyen des manuscrits [21] qui ont été retrouvés, des versions anciennes[22] et des citations des Pères[23]. La chose n'allait pas sans difficultés, vu le grand nombre de variantes. Toutefois, comme la plupart de ces dernières sont sans importance et que les corrections tendancieuses sont plutôt rares[24] et assez facilement reconnaissables, il n'y a pas à douter que le texte critique actuel soit identique dans sa substance, au texte original.


216. — Voici, du reste, pour chaque Évangile, les endroits dont l'authenticité est mise en doute. a) Saint Matthieu. La question d'authenticité du premier Évangile est plus complexe que celle des autres: la raison en est que cet Évangile a été très vraisemblablement écrit d'abord dans l'idiome araméen, la langue courante des Juifs de Palestine, puis traduit en grec. Quel rapport exact y a-t-il entre le texte grec que nous possédons et le texte primitif araméen? A cette question la Commission biblique a répondu, dans son décret de juin 1911, que l'Évangile grec est en substance identique à l'Évangile écrit par l'Apôtre dans la langue de son pays. — b) Saint Marc. Seule l'authenticité de la finale (xvi, 9-20) a été rejetée par un certain nombre de critiques sous le prétexte qu'elle manque dans beaucoup de manuscrits anciens et qu'elle n'est pas conforme au style de saint Marc. La Commission biblique (26 juin 1912) a déclaré qu'il fallait tenir Marc pour l'auteur des douze derniers versets. — c) Saint Luc. Il n'y a discussion que sur quelques points de détail, spécialement sur les versets 43 et 44 du chapitre xxii La Commission biblique a décrété (26 juin 1912) qu'il n'est pas permis de douter de la canonicité des récits de saint Luc sur l'Enfance du Christ, sur l'Apparition de l'Ange qui réconforta Jésus et la sueur de sang. — d) Saint Jean. Les difficultés à propos du IVe Évangile se bornent à trois passages : 'au récit relatif à l'ange de la piscine probatique (v, 3, 4), à l'épisode de la femme adultère (VII, 53 ; VIII, 11) et enfin à l'appendice (xxi). Mais n'insistons pas. Ces différents passages que nous venons de mentionner, — les seuls dont l'authenticité soit sérieusement contestée, — sont de peu d'intérêt pour l'apologétique et ne doivent guère être utilisés dans les arguments qui serviront à la démonstration de la divinité du christianisme. Qu'ils aient été interpolés ou non, c'est donc ici une question secondaire.


§ 2. — Authenticité des Évangiles.

217. — Les Évangiles une fois reconstitués dans leur texte primitif, il faut rechercher de qui ils viennent, quels en sont les auteurs et quelle en est la date de composition. Un document n'a en effet de valeur, que dans la mesure où l'auteur a pu connaître les faits qu'il rapporte et a voulu les rapporter fidèlement. Les Évangiles ont-ils été écrits par saint Matthieu, saint Marc, saint Luc et saint Jean, comme l'apologiste chrétien le prétend, conformément à la doctrine de l'Église? Ce n'est pas par les écrits eux-mêmes que nous pouvons l'apprendre, car, outre que les anciens et spécialement les Orientaux, ne mettaient pas leur nom-en tête de leurs ouvrages, nous avons dit plus haut qu'il y a beau temps que les originaux ont disparu. L'authenticité des Évangiles ne peut donc être établie que par deux sortes d'arguments : — a) des arguments extrinsèques, tirés du témoignage de l'histoire, et — b) des arguments intrinsèques tirés de la critique interne, c'est-à-dire de l'examen du livre lui-même, de son style, de sa méthode, de ses idées, des idées surtout, car il va de soi que les idées d'une époque ne peuvent être fidèlement rendues que par un contemporain. C'est en nous appuyant sur ces deux arguments que nous allons démontrer l'authenticité de chaque Évangile.


Authenticité de l'Évangile de saint Matthieu. — A. ARGUMENT EXTRINSÈQUE. — A la fin du IIe siècle, la tradition commune dans toutes les Églises chrétiennes admet que l'apôtre saint Matthieu est l'auteur de notre premier Évangile : ainsi en témoignent Clément d'Alexandrie, Tertullien, saint Irénée. Ce dernier disait vers 185 : « Ainsi, Matthieu publia par écrit l'Évangile chez les Hébreux, dans leur langue, tandis que Pierre et Paul évangélisaient Rome et fondaient l'Église.» Déjà, au milieu du ne siècle, Papias, évêque d'Hiérapolis en Phrygie, et qui fut l'ami de Polycarpe, disciple de saint Jean, parlait de l'Évangile hébreu composé par saint Matthieu : « Matthieu, disait-il, écrivit les Logia en langue hébraïque, et chacun les a traduits comme il a pu. » Et les critiques les plus en vue pensent que le terme de logia ne doit pas être restreint aux discours du Seigneur, mais qu'il peut s'appliquer à des récits et désigner par conséquent notre Évangile actuel.

Comme on le voit par les témoignages qui précèdent, les écrivains ecclésiastiques des premiers siècles attribuent unanimement la composition du premier Évangile à l'apôtre saint Matthieu. La chose ne peut s'expliquer que par la vérité du fait, car s'il s'était agi de mettre un ouvrage anonyme sous l'autorité d'un nom célèbre, on aurait choisi un nom plus en relief, celui de Pierre, par exemple, et non pas celui de saint Matthieu, tard venu dans l'apostolat et qui n'avait joué dans le collège apostolique qu'un rôle accessoire.


B. ARGUMENT INTRINSÈQUE. — Le témoignage de la tradition est confirmé par la critique interne du livre. Celle-ci établit, en effet, que l'auteur était à la fois, juif palestinien, publicain, et qu'il écrivait pour les Juifs convertis : trois caractères qui conviennent parfaitement à l'apôtre saint Matthieu.

‘‘A) L'auteur du premier Évangile était juif palestinien. Les hébraïsmes abondent dans son œuvre. On sent qu'il est au courant de toutes les coutumes juives ; il connaît la loi de Moïse et les prophètes mieux qu'aucun autre. En outre, il décrit la Palestine avec une stricte fidélité ; il sait la topographie des lieux : Capharnaüm est désigné comme une ville maritime sise sur les confins de Zabulon et de Nephtali, il parle des lis qui couvrent les champs, des rudes tempêtes qui s'élèvent sur le lac de Génésareth, etc. L'auteur était donc palestinien ou tenait ses renseignements d'un palestinien. — b) L'auteur était publicain, du moins si l'on s'en rapporte à la compétence spéciale qu'il témoigne en matière d'impôts. Seul des évangélistes, il note que l'apôtre saint Matthieu était publicain à Capharnaüm et, dans son énumération des Apôtres, il nomme Thomas avant lui, tandis que saint Marc et saint Luc font le contraire. Il est à supposer dès lors que par humilité il a laissé la première place à son compagnon. — c) L'auteur écrivait pour des Juifs convertis : la preuve en est qu'il emploie de nombreuses locutions d'origine araméenne, telles que rabbi, raca, mammona, gehenna, corbona, sans éprouver le besoin de les expliquer. Mais ce qui indique encore mieux qu'il s'adresse à des Juifs, c'est le dessein de son ouvrage. Partout il apparaît qu'il veut prouver que Jésus était le Messie. Pour cela il place en tête de son Évangile l'arbre généalogique qui montre dans le Sauveur un descendant de David et d'Abraham ; puis, à chaque instant il rappelle que Jésus accomplit les prophéties anciennes. Un tel but et une telle méthode n'auraient pas de raison d'être avec d'autres lecteurs que des Juifs.

Nous pouvons donc conclure que l'authenticité du premier Évangile repose sur un ensemble de preuves, d'ordre externe et interne de la plus grande valeur.

Date et lieu de composition. — La majorité des critiques catholiques placent la composition du premier Évangile entre 36 et 70, et croient que saint Matthieu l'a écrit en Palestine, peut-être à Jérusalem. De toute façon, il n'est pas possible de reculer la date après 70, comme l'ont fait les rationaliste» en général, encore moins de la rejeter jusqu'à 130, selon le système de l'école de Tubingue. (Baur.)


218. — 2° Authenticité de l'Evangile de saint Marc. — A. ARGU­MENT EXTRINSÈQUE. — L'on possède, à partir du ne siècle, de nombreux témoignages qui attribuent le second Évangile à saint Marc, disciple de saint Pierre à Rome : les principaux sont ceux de Tertullien, de Clément d'Alexandrie, de saint Irénée, du Canon de Muratori[25], de saint Justin, de Papias. Ce dernier rapporte, vers 150, que « Marc, l'interprète de Pierre, écrivit avec exactitude, non pas cependant dans leur ordre chronologique, tout ce dont il se souvenait, des choses dites ou faites par Jésus. Car il n'avait pas vu le Seigneur et ne l'avait pas accompagné, mais il avait accompagné Pierre qui donnait ses enseignements selon les besoins de ceux qui l'écoutaient... De la sorte, Marc ne fit aucune faute en écrivant quelques faits comme il se les rappelait. Sa seule préoccupation était de ne rien omettre de ce qu'il avait entendu et de ne rien altérer. »

Le témoignage de la tradition représente une valeur de premier ordre, car il est incontestable que, le second Évangile contenant les souvenirs de saint Pierre, on n'aurait pas manqué de le lui attribuer si par ailleurs on avait eu des doutes sur le véritable auteur.


B. ARGUMENT INTRINSÈQUE. — De l'étude du livre lui-même il résulte que l'auteur était juif, disciple de saint Pierre et qu'il a écrit pour des Romains : — a) Il était juif, comme le témoignent les nombreux hébraïsmes qu'on y rencontre et les citations syro-chaldaïques ou araméennes telles que « Ephpheta» (ouvre-toi) VII, 34 ; « Eloï, Eloï, lamma sabachtani» (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné?), xv, 34. La manière dont il décrit les usages, les mœurs, et la géographie de la Palestine, indiquent même qu'il était juif palestinien, et qu'il s'était trouvé à Jérusalem lors de la mort de Jésus, car le jeune homme, dont il est parlé dans la scène de l'arrestation à Gethsémani, qui suivait Jésus « n'ayant sur le corps qu'un drap », semble bien ne pas être autre que lui-même. — b) Il était disciple de saint Pierre. Cela ressort de la place prépondérante que saint Pierre occupe dans cet Évangile : tous les faits et gestes du premier des apôtres y sont rapportés avec la plus grande précision. L'auteur s'étend même avec plus de complaisance sur les défauts, les faiblesses et les fautes du chef de l'Église que sur ce qu'il y a de glorieux dans sa vie : ce qui ne s'explique que si l'auteur reproduit la prédication de saint Pierre. — c) Le second Évangile a été écrit pour des Romains. Les multiples détails qu'il fournit à ses lecteurs sur la langue, les mœurs, les coutumes juives, le soin qu'il prend de traduire les termes araméens qu'il cite, les expressions et tournures latines qui abondent dans sa langue grecque, en sont une preuve très nette.

Or tous les caractères que nous venons d'indiquer conviennent bien à Marc, disciple de saint Pierre, et dont la mère, nommée Marie, possédait à Jérusalem une maison où Pierre s'abrita lorsqu'il sortit de la prison d'Hérode Actes, xii, 12).


Date et lieu de composition. — D'après les critiques catholiques, le second Évangile a été écrit au plus tard de 67 à 70, et fort probablement à Rome, vu que l'ouvrage était destiné aux Romains.


219. — 3° Authenticité de l'Évangile de saint Luc. — A. ARGUMENT EXTRINSÈQUE. — Dès la fin du IIe siècle, la tradition commune attribue le troisième Évangile à saint Luc, disciple et compagnon de saint Paul, « le médecin bien aimé», comme l'apôtre des Gentils l'appelle dans son Épître aux Colossiens (iv, 14). Parmi les principaux témoignages, il faut citer ceux de Clément d'Alexandrie, de saint Irénée, de Tertullien, du Canon de Muratori. Or, saint Luc était dans la communauté chrétienne un personnage trop obscur pour qu'on mît sous son nom une œuvre qui représentait en partie la prédication de saint Paul.


B. ARGUMENT INTRINSÈQUE, -r L'analyse interne du livre confirme le témoignage de la tradition. Elle montre, en effet, que l'auteur était médecin, grec d'origine et esprit cultivé, et disciple de Paul. — a) IL était médecin, comme le prouve la précision avec laquelle il décrit les maladies ; — b) grec d'origine et esprit cultivé : un style plus pur et plus élégant que celui des deux premiers Évangiles, une plus grande richesse de vocabulaire, un art plus grand dans la composition, sont un indice certain que le grec était la langue maternelle de l'auteur ; — c) disciple de saint Paul. Il y a, en effet, entre le troisième Évangile et les écrits de saint Paul, des affinités remarquables, tant au point de vue du fond que de la forme. Le récit de la Cène dans le troisième Évangile (xxii, 17, 20) est presque identique à celui de la première Épître aux Corinthiens (xi, 23, 25). Le troisième Évangile, plus que les autres, met en relief les thèses favorites de saint Paul : la nécessité de la foi, la gratuité de la justification et le caractère universel du christianisme. Et quant à ce qui concerne la forme, on a pu relever 175 mots particuliers aux deux écrivains.

Date et lieu de composition. — L'opinion de la plupart des catholiques et même des protestants, c'est que le troisième Évangile a été composé avant l'an 70, soit à Borne, soit en Asie-Mineure, soit à Corinthe ou à Césarée.


220.— 4° Authenticité de l'Évangile de saint Jean. — L'authenticité du quatrième Évangile est niée par un certain nombre de critiques protestants et rationalistes (Baur, Strauss, J. Réville, Loisy). Beaucoup de critiques libéraux, parmi lesquels Renan, Harnack, Julicher, lui reconnaissent une authenticité partielle : le quatrième Évangile contiendrait un fond traditionnel, plus ou moins important, qui aurait l'apôtre saint Jean pour auteur.

L'authenticité de l'Évangile de saint Jean, admise par tous les critiques catholiques, repose sur les mêmes arguments que celle des trois premiers Évangiles


A. ARGUMENT EXTRINSÈQUE. — A la fin du IIe siècle, nombreux sont déjà les témoignages qui attribuent le quatrième Évangile à l'apôtre saint Jean. Outre ceux de Tertullien, du Canon de Muratori, de Théophile d'Antioche, voici deux témoignages importants : — 1. celui de saint Irénée, évêque de Lyon, disciple de saint Polycarpe, qui lui-même avait été disciple de saint Jean. Il écrit vers 185 : « Jean, disciple du Seigneur, qui a reposé sur sa poitrine, a écrit lui-même aussi son Évangile, tandis qu'il vivait a Éphèse, en Asie»; —2. celui de Clément d'Alexandrie qui écrit, quelques années après saint Irénée, que « d'après la tradition des Anciens, Jean, le dernier des Évangélistes, a écrit l'Evangile spirituel, sous l'inspiration du Saint-Esprit et à la prière de ses familiers. » — 3. La tradition chrétienne est elle-même corroborée par les témoignages de la tradition hétérodoxe. Celse, les judaïsants, les gnostiques Basilide et Valentin sont formels en faveur de l'origine johannique du quatrième Évangile.


Ainsi le quatrième Évangile était déjà répandu dans tout l'univers chrétien, au milieu du ne siècle, ce qui suppose qu'il remonte au Ier siècle, et des témoins orthodoxes et hétérodoxes autorisés l'attribuent à l'apôtre saint Jean. Il est invraisemblable qu'ils se soient trompés sur le véritable auteur et qu'ils aient confondu Jean l'apôtre avec Jean l'Ancien, dont parle Papias ; il est du reste assez probable que les deux noms désignent la même personne.


B. ARGUMENT INTRINSÈQUE. — De l'examen intrinsèque du livre il résulte que l'auteur du quatrième Évangile était juif d'origine, apôtre, plus que cela, qu'il était « l'apôtre que Jésus aimait ». — a) IL était juif d'origine. Les nombreux hébraïsmes que l'on rencontre dans sa langue grecque, les termes araméens qu'il cite et qu'il interprète très correctement à ses lecteurs, les usages juifs qu'il décrit fidèlement, les détails topographiques qu'il donne sur la Palestine et sur Jérusalem, tout cela prouve bien que nous avons affaire à un auteur familiarisé avec les idées juives, avec la langue et les traditions religieuses des Juifs. — b) L'auteur était un apôtre. Les récits des faits sont si vivants, si précis et si intimes qu'ils supposent un témoin oculaire qui rapporte ce qu'il a vu. — c) L'auteur était « l'apôtre que Jésus aimait». Si nous en croyons le dernier chapitre dont l'authenticité ne paraît pas douteuse, le quatrième Évangile a pour auteur « le disciple que Jésus aimait » (xxi, 20, 24). Or des trois apôtres : Pierre, Jacques le Majeur et Jean, qui étaient dans une familiarité plus grande avec Notre-Seigneur, les deux premiers doivent être éliminés, car ils étaient morts bien avant la composition du livre. Il faut remarquer en outre que l'Apôtre Jean et les membres de sa famille ne sont jamais nommés explicitement dans le quatrième Evangile, tandis que les autres apôtres le sont fréquemment. Ce silence est tout naturel dans l'hypothèse où l'auteur du livre tairait son nom par discrétion.

Date et lieu de composition. — Le quatrième Évangile a été composé à Éphèse, vers la fin du Ier siècle, entre 80 et 100, du moins d'après l'opinion des critiques catholiques[26].


§ 3.   —   Véracité des Évangiles

221. — Les Évangiles nous sont parvenus dans leur intégrité substantielle, et ils ont bien pour auteurs deux apôtres : saint Matthieu et saint Jean, et deux disciples d'apôtres : saint Marc et saint Luc. Troisième question à résoudre : quelle est la valeur historique de ces documents?

Deux conditions sont requises pour qu'un historien soit digne de foi, Il faut 1° qu'il soit bien informé et 2° qu'il soit sincère (V. Nos 166 et 169). Connaître les événements tels qu'ils se sont déroulés, savoir la vérité et vouloir la dire, tout est là. Nous allons donc rechercher si les Évangélistes ont rempli ces deux conditions, en nous posant la question séparément, pour les Synoptiques, c'est-à-dire les trois premiers Évangiles, et pour le quatrième.


222. — I. Valeur historique des Synoptiques. — Le mot « Synoptiques » attaché aux trois premiers Évangiles vient de ce que, si l'on dispose les textes de ces trois Évangiles sur trois colonnes, en prenant soin de faire correspondre les parties communes, l'on obtient une synapse (gr. « sunopsis» vue simultanée), c'est-à-dire une vue d'ensemble du contenu évangélique, concordante en de nombreux points.

Pour déterminer la valeur historique des Synoptiques, nous allons donc répondre à cette double question : 1° Les trois premiers Évangélistes étaient-ils bien informés? 2° Étaient-ils sincères?


223. — 1° Les trois premiers Évangélistes étaient bien informés. — Pour établir ce premier point, un travail préliminaire s'impose : il faut étudier les documents eux-mêmes pour savoir comment ils ont été composés. Sont-ils des récits de témoins oculaires et auriculaires qui se bornent à rapporter exactement ce qu'ils ont vu et entendu? Ou bien ont-ils été écrits par des historiens qui ont puisé à des, sources et utilisé d'autres documents? Autrement dit, sont-ils œuvres de première main ou œuvres de seconde main? Et s'ils sont œuvres de seconde main, quelle est la valeur de leurs sources? Ceux de qui ils tiennent leurs renseignements sont-ils dignes de foi? Cette question, nous sommes d'autant plus amenés à la poser, que les trois premiers Évangiles présentent entre eux des ressemblances frappantes, tandis qu'ils diffèrent entièrement du quatrième. Comment expliquer leurs rapports? Problème délicat qui n'a reçu jusqu’'ici d'autre solution que celle d'hypothèses plus ou moins acceptables. Nous allons dire un mot et du problème et des solutions qui ont été proposées pour le résoudre.


224. — A. LE PROBLÈME SYNOPTIQUE. — Si l'on compare les trois premiers Évangiles entre eux, on n'est pas longtemps à discerner de nombreux passages identiques, à côté d'autres absolument divergents. — a) Ressemblances. 1. Tout d'abord même plan général. Alors que le quatrième Évangile ne reproduit que le ministère de Jésus en Judée avant la dernière semaine, les trois premiers adoptent une division quadripartite et encadrent les événements de la vie publique de Notre-Seigneur dans ces quatre points : le baptême de Jésus, le ministère en Galilée, le voyage à Jérusalem et la dernière semaine dans la Ville Sainte (passion, mort et résurrection). — 2. Récits des mêmes faits. Les trois premiers Évangiles rapportent souvent les mêmes miracles et, qui plus est, dans le même style et les mêmes expressions ; mêmes discours aussi, surtout dans saint Matthieu et dans saint Luc, introduits par les mêmes procédés et se dénouant par les mêmes conclusions. — b) Divergences. A côté de ces ressemblances, des divergences curieuses. C'est ainsi qu'on trouve dans saint Matthieu et saint Luc des récits de l'enfance de Jésus, différant de l'un à l'autre, tandis qu'ils font complètement défaut dans saint Marc. En outre, la partie narrative est plus développée dans saint Marc, les discours moins abondants. Des parties sont spéciales à chacun des Evangélistes.


225. — B. SOLUTIONS PROPOSÉES. — Les trois principales solutions proposées pour résoudre le problème synoptique sont les hypothèses de la dépendance mutuelle, de la tradition orale et des documents — 1. Hypothèse de la dépendance mutuelle. D'après les partisans de ce système, les Évangiles se seraient utilisés réciproquement, ou plus exactement, ceux de date postérieure, auraient utilisé l'œuvre de leurs devanciers. Mais qui écrivit le premier ? Ici, désaccord entre les critiques ; l'hypothèse la plus généralement suivie, suppose que Marc, qui est le plus bref, est antérieur à saint Luc et à saint Matthieu (version grecque), et leur a servi de source. — 2. Hypothèse de la tradition orale. D'après ce système (Meignan, Cornély, Fillion, Fouard, Le Camus, Levesque...) les Evangiles n'auraient pas d'autre source ou du moins, auraient pour source principale, la tradition orale ; ils seraient la reproduction de la catéchèse ou prédication primitive. Les Apôtres et les missionnaires de la nouvelle religion, voulant donner un enseignement unique, auraient été amenés à faire un choix dans les actes et les paroles du Seigneur : voilà comment nous retrouvons le même fond dans les trois Evangiles. Bien plus, les Apôtres, hommes simples et sans culture, ne se préoccupaient pas de varier la forme sous laquelle ils présentaient ce fond identique : à force d'être répété, ce qui faisait la matière de la catéchèse, finit donc par prendre une forme unique, et pour ainsi dire, stéréotypée. Cependant la tradition orale étant appelée, sinon à se perdre, du moins à s'altérer- peu à peu avec la disparition des témoins de la vie du Christ, les chrétiens voulurent la fixer dans des écrits autorisés : d'où l'origine des Synoptiques. Ainsi les ressemblances s'expliqueraient par un fond unique qui était l'objet principal de la catéchèse primitive. Les divergences ne s'expliqueraient pas moins bien par ce fait que la catéchèse devait être adaptée aux milieux différents auxquels s'adressaient les premiers prédicateurs de la foi. Il est clair que le point de vue juif n'était pas le même que le point de vue grec ou romain. Devant les Juifs il s'agissait de montrer que Jésus était le vrai Messie, annoncé par les prophètes, et qu'il avait fondé le royaume attendu. A Rome ou dans les villes grecques, l'argument prophétique étant sans portée, les Apôtres présentaient Jésus comme un envoyé divin à qui Dieu avait donné tous ses pouvoirs. — 3. Hypothèse des documents. D'après cette hypothèse, les rapports des Synoptiques seraient dus à l'emploi de documents écrits ; les uns (Eichhorn...) supposent un seul document primitif plus ou moins retouché ; d'autres (Schleiermacher, Renan, Schmiedel, Loisy) admettent à la base des synoptiques plusieurs documents araméens et grecs que les auteurs sacrés auraient utilisés et adaptés à leur but ; d'autres enfin (Weiss, Wendt, Stapfer, A. Rêville...) distinguent dans les Évangiles deux sources principales : un Proto-Marc en grec ou recueil des principaux faits et discours du Seigneur et un Proto-Matthieu en hébreu ou recueil de discoure. Une hypothèse plus récente (Batiffol, Ermoni, Lagrange, Gigot, Camerlynck) suppose, au lieu d'un Proto-Marc, le Marc actuel lequel aurait été utilisé par les deux autres Synoptiques qui se seraient servis en même temps des Logia ou discours du Proto-Matthieu et d'autres sources particulières, comme le témoigne saint Luc (i, 1).


Que valent ces trois hypothèses? — L'hypothèse 1 de la dépendance commune n'explique pas les divergences qui existent entre les trois documents Saint Marc, en effet, n'a pu servir de source que pour les faits. D'autre part, si l'on suppose que saint Luc a utilisé saint Matthieu, comment se fait-il que leurs récits de l'enfance de Jésus ne concordent pas, et que des discours et des paraboles de saint Matthieu manquent chez Luc, alors que tous deux attachent tant de prix à l'enseignement de Jésus? — L'hypothèse 2 de la tradition orale rend bien compte de la ressemblance générale au point de vue du fond : il est assez vraisemblable que la catéchèse primitive ait eu le même objet : mêmes faits, mêmes miracles, 'mêmes discours. Mais ce que cette hypothèse n'explique pas, c'est 1) que les mêmes faits soient groupés dans le même ordre et par des liaisons artificielles identiques, et 2) que les auteurs sacrés s'accordent dans des détails secondaires, tandis qu'ils diffèrent dans des parties plus importantes telles que la formule de l'oraison dominicale et le récit de l'institution de l'Eucharistie. Incontestablement, ces particularités supposent une dépendance à l'égard de documents écrits. — L'hypothèse 3 d'un document primitif unique est inadmissible, car on ne comprend pas dans ce cas pourquoi saint Marc aurait éliminé les discours. L'hypothèse de plusieurs documents rend bien compte des divergences, mais non de l'accord des écrivains sacrés, soit dans leur plan général, soit dans le choix des matériaux, soit dans l'ordre où ils les ont disposés. Aussi l'hypothèse des deux sources a-t-elle été rejetée par la Corn. Biblique le 26 juin 1912.


Conclusions. — 1. Aucune des trois hypothèses : dépendance mutuelle, tradition orale, documents, n'est donc satisfaisante. On ne peut dès lors résoudre le problème synoptique par l'une de ces trois hypothèses, à l'exclusion des autres. L'explication la plus vraisemblable consiste sans doute à les combiner toutes les trois et à prendre ce qu'il y a de bien dans chacune. Tout d'abord il convient de faire une part très large à l'influence de la tradition orale. Puis il est à supposer que chaque Évangéliste a utilisé ses souvenirs personnels et ses sources particulières. Enfin rien n'empêche de croire, pour expliquer le plan général, que les Synoptiques se soient servis d'un ou de deux documents primitifs : l'un contenant une sélection des actes du Seigneur, l'autre étant un choix de ses discours.

2. Quoi qu'il en soit du mode de composition des Synoptiques, il ressort de ce qui vient d'être dit, - et telle est l'unique question qui nous intéresse ici, — que nous pouvons considérer le témoignage des trois premiers Évangiles comme venant d'historiens bien informés, car, ou bien les Synoptiques racontent ce dont eux-mêmes ont été les témoins, ou ils rapportent ce que beaucoup d'autres avaient vu et entendu, ce qui faisait l'objet de la prédication courante, ce que les premiers missionnaires de la religion chrétienne annonçaient partout, sans que leurs adversaires aient pu les convaincre d'erreur. Dans l'un comme dans l'autre cas, nous sommes en présence de témoins qui connaissaient exactement les choses qu'ils rapportaient.


226. — 2° Les trois premiers Évangélistes étaient sincères. — Non seulement les Synoptiques étaient bien informés, mais ils étaient sincères. Leur sincérité ressort avec évidence : — a) de la critique interne des Evangiles. Les récits que nous y trouvons donnent l'impression que nous avons affaire à des gens qui rapportent les faits tels qu'ils se sont passés, et qui disent les choses telles qu'elles sont : c'est ainsi qu'ils font d'eux-mêmes un portrait peu flatteur ; ils n'hésitent pas à confesser leur basse extraction, à dévoiler leur intelligence étroite et bornée, leurs faiblesses, leur lâcheté au cours de la Passion de leur Maître, leur découragement après sa mort, leur incrédulité ; — b) du manque d'intérêt qu'ils avaient à mentir. Les hommes ne mentent pas, généralement, si le mensonge ne doit pas leur profiter. Mais ils songent encore bien moins à mentir s'ils risquent de payer leur imposture de leur vie. Il est vrai qu'on peut mourir par fanatisme et pour défendre une idée fausse. Encore faut-il cependant qu'on la croie vraie, car à moins d'être fou, on ne ment pas pour soutenir ce qu'on croit être une erreur, ce qui ne vous est d'aucune utilité, ce qui vous coûte et vous demande des sacrifices, et s'il n'est pas absolument juste de conclure, avec Pascal, qu'il faut croire « les histoires dont les témoins se font égorger »[27], tout au moins pouvons-nous dire qu'il n'y a pas lieu de douter de la sincérité de semblables témoins.

Mais à quoi bon insister sur la sincérité des Évangélistes ? A notre époque, elle n'est plus mise en doute par les critiques sérieux. Sans doute « il fut un temps, dit M. Harnack, où l'on se croyait obligé de regarder la littérature chrétienne primitive, y compris le Nouveau Testament, comme un tissu de mensonges et de fraudes. Ce temps est passé. » Oui, le temps où les adversaires du christianisme accusaient les Evangélistes d'imposture et de fraude, est bien passé, mais les attaques n'ont fait que changer de terrain, comme nous allons le voir.


227. — Objection. — Théorie de l'idéalisation. — Les rationalistes modernes admettent donc la sincérité des Evangélistes. Mais ils prétendent qu'il y a lieu de distinguer dans les récits évangéliques deux éléments : l’élément naturel et l'élément surnaturel. Partant de ce principe a priori, que le miracle n'existe pas et n'est même pas possible, ils ne reconnaissent de valeur historique qu'à l'élément naturel. Comment expliquer alors la présence de l'élément surnaturel dans les Évangiles? Un ancien système, — école naturaliste de Paulus, — prétendait que les miracles étaient des faits ordinaires, qui avaient pris un caractère de merveilleux en passant par l'imagination des Orientaux, et que la critique pouvait ramener à de justes proportions et expliquer suivant les lois de la nature. Un autre système, le seul dont nous ayons à tenir compte à l'heure actuelle, entend éliminer l'élément surnaturel en l'attribuant à un long travail d'idéalisation progressive accompli autour de la vie et de la personne du Christ. Les Évangiles ne seraient pas des livres purement historiques, mais « avant tout, des livres d'édification » où le critique doit démêler « ce qui est souvenir primitif de ce qui est appréciation de foi et développement de la croyance chrétienne. »[28] Les récits des cures merveilleuses opérées par le Christ ne seraient nullement « des procès-verbaux authentiques de ce qui advint en telle ou telle occasion. Ils ont été transposés, corrigés, amplifiés selon le goût des Evangélistes, l'intérêt de l'édification, les besoins de l'apologétique. »[29] En d'autres termes, les miracles seraient des mythes ou légendes, qui se seraient greffées sur l'histoire réelle du Sauveur. Et combien de temps ces légendes ont-elles mis à se former? A peine un siècle, d'après l'école mythique de Strauss. Beaucoup moins, d'après une école nouvelle (Brandt, Schmiedel, Loisy), qui estime que le travail d'idéalisation a pu se faire en moins d'un demi-siècle[30].


'Réfutation. — 1. Le point de départ du système de l'idéalisation, à savoir la négation du surnaturel, est un préjugé rationaliste dont il n'est pas possible d'établir le bien-fondé. — 2. Le système lui-même, appliqué aux Synoptiques, est en contradiction avec les faits. Tout d'abord il ne s'accorde pas avec la date de composition des Évangiles. La rédaction de ceux-ci a suivi de très près les événements. Or l'idéalisation, la légende requiert, pour se former, un long espace de temps : c'est du reste ce qui déterminait le rationaliste allemand Strauss à rejeter la composition des Évangiles vers 150. Lorsque la critique impartiale dut reconnaître que les Synoptiques avaient été composés avant la fin du 1er siècle, il fallut bien apporter quelques modifications à la théorie de l'idéalisation. On prétendit alors que le travail d'idéalisation peut se faire beaucoup plus rapidement, puis on mit sur le compte de la foi ce qui autrefois était attribué à la légende, et l'on eut la fameuse distinction entre le Christ de la foi et le Christ de l'histoire. Mais comment la foi aurait-elle pu se mettre en contradiction si flagrante avec les faits de l'histoire, lorsque ceux-ci étaient encore si récents que tout le monde pouvait en contrôler l'exactitude ? — 3. Il serait facile par ailleurs de démontrer que les Evangélistes s'attachent, avant tout, à faire un récit fidèle de la carrière de leur Maître. Ce n'est quincidemment qu'ils décrivent la foi chrétienne de leur temps ; à ce point de vue, il est incontestable qu' ils sont en retard sur saint Paul dont les Épîtres étaient pourtant antérieures. Saint Paul, en effet, n'affirme-t-il pas déjà clairement la divinité du Christ et la valeur satisfactoire de sa mort, alors que ces deux dogmes ne sont qu'insinués dans les Synoptiques, à ce point même que les rationalistes ont pu prétendre qu'ils ne l'étaient pas du tout?


La théorie de l'idéalisation manque donc de base, et la conclusion qui s'impose de l'examen des Synoptiques, c'est que leurs récits sont indépendants de la foi nouvelle de l'Eglise, qu'ils n'ont pas subi l'influence des idées ambiantes, en un mot, qu'ils sont purement historiques.


228. — II. Valeur historique du IVe Évangile. — A. ADVERSAIRES. La plupart des critiques rationalistes ont dénié au quatrième Évangile toute valeur historique, ou ne lui ont accordé qu'une historicité relative. — a) Les uns (Strauss) ont prétendu que l'auteur du quatrième Évangile avait peint un Christ historique d'après l'idéal qu'il s'en était forgé. — b) D'autres, comme Renan et certains critiques indépendants de notre époque (Harnack), reconnaissent dans cet ouvrage un fond de tradition historique, mais considèrent les discours comme des fictions. — c) D'autres enfin, comme J. Réville, Loisy[31], Guignebert, regardent le quatrième Évangile, — tant dans sa partie narrative que dans ses discours, — comme une composition artificielle destinée à exposer, sous le voile de l'allégorie, les idées propres de l'auteur.


B. PREUVES DE L'HISTORICITÉ. — Le quatrième Évangile n'est nullement une composition artificielle : il est facile, en effet, de montrer le caractère historique des faits et des discours qui y sont contenus. — a) Caractère historique des faits. Que les faits miraculeux rapportée par le quatrième Évangile ne soient pas de simples allégories, mais des faits bien réels, cela ressort : — 1. du but de l'ouvrage. L'auteur déclare lui-même, à la fin de son œuvre (xx, 31), qu'il veut amener ses lecteurs à croire « que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, pour qu'en croyant ils aient la vie en son nom ». A moins de le prendre pour un imposteur, — ce que ne font pas les rationalistes, — il faut admettre qu'il a entendu démontrer sa thèse en s'appuyant, non sur des récits allégoriques, mais sur des faits empruntés à l'histoire de Jésus. Que de cette histoire il détache un petit nombre de faits, qu'il choisisse les plus typiques, ceux qui vont le mieux à son but[32], qu'il omette les gestes et les paroles du Seigneur qui ne lui importent pas, et plus particulièrement ce qui a déjà été raconté par les Synoptiques, cela n'est que trop naturel. Mais ce qui ne reste pas moins certain, c'est qu'il est un témoin qui raconte « ce qu'il a vu de ses yeux, ce qu'il a entendu de ses oreilles, ce que ses mains ont touché du Verbe de vie» (I Jean, I, 1, 3) ; — 2. de l'examen interne du livre. On ne saurait prétendre tout d'abord que l'Évangile johannique n'est pas historique parce qu'il n'a pas le même fond que les Synoptiques, car ni les Synoptiques ni Jean n'ont la prétention d'être complets, et si saint Jean a voulu compléter ses devanciers, comme nous l'avons insinué plus haut, les divergences de fond s'expliquent très bien. Du reste, tout n'est pas divergences ; les Synoptiques et le quatrième Évangile ont des points communs. Qu'on veuille bien les comparer, et l'on constatera que, parmi des variantes de peu d'importance, les faits sont rapportés de part et d'autre avec la même exactitude : tels sont, par exemple, les récits de la multiplication des pains, de la marche de Jésus sur les flots, de son entrée triomphale a Jérusalem et de sa Passion. Or si, sur ces différents points, l'on concède aux Synoptiques une valeur historique, de quel droit la refuserait-on au quatrième Évangile ? — Quant aux récits qui sont propres à ce dernier, l'on peut remarquer encore que les événements y sont rapportés avec une foule de détails qui seraient bien superflus dans l'hypothèse de récits symboliques. Le quatrième Évangile note les circonstances de personne, de temps et de lieu avec plus de soin que saint Luc lui-même : il signale, par exemple, que Nicodème est venu à Jésus la nuit (III, 2), que la rencontre de Jésus avec la Samaritaine eut lieu à la sixième heure (iv, 7) ; il dit que la piscine probatique se trouve à Jérusalem, près de là porte des Brebis (V, 2). Il décrit non moins minutieusement les usages et les traditions des Juifs, leurs fêtes, les divisions intestines entre Juifs et Samaritains, entre Pharisiens et Sadducéens ; l'état politique de la Palestine ; les détails topographiques touchant la Galilée, le lac de Génésareth, Jérusalem. Tout cela indique bien un historien exact qui raconte les faits tels qu'ils se sont passés, et non un mystique qui invente des histoires adaptées à la thèse qu'il a en vue.

b) Caractère historique des discours. — Si les faits rapportés dans le quatrième Évangile sont historiques, l'on ne voit pas la raison pour laquelle les discours ne le seraient pas. L'on fait remarquer, il est vrai, que, plus encore que les faits, ils diffèrent, soit au point de vue du fond, soit au point de vue de la forme, de ceux que nous trouvons chez les Synoptiques. Mais, encore qu'il ne faudrait pas exagérer l'étendue de ces divergences, celles-ci s'expliquent très bien par le caractère et le but différents que poursuivent les écrivains sacrés. Tandis que les sujets traites dans les Synoptiques sont très variés et portent surtout sur des préceptes de morale : humilité, charité, aumône, mépris des richesses et des honneurs, le quatrième Évangile insiste sur la doctrine christologique, sur le caractère suréminent et la mission du Christ. 'Voulant prouver plus particulièrement la divinité du Sauveur, sans doute parce qu'elle était alors attaquée par le gnostique Cerinthe, il relève dans l'enseignement de Jésus, et qui pouvait servir son but. En cela, il ne contredit pas les Synoptiques, il les complète. Les critiques rationalistes objectent encore que l'auteur du quatrième Évangile a emprunté sa doctrine du Logos, ou Verbe de Dieu incarné, à l'école grecque d'Alexandrie et au Juif Philon. Il serait difficile de dire quelle fut la genèse des idées de saint Jean mais ce qui est certain c'est que l'identification du Christ avec le Verbe de Dieu n'a pu germer dans l'esprit de l'apôtre saint Jean, pas plus que chez les chrétiens de l'époque, — car il est reconnu que la doctrine était chose reçue au dernier quart du Ier siècle en Asie-Mineure et dans la plupart des Églises, — sans que la croyance eût été déterminée par la réalité historique.


CONCLUSION. — IL est donc permis de conclure que l'Évangile selon saint Jean a une valeur historique, comme les Synoptiques. « Sans doute l’Apôtre a pu imprimer son cachet propre dans la manière de raconter les miracles du Sauveur, dans le choix qu'il a fait de scènes évangéliques. Il est même incontestable que ses comptes rendus de discours ne prétendent pas reproduire la pleine réalité, étant donné l'éloignement où l'auteur était des faits. »[33] Cependant « ses narrations ont beau avoir leur cachet propre, elles n'en correspondent pas moins aux faits. Ses discours peuvent porter la marque de son esprit, ils n'en reproduisent pas moins la pensée authentique du Sauveur. »[34] Nous avons donc le droit, dans la démonstration de la divinité du christianisme, de nous appuyer sur le quatrième-Évangile comme sur les Synoptiques.


BIBLIOGRAPHIE. — Mangenot, L'authenticité mosaïque du Pentateuque ; Les Évangiles synoptiques — Méchineau, L'origine mosaïque du Pentateuque (Bloud). — Vigouroux, Manuel biblique, t. I (Roger et Chernoviz). — Lesêtre, L'authenticité du Pentateuque (Rev. pr. d'Ap. 15 mai, 15 juin 1910). — Dom Hoepfl, art. Pentateuque et Hexateuque (Dict. d'Alès).

Brassac, Manuel biblique (à l'index), t. III. — Lepin, Jésus, Messie et Fils de Dieu; L'origine du quatrième Évangile; La valeur historique du quatrième Évangile; Évangiles canoniques, Évangiles apocryphes (Dict. d'Alès) ; Les théories de Loisy (Beauohesne).—Méchineau, L'origine du Nouveau Testament (Bloud). — Jacquier, Histoire des livres du Nouveau Testament (Gabalda). — Rosé, Les évangiles, traduction et commentaires (Bloud). —Fouard, Vie de Jésus-Christ (Lecoffre). — Batiffol, Six leçons sur l’Évangile (Bloud). — Calmes, Comment se sont formés les Evangiles (Lethielleux). — Levesque, Nos quatre Evangiles. Leur composition et leur position respective (Beauchesne). — Fillion, Introduction générale aux Évangiles (Lethielleux). — Camerlynck, De quatro Evangelii auctore (Bruges). — Durand, A propos des décrets de 1912 sur les Évangiles (Rev. pr. d'Ap., 1er fév. 1914). — Tanquerey, Théologie dogmatique fondamentale (Desclée). — Langlois et Seignobos, Introduction aux. Études historiques (Hachette).


Chapitre II : La divinité du Christianisme. Le Fondateur. L'Affirmation de Jésus.

DÉVELOPPEMENT Division du Chapitre.

229. — Pour connaître l’origine, et par conséquent, la valeur d'une religion, il faut, avant tout, se tourner du côté du fondateur, et lui demander qui il est.^ Personne, mieux que lui, n'est à même de le savoir et de le dire. S'il est un Envoyé de Dieu, c'est à lui de nous le faire connaître et de nous en apporter la preuve.

Or, l'apologiste chrétien veut démontrer : — 1° que Jésus est l’ Envoyé de Dieu, l'Oint ou Messie, annoncé par la voix des prophètes ; — 2° que ce Messie n'est pas un Envoyé ordinaire, qu'il est le Fils unique de Dieu, Dieu lui-même. Il est clair que, s'il arrive à faire cette démonstration, il aura le droit de conclure que la Révélation chrétienne est d'origine divine.

Nous avons donc à rechercher tout d'abord[35] si Jésus s'est bien donné pour le Messie attendu des Juifs et pour un Messie d'une nature tout à fait transcendante, pour le Fils de Dieu, ayant la même essence que Dieu le Père. À cette double question quelle a été la réponse de Jésus et quelle foi devons-nous y ajouter? D'où trois articles: — 1° L'affirmation de Jésus sur sa messianité. 2° L'affirmation de Jésus sur sa filiation divine. 3° La valeur de ce double témoignage.


230. — Nota — A vrai dire, la première question, seule, importe à l'apologiste, IL lui suffit, en effet, de montrer que Jésus a déclaré et prouvé qu'il était un Envoyé de Dieu, qu'il était le Messie attendu et qu'il a fondé une Église infaillible, chargée d'enseigner, jusqu'à la fin des siècles, ce qui doit être cru et pratiqué. Ce résultat une fois acquis, il ne reste plus qu'à écouter cette Église et à accepter les dogmes qu'elle propose à notre foi, parmi lesquels se détache au premier rang la divinité du Christ. La seconde question sort donc du domaine de l'apologétique ; tout au moins de l'apologétique constructive (V. N° 2). Car s'il s'agit de l'apologétique défensive c’est une autre affaire. Les rationalistes modernes prétendent, comme nous le verrons plus loin, non seulement que Jésus n'est pas Dieu, mais qu'il n'a jamais revendiqué ce titre, qu'il n'a jamais eu conscience d'être Dieu, et que dès lors le dogme n'a aucune base historique : c'est à ce point de vue, c'est-à-dire sur le terrain de l'apologétique défensive, ou si l'on préfère, sur le terrain de l'apologie des dogmes, que nous aurons à traiter la question dans l'article II[36].


Art. I. — L'affirmation de Jésus sur sa messianité.

231. — Jésus s'est-il donné pour le Messie prédit par les Prophètes? Que croyait-il être et qu'a-t-il dit qu'il était1! Le seul moyen de nous éclairer sur ce point, c'est de consulter les Évangiles et d'y recueillir son témoignage. Avant de le faire, remarquons que les Évangiles ne sont pas considérés ici comme des écrits divinement inspirés, mais comme de simples documents humains dont nous avons établi précédemment la valeur historique.


1° Adversaires. — Certains protestants libéraux et les rationalistes n'admettent pas l'affirmation de Jésus sur sa messianité. — a) Leur tactique consistait autrefois (Strauss, Baur) à considérer les Évangiles comme un recueil de mythes ou légendes formées après coup par les Apôtres ; les déclarations de Jésus sur sa messianité seraient donc pure invention de la part des écrivains sacrés. — b) Les rationalistes et modernistes contemporains (Wellhausen, Wrede, Weiss, Loisy) prétendent, ou que Jésus n'a jamais eu conscience d'être le Messie, ou en tout cas, qu'il n'a pensé l'être qu'à la fin de sa vie, ou encore qu'il pensait que son rôle de Messie « était essentiellement eschatologique », c'est-à-dire ne devant se réaliser qu'à la fin du monde dans le royaume céleste.


232. — 2° Thèse.Du début à la fin de sa vie publique, Jésus a manifesté, soit implicitement, soit explicitement, sa qualité de Messie.


Il ne faut pas lire longtemps les Évangiles pour remarquer qu'il y a eu dans les déclarations de Jésus comme une marche ascendante, et que son affirmation comporte des degrés. Mais, qu'elle se soit traduite, soit d'une manière implicite, en raison des circonstances de temps et de personnes, soit d'une manière explicite, il n'en est pas moins certain qu'elle n'a jamais varié dans sa substance et que Jésus a toujours eu conscience de sa messianité. Nous distinguerons donc entre ses affirmations implicites et ses affirmations explicites, en insistant davantage sur les premières parce qu'il est plus facile d'en contester le sens et la portée.


A. AFFIRMATIONS IMPLICITES. — Au début de sa vie publique, Jésus ne manifeste sa qualité de Messie que d'une manière implicite et avec une extrême réserve. Si nous voulons avoir le secret de sa conduite, de ses réticences, de ce que, à première vue, on pourrait prendre pour les hésitations d'une conscience imparfaitement éclairée, il est nécessaire que nous envisagions un instant la situation politique et religieuse de la Judée contemporaine de Jésus.

A l'heure où commença la carrière publique du Sauveur, la nation juive était tombée sous le joug romain ; le sceptre était sorti de Juda et, plus que jamais, l’espérance messianique travaillait les âmes. Deux grands partis rivaux les Saducéens et les Pharisiens, se disputaient l'influence. Les premiers, amis du pouvoir, occupaient les hautes charges du sacerdoce mosaïque, et ils avaient surtout l'insigne privilège de choisir dans leurs rangs celui qui devait exercer les fonctions de grand-prêtre. Les seconds, moins favorisés, étaient un parti religieux avant tout, et se distinguaient par leur zèle outré pour l'observation de la Loi et par leur répugnance à entrer en contact avec les païens : d'où leur nom de Pharisiens (du grec pharisaioi, séparés). Parmi eux, un petit groupe de fanatiques, appelés Zélotes, parce qu'ils étaient plus étroits et plus formalistes que les autres, interprétaient la Loi avec un rigorisme insupportable. C'est de ces derniers que Notre-Seigneur eut surtout à subir les contradictions et dont il se plut du reste à dénoncer l'hypocrisie et l'orgueil.

L'on devine aisément que dans des sectes où les intérêts étaient si opposés, l'espérance messianique ne se présentait pas sous le même aspect. S'accommodant assez bien-de leur situation, les Sadducéens n'attachaient qu'un prix très minime à la venue du nouveau royaume, et si, par orgueil national, ils souhaitaient l'indépendance de leur pays, la sujétion leur rapportait assez de bénéfices pour ne pas courir au devant d'un bouleversement qui pouvait ne pas tourner à leur profit. Les Pharisiens, au contraire, supportant mal un régime qui humiliait leur orgueil et les laissait sans privilèges, appelaient de tous leurs vœux l'avènement du Royaume attendu qui ferait de Jéhovah, leur Dieu, le Maître de l'univers, qui mettrait surtout la nation juive à sa place, c'est-à-dire au premier plan, et qui ferait succéder aux humiliations et aux injustices du jour les triomphes et les réparations du lendemain. Telles étaient les aspirations de la plupart des Juifs, mais lorsqu'il s'agissait de déterminer le caractère du futur royaume, les esprits se divisaient. Les uns, insistant sur le côté moral et religieux, considéraient l'avènement messianique comme le triomphe des justes, comme le grand jour où chacun recevrait selon son mérite. Les autres, — c'était la masse, et les Apôtres partageaient cette mentalité, — faisaient des rêves de grandeur et de prospérité matérielle, et voyaient déjà dans le Messie un grand conquérant, un guerrier fameux qui apparaîtrait soudain sur les nuées du ciel et ferait son entrée triomphale à Jérusalem. Jamais il n'était question d'un Messie souffrant, libérateur des âmes, et non des corps, rachetant les fautes des hommes et réconciliant l'humanité coupable avec Dieu.

Que, dans de telles conditions, Jésus ne se soit pas révélé brusquement le Messie, et le Messie, tel, qu'il devait être, il n'est que trop naturel. Il ne pouvait le faire sans éveiller les appréhensions des Sadducéens, et sans provoquer les enthousiasmes des Pharisiens et déchaîner des manifestations et des troubles qui auraient entravé son œuvre, s'il ne rentrait pas dans les desseins de Dieu de briser les oppositions à coup de miracles. Le premier travail qui s'imposait, était donc de préparer les esprits à la réalité et de faire pressentir la vérité avant de la dévoiler sans ambages.

Les choses étant telles, comme du reste l'indiquent les récits évangéliques, nous n'avons plus à nous étonner que Jésus, au début de sa carrière, ne manifeste pas ouvertement sa qualité de Messie, qu'il l'insinue seulement par des déclarations indirectes, par ses œuvres et par toute son attitude. — a) Par des déclarations indirectes. C'est ainsi que, sans prononcer le nom de Messie, il dit qu'il est « venu », qu'il a été « envoyé», pour prêcher l'Évangile du royaume (Marc, i, 38), pour appeler les pécheurs (Marc, II, 17), pour prêcher l'Évangile aux pauvres (Luc, iv, 18). Puis il commence déjà son enseignement, mais craignant de faire briller tout d'un coup une lumière trop vive, il enveloppe sa pensée sous les dehors énigmatiques de la parabole, dans le but d'intriguer les esprits, de les pousser à la recherche de la vérité, se réservant d'ailleurs d'aller plus loin avec les disciples qu'il s'est attachés, et de les instruire, en dehors de la foule. — b) Par ses œuvres. Jésus multiplie ses miracles ; mais, pour ne pas précipiter les événements, il impose la consigne rigoureuse de n'en point parler. Cependant il n'hésite pas à répondre aux envoyés de saint Jean-Baptiste qui lui demandent s'il est « celui qui doit venir », que les œuvres qu'il opère doivent être pour eux un signe évident que l'œuvre messianique annoncée par Isaïe (xxxv, 5, b) se réalise (Luc, vii, 18, 23). — c) Par son attitude. Jésus s'arroge des pouvoirs que n'ont jamais revendiqués les plus illustres prophètes. Il se met au-dessus de la Loi. Il supprime le divorce toléré dans certains cas par Moïse. Il déclare que « le Fils de l'homme»,— c'est ainsi qu'il se désignait, — était « maître du Sabbat » (Marc, il, 28), etc.


233. — B. DÉCLARATIONS EXPLICITES. — IL faut arriver à la dernière année du ministère de Jésus pour trouver une affirmation explicite de sa messianité. Voici, du reste, les trois grandes circonstances où Jésus se révèle publiquement ce qu'il est. — a) Confession de Pierre. A Césarée de Philippe, le Maître, se trouvant au milieu de ses disciples, leur pose enfin sans détour l'importante question : « Qui dit-on que je suis? » Jusque-là, il avait laissé sa personnalité au second plan, il avait eu pour unique préoccupation de prêcher le royaume de Dieu ; mais il est temps que ses intimes sachent qui il est. Il les interroge donc successivement, et quand saint Pierre confesse qu'il est le Christ, il ne manque pas de l'approuver (Mat., xvi, 13-17). — b) Entrée triomphale à Jérusalem. La confession de saint Pierre n'avait pas dépassé le petit cercle des Apôtres, et même avec ceux-ci, Jésus n'avait pas sitôt avoué qu'il était le Christ qu'il leur défendait sévèrement de le publier (Mat., xvi, 20). La manifestation de sa messianité était réservée pour un autre jour et un autre théâtre. C'est, peu de jours avant sa mort, à Jérusalem, la capitale de la Judée, que Jésus revendiqua son titre de Messie, à la face d'une foule de pèlerins venus pour la fête de Pâques, de tout un poupin qui l'acclama comme « celui qui vient an nom du Seigneur» (Mat., XXI, 1-9). — c) Le procès devant le Sanhédrin. Enfin la grande affirmation de Jésus eut lieu devant le Sanhédrin. Le grand-prêtre lui pose la question suprême qui doit décider de son sort. Le Sauveur le sait, mais, maintenant que sa mission est terminée, il dédaigne les réticences et les réponses évasives : il proclame hautement qu'il est « le Christ » ( Mat., xxvi, 63, 64).

Donc, soit d'une manière implicite, soit d'une manière explicite, Jésus a bien affirmé qu'il était le Messie attendu, et les prétentions des rationalistes qui le nient, ne reposent sur aucun fondement. On ne peut plus soutenir sérieusement que les Évangiles sont une collection de légendes, maintenant qu'il est admis par les meilleurs critiques, qu'ils datent du 1er siècle. Il est bien évident par ailleurs que la vie de Jésus et la propagation du christianisme ne sauraient s'expliquer par des légendes (Voir N° 229) . Quant à la seconde thèse rationaliste qui affirme que Jésus n'a pas eu conscience d'être, de son vivant, le Messie, et qu'il a considéré son rôle comme eschatologique et ne concernant que le royaume des cieux à venir, il faut, pour arriver à une telle conclusion, qu'elle laisse de côté ou interprète à sa façon et d'une manière fantaisiste, les déclarations que nous avons rapportées plus haut. Il est vrai que certaines paroles de Jésus visent le futur royaume, le royaume des élus dont le Christ doit être le chef suprême : il est vrai que le titre de Messie lui conviendra, d'une manière spéciale, à la fin des temps, et quand le royaume messianique aura reçu son achèvement définitif. Sans doute aussi, sa Résurrection et son Ascension le manifesteront déjà comme un Messie glorieux. Mais quel que soit le moment de la carrière messianique qu'on envisage, qu'on la prenne à ses origines, au moment où Jésus prépare le royaume messianique, ou à la fin des temps qui sera le couronnement de son œuvre, Jésus ne s'en présente pas moins dans les Évangiles, non pas seulement comme celui qui doit être le Messie, mais comme celui qui l'est déjà, comme le Messie en personne et en fonction.


Art. II. — L'affirmation de Jésus sur sa filiation divine.

234. — Nous savons que Jésus s'est donné pour le Messie. Mais de quelle nature ce Messie prétendait-il être? Simple créature, quoique dépassant le commun des mortels par sa mission, ou être divin ; homme ou Dieu[37]. La réponse à cette nouvelle question ne peut se trouver ailleurs que dans le témoignage de Jésus.



1° Adversaires.a) D'après les Protestants libéraux (Sabatier, Harnack, Julicher, Bousset, Weixhausen) Jésus dépasse la commune mesure de l'humanité, il est une personnalité transcendante, il y a même, si l'on veut, quelque chose de divin en lui, mais il n'est pas Dieu, il est seulement le médiateur entre Dieu et les hommes, il est l'homme qui a eu l'union la plus étroite avec Dieu, l'homme, comme dit A. Sabatier, « dans lequel s'est révélé le plus complètement le cœur paternel de Dieu »[38]. — b) Les rationalistes admettent encore moins la divinité de Jésus. « Que jamais Jésus n'ait songé à se faire passer pour une incarnation de Dieu lui-même, dit Renan, c'est ce dont on ne saurait douter. Une telle idée était profondément étrangère à l'esprit juif ; il n'y en a nulle trace dans les trois premiers Évangiles ; on ne la trouve indiquée que dans certaines parties de l'Évangile de Jean, lesquelles ne peuvent être acceptées comme un écho de la pensée de Jésus. »[39] Comment expliquer alors le fait chrétien? Tout simplement par un malentendu de la première génération chrétienne qui a mal interprété le témoignage de Jésus et le titre qu'il se donnait de « Fils de Dieu». Jésus du reste ne serait arrivé à s'attribuer ce titre qu'après être passé par une série d'états d'âme, et comme par un travail progressif de sa pensée qui se serait adaptée aux circonstances. « L'admiration de ses disciples, dit encore Renan, le débordait et l'entraînait. Il est évident que le titre de rabbi, dont il s'était d'abord contenté, ne lui suffisait plus ; le titre même de prophète ou d'envoyé de Dieu ne répondait plus à sa pensée. La position qu'il s'attribuait était celle d'un être surhumain, et il voulait qu'on le regardât comme ayant avec Dieu un rapport plus élevé que celui des autres hommes. »[40] Ainsi, d'après, les rationalistes, Jésus a été divinisé par ses disciples qui l'ont entraîné et poussé à prendre un titre qu'au début de sa carrière il eût jugé blasphématoire de s'arroger. — c) Les modernistes, avec leur distinction subtile entre « le Christ de la foi et le Christ de l'histoire », aboutissent, en fait, aux mêmes conclusions. Ils enseignent en effet que, pour la foi, Jésus est bien le Fils éternel de Dieu, consubstantiel à son Père et incarné dans le temps, pour racheter l'humanité et enseigner la vraie religion ; mais ils s'empressent d'ajouter que le Christ de la foi n'est pas celui de l'histoire. Il est vrai que Jésus se donne le titre de « Fils de Dieu », mais, dit M. Loisy, « en tant que le titre de Fils de Dieu appartient exclusivement au Sauveur, il équivaut à celui de Messie, et il se fonde sur la qualité de Messie ; il appartient à Jésus... comme à l'unique agent du royaume céleste.»[41] « La divinité de Jésus est un dogme qui a grandi dans la conscience chrétienne, mais qui n'avait pas été expressément formulé dans l'Évangile ; il existait seulement en germe dans la notion du Messie Fils de Dieu. » Et suivant M. Loisy toujours, le passage de l'idée de Jésus-Messie à celle de Jésus vrai Dieu, serait l'œuvre de saint Paul, de saint Jean et des conciles de Nicée, d'Éphèse et de Chalcédoine. Ainsi, dans la théorie moderniste comme dans la théorie rationaliste, ce sont les disciples du Christ, c'est l'Église qui a regardé Jésus comme Dieu, sans qu'il se fût jamais déclaré tel, et sans qu'il eût jamais élevé la prétention d'être autre chose que le Messie.


235. — 2° Thèse. — Jésus s'est donné four le Fils de Dieu, dans le sens strict du mot, soit explicitement par ses paroles, soit implicitement par sa manière d'agir.

Remarques préliminaires. — 1. Il importe, avant tout, de bien comprendre le sens du problème que nous avons à résoudre. Nos adversaires prétendent que Jésus n'est pas Dieu, qu'il n'a jamais énoncé l'idée sacrilège qu'il fût Dieu, et que le titre de Fils de Dieu qu'il se donne, est l'équivalent de celui de Messie. La question qui se pose donc est de savoir si Jésus s'est vraiment déclaré Fils de Dieu dans un sens qui ne se confond pas avec le titre de Messie. En d'autres termes, le dogme catholique qui enseigne que Notre -Seigneur est le Fils de Dieu, le Verbe incarné, a-t-il sa racine et son fondement dans l’affirmation de Jésus ; découle-t-il de ce que Jésus a dit de sa personne et de sa nature, ou bien n'est-il que l'expression de ce que Jésus était, depuis le commencement, pour la conscience chrétienne?

2. Les limites de la question étant ainsi tracées, il apparaît avec évidence que notre proposition ne peut être démontrée que par l'affirmation personnelle de Jésus. Invoquer le témoignage des Apôtres ou de l'Église, comme le font certains apologistes, c'est prêter des armes à l'adversaire, — rationalistes et modernistes, — dont la tactique consiste précisément à dire que Jésus n'a jamais voulu se faire passer pour Dieu, qu'il n'a été Dieu que vis-à-vis de la conscience chrétienne, autrement dit, qu'il n'a été Dieu que parce que ses disciples et les premiers chrétiens se sont figuré qu'il l'était, sans que lui-même l'eût dit. Encore une fois, la seule preuve de la divinité de Jésus, c'est son affirmation personnelle.

3. Comme les adversaires refusent, en général, toute valeur historique, à l'Évangile de saint Jean, nous distinguerons les témoignages tirés de saint Jean de ceux qui se trouvent dans les Synoptiques, et nous appuierons plus particulièrement sur ces derniers.

4. Évidemment nous ne prétendons pas que le dogme de la divinité du Christ se retrouve dans l'enseignement de Jésus, formulé dans les termes mêmes par lesquels l'Église l'a défini. Ce que nous soutenons seulement, c'est que le dogme est en germe et quant à la substance, dans les Évangiles, que nous pouvons en reconnaître les linéaments, non seulement dans l'Évangile de saint Jean dont le but était de mettre en lumière la divinité de Jésus-Christ, mais même chez les Synoptiques.


236. — A. TÉMOIGNAGES TIRÉS DE SAINT JEAN. — Laissant de côté les passages, tels que le Prologue, où l'Évangéliste expose ses idées personnelles sur la nature du Messie, nous citerons rapidement les textes principaux qui contiennent un enseignement de Jésus sur sa personne et sur ses rapports avec Dieu le Père. — a) Dans sa rencontre avec Nicodème, Jésus déclare que « Dieu a aimé le monde au point de donner son Fils unique » (Jean, iii, 16). — b) Au chapitre v (16, 18) il est rapporté que Jésus, ayant guéri un paralytique le jour du sabbat, fut poursuivi par les Juifs, et que « ceux-ci cherchaient à le faire mourir, parce que, non seulement il profanait le sabbat, mais il appelait Dieu son propre père, se faisant l'égal de Dieu». — c) Discutant un jour avec les Pharisiens, il pose en principe que les hommes ne peuvent avoir la connaissance du Père que par l'intermédiaire du Fils : « Vous ne connaissez ni moi, ni mon Père, leur dit-il ; si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père» (Jean, viii, 19). Si le Père et le Fils sont seuls à se connaître réciproquement, c'est qu'ils sont de même nature et de même dignité. — d) Jésus va plus loin : il ne craint pas de s'identifier avec son Père : aux Juifs qui lui posaient cette question : « Si tu es le Christ, dis-nous-le ouvertement, Jésus répondit : « Je vous l'ai dit et vous ne me croyez pas ; les œuvres que je fais au nom de mon Père témoignent pour moi... Moi et le Père nous sommes un. » Et les Juifs comprirent si bien quel titre Jésus revendiquait par là, qu'ils prirent des pierres pour le lapider (Jean, x, 23-31). — e) Ces deux idées, — que la connaissance du Père ne s'acquiert que par le Fils, et que le Fils se confond avec le Père, — reviennent dans la bouche de Jésus, lors de son dernier entretien avec ses Apôtres. Saint Thomas lui demandait d'indiquer le chemin qui conduit au séjour où est le Père. Jésus lui dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie; personne ne va au Père, si ce n'est par moi. Si vous m'aviez connu, vous connaîtriez aussi le Père. » Et comme Philippe interrompt Jésus pour le prier de leur montrer le Père, Jésus répond : « Depuis si longtemps je suis avec vous, et tu ne m'as pas connu, Philippe! Celui qui m'a vu, a vu le Père, comment dis-tu : montre-nous le Père? Tu ne crois pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi? » (Jean, xiv, 5,10).

Les déclarations de Jésus sur sa nature, sur son union substantielle avec le Père sont donc bien claires dans le quatrième Évangile, mais il n'est pas besoin d'insister, puisque aussi bien nos adversaires ne discutent pas le sens de ces textes et ne rejettent que l'autorité historique du livre.


237. — B. TÉMOIGNAGES TIRÉS DES SYNOPTIQUES. — L'affirmation de Jésus sur sa qualité divine ne se présente pas dans les Synoptiques avec le même caractère de netteté que dans l'Évangile de saint Jean ; mais il est possible cependant d'en retrouver l'équivalent dans les paroles et dans les actes du Sauveur.

a) Dans ses paroles. — 1. Il est incontestable que le titre de « Fils de Dieu » est un de ceux que Jésus se donne parfois ou qu'il accepte de la part de ses interlocuteurs et de ses adversaires. Nous avons vu précédemment que Pierre le proclame le « Christ, le Fils du Dieu vivant « ( Mat., xvi, 16), et que devant le Sanhédrin, lorsque le grand-prêtre l'adjure de dire s'il est « le Christ, le Fils de Dieu», il répond affirmativement. La question revient dès lors à savoir quel sens cette appellation a dans la bouche de Jésus. Sans nul doute, le titre de Fils de Dieu est une expression courante dans la Sainte Écriture. C'est de ce nom que Dieu lui-même désigne le peuple d'Israël : « Ainsi parle Jéhovah : Israël est mon fils, mon premier né» (Exode, iv, 22). « Le juste est fils de Dieu» est-il dit dans la Sagesse (II, 18). L'on peut même aller plus loin et prétendre que, à un certain point de vue et sous le rapport de la création, tout homme est fils de Dieu. Que Jésus ne se soit pas donné ce titre dans un sens aussi large, c'est ce qu'il est superflu de démontrer. Mais faut-il admettre, avec les rationalistes et les modernistes, que le titre de Fils de Dieu ne dépasse pas celui de Messie? Il De semble pas, car, même en laissant de côté la confession de Pierre et son affirmation solennelle devant le Sanhédrin où il marque nettement que sa filiation divine lui confère les mêmes droits que son Père, entre autres, celui d'être un jour le grand juge de l'humanité[42], il y a d autres manières de dire de Notre-Seigneur qui indiquent bien que ses relations avec le Père sont d'un ordre unique. Ainsi, qu'il parle de Dieu avec ses disciples, il dit : « mon Père », « votre Père », jamais il ne dit « notre Père ». Le Notre Père qu'il enseigne à ses disciples ne fait même pas exception, car la prière est censée sortir de la bouche de ses disciples et non de la sienne ; ainsi il dit encore à propos du jugement dernier : « Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père ; prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde... (Mat., xxv, 34); et à l'institution de l'Eucharistie, il fait ses adieux à ses disciples par ces mots : « Je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu'au jour où je le boirai avec vous dans le royaume de mon Père » ( Mat., xxvi, 29). Ce soin que met Jésus, d'ailleurs si humble, à ne pas se confondre avec ses disciples, à se séparer d'eux sur la question des rapports avec Dieu, n'est-il pas une preuve suffisante que sa filiation est transcendante et d'un ordre unique? — 2. Dans les Évangiles de saint Matthieu et de saint Luc, Jésus déclare, comme nous l'avons déjà vu dans saint Jean, que la connaissance du Père ne se fait que par l'intermédiaire du Fils : « Personne ne connaît le Fils, si ce n'est le Père ; personne non plus ne connaît le Père, si ce n'est le Fils» (Mat., xi, 27). — 3. Le témoignage le plus suggestif de Jésus sur sa filiation divine est assurément la parabole des vignerons homicides. La voici, telle que la rapporte saint Matthieu (xxi, 33, 39) : « Un père de famille planta une vigne, il l'entoura d'une haie, y creusa un pressoir, y bâtit une tour de garde et il la loua à des vignerons et quitta le pays. Lorsque le temps de la récolte fut venu, il envoya ses serviteurs aux vignerons, pour recevoir le produit de sa vigne. Mais les vignerons, s'étant saisis de ses serviteurs, battirent l'un, tuèrent l'autre, et lapidèrent un troisième. Il envoya encore d'autres serviteurs, plus nombreux que les premiers ; et ils leur firent de même. Finalement il leur envoya son fils, en disant : Ils respecteront mon fils. Mais, quand les vignerons virent le fils, ils dirent entre eux : Voici l'héritier ; venez, tuons-le, et emparons-nous de son héritage. Et, l'ayant pris, ils le jetèrent hors de la vigne, et le tuèrent... » Le sens de cette parabole est transparent. Elle contient en raccourci l'histoire des relations d'Israël avec son Dieu. Les serviteurs qui viennent percevoir le fruit de la vigne, ce sont les prophètes que Jéhovah envoie à son peuple élu et que celui-ci reçoit mal. Le Fils unique que le Père envoie en dernier lieu, l'héritier qui subit le même sort, c'est évidemment Jésus. — 4. Nous avons encore comme dernier témoignage, — celui-là, il est vrai, après sa résurrection, — la formule solennelle du Baptême où le Fils apparaît entre les noms du Père et du Saint-Esprit, associé à eux dans une Trinité mystérieuse.

b) Dans ses actes. — Plus encore que ses paroles, la manière d'agir de Jésus rend témoignage de sa divinité. — 1. Jésus s'attribue les perfections, divines : impeccabilité, .éternité, ubiquité... — 2. Il revendique les droits divins : il demande de ses disciples la foi, l'obéissance et l'amour, même jusqu'au sacrifice de la vie : « Quiconque m'aura confessé devant les hommes, je le confesserai devant mon Père qui est dans les cieux. Qui aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi» (Mat., x, 32, 37). Il accepte des hommages qui ne sont rendus qu'à la divinité, il souffre qu'on se prosterne devant lui et qu'on l'adore : c'est dans cette humble attitude que le lépreux au pied du mont des Béatitudes (Mat., VIII, 2), que le possédé de Gérasa (Marc, V, 6) implorent leur guérison ; Jaïre, un chef de la Synagogue, se prosterne également devant Jésus pour le prier de rendre la vie à sa fille qui vient de mourir (Mat, ix, 18). Nous voyons, au contraire, les Apôtres agir tout différemment dans les mêmes circonstances. Lorsque saint Pierre se rend auprès de Corneille, celui-ci « tombant à ses pieds se prosterne. Mais Pierre le releva en disant : « Lève--toi, moi aussi je suis un homme» (Actes, x, 25, 26). De même, Paul et Barnabé, après avoir guéri un boiteux, se dérobent aux honneurs qu'on veut leur rendre (Actes, xiv, 10-17). L'attitude de Notre-Seigneur est donc- d'autant plus significative qu'elle contraste avec celle de ses Apôtres. — 3. Il s'arroge les pouvoirs divins. Nous avons vu déjà qu'il se met au-dessus de la Loi, qu'il traite sur le pied d'égalité avec le divin Législateur du Sinaï. Il interprète et modifie, comme il l'entend, les préceptes du Décalogue, et il le fait avec une autorité souveraine : « Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens... Et moi je vous dis...», répète-t-il plusieurs fois (Mat., v, 22, 28, 32, 34, 39, 44). Nous avons vu encore qu'il remet les péchés : privilège exclusivement réservé à Dieu, et pour montrer qu'il n'usurpe pas un pouvoir qui ne lui appartient pas, il opère aussitôt un miracle. Il annonce qu'il sera un jour le juge suprême de l'humanité, qu'il enverra à ses Apôtres l'Esprit Saint. Il accomplit surtout de nombreux prodiges, si bien qu'on croit qu'une vertu divine sort de lui : il commande en maître à la nature, il chasse les démons, il guérit les malades, ressuscite les morts, et le tout sans faire appel à une puissance étrangère. Il agit en son propre nom, et qui plus est, il confère à ses disciples la puissance qu'il détient sans limites.


Conclusion. — Qu'il s'agisse donc de ses déclarations ou de ses actes, Jésus se présente uni à Dieu d'une manière si étroite ; il revendique une telle participation aux pouvoirs et aux privilèges de Dieu que ses prétentions seraient vraiment incompréhensibles, s'il était étranger à la nature divine. Pour parler ainsi, pour agir ainsi, il fallait qu'il eût pleine conscience que Dieu était en lui, non pas seulement par sa puissance et sa vertu, mais par sa nature et son essence ; en un mot, il fallait qu'il fût Dieu. Nous pouvons conclure par conséquent, même à n'écouter que le témoignage des Synoptiques, que la Divinité de Jésus-Christ repose sur une base solide, et qu'il n'y a pas solution de continuité entre le fait historique et son interprétation, entre l'affirmation de Jésus et le dogme défini par l'Église


Art. III. — Valeur du double témoignage de Jésus.

238. — Dans les deux articles qui précèdent, nous avons recueilli le témoignage de Jésus sur sa personne. Nous avons vu qu'il s'était affirmé Messie, Fils de Dieu. Cela ne suffit pas, car il est évident qu'un témoignage ne vaut que ce que vaut le témoin. Or trois hypothèses sont possibles. Ou bien le témoin manque de sincérité et veut nous tromper. Ou bien il se méprend et s'illusionne sur son propre cas. Ou bien il sait la vérité et veut la dire. Donc, ou imposteur, ou illusionné, ou véridique, telles sont les trois alternatives entre lesquelles il faut choisir. Nous prouverons qu'il faut écarter les deux premières et retenir la troisième.


1° Jésus n'était pas un imposteur. — Jésus a-t-il trompé? Lorsqu'il affirmait qu'il était le Messie, File de Dieu, Jésus avait-il conscience de ne pas être ce qu'il disait être? Mentait-il? Les critiques contemporains sont trop pénétrés de la grandeur morale du Christ pour s'arrêter à une hypothèse aussi injurieuse. Tous reconnaissent que la loyauté et l'humilité de Jésus le mettent au-dessus de tout soupçon. — a) Sa loyauté. S'il est, en effet, une qualité à laquelle Jésus attache le plus grand prix, c'est bien la franchise, au point qu'on a pu le trouver dur pour ceux qui ne l'ont pas, pour ceux dont l'extérieur est en désaccord avec l'intérieur, dont les paroles ne traduisent pas les sentiments de l'âme, disons le mot, pour les hypocrites. Personne n'a flagellé ce vice plus que lui, et n'a dénoncé avec tant de véhémence la souillure du dedans qui se cache sous la propreté du dehors : « Malheur à vous ! dit-il aux scribes et aux pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis qui paraissent beaux au dehors et qui, au dedans, sont pleins d'ossements de mort et de toute espèce d'impuretés. Vous de même, au dehors, vous paraissez justes aux hommes mais au dedans, vous êtes pleins d'hypocrisie et d'iniquité. » (Mat., xxiii, 27, 28). Et Jésus professe un amour tel de la droiture, il veut l'inculquer si profondément dans l'âme de ses disciples qu'il leur défend le serment, devenu désormais inutile, en raison de la confiance réciproque que chacun doit avoir dans la parole de son semblable. « Moi je vous dis de ne point jurer du tout... Que votre parole soit oui, oui, non, non» (Mat., v, 34, 37). — b) Son humilité. Supposer que Jésus voulut se faire passer pour le Messie et le Fils de Dieu, alors qu'il aurait eu conscience de ne pas l'être, c'est l'accuser d'un orgueil extravagant, dont il doit être facile de retrouver d'autres traces dans les Évangiles. Or qu'on lise ceux-ci avec attention, et l'on sera frappé, au contraire, de l'insistance que Jésus met à prêcher l'humilité par le discours et par l'exemple. Il n'est pas moins dur pour l'orgueil que pour l'hypocrisie,: il cingle de ses traits acérés qui recherchent partout les premières places, qui se laissent guider dans leurs actes par l'ostentation et le désir de paraître. Les Scribes et les Pharisiens, dit-il à ses disciples, « font toutes leurs actions pour être vus des hommes... Ils aiment la première place dans les festins, les premiers sièges dans les synagogues, les salutations dans les places publiques, et à s'entendre appeler par les hommes Rabbi. » (Mat., xxiii, 6-7). « Gardez-vous, dit-il ailleurs à ceux qui veulent être ses disciples, de faire vos bonnes œuvres devant les hommes, pour être vus d'eux... Quand vous faites l'aumône, ne sonnez pas de la trompette devant vous, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, afin d'être honorés des hommes.» (Mat., vi, 1, 2). Une autre fois il présente le modèle du publicain contrit et humilié devant Dieu (Luc, xviii, 9, 14). Lui-même déclare qu'il est venu pour servir et non pour être servi. I1 se dérobe à l'enthousiasme des foules qui veulent le proclamer roi. Or une telle conduite est incompatible avec l'excès d'orgueil qui l'aurait poussé à se dire le Messie, le Fils de Dieu, le futur Juge de l'humanité.

Nous ne faisons appel ici qu'à deux vertus du Christ qui s'opposent plus directement à l'hypocrisie et à l'orgueil présupposés nécessairement par l'hypothèse qui veut faire passer Jésus pour un imposteur. Nous pourrions invoquer toutes ses autres vertus, sa personne morale tout entière, sa sainteté[43] incomparable qui ne connaît pas la moindre défaillance, mais à quoi bon insister, puisque aussi bien on ne prend plus au sérieux les railleries de Voltaire et des Encyclopédistes qui regardaient Jésus comme un fourbe et les Apôtres, comme des faussaires qui auraient inventé les miracles de l'Évangile dans le but de faire adorer leur Maître.


239. — 2° Jésus n'est pas un illusionné. — Jésus n'a pas voulu tromper mais il a pu se tromper. Il a pu se faire illusion sur sa personne et tromper sans le vouloir. C'est à cette seconde hypothèse que se rallient, de nos jours, les adversaires de la divinité du Christ.

Partant de ce principe a priori que le surnaturel n'existe pas et qu'il n'y a pas d'Envoyé divin, les rationalistes modernes concluent que Jésus a été victime de l'illusion et qu'il est une sorte d'halluciné. Nous avons eu l'occasion déjà (N° 234) de signaler comment le plus habile d'entre eux décrit les états d'âme par lesquels le Sauveur serait soi-disant passé pour arriver à la conscience de sa messianité. Au point de départ, il suppose « la conviction profonde» que Jésus avait « de son union intime avec Dieu », union telle qu'il « se croyait avec Dieu dans les relations d'un fils avec son père, bien plus, qu'il se croyait, à un degré unique et incomparablement au-dessus des autres hommes, le Fils de Dieu. » « Dieu est en lui, il se sent avec Dieu, et il tire de son cœur ce qu'il dit de son Père... Il se croit en rapport direct avec Dieu, il se croit Fils de Dieu. » Et alors convaincu qu'il était le « Fils de Dieu, Jésus se sentit aussitôt la mission de faire participer tous les hommes à sa filiation divine, en leur apprenant à connaître Dieu comme leur Père et à recourir à lui comme des fils. »[44] A partir de ce jour, où il « se proposa de créer un état nouveau de l'humanité», où son « idée fondamentale» fut « l'établissement du royaume de Dieu», Jésus accepte le rôle de Messie. Et comme tout aussitôt il se heurta à l'opposition violente des pharisiens, il comprit qu'avant d'être le Messie triomphant et d'être appelé à la fonction glorieuse de Juge suprême de l'humanité, il devait passer par la souffrance et la mort.

Assurément cette psychologie de l'âme de Jésus ne manque pas de savoir-faire, mais les conceptions de Renan sont plus ingénieuses que solides. Nulle part, en effet, dans les Évangiles, on ne découvre les traces d'une pareille évolution dans les idées de Jésus. C'est à partir du premier instant de sa vie publique, qu'il a conscience d'être le Messie, et s'il y a évolution, ce n'est pas dans la pensée de Jésus, mais dans la manière de l'exprimer, ou plutôt, la foi de Jésus en sa mission reste à chaque instant la même ; c qui se développe et progresse, c'est la conviction qui se fait dans l'âme de ses disciples et de ses auditeurs.

Mais écoutons, pour répondre à Renan, un des représentants les plus fameux du protestantisme libéral en France : « Jésus, écrit M. Stapfer, s'est dit Messie. Cela est prouvé, cela est certain. Comment en est-il arrivé là? Y a-t-il eu folie, oui ou non? Telle est, nous semble-t-il, la seule alternative qui se pose désormais entre les croyants et les non-croyants. »[45] « Renan a dit : Jésus, enivré par le succès, s'est cru le Messie. Il était sain d'esprit au commencement de son ministère, il ne l'était plus à la fin, et son histoire, telle que la raconte Renan, est, malgré les ménagements qu'il y apporte, l'histoire de la surexcitation croissante d'un homme qui a commencé par le bon sens, la clairvoyance, la santé morale d'un noble et beau génie, et qui a fini par une exaltation maladive voisine de la démence. Le mot folie n'a pas été écrit par Renan, mais la pensée se trouve exprimée à chaque page. Eh bien, les faits s'opposent à cette explication. »[46] « Ce qui frappe au contraire» en Jésus, « plus on l'étudié de près, c'est sa possession de lui-même, sa clairvoyance, son absence complète d'illusion . » IL est extrêmement remarquable que la foi de Jésus en lui-même et en son œuvre reste absolument identique à elle-même Cette confiance inébranlable de Jésus en son œuvre, en son Père et en lui-même est certainement surnaturelle... Il y a dans cette assurance qu'aucun événement extérieur ne trouble, une preuve d'une force énorme de la nature divine de Jésus . » (E. Stapfer).


Ainsi, de l'aveu de ceux-là mêmes qui rejettent le dogme catholique de la divinité de Jésus-Christ, l'on ne saurait prétendre que Jésus se soit illusionné à ce point sur son propre compte, sans recourir à l'hypothèse de la folie, qu'on prononce le mot, ou qu'on le remplace par d'autres équivalents tels que l'exaltation mystique, l'hallucination ou le déséquilibre Mais alors comment expliquer ce désordre mental avec l'élévation d'esprit, avec l'intelligence profonde et lucide qui se manifestent partout dans les discours et les entretiens de Jésus? Comment ce déséquilibré peut-il être l'auteur d'une doctrine religieuse qui dépasse les plus hautes conceptions des philosophes anciens, et d'une morale qui est devenue l'idéal de l'humanité? Non, vraiment, un fou n'a pas tant de sagesse. Jamais un déséquilibré n'aurait accompli une œuvre aussi grandiose, créé un mouvement d'âmes aussi intense, et exercé une influence aussi considérable sur le monde.


Conclusion. — Dès lors, la conclusion s'impose, Jésus n'est ni un imposteur ni un dément. Il n'a pas trompé et il ne s'est pas trompé. Son affirmation doit donc être retenue. S'il a dit qu'il était le Messie, Fils de Dieu, c'est qu'il l'était.


BIBLIOGRAPHIE. — Lepin, Jésus, Messie et Fils de Dieu (Letouzey) ; Christologie ; Les théories de M. Loisy (Beauchesne). — Batiffol, L'enseignement de Jésus (Bloud). — De Grandmaison, art. Jésus-Christ (Dict. d'Alès). — Rosé, Études sur les Évangiles (Bloud). — Frémont, Lettres à l'abbé Loisy (Bloud). — Mgr Freppel, La divinité de Jésus-Christ (Palmé). — Hugueny, Critique et catholique (Letouzey). — Mangenot, Jésus, Messie et Fils de Dieu (Bloud). — F. Prat, La théologie de saint Paul (Beauchesne).



Chapitre III. — Réalisation en Jésus des prophéties messianiques.

DÉVELOPPEMENT

L'argument prophétique.


240.— Préliminaire. — Dans le chapitre précédent, nous avons vu que Jésus s'était donné pour le Messie prédit par les prophètes. Quelque de foi que puisse être la parole d'un homme que recommandent par ailleurs la sainteté de sa vie et la sublimité de sa doctrine, il n'en reste pas moins qu'une telle affirmation demande à être contrôlée.

Si Jésus est un Envoyé divin, il doit nous apporter des marques non équivoques de sa mission divine, telles que prophéties et miracles. Mais, avant tout, si Jésus est l'Envoyé divin annoncé par les prophètes, il doit réaliser dans sa personne et dans son œuvre les prophéties faites à son sujet ; il faut qu'il y ait relation étroite entre l'Ancien et le Nouveau Testament, que l'un s'explique par l'autre, que le second confirme le premier.


241. — 1° Adversaires. — L'argument tiré des prophéties a deux sortes d'adversaires. Les uns nient l'existence même des prophéties. Les autres en contestent la réalisation en Jésus.


A. A LA PREMIÈRE CATÉGORIE appartiennent les rationalistes et les protestants libéraux qui prétendent que le Messie n'a pas été prédit et que les prophéties alléguées ne sont ni des prophéties, ni des prophéties messianiques. D'après M. J. Réville, les passages de l'Ancien Testament « où l'on se plaisait à voir des prédictions surnaturelles »[47] ont été mal interprétés par les prédicateurs et les théologiens. Pas plus que les sibylles et les devins, les prophètes n'ont eu le privilège de connaître et d'annoncer les secrets de l'avenir. Ce qui ne les empêche pas, suivant Sabatier, d'avoir été des hommes d'une valeur incomparable ; et si leurs prédictions sont inexistantes ou sans valeur, leur prédication les place bien au-dessus de leurs contemporains, et à ce titre, ils sont des hommes providentiels qui ont eu une idée plus pure et plus haute de Dieu et de la loi morale[48]. Comme on le voit, les rationalistes et les protestants libéraux veulent bien reconnaître la grandeur morale des prophètes, ils veulent bien les mettre au premier rang parmi leurs contemporains, mais c'est pour mieux refuser tout caractère surnaturel à leur œuvre et à leur parole. Donc, prédicateurs hors de pair, mais non prophètes au sens strict du mot, voilà tout ce que l'on peut dire d'eux. D'où il suit que l'argument prophétique, tel qu'il nous a été transmis par l'apologétique traditionnelle, est dénué de valeur.


B. DANS LA SECONDE CATÉGORIE d'adversaires il faut ranger les Juifs qui, tout en reconnaissant l'existence des prophéties messianiques, n'admettent pas qu'elles se soient réalisées en Jésus. Pour prétendre le contraire, il faudrait, selon eux, détourner les prophéties de leur sens naturel et les interpréter en dehors de leur contexte. C'est pourquoi — et c'est encore Sabatier qui nous le dit — « les Juifs, d'après leur exégèse, ont bien pu ne pas voir dans Jésus de Nazareth le Messie qu'ils attendaient, puisqu'ils n'auraient pu croire eu lui qu'en renonçant aux espérances politiques et nationales que leurs livres leur avaient données. Il est permis de dire que les prophéties messianiques, en tant qu'elles ont un sens historique et grammatical, n'ont jamais été accomplies, et qu'elles n'ont paru l'être dans la vie, l'enseignement, la mort de Jésus-Christ et le merveilleux développement de son œuvre, que suivant un sens que certainement elles n'avaient pas dans l'esprit de ceux qui les avaient prononcées tout d'abord. »[49]


242. — 2° Argument. — L’argument prophétique peut se formuler dans le syllogisme suivant : IL existe dans l'Ancien Testament une série de prophéties qui prédisent, qui décrivent à l'avance la personne et l'œuvre du Messie. Or ces prophéties se sont réalisées dans la personne et l'œuvre de Jésus. Donc Jésus est le Messie.

L’argument comprend donc deux points à établir : — 1. l'existence des prophéties messianiques ; — 2. leur réalisation en Jésus. Si nous parvenons à démontrer ces deux points qui forment la majeure et la mineure du syllogisme, nous aurons répondu, par le fait, aux deux classes d'adversaires que nous avons devant nous. Nous tâcherons de le faire dans les deux articles qui suivent.


REMARQUES. — 1. Auparavant, il convient de rappeler, — comme nous avons eu déjà l'occasion de le dire, — que, à la rigueur, la démonstration chrétienne peut se faire en dehors de l'argument prophétique. N'y eût-il eu aucune prophétie, Jésus n'en apparaîtrait pas moins « Envoyé de Dieu », du moment qu'on peut établir qu'il a fait de nombreux et incontestables miracles, qu'il a réuni dans sa personne toutes les qualités qui conviennent à un envoyé céleste et que sa doctrine et sa morale portent bien les marques d'une origine surnaturelle. Moïse, le fondateur de la religion qui porte son nom, n'a été annoncé par aucune prophétie ; et cependant sa mission divine ressort très clairement des multiples prodiges qu'il accomplit et de la transcendance de sa doctrine.

2. Néanmoins, l'argument prophétique a une valeur de premier ordre pour une double raison : — 1) Tout d'abord il est indiscutable que le fait d'avoir été prédit d'une manière claire et formelle, ajoute un nouveau poids aux autres preuves qui attestent que Jésus est un Envoyé de Dieu. — 2) D'autre part, l'argument prophétique remonte aux origines du christianisme. L'on peut même dire que, aux yeux des Juifs, il était l'argument capital. Jésus, le premier, s'appuie très souvent sur cet argument pour prouver sa mission. Il y revient d'autant plus, que les Juifs, — les Apôtres y compris, — s'étaient surtout arrêtés aux prophéties de l'Ancien Testament qui concernaient la gloire du Messie saris prendre garde à celles qui prédisaient ses humiliations et ses souffrances. Il lui fallait donc redresser les fausses conceptions de ses contemporains : travail souvent infructueux et long, si long que nous l'entendons, au matin de sa Résurrection, reprocher aux deux disciples qui allaient à Emmaüs, de ne pas saisir encore le sens des prophéties : « O insensés, leur dit-il, dont le cœur est lent à croire tout ce qu'ont dit les Prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît ces choses et qu'il entrât ainsi dans sa gloire? Et commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliquait, dans toutes les Écritures, ce qui le concernait. » (Luc, xxiv, 25, 27).


Art. I- — Existence des prophéties messianiques.

Avant de démontrer qu'il y a eu des prophéties et des prophéties messianiques, il convient de donner quelques notions générales sur les prophètes. Cet article comprendra donc deux paragraphes : 1° Notions générales sur les Prophètes. Le fait des prophéties messianiques.


§ 1. — Notions générales sur les Prophètes[50].

243. — 1° Définition. — Étymologiquement, le mot prophète (du grec « prophètes» interprète; celui qui prévoit l'avenir) désigne en grec soit un interprète des dieux, soit celui qui prédit l'avenir.

A. Dans le premier sens, ou sens large, le prophète, appelé nabi en hébreu, est donc un interprète. C'est ainsi que Moïse qui alléguait sa difficulté de parole pour se dérober à la charge redoutable que le Soigneur lui imposait, entendit Dieu lui répondre : « Aaron, ton frère, sera ton nabi» (Ex., iv, 16) ; autrement dit : Aaron parlera à ta place. — Dans la Bible, le mot prophète est encore employé pour désigner un homme qui chante les louanges de Dieu : il est dit, par exemple, de Saul, que dans ses accès de mélancolie, il prophétisait (c'est-à-dire chantait) dans sa maison, pendant que David jouait des instruments (I Sam., xviii, 10).

B. Au sens strict, le prophète était un homme à qui Dieu révélait l'avenir, et donnait la mission de le communiquer aux autres.

Comme on le voit, dans quelque sens qu'on entende le mot, le prophète était « l'interprète de Dieu, l'intermédiaire entre Dieu et son peuple ; il recevait les ordres du Seigneur et communiquait à la race d'Abraham le plan divin... Sa mission était double, l'une se rapportant au temps présent, l'autre à l'avenir »[51].


244. — 2° Le mode de la révélation prophétique. — Interprète de Dieu, le prophète recevait les communications divines de triple façon : par la parole, par des visions et par des songes : — a) par la parole. Il faut entendre par là, du moins ordinairement, non pas un langage articulé et sensible qui aurait frappé l'oreille du prophète, mais une voix qui résonnait au fond de son âme ; — b) par des visions. Dieu faisait-il passer devant les yeux du prophète des imagos matérielles et physiques, ou les faisait-il percevoir par son imagination, sans qu'elles fussent produites par aucune réalité extérieure, les deux hypothèses sont admissibles, quoique la seconde paraisse plus vraisemblable ; — c) par des songes. Cette sorte de manifestation divine, beaucoup plus rare que les autres, diffère de la seconde, en ce que la vision avait lieu pendant l'état de veille, tandis que le songe ne se produisait que pendant le sommeil.

« IL faut remarquer d'ailleurs que, de quelque manière que fût communiquée la révélation céleste, le prophète n'était jamais dans l'état de délire, à plus forte raison, de démence, qui caractérisait les devins du paganisme lorsqu'ils rendaient les oracles des faux dieux. Il savait donc toujours ce qu'il prophétisait »[52], alors même qu'il ne saisissait pas entièrement la portée de ses prédictions et la manière dont elles se réalisaient.


245. — 3° Les particularités du langage prophétique. — Les événements de l'avenir se présentent d'ordinaire à l'esprit des prophètes comme des faits présents, déjà réalisés : c'est là ce qui explique les particularités du langage prophétique. D'abord l'emploi très fréquent du prétérit au lieu du futur ; puis, tout au moins d'une manière générale, l'absence de toute chronologie : les faits ne sont pas annoncés nécessairement dans l'ordre de leur réalisation future ; les intervalles qui doivent les séparer ne sont pas indiqués. Le tableau de l'avenir s'offre à eux sans perspective : tout y est mis sur le même plan. Il a fallu généralement l'accomplissement des divins oracles pour que la séparation ait pu être opérée. Toutefois, quoique, d'une manière générale, Dieu ait jugé suffisant d'annoncer la fondation de son royaume sans en fixer la date et le mode de réalisation, il arrive parfois que les prophètes indiquent clairement l'époque des événements qu'ils prédisent.


246 — 4° Les prophètes de l'Ancien Testament. — A prendre comme points de comparaison l'étendue et l'importance de leur œuvre, les prophètes se divisent en deux classes : les grands et les petits prophètes.

a) Les premiers, au nombre de quatre, sont : Isaïe, Jérémie avec Baruch pour appendice, Ézéchiel et Daniel. — b) Les seconds, au ombre de douze, sont : Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahum, Habacuc, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie.

L'ère prophétique s'ouvrit avec Abdias[53] au début du ixe siècle avant Jésus-Christ et fut close avec Malachie, vers l'an 435 : c'est donc une période de quatre siècles et demi qu'elle embrasse.

Outre les grands et les petits prophètes dont nous venons de citer les noms, il y eut dans l'Ancien Testament une longue suite d'hommes illustres qui méritent le nom de prophètes, entendu dans le sens large du mot, c'est-à-dire qui ont été soit auprès du peuple d'Israël, soit auprès de ses chefs, les représentants et les interprètes des volontés divines. Tels sont Moïse, le libérateur et le législateur du peuple hébreu ; Samuel qui détourna Israël des cultes de Baal et d'Astaroth ; Nathan sous le règne de David, et David lui-même ; Élie et Elisée qui, après le schisme d'Israël, furent chargés par Dieu de restaurer le vrai culte de Jahvé.


§  2.   —   Le fait des prophéties messianiques

247. — Est-il vrai, comme l'affirme la majeure de l'argument prophétique, qu'il existe dans l'Ancien Testament une série de prophéties qui prédisent la personne et l'œuvre du Messie? Telle est la première question qui se pose.

Il n'est pas besoin d'étudier longuement les livres de l'Ancien Testament, et en particulier, les écrits des prophètes, pour constater qu'il règne dans toute l'histoire juive une grande pensée, une idée-maîtresse, ou comme on Fa dit, une idée-force, laquelle revient partout comme un invariable leitmotiv et tient une si grande place dans la vie et l'âme de la nation : cette idée c'est l’idée messianique. Mais que faut-il entendre par là? L'idée messianique comprend deux choses : — a) Elle est d'abord l'attente d'un royaume qui doit s'établir un jour, — par l'intermédiaire et sous la domination d'Israël, — groupant tous les peuples dans le culte du vrai Dieu, reconnu désormais et adoré partout comme le Maître de l'univers. — b) Elle est, en second lieu, l'attente d'un roi, — « Oint ou Messie » — chargé d'établir ce royaume universel, d'en être le roi terrestre et d'être un jour au ciel le roi des élus, le juge qui récompense les bons et précipite les méchants dans la géhenne.


Comme on le voit, les prophéties ont un double objet. Elles concernent soit le royaume futur, soit le Roi qui instaurera et régira le royaume.


248. — 1° Prophéties concernant le royaume.L'attente messianique concernant le futur royaume peut être envisagée au triple point de vue de son origine, de sa nature et du rôle joué far les prophètes dans la genèse de cette idée.


A. ORIGINE DE L'ESPÉRANCE MESSIANIQUE. — Le moindre examen des Livres sacrés indique qu'il ne faut pas en chercher d'autre que les révélations et les promesses divines. Celles-ci remontent aux origines de l'humanité. Adam et Eve avaient à peine commis leur péché de désobéissance que Dieu leur promettait un rédempteur (Gen., iii, 14, 15), Maintes fois Dieu renouvela ses promesses de bénédictions : plus spécialement il les adressa à Noé, à Abraham, à Isaac et à Jacob. Voici, du reste, parmi ces promesses prophétiques, les deux plus solennelles et les plus précises : « Toutes les nations de la terre seront bénies dans votre race, dit le Seigneur à Abraham, parce que vous avez obéi à ma voix. »(Gen., xxii, 18). « Le sceptre ne sortira pas de Juda, dit le prophète Jacob à son quatrième fils Juda, jusqu'à ce que vienne un chef de sa race, jusqu'à ce que vienne l'Envoyé qui rassemblera les peuples. »(Gen., xlix, 8 et suiv.). Ainsi, des les premières heures de l'humanité, Dieu annonce déjà son plan, non pas certes en formules expresses qui marquent tous les détails de l'œuvre future, mais en paroles suffisamment claires pour faire comprendre au peuple juif qu'il a un grand rôle à jouer dans l'œuvre annoncée, pour découvrir à son regard de brillantes perspectives, des horizons lumineux et pour éveiller dans son âme de grandes espérances. A la lumière de ces promesses, il devient facile d'apercevoir dans les multiples péripéties de l'histoire juive, à la fois l'unité et la continuité du plan divin. Celui qui y regarde de près, constate sans difficulté que, si l'œuvre se prépare et se développe avec une mystérieuse lenteur, avec des moments d'interruption, ou tout au moins, de ralentissement, elle n'en poursuit pas moins la route avec un progrès indéfini. A travers les vicissitudes de fidélité, et de défection du peuple juif, l'on discerne toujours la volonté de Dieu de garder au sein d'une nation élue le monothéisme, appelé à devenir un jour la religion de toute la terre.


B. NATURE DE L'ATTENTE MESSIANIQUE. — On ne saurait contester qu'il se mêle dans l'idée messianique deux éléments tout à divers. L'établissement du futur royaume, du règne universel de Dieu, est lié dans la pensée juive au rétablissement de leur royaume terrestre. Cette espérance d'une restauration nationale est tellement ancrée dans tous les cœurs que, au moment de l'Ascension de leur Maître, les Apôtres lui posaient encore cette question ; « Seigneur, est-ce maintenant que vous rétablirez le royaume d'Israël? » (Actes, i, 6). Il y a cependant des oracles où le côté temporel de l'espérance messianique ne tient aucune, ou presque aucune place (Is., ii, 2, 5 ; xi, 1, 8 ; xlii, 1, 4 ; l, 4, ii ; lii, 13 ; liii, 12). De nombreuses prophéties décrivent la nature du futur royaume sous les traits d'une union intime entre Dieu et l'âme de chaque fidèle (Osée, ii, 19). D'autre part, le fait que les prophéties annoncent que tous les peuples participeront au royaume messianique, indique bien que tout ce qui constitue le particularisme juif dans le domaine religieux et politique, sera un jour abrogé.


C. ROLE DES PBOPHÈTES[54]. Le rôle des prophètes, dans la genèse et le développement de l'espérance messianique, fut certainement dé tout premier plan. — 1. Ils ont d'abord été les défenseurs du monothéisme. A toutes les époques de l'histoire, et avant les prophètes proprement dits, Dieu suscite des hommes qui doivent être les interprètes de ses volontés et de ses desseins. C'est Moïse, le législateur d'Israël qui prêche le culte exclusif de Jahvé, Maître souverain, Seigneur juste et bon, miséricordieux à ceux qui l'aiment et gardent sa loi. C'est Samuel qui détourne les Hébreux des cultes idolâtriques de Baal et d'Astaroth. Ce sont, après le schisme d'Israël, Élie et Elisée qui chassent les fausses divinités et rétablissent le vrai culte. — 2. Ils ont annoncé que le monothéisme, qui constituait le dogme principal de la religion juive, s'étendrait à toutes les nations de l’univers. C'est Isaïe qui prédit que Jérusalem deviendra un jour le centre du vrai culte où « toutes les nations afflueront » (Is., ii, 2). C'est Jérémie qui ne craint pas de déclarer aux Juifs que la religion n'est pas seulement un pacte social entre Jahvé et Israël, mais encore une union intime entre Dieu et l'âme de chaque croyant, union intime qui convient aux étrangers, aux Gentils comme aux Juifs. C'est Ézéchiel, le plus grand des prophètes de la captivité, qui soutient la foi et l'espérance des Juifs malheureux et châtiés pour leurs crimes, mais non pas abandonnés de Dieu, et qui leur prédit la résurrection d'Israël. Ce sont les trois prophètes postexiliens : Aggée, Zamier et Malachie qui annoncent le futur royaume messianique ; c'est Malachie, en particulier, qui entrevoit un ordre de choses nouveau, et un nouveau sacrifice ( Mal. i, 11).


Conclusion. — Ainsi, le rôle des prophètes au sujet du royaume à venir fut double. — Leur première mission fut de garder intacte chez le peuple juif la foi en un Dieu unique, et de maintenir l'adoration exclusive de Jahvé. — La seconde mission qui fut réservée, d'une manière plus spéciale, aux prophètes proprement dits, fut d'annoncer, pour un avenir plus ou moins rapproché, un ordre nouveau, une religion spirituelle qui ferait une plus large part au culte intérieur, une religion non plus nationale et restreinte au peuple juif, mais universelle, à laquelle tous les hommes seraient appelés, et qui serait ainsi comme le complément de l'antique religion juive.


249. — 2° Prophéties concernant la personne et l'œuvre du Messie. — Pour établir le royaume en question, Dieu enverra son représentant. Or les prophètes ne se contentent pas d'annoncer cet Envoyé ou Messie[55] ; longtemps à l'avance ils en déterminent l'origine, la naissance, les fonctions et le mode dont il accomplira son œuvre.


A. SON ORIGINE. — Le Messie sera de la race d'Abraham (Gen. xii) et de la famille de David (II Sam., vii).


B. SA NAISSANCE. — 1. La date. Le Messie ne viendra pas avant que le sceptre soit sorti de Juda (Gen., xlix, 10) : voilà déjà une indication très précieuse ; mais la célèbre prophétie de Daniel est autrement précise, puisqu'elle fixe l'époque de la venue du Christ, cinq siècles[56] avant l'événement : « Depuis l'ordre donné pour rebâtir Jérusalem, dit le prophète Daniel, jusqu'au Christ chef, il y aura sept semaines et soixante-deux semaines... Et après soixante-deux semaines, le Christ sera mis à mort» (Dan., ix, 25-26). Suivant les paroles du prophète Daniel qui tient son inspiration de l'ange Gabriel, le Messie sera mis à mort dans la semaine qui viendra lorsque sept semaines et soixante-deux semaines, c'est-à-dire soixante-neuf semaines (d'années), seront écoulées après le décret relatif à la reconstruction de Jérusalem : ce qui nous donne le chiffre approximatif de 486 ans. Or en retranchant 33 ans, — âge probable du Christ à sa mort, — de 486, on obtient l'année 453 qui nous conduit en plein règne d'Artaxerxés Longuemain, auteur de l'édit permettant de rebâtir Jérusalem. — 2. Le lieu. Le Messie doit naître à Bethléem, d'après le prophète Michée : « Et toi, Bethléem Ephrata, tu es petite entre les mille de Juda ; de toi sortira celui qui dominera sur Israël, et dont l'origine est dès le commencement; dès les jours de l'éternité. » (Michée, v, 2). — 3. Le caractère miraculeux de sa naissance : « Une vierge concevra, est-il dit dans Isaïe (vii, 14), et elle enfantera un fils, auquel on donnera le nom d'Emmanuel. »

C. SES FONCTIONS. — Le Messie exercera la triple fonction de roi, de prêtre et de prophète : — 1. Le Messie sera roi ; comme les autres rois, il sera appelé et sera, d'une manière plus éminente, le Fils de Dieu (Ps., ii, 7) ; mais sa royauté sera toute spirituelle (Is., xlix, 6) et pacifique ; il sera le « Prince de la paix » (Is., ix, 5). — 2. Le Messie sera prêtre. Ainsi le dépeint David dans un de ses psaumes (cx, 1-5). « Le Seigneur a dit à mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que je fasse ramper vos ennemis à vos pieds... Le Seigneur l'a juré, il ne se rétractera point : vous êtes prêtre pour toujours selon l'ordre de Melchisédech. » Les anciens docteurs juifs ont reconnu dans ces paroles du Roi-prophète les traits du Messie. — 3. Le Messie sera prophète (Deut., xviii, 15 ; Is., lxi, 1).


D. LE MODE DONT IL ACCOMPLIRA SON ŒUVRE. — Nous le trouvons décrit en entier dans la seconde partie d'Isaïe, dans quelques passages de Zacharie et dans quelques psaumes, en particulier le psaume xxi. Dans Isaïe, le Messie est représenté comme le serviteur de Dieu qui sauvera son peuple, non pas en écrasant ses ennemis, mais par son humble obéissance, par sa passion et sa mort ignominieuse : le chemin de la croix sera donc le chemin du salut. Avant de remporter la victoire et de consommer son œuvre de rédemption, le Messie subira toutes les humiliations : il sera trahi par l'un des siens (Ps., xl, 10), vendu pour trente pièces d'argent (Zach., xi, 12-13) ; il sera flagellé, rendu semblable à un lépreux, l'opprobre des hommes et le rebut du peuple (Ps., xxi) ; on lui donnera le fiel en nourriture et le vinaigre en breuvage (Ps., lxviii). Il aura les pieds et les mains percés ; les soldats tireront ses habits au sort (Ps., xxi, 17,19); son cœur sera percé d'une lance (Zach., xii, 10). Mais les humiliations du Christ seront suivies de sa glorieuse résurrection et de son ascension ; son corps ne sera pas livré à la corruption (Ps., xv, 10) ; il ressuscitera le troisième jour (Osée, vi, 3). Puis triomphant il s'élèvera de la montagne des Oliviers (Zach., xiv, 4) et ira s'asseoir à la droite de Dieu (Ps., cix, 1).

Ainsi, la vie de Jésus est déjà écrite, pour ainsi dire, longtemps à l'avance. Les circonstances en sont si bien marquées qu'il sera facile de constater si le Messie attendu en réalise toutes les conditions.


Art. II. — Réalisation des prophéties messianiques en Jésus.

250. — Or les prophéties messianiques, dit la mineure de l'argument prophétique, se sont réalisées dans la personne et dans l’œuvre de Jésus.


1° La personne de Jésus a réalisé les prophéties messianiques. — Jésus est-il bien l’Envoyé annoncé par les prophètes pour fonder le royaume attendu ? A-t-il réalisé dans sa personne tous les traits marqués par les prophètes au point de vue de l'origine, de la naissance, des fonctions et de la manière dont l'œuvre messianique devait être accomplie.


A. SON ORIGINE. — Jésus est de la race d'Abraham ; il appartient à la famille de David, comme le prouvent les tableaux généalogiques de saint Matthieu et dé saint Luc, les exclamations des infirmes qui implorent son assistance : « Ayez pitié de nous, fils de David »( Mat., ix, 27), et les acclamations de la foule le jour des Rameaux : « Hosanna au fils de David» (Mat., xxi, 9, 15). — B. SA NAISSANCE. — Jésus est né : — 1. au temps marqué par les prophètes, alors que la Judée était tombée sous la domination romaine et que le sceptre était par conséquent sorti de Juda ; — 2. au lieu indiqué et de la manière prédite (Luc, i, 34 ; ii, 1, 7). — C. SES FONCTIONS. — Jésus a exercé la triple fonction de roi, de prêtre et de prophète : — 1. de roi. Devant Pilate, il a affirmé qu'il était roi, mais que sa royauté n'était pas de ce monde (Jean, xviii, 37), qu'elle était spirituelle et devait s'établir, non par la force des armes, mais par la persuasion des cœurs (Mat., xviii, 18) ; — 2. de prêtre. Jésus s'offrit lui-même volontairement en sacrifice sur l'arbre de la croix, et il a voulu que ce sacrifice de son corps et de son sang se renouvelât jusqu'à la fin des siècles ; — 3. de prophète. Jésus a prédit l'avenir, comme nous aurons l'occasion de le dire plus loin (Nos 255 et suiv.).


D. MANIÈRE DONT JÉSUS ACCOMPLIT L'ŒUVRE MES­SIANIQUE. — L'on connaît trop bien tous les détails de l'histoire de Jésus, pour qu'il soit nécessaire de nous y arrêter : inutile donc de montrer que Jésus, par les humiliations de sa vie, par sa passion ignominieuse, par sa mort infâme sur la croix, a réalisé le programme tracé par les prophètes, en particulier par Isaïe et le Roi-prophète au psaume xxi.


251. — 2° L'œuvre de Jésus a réalisé les prophéties messianiques. — Est-il vrai que Jésus a établi le royaume attendu et qu'il a ainsi réalisé l'espérance messianique? L'histoire est là pour nous attester que Jésus-Christ a vraiment fondé une religion dont les racines plongent dans le judaïsme, une religion qui peut être considérée comme la continuation et le perfectionnement de la religion mosaïque. Sans doute, il n'a pas établi le royaume temporel que les Juifs, avides de jouissances matérielles, avaient entrevu dans leurs rêves de grandeur terrestre, mais il a fondé le vrai royaume, celui où Dieu régnerait et étendrait sa domination spirituelle sur les âmes. Mais est-il vrai, se demandera-t-on peut-être, que celui-là même, le règne du vrai Dieu, se soit implanté de la manière que l'annonçaient les prophètes? Il semble bien qu'il ne soit pas difficile d'en faire la démonstration. — 1. Remarquons d'abord, que la diffusion du culte de Jahvé au milieu du monde, a eu Israël pour intermédiaire, comme il était prédit. Le christianisme n'a-t-il pas été propagé par douze fils d'Israël? Il est vrai que, pour accomplir leur œuvre, ils ont dû rompre avec de nombreuses exigences de l'Ancienne Loi. Pour rendre la religion chrétienne accessible à tous les peuples, ils ont dû se débarrasser des observances légales et attacher plus de prix au culte intérieur consistant dans le respect et surtout l'amour de Dieu. Mais précisément les prophètes leur avaient préparé la voie. Il en est, en effet, parmi eux, qui, dans leurs perspectives d'avenir, considèrent déjà comme secondaires les formes liturgiques du. judaïsme et qui renoncent aux objets les plus sacrés du culte israélite : c'est ainsi que Jérémie prévoit le jour où, non seulement il n'y aura plus d'arche d'alliance, mais où le temple de Jérusalem pourra disparaître comme celui de Silo (Jér., vii, 12, 15). — 2. Il est certain, d'autre part, que le monothéisme a depuis longtemps franchi les limites de la Judée, et il est permis de dire, sans exagération, que, si la religion chrétienne n'est pas devenue la religion de tout l'univers, elle est au moins répandue par tout l’univers et elle s'est implantée parmi les nations les plus civilisées.

Avant de conclure, nous avons à nous demander si les oracles qui annonçaient le Messie remplissent les conditions de la prophétie proprement dite (Nos 172 et 173). Étaient-ils la prévision certaine et l'annonce de choses futures qui ne peuvent être connues par les causes naturelles? Il est facile de démontrer que les oracles messianiques avaient les caractères requis pour être de véritables prophéties. — a) Ils étaient d'abord des prédictions certaines, et non conjecturales. La preuve en est que l'attente messianique était générale, comme en témoignent les Évangiles et même les auteurs profanes : juifs et païens. — b) Ils étaient l'annonce de choses futures. Il est certain que les livres prophétiques existaient plusieurs siècles avant l'ère chrétienne, puisqu'ils se trouvent dans la version alexandrine des Septante commencée au IIIe siècle et terminée vers 130 avant Jésus Christ. Même les rationalistes qui contestent l'authenticité de la seconde partie d'Isaïe et reportent la prophétie de Daniel beaucoup plus tard, ne mettent pas en doute l'existence des livres prophétiques avant l'avènement de Jésus, et ils admettent que, du moins dans l'ensemble, ils ont été composés entre le IXe et le Ve siècle avant Notre-Seigneur. Les prophéties n'ont donc pas été forgées après coup. — 3. Ils étaient l'annonce de choses futures qui ne pouvaient être connues par des causes naturelles. Qu'il s'agisse du règne de Dieu lui-même ou du Roi qui devait en être le fondateur, aucune cause naturelle ne pouvait les faire entrevoir cinq siècles à l'avance.

Conclusion. — Il est donc permis de conclure : — 1. qu'il y a dans l'Ancien Testament de véritables prophéties messianiques ; et — 2. que Jésus les a réalisées dans sa personne et dans son œuvre, si bien qu'on peut accepter cet adage connu de l'École :

Novum Testamentum in Veteri latet.
Vetus Testamentum in Novo latet.

Il est bien vrai que le Nouveau Testament se trouve déjà en germe dans l'Ancien, et que l'Ancien à son tour ne s'explique que par le Nouveau.[57]


252. — Objections. — 1° Certains rationalistes (Kuenen, Darmesteter, J. Réville, Loisy) font appel à la doctrine de l'évolution pour dépouiller les prophéties de tout caractère surnaturel. Dans leur hypothèse, les prédictions dont nous avons parlé, s'expliqueraient par une évolution de la pensée dont ils marquent les différentes phases, à peu près comme il suit. A la première étape, ils signalent l’apparition soudaine du prophétisme, sortant d'une cause inconsciente, et se manifestant comme Un phénomène nouveau dans l'histoire d'Israël. Hommes transcendants, les prophètes parvinrent, par la supériorité de leur esprit, à la conception du monothéisme le plus pur, c'est-à-dire à la notion d'un Dieu unique, créateur et maître du monde. De là à reporter ces attributs sur leur Dieu à eux, sur Jéhovah, il n'y avait qu'un pas. Concevant donc leur Dieu comme le Dieu unique, créateur et maître du monde, ils passèrent facilement à cette idée que Jéhovah triompherait un jour partout, et qu'il serait adoré, non plus seulement dans le temple de Jérusalem, mais dans tout l'univers. Et puisque c'était leur Dieu qui devait triompher, il ne faut pas s'étonner que, par un développement normal de leur pensée, ils aient prédit que le soin d'établir le règne universel de Jéhovah reviendrait à Israël, et que, plus particulièrement, un descendant de la race de David serait chargé de cette mission. C'est ainsi, en flattant les vœux et les rêves de domination de leurs compatriotes, en leur montrant dans l'avenir le jour où ils seraient délivrés de leurs ennemis et domineraient eux-mêmes les autres nations, qu'ils exercèrent un si grand ascendant sur leurs contemporains. La pensée des prophètes a donc travaillé l'âme des Juifs ; elle y a fait naître cette grande espérance qu'on appelle l’idée messianique. Et comme les idées ont une tendance à se traduire dans les faits, il est arrivé qu'un jour il s'est trouvé un personnage qui s'est cru le Messie, et qui s'est attribué les titres et la mission indiqués par les oracles prophétiques.


Réponse. — La thèse rationaliste qui prétend trouver dans l'évolution une explication très simple des prophéties messianiques, est fausse à son point de départ et à son point d'arrivée.


1. AU POINT DE DÉPART, elle suppose que l'origine du monothéisme s'explique par des causes naturelles. Or ceci est en contradiction avec les faits. — 1) Notons tout d'abord que les prophètes sont les premiers à avouer qu'ils n'exposent pas leur propre doctrine, mais ce qu'ils ont appris par révélation. Ainsi Amos déclare qu'il a été envoyé par le Seigneur « comme prophète vers le peuple d'Israël » (Amos, vii, 15) ; Jérémie dit que ses paroles sont celles de Dieu ( Jér., i, 2). Du reste, il suffit de les lire pour se convaincre aussitôt qu'ils n'argumentent pas comme des philosophes, mais qu'ils parlent en voyants et décrivent ce que Dieu leur manifeste. — 2) En dehors du propre témoignage des prophètes, le principe de l'évolution, c'est-à-dire la loi du déterminisme qui veut que les mêmes causes placées dans les mêmes conditions produisent les mêmes effets, n'explique pas pourquoi le peuple d'Israël seul a eu des prophètes, tandis que les peuples voisins, de même race, de même origine, de même climat comme les Iduméens, n'en ont pas eu, ou n'ont eu que des devins, qui n'avaient pas de plus grande importance que nos somnambules modernes. Le monothéisme des prophètes n'est donc pas explicable par une cause naturelle (V. N° 213).— 3) IL n'est pas plus juste de prétendre que les prophètes prirent un grand ascendant sur leurs contemporains parce qu'ils surent entrer dans leurs idées et flatter leurs rêves. En prêchant le monothéisme, ils allaient au contraire, contre leurs instincts charnels et leurs passions qui les entraînaient si souvent vers l'idolâtrie. En annonçant que le culte du vrai Dieu, de leur Dieu à eux, s'étendrait un jour à toutes les nations de l'univers, ils ne leur étaient pas plus agréables, tant il répugnait à ce peuple si particulariste et si exclusif, de partager ses privilèges avec les Gentils qu'il détestait.


2. LE POINT D'ARRIVÉE de la thèse rationaliste n'est pas plus solide. L'on soutient que l'idée messianique, une fois jetée dans la circulation par les prophètes, y a travaillé à la manière d'une idée-force qui s'est emparée des esprits, les a échauffés et y a produit une telle effervescence que l'idée a fini par se résoudre en fait. Or tout ceci est encore contraire à l'histoire. Le règne des prophètes n'a duré qu'un peu plus de quatre siècles ; leur voix qui annonçait l'établissement du royaume messianique s'est fait entendre du IXe au Ve siècle avant Jésus-Christ ; puis tout d'un coup elle s'est tue et, pendant quatre siècles, elle est restée muette. Il n'y a donc pas eu progrès, développement de l'idée, comme le voudrait la loi de l'évolution. Les rationalistes devraient donc nous expliquer comment le mouvement d'opinion, la marche de l'idée, le prophétisme, en un mot, s'arrête tout d'un coup pendant quatre cents ans, et ne reprend son évolution qu'à l'avènement de Jésus. Et non seulement l’idée ne progresse pas ; au lieu de se développer et de se préciser, elle dévie de la pensée des prophètes. Ceux-ci avaient parlé d'une religion de l'avenir plus spirituelle et plus élevée, d'un culte du cœur où l'amour de Dieu et de la justice tiendraient une plus large place, et pendant quatre siècles, les Juifs se cantonnent dans un ritualisme étroit, dans une foule d'observances mesquines qui faussent les conceptions prophétiques. Les prophètes avaient annoncé le règne universel de Dieu, et les Juifs pratiquent, comme nous l'avons dit plus haut, un exclusivisme jaloux, ne traitant pas avec les autres peuples, les méprisant et en étant méprisés, s'attachant à la partie matérielle des prophéties, au point qu'ils ne surent jamais y renoncer, pas même lorsque l'espérance messianique se présenta devant eux comme un fait accompli.

Concluons donc que la théorie de l'évolution ne rend pas compte de l'existence des prophéties messianiques, et que la seule explication qui reste valable c'est la révélation divine.


253. — 2° Mais si tant est, objectent encore les rationalistes, qu'il y a eu des prophéties messianiques, elles ne se sont pas réalisées. Les Juifs n'ont connu ni la félicité temporelle ni le rétablissement du royaume d'Israël que les prophètes leur avaient prédits. Tout au contraire, ils ont vu la destruction de leur temple, la ruine de Jérusalem et leur dispersion à travers le monde.


Réponse. — Il convient de distinguer dans les prophéties un double élément : l'élément spirituel et l'élément matériel. — a) Que l'élément spirituel qui tenait la première place se soit réalisé, c'est ce que nous avons déjà démontré (N° 251). — b) Quant à l’élément temporel, il apparaît au premier abord que les prophéties ont été mises en défaut ; il n'en est rien cependant. Car : — 1. les promesses de prospérité matérielle et nationale ne formaient qu'un élément secondaire dans l'espérance messianique et n'avaient d'autre but que de servir de cadre à l'élément spirituel. I1 fallait bien que Dieu accommodât ses révélations à la mentalité de ses destinataires. La part excessive que les Juifs firent dans leurs conceptions à l'élément temporel prouve bien qu'ils n'auraient jamais consenti à être les propagateurs du culte de Jahvé, s'ils n'avaient espéré en même temps la restauration de leur royaume temporel. — 2. De plus, il faut remarquer que les promesses de Dieu concernant la félicité terrestre et le rétablissement du royaume d'Israël, ont toujours été conditionnelles. Les prophètes n'ont jamais cessé de lier l'avenir temporel des Juifs à leur fidélité à Jahvé. Il n'y a plus dès lors à s'étonner si les Juifs, persévérant dans leur endurcissement et leur orgueil, s'obstinant à ne pas vouloir reconnaître le Messie, ont été privés du bénéfice des promesses matérielles dont le rôle était accessoire.


254. — 3° Si les prophéties avaient été claires, les Juifs n'auraient pas refusé en si grand nombre de reconnaître le Messie qu'ils attendaient.


Réponse- — Remarquons d'abord que, si Jésus n'avait pas été persécuté et rejeté par les siens, s'il n'avait pas été mis à mort par eux, — bref, s'il avait été reconnu par le peuple juif, — il ne serait pas le Messie, puisque les oracles messianiques qui annonçaient ces différents points, ne se seraient pas réalisés.

Malgré cela, l'on a toujours le droit de se demander comment les Juifs ont pu se tromper en si grand nombre sur l'interprétation des prophéties, et comment il se fait que les uns se sont convertis au christianisme, tandis que les autres se sont obstinés dans le judaïsme. — « Les Israélites, dit l'abbé de Broglie, qui ont résisté à la lumière de l'Évangile, ceux qui n'ont pas voulu recevoir le Messie, s'étaient attachés d'avance à la conception d'un royaume temporel ; ils s'y étaient tellement attachés qu'ils ne voulaient point s'en déprendre. Ils tinrent à cette conception au point de tout sacrifier, et, dès qu'ils virent que le Sauveur s'écartait de leur pensée, ils le rejetèrent.

Les Apôtres, au contraire, et les premiers disciples du Christ, avec cette même conception, avaient l'esprit plus simple, plus soumis et plus docile. Ils avaient reconnu en Jésus-Christ le caractère du Messie ; et saisis d'admiration par sa sainteté, par sa sagesse, par ses œuvres incomparables, certains qu'il était le Fils de Dieu, ils sacrifièrent leur propre pensée à son enseignement. Ils se dirent : « Voilà comment nous comprenions les prophéties, mais peut-être nous nous trompions. Et, avec répugnance, sans doute avec peine, en sacrifiant leur propre jugement, ils acceptèrent dans leur vrai sens les paroles de Notre-Seigneur. Ils avaient résisté d'abord : ils se soumirent et l'événement leur donna raison. »[58]


BIBLIOGRAPHIE. — Touzard, art. La religion juive (Dict. d'Alès) ; Sur l'étude des prophètes de l’Ancien Testament (Rev. pr. d'Ap. 1907-1908) ; L'argument prophétique (Bloud). — Abbé de Broglie, Questions bibliques ; Les prophéties messianiques (Bloud). — S. Protin, L'argument prophétique (Rev. Augustinienne, 15 octobre 1909). — Mgr Pelt, Histoire de l'Ancien Testament (Lecoffre). — Mgr Meignan, Les Prophètes d'Israël et le Messie. — Condamin, Le livre d'Isaïe (Lecoffre). — Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs (Gabalda). — Le Hir, Les prophètes d'Israël. — Mgr Freppel, La divinité de Jésus-Christ (Palmé). — Abbé Frémont, La divinité de Jésus-Christ et la libre-pensée (Bloud). —Hugueny, Critique et catholique (Letouzey). — Bossuet, Discours sur l'Histoire universelle, 2e partie, chap. iv. — Lacordaire, 41e conférence. — Monsabré, Introduction au dogme catholique, 16e et 17e conférences. —A. Nicolas, Études philosophiques sur le christianisme, t. II (Vaton). — Tanquerey, Théologie fondamentale. — Valvekens, Foi et raison (de Meester).

Chapitre IV. — Jésus a confirmé son affirmation par ses prophéties, par ses miracles et par sa Résurrection.

DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre.


Pour prouver qu'il disait vrai lorsqu'il affirmait qu'il était le Messie (voir chapitre II), Jésus ne s'est pas borné à réaliser en sa personne et en son œuvre les prophéties de l'Ancien Testament ; il a voulu encore appuyer sa parole par des signes propres à authentiquer sa mission et à en démontrer l'origine divine. Ces signes sont : 1° les prophéties ; 2° les miracles ; et 3° le miracle suprême de sa résurrection. Nous traiterons ces trois points dans les trois articles qui suivent.

Art. I. — Jésus a confirmé son affirmation par ses prophéties.

Trois choses sont nécessaires pour que les prophéties de Jésus aient la valeur d'un signe confirmatif de son affirmation. Il faut : 1° que les prédictions qu'il a faites se soient réalisées ; 2° que ces prédictions remplissent les conditions de la vraie prophétie ; et 3° qu'elles aient été faites en confirmation de sa parole, ou si l'on veut, de la vérité de sa mission.


§   1. — Jésus a fait des prédictions qui se sont réalisées

255. — Tous les Évangélistes sont d'accord pour attribuer à Jésus le don de prophétie, la faculté de deviner les secrets des cœurs et de lire dans l'avenir. D'après, leur commun témoignage, Jésus a fait des prophéties relatives : — 1° à lui-même ;. — 2° à ses disciples ; — 3° aux destinées de l'Église et des Juifs ; — 4° à la ruine de Jérusalem et du temple et à la fin du monde.


1° Relativement à lui-même. — Jésus a prédit sa passion, sa mort et sa résurrection. Un jour qu'il allait à Jérusalem avec ses douze Apôtres, « il se mit à leur dire ce qui devait lui arriver : Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré aux princes des prêtres, et aux scribes, et aux anciens ; ils le condamneront à mort, et ils le livreront aux Gentils ; et ils l'insulteront, et cracheront sur lui, et le flagelleront, et le feront mourir, et il ressuscitera le troisième jour (Marc, x, 32, 34). Il est superflu de prouver, par le témoignage des Évangélistes qui rapportent la Passion, le crucifiement et la Résurrection de Jésus, que ces prédictions se sont réalisées à la lettre.


256. — 2° Relativement à ses disciples. — Jésus a prédit la trahison de Judas, la fuite des Apôtres et le triple reniement de Pierre. Au cours de la célébration de la Cène, Jésus annonce ainsi ce qui doit arriver : « Et pendant qu'ils mangeaient, il dit : En vérité, je vous le dis, l'un de vous trahira ... Vous serez tous scandalisés cette nuit à mon sujet. Car il est écrit : Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées. Mais après que je serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée. Pierre, prenant la parole, lui dit : Quand même tous seraient scandalisés à votre sujet, moi je ne serai jamais scandalisé. Jésus lui dit : En vérité, je te le dis, cette nuit même, avant que le coq chante, tu me renieras trois fois (Mat., xxvi, 21, 31-34). — Jésus annonce aux Apôtres les persécutions qui les attendent, « Mettez-vous en garde contre les hommes : car ils vous livreront aux tribunaux, et ils vous flagelleront dans leurs synagogues, et vous serez traduits à cause de moi, devant les gouverneurs et devant les rois, pour servir de témoignage à eux et aux nations. » (Mat., x, 17, 18). — Jésus prédit à Pierre son futur martyre, et lui annonce « par quelle mort il devait glorifier Dieu. » (Jean, xxi, 18, 19). — Que l'avenir ait réalisé ces prédictions, les événements sont trop connus pour qu'il soit nécessaire d'insister.


257, — 3° Relativement aux destinées de l'Église et des Juifs. — a) DESTINÉE DE L'ÉGLISE. — Jésus annonce : — 1. La descente du Saint-Esprit sur les Apôtres et l'admirable propagation de l'Église. Avant son Ascension, il leur dit : « Vous recevrez la force du Saint-Esprit qui descendra sur vous et vous serez mes témoins à Jérusalem, et dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre. » (Actes, i, 8). Ainsi Jésus prédit que le Royaume de Dieu qui a des débuts si humbles, ira grandissant, tel l'imperceptible grain de sénevé qui peu à peu devient un grand arbre (Mat., xiii, 32). — 2. Il promet à son Église l’indéfectibilité. Il dit, en effet, à Pierre : « Je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle. » (Mat., xvi, 18). L'histoire en main, il serait facile d'établir que l'Église a eu jusqu'ici les destinées que Jésus lui avait prédites. — b) DESTINÉE DES JUIFS. Jésus prédit le rejet de la synagogue et le châtiment des Juifs. A cause de leur endurcissement dans le mal, les Juifs seront exclus du royaume ; leurs places seront prises par les Gentils : tel est bien le sens des deux paraboles des vignerons rebelles et des noces royales (Mat., xxi, 33 et suiv. ; xxii, 2, 14). Aucun doute encore sur la réalisation de ces prophéties.


258. — 4° Relativement à la ruine de Jérusalem et du temple, et à la fin du monde. — Les trois premiers Évangélistes nous rapportent une double prédiction de Jésus à propos de la ruine de Jérusalem et de la destruction de son temple, et à propos de la fin du monde (Mat, xxiv ; Marc, xiii ; Luc, xxi) ; et quand ses disciples lui demandent « quand ces choses arriveront et quels signes il y aura » de son « avènement », « et de la consommation des siècles » (Mat, xxiv, 3), Jésus répond en indiquant un certain nombre de signes auxquels on pourra reconnaître la proximité de ces événements, — Or si nous ne pouvons rien dire encore sur la réalisation des signes indiqués pour la fin du monde, il est certain que la prophétie sur la destruction de Jérusalem et du temple s'est vérifiée au moment de la prise de Jérusalem par Titus, en l'an 70.


§ 2 — Les prédictions de Jésus sont de vraies prophéties.

Objection.


259. — 1° Les prédictions de Jésus sont de vraies prophéties. — Les prédictions dont nous venons de parler remplissent toutes les conditions de la prophétie. Elles sont, en effet : — a) des prédictions certaines, et non conjecturales. Elles annoncent des événements d'une façon claire, et non ambiguë : ainsi, Jésus prédit, non seulement sa mort prochaine, mais les circonstances qui doivent la précéder ; — b) des prédictions de choses futures. Pour dire le contraire, il faudrait prétendre que les Evangélistes auraient fabriqué les prophéties après coup, qu'ils seraient des imposteurs et que leur témoignage n'est pas digne de foi. Or nous avons établi précédemment qu'ils sont des historiens sincères et que leur témoignage, considéré du seul point de vue humain, est recevable ; — c) des prédictions de choses futures qui ne pouvaient être connues par des causes naturelles: il s'agissait d'événements qui dépendaient de la liberté humaine, de futurs contingents que Dieu seul pouvait connaître. Les rationalistes objectent, il est vrai, que Jésus, connaissant, d'une part, la haine et la jalousie des Pharisiens, et de l'autre, la timidité de ses Apôtres, pouvait parfaitement prévoir qu'il serait mis à mort par ses adversaires et abandonné par les siens. Dans une certaine mesure, l'hypothèse est admissible, mais si, à la rigueur, Jésus pouvait prévoir sa condamnation et la lâcheté de ses disciples, il ne pouvait pas connaître les détails de sa passion et de sa mort. En dehors de là, comment Jésus aurait-il pu conjecturer les admirables destinées de son Église et la ruine de Jérusalem et du temple?


260. — 2° Objection. — A cette dernière prédiction les rationalistes et les modernistes objectent deux choses. — a) D'un côté, ils prétendent que la prophétie sur la ruine de Jérusalem est l’œuvre des Évangélistes qui, écrivant après l'événement, attribuèrent à Jésus une prédiction qu'il n'avait jamais faite. — b) De l’autre, s'appuyant sur ce passage : « En vérité, je vous le dis, cette génération ne passera point que toutes ces choses n'arrivent» (Mat., xxiv, 34), et soutenant qu'il s'applique à la fin du monde dont il venait d'être question, ils déclarent que Jésus a commis une erreur manifeste, puisqu'il a donné la fin du monde, ainsi que son glorieux avènement ou parousie[59], comme des faits imminents et dont la génération à laquelle il s'adressait devait être témoin.


Réponse. — Ne dissimulons pas que les passages qui rapportent la double prédiction de Jésus sur la ruine de Jérusalem et sur la fin du monde sont de ceux dont l'exégèse est loin d'être facile. — a) Quant à la première attaque qui porte sur l’ensemble du passage et qui accuse les Evangélistes d'avoir forgé eux-mêmes la prophétie, elle ne résiste pas à l'examen. On ne saurait prétendre que nous sommes on présence de prédictions faites après coup, car il y a dans les récits un tel enchevêtrement de faits, une confusion de choses qui ne se comprendrait pas si la rédaction avait été faite après l'événement. Si les Évangélistes avaient écrit après la ruine de Jérusalem, ils auraient distingué mieux entre la ruine de Jérusalem et la fin du monde, et ils auraient indiqué avec plus de clarté l'événement dont ils donnaient les signes précurseurs. — Par ailleurs, l'historien Eusèbe (Hist. eccl., iii, 5, 3) nous apprend que les chrétiens de la Judée se souvinrent de la prédiction de Jésus, lorsqu'ils virent les Romains s'approcher, qu'ils s'enfuirent en grand nombre à Pella, de l'autre côté du Jourdain, et qu'ils échappèrent ainsi aux horreurs de l'invasion.

b) Quant à la seconde attaque des rationalistes et des modernistes qui prétendent que Jésus a donné la fin du monde comme imminente, et que par conséquent il a commis une erreur, elle n'a pas plus sa raison d'être. Sans doute il y aurait erreur si les paroles de Jésus « cette génération ne passera pas que ces choses n'arrivent», s'appliquaient à la fin du monde, mais il n'en est pas ainsi. C'est en effet une règle élémentaire d'exégèse que les passages obscurs doivent être interprétés d'après les autres plus intelligibles. Or, dans le même discours, Jésus déclare que le jour du jugement n'est connu de personne, sauf de Dieu (Mat., xxiv, 36) ; il déclare, en outre, qu'avant la fin du monde l'Évangile doit être prêché dans le monde entier, et à toutes les nations (Mat., xxiv, 14). Voilà donc deux passages qui, dans l'hypothèse rationaliste, seraient en contradiction flagrante avec la première prédiction. Est-il admissible que, d'un côté, Jésus affirme que la fin du monde est proche, quand, de l'autre côté, il déclare qu'il n'en connaît pas l'époque et qu'elle n'aura pas lieu avant que l'Évangile soit prêché dans le monde entier c'est-à-dire avant un laps de temps forcément de grande étendue. Il s'ensuit que ces paroles « Cette génération ne passera pas... » doivent s'entendre de la destruction de Jérusalem, et non de la fin du monde et de son glorieux avènement.


Concluons avec le P. Lemonnyer que : « ni Jésus n'a annoncé, ni les Synoptiques ne lui font dire que son avènement glorieux et la fin du monde se produiront du vivant de ceux qui l'écoutaient ou même dans un avenir prochain. Peut-être cependant quelques-unes de ses paroles, mal comprises des premiers chrétiens, ont-elles contribué, sous l'action d'idées et de sentiments où Jésus n'était pour rien, à former l'état d'esprit que les écrits apostoliques nous révèlent touchant la parousie... Il reste simplement ceci, que Jésus n'a pas cru nécessaire de mettre au point, par des déclarations précises et tout à fait claires, les préoccupations eschatologiques de ses disciples immédiats... L'on dirait qu'il s'est appliqué à les mettre dans une complète et vive incertitude touchant la date, lointaine ou toute proche, de son retour, multipliant à la fois les appels à la vigilance et à la fidélité. » (Art. Fin du monde. Dict. d'Alès.)[60]


§ 3. — Les prédictions de Jésus ont été faites pour confirmer sa parole.

261. — Les prophéties faites par Jésus sont en connexion étroite avec sa mission. C'est pour prouver l'origine divine de celle-ci, et par conséquent, la vérité de son affirmation, que Jésus prophétise. Plusieurs fois il en fait la déclaration formelle à ses Apôtres. Ainsi, après avoir prédit la trahison de Judas, il déclare : « Dès maintenant, je vous le dis, avant que la chose arrive, afin que, lorsqu'elle sera arrivée, vous croyiez à ce que je suis. »(Jean, xiii, 19). de même, après leur avoir annoncé les persécutions qui les attendent, il ajoute : « Je vous ai dit ces choses, afin que. lorsque l'heure en sera venue, vous vous souveniez que je vous les ai dites. » . (Jean, xvi, 4). Comme on le voit, Jésus indique clairement le but qu'il se propose par ses prophéties: il veut que les Apôtres croient plus fermement à sa parole et à son origine divine, lorsqu'ils verront ses prédictions se réaliser.


Conclusion.— Il est donc permis de conclure que Jésus a fait des prédictions qui se sont réalisées, que ces prédictions avaient tous les caractères de la vraie prophétie et qu'il les a faites dans le but de prouver sa mission divine. Donc il est un Envoyé divin.


Art. II. — Jésus a confirmé son affirmation par ses miracles.

Nous suivrons ici la même marche que dans l'article précédent. Trois choses sont nécessaires pour que les miracles attribués à Jésus-Christ aient la valeur d'un signe divin. Il faut : 1° qu'ils soient historiquement certains ; 2° qu'ils soient de vrais miracles ; 3° qu'ils aient été accomplis en confirmation de sa mission.

§ 1. — Les miracles attribués a Jésus-Christ sont historiquement certains.

262. — La certitude des miracles attribués à Jésus ressort de la valeur historique des Évangiles qui les rapportent. Il a été établi précédemment (Nos 223 et suiv.) que les Évangélistes sont dignes de foi et que leur autorité humaine est indiscutable : les écrivains sacrés étaient à la fois bien informés et sincères ; bien informés, puisque deux d'entre eux, saint Matthieu et saint Jean étaient des Apôtres, et partant, des témoins oculaires ; sincères, la chose ne prête plus à discussion à notre époque, aucun critique ne prenant les Évangélistes pour des imposteurs.

Qu'on ne prétende pas que les miracles soient des interpolations qu'on aurait introduites après coup dans les récits évangéliques. Il ne faut pas lire longtemps les Évangiles pour être convaincu du contraire. Que les miracles appartiennent à la substance même de l’histoire évangélique, cela résulte : — a) de la place considérable qu'ils tiennent dans les Évangiles. S'il ne s'agissait que de deux ou trois miracles, on pourrait, à la rigueur, admettre qu'ils auraient été ajoutés par la suite, mais comme ils dépassent la quarantaine, l'hypothèse de l'interpolation est absolument invraisemblable ; — b) du rôle qui leur est attribué dans l'histoire évangélique. Retrancher les miracles des Évangiles, c'est rejeter l'histoire du Christ Les miracles sont une partie si essentielle des Évangiles que ceux-ci, sans eux, deviennent incompréhensibles. Ce sont les miracles qui expliquent la foi des Apôtres et de beaucoup de Juifs : ainsi, il est dit, que, après le miracle de Cana, « ses disciples crurent en lui» (Jean, ii, 11),que «pendant qu'il était à Jérusalem pour la fête de Pâque, beaucoup crurent en son nom, voyant les miracles qu'il faisait » (Jean, ii, 23). Le jour de la Pentecôte, saint Pierre, s'adressant au peuple, rappelle les miracles accomplis par Jésus (Actes, ii, 22). Or comment saint Pierre aurait-il osé en appeler aux miracles de Jésus, s'ils avaient pu être mis en doute par ses auditeurs? Au reste, ni les Juifs contemporains du Christ, ou postérieurs, qui ont écrit dans le Talmud[61], ni les païens adversaires de la religion chrétienne : Celse, Porphyre, Hiéroclès, Julien et autres, n'ont rejeté la réalité des miracles de Jésus. Ces derniers se sont contentés de les attribuer à la magie et à un commerce avec les démons ; ils ont repris à leur compte l'accusation des Pharisiens, à savoir que, si Jésus chassait les démons, c'était par Belzébuth, prince des démons (Mat., xii, 24). Devant la notoriété publique des miracles et la non-protestation des Juifs, ils n'ont pas osé dire que c'étaient là des fables inventées par l'imagination fertile des Évangélistes.


§ 2. — Les miracles opérés par Jésus-Christ sont de vrais miracles,

263. — 1° Les miracles. — Nous laisserons de côté les miracles opérés par Dieu en faveur de Jésus : apparition des Anges aux bergers, apparition d'une étoile aux Mages lors de sa naissance ; témoignage rendu à l'occasion de son baptême et de sa transfiguration, etc. Nous ne parlerons que des miracles que Jésus-Christ a accomplis lui-même pour prouver la divinité de sa mission.

Or les miracles qui font partie de la matière évangélique, — plus de quarante, comme il a été dit plus haut, — peuvent être divisés en trois classes. Il y a : — a) les miracles opérés sur les substances spirituelles ; autrement dit, la délivrance des possédés. Jésus a chassé les démons ; les Évangiles nous rapportent sept miracles de ce genre ; — b) les miracles opérés sur les éléments et les êtres privés de raison. Dans cette catégorie, il faut ranger : — 1. le miracle du changement de l'eau en vin aux noces de Cana (Jean, ii, 1-11) ; — 2. la tempête du lac apaisée (Mat., viii, 24, 26) ; — 3. deux pêches miraculeuses (Luc, v, 1, 11 ; Jean, xxi, 3, 11) ; — 4. la multiplication des pains (Mat., xiv, 15, 21 ; Marc, vi, 30, 44 ; Luc., ix, 10, 17 ; Jean, vi, 1, 15) ; — 5. le figuier desséché (Lue, xiii, 6-9) ; — 6. la marche de Jésus sur les flots (Mat., xiv, 25) ; — c) les miracles opérés sur les hommes. Les Évangélistes ne relèvent pas moins de quinze guérisons de maladies corporelles : guérisons de lépreux, de paralytiques, du serviteur du centurion qui a la main desséchée, d'hydropiques, de sourds-muets et d'aveugles. Outre ces guérisons de maladies, Jésus a ressuscité trois morts : le fils de la veuve de Naïm, la fille de Jaïre et Lazare.


264. — 2° Ce sont de vrais miracles- — Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur les miracles rapportés dans les Evangiles, il nous faut établir que ces faits sont bien des miracles proprement dits, c'est-à-dire des faits surnaturels et divins.


A. CE SONT DES FAITS SURNATURELS. — Rappelons d'abord ce que nous avons dit plus haut, à savoir que les contemporains du Christ et ses premiers adversaires païens n'ont pas contesté l'apparence surnaturelle des miracles. — Sans doute, disent nos modernes rationalistes, mais leur méprise n'a pas d'autre cause que leur ignorance totale des lois de la nature Au dire de ces derniers, les prodiges en question s'expliquent donc par des causes naturelles: — a) soit par l'habileté et l'influence morale du thaumaturge : « La présence d'un homme supérieur traitant le malade avec douceur, et lui donnant par quelques signes sensibles l'assurance de son rétablissement, est souvent un remède décisif. Qui oserait dire que, dans beaucoup de cas et en dehors des lésions tout à fait caractérisées, le contact d'une personne exquise ne vaut pas les ressources de la pharmacie ? Le plaisir de la voir guérit. Elle donne ce qu'elle peut, un sourire, une espérance, et cela n'est pas vain. » Ainsi parle Renan dans la Vie de Jésus (2e éd., p. 260); — b) soit par la suggestion et l'hypnotisme ; — c) soit par la « foi qui guérit » the faith-healing, comme disent les Anglais. Cette dernière hypothèse est celle à laquelle se rallient de préférence beaucoup de nos adversaires actuels, et en particulier les modernistes (Ed. Le Roy, Fogazzaro...), du moins pour les faits dont ils reconnaissent la réalité. Comprenant bien, en effet, que tous les miracles ne sont pas explicables par la foi, ils n'admettent la réalité historique que des faits qui peuvent s'expliquer par cette hypothèse. Pour prouver le bien-fondé de leur théorie, ils s'appuient surtout sur ce fait qu'avant de guérir les maladies, Jésus requiert la foi : « Si tu peux croire, tout est possible à celui qui croit (Marc, ix, 22), dit Jésus au père d'un jeune épileptique qui lui demande la guérison de son fils. « Ma fille, ta foi t'a guérie » (Marc, v, 34), dit-il à l'hémorroïsse. « Va, ta foi t'a sauvé » (Marc, x, 52), dit-il encore à l'aveugle de Jéricho.

Aucune des explications qui précèdent ne suffit à rendre compte de l'ensemble des miracles contenus dans l'Évangile. Nous disons de l'ensemble des miracles, car, ou bien l’on admet la valeur historique des Evangiles, ou bien on la rejette. Si on la rejette, si l'on considère la partie miraculeuse comme mythique ou légendaire, toute discussion devient inutile. Mais si on l'admet, il n'y a aucune raison qui permette de faire un choix entre les miracles et de retenir tel miracle plutôt que tel autre. Ceci posé, nous prétendons que les miracles ne s'expliquent : — a) ni par l'habileté et l'influence morale du thaumaturge. Tout d'abord on ne saurait prendra Jésus pour un adroit metteur en scène : tout ce que nous savons de son caractère s'y oppose. Et puis, quoique habile que soit une personne, quelque influence morale qu'elle ait sur une autre, il va de soi qu'elle ne pour rendre la vue à un aveugle, l'ouïe à un sourd et la parole à un muet ; — b) ni par la suggestion et l'hypnotisme. Nous avons vu déjà (N° 168) que la suggestion a des limites très étroites par rapport aux sujets et aux affections qu'elle peut guérir. Elle est sans efficacité sur les maladies organiques, telles que la lèpre, l'atrophie, la cécité, l'hémorragie habituelle. On ne voit pas bien non plus l'influence que la suggestion pourrait avoir sui les vents déchaînés ni comment elle pourrait calmer soudain une tempête. Ajoutons on outre que le Christ opère ses miracles instantanément ; ce qui n'arrive jamais dans les guérisons dues à l'hypnotisme et à la suggestion qui exigent et le temps et l'emploi des moyens ;, — c) ni par la foi qui guérit. Il est faux de prétendre que Jésus requiert toujours la foi : il l'exige, il est vrai, de ceux qui viennent lui demander la guérison, et ce n'est que trop juste ; mais il ne l'exige pas, dans toutes les circonstances, du malade lui-même ; la preuve en est que plusieurs fois il accomplit ses miracles à distance, comme il arriva pour la Cananéenne. On ne peut donc soutenir que la foi des malades fut toujours la cause de leur guérison. En outre, l'hypothèse de la foi qui guérit ne pour s'appliquer qu'à un nombre très restreint de cas ; elle est sans valeur pour tous les miracles opérés sur la nature : elle ne rend compte ni des tempêtes apaisées, ni des pains multipliés, ni des morts ressuscités. Aussi les partisans de cotte théorie se voient-ils contraints, comme nous l'avons dit plus haut, de faire un choix arbitraire dans les matériaux fournis par l'histoire évangélique, et de rejeter, contrairement aux règles de la méthode historique, tous les faits qui sont on opposition avec leurs préjugés philosophiques.


B. CE SONT DES FAITS DIVINS. — a) Nous venons de prouver que les miracles attribués à Notre-Seigneur sont au-dessus de la nature ; il n'est pas nécessaire d'insister longuement pour montrer qu'ils ne sauraient être l'œuvre du démon. Car il est. évident que la plupart dépassent la puissance de tout être créé ; toiles sont, par exemple, les trois résurrections que Jésus a opérées, sans parler de la sienne. — b) Si Jésus avait usé de la puissance du démon, il ne l'aurait pas utilisée assurément à chasser les démons ; il n'est pas admissible que Satan se mette en opposition lui-même. — c) Mais comment admettre que Jésus-Christ dont la sainteté est au-dessus de tout soupçon, ait pu servir d'agent au démon? D'ailleurs tous ses miracles ont un caractère moral ; ils sont des œuvres de bonté et de miséricorde[62], ils ont souvent pour fin dernière la sanctification de l'âme plutôt que la guérison du corps : autant de propriétés que ne pourraient pas avoir les œuvres de Jésus, si elles dérivaient de la puissance diabolique.

Conclusion. — De ce qui précède nous avons le droit de conclure que les prodiges attribués à Notre-Seigneur sont de vrais miracles. D'où il suit qu'il faut reconnaître en Jésus l'existence d'une force surhumaine, transcendante, surnaturelle. Ceux qui n'acceptent pas la conclusion sont obligés de rejeter les faits eux-mêmes et de contester la valeur historique des Évangiles : c'est là une nécessité à laquelle ils se trouvent acculés mais dont ils ont à fournir l'explication.


§ 3. — Les miracles ont été faits par Jésus pour confirmer sa mission.

265. — A. Jésus ne se contente pas d'affirmer qu'il est le Messie ; il entend le prouver par ses œuvres et particulièrement par ses miracles. — a) Aux envoyés de Jean-Baptiste qui lui demandent s'il est le Messie, il renvoie à ses miracles (Mat., xi, 5). — b) Aux Juifs qui lui posent la même question, il répond : « Les œuvres que je fais au nom de mon Père rendent elles-mêmes témoignage de moi» (Jean, x, 25). — c) Avant la résurrection de Lazare, il déclare que le miracle qu'il va accomplir, c'est pour que le peuple qui l'entoure croie à sa mission (Jean, xi, 42).

B. Les miracles de Jésus ne furent d'ailleurs pas interprétés autrement par tous ceux qui en ont été les témoins. — a) Par ses disciples. Nous avons dit précédemment qu'ils crurent en lui à partir et à cause du miracle de Cana ; — b) par Nicodème, qui le confesse on ces termes : « Maître, nous savons que vous êtes venu de la part de Dieu comme docteur ; car personne ne peut faire les miracles que vous faites, si Dieu n'est pas avec lui» (Jean, iii, 2) ; — c) par l'aveugle-né qui croit en Jésus après sa guérison (Jean, ix, 38) ; — d) par les foules en général « qui étaient dans l'admiration et disaient : N'est-ce point là le fils de David? » (Mat., xii, 23).

Conclusion. — Les miracles évangéliques sont donc des miracles historiquement certains ; ils sont de vrais miracles et ils ont été faits pour démontrer que Jésus était un Envoyé de Dieu. Si par conséquent cet Envoyé de Dieu nous dit qu'il est le Messie, et plus, qu'il est le Fils de Dieu, dans le sens propre du mot, sa parole est digne de foi, car il est inadmissible que Dieu ait consacré par sa puissance la parole d'un imposteur.


Art. III. — Jésus a confirmé son affirmation par sa Résurrection.

266.1° Importance de la question. — Au moment où nous en sommes de la démonstration chrétienne, et après avoir établi la réalité historique des miracles de Jésus, il pourrait sembler que le miracle de la Résurrection ne soit plus désormais nécessaire pour attester sa mission divine et que ce soit chose faite. Il est vrai. Cependant il importe au plus haut point que l'apologiste démontre la Résurrection par les preuves les plus solides et qu'il ne laisse point les attaques des adversaires sans réponses, car, outre qu'elle est bien le miracle des miracles, et qu'elle est un miracle prophétisé par Notre-Seigneur lui-même, — donc miracle et prophétie à la fois, — elle a toujours été comme la base et la clef de voûte de la prédication chrétienne. Les Apôtres ont cru et prêché que le Christ était ressuscité des morts. Saint Pierre a affirmé la résurrection du Christ en termes formels dans ses deux premiers discours (Act., ii, 24 ; iii, 15). Saint Paul, qui est revenu souvent sur le sujet, n'hésitait pas à dire aux Corinthiens que leur foi était vaine si le Christ n'était pas ressuscité (I Cor., xv, 17). L'on peut juger par là de l'importance de la question.


Position de la question. — IL convient d'abord de bien déterminer comment se pose la question du miracle de la Résurrection en face de la critique moderne.

Deux choses sont nécessaires pour que la Résurrection de Jésus ait toute sa valeur apologétique et puisse être regardée comme un signe divin IL faut : 1° que le fait soit historiquement certain, et 2° qu'il se soit accompli pour confirmer la mission divine de Jésus. Il n'y a pas lieu en effet de démontrer le caractère miraculeux du fait, que personne ne conteste. D'où deux paragraphes seulement


§ 1. — La Résurrection est un fait historiquement certain.

267. — 1° Adversaires. — Le miracle de la Résurrection a rencontré à toutes les époques de nombreux adversaires. Seuls, ceux de l'heure présente doivent retenir notre attention. D'une manière générale, l'on pourrait poser en principe que l'opinion des ennemis du christianisme fut toujours commandée par leurs passions et leurs préjugés, Celle de nos rationalistes modernes dérive de leur philosophie qui repousse a priori tout miracle, à supposer même qu'il fût attesté par les témoignages les plus forts et les plus dignes de foi. « Aujourd'hui, dit M. Stapfer, pour l'homme moderne, une résurrection véritable, le retour à la vie organique d'un corps réellement mort est l'impossibilité des impossibilités. »[63] Le siège de ces critiques est donc fait d'avance, et la seule question qui se pose pour eux c'est de découvrir le meilleur terrain sur lequel ils puissent donner l'assaut à l'apologétique catholique. Ce terrain, ils ont cru le trouver dans la critique littéraire et historique. L'on ne dit donc plus aujourd'hui : nous ne croyons pas à la Résurrection, parce que le fait est impossible, parce qu'il est en dehors des lois de la nature ; l'on se contente de dire : Tout fait historique doit être prouvé par le témoignage de ceux qui ont pu le connaître. Or « la Résurrection, si on veut la prendre pour une réalité historique, de même ordre que la mort, n'est attestée que par des témoignages discordants... la mort, fait naturel et réel, a eu des témoins et pouvait être racontée ; la Résurrection, matière de foi, n'a jamais été vérifiée... On ne parle que de visions et les récits qu'on en donne sont contradictoires. »[64] La Résurrection est « une croyance chrétienne, non un fait de l'histoire évangélique. Et s'il fallait y voir un l'ait d'ordre historique, on serait obligé de reconnaître que ce fait n'est pas garanti par des témoignages suffisamment sûrs, concordants, clairs et précis. »[65] Comme il est permis d'en juger par ces deux brèves citations, c'est bien au nom de la critique historique qu'on entend nier le fait de la Résurrection: c'est en s'appuyant sur les témoignages qui le rapportent, en les opposant entre eux, que l'on espère ruiner l'un des points principaux de la croyance chrétienne. C'est ainsi que l'on met le témoignage de saint Paul en parallèle avec le témoignage des Évangélistes, et comme le premier est moins circonstancié et qu'il est de date antérieure, l'on prétend qu'il représente la tradition primitive, laquelle n'aurait cru d'abord qu'à l'immortalité du Christ et ne serait arrivée à la foi à la Résurrection corporelle de Notre-Seigneur que peu à peu et par des étapes successives dont les récits évangéliques portent les traces. Nous allons voir si toutes ces prétentions sont justifiées.


268. — Preuves de la Résurrection. — Les deux principaux témoignages qui nous rapportent le fait de la Résurrection sont, d'après l'ordre chronologique : — a) le témoignage de saint Paul, consigné dans la première Épître aux Corinthiens, dont la date de composition peut être fixée, de l'avis de tous les critiques, entre 52 et 57[66] ; et — b) le témoignage des Évangiles, composés entre 67 et la fin du 1er siècle.


A. TÉMOIGNAGE DE SAINT PAUL. — Saint Paul, avons-nous dit plus haut, a souvent prêché la Résurrection du Christ. Mais le passage le plus important où il en rende témoignage, se trouve dans son Épître aux Corinthiens (xv, 11-14). Voici d'ailleurs les points principaux de ce passage ; « Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je vous ai annoncé... je vous ai enseigné avant tout, comme je l'ai appris moi-même, que le Christ est mort pour nos péchés, conformément aux Écritures ; qu'il a été enseveli et qu'il est ressuscité le troisième jour, conformément aux Ecritures ; et qu'il est apparu à Képhas, puis aux Douze. Après cela, il est apparu en une seule fois à plus de cinq cents frères, dont la plupart sont encore vivants, et quelques-uns se sont endormis. Ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les Apôtres. Après eux tous, il m'est apparu aussi à moi, comme à l'avorton... Or, si l'on prêche que le Christ est ressuscité des morts, comment quelques-uns parmi vous disent-ils qu'il n'y a point de résurrection des morts? S'il n'y a point de résurrection des morts, le Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si le Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, vaine aussi est votre foi. »

De l'analyse impartiale de ce texte, il ressort que saint Paul affirme la mort, l'ensevelissement et la résurrection de Jésus : — a) la mort de Jésus « Je vous ai enseigné que le Christ est mort pour nos péchés, conformément aux Écritures. »[67] La mort de Jésus, — la mort rédemptrice, Jésus s'immolant volontairement sur la croix pour le rachat de l'humanité coupable, — voilà bien le thème ordinaire de la prédication de saint Paul. Or le fait et la doctrine qui s'y rattache, il déclare les avoir reçus de la tradition apostolique ; -— b) la sépulture de Jésus : « Je vous ai enseigné... qu'il (le Christ) a été enseveli. » Le mot grec « etaphê» dont saint Paul se sert, et que l'on a traduit par: « a été enseveli», désigne généralement, chez les écrivains sacrés du Nouveau Testament, une sépulture honorable : c'est le mot que saint Luc emploie quand il parle de la sépulture du riche dans la parabole de Lazare (Luc, xvi, 22), et c'est encore le mot que nous trouvons dans les Actes des Apôtres (ii, 29), à propos de la sépulture de David. Il ne peut donc être question d'un enfouissement, comme M. Loisy en a fait l'hypothèse dans un fragment de lettre reproduit par 1'Univers du 3 juin 1907[68], où il ne craint pas de dire que « l'ensevelissement par Joseph d'Arimathie et la découverte du tombeau vide, le surlendemain de la passion, n'offrant aucune garantie d'authenticité, l'on est en droit de conjecturer que, sur le soir de la passion, le corps de Jésus fut détaché de la croix par les soldats et jeté dans quelque fosse commune, où l'on ne pourrait avoir l'idée de l'aller chercher et reconnaître au bout d'un certain temps. » On ne voit pas bien sur quels textes une telle hypothèse petit s'appuyer ; en tout cas ce n'est pas sur le mot etaphê employé par saint Paul et qui désigne à tout le moins une sépulture ordinaire. Conjecturer après cela que Jésus fut jeté dans une fosse commune n'est plus de la critique historique, c'est de la critique fantaisiste ; — c) le fait même de la Résurrection. Ce troisième point est, à vrai dire, celui qui importe le plus à l'Apôtre, le seul qui aille à la thèse qu'il soutient. Toutefois, il convient de le remarquer aussitôt, il ne s'agit pas tant pour saint Paul de prouver la résurrection de Jésus qui n'est pas en cause, que de la rappeler comme une vérité admise et de s'en servir comme de point d'appui pour la démonstration d'un autre dogme mis en discussion. Quel est en effet le but de la première lettre aux Corinthiens1! C'est de prouver aux fidèles de cette Église, précédemment évangélisée par saint Paul, que ceux d'entre eux qui nient la résurrection des morts sont dans l'erreur et l'illogisme, puisqu'ils admettent bien la résurrection de Jésus-Christ. Car, dans la pensée de l'Apôtre, les deux choses s'enchaînent, l'une est impliquée dans l'autre. L'on ne peut nier la résurrection des morts sans nier la Résurrection du Christ; et nier la Résurrection du Christ c'est donner un démenti au témoignage des Apôtres, c'est dire qu'ils ont enseigné une chose fausse, et que dès lors le christianisme est sans valeur. « Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si le Christ n'est pas ressuscité, vaine est votre foi.» (1 Cor., xv, 16, 17). Étant donné le but de l'Apôtre, il est assez naturel qu'il n'insiste pas autrement sur les preuves de la Résurrection du Christ. Il lui suffit de faire un choix et de retenir celles qui sont le plus aptes à faire impression sur ses lecteurs. Or des deux arguments employés par les Évangélistes : le tombeau vide et les apparitions, il est indiscutable que le premier a une moindre portée que le second, vu que le tombeau vide peut s'expliquer par d'autres hypothèses que la résurrection. Saint Paul laisse donc de côté ce premier argument, ou tout au moins, n'en parle-t-il que d'une manière indirecte. Nous disons cependant qu'il en parle d'une manière indirecte, car lorsqu'il déclare que « le Christ est mort», « qu'il a été enseveli » « et qu'il est ressuscité », c'est bien celui qui est mort et a été enseveli, qui ressuscite, et comment la chose pourrait-elle se faire si le corps était resté au tombeau? Toutefois, si le tombeau vide est dans la pensée de saint Paul, il faut reconnaître que l'Apôtre ne cherche pas à en tirer un argument et qu'il se contente d'insister sur le fait des apparitions.

Pour prouver, ou mieux, pour rappeler aux Corinthiens que Jésus est ressuscité, saint Paul invoque donc six apparitions qu'il divise en trois groupes : — 1. Dans le premier groupe, deux apparitions, l'une à Pierre, l'autre aux Douze ; — 2. dans le second, trois apparitions, la première à cinq cents frères, la seconde à Jacques, la troisième à tous les Apôtres ; — 3. dans le troisième, une seule apparition, celle dont il fut lui-même gratifié. Toutes les apparitions d'ailleurs sont mises sur le même pied, mais il y a tout lieu de présumer que, aux yeux de saint Paul, l'apparition aux cinq cents frères avait une importance particulière, car, au moment où il écrivait, quelque vingt-cinq ans après l'événement, la plupart de ces témoins étaient encore vivants, et c'est une sorte d'appel à leur témoignage commun que l'Apôtre ne craint pas de leur adresser.


269. — Objection. — Les apparitions, objectent les rationalistes, sont mises par saint Paul sur le même pied ; toutes furent du même genre, puisque l'apôtre les décrit de la même manière, et qu'il emploie partout le même mot, le verbe ôphtê qu'on peut traduire par les expressions françaises, « il a été vu» ou « il est apparu». Telle fut l'apparition de Jésus à Saul sur le chemin de Damas ; telles furent donc les autres apparitions. La question revient dès lors à déterminer ce que l'Apôtre a voulu signifier en disant qu'il avait vu le Christ ressuscité. Or saint Paul n'a pas pu entendre par là qu'il avait vu le Christ revenu en vie dans le corps qui avait été déposé dans le tombeau ; il n'a vu qu'une lumière, « un corps de gloire» (Phil., iii, 21). Et la lumière même qu'il a vue n'était pas une lumière réelle et objective. « IL a eu la sensation de voir, sans qu'il y ait rien à la portée de son regard. Il était halluciné.»[69] Et comment cette hallucination se produisit-elle? C'est que, d'après M. Meyer, saint Paul, homme de génie mais atteint d'une maladie nerveuse, et coutumier de semblables visions, se trouvait corporellement et intellectuellement prédisposé à l'événement du chemin de Damas. Les idées de Jésus Messie, de Jésus principe de vie, de Jésus vivant et immortel s'étaient formées peu à peu à son insu dans sa subconscience. Sur la route de Damas, ces idées firent soudain irruption de sa subconscience à sa conscience, et il vit alors le Christ dans un corps de gloire, un corps spiritualisé ou pneumatique, qui projeta sur lui une lumière aveuglante, mais ce corps n'était pas le cadavre de Jésus revenu à la vie. Toutes les apparitions mentionnées par saint Paul, concluent alors les rationalistes, étant de la même nature que la sienne, n'ont été que des visions subjectives.


Réfutation. — Nous admettons avec les rationalistes, comme nous l'avons du reste dit précédemment, que les apparitions décrites par saint Paul, sont mises sur le même pied. Mais est-il vrai que l'Apôtre, en rappelant l'apparition dont il fut témoin sur le chemin de Damas, veut parler d'une « vision subjective» Le contexte indique tout le contraire. La pensée intime de l'Apôtre peut on effet se déduire du but qu'il poursuivait dans sa lettre. Voulant combattre l'opinion de certains fidèles de Corinthe qui niaient la résurrection corporelle des morts, saint Paul entend en démontrer l'existence et la nature en s'appuyant sur la Résurrection de Jésus. Son raisonnement eût donc tombé à faux, si, pour prouver que les morts reprendront leurs corps, leurs vrais corps, quoique glorieux et doués de propriétés nouvelles, il eût commencé par dire, que la Résurrection du Christ, qui en était le principe et le modèle, n'avait pas été corporelle. Quand il déclare que le Christ ressuscité lui est apparu, il veut donc dire qu'il l'a vu dans le même corps qui était mort et avait été enseveli, identique à ce qu'il avait été durant sa vie terrestre, sauf la qualité de gloire en plus. Telle est, à ne pas en douter, le fond de la pensée de l'Apôtre. — Cela est juste, répliquent les rationalistes, « les Évangélistes et saint Paul n'entendent point raconter des impressions subjective? ; ils parlent d'une présence objective, extérieure, sensible, non d'une présence idéale, bien moins encore d'une présence imaginaire. Les conditions d'existence de ce corps étaient différentes, mais c'était le même qui avait été mis dans le tombeau, et que l'on croyait n'y être point demeuré »[70]. Oui, mais c'était là, d'après M. Loisy toujours, pure hallucination ou simple illusion, de la part des Apôtres.

1. Pour ce qui concerne le propre cas de saint Paul, peut-on dire qu'il fut halluciné? Il est vrai que plusieurs fois dans sa vie, il eut des visions, mais il a toujours pris soin de distinguer entre celle-ci et les autres. La vision du chemin de Damas était, à ses yeux, le fondement de sa vocation. C'est parce qu'il avait vu le Christ glorieux, qu'il s'était rencontré avec lui et avait entendu son appel, qu'il revendiquait le titre d'apôtre. Jamais il n'aurait osé se prévaloir de ce titre s'il n'avait eu la conviction d'avoir vu le Christ aussi réellement que les autres Apôtres, et d'avoir ouï sa voix qui l'appelait à l'apostolat.

Sans doute, poursuivent nos adversaires, saint Paul fut sincère, mais cela n'empêche pas qu'il fut victime de l'hallucination. Tout en poursuivant les chrétiens, il se fit au fond de son être un travail inconscient ; il eut des doutes sur la vérité de la doctrine de Jésus, sur la légitimité de ses persécutions, bref, il eut des remords. Ces impressions restées d'abord latentes, à l'intérieur de son être, jaillirent subitement de sa subconscience à sa conscience, provoquant les hallucinations de la vue et de l'ouïe, et produisant dans son esprit des convictions nouvelles et causant sa conversion. — Or rien de tout cela n'est historique. Ce prétendu travail préparatoire à la conversion, qui se serait passé dans la conscience subliminale de saint Paul, n'apparaît nulle part. C'est toujours de bonne foi que Paul persécuta les chrétiens, et parce qu'il croyait bien faire en défendant les « traditions» de ses « pères», comme il L'a déclaré lui-même (Gal., i, 14 ; Act., xxvi, 9). Ce qu'il a fait, il l'a fait « par ignorance» (I Tim., i, 13). L'hypothèse du remords n'a aucune base dans les textes. C'est en un instant que Saul se trouva converti et qu'il crut en Celui dont il persécutait les disciples.

2. Mais supposons, si on le veut, que saint Paul fut halluciné. Dira-t-on que les autres témoins, dont parlent saint Paul et les Évangélistes, furent tous hallucinés? Tout repousse cotte supposition : les conditions de nombre, de temps et de circonstances ne comportent pas une telle hypothèse. — 1. Le nombre. Il n'est pas raisonnable de supposer que tant de témoins d'un caractère si différent aient été victimes d'une illusion de leurs sens. Ce n'est pas une fois que Notre-Seigneur se montre ressuscité, mais de nombreuses fois ; ce n'est pas à une personne, ce n'est pas même à ses soûls Apôtres qu'il apparaît, mais à cinq cents frères à la fois. — 2. Le temps. Les apparitions ont ou lieu après la mort de Jésus, c'est-à-dire à un moment où les disciples étaient désemparés et songeaient à se cacher. Dans un pareil état d'esprit, ils ne pouvaient s'imaginer que le Crucifié leur apparaissait dans la gloire. Les apparitions ont donc dû s'imposer du dehors et dans des conditions d'objectivité telles qu'elles ont entraîné une foi irrésistible à la Résurrection. — 3 Les circonstances. Saint Paul il est vrai, ne mentionne aucune circonstance, mais si nous nous reportons aux récits des Évangélistes, nous voyons que les Apôtres sont d'abord incrédules et croient voir un esprit. Jésus leur fait alors toucher ses plaies (Luc, xxiv, 37, 40 ; Jean, xx, 27) ; il mange devant eux (Luc, xxiv, 43) ; il leur fait remarquer « qu'un esprit n'a ni chair ni os » (Luc, xxiv, 39) ; il permet aux saintes femmes d'embrasser ses pieds (Mat., xxviii, 9).

Dira-t-on encore que les hallucinations, telles qu'on les entend, ont été des hallucinations vraies, des hallucinations objectives, produites directement par Dieu pour obtenir la foi des Apôtres à Jésus vivant et triomphant? Cette hypothèse n'est pas plus historique que les autres ; elle est de plus blasphématoire, vu qu'elle regarde Dieu comme la cause directe de l'erreur.


CONCLUSION. — Les attaques des adversaires manquent donc de base sérieuse, et nous avons le droit de conclure que, suivant le témoignage de saint Paul, la Résurrection est un fait historiquement certain, démontré par six apparitions. De ces apparitions saint Paul peut rendre témoignage d'une, puisqu'il a conscience d'en avoir été l'heureux témoin. Quant aux outres, il affirme qu'elles sont venues à sa connaissance par le récit qui lui en a été fait lors de sa première rencontre à Jérusalem avec les Apôtres, an particulier avec saint Pierre et saint Jacques, trois ans après sa conversion (Gal., I, 18), c'est-à-dire environ quatre ans après l'événement lui-même, si l'on suit la chronologie adoptée par M. Harnack qui reporte la conversion de saint Paul à l'année même de la mort de Jésus. Ainsi, à une époque aussi rapprochée des faits, les Apôtres croyaient déjà à la Résurrection corporelle de leur Maître. Il n'est donc pas possible d'admettre, avec l'école mythique, que la Résurrection est une légende qui s'est formée au milieu du IIe siècle, ni, avec certains critiques contemporains (Loisy), que les Apôtres et les disciples n'ont ni cru ni prêché que le corps de leur Maître était sorti vivant du tombeau au troisième jour après sa mort, et que les chrétiens ne seraient arrivés à cette foi qu'en défigurant les croyances primitives et les impressions des premiers disciples.


270. — B. TÉMOIGNAGE DES ÉVANGILES. — D'après le témoignage des quatre Évangiles, la foi à la Résurrection de Jésus est née d'une double cause : — a) de la découverte du tombeau vide, et — b) des apparitions du Ressuscité.

a) Argument tiré de la découverte du tombeau vide. — Suivant les récits des quatre Évangélistes, les femmes et les disciples qui se rendirent au sépulcre pour embaumer Jésus, trouvèrent le tombeau vide. La pierre qui fermait l'entrée du sépulcre était rejetée sur le côté (Marc, xvi, 4). A l'intérieur du sépulcre, les linges gisaient à terre, les linceuls et le suaire séparément (Jean, xx, 7) ; le corps de Jésus n'était plus là (Luc, xxiv, 3). Un Ange leur annonça la Résurrection. Les gardes effrayés avaient fui et étaient allés annoncer la nouvelle aux princes des prêtres qui leur donnèrent une forte somme d'argent pour publier que les disciples avaient enlevé le corps pondant qu'ils dormaient (Mat, xxviii, 11, 13).

Ainsi le premier argument invoqué par les Évangélistes en faveur de la Résurrection est tiré de ce fait que le lendemain du sabbat, le dimanche matin, le corps de Jésus avait disparu du tombeau où il avait été enseveli l'avant-veille par Joseph d'Arimathie.



271. — Objection. — L'argument tiré de la découverte du tombeau vide a été, de tout temps, l'objet des plus vives attaques de la part des adversaires dix christianisme. — 1. Ou bien ils ont admis la matérialité du fait, et ils se sont ingéniés a en fournir des explications naturelles : — 1) Les Juifs, au 1er siècle, recoururent à l'hypothèse de l’enlèvement. Ils accusèrent les disciples d'avoir dérobé le corps de leur Maître, la nuit, pendant que les gardes dormaient[71]. — 2) Parmi les critiques modernes. les uns ont complètement abandonné l'hypothèse de l'enlèvement par les disciples de Jésus. C'est ainsi que l'école naturaliste allemande (Bret-schneider, Paulus, Hase) supposa que Jésus n'était pas mort sur la croix et qu'il était seulement tombé en léthargie. La fraîcheur du tombeau, la vertu des baumes et la forte odeur des aromates l'ayant rappelé à la vie, il se débarrassa de ses linceuls et du suaire qui lui couvrait la tête, et il put sortir du sépulcre grâce à un tremblement de terre qui fit rouler la pierre qui on scellait l'entrée. Il apparut alors à ses disciples qui le crurent ressuscité. Les autres, au contraire, ont repris l'hypothèse de l'enlèvement en la modifiant. Comme le découragement dans lequel étaient tombés les Apôtres, écarte d'eux tout soupçon d'imposture, ils ont supposé que l'enlèvement avait été fait soit par les Juifs[72] qui voulaient empêcher l'affluence des visiteurs, soit par le propriétaire du jardin qui voulait débarrasser son caveau du cadavre qui en avait pris possession[73], soit par Joseph d'Arimathie lui-même qui, n'étant pas un disciple de Jésus, et n'ayant prêté son caveau que par charité, se serait empressé, le sabbat passé, de faire transporter le corps dans un autre endroit[74].


2. Ou bien ils ont nié la matérialité du fait et ont prétendu que le récit de la découverte du tombeau vide est une légende inventée par la seconde ou la troisième génération chrétienne, et ils en veulent voir la preuve dans le silence de saint Paul. Si saint Paul, disent-ils, dont le témoignage est antérieur à celui des Évangiles, ne mentionne pas l'argument du tombeau vide, c'est qu'il ne le connaissait pas et que la légende n'était pas encore formée au moment où il écrivait.


Réfutation. — Nous ne nous attarderons pas à répondre longuement à ceux qui, prenant les Apôtres pour des imposteurs, soutiennent qu'ils ont été les auteurs du rapt. Quel intérêt pouvaient-ils avoir à inventer la fable de la Résurrection et à faire adorer comme un Dieu, un séducteur dont ils auraient été les premières victimes? Un tel plan n'était-il pas d'ailleurs irréalisable? Comment auraient-ils enlevé le corps? Par violence, par corruption ou par ruse? Aucune des trois hypothèses n'est sérieuse. La violence n'est pas admissible, de la part de gens qui avaient montré si peu de courage au cours de la Passion. La corruption n'est possible qu'avec de l'argent, et les Apôtres étaient plutôt pauvres. Reste le troisième moyen : enlever le corps par ruse. Il s'agissait alors de surprendre les gardes par un chemin détourné, ou la nuit, alors qu'ils auraient été endormis, de pousser la pierre sans le moindre bruit, puis d'enlever le corps sans éveiller personne, et de le cacher dans une retraite assez sûre pour qu'on ne pût le découvrir : une telle entreprise ne dépasse-t-elle pas les limites de la vraisemblance ?


2. L'hypothèse de la mort apparente de Jésus est tombée aujourd'hui dans le plus complet discrédit. Il faut choisir en effet. Ou l'on accepte les récits des Évangélistes tels qu'ils sont, et alors rien n'autorise à croire que la mort de Jésus ne fut qu'apparente. Si les souffrances de la croix et le coup de lance ne l'avaient pas fait mourir, il aurait sûrement été asphyxié par les cent livres d'aromates et par le séjour au tombeau. Ou bien l'on regarde les récits évangéliques comme des légendes, et alors l'on tombe dans l'objection qui nie la matérialité du fait et à laquelle nous répondrons plus loin.


3. Dire que le rapt a été commis par les Juifs, est une hypothèse plus absurde encore et contredite par les faits. Il faut se souvenir en effet que les Apôtres prêchèrent la Résurrection, non seulement devant le peuple, mais devant les chefs de la nation. Pierre et Jean furent emprisonnés pour cela, et ils comparurent devant le tribunal juif (Actes, iv, 1, 12). Conçoit-on alors le silence des Sanhédrites ? « La pièce à conviction était entre leurs mains ; ils pouvaient ébranler d'un seul geste, d'une parole, la foi nouvelle dont les progrès rapides les inquiétaient... Si les Sanhédrintes se sont tus, s'ils n'ont pas opposé ce démenti éclatant, c'est parce qu'ils n'étaient pas en état de le fournir. A Jour insu et sans eux le sépulcre avait été dépouillé de son cadavre. »[75] Et qui donc l'avait enlevé? « Ce n'est pas un ami. Ce n'est pas un ennemi. Ce n'est pas un étranger. Depuis plus de dix-neuf siècles (Mat., xxviii, 12-15) on a épuisé toutes les hypothèses pour échapper au miracle ; à aucune on n'a pu donner quelque vraisemblance. Il ne reste qu'une réponse possible. Le Christ est sorti de lui-même de son sépulcre. Il est ressuscité corporellement » [76]!


4. Est-on mieux fondé à prétendre que la découverte du tombeau vide est une légende inventée par la seconde ou la troisième génération chré­tienne[77]? Comment expliquer alors la foi des Apôtres, la transformation totale, qui s'est faite en eux quelque temps après le grand drame de la croix qui les avait laissés si découragés et si abattus? Si rien n'est venu les remettre de leur déception, si la foi à la Résurrection ne s'est formée que peu à peu, comment se fait-il que, de lâches et timides qu'ils étaient au cours de la Passion, ils soient devenus, après, intrépides, audacieux et qu'ils prêchèrent la Résurrection jusqu'au sacrifice de leur vie? Faut-il croire « ces témoins qui se font égorger » ou les prendre pour des exaltés et des fous?


272. — b) Argument tiré des apparitions. — Tandis que l'argument tiré du tombeau vide n'est qu'une preuve indirecte, vu que le fait peut être expliqué par d'autres hypothèses que la Résurrection, les apparitions constituent une preuve directe.

Si l'on compare les deux témoignages de saint Paul et des Évangélistes, l'on peut compter onze apparitions, celle du chemin de Damas à saint Paul non comprise. Deux apparitions mentionnées par saint Paul ne figurent pas chez les Évangélistes, à savoir l'apparition aux cinq cents disciples et l'apparition à Jacques. Le total des apparitions relatées par les Evangélistes s'élève donc à neuf, dont sept eurent lieu à Jérusalem ou aux environs, et deux en Galilée. Dans le premier groupe, — les apparitions hiérosolymitaines, — l'on compte les apparitions : — 1. à Marie-Madeleine (Marc, xvi, 9 ; Jean, xx, 14, 15) ; — 2. aux femmes qui revenaient du sépulcre ( Mat., xxviii, 9) ; — 3. à Simon Pierre (Luc, xxiv, 34) ; — 4. aux deux disciples qui allaient à Emmaüs (Marc, xvi, 12 ; Luc, xxiv, 13 et suiv.) ; et — 5. aux Apôtres réunis dans le Cénacle, Thomas absent (Marc, xvi, 14; Luc, xxiv, 36 et suiv. ; Jean, xx, 19-25). Ces cinq premières apparitions eurent lieu le jour de Pâques. — 6. Huit jours plus tard, à Jérusalem encore, Jésus apparut aux onze Apôtres, Thomas présent et invité par le Seigneur à toucher les plaies de ses mains et de son côté (Jean, xx, 26-29). — 7. En Galilée, il apparut à sept disciples sur le lac de Tibériade (Jean, xxi, 1, 14) ; puis — 8. aux onze Apôtres sur une montagne de (ralliée (Mat., xxviii, 16, 17). — 9. Enfin, une dernière apparition qui précéda l'Ascension et qui eut lieu sur le Mont des Oliviers devant tous les Apôtres assemblés (Luc, xxiv, 50).


273. — Objection. — On objecte contre l'argument tiré des apparitions les divergences que l'on trouve dans les narrations évangéliques. — 1. L'on fait remarquer que les Évangélistes ne s'entendent pas sur le nombre des femmes qui se rendirent au tombeau, ni sur le nombre des Anges qu'elles virent. — 2. Mais l'on invoque surtout la soi-disant opposition entre les auteurs sacrés à propos du théâtre des apparitions. D'après les critiques libéraux et rationalistes, il y aurait dans les récits évangéliques comme deux traditions superposées et d'ailleurs inconciliables : l'une représentée par saint Matthieu et saint Marc, plaçant les apparitions en Galilée, conformément au message que l'ange donne aux saintes femmes pour les Apôtres au matin de la résurrection ; l'autre représentée par saint Luc et saint Jean et mettant le théâtre des apparitions exclusivement en Judée.


Réfutation. — 1. Loin d'infirmer leurs récits, les divergences prouvent au contraire l'indépendance des historiens. Les divergences portent d'ailleurs sur des points secondaires, tels que le nombre des femmes et le nombre des anges ; elles laissent intact le fait lui-même de la Résurrection. Il apparaît avec évidence que les variantes de détails n'empêchent nullement l'identité du fond. — 2. L'opposition qu'on signale entre les Évangélistes à propos du théâtre des apparitions, n'est pas aussi évidente qu'on l'affirme, et il est loin d'être démontré qu'il y eut deux traditions distinctes, l'une hiérosolymitaine, l'autre galiléenne, et encore moins, que chaque évangéliste ne connut que l'une des deux traditions. Comment peut-on prétendre, en effet, que saint Matthieu qui, avec saint Marc, représente la tradition galiléenne, ignore la tradition judéenne, alors qu'il rapporte une apparition de Jésus aux saintes femmes, au moment où elles sortaient du sépulcre? (Mat., xxviiî, 8, 9). La finale de saint Marc rapporte également des apparitions hiérosolymitaines, mais n'insistons pas sur ce fait, vu que nos adversaires considèrent cette finale comme apocryphe. De même, l'Évangile de saint Jean, si on le prend en son entier et avec son appendice, raconte des apparitions judéennes et des apparitions galiléennes. Saint Luc ne rapporte que les apparitions judéennes. Donc, en définitive, si l'on excepte saint Luc, les Evangélistes connaissent les deux théâtres des apparitions du Christ, et l'exclusivisme qu'on voudrait trouver dans leurs narrations, n'existe en réalité que dans l'esprit des critiques rationalistes. Trois Évangélistes au moins sur quatre ont recueilli la double tradition : hiérosolymitaine et galiléenne.

Remarquons, par ailleurs, que la plupart des divergences s'expliquent très bien par le but différent que les Évangélistes poursuivaient. Ainsi saint Matthieu, écrivant pour le milieu juif où le bruit courait que les disciples avaient enlevé le corps du Christ montre l’invraisemblance d’une telle accusation par le récit de la garde mise au tombeau et de l'apposition des scellés sur la pierre du sépulcre. Saint Marc écrivant pour le milieu romain, très attaché aux formes juridiques, rapporte d'abord que la mort de Jésus a été constatée officiellement par une enquête de Pilate auprès du Centurion chargé de l'exécution de la sentence, puis il insiste sur l'incrédulité des disciples qui refusent d'ajouter foi au récit de Marie-Madeleine. — Saint Luc, écrivant pour le milieu grec, où le témoignage des femmes n'était pas reçu en justice et où la résurrection des morts était regardée comme une absurdité, ne mentionne que les apparitions aux hommes (aux deux disciples d'Emmaüs, à Pierre, aux Onze et à leurs compagnons) et apporte des détails matériels afin de démontrer que le corps ressuscité du Christ n'était pas un fantôme, mais bien un corps réel, puisqu'il se laissait toucher et qu'on pouvait le voir manger et boire. Ne suivant pas la même marche, les Évangélistes se sont donc approprié ce qui rentrait dans leur plan et convenait le mieux à leurs lecteurs : ce serait dès lors une erreur de conclure qu'ils aient ignoré les faits qu'ils passent sous silence.


Conclusion. — Ainsi, de l'examen des documents, il résulte que, dès les premiers jours, les Apôtres, tant par la découverte du tombeau vide que par les apparitions, crurent que leur Maître était ressuscité, qu'ils se le représentèrent survivant, non seulement dans son âme immortelle, mais dans son corps. Ils crurent que son corps n'était pas resté au tombeau, mais qu'il vivait à nouveau et pour toujours, transformé et glorifié[78].


§ 2. — Le miracle de la Résurrection fut accompli pour confirmer la mission divine de jésus.

274. — La connexion entre la Résurrection de Jésus et sa mission divine est chose si manifeste qu'elle n'a jamais été l'objet de controverse. Entre les adversaires du christianisme et les apologistes chrétiens le débat n'a jamais porté que sur le fait même de la. Résurrection. Il a toujours été admis que, si Jésus était ressuscité, sa mission était divine ; il était le Messie, le Fils de Dieu.


Il ne sera donc pas nécessaire d'insister longuement sur ce point. La pensée de Jésus de lier sa mission au miracle de la Résurrection, ressort : — 1. de ce fait qu'il prédit l'événement à plusieurs reprises, comme étant une marque révélatrice du Messie : « Alors (après la confession de Pierre) il commença à leur (aux Apôtres) enseigner qu'il fallait que le Fils de l'homme souffrît beaucoup... qu'il fût mis à mort et qu'il ressuscitât trois jours après. » (Marc, vii, 31). A trois autres reprises, Jésus prédit encore sa mort et sa résurrection (Marc, ix, 8, 9 ; 30 ; x, 32-34) ; — 2. de cet autre fait qu'on doux circonstances Jésus fit appel à sa Résurrection future comme au seul signe qui serait donné pour prouver sa mission. — 1. Dans une première circonstance, un groupe de Pharisiens lui demande un signe de sa mission : « Maître, nous voudrions voir un signe de vous. » Il leur répondit : « Cette race méchante et adultère demande un signe, et il ne lui sera pas donné d'autre signe que celui du prophète Jonas : de même que Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre du poisson, ainsi le Fils de l'homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits. » (Mat., xii, 38-40). — 2. Dans une seconde circonstance, alors qu'il venait de chasser les vendeurs du Temple, les Juifs, s'étonnant de le voir agir ainsi, lui demandent un signe qui l'autorise a user d'une telle autorité ; Jésus répond en ces termes : « Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. » Les Juifs repartirent : « C'est en quarante-six ans que ce temple a été bâti, et vous, en trois jours, vous le relèverez ! » Mais lui, il parlait du temple de son corps. Lors donc qu'il fut ressuscité des morts, ses disciples se souvinrent qu'il avait dit cela. » (Jean, ii, 18-22).


Conclusion. — Ainsi le seul signe que Jésus consente à donner à ses ennemis en faveur de sa mission divine, c'est sa Résurrection. Et comme celle-ci est un fait historiquement certain, nous pouvons conclure que Jésus nous a laissé le témoignage le plus authentique et le plus grand de son origine divine.


BIBLIOGRAPHIE. — Sur les prophéties et les miracles.Les Vies de Jésus-Christ par l'abbé Fouard, Mgr Le Camus, le P. DIDON. le P. Berthe.— Lemonnyer, art. Fin du monde (Dict. d'Alès). — Lepin, Jésus, Messie et Fils de Dieu. — Batiffol, Six leçons sur l'Évangile (Blond). — Fillion, Les miracles de Notre-Seigneur Jésus-Christ, — De Bonniot, Les miracles de l'Évangile (Étude 1888) — Bourchany, Périer, Tixeront, Conférences apologétiques (Gabalda). — Mgr Freppel, La divinité de Jésus-Christ — Couget, La divinité de Jésus-Christ.— Frayssinous, Défense du Christianisme, Des miracles (Le Clère). — Lacordaire, 38e conférence. — Monsabré, 28e , 29e , 36e conférences, Introduction au Dogme.


Sur la Résurrection. — Mangenot, La Résurrection de Jésus (Beauchesne) — Ladeuze, La Résurrection du Christ devait la critique contemporaine (Bloud). — Chauvin, Jésus est-il ressuscité? (Bloud). — Lepin, Christologie (Beauchesne).— Lebreton, art. Sur la Résurrection, Rev pr. d'Ap., mai 1907. — Lesêtre, Jésus ressuscité, Rev. du Clergé français, 1907. L'Ami du Clergé, Année 1923, Nos 36, 44, 49. — Bourdaloue, Sermon sur la Résurrection...


Chapitre V. — La Doctrine chrétienne, Sa rapide diffusion. Le Martyre.

DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre


275. — Maintenant que nous avons vérifié les titres du fondateur du christianisme et que nous avons démontré que Jésus est le Messie annoncé par les prophètes, il semble superflu de mettre en lumière la qualité de la doctrine. Il y a tout lieu, en effet, de préjuger qu'elle est transcendante, puisqu'elle est l'œuvre d'un Envoyé divin.

Comme nous aurons l'occasion, dans le second article, de parler de l’excellence de la doctrine chrétienne (V. N° 285), nous laisserons de côté la question pour le moment. De toute façon, il n'est pas possible, dans un Manuel d'Apologétique, de donner à cette preuve de la divinité du christianisme (critère intrinsèque) les développements qu'elle comporte. Ce travail nous entraînerait trop loin, et nous prenons la liberté de renvoyer à notre « Doctrine catholique ».

Nous plaçant sur le seul terrain de l'apologétique défensive, nous nous bornerons ici à répondre à une objection que les rationalistes tirent de l'histoire comparée des religions. Lorsque nous avons parlé des fausses religions, à dessein nous avons mis en relief les ressemblances qui existent entre elles et le christianisme. Nous tenons à y revenir, afin d'écarter définitivement l'objection rationaliste qui voudrait représenter la doctrine chrétienne comme une doctrine d'emprunt et sans individualité propre.

Après cela, nous envisagerons les circonstances historiques du christianisme, ses destinées dans l'espace et dans le temps, autrement dit, sa rapide diffusion parmi le monde, et sa merveilleuse vitalité à travers les siècles, en dépit des obstacles nombreux qu'il a rencontrés, en particulier, des violentes persécutions qui ont essayé de l'étouffer à ses origines. Ce dernier point nous amènera à la question du martyre.

Ce chapitre comprendra donc trois articles : 1° Dans le premier, nous établirons le caractère original de la doctrine du Christ. 2° Dans le second, nous parlerons de sa merveilleuse propagation. 3° Enfin nous traiterons du martyre.


Art. I. — La doctrine chrétienne n'est pas une synthèse de doctrines étrangères.

276. — 1° Objection rationaliste. — Nous avons vu précédemment (N° 142) que les rationalistes, s'appuyant sur la doctrine de l'évolution, assignent au sentiment religieux une origine tout humaine, où il n'y a place ni pour le surnaturel ni pour la révélation. Partant de ce principe qu'ils érigent en dogme, ils étudient les religions comme des institutions humaines, ils en relèvent avec soin les points de ressemblance, et n'hésitent pas à tirer les conclusions suivantes : à savoir que toutes les religions sont de la même essence, qu'elles se sont influencées réciproquement, que le judaïsme et le christianisme ne sont pas des religions plus originales que les autres, et qu'en particulier, le christianisme est une religion d'emprunt, qu'il a puisé son dogme, sa morale et son culte soit au judaïsme, soit aux doctrines philosophiques de la Grèce et de Rome, soit surtout aux religions de plus vieille date, telles que le zoroastrisme, le bouddhisme et le mithriacisme, bref, qu'il est une synthèse de doctrines étrangères.


277. — Réfutation. — Ainsi, les historiens rationalistes des religions, après avoir noté les points de contact qu'il y a entre le christianisme et les autres religions, se croient en droit de conclure que le christianisme est coupable de plagiat, et que, de ce fait, il ne saurait revendiquer une origine divine, puisqu'il aurait emprunté sa doctrine à des religions que lui-même déclare d'origine humaine.

Il convient, pour répondre à ces allégations, de distinguer deux choses : la question de fait, et la question de l'interprétation du fait, ou si l'on veut, la matérialité du fait, et les conclusions qu'on en tire.


A. LA QUESTION DE FAIT. — Dans le but de prouver que le christianisme n'a pas d'individualité propre, qu'il n'est pas une religion originale, les rationalistes relèvent donc les ressemblances qui existent entre sa doctrine et les autres doctrines antérieures, soit philosophiques, — soit religieuses. Voici les principales analogies qu'ils signalent sur le triple terrain du dogme, de la morale et du culte.

a) Dogme. — D'après les rationalistes, qu'il s'agisse des vérités naturelles ou des vérités surnaturelles, il n'y a rien dans le christianisme qui ne se trouve déjà ailleurs. — 1. Ainsi, les philosophes de l'antiquité grecque et latine, tels que Socrate, Platon, Aristote, Cicéron, Sénèque, etc., ont enseigné, plus ou moins clairement, l'existence d'un Dieu unique, d'une Providence qui gouverne le monde, d'une âme spirituelle et libre destinée à une survie où elle recevra soit la récompense de ses bonnes actions, soit le châtiment de ses fautes. D'une façon plus précise encore, ces vérités sont enseignées par les livres sacrés des Juifs. — 2. Passons maintenant aux dogmes qui paraissent former le fond original de la religion chrétienne, c'est-à-dire aux trois grands mystères de la Trinité, de l'Incarnation et de la Rédemption, celle-ci avec son corollaire obligé, le sacrifice. Eh bien, disent les rationalistes, non seulement ces dogmes ne sont pas nouveaux et appartiennent tous, plus ou moins, aux religions de l'Inde, mais même les circonstances historiques, ce que l'on pourrait appeler les alentours des dogmes, sont comme une réédition de ce qui se lit dans les Livres sacrés de religions d'origine plus ancienne. Nous avons signalé ces différents points au chapitre des fausses religions (V. Nos 191 et suiv.) Nous les rappelons ici brièvement. Dans le mithriacisme, le jeune dieu Mithra naît dans une grotte comme Jésus. Mais c'est surtout avec lès religions de l'Inde que la parenté du christianisme est étroite. Krishna, dieu incarné de. l'hindouisme, est adoré, à sa naissance, par des bergers et quelque temps après, il doit, comme Jésus, fuir en exil. Le Bouddha, à son tour, nous rappelle maints traits de la vie de Jésus. Avant d'entreprendre sa prédication et de commencer son rôle de libérateur, il passe quatre semaines dans la solitude où il subit les assauts du démon tentateur, Mâra. Les livres sacres de la Perse racontent également une tentation de Zoroastre. Ajoutons enfin que la résurrection de Jésus elle-même n'est pas un fait unique dans l'histoire des religions : elle a comme parallèles la mort et la résurrection de trois jeunes dieux, Osiris, Adonis et Atys.

b) Morale. — La morale chrétienne ne présenterait pas, d'après les rationalistes, de caractère plus original. Elle serait, en grande partie, une adaptation de la morale stoïcienne et de la morale de Zoroastre. Bien plus, le christianisme ne serait même pas neuf sur le terrain de l’ascétisme. Les conseils évangéliques, — le célibat volontaire, la pauvreté volontaire et la vie commune, — auraient été mis en pratique avant l'Évangile : nous avons vu en effet que le bouddhisme a ou ses moines longtemps avant le christianisme (V. N° 195).

c) Culte. — 1. L'on prétend retrouver les sept sacrements dans le mithriacisme. Le bouddhisme et le brahmanisme ont également la confession des fautes. La communion qui fait partie intégrante du sacrifice eucharistique a pour pendant dans les cultes païens l'usage de participer aux victimes immolées à la divinité. — 2. Le culte des saints et des images correspond, dit-on, au culte des dieux et des idoles. — 3. Le christianisme a emprunté au paganisme tous ses rites et toutes ses cérémonies ; il adore et implore la divinité de la môme façon, par les mêmes signes extérieurs, par les mêmes gestes, voire par les mêmes formules. Les ex-voto qui recouvrent les murs des églises célèbres, et qui sont des marques de faveurs obtenues, ont leurs analogues dans le paganisme : les monuments d'actions de grâces abondaient près du temple d'Esculape à Épidaure et près du temple de Jupiter à Dodone. Donc, concluent les rationalistes, sur ce point comme sur les autres, la religion chrétienne n'a rien innové ; elle est une copie évidente des autres cultes.


278. — B L'INTERPRÉTATION DU FAIT. — Des ressemblances qui existent entre le christianisme et les autres religions, les rationalistes s'empressent de tirer la conclusion que le premier est l'emprunteur. Mais c'est précisément ce qu'il s'agirait de démontrer, car il va de soi que le plagiat ne se présume pas, il faut en faire la preuve. Or c'est chose facile de noter les ressemblances ; ce qui est plus difficile c'est d'établir la filiation. En reprenant les trois divisions : dogme, morale et culte, nous allons voir que cette filiation n'existe pas ou qu'elle s'explique par des raisons valables.

a) Dogme. — 1. Que les vérités naturelles, telles que l'unité et l'immortalité de l'âme aient été enseignées par des philosophes antérieurs au christianisme, cela se conçoit, puisque la raison peut, par ses seules forces, découvrir ces vérités. L'on pourrait cependant remarquer qu'elles ont été rarement connues sans mélange d'erreur. Ainsi Platon, tout en reconnaissant une Divinité suprême, est dualiste. Aristote rejette la Providence, Sénèque paraît plutôt panthéiste, et presque tous ont représenté la Divinité comme soumise à l'aveugle Destin.

Mais on objecte aussi que le monothéisme, l'immortalité de l'âme, la croyance à une vie future, étaient déjà les éléments essentiels de la religion juive. Assurément, et ce serait un contresens de vouloir en tirer parti contre le catholicisme, puisque celui-ci est le premier, non seulement à admettre sa parenté, mais à affirmer cotte filiation comme un de ses dogmes.

Les ressemblances d'ailleurs s'arrêtent là. Et si nous voulions relever les divergences entre les deux religions, établir le contraste entre le rigorisme, l'orgueil et la justice austère des Pharisiens, d'une part, et d'autre part, la bonté, l'humilité la charité inépuisable de Jésus, nous forcerions nos adversaires à confesser que la religion chrétienne, tout en étant une évolution de la religion juive, a accompli un tel progrès qu'elle peut être considérée comme une religion tout à fait neuve et originale.

2. Le point important de l'objection rationaliste concerne évidemment les trois dogmes de la Trinité, de l’Incarnation et de la Rédemption, c'est-à-dire ce qui paraît être le fond propre de la religion chrétienne. Remarquons tout d'abord que ces trois dogmes ont leur fondement dans les Livres sacrés du Nouveau Testament et en particulier dans les Evangiles. Pour démontrer que 1p christianisme a emprunté des dogmes, il faudrait donc faire la preuve que les documents de la révélation chrétienne n'ont pas de caractère original, qu'ils portent des traces d'importation étrangère. Or si l'on rapproche nos Livres sacrés de ceux de l'Inde et de la Perse, on constate aisément, par la critique interne, que les premiers n'ont pas été influencés par les seconds.

Par ailleurs, les ressemblances signalées sont-elles si complètes que l'on puisse dire que les dogmes du christianisme sont empruntés? « Ne consistent-elles pas fort souvent en de simples analogies très éloignées, de telle sorte qu'il y ait entre les éléments correspondants du christianisme et des autres cultes autant de différence que de ressemblance?... Nous voyons dans plusieurs religions l'idée d'une trinité divine, mais entre les triades païennes, vagues et changeantes, composées généralement d'un père, d'une mère et d'un fils, et la conception de la Trinité chrétienne, il y a un abîme. Sur un grand nombre de points il est possible de constater, à côté des ressemblances, des différences aussi grandes. »[79]

L'on pourrait s'étonner encore que l’idée d'un libérateur se retrouve en dehors du christianisme, que Çakya-Muni, par exemple, se soit donné, avant Jésus, pour le .sauveur de l'humanité. Mais il convient de se rappeler que l'attente messianique avait dépassé les bornes du territoire juif. Cette idée, dont les prophètes avaient été les ardents propagateurs, avait pénétré partout. Elle faisait écho du reste aux sentiments du cœur humain. A la vue de ses misères et de ses fautes, devant la crainte des châtiments futurs, l'homme ne conçoit-il pas, comme d'instinct, le désir et l'espoir de la délivrance? « Or qu'arrive-t-il, dit l'abbé de Broglie, lorsque les hommes animés de ces sentiments se trouvent privés du bienfait de la révélation véritable et de la religion divine? Il arrive naturellement qu'ils cherchent ce qui leur manque, qu'ils le créent, qu'ils l'imaginent selon leurs lumières et leurs forces Sentant le besoin d'une révélation, ces hommes écouteront le premier prophète venu, sans vérifier ses titres ; sentant le besoin d'un libérateur ils écouteront celui qui dira qu'il peut, qu'il veut les sauver. Sentant le besoin d'émotions religieuses, ils organiseront des cérémonies, des chants capables de les leur inspirer. Croyant au surnaturel, ils s'adresseront à des êtres invisibles pour obtenir d'eux la santé et la richesse... Ainsi se développeront les fausses religions où il y aura toujours une part d'imposture, et où le bien sera mêlé au mal.»[80] Quant aux circonstances historiques des dogmes. c'est-à-dire à tout ce qui porte sur la vie et les actes des fondateurs, les rapprochements signalés plus haut sont loin d'être défavorables au christianisme. Sans parler du mithriacisme qui s'est propagé dans l'Empire romain à la même époque que le christianisme et que les apologistes chrétiens ont pu accuser de plagiat sans recevoir de démenti (V. N° 191), l'on ne saurait regarder la vie du Bouddha comme un modèle sur lequel les Évangélistes auraient calqué la vie du Christ. Au contraire, la biographie de Çakya-Muni est relativement moderne dans la littérature de l'Inde, la rédaction définitive n'en ayant pas été faite avant le XIIe siècle de notre ère. Pour démontrer que le christianisme est tributaire du bouddhisme, il faudrait donc prouver que les livres actuels qui contiennent la vie du Bouddha sont identiques aux originaux ; et c'est ce qui n'a pas été fait. Il n'y a pas lieu davantage de nous arrêter au parallélisme qu'on a voulu établir entre la résurrection de Jésus dont nous avons apporté précédemment les preuves indiscutables, et la mort et la résurrection des dieux mythologiques, Osiris, Adonis et Atys, lesquelles ne sont autre chose que des symboles, destinés à figurer la succession des saisons, la mort apparente de la nature en hiver et sa résurrection au printemps.

b) Morale. — La morale chrétienne n'a aucunement la prétention d'être en tous points une morale nouvelle. Les préceptes fondés sur la nature des choses et imposés par la raison ne sont pas sa propriété exclusive. Il ne faut donc pas s'étonne des rapports qu'elle peut avoir avec d'autres morales, comme celle des stoïciens et celle de Zoroastre. Au surplus, la morale chrétienne les dépasse, tant dans l'ensemble de ses préceptes et de ses conseils que dans les motifs qui l'inspirent. Ainsi les stoïciens, tout en recommandant la pratique du bien comme la condition unique du bonheur, ne poursuivent que leur propre félicité ; ils ne connaissent pas la pitié à l'égard du prochain. D'autre part, en nous imposant comme premier devoir de supprimer le sentiment et de n'écouter que la raison, ils vont à l'encontre de la nature humaine et nous proposent une morale impraticable. Combien la morale du Christ, basée sur l'amour de Dieu et du prochain, compatissante à la faiblesse et indulgente aux défaillances, toujours guérissables par le repentir, est plus humaine et meilleure, on ne saurait le mettre en doute.

Mais on dit encore qu'il y a eu dans l'Inde des moines qui ont pratiqué les conseils évangéliques avant et tout aussi bien que les ascètes chrétiens. Nous voulons bien l'admettre, mais tout au plus peut-on en conclure que la nature humaine a été la même dans tous les temps et sous tous les cieux, qu'il y a toujours eu des âmes d'élite qui ont aspiré à un idéal de perfection, et que leurs instincts religieux leur ont découvert les mêmes moyens d'y parvenir.

c) Culte. 1. Nous n'avons pas à répondre à l'objection qu'on tire des ressemblances qu'il peut y avoir entre les sept sacrements chrétiens et les sept degrés de l'initiation mithriaque, puisque le mithriacisme n'est pas antérieur au christianisme, et que, s'étant répandu à Rome, il a pu entrer facilement en contact avec la religion de Jésus et lui emprunter ses rites. — 2. Quant au culte des saints et des images que l'on rapproche du culte des dieux et des idoles, les deux s'expliquent par la tendance de la nature humaine « à multiplier les objets de culte et à choisir des objets visibles de vénération religieuse : cette tendance, abandonnée à elle-même, a produit dans l'antiquité païenne le polythéisme et l'idolâtrie. Dans l'histoire du christianisme, ces mêmes aspirations, gouvernées et dirigées pari Esprit-Saint et par l'Église, ont trouvé leur satisfaction dans un culte de vénération envers les saints, distinct du culte d'adoration qui est réservé à Dieu seul, et dans l'usage légitime d'images qui ne sont nullement des idoles »[81]. S’il est arrivé parfois que la distinction entre le culte de Dieu et celui des saints n'a pas été suffisamment établie et que le culte d'un saint a remplacé purement et simplement le culte d'un dieu local sans qu'il y eût de différence dans la manière de vénérer l'un et d'adorer l'autre, ce sont là des abus qui sont imputables à l'ignorance des nouveaux convertis, et non à la religion elle-même. — 3. On allègue enfin l'identité des cérémonies du culte chrétien et du culte païen pour accuser le premier de plagiat. A supposer que la liturgie chrétienne ait emprunté tous ses rites secondaires soit au culte juif, soit au culte païen, c'est-à-dire en somme, au milieu dans lequel elle pénétrait, et qu'elle les ait adaptés à ses besoins, il n'y aurait pas là de quoi l'accuser de plagiat. Les cérémonies, en tant que formes extérieures par lesquelles l'homme se propose d'adresser ses hommages à la divinité, sont du domaine public. Pourquoi voudrait-on refuser à la vraie religion le droit de faire usage, par exemple, des encensements, des processions, des chants, des vêtements sacerdotaux, sous prétexte que d'autres cultes les auraient employés avant elle ? La nature humaine étant la même partout, comme nous le disions plus haut, comment trouver étrange qu'elle traduise ses sentiments d'une manière identique ? « L'homme qui se sent coupable et malheureux se tourne naturellement vers son Créateur, vers une puissance invisible capable de le délivrer. A quelque race qu'il appartienne, il risque fort d'imploré! la miséricorde divine dans les mêmes sentiments et presque dans les mêmes termes. L'attitude de la prière, les manifestations extérieures du respect et de l'humilité sont à peu près les mêmes partout : on lève les bras au ciel, on se prosterne ; plus est grand le désir d'obtenir une grâce, plus on insiste en répétant la même formule dans une sorte de litanie... Il est assez naturel de porter solennellement en procession les images de ceux qu'on veut présenter à la vénération publique. La purification, réelle ou symbolique, au moyen d'ablutions, la transmission d'un pouvoir ou d'une influence par l'imposition des mains et bien d'autres pratiques religieuses sont autant de choses très conformes aux dispositions de la nature humaine. Il est puéril de s'étonner des similitudes en pareille matière et de les noter avec empressement comme une découverte ; ou de se laisser prendre à quelques traits extérieurs de ressemblance entre certaines images, et de vite conclure à une imitation. »[82]


CONCLUSION. — Tout ceci nous amène à la double conclusion suivante : — l. que les points de ressemblance entre le christianisme et les autres religions antérieures ne sont pas aussi caractéristiques que le voudraient les historiens rationalistes des religions, que les divergences qui se mêlent aux ressemblances sont souvent plus importantes ; et — 2. que les conclusions adoptées par les rationalistes dépassent les prémisses, et que par conséquent, le christianisme ne peut être accusé de plagiat sur aucun point, sauf, si l'on veut, sur les questions telles que les vérités naturelles et les accessoires du culte, qui font partie du domaine commun de l'humanité.


Art. II. — La rapide diffusion du Christianisme.

279. — État de la question. — La rapide diffusion du christianisme a toujours été considérée par les apologistes comme un solide argument en faveur de son origine divine. Cependant, la question n'a pas toujours été vue par eux sous le même angle. Dans le rapide essor du christianisme tous ont reconnu la main de la Providence, mais comme celle-ci a deux modes d'action, et qu'elle mène le monde, soit par le moyen des causes secondes, soit en dehors et au-dessus d'elles, l'on comprend qu'il y ait eu divergence de vue sur l'interprétation des faits.

Les apologistes qui adoptent la première hypothèse, font une part très large aux circonstances favorables à la propagation du christianisme. De l'admirable enchaînement des causes secondes qui ont permis à la religion nouvelle de faire une pénétration si rapide, ils remontent à la Cause suprême « qui prépare les effets dans les causes les plus éloignées »[83], de la même façon que de l'ordre du monde l'on peut conclure à un sage ordonnateur. Une telle hypothèse, bien que supposant l'action continue de Dieu, est exclusive du miracle. Elle est du reste parfaitement soutenable, mais elle a, à notre époque, le grave inconvénient de prêter des armes à nos adversaires, qui, partant de là, exagèrent, d'un côté, les circonstances favorables à la rapide diffusion du christianisme, 3t de l'autre, affaiblissent les obstacles qui s'opposaient à ses progrès, pour pouvoir aboutir à cette conclusion que la propagation du christianisme s'explique très bien par des causes naturelles et en dehors de Dieu.

La seconde hypothèse, qui est celle que nous exposerons, tout en laissant aux causes humaines la part qui leur revient, les regarde comme impuissantes à produire de tels effets et suppose par conséquent qu'il a dû s'y ajouter un élément divin ; en d'autres termes, elle prétend qu'il y a eu disproportion entre les moyens employés et les résultats obtenus, donc, miracle d'ordre moral.

Mais que faut-il entendre par miracle d'ordre moral ? Pour bien saisir le sens de cette expression, il faut se rappeler que tous les êtres créés obéissent à des lois propres à leur nature : les êtres sans raison à des lois nécessaires, les êtres raisonnables à des lois morales où la liberté joue son rôle. Ainsi, des leçons que l'histoire tire de la marche des événements, il résulte que l'on peut considérer comme une loi morale qu'une masse d'hommes ne changent pas d'opinion ni de mœurs, lorsque leurs passions, leurs intérêts et surtout leur vie sont en jeu. Si le changement se produit, il faut donc l'attribuer à une intervention spéciale de Dieu, et non aux causes secondes, et de ce fait, recourir à l'hypothèse du miracle moral. D'où il suit que le miracle moral, c'est tout fait qui, ne s'expliquant pas par les lois ordinaires de l'histoire, suppose, comme condition nécessaire, l'intervention spéciale de Dieu.

Pour démontrer le bien-fondé de cette hypothèse, nous avons dès lors à établir: 1° le fait même de la rapide diffusion du christianisme, et 2° le caractère surnaturel de ce fait.


§ 1. — Le fait de la rapide diffusion du christianisme.

280 — La diffusion du christianisme peut être envisagée au point de vue du développement numérique et géographique, et au point de vue de l'expansion sociale.


1° Développement numérique et géographique. — Le christianisme se donnant comme une religion universelle, il importe de distinguer entre le nombre des nouveaux convertis et l'importance du territoire conquis.


A. LE NOMBRE. — Notre enquête sur l'expansion numérique du christianisme s'arrêtera au début du IVe siècle. A cette époque, en effet, les conquêtes de la nouvelle religion sont, non pas certes définitives, mais elles ont pris une importance telle, qu'elles ont forcé le pouvoir impérial, représenté par Constantin, à la tolérance d'abord par l'édit de Milan (313), puis à la bienveillance, et enfin au patronage officiel. Il devient dès lors difficile de faire le départ, dans le développement du christianisme qui s'intensifie chaque jour, entre ce qui peut être attribué aux causes secondes, c'est-à-dire aux auxiliaires humains, et ce qui semble impliquer une intervention spéciale de Dieu. En d'autres termes, le miracle moral n'est discernable que dans les trois premiers siècles où le christianisme, laissé à ses seules ressources, rencontre devant lui des obstacles humainement insurmontables.

a) Au 1er siècle — Nous avons, pour nous renseigner sur la marche de l'Évangile, le témoignage des auteurs sacrés et celui des auteurs profanes. — 1. Témoignage des auteurs sacrés. C'est aussitôt après la descente du Saint-Esprit, le jour de la Pentecôte, que se place le berceau du christianisme. Les Actes des Apôtres rapportent que les deux premiers discours de Pierre font cinq mille convertis (Act, ii, 41 ; iv, 4). Ailleurs, ils parlent « de milliers de Juifs convertis » (Act., xxi, 20). Dans l'Apocalypse (I, 11) il est fait mention de sept Églises. Les progrès de la nouvelle doctrine sont si rapides que la finale de saint Marc constate que, selon l'ordre donné par Jésus, d'annoncer dans le monde entier l'Évangile du royaume (Mat., xxiv, 14), « les disciples partirent et prêchèrent en tous lieux» (Marc, xvi, 20). Saint Paul, à son tour, entre 53 et 57, c'est-à-dire vingt ans environ après l'Ascension de Notre-Seigneur, ne craint pas d'écrire aux Romains que « leur foi est annoncée dans le monde entier» (Rom., i, 8). — 2. Témoignage des auteurs profanes. Tacite et Suétone parlent de nombreux chrétiens qui périrent par la persécution de Néron, en l'an 64.

2) Au IIe siècle, — 1. Nous avons, tout au début du IIe siècle, vers 112, l'important témoignage de Pline le jeune. Api es avoir parcouru, en vertu de ses fonctions de légat impérial, les vastes provinces de Bithynie et du Pont, il écrit une lettre-rapport à Trajan, dans laquelle il lui exprime sa surprise d'avoir rencontré « de nombreux chrétiens de tout âge, de tout sexe et même de tout rang, et d'avoir constaté que les temples des dieux étaient presque abandonnés, les sacrifices depuis longtemps interrompus, les victimes destinées aux dieux ne trouvant plus que de rares acheteurs ». — 2. Témoignage des Pères. Saint Justin, philosophe célèbre de l'école de Platon, converti au christianisme, déclare dans son Dialogue avec Tryphon, qu'« il n'y a pas une seule race d'hommes, soit barbares, soit grecs, ou de quelque nom qu'ils s'appellent, Scythes qui vivent sur les chars ou nomades qui habitent sous la tente, chez qui ne soit invoqué le nom de Jésus-Christ ». Saint Irénée, vers 170, voulant prouver l'unité de l'Église, la montre répandue par tout l'univers : « Les langues sont diverses dans le monde, écrit-il, mais la tradition de la foi est partout la même. Ni les Églises qui s'élèvent en Germanie n'ont une autre foi ou une autre tradition, ni celles qui sont en Ibérie ou chez les Celtes, ni celles qui sont vers le Levant, ni celles qui sont en Egypte, ou en Libye, ni celles qui sont vers le centre du monde (c'est-à-dire vers la Palestine)». A la fin du IIe siècle, vers 197, Tertullien écrit dans son Apologétique, c. xxxvii, n° 124 : Nous ne sommes que d'hier et nous remplissons tout votre empire, vos cités, vos maisons, vos places fortes, vos municipes, les assemblées, les camps mêmes, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le forum, nous ne vous laissons que vos temples. » Et Tertullien ajoute même, plus loin : « Il est évident que si les chrétiens voulaient se révolter, ils seraient plus redoutables que les Maures, les Parthes ou les Marcomans ; ou si seulement ils venaient à se retirer de l'Empire, les païens seraient effrayés de leur solitude ; il y aurait un silence et une sorte de stupeur comme si le monde était mort. »

Que, dans les paroles de Pline le Jeune, aussi bien que dans celles de saint Justin, de saint Irénée et de Tertullien, il y ait une part à faire à l'exagération et à l'emphase oratoire, la chose ne semble pas contestable, mais l'amplification n'équivaut pas à la falsification de la vérité. La preuve c'est que plus tard, vers 212, le même Tertullien, écrivant au proconsul d'Afrique Scapula pour protester contre une reprise de persécution, parle de « l'immense multitude » des chrétiens formant déjà « presque la majeure partie de chaque cité », paroles qui ne s'expliqueraient pas, et qui, en de telles circonstances, seraient bien maladroites si elles allaient ouvertement contre la réalité des choses.

c) Au IIIe siècle. Un des plus précieux témoignages du me siècle est celui d'Oui gène qui, après avoir écrit, dans sa IXe homélie sur la Genèse, qu'il n'y avait « presque aucun lieu qui n'eût reçu la semence de la parole divine», avouait, avec une loyauté digne d'un historien moderne, que «la fin du monde était encore loin, puisque l'Évangile n'avait pas encore été prêché partout». Un autre témoignage de la même époque doit être rappelé, quoique moins précis et moins mesuré que le précédent ; c'est celui de saint Cyprien qui compare l'Église de son temps au soleil dont les rayons éclairent tout le monde, à un arbre dont les rameaux couvrent toute la terré, à un fleuve qui répand ses eaux de tous côtés.

Nous arrivons ainsi au début du IVe siècle où nous entendons, d'un côté, le païen Porphyre qui se plaint de trouver des chrétiens partout, et de l'autre, l'historien Eusèbe, évêque de Césarée, qui proclame que le Christ est adoré dans le monde entier. D'ailleurs les nombreux conciles, — on en compte plus de cinquante avant le concile œcuménique de Nicée en 325, — qui se sont tenus de toutes parts, à Rome, en Afrique, dans les Gaules, en Espagne, en Grèce, dans la Palestine, etc., sont une preuve évidente que le christianisme était déjà en pleine floraison ayant la conversion de l'empereur Constantin.


281.— B. LE TERRITOIRE CONQU1S. —Les documents qui contiennent l'histoire du christianisme aux trois premiers siècles, nous le montrent répandu partout dans le vaste Empire romain, qui comprenait presque l'Europe tout entière et une grande fraction de l'Afrique et de l'Asie. Si l'on classe les provinces par rapport au nombre de leurs chrétiens, M. Harnack pense qu'on peut les partager dans les quatre groupes suivants : — a) Le premier groupe, où le christianisme comptait presque la moitié des habitants et formait la religion dominante, comprend l’Asie Mineure actuelle, la partie sud de la Thrace, l'île de Chypre, l'Arménie, la ville et le territoire d'Edesse. — b) Le deuxième groupe se compose des provinces où le christianisme a gagné une partie notable de la population et peut rivaliser avec les autres religions : ce sont Antioche et la Célé-Syrie, l'Egypte et la Thébaïde, surtout Alexandrie, Rome avec des parties de l'Italie centrale et méridionale, l'Afrique proconsulaire et la Numidie, l'Espagne, les principales parties de la Grèce et la côte méridionale de la Gaule. — c) Le troisième groupe formé des provinces où le christianisme était peu répandu, comprend la Palestine, la Phénicie, l'Arabie, quelques districts de la Mésopotamie, l'intérieur de la Péninsule grecque avec les provinces danubiennes, le nord et l'est de l'Italie, la Mauritanie et la Tripolitaine. — d) Le quatrième groupe, composé des provinces où le christianisme est tout à fait clairsemé et pour ainsi dire inexistant, embrasse les villes de l'ancienne Philistin, les côtes nord et nord-ouest de la mer Noire, l'ouest de la haute Italie, le contre et le nord de la Gaule, la Belgique, la Germanie et la Rhétie, peut-être aussi la Bretagne et la Norique.


282. — 2° Diffusion sociale. — Après avoir établi l'expansion numérique et géographique du christianisme, il importe de savoir quelle était la qualité ou la valeur sociale de ses adeptes, car il va de soi que si le nom-Tire est une force, la qualité en est une autre. En principe, le christianisme, étant une religion universelle, s'adresse à toutes les classes de la société. — 1. Or il est indéniable que la diffusion de la religion chrétienne s'est faite, à l'origine, surtout parmi ce qu'on peut appeler la classe des petites gens. Saint Paul écrit en effet aux Corinthiens qu'il n'y a parmi eux « ni beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles» (I Cor., i, 26). Il s'en glorifie d'ailleurs, puisqu'il ajoute que « Dieu a choisi ce qui était faible pour confondre les forts », c'est-à-dire l'orgueil et la fausse science du monde. Malgré cela, ce serait une erreur de croire que le premier noyau chrétien ne se composait que de gens de basse condition. — 2. Il y eut, au contraire, et dès la première heure, quelques personnages de marque : à Chypre, le proconsul Sergius Paulus (Act., xiii, 7, 12) ; à Athènes Denis l'aréopagite (Act., xvii, 34), convertis tous ceux par saint Paul ; à Thessalonique plusieurs fermes de haut rang (Act., xvii, 4, 12). À Rome, on peut citer Pomfonia Graecina dont Tacite raconte qu'elle fut accusée de superstition étrangère (Ann., xiii, 32), Agilius Glabrion, sénateur et personnage consulaire, que Domitien fit mettre à mort. En Bithynie, il y avait, suivant la lettre de Pline dont il a été question précédemment, des chrétiens appartenant à tous les rangs de la société. La un du IIe siècle marque surtout un accroissement notable du christianisme dans les rangs de l'aristocratie romaine ; les épitaphes que l'on a retrouvées dans un des plus anciens hypogées de Rome, et qui portent les noms des Caecilii, des Attici, des Annii, des Pomponii, des Aurelii, illustres familles de l'époque, en font foi. — 3. A côté des représentants de la richesse, nous trouvons ceux de la science. Dès les temps apostoliques, les Actes signalent « un Juif nommé Apollos, originaire d'Alexandrie, homme éloquent et versé dans les Écritures» (Act., xviii, 24). Plus tard, les apologistes étaient tous des hommes de grande culture ; il suffit de nommer Tertullien, juriste distingué, et Origène, esprit d'une rare puissance. — 4. A la cour, la doctrine chrétienne eut aussi ses partisans. Saint Paul parle des chrétiens « de la maison de César» (Phil., iv, 22), de ceux « de la maison d'Aristobule et de Narcisse» (Rom., xvi, 10, 11). A la fin du Ier siècle, Flavius Clemens, le cousin de l'empereur Domitien, est chrétien ainsi que ses enfants qui sont les héritiers» présomptifs du trône. Le nombre des chrétiens augmente surtout dans l'entourage des empereurs plus libéraux, Constance Chlore et Licinius. — 5. Dans l'armée, le recrutement était difficile, la douceur évangélique paraissant sans doute incompatible avec la profession des armes. Cependant, sous Marc Aurèle, la douzième légion (fulminata) comptait un grand nombre de chrétiens ; c'est de ses rangs que sortirent plus tard les quarante martyrs de Sébaste. Au iv siècle, la christianisation de l'armée était suffisamment accomplie pour que Constantin pût arborer la croix sur ses étendards. — 6. Après avoir parlé des chrétiens en général et sans distinction de sexe, il est juste d'accorder une mention spéciale aux femmes, en raison du rôle important qu'elles jouèrent dans la primitive Église. De nombreux noms de femmes sont rapportés par les Actes des Apôtres, entre autres celui d'une personnalité importante, Priscille, femme d'Aquila (Act., xviii, 2 et 26). Les salutations qui terminent les Épîtres de saint Paul comprennent généralement des noms de femmes : l'Epître aux Romains spécialement en contient huit contre dix-huit noms d'hommes. Saint Paul se préoccupe des mariages mixtes (I Cor., vu, 12) et de la tenue des femmes dans les assemblées (I Cor., xi, 5), et l'on sait que, de bonne heure, il fut institué un corps de vierges chrétiennes et de diaconesses.


Conclusion. — De ce bref aperçu, il est permis de conclure que le christianisme a fait une pénétration rapide presque dans le monde entier, et que, s'il a trouvé plus d'adeptes dans la classe ordinaire, il n'a jamais été la religion d'une caste ni d'un parti. Il a été, dès les premiers jours, une religion universelle et une véritable puissance morale.


§ 2, — Le caractère surnaturel du fait.

283. — Le fait de la rapide diffusion du christianisme à travers le monde s'explique-t-il par des causes naturelles, tant extrinsèques qu'intrinsèques, c'est-à-dire tirées soit du milieu où le christianisme pénétrait, soit de la doctrine elle-même? Ou bien suppose-t-il une intervention spéciale de Dieu et faut-il conclure qu'il y a eu miracle d'ordre moral?

Pour résoudre le problème, il suffit de savoir s'il y a, oui ou non, juste proportion entre les moyens employés et les résultats obtenus. Comme on le devine bien, tous les rationalistes répondent par l'affirmative, quoi qu’ils se divisent sur le caractère et sur le nombre des causes qu’ont produit la rapidité du développement chrétien. Les apologistes catholiques soutiennent la thèse contraire. Avant d'exposer les arguments que font valoir ces derniers, il convient, en toute justice, que nous passions en revue les circonstances favorables invoquées par nos adversaires.


284. — 1° Thèse rationaliste. Explication naturelle des faits. — D'après M. Harnack[84], le succès de la nouvelle religion était normal, tant il y avait adaptation et harmonie entre le milieu et la doctrine.


A. LE MILIEU. — Le christianisme s'est propagé dans deux sortes de milieux : le milieu juif et le milieu païen.

a) Le milieu juif. — Sous ce nom il faut entendre non seulement les Juifs qui habitaient la Palestine, ou Juifs palestiniens, dont la langue était le dialecte araméen, mais les Juifs helléniques, c'est-à-dire tous ceux qui, à partir de l'exil de Babylone, avaient essaimé dans le monde gréco-romain et qui ne parlaient que le grec. Ces derniers, au début de l'ère chrétienne, formaient une population importante dans les centres principaux de l'Empire romain ; on trouvait des communautés juives ou juiveries à Antioche, à Damas, à Smyrne, à Éphèse, à Thessalonique, à Athènes, à Corinthe, à Alexandrie, à Rome. L'ensemble des communautés constituait ce qu'on a appelé la Diaspora, d'un mot grec qui veut dire dispersion. Chaque juiverie avait sa synagogue ; elle y menait sa vie religieuse comme dans la mère-patrie, restant inviolablement attachée à ses institutions, à son culte et à ses espérances Toutefois, bien que gardant leur individualité de race et évitant tout contact avec les païens sur le terrain religieux, les Juifs avaient, par l'élévation de leur doctrine monothéiste, exercé une assez forte influence autour d'eux. Ils avaient même détaché des cultes païens bon nombre d'âmes droites qui, désabusées des erreurs idolâtriques, avaient reconnu le vrai Dieu et s'étaient affiliées au Judaïsme par la circoncision et l'observance des prescriptions mosaïques[85].

Il est donc incontestable, concluent les rationalistes, que la Diaspora favorisa les débuts du christianisme en lui fournissant les cléments des premières chrétientés. — Contentons-nous de remarquer ici que les apologistes chrétiens reconnaissent le fait de cette première circonstance favorable à l'éclosion du christianisme, mais toute la question revient à savoir si la chose doit être regardée comme l'effet du hasard ou comme une heureuse disposition de la Providence.

b) Le milieu païen. — Le monde païen, de beaucoup plus considérable que le monde juif, constituait l'ensemble de l'Empire romain. Nous allons voir quels avantages il offrait à la pénétration chrétienne, tant au point de vue politique et général, qu'au point de vue religieux.

1. Au point de vue politique, on peut regarder comme circonstances favorables : — 1) l'unité politique de l'Empire romain embrassant la presque totalité du monde civilisé : ainsi le terrain semblait préparé pour une Eglise catholique ; — 2) la paix universelle indispensable à la propagation religieuse ; — 3) L’usage général de la langue grecque. L'hellénisme, regardé comme la plus haute forme de civilisation, avait créé l'unité de langue et d'idées ; — 4) la facilité des communications qu'assuraient les multiples voies romaines et la navigation méditerranéenne.

2. Au point de vue religieux, le paganisme se trouvait en pleine décadence. Personne ne croyait plus à son absurde et grossière mythologie, et le seul culte qui eût gardé quelque faveur était celui de Borne et de l'empereur, c'est-à-dire le culte de la force. Cependant, toute préoccupation religieuse n'avait pas disparu. Depuis les conquêtes de l'Asie et de l'Egypte, les religions orientales avaient au contraire provoqué un réveil des âmes, et les cultes de Cybèle, Isis, Adonis, Astarté, Mithra avaient « empêché », dit Mgr Duchesne, « le sentiment religieux de mourir» et lui avaient « permis d'attendre la renaissance évangélique »[86]. Tous ces cultes, du reste, vivaient côte à côte, en bonne harmonie, et il était admis qu'on pouvait les pratiquer tous à la fois, si bien qu'il s'était produit entre toutes ces croyances diverses une sorte de fusion qu'on désigne généralement sous le nom de syncrétisme[87] gréco-romain. Au contact de ces religions étrangères, le monde païen avait fait plus que de garder sa foi en la divinité ; ses idées sur Dieu, sur le monde et sur l'âme, s'étaient épurées. Les esprits étaient donc prêts, disent les rationalistes, à accepter une religion plus spirituelle.


285. — B. LA DOCTRINE CHRÉTIENNE. — Tel était le milieu où la semence chrétienne allait être jetée Voyons si celle-ci avait toutes les qualités voulues pour y germer, croître et se développer. D'après les rationalistes, la doctrine chrétienne était tout ce qu'il y a de plus adapté au milieu qui devait la recevoir — a) Si on la considère dans son dogme, elle était à la fois simple et complexe, claire et mystérieuse, pouvant se résumer en quelques brèves formules on s'épanouir en riches aperçus, présentant une telle variété d'aspects qu'elle était apte à satisfaire les besoins religieux de toutes les âmes. Au lion des froides divinités païennes, elle montrait un Dieu unique, créateur et maître tout-puissant, un Dieu qui n'était lié à aucune race ni à aucun peuple, Dieu et Père en même temps Fère dont la bonté était allée jusqu'à donner son Fils unique, lequel après voir passé sur la terre en taisant le bien, s'était offert en sacrifice pour le rachat des péchés de l'humanité. — b) Si on le considère dans sa morale, le christianisme, en professant que tous les hommes sont frères dans le Christ, apportait l’Évangile de l’amour. Il proclamait la grande loi inouïe jusque-là, de la fraternité universelle qui n'exclut personne pas même les ennemis ; loi d'où découlent tous les devoirs sociaux : la charité, la solidarité, le dévouement la miséricorde et le pardon des injures. — c) Si nous la considérons dans son culte, la doctrine chrétienne n'est pas moins salutaire. Le Christ ne s'est pas contenté de prêcher l’Évangile du salut et de la guérison, il l'a réalisé. Il a guéri les malades, i1 a consolé les affligés et relevé les pécheurs. Il a été vraiment le Sauveur et il le reste toujours par les Sacrements qu'il a institués : c'est ainsi que le Baptême est un bain salutaire qui donne une vie nouvelle et engage les âmes dans la voie de l'immortalité bienheureuse. Or, pour atteindre une si radieuse perspective, les âmes comprirent aisément qu'elles devaient être pures et saintes, et par conséquent, qu'elles devaient pratiquer la continence, et renoncer au monde, aux plaisirs, aux richesses. Appliquant ces principes à la lettre, les chrétientés primitives ne souffrirent dans leur sein aucun membre impur ; luttant contre tous les désordres sociaux, elles défendirent le luxe, les théâtres et les spectacles. — d) Si l'on considère la religion chrétienne, non plus dans sa substance, mais dans son mode d'enseignement, elle est tout ensemble la religion de l'autorité et de la raison. D'une part, elle s'impose par la foi, par une foi absolue qui ne souffre pas la discussion. Or ce dogmatisme intransigeant devait lui gagner bien des âmes, trop heureuses d'être délivrées de leur doute, et de rencontrer une doctrine qui leur apportait la lumière complète sur Dieu, sur le monde et sur leur destinée. D'autre part, la raison n'était pas sacrifiée ; il lui revenait de montrer l'harmonie des mystères et leur conformité avec la nature humaine. Ainsi, concluent les rationalistes, l'on peut voir avec quelle richesse et quelle complexité la doctrine chrétienne apparut dès l'abord au monde païen. Renfermant en soi tout ce qui peut être demandé à une religion, elle a capté toutes les forces et toutes les idées pour les mettre à son service.

Ces conclusions, nous nous garderons d'autant plus de les contredire que nous sommes les premiers à proclamer l'excellence de la doctrine chrétienne et à regarder la transcendance de l'enseignement du Christ comme une présomption en faveur de son origine divine.


286. — 2° Réfutation de la thèse rationaliste. Explication vraie.


Les circonstances favorables à la propagation du christianisme ne sauraient être mises en doute, encore que les rationalistes en exagèrent l'importance et en tirent des conclusions fausses. Car toute là question, avons-nous dit revient à savoir si les circonstances favorables ci-dessus mentionnées ne sont pas l'œuvre de la Providence, si elles n'ont pas été préparées par elle comme autant de moyens propres à ouvrir les voies à la nouvelle religion. Ce que nous voudrions démontrer maintenant, c'est que toutes les causes signalées comme éléments de succès n'auraient pas suffi à produire de tels effets, contrebalancées qu'elles étaient par la grandeur des obstacles et la petitesse des moyens employés.


287. — A. OBSTACLES.— La diffusion du christianisme rencontrai-deux sortes d'obstacles : les uns inhérents à la doctrine elle-même (obstacles intrinsèques) les autres venant du dehors (obstacles extrinsèques).


a) Obstacles intrinsèques. — Tout excellente qu'elle fût, la doctrine chrétienne ne s'adaptait pas plus à l'esprit des Juifs qu'à celui des païens — 1. Les mystères, qui composaient son dogme, étaient une rude humiliation pour la raison humaine. Plus spécialement, le mystère de la Rédemption devait choquer les esprits : il était « scandale pour les Juifs » (1 Cor., I, 23) qui attendaient un Messie glorieux et conquérant, et il était « folie pour les Gentils » qui regardaient la croix comme un objet infâme, comme une ignominie réservée à de vils esclaves. — 2. Les exigences de la morale n'étaient pas un moindre obstacle. Habitués qu'ils étaient à adorer des dieux pleins d'indulgence pour leurs vices, les païens devaient, en embrassant la religion chrétienne, renoncer aux plaisirs, aux théâtres, aux jeux, même à leurs relations de société, puisque les réunions étaient mêlées presque toujours de superstitions idolâtriques. En outre, la vie chrétienne demandait des vertus, — douceur, humilité, pitié, chasteté, — qui semblaient dépasser les forces humaines. Se convertir au christianisme, c'était donc pour tout païen rompre avec son passé, c'était sortir de son milieu, se priver de multiples jouissances, alors que les autres cultes syncrétistes n'avaient aucune exigence et n'imposaient aucun sacrifice.


b) Obstacles extrinsèques. — La nouvelle religion eut à lutter contre deux sortes d'ennemis, contre la calomnie et contre la persécution. — l.- La calomnie, Les adversaires du christianisme, mal intentionnés, allaient répétant les pires calomnies sur les croyances et les mœurs des chrétiens. Ils les accusèrent par exemple, d'adorer un dieu à tête d'âne, de se livrer, dans leurs réunions nocturnes, à des orgies sans nom. Interprétant faussement le sacrifice eucharistique, ils prétendirent que les chrétiens égorgeaient un enfant et se nourrissaient de sa chair, si bien que Tertullien fut obligé de rappeler que les chrétiens n'étaient ni des ogres ni des monstres inhumains. On les fit passer pour des athées et on les accusa d'être, par leurs impiétés et leurs sortilèges, la cause de tous les maux. — 2. La persécution. Pendant deux siècles et demi, de Néron à Constantin, les chrétiens furent en butte aux plus atroces persécutions (au nombre de dix), et ce n'est rien exagérer que de dire avec Tertullien que tout païen converti était « un candidat au martyre». M. Harnack le reconnaît d'ailleurs : « Ce serait, écrit-il, une illusion de se représenter la situation des chrétiens comme tout à fait supportable : l'épée de Damoclès restait suspendue sur la tête de chaque chrétien, et celui-ci restait toujours en face de la terrible tentation d'apostasier : car l'apostasie le rendait libre... Aussi n'a-t-on pas le droit de méconnaître le courage qu'il y avait à se faire chrétien et à vivre en chrétien ; il faut surtout glorifier la fidélité de ces martyrs qui n'avaient qu'un mot à dire ou un geste à faire pour être délivrés du châtiment et qui préférèrent la mort à cette délivrance. Dans cette interdiction légale il y avait, à n'en pas douter, un fort obstacle pour la propagande chrétienne. »[88] Il est vrai que M Harnack se reprend un peu plus loin et déclare, sans se laisser arrêter par une évidente contradiction, que « l'histoire nous apprend, qu'une religion opprimée s'accroît et grandit sans cesse et qu'ainsi la persécution est un bon moyen de propagande ». Il faudrait pourtant choisir : une mémo chose ne saurait être à la fois obstacle et circonstance favorable. Loin d'être un bon moyen de propagande, la persécution est assurément le plus rude obstacle qu'une doctrine puisse rencontrer sur son chemin. L'histoire en témoigne, contrairement à ce que prétend M. Harnack: « I1 y a des persécutions qui ont réussi, dit G. Boissier, et le sang a quelquefois étouffé des doctrines qui avaient toutes sortes de raisons de vivre et de se propager... Ne disons donc pas d'un ton si assuré que la force est toujours impuissante quand elle s'en prend à une opinion religieuse ou philosophique. »[89] Les albigeois, les vaudois, les hussites ont succombé sous les coups de la répression. Le protestantisme a disparu, là où il a rencontré l'opposition des pouvoirs publics. Le catholicisme lui-même, quand il était déchu de sa première ferveur, a été balayé par la persécution, comme il est arrivé au xvie siècle sous le règne d'Elisabeth. « Mais une fois au moins, dit encore Boissiek, en parlant du christianisme naissant, la force a été vaincue ; une croyance a résisté à l'effort du plus vaste empire qu'on ait vu ; de pauvres gens ont défendu leur foi et l'ont sauvée en mourant pour elle. »[90]


288. — B. MOYENS EMPLOYÉS. — Autant les obstacles étaient grands, autant les moyens employés étaient faibles. Nous venons de voir précédemment que la religion chrétienne n'avait à son service, comme moyens de propagande, ni les séductions de sa morale, ni la protection du pouvoir civil. Au lieu d'allécher les peuples par les séductions de la volupté et de subjuguer les esprits par la force des armes, comme le fit Mahomet, elle déclara la guerre aux passions et aux vices, et pendant trois siècles elle fut impitoyablement traquée par ses adversaires. Aussi pouvons-nous dire avec Pascal que « si Mahomet a pris la voie de réussir humainement, Jésus-Christ a pris celle de périr humainement. Et au lieu de conclure que, puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ a bien pu réussir, il faut dire que, puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ devait périr. »[91]

N'ayant pour elle ni les attraits séducteurs de sa morale, ni la force des armes, la nouvelle religion avait-elle au moins à sa disposition l’éloquence de ses prédicateurs? Douze hommes, appartenant à une race mal vue, douze Juifs, sans crédit, sans argent et sans puissance, presque tous illettrée, parlant mal la langue grecque, comme leurs écrits le prouvent ; même saint Paul, saint Jean et saint Luc qui sont des esprits de plus grande envergure, sont, sur ce point, inférieurs aux philosophes-grecs ou latins de l'époque. Voilà les seuls instruments que le Christ a choisis pour faire la conquête du monde. Da reste, les apôtres de la nouvelle religion ne se targuent pas de gagner les esprits par la logique et la force des arguments, et saint Paul ne se fait pas scrupule de dire que « Dieu a choisi ce qui était insensé aux yeux du monde pour confondre les sages, la bassesse et l'opprobre du monde, ce qui n'est rien, pour réduire au néant ce qui est, afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu. » (I Cor., i, 27, 29). Ils ne s'appuient que sur une chose, sur l'autorité divine, sur les miracles du Christ et en particulier sur sa résurrection.


Conclusion. — La rapide diffusion du christianisme, pénétrant dans des milieux si différents et s'adaptant à toutes les intelligences, les plus raffinées comme les plus frustes, en dépit d'obstacles apparemment insurmontables, peut donc être considérée comme « l'un des faits de l'histoire qui se dérobent le plus aux explications ordinaires »[92]. Aussi pouvons-nous poser à nos adversaires le fameux dilemme de saint Augus­tin[93] : Ou bien des miracles évidents ont été opérés pour la conversion du monde, et alors le christianisme est divin et approuvé de Dieu, ou bien il n'y a pas eu de miracle et alors la conversion du monde sans miracle est le plus grand des miracles, parce que contraire aux lois de l'ordre moral.


289. — Remarque. — La merveilleuse conservation du christianisme.


Les apologistes ont coutume de compléter l'argument tiré du fait de la rapide diffusion du christianisme par celui tiré du fait de son étonnante vitalité à travers les siècles. Nous nous contenterons de le signaler, car c'est toute l'histoire de l’Église qu'il y aurait lieu de faire pour présenter l'argument dans toute sa force, l'intervention divine n'apparaît pas moins évidente dans le fait de la conservation de la religion chrétienne que dans son admirable propagation. Si, par suite des obstacles qui se dressaient devant elle, il était humainement impossible à la doctrine du Christ de conquérir le monde, il lui était peut-être plus difficile encore de continuer à vivre et de résister à l'éprouve du temps. C'est qu'on effet le temps est un impitoyable démolisseur. L'attrait du nouveau, l'expérience qui montre la faiblesse des doctrines, le danger de corruption qui les menace sans cesse, l'opposition qu'elles rencontrent de toutes parts, voilà autant de causes qui font que leur succès est toujours éphémère. Or toutes ces cause» de mort, le christianisme les a trouvées sur son chemin. Dans la longue suite des siècles, il eut à lutter contre les assauts répétés des sectes hérétiques et contre la domination du pouvoir civil. A peine était-il sorti de l'ère des persécutions, qu'il fut menacé d'asservissement en passant sous la protection des empereurs et que sa victoire faillit tourner en défaite. Puis il assista à la ruine de l'Empire romain auquel son sort semblait lié. Plus tard, au Moyen Age, il connut l'ingérence despotique des pouvoirs civils, la grave querelle des investitures, le schisme d'Occident, le relâchement de l'esprit chrétien jusque chez les pasteurs de l'Église, les excès de l'humanisme, la crise protestante, la crise plus grave de l'esprit moderne avec ses conséquences sociales et politiques...

Ainsi, tandis que dans le monde tout disparaît avec le temps, tandis que les empires s'écroulent les uns après les autres, que les écoles philosophiques ne gardent la faveur du public que peu de temps, en un mot, tandis que toutes les institutions humaines, quelles qu'elles soient, naissent et meurent tour à tour, seul le Christianisme demeure, gardant toute sa vitalité et ne donnant aucun signe de déclin : Stat crux, dum volvitur orbis. Aussi le concile du Vatican a-t-il, avec raison, présenté le fait de l'Église comme « un grand et perpétuel motif de crédibilité.»


Art. III. — Le Martyre.

290. — État de la question. — La diffusion du christianisme a rencontré, avons-nous dit (N° 287), comme principal obstacle, les violentes persécutions que les empereurs romains ont déchaînées contre lui durant les trois premiers siècles. Le martyre fait donc, en réalité, partie intégrante de l'article qui précède. Mais les apologistes ont coutume de détacher cette question pour en faire un argument spécial on faveur de la divinité du christianisme.

Dans ce but, ils considèrent le martyre chrétien sous un double jour : à un point de vue psychologique et à un point de vue historique. — 1. Au point de vue psychologique, ils prennent comme point de départ le fait de cette phalange innombrable de chrétiens qui bravent les pires tourments et la mort, avec un héroïsme et un courage qui ne se démentent pas un instant, et ils concluent que pareil fait dépasse les forces humaines et ne s'explique pas sans l'intervention divine. — 2. Au point de vue historique, les martyrs, du moins les premiers, ceux qui ont été les contemporains du Christ, ont rendu témoignage des miracles de Jésus, et plus spécialement de sa Résurrection : miracles qui servent de fondement à la doctrine chrétienne et prouvent la divinité du christianisme. En ne reculant pas devant le sacrifice de leur vie, pour affirmer ce qu'ils avaient vu, ils ont donné à leur témoignage une valeur sans égale, et l'on peut dire avec Pascal qu'il y a tout lieu de croire « les histoires dont les témoins se font égorger ». (Voir supra).

Nous ne considérerons la question que du seul point de vue psychologique. Le second point de vue, outre qu'il nous paraît très discutable (V. N° 297),se rattache à une autre question ; il appartient entièrement à la preuve historique des miracles du Christ, qu'il s'agisse de ses miracles en général, ou du miracle de la Résurrection (V. N° 271).

Au point de vue psychologique, nous aurons à établir deux points : — 1° le fait du grand nombre des martyrs et 2° le caractère surnaturel du fait.


§ 1. — Le fait du martyre chrétien.

291. — Nous allons voir : 1° ce qu'il faut entendre par martyrs ; 2° quel fut le nombre de chrétiens martyrisés ; et 3° s'ils furent martyrisés parce que chrétiens


Définition. — Étymologiquement, martyr (du grec martus, marturos) veut dire témoin. Ce mot a donc été choisi pour désigner les Apôtres et les premiers disciples qui, ayant vu les miracles et la Résurrection du Christ, versèrent leur sang pour en rendre témoignage. Le mot a été employé depuis dans un sens plus large. Il désigne tous les chrétiens qui ont souffert la mort plutôt que de renier leur foi. Peu importe donc que les chrétiens aient sacrifié leur vie pour attester un fait dont ils avaient été les témoins, ou pour confesser leur foi à une doctrine ; les uns comme les autres sont des martyrs du christianisme.


292. — 2° Le nombre. — « Aucune donnée statistique, dit M. P. Allard ne permet de retrouver, même approximativement, le nombre des martyrs ; on ne saurait douter qu'il n'ait été très grand. »[94] Ainsi, d'après le célèbre historien des persécutions, il n'est pas possible, faute de documents, d'évaluer par un chiffre quelconque, même approximatif, le nombre des victimes des persécutions. La raison en est que les listes dressées par les Églises et composant leurs Martyrologes, sont loin d'être complètes et ne mentionnent que les noms des martyrs dont l'anniversaire était célébré. Ce qui n'est pas douteux, c'est que le nombre en fut très grand. Cette opinion repose sur le témoignage des auteurs profanes et des auteurs chrétiens : — a) Témoignage des auteurs profanes- — 1. Tacite dit que, sous Néron, il périt une immense multitude de chrétiens, « multitudo ingens »[95]. — 2. Dion Cassius rapporte que « Domitien mit à mort, avec beaucoup d'autres, son cousin Flavius Clemens, alors consul, et la femme de celui-ci, Flavia Domitilla, sa parente »[96]. — b) Témoignage des écrivains chrétiens. Lactance écrit dans son ouvrage De la mort des persécuteurs (ch. xv) : « Toute la terre était cruellement tourmentée, et, à l'exception des Gaules, l'Orient et l'Occident étaient ravagés, dévorés par trois monstres. » L'historien Eusèbe écrit à son tour dans son Histoire ecclésiastique (liv. VII, ch. ix) : « II est impossible de dire quelle multitude de martyrs la persécution fit en tout lieu. En Phrygie, une ville chrétienne fut livrée aux flammes avec tous ses habitants, sans en excepter les femmes et les enfants. ».

La tradition sur le grand nombre des martyrs fut d'ailleurs acceptée sans conteste jusqu'à la fin du xviie siècle. Elle fut mise en doute en 1684 par le protestant Dodwell qui, tout en réduisant le nombre des victimes des persécutions, admet cependant qu'il fut assez considérable pour être une preuve en faveur du christianisme. Après le critique anglais, la même thèse fut soutenue, au xviiie siècle, par Voltaire naturellement, et tout récemment par certains rationalistes: Hochard (Études au sujet de la persécution de Néron), Havet (Le Christianisme et ses origines), Aube (Histoire des persécutions de l’Église jusqu'à la fin des Antonins), M. Harnack (op. cit.).

Mais la thèse du grand nombre des martyrs a été suffisamment prouvée par d'autres historiens tels que Tillemont dans ses Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique des six premiers siècles, par Ruinart, dans ses Acta sincera Martyrum, par Le Blanc dans son Supplément aux « Acta sincera» de Dom Ruinart, par P. Allard, dans son Histoire des persécutions du Ier au IVe siècle, par G. Boissiek dans La fin du Paganisme, et même par Renan dans son Histoire des Origines du Christianisme.

Au demeurant, alors même qu'il faudrait diminuer le nombre des martyrs, le chiffre en resterait toujours imposant, et il ne faut pas oublier que l'atmosphère de crainte et de péril dans laquelle vivaient tous ceux qui faisaient profession d'être chrétiens, équivalait pour ainsi dire à la mort. , Dans le passage que nous avons cité (N° 287), M. Harnack n'hésite pas à le reconnaître, et il confesse sans détour que là situation des chrétiens était intolérable.

Et si nous n'arrêtions pas notre enquête aux trois premiers siècles, nous pourrions ajouter qu'à travers sa longue histoire- l'Église a toujours eu des martyrs, et que le témoignage du sang ne lui a jamais fait défaut. Qu'on consulte les Annales de la Propagation de la Foi des cinquante dernières années, et l'on pourra lire le récit du martyre de nombreux chrétiens, missionnaires et laïques, qui sont tombés pour la foi du Christ, au Japon, en Chine, en Cochinchine, au Tonkin, en Mongolie, dans l'Ouganda, etc.


293. — 3° Ils ont été martyrisés parce que chrétiens. — Il n'est pas besoin d'insister longuement pour démontrer que les chrétiens ont été martyrisés pour le seul crime d'être chrétiens. Il est vrai que le premier édit de persécution porté par Néron paraît avoir ou pour prétexte l'incendie de Rome, mensongèrement imputé aux chrétiens. Mais, outre que ce cas est exceptionnel dans l'histoire des persécutions, l'accusation portée par l'empereur n'a jamais été prise au sérieux, comme en témoignent les historiens de l'époque, Tacite et Suétone. Toutes les persécutions ont pour point de départ la promulgation d'un édit ou rescrit qui défend de se convertir à la nouvelle religion. Aussi l'interrogatoire des juges est-il très simple. On pose une première question pour savoir si l'accusé fait profession de christianisme, et, dans l'affirmative, s'il veut renier sa foi et sacrifier aux dieux du paganisme, s'il veut être renégat ou martyr.


§ 2. — Le caractère surnaturel du fait.

294. — Le caractère surnaturel du fait découle des circonstances du martyre, de la grandeur des supplices, d'une part, et du courage héroïque des chrétiens, d'autre part.

1° La grandeur des supplices. — Comment dépeindre les affreuses tortures morales et physiques qui guettaient les nouveaux convertis. — a) Les tortures morales. Lorsque la persécution sévissait, la vie des chrétiens était dans un danger continuel ; « l'épée de Damoclès, comme dit M. Harnack, restait suspendue sur leur tête. » Surtout s'ils appartenaient aux classes riches, leur situation était intolérable. Non seulement ils ne pouvaient briguer les honneurs et les dignités de l'Empire, mais ils étaient dans la nécessité de les refuser, si on les leur offrait, parce que toute charge impliquait l'obligation de sacrifier aux dieux païens[97]. Il est même arrivé parfois que dans l'armée les officiers furent dégradés et chassés des rangs Une autre peine plus grave que la précédente consistait dans la confiscation des biens, c'est-à-dire, en fait, dans la misère pour toute la famille, et la déchéance, puisque la perte de la fortune entraînait comme conséquence de rejeter les gens de haute condition dans la classe des plébéiens. A côté de ces tortures qui concernaient surtout les hommes de condition élevée, il y avait un ignoble supplice que l'on infligeait parfois à la femme chrétienne. Nous ne le mentionnerons qu'en passant, tant il répugne de penser que, dans une société soi-disant civilisée, il ait pu se trouver des persécuteurs assez bas pour imposer à des jeunes filles la honte de la prostitution.

b) Tortures physiques. Les tortures physiques n'étaient pas moindres que les tortures morales. Depuis l'arrestation jusqu'à l'exécution, il arrivait fréquemment que les malheureux accusés devaient passer par les plus rudes épreuves. Jetés dans d'affreuses geôles où ils étaient chargés de lourdes chaînes, ayant parfois les jambes emboîtées dans des blocs de bois munis de trous (neivus) et tenues dans un écart douloureux, comme il arriva à Paul et à Silas, lors de leur séjour à Philippes (Act., xvi, 24), ils avaient presque toujours à y endurer tous les tourments de la faim et de la soif et ils attendaient parfois plus de deux ans le moment où ils devaient comparaître devant le juge. Et quand l'interrogatoire était venu, pour obtenir d'eux le désaveu de leur foi, on leur faisait subir différentes tortures : la flagellation, la tension de leur corps sur le chevalet, la lacération de leurs membres avec des ongles de fer, l'application du fer rouge ou des torches enflammées. Enfin la peine était prononcée : c'était, soit le bannissement, soit la déportation, soit les travaux forcés dans les carrières de pierre, de marbre, dans les mines d'or, d'argent, de plomb, de cuivre, soit la peine de mort. La peine de mort comportait à son tour des degrés dans les supplices suivant la gravité des cas et la condition des personnes. La peine la plus cruelle et la plus ignominieuse était le supplice de la croix puis venaient la peine du feu, la mort sur un bûcher, l'exposition aux bêtes, le supplice le plus dramatique, celui qui servait de jeu et de réjouissance publique à la société païenne . il y avait enfin la décapitation, la peine la plus douce appliquée aux condamnés de haut rang[98].


295. — 2° Le courage des martyrs devant les supplices — A voir la somme de souffrances qui étaient réservées aux nouveaux convertis, il semble bien que le christianisme n'ait pu recruter d'adeptes que parmi les hommes dans la force de l'âge, et encore parmi les âmes douées d'une trempe exceptionnelle. Or, il n'en est rien : la religion du Christ compte des martyrs de tout âge, de tout sexe, et de toute condition Il y a donc tout lieu de croire qu'il y avait là quelque chose d'extraordinaire et qu'un secours d'en haut soutenait les martyrs dans leurs épreuves Il est clair qu'une telle opinion ne saurait s'établir par des preuves rigoureuses, mais au moins elle s'appuie sur le témoignage des victimes elles-mêmes et sur celui des païens qui assistaient au spectacle de leurs souffrances.— l. Que les chrétiens aient été convaincus de recevoir un secours surhumain, cela ressort de leur témoignage. Citons, entre autres, celui de la martyre Félicité. Ses historiens racontent que, étant encore en prison et ayant été prise un jour des douleurs de l'enfantement, elle ne put retenir ses cris. Un des assistants lui dit alors : « Si tu ne peux supporter en ce moment la souffrance, que feras-tu donc en face des bêtes féroces ? » Elle répondit : « C'est moi, en ce moment, qui souffre mes douleurs : mais alors un autre sera en moi, qui souffrira pour moi, parce que je souffrirai pour lui. » — 2. Le fait n'était pas jugé moins étrange par les païens qui ne comprenaient pas comment des femmes, des enfants, des vieillards pussent supporter de telles douleurs, alors qu'un mot, un simple geste auraient suffi à les sauver. Leur étonnement était pour beaucoup d'ailleurs le principe de leur conversion. « Bien des hommes, dit Tertullien, frappés de notre courageuse constance, ont recherché les causes d'une patience si admirable ; dès qu'ils ont connu la vérité, ils sont devenus des nôtres et ont marché avec nous.»[99] Le « sang des martyrs» devenait ainsi selon la parole du même auteur, « une semence de chrétiens ».


296. — Objections. — 1° La constance des martyrs, objectent les rationalistes, s'explique — a) soit par l’amour de la gloire, — b) soit par la perspective des biens futurs, — c) soit par le fanatisme.


Réponse. — C'est en vain que les rationalistes cherchent, en dehors dé l'intervention divine, des causes qui puissent expliquer la constance des martyrs. — a) Invoquer Y amour de la gloire, c'est se mettre en contradiction avec les faits. La plupart des martyrs se distinguent par leur humilité. Un certain nombre furent envoyés au supplice loin de la foule, et partant, sans qu'il y eût possibilité pour eux de faire admirer leur courage. Qu'on ne dise pas non plus que ce qu'ont fait les martyrs, les soldats le font tous les jours sur les champs de bataille. Car le soldat se bat pour le butin ou pour la gloire, et, s'il a conscience d'aller au danger, il garde toujours 1’espoir d'y échapper — b) La perspective des biens futurs a été un motif de courage, c'est indéniable, mais cela ne suffit pas à rendre raison de la constance de si nombreux martyrs, car ne savons-nous pas, par expérience que, malgré l'attente des biens futurs, nous sommes souvent très faibles, non seulement vis-à-vis de la douleur, mais même en face de nos passions — c) Ce serait une autre erreur de prendre le courage des martyrs pour du fanatisme. Le fanatisme est un zèle aveugle et extravagant qui emploie tous les moyens, même les plus mauvais, pour la défense d'une opinion. Le fanatique ne discute pas, il s'obstine dans ses idées et veut les faire triompher à n'importe quel prix. Loin d'être fanatiques, nos martyrs sont calmes et réfléchis. Certes, ils ont une foi invincible, mais ils sont prêts à en discuter le bien-fondé, et s'ils y restent inviolablement attaché, jamais ils ne cherchent à l'implanter chez les autres par des moyens violents. Du reste, le fanatisme ne s'expliquerait qu'aux origines de la religion et pendant un laps de temps restreint, mais non pendant trois siècles, ou plutôt, dix-neuf siècles.


297. — 2° Mais, répliquent encore les rationalistes, toutes les religions ont leurs martyrs. L'hindou, le musulman, le protestant peuvent donc, tout aussi bien et pour les mêmes motifs que le catholique, se réclamer de leurs martyrs en faveur de la divinité de leur religion[100].



Réponse. — Si toute mauvaise cause peut avoir des partisans capables de mourir pour elle, si l'on a vu des pétroleurs tomber bravement en criant : Vive la Commune, des nihilistes et des anarchistes se faire tuer pour leurs idées révolutionnaires, à plus forte raison toute religion, même fausse, peut avoir ses martyrs. Sur ce point comme sur bien d'autres, rien n'empêche qu'il y ait ressemblance entre la vraie et les fausses religions. Tout n'est pas erreur dans les religions fausses, et tout n'est pas mauvais on dehors du christianisme. Pourquoi voudrait-on alors que le christianisme ait le monopole de la vertu et du courage?

Ces concessions une fois faites, qui oserait prétendre qu'il y ait équivalence entre l'histoire du martyre chrétien et celle des autres religions! Qu'on compare, non pas seulement quelques martyrs entre eux, mais qu'on regarde l'ensemble, et l'on verra que jamais, à nulle époque de l'histoire, aucune religion n'a donné tant d'exemples de constance et de courage devant la souffrance et la mort. Le fait du miracle moral, ce n'est donc pas dans quelques cas isolés que nous le voyons ; c'est dans cette multitude d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards qui vont au devant des plus affreuses tortures et que l'on doit même parfois retenir, qui supportent la douleur sans pousser une plainte et sans prononcer une parole de désaveu. Non, jamais aucune religion n'a donné autant de marques de virilité, n'a manifesté un héroïsme aussi pur, aussi universel, aussi persévérant. Et cela nous suffit pour ne pas douter que Dieu était avec la religion chrétienne et ses martyrs.


BIBLIOGRAPHIE. — 1er Art. — Abbé de Broglie, Problèmes et conclusions de l'histoire des religions. — Huby, Christus. — Bricout, Où en est l’histoire des religions. — Condamin, art. Babylone et la Bible (Dict. d'Alès). — Chollet, La Morale stoïcienne en face de la Morale chrétienne (Lethielleux). — Poulin et Loutil, Les religions diverses (Bonne Presse).

2e et 3e Art. — Mgr Duchesne, Histoire ancienne de l'Église (Fontemoing). — Pau' Allard. Histoire des persécutions ; Dix leçons sur le Martyre (Lecoffre). — J. Rivière, La propagation du christianisme dans les trois premiers siècles (Bloud) : Autour de la question du martyre (Rev. pr. d'Ap., 15 août 1907). — Batiffol, Ancienne littérature chrétienne (Gabalda). — Boissier, La fin du paganisme (Hachette). — G. Sortais, Valeur apologétique du martyre (Bloud).— De Poulpiquet, L'argument des martyrs (Rev. pr. d'Ap., 15 mars 1909). — Dubois, Rev. du Clergé français, 15 mars, 15 avril 1907. — Valvekens, Foi et raison — Tanquerey, Théologie dogmatique fondamentale. — Didiot, Logique surnaturelle objective, th. 43, 44. — Fouard, Saint Pierre et les premières années du Christianisme. — Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle. — Frayssinous, Conférences. — Lacordaire, 29e-36e Conférences.


Notes et références

  1. L'abbé de Broglie, Problèmes et conclusions de l'histoire des religions
  2. Léon Wieger, Religions et doctrines de la Chine (Christus).
  3. L'abbé de Broglie, op. cit.
  4. Les mages étaient les prêtres du zoroastrisme. Ils passaient pour astrologues et magiciens. L'Évangile de saint Matthieu (II, 1, 7) rapporte, qu'à la naissance de Jésus, des mages, guidés par une étoile, se rendirent à Bethléem et adorèrent « le roi des Juifs »
  5. L'abbé de Broglie, op. cit.
  6. Lagrange, Iran (Religion de l'), Dictionnaire d'Alès.
  7. Il est bon de remarquer que le moine bouddhiste n'est pas lié par des vœux et qu’il se contente d'accepter la chasteté comme une règle. De même, sa vie se passe à mendier et a méditer sur le néant de l'existence : il ne s'adonne pas au travail manuel.
  8. L'abbé de Broglie, op. cit.
  9. L’abbé de Broglie, op. cit.
  10. Il n'y a pas lieu d'établir ici la transcendance de la religion chrétienne. Celle-ci sera suffisamment démontrée lorsque nous aurons apporté les preuves de la divinité du christianisme. Évidemment la transcendance est une condition nécessaire de la vraie religion, et la faire apparaître peut servir d'échelon préparatoire à la démonstration de la divinité, mais c'est une voie qu'il n'est pas nécessaire de prendre pour arriver au but que nous poursuivons.
  11. La Révélation primitive ou patriarcale est celle que Dieu a faite à nos premiers parents et aux patriarches. Elle a : — 1. pour dogmes principaux : l'unité de Dieu, créateur du ciel et de la terre, ayant fait tout bien dès le principe, dogme qui excluait le polythéisme et le dualisme ; l'existence de l'âme humaine, spirituelle et libre, la chute originelle et la promesse d'un sauveur ; — 2. pour préceptes : l'obligation de rendre un culte à Dieu, de lui offrir des sacrifices et, plus tard, au temps d'Abraham, la Circon­cision comme signe de l'alliance entre Dieu et le peuple juif.
  12. La Révélation mosaïque est celle qui fut faite au peuple juif par l'intermédiaire de Moïse et des prophètes : elle avait pour but d'instaurer à nouveau la religion primitive et de préparer l'avènement du Messie et la religion chrétienne. Elle a : — 1. les mêmes dogmes que la religion primitive, mais elle met plus particulièrement en relief le dogme de 1 unité divine (monothéisme) que les autres nations avaient perdu de vue ; —- 2. les préceptes moraux formulés dans le Décalogue, lesquels sont une promulgation de la loi naturelle, s'adressant par conséquent à toute l'humanité, sauf la sanctification du sabbat qui ne concernait que les Juifs. A cette première catégorie de préceptes s'en ajoutait une autre, tout à fait spéciale aux Juifs, et qui réglait les questions de culte (cérémonies, objets sacrés, jours de fêtes, personnes consacrées à Dieu).
  13. Nous disons que la première méthode est : — 1. incomplète. En effet, dès lors qu'elle se borne à prouver que Jésus-Christ est un simple envoyé divin, elle supprime l'un des meilleurs arguments en faveur du christianisme, à savoir l'argument tiré des prophéties ; — 2. dangereuse, car cette méthode parait une concession à la thèse ratio­naliste qui rejette l'authenticité du Pentateuque. Il est vrai que la divinité du christia­nisme peut être démontrée, indépendamment de toute autre question, et en s'appuyant uniquement sur la crédibilité des Évangiles ; mais en acceptant ou en ayant l'air d'ac­cepter le point de vue rationaliste, comment les apologistes qui ont d'abord suivi cette voie, s'y prendront-ils ensuite pour justifier les dogmes du christianisme parmi lesquels se trouve celui de l'origine divine de la religion mosaïque ?
  14. L’intégrité est évidemment le premier point à établir, vu que, pour rechercher l'auteur, l'on s'appuie sur la critique Interne du document, laquelle n'a d'autorité qu'autant qu'elle porte sur le document authentique.
  15. Tout ce qui est inséré au milieu d'un texte porte le nom à'interpolation. Il y a donc deux sortes d'additions-: la continuation et l'interpolation. La continuation con­siste à reprendre le récit où l'auteur l'avait laissé et à le compléter ; ce procédé était fréquemment employé au Moyen Age : beaucoup de chroniques ont été continuées sans qu'il soit possible de savoir où commence et où finit le travail des différents continua­teurs, ceux-ci n'ayant pas pris soin de le déterminer. "L'interpolation c'est l'insertion, au milieu d'un texte, de mots ou de phrases qui n'étaient pas dans le manuscrit de l'auteur.
  16. En somme, les adversaires de l'authenticité du Pentateuque ont suivi la tactique des critiques littéraires qui ont attribué la composition de l'Iliade et de l'Odyssée à plusieurs auteurs, qui ont considéré ces deux poèmes épiques comme un assemblage de petits poèmes indépendants, ou comme formés d'un noyau primitif grossi par des additions et remaniements successifs.
  17. Nous insisterons davantage sur la question de la véracité dans l'article sur les Évangiles (Nos 233 et suiv.).
  18. Le mot Évangile (du grec « euaggelion » bonne nouvelle) a un double sens. Il dési­gne : — 1. soit la nouvelle par excellence, celle du salut apporté au monde par Jésus-Christ ; — 2. soit les livres eux-mêmes qui contiennent cette bonne nouvelle. Il n'y a donc qu'un Évangile, celui de Jésus-Christ, et quatre livres qui le rapportent.
  19. A première vue, cette expression selon pourrait signifier que nos Évangiles actuels sont des écrits se couvrant simplement de l'autorité de saint Matthieu... Mais toute l'antiquité a vu dans cette formule l'indication des auteurs, comme nous le montrerons dans le paragraphe 2.
  20. Nous disons que les Évangiles sont les principaux documents de la Révélation chrétienne. Ils ne sont pas, en effet, notre seul moyen d'information sur la vie et l'œuvre du Christ. Outre les Évangiles, il y a encore : — a) parmi les sources chrétiennes cano­niques, les Actes des Apôtres et tous les autres écrits du Nouveau Testament, entre lesquels les Epîtres de saint Paul occupent une place de tout premier ordre ; — b) parmi les sources chrétiennes non canoniques, les Évangiles apocryphes. Le mot « Apocryphes» (du grec apocruphos, caché) sert à qualifier soit des œuvres qu'il faut tenir secrètes, soit des œuvres dont on ne connaît pas ou dont on suspecte l'origine. Il est employé ici dans le second sens et désigne un certain nombre d'écrits, composés entre le n» et le v» siècle, qui prétendent raconter l'histoire évangélique, mais qui n'ont pas été reconnus par l'Église comme inspirés et ne figurent pas dans le canon ou liste officielle des Livres Sacrés. Les Évangiles apocryphes dont les principaux sont : l'Évangile de saint Pierre, l'Évangile de Thomas, l'Évangile des Hébreux... n'ont guère de valeur documentaire ; les détails qu'ils contiennent, par exemple, sur l'enfance de Jésus, sur ses dernières heures sur la Croix, sont des détails romanesques où la puérilité se mêle à l'indécence ; — c) parmi les sources non chrétiennes : — 1. les écrits juifs, tels que les Antiquités judaïques de l'historien Josèphe où il est fait allusion à la mission de Jésus, les ouvrages de Philon qui nous montrent les pensées qui fermentaient au temps de Jésus dans les âmes préoccupées de la question religieuse ; — 2. les écrits des historiens latins, entre autres, de Pline le Jeune qui, alors qu'il était gouverneur de Bithynie, écrivit à Trajan pour lui demander quels supplices il convenait d'infliger aux chrétiens (Epître 97) ; de Sué­tone (Vies de Claude et de Néron), et surtout de Tacite qui mentionne que Jésus lut crucifié sous Tibère, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée (.Annales, livre XV). Remarquons enfin que, même en l'absence de tout document écrit, nous aurions toujours, pour connaître les traits de Jésus, le témoignage de la tradition, ce grand fait historique de l'existence d'une communauté chrétienne dont la naissance et le dévelop­pement ne s'expliquent pas en dehors de la vie et de l'œuvre du Christ.
  21. Les manuscrits grecs et latins déjà retrouvés sont plus de 12.000. Voici les prin­cipaux : le Vaticanus, du IVe siècle, à la bibliothèque du Vatican ; le Sinaïticus,. du IVe siècle, découvert au "couvent du Mont Sinaï par Tischendorf et actuellement à Saint-Pétersbourg ; l'Alexandrinus du Ve siècle qui se trouve au Musée britannique de Londres; le Codex Ephraemus rescriptus du Ve siècle à la Bibliothèque nationale de Paris ; le Codex Bezae du VIe siècle, à l'Université de Cambridge.
  22. Les Évangiles ayant été écrits en grec, sauf l'Évangile primitif de saint Matthieu qui était en hébreu, on appelle versions les traductions qui en ont été faites dans une autre langue. La plus célèbre des anciennes versions s'appelle la Vulgate, traduction latine, faite par saint Jérôme à la fin du IVe siècle. Il y a aussi des versions syriaque, égyptienne, éthiopienne, arménienne.
  23. Les Pères de l'Église citent souvent les Écritures. Mais leurs citations ne sont pas toujours littérales, auquel cas elles ne peuvent servir qu'à la reconstitution du sens et non de la lettre.
  24. Que les corrections tendancieuses soient rares, cela s'explique par une double raison. La première c'est que les chrétiens veillaient sur leurs Écritures avec un soin jaloux, les apprenant par cœur, les lisant dans toutes leurs assemblées, bref, les entourant d'un respect et d'un culte presque à l'égal de l'Eucharistie, considérant l'altération de leurs Livres Sacrés comme une profanation grave. La seconde c'est que les adversaires des chrétiens : juifs, hérétiques, infidèles, étalent, eux aussi, attentifs à la destinée des Écritures, épiant toutes les occasions d'en découvrir les points faibles ou de surprendre les chrétiens en flagrant délit de falsification
  25. Le Canon de Muratori, ainsi appelé du nom du savant italien qui l'a découvert et publié en 1740, est un document dans lequel sont énumérées les Écritures du N.T. telles qu'on les lisait dans l'Église romaine entre 170 et 200. Les quatre Évangiles y sont mentionnés comme faisant partie du recueil biblique.
  26. Les critiques rationalistes reculent la date de composition du 4e Evangile beaucoup plus loin rentre 160-170 (Baur), vers 125 (Renan), entre 80-110 (Harnack),entre 100-125 (Loisy).
  27. D'après l'édition Havet, page 387, le texte de Pascal est le suivant : « Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger. » Ce qui revient à dire que jamais on ne s'est fait martyriser pour des miracles qu'on dit avoir vus, mais en réalité on n'a pas vus et qu'on n'est pas fou au point de subir le martyre pour soutenir un mensonge
  28. Loisy, Les Évangiles synoptiques.
  29. Ibid.
  30. D'après M. Loisy, la rédaction définitive de l'évangile selon saint Marc peut être fixée approximativement à l'an 75, celle du premier Évangile et du troisième aux envi­rons de l'an 100.
  31. D'après M. Loisy (Autour d'un petit livré), le quatrième Évangile n'est pas l'écho direct de la prédication du Christ. C'est un livre de théologie mystique où l'on entend la voix de la conscience chrétienne, non le Christ de l'histoire.
  32. Il est incontestable que l'auteur du quatrième Évangile s'attache moins à exposer les faits qu'à les interpréter et que son récit de la vie du Sauveur1 n'est pas essentielle­ment historique comme ceux des trois premiers Évangélistes, qu'il est plutôt doctrinal et théologique. Mais un fait historique ne cesse pas d'être historique parce que l'auteur s'applique plus à le commenter, à en déduire des conclusions dogmatiques, qu'à le raconter.
  33. Lepin, Évangiles canoniques (Dict. d'Alès).
  34. Ibid.
  35. Nous estimons en effet superflu de poser la question préalable de l'existence de Jésus Quelques érudits, plus originaux que sages, n'ont voulu voir dans l'existence même de Jésus qu'un mythe. Une telle opinion ne mérite pas d'être discutée. S'il fallait voir dans l'histoire de Jésus une collection de légendes groupées autour d'un nom, com­ment pourrait-on expliquer un mouvement religieux aussi considérable que celui du christianisme, un effet aussi grandiose, sans cause qui l'ait produit? L'époque où Jésus a vécu, appartient du reste à l'histoire et nous est comme par tout un ensemble de monu­ments dont on ne peut contester l'authenticité.
  36. Il importe donc de bien distinguer les deux questions : la messianité et la divinité de Jésus. Comme le but de l'apologiste est de démontrer la divinité du christianisme, il suffit de prouver que le fondateur est accrédité par Dieu dans sa mission, qu'il est un légat divin. A ce point de vue, la démonstration chrétienne ne diffère pas de la démons­tration de la divinité du judaïsme. De même que le judaïsme est d'origine divine sans que son fondateur, Moïse, soit Dieu, de même le christianisme est divin, du moment qu'il est reconnu que Jésus était Bien le Messie promis et envoyé de Dieu.
  37. Sans doute si l'on envisage la question du point de vue dogmatique, et que l'on considère le Messie comme le Rédempteur du monde, une réparation adéquate des pêches de l'humanité exigeait l'Incarnation d'une personne divine, mais Dieu pouvait accepter une expiation proportionnée aux capacités de l'homme, auquel cas le Messie pouvait être une simple créature.
  38. Sabatier, Esquisse d'une Philosophie de la religion d'après la psychologie et l’histoire.
  39. Renan, Vie de Jésus.
  40. Ibid.
  41. Loisy, Autour d'un petit livre.
  42. C'est, du reste, l'opinion des rabbins les plus célèbres, que Jésus fut condamné à mort parce qu'il se proclamait Dieu. Jésus comparait devant le Sanhédrin, écrit M. Weil (Le Judaïsme, ses dogmes, sa mission, t. III) pour répondre à l'accusation de lèse-majesté divine. » Incontestablement, écrit à son tour M. Cohen (Les Déicides), Jé­sus, par la proclamation de sa divinité, non seulement heurtait violemment les croyances séculaires du peuple juif, inquiétait toutes les consciences et détruisait toutes les vérités reçues, mais portait une atteinte spécialement grave à cette loi qu'il avait déclaré, d'abord si solennellement, n'être pas venu modifier. »
  43. Nous ferons remarquer avec M. Tanquerey que la sainteté, même suréminente de Jésus, ne constitue pas une preuve de sa mission divine, si on la considère isolément et indépendamment de son affirmation. Un homme peut être un très grand saint, il peut, avec la grâce de Dieu, atteindre au plus haut degré de perfection, sans être pour cela un envoyé divin. Que la sainteté découle de la mission divine, cela paraît évident : on ne conçoit pas, en effet, un envoyé divin chargé d'établir une religion, et dont la conduite démentirait les vérités qu'il a mission d'enseigner ; mais la réciproque n'est pas vraie. Les vertus transcendantes de Jésus peuvent donc fournir un thème riche en développements à l'apologétique oratoire, alors que la démonstration de la divinité de Jésus est déjà chose faite, mais dans l'apologétique didactique, elles ne peuvent être la matière d'un argument.
  44. Renan, Vie de Jésus.
  45. E. Stapfer, Jésus-Christ avant son ministère.
  46. La thèse de Renan a été reprise de nos jours par le Dr Binet-Sanglé, qui, dans un ouvrage Interminable « La folie de Jésus » (4 vol. in-8°, 1908-1915), a pré­tendu démontrer que Jésus était un fou atteint de théomanie, autrement dit, un fou religieux. Cette thèse a été réfutée, tout dernièrement, au double point de vue médi­cal et exégétique, par le Dr Vérut. dans un livre qui a pour titre : « Voilà vos bergers... Jésus devant la science. » (Paris, 1928).
  47. J. Reville, Le prophétisme hébreu, esquisse de son histoire et de ses destinées.
  48. Sabatier, Esquisse d'une philosophie de la religion d'après la psychologie et l'histoire.
  49. Sabatier, Esquisse d'une philosophie de la religion d'après la psychologie et l'histoire.
  50. Ces notions générales sont indépendantes de la question de savoir s'il y a eu des prophéties messianiques lesquelles se seraient réalisées en Jésus.
  51. Vigouroux, Manuel biblique, t. II, n. 895.
  52. Ibid., n. 898
  53. En réalité, il est très difficile de déterminer l'époque à laquelle a vécu Abdias « Les uns, dit Vigouroux, le regardent comme le plus ancien des petits prophètes, les autres le font vivre du temps de la captivité... On peut, néanmoins, sans affirmer le fait somme certain, regarder le prophète Abdias comme le plus ancien de tous ceux dont les écrits nous ont été conservés. »
  54. Le but que nous poursuivons ici étant uniquement de montrer le rôle des prophètes dans l'origine de l'espérance messianique, nous n'avons pas à rechercher la date précise où leurs livres furent composés. Il suffît qu'ils aient été antérieurs à l'avènement du Christ (V. N° 251).
  55. Il convient de remarquer que les deux termes Envoyé et Messie qui, dans le lan­gage courant, sont employés indistinctement l'un pour l'autre, ne sont pas en réalité des termes équivalents. Le mot Messie, transcription de l'hébreu Meschiah, et synonyme dU mot grec Christos, signifie : oint, sacré, de sorte que, quand nous disons Messie, nous voulons désigner un personnage oint, sacré par Dieu, et non pas un Envoyé.
  56. Les rationalistes prétendent que le livre de Daniel ne serait pas de Daniel ; il aurait été composé beaucoup plus tard. La chose importe peu, puisque aussi bien Ils reconnaissent que le livre est antérieur à l'ère chrétienne, au moins de deux siècles, et que par conséquent il y a eu prophétie. Et comment pourraient-ils ne pas le reconnaître? Sans compter qu'il est rapporté, dans l'Évangile, que Notre-Seigneur cite la prophétie de Daniel lorsqu'il annonce que l'abomination de la désolation doit fondre sur Jérusa­lem (Mat., xxiv, 15), il est bien certain que les Juifs n'auraient jamais inscrit le livre de Daniel parmi leurs livres sacrés, s'il avait été composé après l'Évangile.
  57. L'on remarquera que nous n'avons fait usage, dans l'argument prophétique, que des textes qui peuvent être entendus au sens littéral, mais il y en a beaucoup d'autres que l'exégèse chrétienne a toujours considérés comme formant des prophéties spiri­tuelles ou figuratives, dominée qu'elle a toujours été « par ce principe que toute l'éco­nomie de la Loi était figurative de l'ordre futur, que les personnages, les institutions, les usages d'antan étaient des symboles, des types, des ombres, de ce qui devait se réali­ser dans l'avenir... Les apologistes ont donc le droit de voir dans les interventions de Dieu au cours de l'histoire juive, le prélude des interventions futures et dans les grandes âmes de l'Ancien Testament les figures de celles du Nouveau, et en particulier de celle qui devait dominer toutes les autres, et dans les vieux rites mosaïques eux-mêmes l'ombre des augustes réalités dé l'ordre nouveau» (Touzard)
  58. « N'est-ce pas ce qui se passe encore de nos jours ? continue l'abbé de Broglie (Les prophéties messianiques, seconde conférence). Que de difficultés, que d'objections contre la foi sont venues de ce que, pareils en cela aux Juifs obstinés, nous nous étions fait de la religion une conception qui n'était pas la conception de Dieu I Bien des per­sonnes avaient rêvé une Église dégagée de tout lien terrestre ; lorsqu'elles ont vu qu'afin de pourvoir aux besoins des ministres et du culte on demandait de l'argent, elles ont abandonné une société qui ne répondait pas à leur idéal. D'autres ont imaginé une Église dont la sainteté exclurait de ses adeptes et de ses ministres toute faute, toute imperfection. Là où ils rencontrent le moindre scandale, ils ne reconnaissent plus l'Église et ils s'en vont. « Pour d'autres, c'est la Providence qui est en cause. Dieu est juste : donc il doit châtier les méchants, il doit récompenser les bons. S'il ne le fait pas immédiatement, Dieu a tort, il n'y a pas de Dieu. « Ou bien : Dieu est bon, donc il ne doit imposer aux hommes qu'une certaine mesure d'épreuves. Si la mesure leur parait dépassée, Dieu n'est pas bon, et, en conséquence, Dieu n'est pas. C'est imiter la conduite des Juifs, c'est se former soi-même une certaine conception de Dieu, de sa Providence, de sa religion et de son Église, s'obstiner dans cette conception, et tout lui sacrifier. Et, s'il arrive que Dieu ne se plie pas à nos désirs, a notre conception, on donne tort a Dieu. Qu'ont fait les Apôtres? Ils ont reconnu, ils ont senti, à un certain jour, que Jésus-Christ était le Messie, et dès qu'ils eurent reconnu cette autorité divine du Messie, ils se remirent entre ses mains. Ils ont accepté tout ce qu'il voulait, même ce qui leur répugnait le plus et qu'ils comprenaient le moins, même l'idée que le roi glorieux d'Is­raël, le fils de David qui devait régner sur les douze tribus, et sur toutes les nations, serait cloué sur un gibet. » Bien que ce passage soit indépendant de l'argument prophétique, il nous a paru intéressant de le citer à cause de son caractère apologétique d'application quotidienne.
  59. Le mot parousie (du grec « parousia » présence) est synonyme d'avènement (adventus, venue). Tous les deux désignent le glorieux avènement de Jésus-Christ aux derniers jours du monde.
  60. Pour l'interprétation des textes de saint Pierre (I Pet., i, 6 ; II Pet., iii, 9, 15) et de saint Paul (I Thess., iv, 15-17 ; II Thess., i, 6, 7 ; I Cor., vii, 29-31 ; iv, 51, 53 ; Rom., xiii, 11, 12 ; Heb., x, 25, 37) qui semblent annoncer le jour de la Parousie comme prochain, la Commission Biblique, dans sa décision du 18 juin 1915, a énoncé les principes suivants : 1er Principe. — Pour résoudre les difficultés qui se rencontrent dans les épîtres de saint Paul et des autres apôtres où il est question de la Parousie, c'est-à-dire du second avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il n'est pas permis à un exégète catholique d'affirmer que les Apôtres, bien que sous l'inspiration du Saint-Esprit ils n'enseignent aucune erreur, émettent néanmoins leurs propres opinions tout humaines ou peut se glisser l'erreur ou l'illusion. 2e Principe. — L'apôtre saint Paul n'a absolument rien dit, dans ses écrits, qui ne concorde parfaitement, en ce qui concerne l'époque de la Parousie, avec cette ignorance dont le Christ a dit qu'elle était commune à tous les hommes. 3e Principe. — Quand saint Paul a écrit : « Nous les vivants qui sommes restés » (I Thess., iv, 15), il n'a voulu, en aucune façon, affirmer une Parousie tellement pro­chaine qu'il se soit rangé, lui et ses lecteurs, au nombre des fidèles qui seront alors vivants et iront au devant du Christ... (V. L'Ami du Clergé, 6 mai 1920)
  61. Le mot « Talmud » est le nom sous lequel les Juifs désignent l'ensemble des doc­trines et préceptes enseignés par leurs docteurs les plus autorisés. Le Talmud représente donc la tradition, juive, et il est pour nous une excellente source de renseignements pour l'histoire du judaïsme postérieur à Jésus-Christ.
  62. « Ce ne sont point des signes dans le ciel, tels que les Juifs les demandaient... Tous ces miracles tiennent plus de la bonté que de la puissance, et ne surprennent pas tant les spectateurs, qu'ils les touchent dans le fond du cœur.» Bossuet, Discours sur l'Histoire universelle, chap. xix, Jésus-Christ et sa doctrine.
  63. Stapfer, La mort et la résurrection de Jésus-Christ.
  64. Loisy, Quelques lettres sur. des questions actuelles et sur des événements récents.
  65. Loisy, Les Évangiles synoptiques.
  66. Lorsque nous avons établi la valeur historique des écrits du Nouveau Testament, notre étude s'est bornée aux Évangiles et il n'a pas été question des Epîtres de saint Paul dont nous invoquons ici le témoignage. Ce n'est point là une omission. La raison pour laquelle nous ne nous arrêtons pas à prouver l'historicité de la première Epître aux Corinthiens, c'est qu'elle n'est pas contestée par les critiques rationalistes.
  67. « Conformément aux Écritures ».— Cette expression répétée deux fois par saint Paul, est invoquée à tort par les rationalistes qui s'en servent pour diminuer la valeur du témoignage. Il n'y a pas lieu, en effet, de s'étonner que les Apôtres aient pris soin de rapprocher les faits de la vie de Jésus des prophéties de l'Ancien Testament. Aux yeux des Juifs qui ne juraient que par les Écritures et qui mettaient l'argument prophétique au-dessus de tout, l'accord entre les prédictions des prophètes et les événements de la vie de Jésus avait plus de valeur que le témoignage des Apôtres affirmant qu'ils avaient vu Jésus ressuscité. Mais ce recours aux Écritures n'enlevait rien à la vérité du témoi­gnage, et les Apôtres n'en restaient pas moins des témoins bien informés et sincères, alors que les faits qu'ils rapportaient s'étaient déroulés « conformément aux Ecritures.
  68. Cette hypothèse M. Loisy l'a renouvelée dans son grand ouvrage Les Evangiles Synoptiques.
  69. Ladeuze, La Résurrection du Christ devant la critique contemporaine
  70. M. Loisy, Les Évangiles synoptiques.
  71. Cette hypothèse ne put résister longtemps à la réplique des apologistes chrétiens Aussi vit-on bientôt les Juifs reporter leur accusation sur le jardinier du lieu où était le tombeau, qui aurait fait disparaître le corps, de peur que les allées et venues des pieux visiteurs ne nuisissent à ses laitues (voir Tertullien, Tr. de Spectaculis).
  72. MM. Albert Réville et Edouard LE Roy ont supposé que les autorités Juives qui détestaient Jésus et ne supportaient pas qu'il eût une sépulture honorable avaient fait enlever le corps afin qu'il subit le sort que la loi réservait aux cadavres des sup­pliciés.
  73. Renan, Les Apôtres
  74. HOLTZMANN, La Vie de Jésus.
  75. P. Rose, Etudes sur les Évangiles. C'est là sans cloute la raison qui a déterminé les rationalistes contemporains à imaginer l'hypothèse de la fosse commune. Ils pensent ainsi échapper à la nécessité qui leur incombe d'expliquer pourquoi les Juifs n'ont pas confondu les apôtres en reproduisant le cadavre.
  76. Ladeuze, op. cit.
  77. Les rationalistes supposent deux stades dans la formation de la légende. Au pre­mier stade se placent les hallucinations. Après la grande épreuve delà Croix, l'amour des Apôtres pour leur Maître triomphe de leur découragement. Pierre d'abord, puis les autres Apôtres, suggestionnés par Pierre, ont des visions dans lesquelles ils se figurent voir Jésus ressuscité. Telle est la première étape de la croyance à la résurrection où il n'est question que de Jésus vivant et immortel, étape dont nous trouvons l'écho dans le témoignage de saint Paul. Au second stade, les Apôtres, pour légitimer leur prédica­tion, commencent à matérialiser la croyance à la survivance du Christ. Pour les besoins delà cause, l'on forge de toutes pièces les circonstances de la résurrection : l'ensevelisse­ment, la garde au tombeau, la découverte du tombeau vide, Jésus faisant toucher ses plaies, etc.
  78. V. Lepin, Christologie
  79. L'abbé de Broglie, Problèmes et Conclusions de l'histoire des religions.
  80. Ibid.
  81. L'abbé de Broglie, op. cit., p. 283
  82. Condamin, Art. Babylone et la Bible (Dict. d'Alès).
  83. Bossuet, Discours sur l'Histoire universelle, 3e Part., ch. viii. L'importance que Bossuet attache à l'action des causes secondes n'est nullement une diminution de l'ac­tion divine, car c'est Dieu qui prépare la suite et la succession des choses par le travail des causes secondes et qui en dispose l'enchaînement pour la réalisation de son plan éternel, et de ce que Bossuet appelle sa politique céleste (Sera, sur la Providence). Rien n'est donc laissé au hasard. « Ce qui est hasard à l'égard de nos conseils incertains est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c'est-à-dire dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre. De cette sorte tout concourt à la même fin ; et c'est faute d'entendre le tout, que nous trouvons du hasard ou de l'irrégularité dans les rencontres particulières. »
  84. Nous exposons la thèse de M. Harnack, parce qu'elle est une des plus récentes et des plus documentées.
  85. Les païens qui s'affiliaient au judaïsme s'appelaient les prosélytes (grec « proselytos = lat. « advena» celui qui vient du dehors). Comme les Juifs, ils attendaient le Messie et devaient participer aux promesses messianiques. Les prosélytes proprement dits, ou, comme on les a appelés plus tard, les prosélytes de la justice étaient beaucoup moins nombreux que ceux qui, abandonnant leurs pra­tiques idolâtriques, adhéraient au culte du vrai Dieu, sans toutefois se soumettre à la circoncision et aux observances de la Loi mosaïque. Ceux-ci sont appelés dans le Nou­veau Testament les t craignant Dieu » (Act., x, 2). On les désigna au moyen âge sous le nom de prosélytes de la porte, c'est-à-dire ceux qui n'avaient pas le droit de franchir l'enceinte du temple, dont l'accès était réservé aux juifs et aux prosélytes proprement dits.
  86. Mgr Duchesne, Histoire ancienne de l'Église.
  87. Syncrétisme. — Etymologiquement le mot syncrétisme (du grec « sun » avec et keran, mélanger) signifie la réunion de systèmes différents et même incompatibles. Le syncrétisme diffère donc de l'éclectisme (grec eklegein, choisir) en ce qu'il est un assem­blage plus ou moins arbitraire d'opinions diverses, tandis que l'éclectisme est un système qui consiste à choisir parmi les doctrines différentes ce que chacune a de vrai.
  88. Harnack, Die Mission und Ausbreitung des Christentums.
  89. Boissière, La fin du paganisme.
  90. Ibid.
  91. Pascal, art. xix, n. 10, éd. Havet
  92. P. Allard, Dix leçons sur le martyre. L'expansion du christianisme,
  93. Saint Augustin, La Cité de Dieu, Liv. XXII, chap. v.
  94. P. Allard, Histoire des persécutions du 1er au 4e siècle ; t. I, Introd.
  95. Tacite, Annales, Liv. XV, chap. xliv.
  96. Dion Cassius, Liv. XVII, chap. iv.
  97. Il ne faut pas oublier en effet que la législation romaine ne connaissait pas la liberté des cultes. Dans la pratique, il est vrai, la tolérance était grande, autant par indifférence du pouvoir que par crainte de se rendre hostiles les dieux dont on aurait persécuté les adeptes. Jusqu'en 64, c'est-à-dire aussi longtemps qu'on le confondit avec le judaïsme, le christianisme profita de cette tolérance, mais à partir de cette date, on lui appliqua toutes les rigueurs des lois, parce qu'il était regardé par les païens comme une religion athée (N° 287).
  98. « En principe, dit M. P. Allard, la décapitation est le privilège des gens de condi­tion honnête, la croix le supplice des esclaves et des personnes viles, le feu et les bêtes celui des non-citoyens; mais en ce qui concerne les chrétiens, ces distinctions s'effacèrent vite ; dès la fin du n" siècle, le choix de leur supplice dépendit moins de la condition des personnes que de l'arbitraire du magistrat. Citons, parmi le» martyrs décapités : au Ier siècle, saint Paul, citoyen romain ; au ns siècle, Justin et ses disciples ; au m» siècle, le pape Sixte II et plusieurs de ses diacres, saint Cyprien... Dans la dernière persécution, il est aussi question de noyades : chrétiens « innombrables » de Nicomédie portés liés sur des barques et précipités en pleine mer, martyrs Jetés dans les fleuves, quelquefois cousus dans un sac comme des parricides, quelquefois « avec une pierre au cou». Art. Martyre (Dict. d'Alès).
  99. Tertullien, Ad Scapulam, 5
  100. Pour se dérober à cette objection, les apologistes du xviiie siècle (Bergier) ont répondu que la valeur apologétique de l'argument du martyre n'était pas là, et que les martyrs étaient des témoins, non d'une idée, mais d'un fait. A notre époque M. P. Allard a repris la même méthode d'argumentation : « Quelles que soient les confusions introduites par l'usage dans la langue courante, écrit-il (Dix leçons sur le Martyre), tout homme qui meurt pour une opinion ne peut être appelé un martyr. Selon l'étymologie du mot, un martyr est un témoin. On n'est pas témoin de ses propres idées. On est témoin d'un fait... Les martyrs (chrétiens) sont témoins non d'une opinion, mais d'un fait, le fait chrétien. Les uns l'ont vu naître sous leurs yeux, ils ont connu son auteur. Ils ont assisté à la vie, à la mort, à la résurrection du Christ. Ce sont ses Apôtres, ses disciples immédiats... Quand ces hommes bravent tous les périls, acceptent toutes les privations et toutes les fatigues pour attester les faits extraordinaires qui se passèrent sous leurs yeux, et enfin meurent en affirmant leur foi, il est difficile de douter d'un témoignage scellé de leur sang. Entre l'attestation qu'ils en donnent par leur sang, et la mort d'hérétiques qui refusent de renoncer à une opinion nouvelle, il n'y a pas de commune mesure. Quand même la sincérité et le courage seraient égaux, la valeur du témoignage est toute différente, ou plutôt les premiers seuls ont le droit au titre de témoins.» — Cette distinction entre les martyrs du christianisme et ceux des autres religions ne nous paraît pas soutenable. En tout cas, si on veut l'établir, en bonne logique il faut refuser le titre de martyrs à tous ceux qui n'ont pas été les contemporains du Christ, et même à ceux qui l'ont été mais n'ont pas été les témoins de ses miracles. C'est, du même coup, retrancher du martyrologe chrétien toute une multitude. D'autre part, il est historiquement certain que les chrétiens ne mouraient pas pour attester un fait, mais pour adhérer à une doctrine. L'interrogatoire des juges ne portait que sur un point, sur une seule question qui était de savoir si l'accusé était chrétien ou non. Au surplus, comme nous l'avons déjà dit, l'argument du témoignage des martyrs appartient à la preuve de la divinité du christianisme par les miracles du Christ, et lorsqu'il s'agit de démontrer la réalité de ces miracles par la valeur des historien» nui ont scellé leur parole de leur sang.
Apologétique
Auteur : Abbé A. BOULENGER
Source : Manuel d’Apologétique : Introduction à la doctrine catholique, éd. Emmanuel Vitte, Paris Lyon, 1937, 8e éd., 490 p.
Date de publication originale : 1920

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
Remarque particulière : IMPRIMATUR : C. Guillemant, Vic. gen. , Atrebati, die 30 Aprilis 1920.
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