Manuel de Spiritualité

De Salve Regina

Vie spirituelle
Auteur : Monseigneur Auguste Saudreau
Source : Manuel de spiritualité
Date de publication originale : 1917

Résumé : Initiation à la pratique de l'Oraison
Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
Remarque particulière : Réédité aux éditions DFT Décembre 2005

Sommaire

PRÉFACE

Le nouveau volume que nous offrons au public nous a été demandé par de très honorables et très chers confrères. Mgr l’Evêque d’Angers ayant institué des Brevets d’instruction religieuse, fit insérer dans le programme parmi les matières d’examen : " les notions fondamentales de la vie spirituelle ". Les candidats et candidates et les prêtres qui les préparaient à l’examen réclamaient un manuel où fussent exposés succinctement les principes de la spiritualité. On nous pressa de faire ce travail et l’on nous fit remarquer qu’il pourrait rendre service et dans les séminaires et dans les noviciats de l’un et l’autre sexe, et qu’il serait utile aussi aux personnes pieuses qui vivent au milieu du monde. Nous eûmes assez longtemps l’espoir que d’autres que nous composeraient cet ouvrage, mais ayant vainement attendu, nous cédâmes enfin aux instances qui nous étaient faites.

Un manuel doit être clair et concis, il doit présenter la doctrine en la condensant et non en la développant. S’il doit s’appuyer sur les maîtres, qui dans cette matière sont surtout les saints, il doit résumer leur enseignement. Et surtout, un manuel de spiritualité doit être pratique et apprendre à l’âme de bonne volonté comment elle doit servir le Seigneur et travailler à son avancement. Nous nous sommes efforcé de suivre ces règles ; ceci expliquera au lecteur pourquoi nous n’avons pas traité plus longuement des matières sur lesquelles il serait facile de s’étendre. Notre œuvre est certainement imparfaite : nous demandons qu’on veuille l’accueillir avec indulgence ; du moins espérons-nous que ce petit livre, en rappelant les leçons des grands docteurs, pourra donner quelques lumières, inspirer le goût de la science spirituelle si noble et si importante et amener nos lecteurs à en faire une étude approfondie, qui sera pour leur intelligence et pour leur cœur une douce jouissance et un grand profit pour leur âme.

INTRODUCTION

CHAPITRE PREMIER : La piété : sa nature, ses avantages

1. La spiritualité est la science qui enseigne à progresser dans la vertu et particulièrement dans l’amour divin. Elle diffère de la morale, science qui nous enseigne nos devoirs. La morale nous apprend quelles sont les obligations qu’on ne peut violer sans faire de péché, elle apprécie la gravité des fautes. La spiritualité laissant de côté la question des obligations de conscience, expose les moyens pratiques de combattre les défauts, d’acquérir les vertus et particulièrement d’accroître la charité ; elle guide l’âme dans le travail de sa sanctification.

C’était ce travail de sa sanctification que saint Paul recommandait à Timothée : " Exerce-toi à la piété ; la piété est utile à tout ; elle a des promesses pour la vie présente et pour la vie à venir " (I Tim iv, 7-9) La piété est donc la disposition d’une âme qui s’applique à sa sanctification ; une âme qui ne vise qu’à éviter le péché et à faire son salut, et qui absorbée par ses sollicitudes temporelles, ne se préoccupe pas de son avancement spirituel, est une âme chrétienne, mais non une âme pieuse.

Le mot piété peut être pris dans des sens différents ; nous ne l’entendons pas ici dans le sens d’une vertu spéciale, celle qui, nous dit saint Thomas, nous porte à rendre à nos parents et à notre patrie nos devoirs d’amour et de dévouement (2.2, q.101, a.3,c). Nous n’entendons pas non plus une application plus parfaite aux pratiques de la religion, comme l’entend le vulgaire, mais ce que saint François de Sales appelle la dévotion et qui d’après lui et d’après saint Thomas et les théologiens est l’amour de Dieu assez fort pour nous faire opérer " soigneusement, fréquemment et promptement ".

La piété ne consiste donc pas dans les pratiques extérieures ; toute personne qui récite de longues formules de prières n’est pas pieuse pour cela ; si elle ne travaille ni à corriger ses défauts, ni à perfectionner ses vertus, si elle ne veut pas lutter contre sa nature, mais lui accorder tout ce que celle-ci réclame, à l’exception des fautes graves, sa piété n’est qu’une fausse piété. Mais si les pratiques de piété ne constituent pas l’essence de la piété, ils sont les moyens que l’âme pieuse emploie pour obtenir son avancement, on ne peut avoir une vraie piété si on néglige toute pratique.

2. La piété naît de la foi ; elle se nourrit et se développe par la pensée des grandes vérités : grandeurs, droits souverains, bienfaits de Dieu, son amour infini, œuvres et perfections de Jésus, laideur du péché, beauté et nécessités des vertus, intérêts éternels de l’âme. La piété repose donc sur le dogme ; l’âme qui connaît mal sa religion ne peut être solidement pieuse ; une connaissance plus parfaite des vérités que la foi enseigne aide, au contraire, à l’affermissement et à l’accroissement de la piété.

Il est presque superflu de dire qu’elle suppose avant tout le minimum de vie chrétienne obligatoire pour tous et par conséquent l’observation des commandements ; celui qui les viole gravement d’une façon fréquente ne peut être rangé parmi les chrétiens pieux.

3. Nous avons cité la parole célèbre de saint Paul exaltant les avantages de la piété. Cette parole inspirée par le Saint-Esprit mérite toute foi et tout respect. Il est, du reste, facile de comprendre quels sont ces fruits précieux que fait recueillir la piété en cette vie et en l’autre.

En cette vie la piété nous rend plus aisés les sacrifices qu’exige la pratique de nos devoirs et nous aide à nous en acquitter avec plus de fidélité et de perfection ; par le soin qu’elle nous fait apporter à corriger nos défauts et à acquérir des vertus, elle nous fait éviter un nombre considérable de péchés ; les prières qu’elle fait faire plus fréquentes, plus recueillies, plus ardentes, nous obtiennent des grâces nombreuses et précieuses ; les vertus auxquelles elle nous applique nous procurent des douceurs intimes que ne connaissent pas les âmes vulgaires ; elle adoucit les peines de la vie ; elle amène à servir Dieu avec plus de soin, plus de diligence, plus de perfection.

Pour pratiquer les vertus il faut, certes, accomplir des actes pénibles, imposer à la nature des privations, des incommodités, la contraindre à renoncer à des satisfactions dont elle est fort avide, satisfactions d’amour-propre, de vanité, de sensualité, de curiosité, etc. Mais ceux qui s’adonnent à la piété comprennent bien vite que ces privations, ces actes de renoncement sont eux-mêmes bien peu de chose. Que durent-ils ? Souvent l’espace de quelques minutes, puis il en reste à peine le souvenir. Que ressentons-nous aujourd’hui des privations que nous nous sommes imposées il y a un an, dix ans, vingt ans ? Et quel plaisir nous reste-t-il des satisfactions dont Dieu nous demandait le sacrifice et auxquelles nous n’avons pas voulu renoncer ? L’Esprit-Saint nous le dit en termes saisissants au Livre de la Sagesse (v,8), quand Il nous représente les méchants, qui après leur mort comprennent, mais trop tard, l’inanité des jouissances de la vie : " A quoi nous a servi l’orgueil ? Et de quel profit a été pour nous la richesse dont nous étions si fiers ? Toutes ces choses ont disparu comme l’ombre, comme le messager qui passe à la hâte, comme le navire qui fend l’onde agitée, sans qu’on puisse découvrir aucune trace de son passage… comme l’oiseau qui vole à travers les airs sans laisser aucune marque de sa route… ou comme lorsque la flèche a été lancée vers son but, l’air qu’elle a fendu revient aussitôt sur lui-même, et l’on ne sait plus par où elle a passé… Les biens qu’espère l’impie sont comme le flocon de laine que le vent emporte, comme l’écume légère que disperse l’ouragan, comme la fumée qu’un souffle dissipe, comme le souvenir de l’hôte d’un jour qui s’évanouit. "

La foi, il est vrai, préserve même les âmes communes des graves erreurs de ces méchants ; les bons chrétiens ne veulent pas sacrifier leur salut à leurs passions, mais ils sont loin de comprendre aussi bien que les chrétiens pieux, le néant des biens passagers, il y sont beaucoup plus attachés et sont bien plus exposés à se laisser par eux fasciner et séduire. Bien plus facilement ils cèdent à la nature qui veut souffrir le moins possible et jouir le plus possible. Ne voit-on pas de nos jours nombre de gens mariés qui se disent chrétiens, et qui pour éviter les charges de leur état, pour mieux conserver les biens de ce monde, s’affranchissent de devoirs sacrés, et vivent dans le péché, compromettant gravement leur salut ? S’ils s’appliquaient à la piété, leur foi serait plus vive et plus éclairée, et ils n’augmenteraient pas le nombre, hélas ! trop grand dans notre pays, des déserteurs du devoir.

Ceux qui ne travaillent pas avec ardeur à l’extirpation de leurs défauts en restent les esclaves ; ils en souffrent, ils admirent ceux qui pratiquent les vertus contraires, et ils leur portent envie, mais ils demeurent attachés à ces défauts qui les tyrannisent. Beaucoup plus heureux sont les chrétiens pieux, qui par amour pour Dieu combattent fidèlement leurs mauvais penchants, et font effort pour grandir en vertus ; les victoires qu’ils remportent sur eux-mêmes, les actes généreux qu’ils accomplissent, leur font goûter des joies suaves et profondes, dont les gens sans piété n’ont aucune idée.

4. La piété n’exempte pas des peines de la vie, mais elle aide à les supporter avec esprit de foi et résignation. Le grand malheur de ce monde, malheur qu’on ne saurait trop déplorer, est de souffrir avec impatience ; car le mal alors est sans profit, mais souffrir avec patience n’est pas un malheur, la souffrance bien supportée devant, selon la parole de Notre-Seigneur, se changer en joie, et en une joie qui ne passera pas. Même ici-bas celui qui souffre avec foi, confiance en Dieu et amour, est beaucoup moins malheureux que celui qui endure les maux de cette vie et qui ne songe pas à regarder dans l’épreuve qui l’atteint, la main de la Providence. Les chrétiens sans piété ne considèrent d’habitude que les causes secondes, c’est-à-dire les créatures, qui sont la cause ou l’occasion de leurs maux ; ils ne sont pas pénétrés de cette pensée que Dieu, qui gouverne tout, ne permet jamais rien que pour notre profit spirituel, et qu’à ceux qui l’aiment tout concourt à leur bien. (Rom. 8, 28) De plus et surtout, ayant peu d’amour ils sont peu touchés des souffrances que Notre-Seigneur a endurées pour eux ; ils ne sont pas réconfortés par ses exemples, ni encouragés à souffrir comme Lui et pour Lui. Ils n’ont donc pas dans les peines les inappréciables consolations que l’âme pieuse trouve dans les siennes.

5. Saint François de Sales nous fait comprendre à l’aide d’une comparaison gracieuse et fort juste, combien grands sont les avantages de la dévotion : " Les autruches ne volent jamais, les poules volent pesamment, toutefois bassement et rarement, mais les aigles, les colombes, les hirondelles volent souvent, vitement et hautement ; ainsi les pécheurs ne volent point en Dieu, mais font toutes leurs courses en la terre et pour la terre ; les gens de bien qui n’ont pas encore atteint la dévotion, volent en Dieu par leurs bonnes actions, mais rarement, lentement et pesamment ; les personnes dévotes volent en Dieu fréquemment, promptement et hautement. " (Introduction à la vie dévote, I, 1) Qui donc ne comprend combien il est avantageux de servir le Seigneur avec cette promptitude et cette générosité ?

6. Les avantages éternels que saint Paul attribue à la piété sont encore beaucoup plus précieux. Ceux qui ont mené une vie sans piété, n’ayant pensé à Dieu que de loin en loin et s’étant peu appliqués à Lui plaire, arrivent à la mort pauvres de mérites et par conséquent bien pauvres d’amour. Or comme ils garderont toute l’éternité la mesure d’amour qu’ils auront acquise au moment de leur mort, ils seront éternellement inférieurs et immensément inférieurs à ceux qui auront été pieux. Ces derniers, en effet, ont chaque jour accompli un grand nombre d’actes surnaturels, dont chacun est une graine d’éternité, semina aeternitatis, une semence de délices sans fin : prières, exercices pieux, devoirs d’état faits avec un grand esprit de foi, épreuves patiemment supportées, sacrifices généreux, élans d’amour, quelle riche moisson ils recueilleront, de quels trésors ils jouiront ! Ils seront beaucoup plus aimés de Dieu, ils connaîtront beaucoup mieux ce Dieu dont la beauté est si ravissante, ils l’aimeront bien davantage et Dieu se donnera à eux dans une bien plus abondante mesure ; ce seront les riches du paradis, et s’ils ont su s’élever par la ferveur de leur vie et une parfaite générosité au rang des amis intimes du Roi du ciel, ils resteront toute l’éternité ses bien-aimés et ses favoris.

Chapitre II : La piété toujours possible à l’âme de bonne volonté

7. La piété, étant la disposition de l’âme qui tend à acquérir les vertus et à accroître son amour, peut et doit se trouver dans tous les états de vie. Ceux-là seuls peuvent méconnaître cette vérité qui n’ont pas de la piété une juste idée, ils la font consister dans certaines pratiques qui ne lui sont pas essentielles. Les exercices de piété, disent-ils, sont incompatibles avec la vie agitée d’un commerçant, d’un soldat, d’une mère de famille ; toute personne qui a de grands travaux, de très nombreuses occupations, est absorbée par elles, elle n’a pas le temps de faire de longues prières, et les soucis qui forcément l’obsèdent, rendent impossible la vie de piété.

Il est facile de répondre que les devoirs d’état, dès lors qu’ils sont voulus par Dieu, ne peuvent être un obstacle aux progrès de l’âme. Haec est voluntas Dei sanctificatio vestra : ce que Dieu veut c’est votre sanctification (1 Thes, 4, 3), et de tous ses enfants Dieu veut la sanctification ; tous ceux qui voudront s’appliquer à mieux Le servir peuvent compter sur l’aide de la Providence et le secours de sa grâce ; s’Il met sa puissance et sa sagesse au service de ses créatures pour subvenir aux besoins de leur corps, pour leur permettre d’atteindre leur croissance normale, plus volontiers encore, quand Il les verra désireux de sortir de l’enfance spirituelle et de se perfectionner dans son service, Il leur en procurera les moyens.

8. L’expérience prouve que tous ceux qui veulent bien régler leur vie et ne pas perdre un seul instant, trouvent toujours de bons moments à consacrer à la prière et au service de Dieu. Quelles que soient les occupations qui nous pressent, nous prenons le temps de donner au corps la nourriture dont il a besoin et le sommeil qui réparera ses forces ; si nous sommes aussi amis de nos âmes que de nos corps, nous saurons bien leur donner tout le temps nécessaire pour nourrir leur foi et entretenir leur amour. L’expérience prouve aussi que les personnes qui négligent les devoirs de piété, le font, non pas tant parce que des tracas inévitables les empêchent d’y vaquer, mais bien parce qu’elles n’en apprécient pas suffisamment l’importance, ou parce que, n’y trouvant que peu d’attraits, elles ne savent pas se vaincre et surmonter les difficultés qu’elles rencontrent ou les dégoûts qu’elles éprouvent. C’est encore un fait d’expérience que les personnes généreuses et vraiment aimantes, qui ont à cœur de donner au service de Dieu et au soin de leur âme un temps convenable, qui ne laissent les moyens de sanctification que dans des cas rares et de réelle impossibilité, font autant et ordinairement plus d’utile besogne que ceux à qui de faibles prétextes suffisent pour omettre leurs exercices ; ils perdent beaucoup moins de temps dans les occupations frivoles, et Dieu les aide à se bien acquitter de leurs devoirs.

Il faut donc aimer les exercices de piété, il faut pour y rester fidèles se gêner et sacrifier des occupations plus douces à la nature mais moins utiles ; mais il ne faut pas d’un autre côté s’y affectionner démesurément au point de ne pas vouloir y renoncer, mêmes dans les cas où des devoirs urgents l’exigent. Les saints aimaient l’oraison, les prières et cérémonies, les pieuses lectures, jamais ils ne s’en abstenaient sans motif grave ; mais quand la volonté de Dieu clairement manifestée exigeait qu’ils en fissent le sacrifice, par exemple pour une grave raison de charité ou pour accomplir quelque autre vertu que le devoir leur imposait, ils quittaient Dieu pour Dieu selon leur expression, ils cessaient momentanément de chercher Dieu dans les douceurs de l’oraison, dans le charme des cérémonies, et ils Le cherchaient et Le trouvaient dans la pratique du dévouement et du renoncement.

9. Lorsque les exercices de piété sont négligés, l’âme perd des grâces de très grand prix ; elle ressemble aux vierges folles de la parabole qui n’ayant pas mis d’huile dans leur lampe virent leurs lumières s’éteindre ; nombre de personnes qui laissent leurs exercices pour des motifs insuffisants seront fort surprises et confuses quand elles paraîtront devant Dieu, en entendant les reproches du Seigneur et en voyant de quelles richesses inappréciables elles se seront privées. Quand l’omission des exercices de piété est due non à la négligence mais à un motif tout surnaturel, l’âme en faisant le sacrifice ou en acceptant la privation par amour pour la volonté divine, Dieu alors supplée à cette omission, Il donne, sans que soient faits les exercices, les grâces qu’Il accorde ordinairement par le moyen de ces exercices. On reconnaît que l’omission est légitime quand elle est faite à regret, et par esprit de renoncement ; au contraire lorsque celui qui laisse l’exercice que sa règle ou son règlement lui impose, le fait sans regret et même est heureux d’avoir une raison pour l’omettre, il est fort à craindre qu’il agisse à son insu par paresse spirituelle ou par manque de ferveur.

Quand les exercices sont rendus impossibles, ou quand des devoirs d’état impérieux, comme pour la mère d’une nombreuse famille le soin de ses enfants en bas âge, ne permettent de donner que peu de temps aux exercices pieux, il faut y suppléer par une fidélité plus grande au souvenir de la présence de Dieu, une union plus intime avec Jésus dans le courant de la journée, union qui entraîne la production d’actes de foi, de confiance et d’amour très nombreux et très fervents, il faut prier davantage en travaillant quand le travail oblige à diminuer le temps de la prière.

10. La preuve que la piété convient à tous les états de vie nous est fournie par l’histoire qui nous apprend que dans toutes les professions il y a eu des héros de vertu, des serviteurs de Dieu qui ont su allier la piété la plus tendre à la pratique des devoirs les plus dissipants. Nous donnerons ici une liste forcément incomplète de saints qui ont su trouver au milieu du monde les moyens de perfectionner leur vie et de s’élever jusqu’à l’héroïsme de l’amour.

Ceux pour qui le travail de sanctification paraît le plus difficile ce sont les rois et les princes, parce que, beaucoup plus que d’autres, ils sont comblés des biens terrestres, sollicités par les plaisirs et les honneurs, flattés par leur entourage, et ils ont, beaucoup plus que d’autres, la facilité de satisfaire les passions humaines. Il est vrai que, s’ils sont fidèles, ils peuvent recevoir plus de grâces parce qu’ils ont à remplir une plus haute mission.

Saint Richard, roi saxon, saint Canut, roi de Danemark, saint Herménegild, roi des Visigoths, saint Pierre Urséole, doge de Venise, saint Edmond, saint Edouard, rois d’Angleterre, saint Henri II, empereur d’Allemagne, saint Olaf, roi de Norvège, saint Emeric, prince de Hongrie, saint Etienne, roi de Hongrie, le B. Charles le Bon, comte de Flandre, saint Ferdinand, roi de Castille, saint Casimir, duc de Lituanie, le B. Evrard, comte de Mons, saint Louis, roi de France, le B. Amédée, duc de Savoie, le B. Elzéar, comte d’Arian, sa femme, la B. Delphine, sainte Adélaïde, et sainte Cunégonde, impératrices d’Allemagne, sainte Agathe Hildegarde, épouse d’un comte palatin, sainte Marguerite, reine d’Ecosse, sainte Elisabeth de Hongrie, princesse de Thuringe, sainte Hedwige, duchesse, V. Marie-Clotilde, reine de Sardaigne, sainte Elisabeth, reine de Portugal, la B. Marie-Christine, reine des Deux-Siciles.

Vécurent encore au milieu du monde et s’y sanctifièrent, saint Sébastien, saint Georges, saint Maurice, qui étaient soldats, saint Come et saint Damien, médecins, saint Crépin et saint Crépinien, et, au XIIe siècle, saint Thibaud de Mondosi, cordonniers, saint Vincentien, palefrenier, saint Evrard, saint Nicétas Pérégrin, saint Bénezet, le B. Jean de Monchy, bergers, saint Isidore, laboureur, saint Goiry, colporteur, saint Ludain, pèlerin en Alsace, saint Pazzio, orfèvre à Vérone, le B. Albert, d’Ogna, paysan, puis homme de peine, saint Daniel, marchand, le B. Pierre de Sienne et le B. Jean d’Epire, simples ouvriers, le V. Antoine Bermejo, qui passa sa vie à soigner les malades, saint Benoît-Joseph Labre, mendiant, sainte Germaine Cousin, sainte Thareste, la V. Elisabeth Canori, la V. Villana de Bottis, mères de famille, la B. Louise d’Albertone, veuve, la V. Grâce de Valence, qui mourut à 112 ans et eut à subir de violents assauts du démon jusqu’à sa mort.

11. L’Eglise a reconnu les vertus héroïques de ces grands serviteurs de Dieu ; combien d’autres n’ont pas eu cet honneur et ont su aussi au milieu du monde dans des professions qui ne favorisent pas la piété, servir le Seigneur avec une grande fidélité et gagner pour le ciel d’immenses mérites ! Au XVIIe siècle, M. de Bernière Louvigny, trésorier du roi, qui a laissé de si pieux ouvrages, le Baron de Reinty, se distinguèrent par une grande sainteté de vie ; deux habitants de Paris, Clément, coutelier et Beaumais, mercier, convertirent beaucoup d’hérétiques, par leurs controverses, mais plus encore par leur sainteté, Clément en convertissait en moyenne jusqu’à six par jour. Marie de Valence, Marie des Vallées, surnommée la sainte de Coutances, si intimement liée avec le B. Père Eudes, Marie Rousseau, femme d’un marchand de vin, qui soutint M. Olier dans ses œuvres et que les personnages les plus éminents consultaient, Esprite de Jésus, Madeleine Vigneron, Armelle Nicolas, qui furent favorisées de communications divines, pratiquèrent d’héroïques vertus. Au XIXe siècle le commmandant Marceau, M. Dupont, le saint homme de Tours, le général de Sonis, M. Philibert Vrau, Marie Brotel etc, etc., vécurent saintement au milieu du monde.

Il est vrai, le nombre des saints et des parfaits est incomparablement plus grand parmi ceux qui sont consacrés à Dieu, et qui trouvent, soit dans le sacerdoce, soit dans la vie religieuse, des secours inappréciables, mais les exemples de tant d’âmes généreuses qui se sanctifièrent au milieu du monde, prouve la vérité du principe : Bona voluntas requiritur et sufficit : il faut une bonne volonté, mais une bonne volonté suffit, une volonté énergique et constante, correspondant fidèlement aux grâces que le Seigneur verse toujours avec abondance sur les âmes courageuses.

PREMIÈRE PARTIE : Le combat spirituel ; obstacles à surmonter

12. " Mon fils, en entrant au service du Seigneur, prépare ton âme à l’épreuve " (Eccli., 2, 1) Il est de la sagesse de Dieu d’éprouver ses créatures pour leur donner lieu d’attester leur fidélité et d’exercer leur amour ; à peine les anges furent-ils créés qu’ils furent soumis à l’épreuve ; la première chose que l’Ecriture nous apprend de nos premiers parents est l’épreuve qui leur fut imposée. Chacun des hommes aura la sienne, et la vie d’ici-bas sera un perpétuel combat. Dieu a donc permis que devant l’âme qui veut s’appliquer à Le bien servir se dressent des obstacles ; si cette âme n’est pas fidèle, elle se laissera arrêter ou détourner de la droite voie ; si elle est fidèle, elle surmontera l’obstacle, et la victoire qu’elle aura remportée la rendra plus vertueuse et plus aimante.

Nous signalerons comme étant les principaux obstacles aux progrès dans la piété 1° la triple concupiscence : orgueil, sensualité, attaches aux objets et aux biens terrestres ; les tentations, qu’elles viennent de la nature, du monde ou du démon ; les illusions, fruit de l’orgueil ou de l’imprudence, les sécheresses, impuissances, tristesses et dégoûts, les abus de grâces conduisant à l’aveuglement et à l’endurcissement.

CHAPITRE III : l’orgueil

Nature de l’orgueil ; ses diverses formes.

13. " Chacun est tenté par sa propre concupiscence qui l’emporte et le séduit " dit l’apôtre saint Jacques (i, 14). Les attaques du démon, dont nous parlerons bientôt, seraient peu dangereuses, si nous n’avions au-dedans de nous des ennemis redoutables, nos passions. Ces inclinations au mal, déjà par elles-mêmes impétueuses et ardentes, trop souvent sont devenues plus tyranniques par les fautes commises, par les concessions qui leur ont été faites. On ramène assez ordinairement à trois divisions principales les mauvais penchants : l’orgueil, la sensualité, l’attachement aux biens de la terre.

L’orgueil est un amour désordonné de sa propre excellence. Saint Thomas, reproduisant un texte de saint Grégoire, enseigne que l’orgueil se manifeste de quatre manières différentes : ou nous nous attribuons à nous mêmes ce que nous avons de bon, ou, si nous reconnaissons que ce bien vient de Dieu, nous croyons qu’il était dû à nos mérites, ou nous nous vantons de posséder des qualités que nous n’avons pas, ou méprisant les autres nous désirons être estimés singulièrement pour les qualités que nous avons. (2.2, q.162, a.4)

Le principe de l’orgueil réside dans une complaisance exagérée en soi-même : on aime à penser aux qualités que l’on a ou que l’on croit avoir, on s’en réjouit, non pas comme d’un don de Dieu accordé à un indigne, mais comme d’un bien personnel, dont on s’attribue la gloire, que l’on est fier de posséder ; l’homme ainsi disposé se fait une idée exagérée de ses qualités et souvent s’attribue des qualités qu’il n’a pas : ainsi font ceux qui n’ont confiance que dans leur propre jugement ; ou il prend pour des qualités ce qui n’en est pas : ainsi font ceux qui sont fiers de posséder des richesses, de porter de brillantes toilettes.

La complaisance exagérée en soi-même entraîne naturellement la dépréciation du prochain : l’orgueilleux, à son insu, est sévère et injuste dans les jugements qu’il porte sur ses frères, il veut se croire supérieur, et cette disposition de sa volonté le porte inconsciemment à abaisser les autres, il pensera volontiers que seul il a raison et que les autres se trompent.

De la complaisance en soi naît la vaine gloire, appelée encore la vanité, qui est le désir déréglé de l’estime et des louanges. Tout désir de gloire est désordonné si l’on cherche sa gloire dans des choses fragiles et éphémères, si l’on fait reposer sa gloire dans le jugement des hommes, qui sont si sujets à l’erreur, si on désire l’estime et l’approbation pour autre chose que pour l’honneur de Dieu et le bien des âmes. (S. th., 2.2, q. 132, a. 1) Elles ont donc le vice de la vaine gloire ces personnes éprises d’elles-mêmes qui tiennent à occuper l’esprit des autres, à être l’objet de leur attention, à en être admirées, mêmes pour de futiles avantages ; de même celles qui ont une crainte excessive d’être oubliées, d’être comptées pour rien, qui ont horreur d’être méprisées, d’être raillées.

L’orgueil produit aussi l’ambition, qui est l’amour de l’autorité et des honneurs. Imposer sa volonté, recevoir des marques de respect, voilà à quoi aspirent les personnes autoritaires et les personnes ambitieuses.

Une autre forme plus cachée de l’orgueil est celle qui porte à la tristesse, au dépit, au découragement. Si la personne qui nourrit en elle-même un amour désordonné de sa propre excellence, est par tempérament portée aux noires pensées, elle sera frappée de ses défauts, comme d’autres sont épris de leurs qualités ; elle y pensera sans cesse, elle en concevra une tristesse amère, et elle sera très vite la proie de l’abattement et du découragement. Cette forme de l’orgueil est dangereuse, parce qu’elle simule l’humilité et parce qu’elle paralyse les âmes.

Maux causés par l’orgueil

14. L’orgueil est un grave désordre, il perdit Lucifer et ses anges ; il fut la première faute d’Adam et d’Eve : " Vous serez comme des Dieux " avait dit le serpent. Cette parole fit concevoir à nos premiers parents un sentiment d’orgueil : ils ne songèrent pas à devenir tout-puissants comme le Créateur, ils étaient trop éclairés pour tomber dans une aussi grossière erreur, mais ils pensèrent : il nous serait bon de savoir par nous-mêmes et de décider ce qui est bien et ce qui est mal, d’être donc indépendants, d’être vraiment nos maîtres, libres de toute autorité, de sorte que toutes nos volontés fussent légitimes, que tous nos désirs pussent se réaliser. Et le consentement qu’ils donnèrent à cette pensée d’orgueil les aveugla aussitôt ; eux tout à l’heure si éclairés se laissèrent grossièrement séduire, alors ils consommèrent leur faute.

Ce que fut l’orgueil chez les premiers hommes, il l’est encore et il le sera toujours chez leurs descendants : principe d’erreur et de péchés et source de tous les maux qui suivent le péché. " Tu dis : je suis riche, j’ai acquis de grands biens, je n’ai besoin de rien, et tu ne sais pas que tu es un malheureux, un misérable, pauvre, aveugle et nu. " (Apoc, iii, 17) L’orgueilleux est en effet, un aveugle, mais aveugle volontaire, un menteur et un voleur : un aveugle, car il se trompe sur lui-même, s’élevant sottement à ses propres yeux, et il ne veut pas voir les suites déplorables de son erreur ; menteur, car n’étant de lui-même que néant et péché, il prétend que ses biens, ses qualités lui appartiennent, et il se dit supérieur à ce qu’il est ; un voleur, puisqu’il s’approprie une gloire qui n’appartient qu’à Dieu.

Aussi l’orgueilleux est odieux à Dieu et aux hommes ; à Dieu : " Tout cœur hautain, dit l’Ecriture, est en abomination au Seigneur. " (Prov. xvi, 5) Quand Adam eut péché, le Seigneur le railla en disant : " Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous. " (Gen. iii, 21) Cette créature insensée, ce petit avorton qui s’enfle et qui s’érige comme un rival de Dieu, qui, du moins, veut s’affranchir de la dépendance qu’il doit à son Créateur et Seigneur, qui fait parade des biens qui ne lui sont que prêtés, et qui souvent ne sont que des faux biens, ne peut pas ne pas être en abomination à Celui qui est toute vérité et toute sainteté. " Dieu résiste aux superbes " nous disent saint Pierre (v, 5) et saint Jacques (iv, 6) ; l’orgueil est l’un des plus grands obstacles aux grâces divines : "Malheur à vous, pharisiens, disait Jésus, qui aimez les premiers sièges dans les synagogues et les salutations dans les places publiques. " (Luc, xi, 43) L’orgueilleux est odieux aux hommes : plein de lui-même, ne voulant pas être au service des autres et trouvant bon que les autres soient à son service, jugeant légitime de satisfaire ses passions, mêmes si d’autres en souffrent, il ne peut gagner les cœurs. Cette prétention à vouloir faire de soi le centre de tout, à subordonner à sa propre personne et les hommes et les choses, ou simplement à s’élever au-dessus de son mérite, choque tous ceux qui en sont témoins ; les orgueilleux eux-mêmes ne peuvent supporter l’orgueil chez les autres ; aussi ceux qui s’aiment le plus, et qui aspirent le plus à être aimés, estimés, vénérés, sont ordinairement les moins aimables et les moins aimés.

L’orgueil et la vanité font perdre même le mérite des bonnes œuvres : " Gardez-vous, a dit le Sauveur, de faire vos bonnes œuvres devant les hommes pour être vus d’eux : autrement vous n’aurez pas de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. " (Matth., vi, 1) L’orgueil, qui est une erreur et un mensonge, conduit fatalement à d’autres erreurs ; outre qu’il prive des grandes lumières que Dieu accorde aux humbles, il influence fallacieusement nos jugements, nous amenant à croire ce qui flatte davantage notre amour-propre, à adopter les opinions qui nous plaisent, à nier nos erreurs, à excuser nos torts, à exalter et à nous grossir le peu de bien que nous faisons.

L’orgueil et la vaine gloire engendrent beaucoup d’autres fautes. Saint Thomas énumère ainsi les filles de la vaine gloire : la jactance ou vantardise, l’affectation des nouveautés, l’hypocrisie, l’entêtement ou attache au propre jugement, l’esprit de discorde, l’esprit disputeur, la désobéissance (2.2, q.132, a.5) Il faut y joindre le si funeste respect humain qui perd tant d’âmes faibles. Saint Jean nous en donne un exemple lamentable : " Même parmi les membres du sanhédrin, dit-il, beaucoup crurent en Jésus, mais à cause des pharisiens, ils ne Le confessèrent pas, car ils aimèrent la gloire qui vient des hommes plus que la gloire qui vient de Dieu. " (xi, 42-43) Enfin, comme le remarque saint Thomas, l’orgueil est souvent puni par des chutes honteuses ; Dieu le permet dans sa sagesse et sa miséricorde, afin que la confusion de son vilain péché amène l’orgueilleux à s’humilier et à se convertir. (2.2, q. 162, a.6, ad. 3)

Lutte contre l’orgueil

15. L’orgueil, dit saint Thomas, est difficile à éviter, parce qu’il se glisse comme à notre insu et qu’il prend même occasion du bien pour se produire ; mais alors, tant qu’il n’est pas remarqué par la conscience, il n’atteint pas toute sa gravité. Une fois découvert, il est facile à une âme droite de le combattre soit par la vue de l’humaine misère, soit par la considération des grandeurs divines, soit enfin par la pensée de la fragilité et de l’imperfection des biens dont on est porté à n’enorgueillir. (2.2, q. 162, a.6, ad.1)

Mais ces considérations toutes justes soient-elles, ne sont efficaces que si l’on y joint d’ardentes prières ; l’orgueil est une folie, mais le penchant à l’orgueil est si profondément enfoncé dans le cœur humain, il est si vivace que des grâces puissantes sont nécessaires pour le combattre, et ces grâces ne sont données qu’à ceux qui les demandent avec instances.

Chapitre IV : La sensualité

16. L’attachement aux plaisirs des sens est l’un des plus grands obstacles à la piété. Les sens que Dieu nous a donnés ont tous une grande utilité, et pour nous porter à nous en servir la Providence a voulu que leur usage nous procurât de vifs plaisirs. " De ces plaisirs que nous trouvons dans l’exercice de nos sens, dit saint Augustin, les uns sont permis, les autres sont défendus : permis le plaisir que prennent nos yeux à contempler les grands spectacles de la nature, défendus les spectacles des théâtres. Le chant si suave des psaumes réjouit nos oreilles, mais nos oreilles trouvent aussi très délectables les chants des histrions, les premiers sont licites, les seconds illicites. Les aliments permis délectent le goût, mais les aliments prohibés ne lui sont pas moins agréables. " (De verb. apost. Serm. 159) La nature par elle-même ne distingue pas, si elle n’est pas réglée par la raison, domptée par les privations que l’âme lui impose, l’inclination qu’elle ressent vers tout ce qui flatte les sens ira toujours grandissant : " Tous les plaisirs des sens, dit Bossuet, s’excitent les uns les autres… les plus innocents, si l’on n’est pas toujours sur ses gardes, préparent aux plus coupables ; les plus petits font sentir la joie qu’on ressentirait dans les plus grands et réveillent la concupiscence. " (Traité de la concupisc., ch. v) Ainsi flattée, entretenue, accrue, la sensualité devient tyrannique. " On aime son corps, dit encore Bossuet, avec une attache qui fait oublier son âme et l’image de Dieu qu’elle porte empreinte dans son fond : on ne peut rien se refuser, un soin excessif de sa santé fait qu’on flatte le corps en tout, et tous ces divers sentiments sont autant de branches de la concupiscence de la chair. Hélas ! je ne m’étonne pas si un saint Bernard craignait tant la santé parfaite dans ses religieux ; il savait où elle mène si on ne sait châtier son corps avec l’Apôtre et le réduire en servitude par les mortifications, par le jeûne, par la prière et par une continuelle occupation de l’esprit. Toute âme pudique fuit l’oisiveté, la nonchalance, la délicatesse, la trop grande sensibilité, les tendresses qui amollissent le cœur, tout ce qui flatte les sens, les nourritures exquises ; tout cela n’est que la pâture de la concupiscence de la chair, que saint Jean nous défend et en entretient le feu. " (Ibid.) Bourdaloue nous montre comment l’amour déréglé de nos corps procède par degrés : il y a d’abord " l’amour de tout ce qui nous paraît nécessaire, ou plutôt de tout ce qu’une aveugle cupidité nous représente comme nécessaire pour l’entretien de nos corps ; puis l’amour de toutes les commodités que nous recherchons avec tant de soin et qui flattent nos corps ; ensuite l’amour des délices de la vie, qui par leur superfluité et leurs excès affaiblissent souvent ou même détruisent nos corps ; enfin l’amour des plaisirs défendus et des voluptés illicites, qui souillent nos corps. " (2e Ser. p. le mercredi des cendres.)

17. Faisant allusion à un texte de Jérémie : Ascendit mors per fenestras nostras : la mort a monté par nos fenêtres (ix, 21) saint Jérôme (adv. Jovin., I, 2, c. 12 ; Migne Patr., t. 23, col. 297) nous dit que les cinq sens sont les fenêtres par où l’ennemi entre dans la forteresse de notre âme. L’usage de la vue, s’il n’est modéré et bien réglé favorise la curiosité et la dissipation ; il rend impossible le recueillement et l’union à Dieu ; il excite les désirs, car on ne désire pas ce qu’on ne voit pas ; par là même il fournit aux passions leur aliment ; particulièrement la plus violente des passions, la passion charnelle trouve de grands dangers dans les regards immortifiés : pour nous en tenir à quelques uns des exemples donnés par les Livres Saints, n’est-ce pas par les regards que succombèrent la femme de Putiphar, David, les vieillards qui accusèrent Suzanne ? Ce sens de la vue, s’il est immortifié, est encore un danger pour la charité fraternelle, car quels jugements ne portent pas ceux qui veulent tout voir ? Ceux-là seulement s’abstiennent de juger leurs frères qui ne s’occupent que de ce qui les regarde. Et il importe d’autant plus de veiller sur ce sens de la vue que " la gourmandise des yeux, comme le dit Bossuet, n’est jamais contente, elle n’a pour ainsi parler, ni fond ni rive. " (Loc. citato, ch. ix) On doit réprimer les yeux, a dit un saint, autrement ils deviennent des crochets d’enfer, qui entraînent l’âme comme par force et la font pécher presque malgré elle.

18. Le sens de l’ouïe, s’il est mal réglé, n’est pas moins dangereux. Lui aussi, il favorise la curiosité, la dissipation. Et que de sentiments de mécontentement, d’aigreur, d’antipathies, les hommes ne se communiquent-ils pas mutuellement ? Que de murmures, que de médisances qui blessent et ceux qui les disent et ceux qui y prêtent une oreille complaisante, sans compter les mêmes dangers si redoutables que nous signalions comme excités par l’usage immodéré de la vue, les convoitises impures.

A l’abus de l’ouïe il faut joindre – car les deux sont corrélatifs – l’abus de la parole. Le Saint-Esprit dans l’Ecriture a pris soin maintes fois de nous prémunir contre ce danger. " Seigneur, dit le psalmiste, mettez une garde à ma bouche, une sentinelle à la porte de mes lèvres " (Ps., CVL, 3) " Celui-là s’épargne les angoisses qui garde sa bouche et sa langue. " (Prov., XXI, 23) " Que tes paroles soient peu nombreuses… c’est la voix de l’insensé que l’on entend dans la multitude des paroles. " (Eccl., V, 2) " A parler beaucoup on n’évite pas le péché, et celui qui retient ses lèvres est un homme prudent. " (Prov., X, 19) " Que chacun soit prompt à écouter et lent à parler ", dit l’apôtre saint Jacques (I, 19) " Qu’on ne dise pas, remarque saint Bernard, les paroles sont légères, la langue de l’homme n’est qu’un peu de chair tendre et molle ; un homme sage doit-il y faire grande attention ? Oui, les paroles sont légères, parce qu’elles volent légèrement, mais elles blessent parfois grièvement ; elles passent rapidement, mais elles ne brûlent que trop vivement… Qui pourra compter les nombreuses fautes que ce petit membre nous fait commettre… Si, au jour du jugement, les hommes doivent répondre même des paroles inutiles qu’ils auront prononcées, quel compte bien plus sévère encore ne devront-ils pas rendre à Dieu pour tant de discours mensongers, mordants, injurieux, orgueilleux, lascifs, flatteurs, médisants ? " (De tripl. cust.) La sagesse populaire s’accorde avec l’enseignement de l’Ecriture et des saints, quand elle proclame que la parole est d’argent mais que le silence est d’or. Aussi tous les saints fondateurs des ordres religieux, voulant amener leurs disciples à une vie fervente, avant toute autre loi leur ont imposé celle du silence : " C’est dans le silence et la tranquillité, dit l’Imitation (I, 20), que l’âme pieuse fait des progrès. " Moins on parle aux hommes, plus on parle à Dieu : ceux qui aiment à s’épancher avec les créatures pensent peu à s’entretenir avec le Créateur ; s’ils veulent le faire, ils ne le peuvent guère, car leur esprit distrait et dissipé s’y refuse.

19. Le sens du goût, s’il est mal réglé, apportera lui aussi de grands obstacles à la piété. Eve, dont l’orgueil avait blessé le cœur, ne consomma sa désobéissance qu’après avoir cédé à la séduction du goût : " La femme vit que le fruit de l’arbre était bon à manger… elle en prit et en mangea. " (Gen., III, 6) Les descendants d’Eve sont souvent aussi victimes du même vice. " C’est un péché de gourmandise, dit Louis de Grenade, qui a introduit la mort dans ce monde et lui a voué le genre humain tout entier. De là vient que c’est ici le premier combat que vous avez à soutenir, et dans lequel il vous importe tant d’obtenir la victoire ; car plus vous montreriez de faiblesse contre cet ennemi, plus les autres vous deviendraient terribles. Si vous voulez donc triompher de vos ennemis, commencez par la gourmandise ; celui-là une fois terrassé, les autres auront perdu beaucoup de leur puissance… Voilà ce qui nous explique pourquoi le diable tenta premièrement de gourmandise notre divin Sauveur : il voulait avant tout s’emparer de la porte par laquelle tous les autres vices peuvent entrer. " (Guid. des péch., II, 6) Saint Vincent Ferrier dit également : " Vous devez d’abord combattre en vous la gourmandise ; car si vous ne remportez la victoire sur elle, vainement travaillerez-vous à acquérir les autres vertus. " (Traité de la vie spir., VI) Saint Pierre écrivant sous l’inspiration du Saint-Esprit n’indique-t-il pas la sobriété comme le moyen nécessaire pour ne pas devenir la proie de Satan : " Soyez sobres et veillez, parce que votre ennemi, le démon, rôde autour de vous comme un lion rugissant, cherchant qui dévorer." (I Pet., v, 8)

Le danger dans l’usage du goût vient de ce qu’il est nécessaire de le satisfaire dans une certaine mesure, et il est difficile de se maintenir dans les justes bornes. " La convoitise, dit saint Augustin, ne sait où finit la nécessité. " (Contr. Julian., v, 70) Les saints ont gémi de cette servitude et des périls qu’elle entraîne. Saint Augustin dit dans ses Confessions : " Vous m’avez appris, Seigneur, à ne prendre les aliments que comme des remèdes. Mais lorsque je veux apaiser ma faim, alors la concupiscence me tend ses pièges, car dans cet apaisement il y a du plaisir, et il faut nécessairement l’éprouver. En effet, le boire et le manger étant nécessaire à notre vie, une certaine volupté – volupté dangereuse – s’est attachée à cette nécessité comme une compagne inséparable ; bien souvent elle s’efforce de prendre les devants pour m’obliger à faire pour elle ce que je déclare ne vouloir faire que pour ma conservation. Or la mesure de l’une n’est pas celle de l’autre, ce qui suffit à la santé paraît peu de chose à la délectation. Souvent on ne voit pas bien si c’est le besoin du corps qui réclame ou si ce n’est pas l’attrait trompeur de la volupté. Et l’âme est assez misérable pour aimer cette incertitude, elle y cherche une excuse, se réjouissant de ne pas voir les bornes de ce qui suffirait pour la santé, afin que le prétexte du besoin lui donne lieu de satisfaire sa volupté. Je suis tous les jours aux prises avec ces sortes de tentations… Pour les excès du vin, j’en suis bien éloigné, mais la gourmandise me surprend quelquefois. " (x, 31)

Il y a faute dans l’usage du manger et du boire quand l’intention n’est pas bonne et qu’au lieu de manger et de boire par besoin, on le fait par pur plaisir, quand il y a excès de délicatesse dans le choix des aliments ou des boissons, quand il y a excès dans la quantité.

La gourmandise alourdit l’esprit, elle le rend moins apte, dit saint Thomas, aux opérations intellectuelles (2.2, q. 15, a. 3) ; le cœur rabaissé par cet asservissement à de vils plaisirs ne sait plus goûter les biens spirituels : " Prenez garde à vous-mêmes, a dit Notre-Seigneur, de peur que vos cœurs ne s’appesantissent par l’excès du manger et du boire. " (Luc, xxi, 34) Les personnes amies de la bonne chère, ou même simplement immortifiées dans l’usage de la nourriture, ne s’élèvent jamais à une haute piété. Si l’intempérance grandit, elle produit un bien plus grand danger, celui de l’impureté. " Rien n’allume le feu de la concupiscence et de la colère comme l’amour du vin et l’excès des boissons ", dit saint Jean Chrysostome. (In Epist. ad Rom. hom., 24) " Ne vous enivrez pas de vin, écrit saint Paul aux Ephésiens ; c’est la source de la débauche. " (v, 18)

20. Le sens du toucher plus que tous les autres a été perverti par la faute originelle. " Il tend aux jouissances animales, dit Ribet, avec une vivacité et une violence que n’ont point les autres sens. " Après avoir décrit les excès du goût, Bossuet ajoute : " Mais qui oserait penser à d’autres excès qui se déclarent d’une manière bien plus dangereuse dans un autre plaisir des sens ? Qui, dis-je, oserait en parler ou oserait y penser, puisqu’on n’en parle point sans pudeur et qu’on n’y pense point sans péril, même pour le blâmer ? O Dieu, encore un coup, qui oserait parler de cette profonde et honteuse plaie de la nature, de cette concupiscence qui lie l’âme au corps par des liens si tendres et si violents, dont on a tant de peine à se déprendre et qui cause ainsi dans le genre humain de si effroyables désordres ? Malheur à la terre, malheur à la terre, encore un coup, malheur à la terre, d’où sort continuellement une si épaisse fumée, des vapeurs si noires qui s’élèvent de ces passions ténébreuses et qui nous cachent le ciel et la lumière ; d’où partent aussi des éclairs et des foudres de la justice divine contre la corruption du genre humain. " (Traité de la concupisc., ch.iv)

La sensualité aveugle : animalis homo non percipit ea quae sunt Spiritus Dei, stultitia est illi et non potest intelligere : l’homme animal ne perçoit pas les choses de l’Esprit de Dieu, car elles sont une folie pour lui et il ne peut les connaître. (I Cor., ii, 14) Les vieillards qui calomnièrent Suzanne " pervertirent leur sens et détournèrent leurs yeux pour ne pas voir le ciel et ne pas se souvenir des justes jugements de Dieu. " (Dan., xiii, 9) " Il n’y a point de péché, dit Bourdaloue, qui jette l’homme dans un aveuglement plus profond, parce que, dit saint Jean Chrysostome, ce péché est un assujettissement honteux de l’esprit à la chair, et par là il rend l’esprit tout charnel. Les hommes esclaves de leur sensualité perdent surtout trois connaissances : la connaissance d’eux-mêmes, la connaissance de leur péché, la connaissance de Dieu. " (Serm. sur l’impureté) L’orgueil est plus désordonné, car par lui l’homme se sépare de Dieu pour s’adorer lui-même ; mais la sensualité est plus avilissante, rabaissant l’homme au niveau de la bête.

" Oh ! que l’apôtre vierge, l’ami de Jésus, - nous citons encore Bossuet – a raison de crier de toute sa force aux grands et aux petits, aux jeunes gens et aux vieillards, et aux enfants comme aux pères : " N’aimez pas le monde ni tout ce qui est dans le monde, parce que ce qu’il y a dans le monde est concupiscence de la chair, un attachement à la fragile et trompeuse beauté des corps et un amour déréglé du plaisir des sens, qui corrompt également les deux sexes. " (Ibid.)

21. Bossuet signale ici " l’attachement à la fragile et trompeuse beauté des corps. " Cette tendance à l’affection sensible et charnelle est l’un des dangers les plus séduisants et les plus redoutables qui menacent les âmes pieuses. Autant l’amitié est louable et salutaire quand elle est et qu’elle demeure toute surnaturelle, autant elle est perfide quand elle glisse dans le sensible et le sensuel. " L’amitié spirituelle, dit saint François de Sales, est celle par laquelle deux ou trois ou plusieurs âmes se communiquent leur dévotion, leurs affections spirituelles et se rendent un seul esprit entre elles. " Et le saint Docteur en donne d’illustres exemples. (Vie dévote, III, 19) L’amitié honnête est celle qui repose sur la communauté de vues, de goûts, d’intérêts, et qui amène deux ou plusieurs personnes à se rendre mutuellement de bons offices. L’amitié sensuelle repose sur les charmes physiques. Si les sentiments d’affection sensible sont énergiquement combattus, ils donnent occasion à de généreux sacrifices, et les sacrifices du cœur sont parmi les plus méritoires et les plus féconds ; si, au contraire, ils sont caressés et chaleureusement entretenus, ils étouffent les sentiments d’amour de Dieu. " Seigneur, on vous aime moins, dit saint Augustin, quand on aime encore avec vous quelque chose qu’on n’aime pas pour vous. " (Conf., X, 29) Les personnes dont le cœur est ainsi captivé par une créature, se préoccupent de lui plaire et ne s’inquiètent plus guère de plaire à Dieu ; elles pensent sans cesse à l’objet de leur affection et elles oublient Jésus, leur meilleur ami ; elles cherchent à avoir ensemble des entretiens fréquents et prolongés, où elles se disent leur tendresse et où elles se communiquent leurs petites passions, leurs jugements malicieux, leurs aigreurs, leurs antipathies, leurs murmures, leurs projets de vains plaisirs. Ainsi disposées elles ne prient plus ou elles prient fort mal, leurs exercices sont sans fruit, leurs communions tièdes : c’est la ruine de la piété, quand ce n’est pas la ruine de la vertu.

Chapitre V : L’attachement aux biens terrestres

22. " C’est une grande richesse, écrivait saint Paul à Timothée (vi, 6), que la piété contente du nécessaire, car nous n’avons rien apporté dans le monde, et sans aucun doute nous n’en pouvons rien apporter. Si donc nous avons de quoi nous nourrir et nous couvrir, nous serons satisfaits. Ceux qui veulent être riches tombent dans une grande tentation, dans le piège et dans une foule de convoitises insensées et funestes, qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. Car c’est la racine de tous les maux que l’amour de l’argent, et certains, pour s’y être livrés, se sont égarés loin de la foi, et se sont engagés eux-mêmes dans beaucoup de tourments. " " L’or a perdu beaucoup de gens ", a dit le Sage. (Eccli, viii, 3)

Les saintes Ecritures nous fournissent des exemples frappants de ces maux causés par l’amour de l’argent. Pour avoir cédé à la cupidité, Giezi, le serviteur d’Elisée, fut frappé de la lèpre, (IV Rois, v, 27), Ananie et Saphire furent punis de mort (Actes V), et Judas trahit son Maître.

Les paroles que Notre-Seigneur a prononcées contre les dangers des richesses sont parmi les plus fortes qui soient sorties de ses lèvres : " Malheur à vous, riches, car vous avez votre consolation ; malheur à vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim. " (Luc vi, 24) " Qu’il est difficile à ceux qui possèdent la richesse d’entrer dans le royaume de Dieu ! Il est, en effet, plus facile qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille qu’il ne l’est à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu " ; paroles qui seraient désespérantes si le Sauveur n’avait ajouté : " Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu " (Luc, xviii, 24-27) La parabole du mauvais riche et de Lazare nous montre aussi comment les privations des pauvres les aident à faire leur salut, et comment les jouissances sont pour les riches un péril de damnation. " Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et l’argent ", nous a encore déclaré le Seigneur. (Matth., vi, 24) Et au jeune homme qui avait observé fidèlement les commandements et qu’Il regarde avec amour, Jésus donne cette grande leçon : " Il te manque une chose : si tu veux être parfait, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens et suis-moi. " (Matth., xix, 21 ; Marc, x, 21)

23. Saint Thomas énumère trois obstacles que les richesses apportent à l’exercice de la charité : les sollicitudes qu’elles causent, l’attache qu’on a pour elles et qui grandit à mesure qu’elles augmentent, l’orgueil et la vaine gloire dont elles sont l’aliment. (2.2, q. 188, a. 7) Il faut y joindre la facilité qu’elles donnent de se procurer les jouissances dont la nature est si avide.

Les sollicitudes, remarque saint Thomas, existent même chez ceux qui possèdent peu, parce qu’ils sont obligés de se procurer ce qui est nécessaire à leurs besoins ; mais quand on ne recherche que l’indispensable, on n’a que bien peu de soucis, et il n’y a là aucun obstacle à la sanctification. Ceux qui possèdent des richesses ont beaucoup plus de préoccupations : ils pensent à leur fortune, à leurs entreprises, ils supputent les gains qu’ils peuvent faire, ils s’inquiètent des pertes qu’ils peuvent subir. Les biens de ce monde ne donnent donc point le bonheur. " L’amour insatiable des richesses, dit saint Bernard, tourmente beaucoup plus l’âme par le désir, qu’il ne l’apaise par la jouissance ; l’acquisition en est pénible, la possession la remplit de crainte et la perte la plonge dans la douleur. " (De conversion., viii, 14) Chacun connaît la fable du bon La Fontaine " Le Savetier et le Financier " qui, paraît-il, n’est pas un conte, mais le récit d’un fait réel. " Là où est votre trésor, là est votre cœur ", a dit le Sauveur. Et en effet, les personnes qui possèdent les biens de ce monde et qui y sont attachées, sont absorbées par les affaires matérielles, elles ne peuvent donner qu’une attention fort diminuée à l’affaire bien autrement grande de leur avancement spirituel ; et les grâces qui leur sont données par les instructions, les bonnes lectures, les bons exemples, ne leur sont guère profitables, comme Notre-Seigneur le proclame dans la parabole de la semence : " Ceux qui reçoivent le semence dans les épines, ce sont ceux qui écoutent la parole, mais les sollicitudes du monde et la séduction des richesses et les autres convoitises entrant dans leur cœur étouffent la parole, et elle ne porte point de fruit. " (Marc, iv, 18)

Comme toutes les affections qui envahissent le cœur humain, l’attachement aux biens de ce monde, si on ne le combat pas, va toujours grandissant. L’enfant ne tient guère à l’argent, mais il s’attache déjà à ses jouets et aux petits objets qu’il possède ; à mesure que l’homme vieillit, s’il cède à ce penchant, il s’attache de plus en plus à tout ce qu’il a, et il finira, ce qui est pure folie, par aimer la richesse pour la richesse et l’argent pour l’argent. " J’ai considéré, dit l’Ecclésiaste, une autre vanité sous le soleil : tel homme est seul, n’ayant personne avec lui, ni fils, ni frère, et pourtant son travail n’a point de trêve, et ses yeux ne sont point rassasiés des richesses, (et il ne dit pas) : pourquoi est-ce que je travaille ? " (Eccl., v, 7-8) " Celui qui aime l’argent, dit-il encore, n’est pas rassasié par l’argent, et celui qui aime les richesses n’en goûte pas le fruit… quel avantage en revient-il à leurs possesseurs, sinon qu’ils les voient de leurs yeux ? " (v, 9)

Il est d’expérience journalière que celui qui possède des objets précieux, et à plus forte raison celui qui est favorisé des dons de la fortune en prend occasion de s’élever à ses propres yeux et cherche à en tirer gloire. Ces dispositions d’orgueil et de vanité sont un grand obstacle aux grâces de Dieu et détournent celui qui s’y laisse aller du désir de la perfection.

Enfin les tentations de procurer à sa nature les satisfactions dont elle est si avide, ne peuvent pas ne pas grandir quand la fortune permet si facilement de se les accorder ; tandis qu’au contraire, quand la pauvreté impose des privations, il suffit de faire de nécessité vertu pour gagner de grands mérites.

Ceux qui veulent travailler à leur sanctification doivent se détacher des biens de la terre et suivre ce conseil de saint Augustin : " Regardez l’argent comme une provision de voyage ; servez-vous des biens terrestres comme le voyageur à l’hôtel se sert de la table, des plats, du lit qu’on met à sa disposition et qu’il n’emporte pas avec lui. " (In Joan., tr. 40, n. 10)

Chapitre VI : les tentations

Nature et causes des tentations

24. " Chacun, dit saint Jacques (i, 14), est tenté par sa propre convoitise qui l’amorce et l’entraîne. " Si fortes sont les inclinations au mal que ressent la nature qu’à elles seules elles peuvent conduire au péché, mais l’ennemi de nos âmes est encore là, qui s’applique à exciter les passions. Comme un lion rugissant, il rôde autour de nous cherchant qui dévorer. (I Pet., v, 8) Et souvent les hommes eux-mêmes joignent leur action à celle de Satan, quand par leurs actes ou par leurs paroles ils portent leurs semblables à manquer à leurs devoirs. Ainsi la tentation est une excitation de la nature, du monde ou du démon à omettre un bien commandé ou à accomplir un mal.

La nature ressent de l’inclination pour tout ce qui la flatte et de la répugnance pour tout ce qui la choque, et ces mouvements d’attirance ou de répulsion préviennent toute réflexion et ne distinguent pas entre ce qui est licite ou illicite : ainsi en présence d’un mets agréable, elle éprouve un attrait irraisonné, que ce mets soit utile ou nuisible à la santé, qu’il soit permis ou défendu par les lois de l’Eglise. De ce chef les tentations sont nombreuses et de tous les jours, elles durent autant que la vie, car la nature reste toujours la même, toujours amie de son repos, de ses aises et ennemie de tout devoir pénible.

Les démons, qui sont des êtres tout déformés, ne respirant que la haine et la rage, veulent perdre l’homme dont ils sont jaloux, et le porter à offenser le Dieu juste qu’ils détestent. Notre-Seigneur nous représente un démon qui, chassé d’une âme pécheresse, va chercher sept autres démons plus méchants que lui pour l’aider à regagner sa première conquête. Les esprits infernaux, en effet, se réunissent parfois pour livrer aux hommes de plus redoutables assauts. (Cat. Conc. Tr., iv, 10) Ces ennemis de nos âmes sont habiles, leur intelligence étant de beaucoup supérieure à la nôtre ; de plus ils sont ardents et opiniâtres.

Le monde, qui est " tout entier plongé dans le mal ", dit saint Jean (I Jean v, 19), joint ses séductions à celle des anges déchus. Le monde, en effet, est l’ensemble des hommes qui proclament légitime la satisfaction de l’orgueil et des sens ; les mondains ne se contentent pas de pécher, ils posent en principe qu’il convient de pécher. Le monde exerce une influence délétère par ses maximes, ses exemples, ses railleries, ses persécutions. Les maximes du monde sont tout l’opposé de celles de l’Evangile. En voici des exemples : l’homme doit tendre avant tout à s’enrichir, à s’élever, à briller, à dominer ; ne pas jouir est une sottise, la pauvreté une honte ; le dépouillement volontaire une folie ; folie aussi et lâcheté de se laisser humilier, d’accepter une insulte, une injustice ; la prière est bonne pour ceux qui n’ont pas grand chose à faire, la vocation religieuse est un coup de tête, l’effet d’une piété exaltée ; Dieu ne nous demande pas de nous gêner, de nous priver ; on s’arrangera toujours avec Lui, etc. etc. Ceux qui ont cet esprit mondain cherchent à faire partager leurs idées, par leurs exemples et leurs paroles ils entraînent les faibles dans cette vie large et toute de plaisirs, qui leur semble la seule raisonnable, et ils combattent, souvent même ils persécutent les personnes qui ne les imitent pas et qui veulent vivre selon les maximes de l’Evangile ; leur arme préférée est la raillerie, si redoutée des âmes pusillanimes. Mais les mondains ne sont pas les seuls tentateurs que l’âme pieuse ait à redouter ; des personnes peu vertueuses quoique non mondaines, sont aussi parfois par leurs exemples et leurs conseils une occasion de faute et plus souvent d’imperfection. Elles ne semblent pas comprendre que quiconque avec une mauvaise intention, ou même seulement par maladresse ou par flatterie excite ou simplement encourage les autres à céder à la vanité, à la sensualité, aux murmures, aux manquements de charité, fait l’office d’un démon et encourt devant Dieu une lourde responsabilité.

Utilité des tentations

25.L’âme humaine est donc entourée d’ennemis. Pourquoi le Dieu si bon qui veut le salut de tous les hommes, permet-Il que tant d'adversaires se dressent contre nous et s'efforcent de nous perdre ? " Dieu, dit saint Augustin, a estimé qu’il y avait une bonté plus puissante à tirer du mal un plus grand bien qu’à empêcher qu’il n’y eut aucun mal. " (Enchir., c. 100) Des plus grands maux, en effet, la Sagesse divine tire les plus grands biens : s’il n’y avait pas de bourreaux, il n’y aurait pas de martyrs ; sans pécheurs il n’y aurait pas d’apôtres ; si personne n’exerçait la patience, personne ne la pratiquerait ; s’il n’y avait pas de grandes luttes intimes, il n’y aurait pas de saints. Des tentations donc doivent résulter de très grands biens, elles éclairent l’âme sur sa misère et la préservent d’un sot orgueil, elles la rendent sage et expérimentée : " Celui qui n’a pas été éprouvé sait peu de chose " dit l’Ecclésiastique (xxxiv, 10) ; elles lui font sentir le besoin qu’elle a de Dieu, qui seul peut lui donner la victoire, elles l’excitent donc à se rapprocher de son Père céleste et à multiplier ses actes de confiance et d’amour ; elles réveillent la paresse et obligent à redoubler d’énergie dans la pratique du sacrifice et du renoncement ; elles font donc pratiquer des actes fort méritoires d’humilité, de confiance, de patience. L’âme tentée contre une vertu, par là même qu’elle résiste à la tentation, fait un acte de cette vertu qu’elle n’eut point à ce moment songé à pratiquer : c’est faire acte de foi de repousser les pensées contre la foi, acte de charité de rejeter les sentiments d’aversion ou de vengeance. Et les vertus ainsi attaquées deviennent plus solides, plus brillantes. La lutte est pénible, il est vrai ; parfois, quand elle se prolonge, quand elle est obsédante, acharnée, c’est une sorte de martyre ; mais elle purifie l’âme. Celle-ci, n’eut-elle commis que des fautes légères, doit bien reconnaître qu’elle est punie par où elle a péché, mais elle expie ses fautes, et, en même temps, elle accroît immensément ses mérites, elle devient de plus en plus brillante, de plus en plus sainte aux yeux des anges et aux yeux de Dieu. Dans les tentations violentes et tenaces il peut, il est vrai, se glisser quelques négligences et quelques faiblesses, mais les résistances, les victoires souvent sont innombrables, car dans une seule heure que de désaveux du mal, que de saintes protestations de fidélité et ces victoires font plus de bien à l’âme que ces fautes très légères ne lui font de mal.

Il est vrai que tous ne tirent pas le même profit de ces combats intimes : " La tentation, dit saint Augustin, est un feu, dans lequel l’or se purifie et la paille se consume, le juste se perfectionne et le pécheur trouve sa perte ; c’est une tempête qui jette l’un à bord et engloutit l’autre. " (In ps. 62. Exhort. ad martyr.) C’est une bataille où il y a des vainqueurs et des vaincus ; or, le ciel doit être emporté d’assaut : " Personne ne sera couronné, dit saint Paul, que celui qui aura légitimement combattu. " (II Tim., ii, 5) " Heureux l’homme qui supporte l’épreuve, dit saint Jacques, quand il aura été éprouvé, il recevra la couronne de vie. " (i, 12) " Comme on apprécie le pilote dans la tempête, dit saint Basile, l’athlète dans l’arène, le soldat au combat, les grandes âmes dans l’adversité, ainsi on reconnaît le vrai chrétien dans la tentation. " (Or. I de patient.)

26. Les saints ont beaucoup plus que les autres essuyé les assauts de l’ennemi. Très célèbres sont les tentations de saint Antoine dans son désert, de saint Jérôme retiré loin du monde à Bethléem, de saint Benoît et de saint François d’Assise, qui pour étouffer les convoitises mauvaises se roulèrent dans les épines, de saint Bernard et de saint Pierre Damien qui se plongèrent dans les eaux glaciales. Sainte Jeanne de Chantal, étant devenue veuve, fut en butte à de nombreuses et violentes tentations (Vie de S. Fr. de Sales, l. iv, ch. 3), saint Vincent de Paul, à qui elle avait ouvert son âme, écrivait après sa mort : " Elles était pleine de foi, quoiqu’elle ait été tentée toute sa vie de pensées contraires… elle m’a dit et écrit plusieurs fois qu’elle avait l’esprit si plein de toutes sortes de tentations et d’abominations que son exercice continu était de se détourner du regard de son intérieur, ne pouvant se supporter elle-même. " (Vie, par Abelly, l. ii, ch. 7) Saint Alphonse de Liguori eut tout à endurer : révolte des sens, pensées de vanité, présomption, incrédulité, terribles tentations contre la pureté : " J’ai quatre-vingt-huit ans, disait-il au P. Criscuoli, et le feu de ma jeunesse n’est pas encore éteint. " Et le grand apôtre n’a-t-il pas dit : " Je prends plaisir à la loi de Dieu selon l’homme intérieur, mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de ma raison et qui me rend captif de la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? " (Rom. vii, 23, 24)

Les âmes plus généreuses, qui sont aussi plus fortes, sont plus violemment tentées : " Parce que tu étais agréable à Dieu, dit l’ange à Tobie, il a fallu que la tentation t’éprouvât. " (Tobie, xii, 13) " Tous ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ Jésus, a dit saint Paul, souffriront persécution. " (II Tim., iii, 12) ; ils sont souvent persécutés par les hommes, mais ils le sont surtout par les démons. " Ceux-ci, dit saint Jérôme, ne se préoccupent pas de ceux qui sont infidèles, mais de ceux qui sont bons. " (Epist.22, ad Eustach.) " Satan, dit saint Grégoire, ne presse pas ceux qui sont en son pouvoir, mais ceux qui veulent se dérober ou qui ont réussi à s’arracher à son étreinte " (Mor., xxiv, 7 et xxvii, 9) C’est donc plutôt un signe de ferveur d’éprouver de dures et violentes tentations : " Il n’y a pas de marque plus certaine, dit saint Jean Climaque, que les démons sont vaincus par nous que lorsque nous les sentons nous livrer de rudes assauts. " (Degr., xxvi, a. 60) Souvent, à la vérité, les personnes de petite vertu se plaignent plus amèrement de leurs luttes que les personnes courageuses ; elles s’imaginent être beaucoup plus que celles-ci victimes des fureurs de l’ennemi ; or, tout au contraire, les âmes fortes ont beaucoup plus à lutter, mais elles sont moins portées à gémir, elles supportent virilement de bien plus rudes combats. De tous petits enfants trouvent fort lourd un fardeau d’un kilo, et leurs pères portent allègrement un poids vingt fois plus considérable ; or, il y a plus de différence entre une âme très vertueuse et une personne peu avancée dans l’amour divin qu’entre un tout jeune enfant et un homme mûr.

Comment il faut lutter contre les tentations

27. Les personnes encore peu éclairées et peu aimantes se troublent souvent lorsqu’elles sont tentées, elles ne savent pas assez bien distinguer entre sentir et consentir. Il y a trois phases dans la tentation : la proposition, la complaisance et le consentement. Qu’un homme ami de la boisson propose à son compagnon d’entrer au cabaret, cette proposition plaira ou déplaira à ce dernier ; si elle lui plaît, si elle répond à ses goûts, il n’en sera pas responsable, il ne deviendra coupable ou méritant que lorsqu’il aura accepté ou refusé. Quand un objet qui flatte nos passions se présente à notre vue ou à notre pensée, aussitôt instinctivement la nature se sent attirée, elle trouve une complaisance irraisonnée et inévitable dans cette mauvaise proposition, mais cette complaisance, où la liberté n’a aucune part, n’est pas le consentement. Il en est de même des objets qui produisent une vive répulsion et qui font naître avant toute réflexion un sentiment d’agacement ou d’impatience ; ce premier sentiment est très différent du consentement.

Les théologiens appellent mouvement premier-premier ou premièrement premier celui qui se produit dès que l’objet agréable ou désagréable est perçu par les sens ou l’imagination, avant toute pensée sur la moralité de l’acte ainsi produit. Comme la raison humaine, beaucoup moins rapide que l’intelligence angélique, ne perçoit d’abord qu’un peu confusément le bien moral ou le mal renfermé dans l’acte auquel la nature se sent portée, ils appellent mouvements second-premiers ou secondement premiers ceux qui suivent les premières impulsions ou répulsions, et qui ne sont ni purement instinctifs, ni complètement délibérés. Cet état de demi-lumière le plus souvent, ne dure guère ; parfois, au contraire, il se prolonge pendant quelques minutes, durant lesquelles la raison demeure comme engourdie ; cet état mitoyen peut être déjà quelque peu coupable, parce qu’il y a une certaine vue du mal, mais il ne peut jamais constituer une faute mortelle. Enfin les actes seconds sont ceux qui suivent et qui sont accomplis alors que l’on a très bien réfléchi et compris qu’ils sont légitimes ou illicites.

28. " Veillez et priez, disait Jésus, pour ne pas succomber à la tentation ", veillez comme de bons soldats, vous montrant pleins de prudence, d’humilité et de vaillance. La prudence consiste à reconnaître l’ennemi, à déjouer sa tactique, à éviter tout ce qui lui rendrait plus facile sa victoire. Le démon, nous dit saint Ignace, ne tente pas de la même manière ceux qui vivent dans la tiédeur ou le péché et ceux qui en ont une vive horreur. Pendant que le bon ange inspire aux pécheurs des remords et des craintes salutaires, Satan, au contraire, tout en flattant leurs passions, cherche à les engourdir et à leur persuader qu'ils seront tranquilles s'ils restent dans leur état de péché ou de langueur, qu’il leur en coûtera beaucoup s’il veulent en sortir, et que d’ailleurs ils n’y réussiront pas. Les fervents, au contraire, qui ne reçoivent des saints anges que des touches délicates, mais profondes, à la manière, dit saint Ignace, d’une eau qui pénètre une éponge, sont l’objet de la part du tentateur d’attaques vigoureuses : représentations obsédantes, inquiétudes angoissantes, agacement, irritation, sombre mélancolie ; ou bien l’esprit mauvais se transforme en ange de lumière et présente à l’âme de faux biens qui ne sont pas selon la volonté de Dieu, étant contraires à l’obéissance, ou à la prudence et à la juste mesure. Quand celui qui est tenté a reconnu que les pensées qui se présentent à lui viennent de Satan, il n’hésite plus à les repousser ; quand il ne discerne pas les suggestions diaboliques, il est en grand danger d’être séduit.

La prudence oblige aussi à éviter les occasions : " Celui qui aime le danger y périra " a déclaré le Saint-Esprit (Eccli, iii, 27) ; si l’on s’expose à quelque péril pour remplir un devoir, on peut compter sur la grâce divine, qui donnera la force d’échapper au danger ; mais si l’on va au-devant du péché sans raison, par caprice ou par amour du plaisir, on ne peut compter sur un surcroît de grâce, et tout est à craindre. Les occasions extérieures nous sollicitent au péché, mais nous trouvons surtout au-dedans de nous-mêmes une autre source de continuels dangers dans l’impétuosité et le dérèglement de notre imagination ; le démon qui ne peut agir sur notre volonté se sert de cette puissance volage, sur laquelle il peut exercer son action, pour nous représenter sous de fausses couleurs des objets séduisants et nous les rappeler sans cesse, ou au contraire, pour remettre continuellement sous les yeux de notre âme ce qui nous froisse et nous irrite. Le moyen de rendre vaines ces tentations est de couper court à toute pensée inutile ou dangereuse en les remplaçant par les pensées du devoir et le souvenir de Dieu. Et comme c’est surtout dans les moments de loisir que l’imagination ainsi surexcitée par notre infernal ennemi, accroît nos séductions, ou exaspère notre irritation, il est sage de ne pas rester dans l’oisiveté. Semper te diabolus occupatum inveniat, disaient les Pères du désert : que le démon te trouve toujours occupé. Le travail est un préservatif. Saint Augustin rapporte que saint Antoine reçut du Ciel cette règle de conduite : " Antoine, si tu désires plaire à Dieu, prie, et quand tu ne pourras continuer ta prière, travaille ; toujours fais quelque chose. " (Serm. xvii, ad fratr. in eremo.)

29. L’humilité est une des conditions du triomphe. Saint Pierre fut présomptueux et il renia son maître, plus tard devenu plus humble, il marcha de victoire en victoire et devint un grand saint. L’acte d’humilité qui attire surtout les grâces divines, est l’aveu fait au directeur des tentations que l’on éprouve : " Une tentation avouée, disait saint Philippe Néri, est à moitié vaincue. " (Cf. S. Ignace, Exercices, Discern. des esp., XIIIe règle.) En effet, si cet aveu est fait avec une pure intention, non pas avec le désir égoïste et sot d’être l’objet des sollicitudes et des attentions du père spirituel, mais afin d’obtenir de sages conseils et une règle de conduite, si celui qui avoue ses tentations est heureux de s’humilier devant le représentant de Dieu, Dieu alors accorde de grandes lumières et une grande force, et les pièges de Satan sont facilement déjoués.

30. La vaillance est la qualité maîtresse de tout soldat ; le soldat de Dieu ne doit pas craindre ses ennemis, puisque Dieu a promis qu’il ne serait jamais tenté au-dessus de ses forces. " Voyez, frères, disait saint Bernard, combien notre ennemi est faible, lui qui ne peut vaincre que celui qui veut être vaincu. " (Serm. in Dom., 2° quadr. Cf. In Cant., c. 73.) " C’est un chien, dit saint Augustin, mais il est enchaîné ; il peut aboyer, mais il ne peut mordre que ceux qui veulent bien être mordus. " (De civit. Dei, xx, 8) Moins on en a peur, moins il est à redouter. Il ressemble en effet, – cette comparaison est de saint Ignace (Discern., XIIIe règle) – à une femme méchante, il en a l’arrogance et l’opiniâtreté, mais aussi la faiblesse : si l’homme que celle-ci attaque se montre ferme, elle perd contenance et se fait souple et petite ; s’il cède, elle devient audacieuse et insolente. Ainsi le démon perd son assurance, si on lui résiste avec fermeté, si l’on fait juste l’opposé de ce qu’il suggère ; au contraire, si on faiblit quelque peu, il prend confiance et s’opiniâtre ; si on faiblit grandement, il redouble d’audace. " C’est un lion, dit saint Grégoire, envers ceux qui ne sont devant lui que des fourmis ; c’est une fourmi en présence de ceux qui sont pour lui des lions. "

Aussi faut-il toujours le mépriser. Dans certaines tentations le mépris suffit avec quelques actes très simples d’amour de Dieu ; ainsi en est-il dans les tentations contre la foi, dans les tentations de blasphème : il est si clair que dans ces tentations dans lesquelles aucune passion n’est engagée, la volonté n’est pas en grand danger de consentir. Si, au contraire, la tentation s’appuie sur une passion violente, comme certaines tentations d’irritation, de désir de vengeance, de jalousie, d’orgueil ou de vanité, de sensualité ou d’impureté, tout en méprisant le démon, il faut faire juste le contraire de ce que la passion réclame, redoublant de douceur, s’appliquant à rendre service, allant au-devant d’une humiliation, mortifiant sa chair. Un compagnon de saint François d’Assise vit un jour des démons qui décochaient des flèches contre ses frères, mais après avoir atteint les uns, elles revenaient sur les ennemis et les blessaient eux-mêmes cruellement ; en atteignant d’autres frères elles tombaient à terre sans avoir pu leur nuire ; en d’autres, au contraire, elles pénétraient, mais fort peu et ne causaient que de légères blessures ; quelques-uns, enfin, étaient percés de part en part. Par là étaient signifiées les différentes manières dont ces frères subissaient les assauts de Satan ; ceux qui très courageusement répondaient aux suggestions du tentateur par des actes tout contraires, blessaient celui qui voulait les blesser, et alors se vérifiait le mot du psalmiste : " Son iniquité retombe sur sa tête, et sa violence redescend sur son front. " (Ps vii, 17) Ceux qui se contentaient de les repousser fermement demeuraient invulnérables ; les autres qui cédaient plus ou moins à la tentation en recevaient des plaies plus ou moins profondes.

Il est très important de repousser du premier coup les suggestions infernales, car la tentation n’est jamais fort redoutable au premier moment, elle devient d’autant plus forte qu’on tarde plus à la repousser : on tue facilement un lion quand il est petit, mais non quand il est grand. Ils ont donc grandement tort ceux qui laissent leur esprit garder les pensées qui les sollicitent au péché, ou qui ne les repoussent que mollement ; s’ils ne succombent pas entièrement, ils ne remportent jamais que de demi-victoires.

31. Notre-Seigneur recommande de joindre à la vigilance la prière. La tentation nous fait sentir et notre corruption et notre faiblesse ; nous comprenons que livrés à nous-mêmes, nous ne la repousserions pas, mais nous savons que nous pouvons tout avec l’aide de Dieu qui nous fortifie. Il est là, et, nous dit saint Augustin, " Il ne quitte pas du regard celui qui combat, Il vient au secours de celui qui faiblit, Il couronne celui qui triomphe : Ipse certantem spectat, deficientem sublevat, vincentem coronat. (In ps. 32.) Chacun de nos actes de confiance nous attire une nouvelle grâce, chaque cri du cœur que nous poussons vers Lui, nous obtient un accroissement de forces. Notre ennemi sait bien que toute âme tentée qui persévère dans la prière, ou ne succombe pas, ou ne fait que des fautes légères ; aussi que ne fait-il pas pour détourner de la prière les âmes qu’il attaque ? Que de sentiments d’abattement, de lassitude, de dégoût ne leur suggère-t-il pas ? Ceux qui savent découvrir ses pièges, qui redoublent de confiance et d’ardeur à prier, finissent toujours par remporter une brillante victoire.

Chapitre VII : les illusions

32. Ceux qui résistent consciemment à la grâce commettent une sottise et une faute, et les suites de ces résistances, nous le dirons bientôt, sont déplorables ; d’autres se dérobent à l’action de la grâce qui sont ordinairement moins coupables, mais qui sont, eux aussi, difficiles à corriger parce qu’ils ne comprennent pas bien leur erreur, ce sont ceux qui sont victimes d’illusions.

L’illusion peut être l’effet de l’ignorance, et alors elle est moins funeste ; mais souvent elle a pour principe l’imprudence ou l’orgueil ou l’attachement à sa propre volonté avec le désir plus ou moins conscient de s’excuser à ses propres yeux.

On peut se faire illusion sur son état intérieur, soit que l’on cède à la présomption, soit que l’on se laisse aller à la défiance. Combien de personnes sont portées à se juger toujours favorablement : alors elles se grossissent leurs qualités et elles ne veulent pas s’avouer à elles-mêmes leurs défauts. Ces personnes, qui n’ont encore que des vertus faibles et vacillantes parce qu’elles sont peu énergiques dans le renoncement, ressentent en elles, comme le ressentent généralement les âmes chrétiennes, une grande estime de tout ce qui est bon et une horreur instinctive du mal, la perfection leur paraît très désirable. Ces dispositions qui sont plutôt des grâces que des actes méritoires, des invitations du Seigneur plutôt que des œuvres de leur générosité, leur font illusion ; elles se croient vertueuses parce qu’elles admirent la vertu ; elles ne voient pas que leurs velléités sont loin d’être des résolutions, que leur enthousiasme est dans leur imagination et non dans leur volonté, que leur conduite n’est pas d’accord avec leurs pensées : eussent-elles des sentiments pleins de douceurs, des élans d’ardent amour, si elles reculent devant ce qui coûte à leur nature, elles sont encore fort peu avancées. Cent " je voudrais " ne valent pas un " je veux " et un bon sacrifice a plus de valeur devant Dieu que des sentiments chaleureux qui ne conduisent pas au renoncement. Quand ces personnes qui ont plus d’imagination que de volonté, sont dans les peines ou dans les sécheresses, presque toujours elles s’exagèrent leurs épreuves et se regardent comme des victimes très durement frappées. Elles s’exagèrent aussi leur impuissance, négligent certains devoirs qui leur sont devenus pénibles, et au lieu de reconnaître leur lâcheté elles s’excusent en se disant à elles-mêmes : ce m’est impossible. D’autres qui manquent également de générosité et qui sont d’une sensibilité excessive, sont heureuses, elles aussi, d’excuser leur lâcheté en considérant avec complaisance leurs peines, leurs ennuis, leurs sacrifices, qui sont petits, mais qu’elles trouvent très durs. " J’ai déjà tant à souffrir, disent-elles. Dieu se contentera bien de ce que j’endure " ; et elles ne veulent pas voir qu’elles souffrent avec peu d’amour, et qu’elles s’épargnent beaucoup de sacrifices que Dieu attend d’elles.

Les personnes qui, au contraire, par caractère, sont portées à voir toutes choses sous un sombre aspect et qui, comme nous l’avons dit, (supra, n°13) s’affligent outre mesure de leurs défauts, s’imaginent que la vertu est au-dessus de leurs forces, que leurs efforts pour les acquérir seront inutiles, que leurs prières seront impuissantes ; c’est une illusion non moins funeste ; tant qu’elles ne réagiront pas énergiquement, tout progrès sera pour elles impossible.

33. On peut se faire illusion sur ses devoirs par suite d’une confiance excessive en son propre jugement ou par attachement à ses goûts et à ses volontés. D’abord par attachement à ses propres idées : la confiance en sa propre sagesse empêche de demander ou d’écouter les conseils des personnes éclairées, et même de ceux qui tiennent la place de Dieu et qui ont mission et lumière pour conduire les âmes. Par suite de cette confiance en elles certaines personnes en arrivent à mettre la perfection là où elle n’est pas ; elles attachent à certaines pratiques une efficacité infaillible qu’elles n’ont pas ; elles ne veulent pas comprendre que le renoncement à leur propre jugement, l’humilité et l’obéissance sont indispensables pour atteindre la perfection : ainsi elles se surchargeront de prières vocales dont elles ne voudront jamais rien omettre, et elles négligeront les vraies vertus ; ou bien elles ne voudront pratiquer aucune pénitence corporelle sous prétexte que seule la mortification intérieure est importante ; ou, tout au contraire, elles feront consister la vertu dans les austérités et ne feront pas d’effort pour adoucir leur caractère et se montrer aimable pour tous, ni pour briser leur volonté et s’appliquer à faire la volonté des autres. Dans cette classe il faut encore ranger les personnes sans grande vertu qui se croient et se disent incomprises, qui n’ont de confiance en personne, et à qui manque l’humilité nécessaire pour bien se connaître et bien se conduire.

Quant à ceux qui ne veulent pas renoncer à leurs goûts, s’ils ne veulent pas reconnaître humblement leurs torts, ils cherchent à endormir leurs conscience et ils y arrivent parfois assez vite ; alors si leurs goûts et leurs devoirs d’état ne s’accordent pas, ils négligent leurs devoirs pour s’adonner à des occupations qui leur plaisent, et ils ne se le reprochent pas.

34. Une autre forme d’illusion plus rare, mais qui peut être très funeste, est celle des âmes qui se croient l’objet de faveurs extraordinaires, s’imaginant entendre des paroles divines, alors que seule leur imagination travaille et les trompe. Toute personne qui pense que Dieu lui parle doit soumettre à l’obéissance les inspirations et surtout les ordres qu’elle croit recevoir ; l’obéissance est une voie assurée, tandis que les erreurs, les tromperies, les déceptions sont nombreuses dans les révélations vraies ou fausses. Même lorsque c’est Dieu qui parle, comme le remarque très justement saint Jean de la Croix et avec lui tous les docteurs mystiques, ses paroles peuvent être mal comprises, même par de très saintes âmes. Le démon, qui cherche à les tromper et à les perdre, n’aura plus de pouvoir sur elles si elles veulent, coûte que coûte, renoncer à toutes leurs idées pour suivre la voie de l’obéissance.

35. Le remède à toute illusion est dans la prière, dans l’humilité et le renoncement. Au lieu de se croire assez sage pour pouvoir se conduire sûrement, il faut reconnaître humblement sa faiblesse et le grand besoin que nous avons tous d’être éclairés du Seigneur pour ne pas tomber dans l’erreur, il faut demander instamment à l’Esprit-Saint ses lumières, solliciter les conseils des personnes prudentes, surtout obéir à ceux que Dieu a donnés pour guides et qui reçoivent grâce pour diriger les autres ; enfin se plaire à faire le sacrifice des ses goûts pour ne rechercher en toute chose que la volonté divine. Dieu ne permet jamais que les âmes fidèles qui l’invoquent, qui s’humilient, qui se renoncent et qui obéissent, soient entraînées par l’infernal ennemi dans de funestes erreurs.

Chapitre VIII : sécheresses, impuissances, tristesses et dégoûts

Nature de ces épreuves ; leurs causes ; quelques exemples

36. " La délectation, dit saint Thomas, rend l’opération plus parfaite, car on apporte une attention plus vive et un soin plus diligent à une action qui plaît. " (1.2, q. 33, a.4, c.) Aussi le Seigneur qui veut gagner une âme à son amour, dès qu’elle répond avec générosité à ses avances, lui fait goûter combien Il est suave et combien il est doux de Le servir : Gustate et videte quoniam suavis est Dominus. " La piété encore faible, dit Bossuet, a besoin d’une douceur plus sensible : Dieu semble y vouloir d’abord gagner le sens et comme l’extérieur de l’âme, pour s’insinuer dans le fond : c’est ce qu’on appelle les goûts, les suavités, les douceurs, les consolations ; là se répandent les larmes pieuses, plus douces que toutes les joies, parce qu’en effet elles sont le fruit d’une sainte dilatation de cœur, qui s’épanche devant le Seigneur avec un plaisir aussi pur qu’inexplicable. Il ne faut pas s’imaginer que cette chaste douceur, qui est le soutien de la piété naissante, soit autre chose qu’un don de Dieu ; il est vrai que la nature peut le contrefaire, mais alors ce n’est pas cette douceur sensible qui est le soutien de la piété commençante, c’est plutôt un appât de l’amour-propre. " (Préface sur l’instr. past. de Cambrai)

L’amour, de lui-même, est doux au cœur de l’homme. Or, quand nous aimons, c’est bien, à la vérité, notre volonté qui aime, mais la partie sensible de notre être, l’appétit sensitif, comme l’appellent les philosophes, intimement lié à la volonté, participe souvent à ses élans et à ses joies, d’autant plus que d’ordinaire l’amour divin est excité ou par des faits sensibles, comme les belles cérémonies, les chants, ou la douce et si recueillante impression du lieu saint, ou des représentations qui frappent l’imagination, comme la considération de Jésus enfant, de Jésus souffrant, de Jésus venant en nous sous la forme d’une blanche hostie. Il est vrai que l’esprit peut trouver très justes les vérités de la foi, et la volonté s’affermir dans la résolution d’y conformer sa conduite sans que la partie sensible éprouve aucune émotion. Si l’âme ainsi aride se porte cependant avec promptitude à tout acte de vertu dont l’occasion se présente, elle aura la dévotion substantielle, sans avoir la dévotion sensible. En effet la dévotion substantielle, qui est, comme nous l’avons dit (Chap. I) l’amour de Dieu en tant qu’il fait opérer soigneusement, fréquemment et promptement, réside dans la volonté ; la dévotion sensible n’est donc qu’accessoire ; mais les douces émotions qui se joignent si souvent à l’exercice de l’amour divin, le rendent plus facile ; elles soutiennent, elles stimulent : le soldat s’élance plus vaillamment à l’assaut et remporte plus sûrement la victoire quand son cœur est échauffé, son imagination surexcitée, ses passions émues ; ainsi l’âme qui ressent les ardeurs de l’amour sensible, se jette plus volontiers dans le sacrifice et dans la pratique des vertus difficiles.

C’est donc une erreur de mépriser la dévotion sensible, et l’Eglise a justement condamné cette proposition de Molinos : " Celui qui désire et accepte la dévotion sensible ne désire et ne recherche pas Dieu, mais lui-même. " (Prop. 27). Il y aurait danger à vouloir se priver de toute joie spirituelle, car, dit saint Grégoire, " l’âme ne peut pas demeurer sans goûter quelque plaisir, elle en prend dans les choses infimes ou dans les choses élevées : Sine delectatione anima non potest esse : nam aut in infimis delectatur aut summis. " (Mor., xviii, 8. Cf .S. Bonav. De prof. relig. , c. 2) Ceux qui ne goûtent aucune joie dans le service de Dieu sont fortement tentés de chercher des joies vaines et profanes. C’est donc pour les détacher des satisfactions naturelles que le Seigneur donne aux débutants qui s’appliquent courageusement à la pratique de la vertu, des satisfactions et suavités intimes beaucoup plus douces et apaisantes que les plaisirs du monde.

Les chrétiens mous et négligents ne goûtent jamais ces douceurs ou ne les goûtent que dans une faible mesure ; aussi ils ne se détachent jamais des plaisirs naturels, ils ne renoncent jamais bien aux petites satisfactions de la dissipation, de la curiosité, de l'amour-propre, de la sensualité, et ils restent médiocres toute leur vie. Au contraire, les cœurs ardents, qui font de généreux efforts, reçoivent du Seigneur ces encouragements, qui sont une marque de sa tendresse. Saint Augustin raconte comment, au moment de sa conversion, il fut favorisé de ces grâces sensibles : " Je trouvais une douceur infinie, dans ces premiers jours, à considérer la profondeur de vos desseins sur le salut des hommes, et je ne pouvais me lasser d’en jouir. Oh ! quelle émotion je ressentis, combien de larmes je versai en prêtant l’oreille à ce mélodieux concert des hymnes et des cantiques qui retentissent au sein de votre Eglise. Pendant que mon oreille cédait aux charmes de ces divins accords, mon cœur était doucement inondé des flots si purs de votre vérité ; de pieux élans s’en échappaient, mes larmes coulaient et c’était un bonheur pour moi de les répandre. " (Conf., ix, 6)

37. Mais si ces suavités spirituelles sont un soutien et un stimulant, elles ne sont pas indispensables, et l’âme fidèle devra encore servir son Dieu alors même qu’elle en sera privée. Aussi le Seigneur permettra-t-il qu’elle passe par les épreuves spirituelles de sécheresse, d’impuissance, de tristesse et de dégoût.

La sécheresse ou insensibilité est la disposition de l’âme que les vérités les plus touchantes n’émeuvent plus ; l‘impuissance est l’impossibilité où l’âme se trouve parfois de se donner de bonnes pensées ou de formuler des actes ; quant à la tristesse elle envahit l’âme malgré elle et parfois sans motif extérieur suffisant ; enfin il peut arriver à une personne auparavant fervente de ressentir du dégoût pour tous ses exercices et tout ce qui concerne le service de Dieu.

Toutes ces dispositions peuvent avoir une cause naturelle, soit physique, soit morale ; certains états maladifs rendent l’âme langoureuse, hébétée et incapable de tirer de ses facultés tous les actes qu’elles devraient produire ; des événements attristants, des angoisses déchirantes peuvent aussi gêner l’exercice normal des puissances de l’âme. Comme rien n’arrive que par une disposition de la Providence, ces états pénibles sont permis de Dieu, et ils ne le sont qe pour le bien de ceux qui les éprouvent.

Des causes que nous venons de mentionner l’âme pieuse est fort innocente, d’autres fois elle doit s’imputer à elle-même les aridités qu’elle subit. En effet, l’immortification, la recherche coupable des satisfactions de la nature ravivent dans l’âme les sentiments humains, les convoitises naturelles, et étouffent, ou du moins affaiblissent grandement les sentiments surnaturels. Par ailleurs, Dieu accorde moins de grâces à l’âme qui se relâche, qui se détourne de Lui pour courir après des joies frivoles, qui se laisse aller presque sans résistance à beaucoup de fautes. Il disait aux Hébreux : " Si vous ne m’écoutez pas… je rendrai votre ciel comme de fer et votre terre d’airain " (Lév., xxvi, 18-19) ; ainsi pour les âmes dissipées et immortifiées, pour celles qui manquent à la charité fraternelle, le ciel devient comme de fer et leur cœur dur comme l’airain.

Enfin les âmes les plus fidèles ont besoin de cette épreuve pour agir avec une foi plus forte, un amour plus intense et plus pur et une humilité plus grande. " En nous retirant les grâces sensibles, dit saint Bonaventure, le Seigneur veut nous apprendre à nous appuyer sur la vérité de l’Ecriture et sur la foi plutôt que sur notre propre expérience. " (De prof. relig., ii) Celui qui goûte les grâces sensibles est comme porté par elles ; celui qui en est sevré n’a plus pour le déterminer que la foi toute nue ; il n’agit plus par entraînement, mais uniquement parce qu’il croit à la parole de son Dieu. Et il agit avec une volonté plus ferme, car cette volonté, qui n’est plus entraînée par la sensibilité, doit faire un plus grand effort et se rendre plus énergique ; l’amour devient donc plus fort et par là même beaucoup plus méritoire. Il est plus méritoire aussi parce qu’il devient plus pur : quand les exercices pieux, quand la pratique des vertus procurent à l’âme de douces consolations, inconsciemment on s’y attache, et en s’acquittant de ces devoirs on recherche son plaisir en même temps que la gloire de Dieu ; mais lorsqu’on n’y trouve plus aucune douceur, on accomplit tous ces devoirs uniquement pour plaire à Dieu et faire sa volonté. De plus " Dieu, dit le B. Père Eudes, veut par ce moyen détruire notre orgueil et notre amour-propre, afin de nous combler ensuite de plus grandes grâces ; Il veut que nous reconnaissions ce que nous sommes de nous-mêmes ; et que nous nous établissions, avec pleine conviction, dans une profonde connaissance, dans un plein sentiment de notre néant, afin que lorsqu’Il nous donne quelque bonne pensée, quelque goût de piété ou toute autre grâce, notre orgueil et notre amour-propre ne se l’approprient pas en l’attribuant à nos efforts, à notre vigilance, à notre coopération, mais que nous la référions à Lui. " (Roy. de Jésus, ii, 4)

38. Si les sécheresses bien supportées rendent l’amour plus fort, plus pur, plus humble, il ne faut pas s’étonner que tous les saints aient connu ces épreuves ; aussi toute âme qui débute dans les voies de la piété doit s’attendre, si elle est fidèle, à traverser tôt ou tard un tunnel froid et ténébreux, qui succédera aux sites enchanteurs du début, mais au-delà duquel elle trouvera l’humilité, la force et la paix ; comme aiment à le dire les mystiques, il lui faudra, comme aux Israélites, traverser le désert et livrer de durs combats avant d’entrer dans la terre promise. Sainte Thérèse fut pendant toute son enfance d’une piété ardente, la lecture de la vie des saints l’enthousiasmait ; étant pensionnaire au couvent des Augustines, elle était toute émue quand une sainte religieuse, Marie Briceno, lui parlait de Dieu, mais parce qu’elle avait déjà une volonté énergique, au moment de quitter le foyer familial, le Seigneur lui enleva toute cette ardeur sensible qui, d’ordinaire en pareille occasion, soutient les âmes moins fortes, et le sacrifice lui fut extrêmement pénible. " Au moment de franchir le seuil de la maison paternelle, dit-elle, j’éprouvai une telle angoisse que je ne souffrirai pas davantage, je crois, à l’heure de ma mort… Mais Dieu me donna du courage contre moi-même et je passai outre. " (Vie, ch. IV) La ferveur sensible revint pendant son noviciat, puis elle disparut et pendant de longues années Thérèse eut à subir de grandes sécheresses. (Ibid.)

Saint Bernard se plaint en ces termes des aridités qu’il éprouve : " Mon cœur s’est desséché, il s’est caillé comme du lait, il est devenu comme une terre aride et sans eau, et sa dureté est telle que je ne saurais m’exciter à la componction ni aux larmes. Je ne prends plus de plaisir à psalmodier, je n’ai plus de goût ni pour la lecture ni pour la prière, je ne retrouve plus les saintes méditations que j’avais accoutumé de faire. Où est maintenant cet embrasement spirituel ? Où est cette sérénité d’âme ? Où sont cette paix et cette joie dans le Saint-Esprit ? " (In Cant. serm. 54)

Conduite à tenir dans les sécheresses

39. Il nous est légitime de nous réjouir lorsque Dieu fait sentir les charmes de sa présence, il nous est impossible de ne pas souffrir lorsqu’Il semble se dérober à notre amour, et qu’au lieu des douceurs que produisent, pour employer le mot des saints, les visites du Seigneur, nous ne ressentons qu’aridité et délaissement. Jésus lui-même a poussé cette plainte désolée : " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? " Mais Il a dit aussi, et nous devons le dire toujours avec Lui : " Cependant, Père, qu’il n’en soit pas comme je veux, mais comme vous voulez ".

Pour empêcher cet acte d’abandon, si salutaire et si méritoire, et pour jeter l’âme dans l’abattement, le tentateur lui insinue fréquemment que la sécheresse qu’elle éprouve est l’effet certain de ses fautes et le signe de la colère de Dieu ; il veut lui inspirer la peur de Dieu et un sentiment de gêne et de défiance à l’égard de son Père céleste. Certes, la sécheresse, nous l’avons dit, vient souvent de nos péchés ; il est des cas où nous ne pouvons le méconnaître ; mais même dans ce cas, nous ne devons ni nous effrayer ni perdre courage : celui qui s’est livré à la dissipation doit se recueillir, celui qui a cédé à l’immortification doit être plus généreux, celui qui dans ses sentiments ou ses paroles ou ses procédés a blessé l’amour du prochain doit redoubler de charité. Qu’il s’humilie donc, qu’il demande pardon à son Dieu, mais qu’il se garde bien de croire que le Seigneur est irrité : " Comme un père a compassion de son enfant, le Seigneur a compassion de ceux qui Le craignent, car il sait de quoi nous sommes formés, il se souvient que nous sommes poussière. " (Ps 102, 13-14) " Il est si riche en miséricorde " (Eph. ii, 4)

Souvent nous ne pouvons savoir si Dieu permet la sécheresse pour nous punir ou seulement pour nous éprouver. L’Ecclésiaste (chap. ix) le proclame en général de toutes les peines de ce monde : " Tout arrive également à tous, même sort pour le juste et pour le méchant, pour celui qui est bon et pur et pour celui qui est impur : ce qui arrive à l’homme bon arrive au pécheur. "

Du reste que la sécheresse soit une pure épreuve ou une punition, toujours elle est permise par notre Père du ciel pour notre plus grand bien, donc toujours nous devons l’accepter avec humilité, avec une entière confiance et une pleine résignation.

40. Mais nous ne devons pas prendre occasion de nos aridités pour nous engourdir dans une lâche paresse : si ceux qui cèdent à l’abattement sont bien sots et bien coupables, ceux qui, tout au contraire, ne s’attristent en aucune manière de leur insensibilité et se laissent aller à l’insouciance, ne faisant aucun effort pour prier avec ferveur, ne sont ni plus sages ni moins blâmables. De ce que les grandes et saintes vérités n’émeuvent plus notre sensibilité, nous ne devons pas conclure qu’elles sont inutiles et cesser de les rappeler à notre souvenir, surtout l’Incarnation, les humiliations, le dévouement, les souffrances de Jésus, l’Eucharistie ; la pensée de ces merveilles de l’amour d’un Dieu pour nous, si elle ne nous touche plus, du moins affermit notre volonté et fortifie nos résolutions. Nous pouvons dire : Mon Dieu, si je suis insensible, si j’ai peine à m’arrêter à de bonnes pensées, du moins je sais que vous m’aimez ; vous me l’avez prouvé de mille manières ; eh bien ! je veux vous être fidèle, je veux accepter toutes vos volontés, quelque peine qu’elle m’impose, je veux aussi accomplir toutes vos volontés, quelque sacrifice qu’elles exigent, je veux croire en vous, je veux espérer contre toute espérance, je veux vous aimer par mes actes, si je ne le puis pas par mes sentiments ; et je m’estime heureux encore de ce que malgré ma misère vous me souffrez en votre présence et vous me continuez votre amour. Puis après avoir considéré, au moins d’une vue d’ensemble, les bontés divines, nous pouvons recourir à quelque oraison jaculatoire, et la répéter cent fois, s’il le faut, sinon de cœur, du moins avec notre volonté.

41. Ainsi faut-il toujours combattre, toujours faire effort et ne jamais céder à une tristesse déprimante. " Chasse loin de toi la tristesse " dit l’Ecclésiastique. (xxx, 24) " Console-toi pour éloigner la tristesse, car la tristesse fait venir la mort et le chagrin du cœur abat toute vigueur. " (Ibid., xvii, 18) " Quand l’esprit est triste, le cœur est abattu. " (Prov., xv, 13) La tristesse, quand on s’y abandonne, éloigne de Dieu, elle ôte le goût de la prière et des pieux exercices, elle nous rend rudes et aigres envers le prochain, elle nous prédispose à la paresse et à la négligence dans tous nos devoirs, ou bien elle nous conduit à rechercher, pour y échapper, la dissipation et des joies de mauvais aloi. Aussi l’Ecriture nous recommande-t-elle souvent de conserver la joie de l’âme : " Justes, réjouissez-vous dans le Seigneur et soyez dans l’allégresse ; poussez des cris de joie, vous qui avez le cœur droit. " (Ps xxxi, 11) " Servez le Seigneur avec joie. " (Ps xcix, 2) " Réjouissez-vous dans le Seigneur, je vous le répète, réjouissez-vous. " (Phil., iv, 14) On connaît le mot de saint François de Sales à qui l’on faisait l’éloge de quelqu’un que l’on disait être saint, mais toujours triste. " Un saint triste est un triste saint ", répondit le doux évêque.

Même si nous avons quelque sacrifice à faire, faisons-le allègrement, il aura beaucoup plus de valeur aux yeux de Dieu : " Dans toutes tes offrandes que la joie brille sur ton visage. " (Eccli., xxxv, 11) " Dieu aime celui qui donne avec joie, et non pas à regret et par contrainte. " (II Cor., ix, 7) Jésus n’a-t-Il pas recommandé à ses disciples de ne pas imiter les pharisiens hypocrites, qui, quand ils jeûnaient, prenaient un air triste ? " Si quelqu’un se sent envahi par la tristesse, qu’il prie " dit saint Jacques. (v, 13)

Puisque Dieu nous aime, puisque même après nos fautes, Il est toujours prêt à accueillir nos regrets et à nous entourer de sa bienveillance paternelle, toute tristesse qui ne serait pas accompagnée de confiance et de fermeté, serait une folie. " Soyez dans la joie, dit le B. Père Eudes, par ces trois considérations : 1° Que Jésus est toujours Jésus, c’est-à-dire toujours grand et admirable, toujours dans le même état de gloire, de jouissance et de bonheur, sans que rien soit capable de diminuer sa joie et sa félicité : Scitote quoniam Dominus ipse est Deus. O Jésus, c’est assez pour moi de savoir que vous êtes toujours Jésus, et je serai toujours content, quoi qu’il puisse m’arriver ; 2° Réjouissez-vous de ce que Jésus est votre Dieu, et est tout à vous, et de ce que vous appartenez à un si bon et si aimable Seigneur, vous souvenant de ce que dit le Prophète royal : Beatus populus cujus Dominus Deus ejus : Bienheureux le peuple qui a le Seigneur pour son Dieu ; 3° Réjouissez-vous, sachant que c’est alors – quand vous ressentez quelque peine – que vous pouvez servir Notre-Seigneur plus purement, et Lui faire paraître que vous l’aimez véritablement, pour l’amour de lui-même, et non point pour les consolations qu’Il vous donnait auparavant. " (Roy. de Jésus, IIe Part., ch. iv)

Chapitre IX : l’abus des grâces et ses suites

42. Les obstacles que nous avons jusqu’ici énumérés comme s’opposant aux progrès dans la piété viennent ou de l’imperfection et des misères de notre nature, ou des attaques et des pièges de l’ennemi, ou des épreuves auxquelles le Seigneur nous soumet. De tous ces obstacles nous pouvons faire des moyens, car si nous les surmontons, ils tournent au profit de nos âmes ; et du reste, nous n’en sommes responsables que si nous ne cherchons pas à les surmonter. Il est d’autres obstacles qui nous sont imputables et qui sont plus difficiles à vaincre, ce sont ceux qui viennent de nos résistances aux grâces divines.

Dieu est incliné par son infinie bonté à combler de grâces ses créatures, auxquelles Il a donné et pour lesquelles il a sacrifié son Fils ; mais les ayant faites libres et voulant leur donner le bonheur éternel dans la mesure où elles auront voulu s’en rendre dignes, Il tient grandement compte, dans la distribution de ses grâces, et de la fidélité avec laquelle elles sont acceptées, et des résistances qui leur seront opposées. Qui correspond à une grâce attire sur son âme d’autres grâces et est mieux disposé à en profiter ; qui repousse une grâce de propos délibéré en recevra moins dans la suite, et s’établit dans une disposition qui lui rendra moins aisé d’y correspondre. On a donc raison de dire : moins on fait pour Dieu, moins on veut faire ; plus on se sacrifie pour Lui, plus on veut se sacrifier.

Sans cesse Jésus nous convie au renoncement ; les inspirations de la grâce reviennent d’ordinaire, sous une forme ou sous une autre, à cette invitation du Sauveur : " Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il porte sa croix tous les jours, et qu’il me suive. " Qui refuse de se renoncer commet ou bien un péché mortel, si l’acte qu’il refuse de faire est gravement obligatoire, si l’œuvre qu’il veut absolument accomplir est gravement défendue ; ou bien commet une faute vénielle, s’il y a matière à péché, mais matière légère ; ou une imperfection, si l’action ou le sacrifice que la grâce lui inspire n’est que de conseil, et les effets de ces résistances à la grâce sont très différentes, comme sont très différentes les résistances elles-mêmes. Mais toutes ces infidélités quand elles sont – et les deux dernières ne le sont pas toujours – commises de sang-froid avec pleine connaissance et après mûre délibération, produisent et une certaine diminution de lumière et un certain affaiblissement de la volonté : l’effet est petit quand il n’y a qu’un acte isolé d’infidélité à la grâce, mais si cette infidélité est souvent renouvelée, si l’âme y persévère et s’obstine à refuser à Dieu ce que Dieu lui demande, il se produit un aveuglement de l’esprit et un endurcissement de la volonté, qui sont extrêmement funestes. L’aveuglement et l’endurcissement sont partiels si les résistances ne portent que sur quelques points et que l’âme reste fidèle par ailleurs ; ils s’étendent si l’on viole non pas une seule mais plusieurs vertus.

43. Laissons de côté ceux qui vivent habituellement dans le péché mortel et dont l’aveuglement et l’endurcissement sont si dangereux pour le salut, et ne parlons que de ceux qui, fidèles aux devoirs essentiels du christianisme, commettent habituellement des fautes vénielles, ou se laissent aller à des imperfections dont ils ont pleinement conscience et dont ils ne s’appliquent pas à se corriger et qu’ils cherchent à excuser. Chez ces âmes les lumières diminuent à mesure qu’elles s’obstinent à fermer leurs yeux aux clartés de la grâce, elles deviennent moins clairvoyantes, elles comprennent beaucoup moins bien la beauté, la grandeur, l’importance de la vertu qu’elles se refusent à pratiquer ; elles cessent de voir, ou, du moins, elles voient moins clairement la gloire que Dieu en retirerait, les avantages éternels qu’elles-mêmes y gagneraient, elles ne s’avouent pas à elles-mêmes jusqu’à quel point elles sont misérables en résistant constamment à l’Esprit-Saint et en s’opiniâtrant dans ce qui est faute ou imperfection. Et pendant que l’esprit s’obscurcit de la sorte, la volonté s’attache de plus en plus à son péché, à sa propre satisfaction, et de plus en plus se détourne de la vertu qu’elle n’a pas le courage de pratiquer. Ainsi s’explique comment ces âmes bonnes et sincèrement pieuses gardent des défauts qui surprennent, comment elles sont fidèles à certaines vertus et ne comprennent rien à d’autres vertus ; comment malgré leurs qualités, malgré leur amour de la prière, malgré l’observance exacte des exercices de piété, elles ne parviennent jamais à une véritable ferveur.

44. Les effets de ces résistances à la grâce sont évidemment beaucoup plus funestes quand elles vont jusqu’au péché véniel pleinement délibéré. Quand une personne à qui ont été offerts de grands secours pour avancer dans les voies de Dieu, a multiplié ses résistances, quand elle s’est habituée à rejeter tout ce qui la gênait, préférant une vie toute de lâcheté et de jouissance à une vie d’amour et de générosité, elle finit par s’établir dans la disposition de bannir de sa vie tout sacrifice, sauf ceux qui sont indispensables pour éviter les péchés mortels ; elle ne s’inquiète plus des fautes vénielles et elle les commet sans retenue. Elle se rassure sur son état parce qu’elle se compare et se préfère à ceux qui vivent dans le péché mortel.

C’est là l’état de tiédeur, état si dangereux. " Plût à Dieu que tu fusses froid ou chaud. Aussi parce que tu es tiède et que tu n’es ni froid ni chaud, je vais te vomir de ma bouche " dit le Seigneur dans l’Apocalypse. (iii, 15-16) Qu’est devenu l’amour divin dans cette âme égoïste ? De cette disposition suit un continuel abus des grâces, une effrayante responsabilité et un danger extrême de tomber dans le péché mortel, d’y demeurer et de se perdre. Ces âmes, en effet, ont à la longue brisé en elles les ressorts de la vertu, elles sont flasques et inertes pour le bien, en même temps qu’aveuglées et obstinément attachées à leurs mauvaises habitudes ; c’est ce qui rend si difficile leur conversion.

Cependant rien n’est impossible à la grâce. Quand une âme tiède s’aperçoit de son état, quand elle en prend horreur et en conçoit de l’effroi, elle doit bénir le Seigneur et prendre confiance, car elle a reçu une grande grâce, et elle doit en espérer d’autres. Qu’elle prie et prie encore : la prière obtient tout, surtout quand elle est jointe au sacrifice. Qu’elle fasse donc des efforts qui lui coûtent, qu’elle s’impose des mortifications ; ainsi elle sortira de son insouciance, la grâce reviendra plus puissante et de plus en plus pressante, son intelligence recouvrera les lumières perdues et dans son cœur renaîtra le véritable amour.

DEUXIÈME PARTIE : Pratique de la piété : les vertus

45. Les vertus sont des qualités de l’âme humaine qui la rendent capable d’accomplir des actes bons et qui l’y inclinent. De toutes les vertus celles qui occupent le premier rang, sont les vertus théologales, foi, espérance, charité. On appelle ces vertus théologales ou divines. En effet, elles sont divines de toute manière, comme l’explique saint Thomas : d’abord elles ont Dieu pour objet ; par elles nous sommes dirigés comme nous devons l’être vers Dieu, nous tendons vers Lui comme vers notre fin dernière ; elles sont mises en nous par Dieu seul ; enfin elles reposent uniquement sur la révélation divine, qui nous est donnée dans les saintes Ecritures. (1.2., q.62, a.1)

Les autres vertus sont les vertus humaines, elles perfectionnent l’homme et l’inclinent à bien agir ; elles le dirigent donc dans l’exercice de ses facultés ; les vertus intellectuelles guident et perfectionnent la raison, les vertus morales perfectionnent les appétits, soit ceux des sens, soit la volonté, et les rendent dociles aux décisions de la raison. (1.2, q. 58, a.3 et q. 68, a. 8)

Parmi ces vertus on distingue les vertus cardinales, ainsi appelées parce que " les autres vertus portent sur l’une ou l’autre de ces vertus principales, qui servent de points d’appui, comme les gonds (cardo, cardines) sur lesquels roule une porte. " (Ribet, Des vertus, ch. 1er)

46. La base de l’édifice surnaturel que nous devons élever dans nos âmes est formée des vertus théologales. Sans la foi les dispositions au bien que nous pouvons posséder ne sont que des inclinations purement naturelles, appuyées uniquement sur notre raison ; elles ne peuvent être d’aucun mérite pour la vie éternelle ; sans l’espérance l’âme demeure inerte, et du reste sans l’espérance il n’y a pas de charité ; enfin sans la charité les actes de vertu, fussent-ils accomplis par un motif de foi, étant produits par une âme en état de péché mortel et par conséquent en révolte contre Dieu, peuvent, il est vrai, préparer la conversion, mais ils ne peuvent être agréés de Dieu comme méritoires.

Chapitre X : la foi

47. La foi est déposée en germe dans nos âmes au saint baptême : elle est l’œuvre de Dieu qui lui-même illumine nos esprits et les rend capables de croire surnaturellement aux vérités qu’Il a révélées, et qui, en même temps met dans notre volonté une sainte inclination à accepter et à aimer ces vérités divines. Mise par Dieu dans nos âmes, elle y est si fermement enracinée qu’elle peut résister à tous les assauts. Etant une vertu surnaturelle, elle devrait, comme les autres vertus surnaturelles, disparaître quand le péché mortel a chassé de l’âme la grâce sanctifiante avec son cortège des vertus et des dons, car chez le pécheur rebelle à Dieu il ne peut plus y avoir que des vertus naturelles ; mais par une miséricorde qui mérite toute notre admiration, Dieu maintient dans celui qui a brisé les liens de l’obéissance et s’est rangé parmi ses ennemis, cette qualité surnaturelle qui donne à l’âme la puissance et l’inclination de faire des actes de foi et d’espérance. Ces actes produits par une âme qui a rompu avec Dieu sont nécessairement imparfaits et sans mérite, mais ils préparent le pécheur au repentir et à la réconciliation.

48. La foi est un don de Dieu mais un don qui exige la libre coopération de l’âme, elle suppose une volonté droite, qui accepte amoureusement les enseignements divins. Ceux qui n’ont pas cette bonne volonté refusent de croire, ils n’ont pas la foi ; s’ils l’ont eue, le jour où la volonté se raidit contre la vérité, et de propos délibéré se décide à la rejeter, l’âme perd la foi ; elle ne la recouvrera pas par les plus solides démonstrations, mais seulement par le retour de la volonté à une disposition meilleure, par la prière, l’humilité, le repentir et la libre acceptation de la vérité.

Les dispositions de la volonté à l’égard de la doctrine révélée pouvant varier à de multiples degrés et acquérir une perfection toujours grandissante, et les lumières données par le Seigneur devenant plus vives à mesure que l’âme se porte avec plus d’amour vers les vérités chrétiennes, la foi est beaucoup plus éclairée et plus ardente chez les uns que chez les autres.

49. C’est une vertu précieuse que cette vertu de foi, qui, en nous éclairant sur les vérités les plus hautes, nous fait participer à la sagesse de Dieu. Comme un maître habile en formant ses disciples leur communique sa science, ainsi par la foi, Dieu nous apprend à penser comme Il pense, à juger comme Il juge, et à suivre dans la direction de notre vie les règles tracées par sa sagesse infinie et son infinie sainteté.

Aussi " sans la foi il est impossible de Lui plaire, " celui qui refuse de croire à la parole de Dieu Lui faisant la plus grossière injure. Celui qui croit, au contraire, rend hommage à la véracité de Dieu ; et plus il se laisse guider par la foi, plus il profite de la sagesse divine, plus il participe à la sainteté de Dieu. " C’est notre foi qui nous donne la victoire sur le monde " dit saint Jean. (1 Jean, v, 4) C’est par la foi, nous dit saint Paul, que les héros de l’ancienne Loi, les patriarches, les prophètes et tous les grands hommes du peuple d’Israël ont été guidés, qu’ils ont accompli leurs grandes œuvres, qu’ils ont obtenu la protection du Ciel : " par la foi ils ont conquis des royaumes, exercé la justice, obtenu l’effet des promesses, fermé la gueule des lions, éteint la violence du feu, échappé au tranchant de l’épée, triomphé de la maladie, déployé leur vaillance à la guerre, mis en fuite des armées ennemies. " (Heb, xi, 33) Aussi, l’Apôtre donne-t-il aux Ephésiens ce conseil : " Surtout prenez le bouclier de la foi ; par lui vous pourrez éteindre tous les traits enflammés de l’esprit malin. " (vi, 16) Et saint Pierre après avoir rappelé que le diable, comme un lion rugissant, rôde autour des fidèles cherchant qui dévorer, ajoute : " Résistez-lui en demeurant fermes dans la foi. " (I Pet. v, 8)

50. Ce n’est pas une foi faible qui donnera la force de résister ainsi au démon et qui aidera à produire ces grands actes de vertu, à attirer sur soi ces miracles de protection indiqués par l’Apôtre ; ce n’est pas cette foi morte dont parle saint Jacques, (ii, 17) qui est la foi sans les œuvres. Quelle étrange contradiction, la foi sans les œuvres ! Si c’est une folie de ne pas croire, c’est une autre folie de croire et de vivre comme si on ne croyait pas, de se montrer orthodoxe dans ses croyances et hérétique en action. La foi qui est féconde et puissante, c’est la foi très éclairée, très ardente de ceux qui ont cultivé cette vertu, qui en vivent. Justus ex fide vivit : le juste vit de la foi, est-il dit, et à plusieurs reprises, dans l’Ecriture. Dans l’ordre naturel plus on est persuadé de la justesse de certains principes, plus on se laisse guider par eux ; plus on est attaché à une opinion, plus on est ardent et persévérant dans l’action ; les hommes de conviction ne se font-ils pas remarquer par leur esprit d’initiative, leur courage, leur fermeté ? Ainsi les hommes de grande foi sont zélés, énergiques, pleins d’ardeur pour le bien ; rien ne les arrête, et comme ils mettent tout leur espoir en Dieu et que Dieu ne refuse rien aux âmes confiantes et courageuses, tout leur devient possible selon la parole de Jésus : omnia possibilia sunt credenti. (Marc, ix, 22)

51. Donc demandons à Dieu, comme les apôtres, qu’Il augmente notre foi. Domine, adauge nobis fidem (Luc, xvii, 5), mais efforçons-nous nous-mêmes de la rendre plus grande, plus forte, plus parfaite. Si le démon nous tente contre la foi, nous devons ne pas nous troubler, car jamais les tentations n’ébranleront en nous cette vertu, si notre volonté ne se fait la complice de l’ennemi ; il le sait lui-même, et presque toujours ses tentations ne sont que de fausses attaques : il vise à troubler les âmes plutôt qu’à les rendre incroyantes. Puis soyons simples, tout en étant prudents : les esprits sceptiques, gouailleurs, qui sont, à leur insu peut-être, des hommes sans humilité, pèchent souvent contre la lumière ; chez eux la foi ne grandit pas. Soyons sincères et acceptons les leçons de la foi, même quand elle condamne notre conduite, car on pèche souvent contre la lumière parce qu’on veut pallier ses fautes, légitimer ses défauts ou s’épargner des sacrifices. Surtout soyons courageux et mettons toujours notre conduite d’accord avec les principes de la foi, car la lumière nous vient beaucoup plus par les actes généreux que par les considérations et les réflexions, et les âmes les plus simples, si elles sont très ferventes, sont beaucoup plus éclairées que les plus grands savants, s’ils sont lâches et tièdes. Enfin en toute circonstance jugeons et raisonnons d’après les principes de la foi et non pas selon les données purement naturelles.

Quelques exemples montreront comment la foi doit inspirer nos pensées et nos actes : L’homme de grande foi considère l’Eglise comme sa mère, dont il a reçu mille bienfaits, comme l’épouse chérie de Jésus ; il l’aime d’un grand et tendre amour, il désire d’un désir ardent sa prospérité, son triomphe, il se dépense pour sa cause. " Je suis fille de l’Eglise, disait avec une sainte joie dans les dernières heures de sa vie la grande sainte Thérèse, je meurs fille de l’Eglise ". L’homme de grande foi écoute avec respect la parole de Dieu, il est moins touché des talents naturels du prédicateur que de la vérité de sa doctrine et de l’autorité divine dont il est revêtu. " Ma parole n’est-elle pas comme un feu, dit Jéhovah, comme un marteau qui brise le roc ? " (Jérémie, xxiii, 29) " Elle est vivante la parole de Dieu, elle est efficace, plus acérée qu’un glaive à deux tranchants. " (Heb., iv, 12) L’homme de foi voit dans son prochain les créatures de Dieu, les enfants de Dieu ; il regarde les âmes plus que les formes extérieures, il fait du bien non pour recueillir l’estime ou pour se concilier les bonnes grâces d’autrui, ni par un sentiment purement naturel, mais pour Dieu qu’il voit et qu’il aime dans ses frères, il recherche avant tout leur bien spirituel. L’homme de foi en voyant la nature s’élève au Créateur et admire sa puissance, sa sagesse, sa libéralité ; la vue d’une croix le touche et lui arrache des actes d’amour, le son d’une cloche qui annonce les heures, le fait souvent penser à l’éternité, dont la pensée ne le quitte guère, car c’est là surtout ce qui distingue les hommes d’une foi profonde des hommes de petite foi : ceux-ci pensent surtout à la vie présente, à leurs intérêts temporels, à leurs joies et à leurs peines d’ici-bas, tandis que ceux-là ne perdent jamais de vue l’éternité, travaillant pour l’éternité, et se consolant de tous leurs chagrins par la pensée du bonheur éternel. C’est qu’ils ont compris, beaucoup mieux que ne le comprennent les âmes vulgaires, ces grandes vérités : la vie est si courte, l’éternité si longue ; l’enfer est si terrible, le ciel si beau !

Chapitre XI : l’espérance

52. Par la foi nous croyons Dieu dont la parole nous instruit et nous guide ; par l’espérance nous tendons à Dieu, nous Le désirons, nous nous réjouissons dans la pensée que nous Le posséderons au grand jour de l’éternité. Dieu est donc l’objet de notre espérance, Dieu que nous savons par la foi être le Bien suprême, le Bien infini, qui en se donnant à ses créatures, les rend immensément heureuses. Et le motif qui nous fait espérer ce Bien suprême c’est encore Dieu, dont nous savons aussi par la foi l’immense bonté, l’immense amour, l’immense miséricorde, et dont nous connaissons les si consolantes promesses. D’un Dieu si grand nous ne devons pas espérer de petits biens, car dit saint Thomas, l’effet étant proportionné à la cause et Dieu étant la puissance infinie, le bien qu’Il peut nous donner est un bien infini, c’est Lui-même. (2.2, q. 17, a. 2) Il le peut à cause de sa puissance et Il le veut à cause de son amour.

Il est peu de vérités qui soient plus souvent rappelées dans la Sainte Ecriture que cette bonté de Dieu pour ses enfants, cette protection dont Il les entoure, cette clémence qu’Il exerce envers ceux qui l’ont offensé. " Ainsi parle Jéhovah, celui qui t’a créé, ô Jacob, celui qui t’a formé, ô Israël : Ne crains point, car je t’ai racheté, je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi. Quand tu passeras par les eaux, je serai avec toi ; quand tu traverseras les fleuves, ils ne t’engloutiront point ; quand tu marcheras au milieu du feu, tu ne seras point brûlé et la flamme ne t’embraseras point, car moi, Jéhovah, je suis ton Dieu, le Saint d’Israël et ton Sauveur. Tu es précieux et honorable à mes yeux, et moi, je t’aime. " (Isaïe, xliii, 1.4) " Une femme oubliera-t-elle son nourrisson ? N’aura-t-elle pas pitié du fruit de ses entrailles ? Quand les mères oublieraient, moi je ne t’oublierai point. Je te tiens gravé sur la paume de ma main. " (Isaïe, xlix, 15) Les cicatrices que les clous ont laissées dans les mains de notre Sauveur, ne Lui rappellent-elles pas ce qu’Il a voulu souffrir pour nous ?

Oui, Dieu nous aime d’un amour tout gratuit, d’un amour éternel, d’un amour infini. Les âmes chrétiennes admettent volontiers cette vérité, mais beaucoup parmi elles sentent diminuer leur confiance à la pensée de leurs fautes ; c’est qu’elles comprennent très imparfaitement cet amour de leur Dieu, elles ne voient pas assez jusqu’où s’étend sa miséricorde. Quand le Seigneur passa devant Moïse, Il déclina tous ses titres : " Jéhovah, Jéhovah ! Dieu miséricordieux et compatissant, lent à la colère, riche en bonté et en fidélité, qui conserve sa grâce jusqu’à mille générations, qui pardonne l’iniquité, la révolte et le péché, mais qui ne les laisse pas impunis. " (Exod., xxxiv, 6) Oui, Dieu est juste, mais Il est miséricordieux ; " la terre est pleine de sa miséricorde " dit à maintes reprises l’Esprit-Saint, Il ne se lasse jamais de pardonner, pourvu que le pécheur renonce à son péché ; toujours, toujours Il accueille comme le père du prodigue son enfant repentant. Il va même au-devant du coupable, Il lui adresse de tendres reproches et l’invite à la réconciliation : " Pourquoi mon peuple a-t-il dit : nous sommes libres, nous ne reviendrons pas à vous ?… Ai-je été pour Israël un désert, un pays d’épaisses ténèbres ? " (Jérém., ii, 31) " Rejetez loin de vous toutes les transgressions que vous avez commises, faites-vous un cœur nouveau et un esprit nouveau. Pourquoi voudriez-vous mourir, maison d’Israël ? " (Ezech, xviii, 31) Et si le pécheur est endurci, Il attend que son cœur s’amollisse : " Le Seigneur attend pour vous faire grâce, disait Isaïe aux Juifs obstinés dans leurs désordres, Il se lèvera pour vous faire miséricorde. " (Isaïe, xxx, 18) " Je me tiens à la porte et je frappe, " dit le Seigneur dans l’Apocalypse. (iii, 20)

53. L’espérance est un hommage rendu aux perfections de Dieu, à sa puissance béatifiante, à son inexplicable amour ; aussi elle touche le Cœur de Dieu et elle obtient de lui tout ce qu’elle demande. En même temps elle est le réconfort de l’âme éprouvée, elle donne la paix, la force, le courage, la constance, elle adoucit toutes les peines, elle fait surmonter tous les obstacles, elle conduit au parfait amour. " Aucun de ceux qui espèrent en toi ne sera confondu " chante le psalmiste. (Ps, xxiv, 3) " Celui qui se confie en Jéhovah est environné de sa grâce. " (Ps. xxxi, 10) La grâce n’est donc pas donnée avec parcimonie à l’âme confiante, elle l’inonde, elle la submerge ; les âmes les plus confiantes sont les plus chères à Dieu et les plus puissantes pour faire le bien.

54. Le démon connaît parfaitement le prix inestimable de l’espérance, il sait que les âmes de petite espérance ne peuvent être que des âmes de petite vertu ; elles n’ont pas de ressort et sont incapables de parfait amour ; il sait que même chez les âmes plus avancées, quand la confiance baisse, l’amour baisse. Aussi n’est-il guère de vertu qu’il attaque avec autant d’acharnement et de perfidie ; il se sert pour cette fin de la connaissance que l’âme a de ses misères, et même quand Dieu éclaire cette âme et lui fait mieux comprendre son ingratitude, sa mollesse, son impuissance, Satan en prend occasion de lui inspirer des craintes excessives et une odieuse défiance. Combien de pauvres âmes se laissent prendre à ce piège, celles-là surtout qui se replient trop sur elles-mêmes ; elles conçoivent des sentiments qu’elles prennent peut-être pour de l’humilité, et qui ne sont que lâcheté et méconnaissance des bontés divines. Toute défaillance dans la pratique de l’espérance étant injurieuse à Dieu, diminue ses grâces, et en même temps enlève au coupable une partie de son courage.

Comme ces tentations se présentent sous une fausse couleur d’humilité, beaucoup d’âmes pieuses ne sont guère en garde contre elles, et cependant il importe de les repousser, non pas à moitié, mais avec la plus grande énergie. Quelles que soient nos fautes, nous devons toujours nous jeter aux pieds de Dieu comme l’enfant aux genoux de son père, et si malgré nous il reste au fond de nos âmes un sentiment d’angoisse irraisonné, mais qui semble irrésistible, nous devons protester qu’il est involontaire, et que, si nous ne sentons pas la confiance, nous voulons énergiquement, obstinément avoir confiance quand même. L’espérance ainsi maintenue dans la volonté ne procure pas de douceurs, mais elle est très agréable à Dieu ; l’âme y gagne un grand mérite, et elle reste vaillante et forte.

55. Pour cultiver cette vertu il faut détourner son attention des biens terrestres, si trompeurs et si fragiles, s’en détacher et porter souvent sa pensée vers les biens célestes, les seuls dignes de nos désirs. Surtout il faut penser à Dieu, à ce Dieu si bon, dont la vue, l’amour et la possession nous rendront heureux d’un bonheur ineffable. Il faut s’appliquer à traiter Dieu comme un bon père, Jésus comme l’ami divin, le meilleur, le plus tendre, le plus dévoué de nos amis ; il faut s’habituer à compter entièrement sur sa protection et dire avec le psalmiste : " Ceux-ci mettent leur confiance dans leurs chars, ceux-là dans leurs chevaux, nous, nous invoquons le nom de Jéhovah, notre Dieu " (Ps. xix, 8) Au lieu de nous arrêter à peser les difficultés qui se présentent à nous dans le sentier du devoir et de la vertu, difficultés que notre imagination et notre infernal ennemi nous grossissent à l’envi, au lieu de nous laisser déprimer par le souvenir continuel de nos fautes, tournons sans cesse nos regards vers Jésus, qui nous a tant aimés, qui a payé pour nous, qui se donne à nous avec tant de joie dans son sacrement d’amour, et qui sera plus heureux encore quand nous entrerons dans le beau ciel, qu’Il a gagné pour nous au prix de tant de souffrances. Levons les yeux vers notre Père céleste ; " s’Il est pour nous, qui sera contre nous ? " et Il est pour nous, " Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais qui l’a livré à la mort pour nous tous. Comment avec Lui ne nous donnera-t-Il pas toutes choses ? " (Rom., viii, 32)

56. La vue de nos péchés ne doit en rien diminuer notre espérance. Certes, il faut renoncer au péché ; commettre une faute de propos délibéré, justement parce qu’on sait Dieu enclin à la miséricorde, serait odieuse présomption ; il serait fort coupable celui qui dirait : " puisque Dieu est si bon, je ne veux pas me gêner " ; pareille présomption mettrait une âme en grand péril de damnation. Mais celui qui désavoue ses fautes, qui est décidé à lutter contre ses vices, quelles que soient ses iniquités passées, doit être plein d’espérance. " Qu’as-tu à craindre, pécheur si tu veux quitter le péché ? dit saint Thomas de Villeneuve. Comment te condamnera-t-Il, ce bon Maître, qui est mort pour ne pas te condamner ? Comment te repoussera-t-Il, quand tu reviens à ses pieds, Lui qui est venu du ciel pour te chercher, quand tu le fuyais ? " (Tr. de adv. D.)

Aussi le découragement est un péché très dangereux, car il paralyse les âmes ; c’est le péché des sots, des orgueilleux et des lâches : sot celui qui se décourage, puisque la miséricorde de Dieu est infiniment plus grande que sa misère, et la puissance de Dieu immensément supérieure à sa faiblesse ; orgueilleux, car le découragement naît de l’amour-propre : on voudrait se complaire en soi-même, et ne le pouvant pas, on se dépite ; lâche enfin, car il n’y a que les lâches qui abandonnent la lutte, alors qu’ils seraient sûrs, en combattant et en priant, de remporter la victoire. Et le découragement peut conduire au désespoir, qui est plus qu’une faute, qui est un crime, le crime qui perdit Judas. Si Judas avait voulu faire acte d’espérance, il se fût converti, il fût devenu un digne apôtre et un saint.

Sans doute il faut " opérer son salut avec crainte et tremblement " (Phil., ii, 12) ; il faut avoir la crainte du péché et des suites du péché, du péché qui contriste l’Esprit-Saint et cause les plus grands maux en ce monde et en l’autre. La crainte servile redoute la peine, elle est juste et légitime ; la crainte filiale, beaucoup plus noble, et qui naît de l’amour, redoute la faute, parce qu’elle blesse le Cœur de Dieu. Il faut donc craindre de pécher, puisque des justes comme David, des sages comme Salomon, puisque le chef des apôtres, Pierre, ont péché ; il faut craindre le péché et ne pas s’y exposer, fuir les occasions et mettre sa confiance dans la prière. Mais s’il faut craindre les péchés à venir, il ne faut pas se laisser abattre par le souvenir des péchés passés, qui ont été pardonnés, et ne jamais conserver un sentiment de gêne et de malaise devant Dieu, mais toujours traiter avec Lui, comme avec un père qui a grande compassion de son pauvre enfant.

57. Il ne faut pas non plus s’effrayer à la vue de sa faiblesse. Je suis faible, dit le bon serviteur de Dieu, mais le Seigneur trouvera d’autant plus de gloire à me donner la victoire. N’a-t-il pas dit à saint Paul : " Ma grâce te suffit ; c’est dans la faiblesse que ma puissance se montre tout entière ? Je préfère donc bien volontiers, ajoutait l’apôtre, me glorifier de mes faiblesses, afin que la puissance du Christ habite en moi ; c’est pourquoi je me plais dans les faiblesses, dans les opprobres dans les nécessités, dans les persécutions, dans les détresses, pour le Christ, car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort " (II Cor., xii, 9-10)

58. Ainsi l’espérance doit s’appuyer sur Dieu seul et jamais sur les mérites de la créature. S’appuyant sur Dieu, elle doit être ferme et assurée. Elle doit être agissante, car Dieu qui " nous donne le vouloir et le faire " exige notre concours. Il veut nous sauver et nous sanctifier par nos actes de vertu. Elle doit être unie à l’amour. L’amour perfectionne l’espérance ; d’abord parce que plus on aime Dieu, plus on aspire à Le posséder ; ensuite parce que l’amour fait voir en Dieu un ami et " d’un ami, dit saint Thomas, on espère beaucoup plus. " (2.2, q. 17, a. 2) On espère tant de l’ami divin qu’on s’en remet à Lui de tout son avenir ; au lieu de Lui demander, comme les âmes imparfaites, qu’Il adapte ses plans à leurs goûts et à leurs répugnances, les âmes à qui leur foi très vive et leur espérance très ferme font comprendre que Dieu désire leur bien plus qu’elles-mêmes, et qu’Il sait infiniment mieux qu’elles par quelle voie il leur convient de passer, aimeront à résumer leurs prières dans cette très simple formule : Mon Dieu, contentez votre amour, mais suivez votre sagesse.

Chapitre XII : la charité envers Dieu

59. C’est une belle et noble faculté que la faculté d’aimer ; si l’homme est justement fier de son intelligence, qui, lui faisant saisir ce qui est beau et bon, met un abîme entre lui et les animaux, il est plus glorieux pour lui d’avoir un cœur, qui le porte vers la beauté et vers le bien ; l’intelligence sans amour laisserait l’âme froide, paresseuse, inerte ; l’amour la pousse à l’action et lui communique le courage, l’énergie, la constance. Mais l’intelligence précède l’amour : il faut d’abord connaître les qualités de l’être aimable ; vu avec ses qualités, il plaît, il charme, il attire ; ce premier mouvement est appelé complaisance. Puis à l’être qui plaît on veut du bien, on lui en procure, c’est la bienveillance. Si l’amour est réciproque, il y a complaisance mutuelle et communication de bons offices : c’est l’amitié.

Ce mouvement de l’âme qui se porte vers ce qui lui plaît, est de deux sortes : l’amour de concupiscence ou de convoitise, par lequel on cherche à posséder ce qu’on juge utile à son bien-être ; dans cet amour, qui est l’amour intéressé, on attire donc sur soi l’être agréable et utile. L’amour de pure bienveillance ou désintéressé est celui par lequel s’oubliant soi-même on ne regarde que l’être que l’on aime, et l’on épanche sur lui les biens que l’on possède, on donne ce que l’on a, et l’on se donne, on se dévoue soi-même pour lui faire plaisir.

L’amour, disent les philosophes, est une force unitive ; dans l’amour intéressé on veut s’unir à l’objet aimé pour y trouver satisfaction ; dans l’amour désintéressé on se rapproche du bien-aimé pour lui procurer quelque joie ; dans l’amour d’amitié les deux êtres se recherchent par l’instinct même de l’amour et pour leur commun bonheur.

Par là même qu’il porte l’être aimant vers l’être aimé, l’amour fait sortir de soi-même, mais dans l’amour de convoitise celui qui aime ne sort de lui que pour y rentrer, puisqu’il se recherche lui-même dans cet amour ; dans l’amour désintéressé, cédant aux charmes de l’être aimé on ne voit que lui, on s’oublie, on se donne, on se sacrifie pour lui.

60. L’amour réside dans la volonté ; souvent, il est vrai, la partie sensible de notre être, intimement liée à la partie spirituelle, y prend part, le cœur est attendri ; mais ces émotions ne sont que l’accompagnement de l’amour, qui peut subsister sans elles ; l’amour peut être fort et les émotions petites, comme au contraire, les émotions peuvent être vives et l’amour faible. Un jeune homme peut se sentir tout ému en voyant un objet qui lui plaît, par exemple une arme de chasse plus perfectionnée que celle qu’il possède, une jeune fille peut se sentir toute remuée et prise d’un violent désir en voyant un objet de toilette, un chapeau élégant, une robe de très bon goût ; et cependant bien que l’un et l’autre possèdent l’argent nécessaire pour acheter ces objets, ils refusent de faire la dépense qu’ils trouvent déraisonnable ; ils ont donc plus d’amour pour leur argent, qui cependant n’attendrit pas leur cœur. Un jeune clerc pleurera en quittant ses parents pour partir en mission, une jeune fille pour entrer au couvent, et ils ne pleurent pas en pensant à leur Dieu pour qui ils font ce sacrifice ; cependant c’est à Dieu que dans leur volonté ils donnent la préférence.

L’amour produit des sentiments qu’on peut ramener à quatre principaux : le désir, la joie, la crainte, la douleur. Comme l’amour, ces sentiments sont principalement dans la volonté, mais comme lui aussi ils peuvent rejaillir sur la partie sensible et y produire des émotions douces ou pénibles. Ces sentiments qui viennent de l’amour, si on s’y laisse aller, entretiennent et augmentent l’amour.

L’amour et les sentiments qu’il produit ne sont que tromperies ou illusions s’ils ne conduisent pas aux actes. Celui qui proteste de son amour et qui ne veut se gêner en rien pour faire plaisir à celui qu’il prétend aimer, le trompe ou s’abuse lui-même. Et la mesure de l’amour se prend de l’étendue du bien que l’on veut procurer et des sacrifices qu’on est décidé à faire, il se mesure aussi d’après l’énergie et d’après la fermeté de la résolution que l’on forme de se dévouer pour l’être aimé. Et cette résolution se manifeste par les actes, l’amour se prouve par les œuvres.

61. Il est facile d’appliquer les principes qui viennent d’être énoncés, à l’amour de Dieu. Cet amour repose sur la complaisance dans les perfections, dans les charmes infinis de Dieu. Sa grandeur, sa beauté, sa bonté, méritent toute notre estime, toute notre admiration. Ravie par les attraits divins, la créature veut plaire à ce Dieu qui la charme, elle veut garder l’amitié qu’Il lui offre, car c’est bien une amitié que Dieu veut contracter avec sa créature ; incapable d’augmenter le bonheur infini du Dieu aimé, elle veut du moins faire ce qu’elle sait Lui être agréable, et aussi Lui procurer un surcroît de gloire extérieure, puisqu’il est en son pouvoir de Le glorifier par ses vertus et de Le faire glorifier en exerçant son zèle. Elle est décidée à ne rien faire qui déplaise à son Dieu au point d’amener une rupture entre Lui et elle, elle préfère l’amitié de Dieu et les biens éternels, que cette amitié lui assure, à toute autre satisfaction, qui pourrait réjouir sa nature, mais ferait d’elle une révoltée, une âme rebelle aux ordres de Dieu.

Ainsi constitué, l’amour divin, même dans son degré infime, devient justifiant. Donc un seul acte d’amour reposant sur les amabilités de Dieu, pourvu qu’il conduise l’âme au désaveu des péchés mortels, et alors même qu’il est trop faible pour détruire l’attachement aux fautes vénielles, efface tous les crimes, redonne droit aux mérites perdus, rend à l’âme la grâce sanctifiante, la réincorpore au Christ, la rend participante de la nature divine, assure son éternel bonheur. Voilà donc ce que gagne immédiatement celui qui dans la sincérité de son cœur dit à son Dieu : mon Dieu, puisque vous êtes si bon, je déteste toutes les fautes mortelles par lesquelles je vous ai offensé, et je ne veux plus en commettre une seule.

Mais si le pécheur prend cette détermination d’éviter tout péché mortel par le motif, bien légitime du reste, de son propre intérêt, la pensée des bontés divines, bien que touchant son cœur, n’agissant pas assez fortement sur sa volonté pour l’amener à renoncer à son péché, alors il n’a plus que la charité imparfaite, qui ne peut à elle seule lui rendre les bonnes grâces de son Dieu ; il faudra, en outre, pour lui obtenir son pardon, l’efficacité des sacrements de baptême ou de pénitence.

62. Il est donc fort important de nourrir en soi ce sentiment de complaisance en Dieu qui rend l’amour incomparablement plus précieux et plus fécond. La pensée des perfections et amabilités de Dieu est éminemment salutaire ; jamais on ne devrait se lasser de considérer ses inconcevables grandeurs, ses inexprimables bontés, son amour ineffable pour de pauvres créatures. Comme nous avons une nature sensible, nous sommes naturellement beaucoup plus frappés de ce que voient nos yeux, de ce que se représente notre imagination ; aussi le Seigneur, pour mieux se faire connaître et toucher plus fortement nos cœurs, a fait l’œuvre sublime de l’Incarnation et de la Rédemption ; un Dieu s’est fait homme, Il s’est montré, Il s’est donné ; le spectacle des admirables vertus, de la bénignité, de l’humilité, du dévouement de Jésus, dévouement porté jusqu’aux immolations du Calvaire, jusqu’aux anéantissements de l’Eucharistie, éclaire l’âme fidèle, lui fait entrevoir quelque peu l’amour qu’a pour elle son Dieu, et lui fait produire des actes excellents d’amour divin. Si elle sait aussi s’élever au-dessus de ce monde et de tout le sensible, penser au Dieu éternel, immense, infiniment simple, infiniment beau, infiniment bon, infiniment saint, considérer l’adorable Trinité et les rapports ineffables d’amour du Père, du Fils, du Saint-Esprit, si elle peut d’abîmer dans l’admiration de tant de grandeurs, elle aura pratiqué excellemment l’amour de complaisance, et sa charité sera plus noble, plus pure, plus digne de Dieu. C’est surtout par le moyen de l’oraison que s’exerce l’amour de complaisance, et il se nourrit par la lecture de l’Evangile, de la vie et des bienfaits de l’Homme-Dieu. Sans doute nous pouvons utilement recourir dans l’oraison et dans les moments de recueillement à la considération de nos propres intérêts, à la pensée de nos fins dernières, pensée qui peut nous affermir dans nos bonnes résolutions ; mais il convient ensuite de nous élever au souvenir de l’amour de notre Dieu, afin de rendre ces mêmes résolutions plus pures et plus méritoires.

63. L’amour produisant les sentiments de joie, de désir, de crainte, de peine, et ces sentiments entretenant l’amour, nous devons, si nous voulons accroître en nous l’amour divin, veiller sur nos sentiments, et ne donner libre carrière qu’à ceux qui viennent de l’amour de Dieu, et qui le conservent et l’augmentent.

64. Nous avons dit que la complaisance est vaine et illusoire si elle n’est pas efficace, si elle n’aboutit pas à des œuvres. Pour assurer notre amour et pour le faire grandir, il est donc indispensable de mettre notre conduite d’accord avec nos sentiments. Dieu n’est pas seul à solliciter notre amour ; les créatures aussi attirent notre cœur, et comme elles frappent nos sens, tandis que Dieu reste invisible, nous sommes exposés à nous laisser séduire. Par ailleurs le cœur humain se replie sur lui-même ; se complaît en lui-même et s’aime d’un amour désordonné ; autant d’obstacles à l’amour de Dieu. L’amour de Dieu doit les surmonter, il est le fruit des victoires remportées sur ces attraits inférieurs, et il faut une longue série de victoires pour qu’il devienne fort et puissant.

Sans doute en dehors de l’amour divin il est d’autres affections légitimes et voulues de Dieu ; celles-ci ne sont pas des obstacles, tant qu’elles restent dans de justes bornes ; mais toutes celles qui déplaisent à Dieu, ou qui ne sont pas réglées selon les volontés de Dieu, diminuent l’amour pour Lui, ou même le détruisent.

L’amour de Dieu est un amour d’amitié. Entre deux amis les idées sont semblables, les goûts identiques ; c’est même cette similitude d’idées et de goûts qui engendre l’amitié ; mais quand il y a sur quelque point divergences de vues et oppositions de goûts, l’affection mutuelle incline chacun des amis à renoncer à son propre jugement, à sacrifier ses préférences, à combattre ses répugnances, pour n’avoir plus à eux deux qu’un cœur et qu’une âme. La créature, amie de Dieu, éprouve en elle-même de saintes inclinations, que son divin Ami lui a mises au cœur pour établir entre eux deux une douce communauté de pensées et de sentiments, mais Il lui a laissé d’autres inclinations, qui viennent de la nature, et qui s’opposent à cette unité de vues et d’aspirations, afin de lui laisser l’occasion de les sacrifier, et ainsi de témoigner et en même temps d’accroître son amour. Tout acte par lequel la créature conforme sa volonté à la volonté divine, surtout tout acte par lequel, pour obtenir cette conformité, elle renonce à sa propre volonté, est acte d’amour. Ainsi toute vertu pratiquée, non parce qu’elle est conforme à la droite raison, mais parce qu’elle plaît à Dieu, devient acte d’amour ; c’est ce qui fait dire à saint Thomas que l’amour est non seulement une vertu spéciale, mais aussi une vertu générale, parce qu’elle influe sur tous les actes vertueux pour les diriger vers Dieu (2.2, q. 58, a. 6) ; elle peut impérer, comme disent les théologiens, toutes les autres vertus, et quand celles-ci sont pratiquées par amour, elles participent au mérite de l’amour.

Travaillez donc, âme fidèle, à plaire à Dieu, à faire sa volonté en toutes choses, disant comme Jésus : Quae placita sunt ei facio semper : je fais toujours ce qui Lui plaît. (Jean, viii, 29) Ainsi vous ferez tout par amour ; le moindre effort que vous feriez pour bien agir et pour plaire à Dieu sera de l’amour ; mais aussi quand vous refuserez de faire effort, ce sera un acte d’amour que vous refuserez.

Conformez-vous à la volonté de Dieu en tout ce qu’Il commande, et si vous voulez l’aimer davantage, en ce qu’Il vous conseille. Ayez un amour docile, et quand Il vous parle par ses inspirations, écoutez-Le et obéissez. Ayez un amour soumis, et si sa providence vous ménage des épreuves, recevez-les de sa main sans murmure et sans plainte. Aimez donc le Seigneur par vos pensées, aimez-Le par vos actions, aimez-Le par vos souffrances ; et retenez bien ce principe : plus vous voudrez donner à Dieu et sacrifier pour Lui, plus cette résolution de vous immoler pour Lui sera ardente, plus elle sera ferme, plus aussi votre amour sera grand et méritoire, plus il réjouira le Cœur de votre Dieu.

Chapitre XIII : le Recueillement, fruit de la Charité envers Dieu

Avantages du recueillement

65. Les trois vertus théologales sont celles qui nous unissent à Dieu ; moins apparentes aux yeux du monde que la douceur, le dévouement, les austérités, le zèle, elles sont souvent moins appréciées des hommes ; cependant elles sont le principe de toutes les vertus surnaturelles, qui tirent d’elles leur ardeur, leur fermeté et toute leur valeur. Elles se pratiquent dans le secret du cœur et ne se révèlent que par les œuvres qu’elles inspirent. La pratique habituelle de ces trois grandes vertus constitue la vie intérieure, qui n’est autre chose qu’une vie toute de recueillement, où l’on s’efforce d’éviter les pensées et sollicitudes dissipantes, de garder le souvenir de Dieu et de s’unir à Lui par l’amour.

Cette union à Dieu ne nuit en rien aux devoirs extérieurs : " On ne demande pas de vous, dit saint Alphonse, une application d’esprit continuelle, qui vous fasse négliger vos affaires ou même vos récréations, on n’exige qu’une chose, c’est que, sans délaisser vos occupations, vous agissiez envers Dieu comme vous faites dans les occasions envers les personnes qui vous aiment et que vous aimez. " (Œuv., t. II, Man. de conv., 2) Saint François de Sales donne la même explication : " Comme ceux qui sont amoureux d’un amour humain et naturel ont presque toujours leurs pensées tournées du côté de la chose aimée, leur cœur plein d’affection envers elle, leur bouche remplie de ses louanges, et qu’en son absence ils ne perdent point d’occasion de témoigner leur passion par lettres… ainsi ceux qui aiment Dieu ne peuvent cesser de penser à Lui, respirer pour Lui, aspirer à Lui et parler de Lui. " (Vie dév., ii, 13)

Les saints nous présentent la vie d’union intime à Dieu comme le secret du bonheur, tel, du moins, qu’il est possible en cette vie. " C’est commencer dès cette vie la félicité des bienheureux, dit saint Bonaventure, que de pratiquer l’exercice de la présence de Dieu. " (De perfect. Relig., c. 21) Ils nous disent aussi que c’est un des remèdes les plus efficaces contre le péché. " Si vous vous tenez toujours en présence de Dieu, dit saint Jean Chrysostome, vous ne ferez rien, vous ne direz rien, vous ne penserez rien qui puisse l’offenser. " (In Phil. hom., viii) C’est ce qu’avait dit le psalmiste : " Je garde tes ordonnances et tes lois, parce que toutes mes voies sont devant toi : Servavi mandata tua et testimonia tua, quia omnes viae meae in conspectu tuo. (Ps. cxviii, 168) " Le seul souvenir de la présence de Dieu, s’il était continuel, dit saint Basile, serait un remède suffisant pour détruire tous les vices. " (In quaest fuse explic., q. 30) " Quand nous péchons, si nous pensions que Dieu nous est présent et qu’Il nous voit, dit saint Jérôme, jamais nous ne ferions ce qui Lui déplaît. " (In Ezech., viii, 12) Et saint Thomas dans son opuscule 58 demande comment on pourrait se résoudre à offenser Dieu de propos délibéré, si l’on pensait qu’Il est là et qu’Il nous regarde.

66. On n’arrive à cette vie toute d’amour qu’après s’y être soigneusement et longuement appliqué, et il n’est guère d’exercice qui soit plus instamment recommandé par tous les saints et les maîtres de la vie spirituelle que celui de la présence de Dieu. " Pense à Dieu dans toutes tes voies, dit l’auteur inspiré, et Il aplanira tes sentiers. " (Prov., iii, 6) " C’est ici, chère Philothée, dit saint François de Sales traitant de ce saint exercice, où je vous souhaite fort affectionnée à suivre mon conseil, car en cet article consiste l’un des plus assurés moyens de votre avancement spirituel. " (Vie dév., ii, 12) " Comme il n’y a aucun moment où l’homme ne jouisse des effets de la bonté et de la miséricorde de Dieu, dit saint Ambroise, il ne doit y avoir aussi aucun moment où il ne l’ait présent à l’esprit. " (Lib. de dign. cond. humanae, c. 2) " La respiration devrait être moins fréquente en nous, dit saint Grégoire de Nazianze, que le souvenir de la présence de Dieu. " (In I orat. theol.)

Manière de pratiquer le recueillement

Pour garder la sainte présence de Dieu, il faut s’arracher, autant que les nécessités de la vie le permettent, à toutes les occasions dissipantes, il faut aimer et rechercher le silence de la solitude. " Oh ! dit le psalmiste, si j’avais les ailes de la colombe, je m’enfuirais et m’établirais en repos ; je fuirais bien loin, et je demeurerais au désert, je me hâterais de rechercher un asile, loin du vent impétueux, loin de l’ouragan. " (Ps. liv, 7-9) L’auteur de l’Imitation donne sur ce point les plus salutaires conseils : " Retranchez les discours superflus, les courses inutiles, fermez l’oreille aux vains bruits du monde, et vous trouverez assez de loisirs pour les saintes méditations. Les plus grands saints évitaient, autant que possible, le commerce des hommes et préféraient vivre en secret avec Dieu... Celui qui aspire à la vie intérieure et spirituelle doit se retirer de la foule avec Jésus… Oh ! si l’on ne recherchait jamais les joies qui passent, si jamais l’on ne s’occupait du monde, quelle conscience pure on aurait ! Qui retrancherait toute sollicitude vaine, ne pensant qu’au salut et à Dieu, et plaçant en Lui toute son espérance, de quelle paix et de quel repos il jouirait !… C’est dans le silence et dans la tranquillité que l’âme pieuse fait de grands progrès… elle s’unit d’autant plus familièrement à son Créateur qu’elle vit plus éloignée du tumulte du monde… Laissez aux hommes vains les choses vaines, et ne vous occupez que de ce que Dieu demande de vous. Fermez sur vous votre porte et appelez à vous Jésus, votre bien-aimé. Demeurez avec Lui dans votre chambre, nulle part vous ne trouverez autant de paix. " (Imit., I, 20) Louis de Grenade dit lui aussi : " Evitez, autant que possible, les conversations, les visites, les relations où Dieu n’a rien à faire, où l’on perd un temps si considérable, où la langue se délie si fâcheusement, et d’où l’on revient l’esprit rempli d’images et de pensées qui nous rendent le recueillement pénible et difficile. " (Supplém. au mémorial, ch. iv)

Veillez sur ses paroles et ne pas se livrer à des entretiens inutiles, veiller sur ses regards et ne pas céder à ce désir de tout voir, à ce besoin de tout savoir, qui semblent à beaucoup très innocents, mais qui étouffent la vie intérieure, voilà les premières précautions à prendre. Elles sont de très grande importance ; tous les saints fondateurs d’ordre religieux, ces docteurs si éclairés et si sûrs de la perfection, ont regardé le silence comme un point capital de la règle qu’ils donnaient à leurs disciples, comme une condition indispensable pour les former à une vie d’amour ; tous aussi ont recommandé la modestie des yeux et mis en garde contre la curiosité. Et les âmes religieuses ne sont pas seules à devoir lutter contre ce double danger ; c’est pour tous que Jésus a dit : " Toute parole inutile que les hommes auront dite, ils en rendront compte au jour du jugement. " (Matth., xii, 36) Tous aussi trouvent dans le penchant à connaître les nouvelles, à se remplir les yeux des spectacles du monde, un empêchement aux saintes pensées et à l’exercice de la présence de Dieu.

67. Là pourtant n’est pas le principal obstacle à la vie intérieure ; il est dans le travail de l’imagination, dans les rêveries, les sollicitudes, les calculs, les vaines pensées, qui agitent toutes les âmes humaines, si elles ne font pas pour les réprimer d’énergiques efforts. La lutte contre les pensées inutiles s’impose absolument à toute âme qui veut corriger ses défauts et faire quelque progrès dans le saint amour ; les défauts, en effet, se nourrissent et grandissent par ces réflexions que suggère la mauvaise nature, et que le démon surtout excite avec rage. N’est-ce pas de notre imagination qu’il se sert pour nous tenter ? Aussi les saints eux-mêmes, malgré leur énergie, eussent été impuissants à repousser les attaques de l’ennemi, s’ils n’avaient été fidèles à détourner leur esprit des pensées obsédantes ou troublantes pour les ramener au souvenir de leur Dieu. De plus il n’y a plus guère de place pour les actes d’amour, pour les épanchements intimes avec Jésus dans une âme qui se laisse aller au débordement de son imagination.

La pratique du COUPER-COURT, qui consiste à se détourner, dès qu’on en a conscience, de toute pensée inutile, de toute inquiétude, de toute convoitise humaine, et de se jeter aussitôt en Dieu par un acte de confiance, d’abandon et de pur amour, est non seulement parmi les plus salutaires, mais elle est indispensable ; sans elle la vie intérieure n’est pas possible, sans elle il ne peut y avoir une solide piété. Le couper-court suppose donc le détachement, ou, comme l’appellent les saints, la solitude du cœur, qui consiste, nous dit saint Alphonse, à se détacher de tout objet créé et de consacrer à Dieu tout son amour. (T. X, ch. 16) Si l’on cherche son plaisir dans les biens terrestres, dans les satisfactions naturelles, nécessairement on s’en préoccupera, on y songera et on y songera encore, et adieu le recueillement !

68. On ne doit vider son esprit des vaines pensées que pour le remplir de pensées saintes, du souvenir de Dieu, de ce Dieu si grand et si bon, dont le regard est toujours fixé sur nous. " Les yeux du seigneur sont mille fois plus brillants que le soleil, dit l’Ecriture, ils regardent toutes les voies de l’homme et pénètrent dans les lieux les plus cachés. " (Eccli., xxiii, 28) " Seigneur, s’écrie saint Augustin, je n’ôterai jamais les yeux de dessus vous, parce que vous n’ôtez aussi jamais les yeux de dessus moi. " (In psalm. 31) " Quand je considère attentivement, Seigneur, dit encore ce saint docteur, que vous avez perpétuellement les yeux sur moi et que vous veillez sur moi jour et nuit avec autant de soin que si, dans le ciel et sur la terre, vous n’aviez point d’autre créature que moi à gouverner ; quand je songe que vous voyez toutes mes actions, que vous pénétrez toutes mes pensées, et que tous les désirs sont exposés à votre vue, je me sens rempli de confusion. " (Solil., c. 14)

Sans doute il n’est pas possible au milieu des occupations et des travaux de penser à Dieu comme on y pense dans la prière, mais on peut et on doit par intervalles élever son esprit et son cœur vers ce Dieu d’amour, et demeurer dans une disposition telle que l’on garde une grande facilité à revenir à Lui. Quand les travaux sont moins absorbants et quand l’esprit garde sa liberté alors que les mains travaillent, la prière redevient plus facile ; et ainsi cette alternance de labeurs voulus par Dieu et d’élans du cœur vers Lui fait de la vie une prière continuelle, qui est, comme le disait saint Jean Chrysostome au peuple d’Antioche, à la portée de tous. Voici les paroles du saint évêque : " que personne ne me dise qu’un séculier livré aux affaires ne peut pas prier tout le jour, car il le peut très facilement. Partout où vous êtes, vous pouvez construire votre autel. Quoique vous ne vous mettiez point à genoux, et que vous n’éleviez point les mains vers le ciel, si vous offrez à Dieu une âme fervente, vous faites une parfaite prière. Lors même que vous êtes dans le bain, priez ; dans quelque lieu que vous soyez, priez ; le Seigneur est toujours près de vous. " (Hom. ad pop. Ant.)

Les oraisons jaculatoires qui tiennent le cœur uni à Dieu, varient selon les attraits de chacun. Les pères du désert recommandaient de demander souvent le secours divin : " O Dieu, venez à mon aide ; hâtez-vous, Seigneur, de me secourir. " On peut dire encore : " Mon Dieu, fortifiez ma volonté et donnez-moi votre saint amour " ; ou encore : " O mon Dieu, vous qui m’aimez tant, faites que je comprenne votre amour et que je réponde à cet amour. " Saint Basile conseille de lancer sans cesse vers le Seigneur des cris de reconnaissance ; car tout ce dont nous usons est un bienfait de sa part, tout ce que nous voyons nous proclame sa bonté. Il est très louable encore de multiplier les communions spirituelles et de remercier le Seigneur de la communion du matin, comme de Lui demander de nous préparer à celle du lendemain. Le zèle pour la gloire de Dieu, pour le salut des âmes peut encore inspirer d’excellentes oraisons jaculatoires : que votre règne arrive ; mon Dieu, faites-vous connaître, faites-vous aimer. Convertissez les pécheurs, surtout ceux qui sont à la mort.

A l’aide de cette si simple mais si salutaire pratique les âmes fidèles demeurent très unies à Dieu, elles travaillent pour Lui et elles vivent en Lui, comme saint Léonard de Port-Maurice le disait de lui-même : " Ma vocation, c’est la mission, afin d’être toujours occupé pour Dieu, et la solitude, afin d’être toujours occupé de Dieu. "

Chapitre XIV : charité fraternelle

Importance de la vertu de charité

69. Saint Jérôme nous rapporte un trait touchant de l’apôtre bien-aimé : étant devenu vieux, il disait sans cesse à ses disciples : " Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres. – Mais, maître, lui dirent un jour ses disciples, pourquoi nous dites-vous toujours la même chose ? – Parce que, répondit saint Jean, c’est le précepte du Seigneur, et si on l’accomplit bien, il suffit. " Dans sa première Epître, écrivant sous l’inspiration du Saint-Esprit, saint Jean nous dit : " Aimons-nous les uns les autres, car la charité vient de Dieu… Si nous nous aimons mutuellement, Dieu demeure en nous, et son amour est parfait en nos cœurs… Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui. " (I Jean, iv, 12, 16)

Il ne peut donc y avoir de vraie piété dans un cœur qui n’est pas charitable, puisque Dieu ne demeure pas dans ce cœur ; la charité fraternelle fait partie d’une piété sincère, et en outre elle favorise tous les autres devoirs de la piété : Dieu qui se plaît à résider dans le cœur charitable, lui donne l’amour divin et toutes les autres vertus. Et il n’en peut être autrement, puisque l’amour de Dieu et l’amour du prochain sont une seule et même vertu, la vraie charité fraternelle étant celle par laquelle on aime Dieu dans le prochain. Il y a, il est vrai, deux préceptes distincts, parce que, dit saint Thomas, les préceptes sont faits pour obtenir des actes de vertu, et ici les actes sont différents, mais ce sont des actes différents du même amour. (2.2, q. 44, a. 2, ad. 1) J’aime mon prochain parce que Dieu le veut, et c’est l’enfant de Dieu que j’aime, et à qui je souhaite et à qui je m’efforce de procurer tout ce que Dieu désire lui donner ; j’unis donc ma volonté à celle de Dieu, j’unis mon amour à son amour, et je regarde Dieu lui-même comme terme de mon amour. " Si une personne en aime une autre, dit saint Grégoire, et qu’elle ne l’aime pas pour Dieu, elle n’a pas la charité, bien qu’elle croie l’avoir. " (Hom. 38, in Evang.) Si nous aimons le prochain parce qu’il nous plaît, parce qu’il nous rend service, sans nous élever à aucune pensée de foi, notre amour peut être bon, mais il n’est pas surnaturel, ce n’est pas la vertu de charité.

Dieu a mis dans nos cœurs une tendance à aimer nos semblables et à exercer l’amour en leur faisant du bien ; c’est comme un besoin pour nous de faire part aux autres de nos biens, de communiquer nos lumières, nos idées, notre science, de rendre service, de faire partager notre bonheur. Et cette tendance dans celui qui est éclairé des lumières de la foi se surnaturalise ; la grâce lui fait voir dans le prochain l’enfant de Dieu, le frère de Jésus, elle lui fait désirer pour tous ceux qui sont ses frères les biens spirituels et les joies éternelles. C’est encore Dieu qui donne et ces lumières et ces sentiments. Aussi saint Jean nous déclare-t-il que " l’amour vient de Dieu ; quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour. " (I Jean, iv, 7) Nous savons ce que Dieu a fait pour tous les hommes, combien ils Lui sont chers ; si nous l’aimons, comment ceux qui Lui sont si chers nous seraient-ils indifférents ? " Dieu nous a aimés et Il a envoyé son Fils comme victime de propitiation pour nos péchés ; mes bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres. " (Ibid., v, 12) Et nous partageons les mêmes biens, nous avons tous part, comme le dit saint Paul, au même banquet eucharistique, " nous formons un seul corps, tout en étant plusieurs, car nous participons tous à un même pain. " (I Cor., x, 17) Nous avons le même Père, Dieu ; le même Frère, Jésus ; la même Mère au ciel, Marie ; la même mère ici-bas, l’Eglise ; nous devons donc avoir les mêmes sentiments, les mêmes amours, et étant ainsi unis, nous aimer mutuellement. Si nous n’aimons pas ceux que tout doit rapprocher de nous, c’est que nous n’aimons d’un véritable amour, ni Dieu le Père, ni Jésus, ni Marie. " On reconnaît les fils de Dieu et les fils du diable à ce signe : n’est pas de Dieu celui qui ne pratique pas la justice, et celui qui n’aime pas son frère. " (I Jean, iii, 10)

70. Celui qui aime son prochain parce qu’il voit en lui l’enfant de Dieu, et qui l’aime comme Dieu l’aime, ne peut pas ne pas être très cher au Cœur de Dieu. Il nous a fait savoir, et à diverses reprises, qu’à celui qui aime beaucoup ses frères, Il pardonne beaucoup. " Ayez un ardent amour les uns pour les autres, dit saint Pierre, car l’amour couvre une multitude de péchés. " (I Pierre, iv, 8) " L’eau éteint le feu le plus ardent, est-il dit ailleurs, et l’aumône expie les péchés. " " L’aumône délivre de la mort, dit l’ange à Tobie ; c’est elle qui efface les péchés et qui fait trouver la miséricorde et la vie éternelle. " (Tobie, xii, 9) " Donnez l’aumône selon vos moyens, disait Jésus aux pharisiens, et tout sera pur pour vous. " (Luc, xi, 41) L’aumône est une des formes de la charité ; évidemment les autres actes de la même vertu, qui souvent témoignent et plus d’abnégation et plus de sainte affection, ne sont pas moins efficaces. Tout ce qu’une personne fait par charité attire sur elle des bénédictions et des grâces précieuses ; tout ce qui blesse cette vertu éloigne la grâce. Rappelant aux Juifs combien ils étaient aimés de Dieu, le prophète Zacharie leur disait : " Qui vous touche, touche la prunelle de son œil. " (ii, 8) Or l’âme chrétienne n’est pas moins chère à Dieu.

Ce n’est pas de Dieu seulement que la charité concilie les faveurs ; elle rend cher aux hommes comme à Dieu. " Voulez-vous que l’on vous fasse du bien ? dit saint Jean Chrysostome, faites-en. Voulez-vous qu’on ait pitié de vous ? ayez pitié du prochain. Voulez-vous être loué ? Louez les autres. Voulez-vous être aimé ? aimez. Voulez-vous avoir la première place ? commencez par la céder. " (Hom. 13 ad pop. antioch.) Au contraire l’âme égoïste est un objet d’horreur et pour Dieu et pour les hommes.

Pratique de la charité : la charité en pensées

71. Nous devons pratiquer la charité et par nos sentiments et par nos paroles et par nos actes. Avant tout nous devons entretenir dans nos cœurs des sentiments charitables envers le prochain. Saint Basile dit que les deux principales marques de la charité fraternelle sont d’avoir de la douleur des peines tant spirituelles que corporelles du prochain et de sentir de la joie du bien qui lui arrive. (In reg. brev., q.175) " Réjouissez-vous, disait saint Paul aux Romains, avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent. " (xii, 15) Nous sommes tous les membres du corps mystique du Christ. " Si un membre souffre, dit encore l’Apôtre, tous les membres souffrent avec lui ; si un membre est honoré, tous les membres se réjouissent avec lui. " (I Cor., xii, 26) " Que le pied ait été piqué par une épine, dit saint Augustin, certes, le pied est bien loin de l’œil, cependant l’œil cherche cette épine, la langue demande où elle est, le corps se courbe, la main se met en devoir de la tirer. Et pourtant les yeux, la main, le corps, la langue n’ont aucun mal, mais tous les membres sont solidaires, ils ressentent tous le mal les uns des autres. " (Hom., xv)

Le moyen le plus efficace pour entretenir et développer dans son cœur les sentiments d’une sainte affection pour nos frères, c’est de voir en eux d’autres Jésus et de nous habituer à traiter chacun comme nous traiterions le doux Sauveur. " Que personne d’entre vous, disait saint Augustin à son peuple, ne dise : heureux ceux qui ont mérité de recevoir Jésus-Christ dans leur maison. Ne vous affligez pas d’être nés dans un temps où il ne vous est pas donné de voir le Seigneur revêtu de sa chair. Il ne vous a pas privés de cette faveur, puisqu’il a dit : ce que vous faites au plus petit des miens, vous le faites à moi-même. " (Serm. 26)

Toutes les fautes contre la charité viennent de ce qu’on ne regarde pas le prochain avec les yeux de la foi ; alors à nos yeux de chair apparaissent les défauts, les travers, les maladresses ; à notre mémoire se présentent de nombreux griefs, les blessures qu’a reçues notre amour-propre, les contradictions, les oppositions qu’a subies notre volonté. Oublions ces misères et ne voyons que les âmes, filles de Dieu, si chères à Jésus qu’Il veut s’unir étroitement à elles et pour ainsi dire s’incarner en elles, et efforçons-nous d’aimer Dieu, d’aimer Jésus dans nos frères.

72. Animés de pareils sentiments, il nous sera facile de juger favorablement le prochain : ne jugeons-nous pas toujours avec indulgence ceux que nous aimons ? Si nous ne pouvons porter un jugement bienveillant, alors abstenons-nous de juger ; nous n’en sommes pas chargés et nous n’avons pas pour porter un jugement sûr les lumières nécessaires. Il n’appartient qu’à Dieu de juger ; n’empiétons pas sur ses droits : " Qui es-tu, toi qui juges le serviteur d’autrui ? S’il se tient debout ou s’il tombe, cela regarde son maître. " (Rom., xiv, 4) Et son Maître, qui est aussi le tien, qui te jugera toi aussi, sera très sévère pour ceux qui auront ainsi jugé et condamné ses enfants. Au contraire, si les hommes s’abstiennent de juger, ce qui est leur strict devoir, ce Dieu infiniment miséricordieux les récompensera en ne les condamnant pas, ce qui pourtant serait son droit : " N’a-t-Il pas dit : " Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés " ?

Et comment pouvons-nous retenir notre jugement ? " Si une action peut avoir cent visages, dit saint François de Sales, il faut la regarder toujours par le plus beau. Si on ne peut excuser l’action, on peut excuser l’intention. Si on ne peut excuser l’intention, on peut accuser la violence de la tentation, ou se rejeter sur l’ignorance ou la surprise ou la faiblesse humaine. " (Esprit de saint François de Sales) Surtout d’une faute passagère il ne faut pas conclure à une habitude mauvaise ; même les gens de grande vertu peuvent avoir des faiblesses, d’autant plus, comme le remarque saint Grégoire (Morale, xxiv, 15) que le Seigneur refuse parfois les moindres grâces à ceux qu’Il a comblés de plus grandes, et Il leur laisse quelques imperfections pour les maintenir dans l’humilité. Lors même que les torts du prochain sont évidents, une âme charitable s’applique à considérer les bonnes qualités qu’il possède.

Il est d’une grande utilité pour l’âme pieuse d’entretenir en elle, autant qu’il lui est possible, des sentiments d’estime pour le prochain, puisque l’on aime d’autant plus une personne qu’on apprécie davantage. Si l’on observe bien cette première loi de la charité chrétienne, il sera facile d’observer les autres lois.

Charité en paroles

73. D’abord il sera facile de pratiquer la charité en paroles, puisque " la bouche parle de l’abondance du cœur. " Ils aiment bien peu leur prochain et ils n’ont pour Dieu que bien peu d’amour ceux qui facilement parlent mal de leurs frères et font connaître leurs fautes secrètes ; ils se rendent coupables de médisance, et ils doivent réparer le tort qu’ils ont fait à la réputation d’autrui. Et que dire de ceux qui exagèrent le mal qu’ils connaissent, de ceux qui affirment sans être sûrs, de ceux qui prêtent de mauvaises intentions que rien ne prouve, de ceux qui ne veulent pas reconnaître au prochain ses qualités, ou qui nient ou donnent pour douteuses ses bonnes actions ? Ce sont là des fautes dans lesquelles il entre une part de calomnie. Si ceux qui noircissent ainsi leurs frères cèdent à leur antipathie, combien ils sont coupables. S’il y a gravité de matière et plein consentement, ils ont banni de leur cœur l’amour du prochain et détruit l’amour de Dieu. Et si la faute n’est pas mortelle, ces manquements sont encore très regrettables et très funestes à ceux qui les commettent. Même s’ils agissent par étourderie, s’ils cèdent à la démangeaison de parler, ils seront repris très sévèrement par le Souverain Juge pour n’avoir pas lutté énergiquement contre un si funeste penchant. " Il y a des gens, disait saint Alphonse, dont la langue ne saurait lécher sans écorcher. " (T. X, ch. xiii) et le B. Hofbauer remarquait avec raison que ce sont d’ordinaire les plus mauvais qui sont les plus prompts à juger et à critiquer : oui, les plus mauvais : eussent-ils les apparences de la piété, cette piété ne peut être que duperie ou illusion.

Cependant il est permis de parler défavorablement du prochain pour éclairer ceux qui ont charge de le reprendre et de le corriger, ou bien pour préserver du mal ceux à qui il pourrait nuire. " J’excepte, dit saint François de Sales, entre tous les ennemis déclarés de Dieu et de son Eglise, car ceux-là il faut les décrier tant qu’on peut, comme sont les sectes des hérétiques et des schismatiques et les chefs d’icelles : c’est charité de crier au loup quand il est entre les brebis, voire où qu’il soit. " (Vie dév., xvii, 29)

74. Ceux-là encore offensent grandement la belle vertu de charité et " ils sont en horreur au Seigneur, qui sèment la discorde. " (Prov., vi, 19) " Le semeur de rapports souille son âme, est-il dit dans l’Ecriture, et il est détesté de tous ceux qui l’approchent. " (Eccli., xxi, 31) Rapporter à une personne ce qu’on a dit contre elle et mettre la zizanie entre les enfants du même Dieu, c’est faire l’office du démon. Bienheureux, au contraire, a dit Jésus, ceux qui sont des artisans de paix : ils seront reconnus pour les vrais enfants de Dieu : Beati pacifici, quoniam filii Dei vocabuntur. (Matth., v, 9) Faire régner la paix, à force de prudence empêcher les discordes, adoucir ceux qui s’emportent, réconcilier ceux qui sont ennemis, quelle œuvre plus belle et plus capable d’attirer les bonnes grâces du Seigneur !

75. L’âme qui vise à la vraie piété doit se montrer douce, affable dans ses paroles autant qu’aimable dans ses procédés. Le Saint-Esprit dans l’Ecriture a maintes fois recommandé la douceur. " Une parole douce fait beaucoup d’amis. " (Eccli., vi, 5) " Une langue douce peut briser des os. " (Prov., xxv, 15) " Une réponse douce calme la fureur, mais une parole dure excite la colère. " (Prov., xv, 1) Et saint Paul écrit à son disciple : " Voilà ce que tu dois te rappeler, en conjurant devant le Seigneur d’éviter ces disputes de mots, qui ne servent à rien si ce n’est à la ruine de ceux qui les entendent… Il ne faut pas qu’un serviteur de Dieu dispute ; il doit, au contraire, avoir de la condescendance pour tous, savoir instruire et supporter, redressant avec douceur les opposants. " (II Tim., ii, 14, 24) " Tiens-toi éloigné de la dispute et tu pécheras moins " dit l’Ecclésiastique. (xxviii, 10) " Une bonne parole est meilleure que le meilleur cadeau. (Ibid., xviii, 17) Elle est, en effet, plus puissante pour porter au bien, pour réconforter les âmes abattues. " Rien n’édifie et ne gagne le cœur, écrivait saint François de Sales, comme la charitable débonnaireté. (Lettre 605) " L’humble douceur, dit-il encore, est la vertu des vertus que Notre-Seigneur nous a tant recommandée ; c’est pourquoi il faut la pratiquer toujours et partout, car elle excelle entre les vertus, comme étant la fleur de la charité. " (Let. 833) " J’ai essayé toutes les conduites, disait sainte Jeanne de Chantal, et après tout j’ai vu que la conduite douce et de support est la meilleure. " (Mémoires de la mère de Chaugy, p. 3, ch. 19) les paroles piquantes, railleuses, sont d’après le B. Albert le Grand, un témoignage de la corruption du cœur. (De virtut. c. 2 de hum.)

Charité en action

76. Enfin il faut pratiquer la charité par nos actes. " Mes petits enfants, disait saint Jean, n’aimons pas en paroles et avec la langue, mais par les actes et en vérité. " (I Jean, iii, 18) Se prêter aux désirs du prochain, et pour ce faire, renoncer à la propre volonté, rendre toutes sortes de bons offices, se dévouer, se gêner pour faire plaisir, voilà la vraie charité ; elle ressemble à celle du Sauveur, qui s’est immolé pour tous, et elle repose sur l’humilité et l’abnégation. " Ne faites rien, écrit saint Paul aux Philippiens, par esprit de rivalité ou par vaine gloire, mais que chacun en toute humilité regarde les autres comme au-dessus de lui, chacun ayant égard, non à ses propres intérêts, mais à ceux des autres. " (ii, 3)

77. Les théologiens énumèrent sept œuvres de miséricorde corporelle et sept pour les misères de l’âme. Les sept œuvres de miséricorde corporelle sont : offrir à manger et à boire, donner le vêtement, accorder l’hospitalité, visiter les malades, racheter les captifs, ensevelir les morts. On exerce la charité spirituelle en supportant le prochain, en lui pardonnant, en priant pour lui, en l’instruisant, le conseillant, le corrigeant, le consolant. Par là on fait du bien à son âme, on l’aide à obtenir son salut ou à accroître son bonheur éternel, ce qui est la charité de beaucoup la plus excellente. " La plus divine de toutes les vertus, dit Denys le mystique, est de contribuer avec Dieu à la conversion des âmes. " (De coel. hier., iii) " Il n’y a pas de sacrifice aussi agréable à Dieu que le zèle du salut des âmes, dit saint Grégoire le Grand, puisque le Fils de Dieu estime plus une âme que tout cet univers : pour créer le ciel, la terre, les montagnes, les étoiles, il lui a suffi d’exprimer sa volonté par un mot, tandis que pour le salut d’une âme Il a offert son propre sang, ses plaies, ses douleurs, ses langueurs et sa mort. " (Hom. xii in Ezech.) " Si vous voulez aller à Dieu, dit-il ailleurs, tâchez de ne pas vous présenter seul devant Lui. " (In Ev. hom. vi) " Si vous aimez Dieu, attirez tous les cœurs à son amour. " (In psalm. 33) " Si devant Dieu arracher à la mort le corps qui doit périr, est d’un grand mérite, quelle récompense n’aura pas celui qui arrache l’âme de son frère à une mort éternelle pour la faire vivre d’une vie sans fin ? Sauver les âmes, voilà le moyen d’expier nos péchés, d’acquérir de nombreux mérites et d’attirer les faveurs de Jésus-Christ. " (Moral., xix, 12) Parlant de son bienheureux Père, saint Bonaventure écrit : " Jamais François ne se serait compté parmi les vrais amis de Jésus-Christ, s’il n’avait brûlé d’amour pour le salut des âmes, que ce bien-aimé Sauveur a rachetées de son sang divin. " " Notre-Seigneur, dit sainte Thérèse, met à plus haut prix une âme que nous Lui gagnons par nos industries et notre oraison, soutenues de sa miséricorde, que tous les services que nous pouvons Lui rendre. " (Fond., ch. i) Sainte Marie-Madeleine de Pazzi disait à ses religieuses : " Nous aurons à rendre compte à Dieu de tant d’âmes qui tombent journellement dans l’abîme, car si vous et moi nous eussions été fidèles à les recommander à Dieu, à Le conjurer de leur faire grâce, à offrir pour elles le sang de Jésus-Christ, peut-être nous eussions désarmé sa justice et prévenu leur perte. " (Vie, par Cépari, p. ii, ch. 18)

78. Pour exercer le zèle, il faut d’abord ne pas s’offenser des défauts de nos frères, mais les supporter avec compassion et avec indulgence. " Nous devons, nous qui sommes forts, dit saint Paul, supporter les faiblesses de ceux qui ne le sont pas. " (Rom. xv, 1) D’ailleurs si nous n’avons pas certains défauts, que nous déplorons chez autrui, si nous sommes plus forts, plus éclairés, nous avons cependant nos misères, et tous nous avons besoin d’indulgence et de bonté. Et le support doit aller jusqu’à la condescendance : " A celui qui veut t’appeler en justice pour avoir ta tunique, dit le Seigneur, abandonne encore ton manteau ; si quelqu’un veut te contraindre à faire mille pas, fais-en avec lui deux mille ; à qui te demande donne ; à qui veut t’emprunter prête. " (Matth., v, 40-42)

79. Nous disons chaque jour à Dieu : " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " Notre-Seigneur qui nous a appris à faire cette prière, a dit encore : " Pardonnez et il vous sera pardonné ; car on vous appliquera la même mesure que celle avec laquelle vous aurez mesuré les autres. " (Luc, vi, 37) Il nous pardonne bien ce grand Dieu, Lui, qui comme dit le prophète, jette au fond de la mer tous nos péchés (Michée, vii, 19) Et cependant les injures qui Lui sont faites par le péché, sont bien autrement graves que les offenses, les procédés indélicats, auxquels nous sommes si sottement sensibles. " Il n’y a rien, dit saint Jean Chrysostome, qui nous rende semblables à Dieu comme de demeurer paisibles à l’égard de ceux qui nous offensent. " (Hom. 20 in Matth.) Jésus a dit encore : " Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient. " (Matth., v, 14) Ce n’est donc pas un demi-pardon, que Jésus veut de nous, mais un pardon complet. Par là non seulement nous obtiendrons le complet pardon de nos fautes, mais nous attirerons sur nous des grâces puissantes, qui nous feront faire de grands progrès dans la vertu.

80. Prier pour le prochain et joindre à la prière le sacrifice, instruire, donner de bons conseils, consoler et réconforter les affligés, c’est encore imiter la charité du Christ, qui a tant prié et souffert pour les hommes, qui a passé toute sa vie publique à répandre leçons, conseils et consolations sur les brebis de la maison d’Israël.

81. Le devoir de la correction est plus difficile que celui de la consolation, mais il n’est pas moins nécessaire. " Mieux vaut une réprimande ouverte qu’une amitié cachée, dit l’Esprit-Saint. Les blessures d’un ami sont inspirées par sa fidélité. " (Prov., xxvii, 5, 6) " Si le Seigneur, dit saint Jean Chrysostome, menace du supplice celui qui ne donne pas d’argent quand il en a, comment ne condamnerait-il pas de plus grands supplices celui qui, quand il le peut, n’avertit pas le prochain, ou ne lui rend pas d’autres services capables de le corriger ? Car le premier ne sert qu’à nourrir le corps, tandis que le second concourt à sauver l’âme ; celui-là délivre de la mort temporelle, mais celui-ci préserve de la mort éternelle. " (Hom. 30 in epist. ad Hebr.) " Il n’est pas exempt de faute, dit saint Augustin, celui qui, bien qu’il ne soit pas supérieur, voyant dans ceux avec qui il est obligé de vivre, beaucoup de choses à reprendre et des vices à corriger, néglige cependant de le faire pour ne pas les offenser. " (De civ. Dei, i, 9) Mais " il est bon, dit saint Ambroise, que celui que vous corrigez vous considère plutôt comme son ami que comme son ennemi. " (In Luc., xviii)

82. Il est une charité excellente, dont nous nous reprocherions de ne pas parler, la charité envers les âmes du purgatoire. Elle est fondée uniquement sur la foi, et elle n’en est que plus méritoire ; elle s’exerce certainement sur des amis de Dieu, que ce Dieu si bon voudrait délivrer et que sa justice l’oblige à châtier ; c’est une grande joie pour le Cœur de Jésus chaque fois qu’une âme qui Lui est si chère s’élève du lieu d’expiation vers le séjour de la gloire. " Rachète tes péchés par ta justice et tes iniquités par la miséricorde envers les malheureux " disait Daniel à Nabuchodonosor. (iv, 24) Est-il miséricorde mieux placée et en est-il de plus agréable au Seigneur et de plus capable d’attirer ses faveurs ? Si un verre d’eau doit être récompensé, combien plus le soulagement de maux si terribles ?

83. La charité est appelée par saint Paul " le lien de la perfection " (Col., iii, 14), parce qu’elle réunit les autres vertus en un tout harmonieux et parfait. N’offre-t-elle pas, en effet, l’occasion de pratiquer la foi, l’humilité, l’abnégation, etc. ? Surtout elle est un des moyens les plus sûrs d’exercer l’amour de Dieu. Aussi avec quelle insistance, dans son admirable discours d’adieu, Jésus a-t-Il rappelé ce précepte de la charité mutuelle : à trois reprises Il l’indique comme étant son grand commandement.(Jean, xiii, 34, xv, 12, 17) C’est sa recommandation suprême, celle qu’Il laisse à ses chers disciples au moment de mourir. Ayons donc un amour ardent de cette belle vertu : par la charité fraternelle, surtout si nous la pratiquons au dépens de la nature, en sacrifiant pour elle nos goûts, nos volontés, notre repos, notre santé, nous réjouissons le Cœur de notre Dieu, nous attirons sur nous des torrents de grâce, et nous prenons l’un des moyens les plus puissants d’avancer la grande œuvre de notre sanctification.

Chapitre XV : Vertus cardinales : La prudence

Importance de la prudence

84. Cassien raconte (Conf., II) que d’anciens solitaires vinrent un jour trouver le grand saint Antoine pour apprendre le moyen d’acquérir la perfection. Leur conférence dura depuis le soir jusqu’au jour suivant ; ils recherchaient quel était la vertu ou l’observance la plus capable de préserver les solitaires des pièges du démon et de les faire arriver le plus directement et le plus sûrement au sommet de la perfection. Les uns proposaient les veilles et les jeûnes, d’autres la solitude au fond d’un désert, d’autres les œuvres de charité. La nuit se passait ainsi rapidement lorsque le bienheureux Antoine prit enfin la parole : " Tous ces moyens, dit-il ,sont nécessaires à ceux qui ont soif de Dieu, mais là n’est pas le moyen principal et infaillible, car nous avons vu des religieux qui observaient ces saintes pratiques et qui sont tombés et sont arrivés à une fin déplorable. C’est que la discrétion leur manquait ; ils n’avaient pas su acquérir cette vertu qui conduit entre les extrêmes, et apprend au religieux à suivre la voie royale sans s’égarer à droite en tombant dans l’excès de la ferveur ou dans les folies de la présomption, ni à gauche en se laissant entraîner dans le relâchement. Cette discrétion est l’œil et la lumière dont le Sauveur parle dans l’Evangile : La lampe de votre corps c’est l’œil. Si ton œil est sain, tout ton corps sera dans la lumière, mais si ton œil est vicié, tout ton corps sera dans les ténèbres. (Matth., vi, 23) Lorsque cette vertu discerne toutes les vertus et les actions de l’homme elle voit parfaitement tout ce qu’il faut faire ; mais si cet œil intérieur fait mal ses fonctions, si l’âme manque de jugement, elle se laisse surprendre par l’erreur et la présomption. "

" Heureux l’homme qui a trouvé la sagesse et acquis la prudence… dans sa droite est une longue vie, dans sa gauche la richesse et la gloire ; ses voies sont des voies agréables, ses sentiers, des sentiers de paix. " (Prov., iii, 17)

La prudence est à juste titre fort appréciée des hommes ; chacun la revendique pour soi, car comme l’a dit un spirituel écrivain : tout le monde se plaint de sa mémoire et personne de son jugement. La prudence naturelle, un jugement droit et sûr, c’est déjà une qualité précieuse, mais combien plus excellente est la prudence surnatuelle, qui est une participation à la sagesse divine. Dieu dans son infinie sagesse se propose dans toutes ses œuvres et dans tout le gouvernement de sa Providence une fin excellente, sage, sainte, vraiment digne de Lui : la communication de ses biens et la manifestation de ses divins attributs ; pour atteindre cette fin, Il choisit les moyens les meilleurs ; au ciel, où tout le plan de Dieu nous sera dévoilé nous admirerons cette sagesse. La prudence surnaturelle est la vertu qui fait aussi choisir à l’âme fidèle une fin sage, sainte, digne de Dieu et toute profitable à l’âme et les meilleurs moyens pour atteindre cette fin. Ele est éclairée par la foi et excitée par l’amour : éclairée par la foi, car la foi nous apprend quelle est notre destinée : l’union éternelle avec Dieu, la possession béatifiante de Dieu, et quelles sont les voies qui conduisent à Dieu. Elle est excitée par l’amour, ou plutôt, comme dit Saint François de Sales, " la prudence est l’amour même qui choisit ce qui lui est profitable pour s’unir à Dieu et rejeter ce qui lui est nuisible. " (Opusc. spir.)

Nature de la prudence

85. La prudence mondaine, qui est plutôt finesse et habileté, tend à des fins humaines, à l’acquisition de satisfactions passagères. Jésus a dit : " Les enfants du siècle sont plus habiles entre eux que les enfants de lumière. " (Luc, xvi, 8) ; ils se trompent, hélas ! en recherchant de faux biens, mais pour acquérir ces faux biens, ils s’entendent entre eux, ils ne ménagent pas leurs peines, ils savent réfléchir, calculer, ils ont recours à des procédés fort habiles, ils font d’opportunes dépenses quand celles-ci doivent leur rapporter de gros gains ; trop souvent les âmes chrétiennes ne se montrent pas aussi adroites pour gagner les biens impérissables ; elles n’ont pas la prudence surnaturelle.

La prudence surnaturelle fait comprendre que les seuls biens dignes de nos aspirations sont les biens éternels, que faire un effort pénible mais court, se condamner à un sacrifice qui coûte, mais qui passe, c’est faire une opération fructueuse, c’est renoncer à deux sous de plaisir, et d’un plaisir de la terre qui s’évanouira très vite, pour se ménager pour le ciel plus de mille francs de bonheur. Elle fait comprendre encore que cette opération pouvant se renouveler chaque jour et cent fois le jour, l’âme généreuse, et elle seule, acquiert pour l’éternité d’immenses trésors de félicité.

La prudence surnaturelle guide l’âme dans le choix des moyens à prendre pour bien servir Dieu et gagner d’abondants mérites pour le ciel, elle dirige toutes les autres vertus, enseignant la manière de les pratiquer selon les circonstances, montrant ce qui doit être fait, ce qui doit être omis, ce qui doit être différé. Comme la vertu est presque toujours un milieu entre deux extrêmes, elle fait discerner ce juste milieu. " Elle nous apprend, dit Louis de Grenade, à traiter notre corps avec discrétion, évitant également l’excès de délicatesse et l’excès de vigueur, empêchant de lui refuser le nécessaire et de lui accorder le superflu. " (Guide des pécheurs, ii)

La disposition naturelle à peser sainement toutes choses, à agir avec discernement n’est pas la même chez tous ; des personnes ont l’intelligence vive, des talents appréciables et très peu de jugement, d’autres ont une intelligence moins pénétrante et beaucoup de bon sens. Mais on peut et on doit perfectionner son jugement et s’efforcer de devenir le " serviteur fidèle et prudent " (Matth., xxiv, 45) qui plaît tant au Seigneur.

Exercice de la prudence

86. Pour agir avec prudence trois devoirs s’imposent : réfléchir et chercher les moyens ; ces moyens trouvés, juger quel est le plus opportun ; enfin prendre une décision ferme.

" Mon fils, dit Salomon, ne fais rien sans réflexion, et tu ne te repentiras pas de tes actions. " (Prov., xxxii, 24) Mais cette circonspection et cette recherche des moyens à prendre ne porte fruit que si l’on y joint la prière ; la sagesse humaine, étant toujours très bornée et sujette à l’erreur, l’âme prudente, défiante d’elle-même ne manque jamais d’implorer les lumières divines.

Les défauts contre lesquels on doit se mettre en garde sont la précipitation, par laquelle on manque au premier devoir de la prudence en ne se mettant pas en peine de réfléchir, de considérer les circonstances, de chercher les moyens les plus convenables ; l’inconsidération, par laquelle, même après avoir réfléchi et cherché, on émet un jugement sans tenir compte des circonstances que l’on connaît, des recherches que l’on a faites ; l’inconstance, par laquelle après avoir pris une décision sage, on change d’avis sans motif suffisant ; enfin la négligence que l’on apporte à exécuter le plan qu’on a reconnu le plus sage.

Ces différents défauts viennent le plus souvent de ce qu’on laisse la volonté dévoyée pervertir le jugement. La volonté, en effet, quand elle s’est laissé influencer par ses sympathies ou ses antipathies, ou plus fâcheusement encore par ses passions, n’aime pas ce qui contrarie ses tendances, et empêche l’intelligence de juger saintement, de viser à ce qui est le meilleur et de chercher la plus sûre manière d’atteindre une bonne fin. Pour bien juger il faut observer une juste impartialité, il faut garder son cœur libre de toute attache déréglée. Toute passion non combattue entraîne à des sottises et à des imprudences ; les deux vieillards dont Daniel nous raconte l’histoire, furent très maladroits en accusant Suzanne ; Samson fut très imprudent avec Dalila. L’homme passionné veut juger favorablement les personnes et les choses qui aident à sa passion, et défavorablement tout ce qui la contrarie ; il tombe dans de multiples erreurs et surtout dans des erreurs de conduite. Ne sachant pas se maîtriser, il agit souvent avec précipitation, comme un homme sans raison. " L’insensé, dit l’Ecriture, fait éclater sa passion, mais le sage la contient. " (Prov., xxiv, 11) L’homme plein de molesse ou de lâcheté ne commet pas moins de bévues pour ménager ses peines.

87. Le Seigneur recommande à ses disciples d’unir la prudence du serpent à la simplicité de la colombe (Matth., x, 16) Saint François de Sales explique fort bien comment dans la pratique de l’amour envers Dieu ces deux qualités se confondent. " L’amour humain, dit-il – il veut dire celui qui recherche les biens naturels – va partout cherchant des moyens pour obtenir ce qu’il aime, et parce que les moyens sont divers, et que bien souvent il les ignore, il s’empresse et a une sollicitude incroyable. Mais l’amour divin, sachant que, pour obtenir ce qu’il aime, le principal moyen est d’aimer, s’amuse simplement à bien aimer… c’est pourquoi il est simple et sage… Les lièvres, les renards et les cerfs, race couarde entre les animaux, ont une prudence si diverse et des ruses en si grand nombre que c’est merveille. Le lion, au contraire, l’éléphant et le taureau vont droit et sans finesse, et leur prudence consiste en leur vaillance et vertu. Les enfants de Dieu sont comme cela : leur sagesse est toute simple, ronde et franche, car l’amour qui les gouverne, ayant réduit toutes choses à son obéissance, les fait marcher selon lui… La prudence amoureuse se confie toute en Dieu ; elle Le prie, elle fait fidèlement ce qui est requis, mais elle attend l’issue bonne de son amant, elle cherche le royaume de Dieu et sa justice, et le reste lui est ajouté. " (Opusc. spir.)

88. Dans nos rapports avec Dieu la prudence n’est donc que confiance et courage, droiture et simplicité ; dans les rapports entre les hommes, remarque encore le saint docteur, plus de prévoyance est nécesaire, et de sages précautions sont à prendre. Mais les mesures à choisir, les industries à employer, " l’amour les suggère admirablement. Voyez la prudence de Nathan et comme finement il surprend David ; n’osant pas lui donner le coup de rasoir de la correction, il le lui fait prendre à lui-même de sa propre main, puis le poussant, le lui fait entrer bien avant dans la poitrine de son péché, dont il le guérit. Voyez la prudence de Joseph à sauver l’Egypte de la famine, et la prudence de saint Paul en ce sermon fait aux Athéniens, où avec tant de sagesse il prend occasion de l’une de leurs idoles pour leur annoncer le vrai Dieu. " (Ibid.) Il fit preuve encore d’une sage prudence ce grand apôtre, quand, amené devant les juges du Sanhédrin, très disposés à le condamner, il sut si habilement les diviser en disant : " Je suis pharisien, fils de pharisien, c’est à cause de l’espérance et de la résurrection des morts que je suis mis en jugement. " (Act., xxiii, 6) De même lorsqu’un juge inique, pour complaire à ses ennemis, se montra disposé à le faire reconduire à Jérusalem, où sa vie eût été en danger, il en appela à César, et força ainsi ses adversaires à le mener à Rome, où il désirait si vivement aller prêcher l’évangile. (Ibid., xxv, 11)

L’un des principaux exercices de la prudence consiste à veiller avec grand soin sur ses paroles. " Les lèvres des insensés ne profèrent que des sottises, dit l’Ecclésiastique, mais les paroles des hommes prudent sont pesées à la balance. " (xxi, 28) " Fais une balance et des poids pour tes discours, dit-il encore, une porte et un verrou pour ta bouche. " (Ibid., xxviii, 29) " Si tu vois un homme prompt à parler, est-il dit dans les Proverbes, il y a plus à espérer d’un insensé que de lui. " (xxix, 20) " Celui qui contient ses paroles possède la science et celui qui est calme d’esprit est un homme d’intelligence. L’insensé lui-même, quand il se tait, passe pour sage. " (Ibid., xvii, 27)

La prudence apprend aussi à consulter les hommes de bon conseil. " La voie de l’insensé est droite à ses yeux " dit l’auteur inspiré, ce qui veut dire : l’insensé trouve toujours sa conduite parfaite, il est plein de confiance en lui-même ; " mais celui qui est sage écoute les conseils. " (Prov., xii, 15)

89. L’homme prudent ne laisse pas perdre les bonnes occasions et ne compromet pas par une indécision fâcheuse les intérêts dont il a la charge ; mais il évite aussi avec grand soin la précipitation, et ne conclut jamais une affaire importante sans l’avoir patiemment mûrie. Saint Vincent de Paul était un modèle de cette prudence, agissant toujours dans les affaires graves avec une sage lenteur. Il écrivait au supérieur d’une de ses maisons : " Vous m’objectez que je suis trop long, que vous attendez quelque fois six mois une réponse qu’on peut faire en un mois, et que cependant les occasions se perdent et tout demeure. A quoi je vous réponds, Monsieur, qu’il est vrai que je suis trop longtemps à répondre et à faire les choses, mais que pour tout je n’ai jamais vu encore aucune affaire gâtée par mon retardement, mais que tout s’est fait en son temps, et avec les vues et les précautions nécessaires, et que néanmoins je me propose à l’avenir de vous faire réponse au plus tôt, après avoir reçu vos lettres et avoir considéré la chose devant Dieu… Vous vous corrigerez donc, s’il vous plaît, de votre promptitude à résoudre et à faire les choses, et je travaillerai à me corriger de ma nonchalance… Repassant par-dessus toutes les choses principales qui se sont passées en cette Compagnie, il me semble, et il est très démonstrratif, que si elles se fussent faites avant qu’elles l’ont été, elles n’eussent pas été si bien. Je dis cela de toutes, sans en excepter une seule. " (Lettre du 7 décembre 1641 à Codoing, supérieur à Annecy)

Chapitre XVI : Vertus cardinales : La Justice

90. La seconde des vertus cardinales est la justice, qui nous incline à rendre à chacun ce qui lui est dû. La charité me montre dans le prochain un frère, un de mes semblables, qui a avec moi des liens intimes, et que je dois aimer comme moi-même ; la justice me fait voir en lui quelqu’un qui doit tendre à sa fin, et a le droit d’user des moyens à cela nécessaire. Blesser ce droit c’est troubler l’ordre voulu par Dieu, et du reste, basé sur la nature des choses ; le désordre commis est d’autant plus grave que plus respectables sont les droits lésés. Respecter les droits d’autrui, c’est favoriser l’ordre ; quel ordre admirable règnerait dans le monde, si chacun était juste et respectait toujours les droits du prochain !

Portée à sa perfection la justice n’est pas autre chose que la sainteté, et dans le langage de l’Ecriture, juste veut dire saint : Joseph, cum esset justus, ou au moins parfait : beati qui esuriunt et sitiunt justitiam. Cette vertu nous apprend, en effet, à rendre à Dieu tout ce qui Lui est dû ; or Dieu a droit au plus profond respect, à la plus absolue obéissance, et s’Il a été offensé, à la plus complète réparation, qu’une rigoureuse pénitence ne dépassera pas. Le plus petit péché porte atteinte aux droits de Dieu ; par l’acte le plus héroïque on ne donne pas à Dieu plus qu’Il n’est en droit d’exiger de sa créature. Donc servir Dieu jusqu’à la perfection, ce n’est que justice ; et ceux-là mêmes qui s’élèvent jusqu’à l’héroïsme, les martyrs, saints confesseurs, les Laurent, les François d’Assise, doivent dire : je n’ai fait que mon devoir, je ne suis qu’un serviteur inutile : Servi inutiles sumus, quod debuimus facere fecimus. (Luc, xvii, 10)

91.La justice nous impose de multiples devoirs. Nous venons de dire quels sont les droits de Dieu, ils sont les plus respectables de tous ; ceux-là se trompent donc grossièrement qui, parlant d’un homme irréligieux, font de lui cet éloge : s’il n’est pas pratiquant, du moins il est juste. Non, mille fois non, il n’était pas juste, s’il refuse à Dieu l’honneur, le culte, l’obéissance auxquels Dieu a de si grands droits.

A l’égard des supérieurs la justice nous oblige au respect et à l’obéissance, car ils y ont un droit rigoureux. Nous traiterons bientôt de l’obéissance. Le respect est l’hommage rendu à la dignité de la personne que l’on honore. Or le supérieur tient la place de Dieu, il a une participation à son autorité, il y a en lui comme une ombre de la majesté divine. Qu’elle est grande l’autorité aux yeux de la foi ! Le représentant d’un pays, d’un roi est traité avec toutes sortes d’égards ; c’est raisonnable et juste. Or celui qui détient ne serait-ce qu’une parcelle des pouvoirs que notre grand Dieu possède sur ses créatures, à quels égards n’a-t-il pas droit ? Dans l’Eglise un diacre devenu cardinal recevra plus d’honneurs qu’un évêque, bien qu’il n’ait pas comme celui-ci la plénitude du sacrement de l’Ordre, mais il participe à la dignité universelle du Souverain Pontife.

C’est encore pour nous un devoir de justice de respecter nos égaux : bien accompli ce devoir nous aide à nous acquitter des autres, car si nous comprenons la grande dignité du prochain, nous comprendrons mieux qu’il ait des droits, et ces droits nous paraîtront plus respectables.

Les inférieurs eux-mêmes ont droit à des égards, ils ne doivent pas être traités avec mépris, ni même avec indifférence. N’auraient-ils que la ressemblance divine que possède toute créature humaine, qu’ils devraient être respectés, mais ils ont de plus la dignité de chrétiens. Ils doivent aussi être traités avec justice, soit quand on les récompense, soit quand on les punit ; rien n’indispose les cœurs comme les partialités dans les récompenses et les injustices dans les punitions.

A l’égard des bienfaiteurs la justice commande la reconnaissance.

92. A l’égard de tous la justice doit porter au respect de la réputation et au respect des biens de ce monde, et quand une injustice a été commise, soit par des médisances ou des calomnies, soit par des dommages matériels, il y a obligation stricte de la réparer. Nombre de personnes chrétiennes ou même pieuses ont sur ce point de morale la conscience trop large, surtout pour ce qui concerne la réputation du prochain. Le moyen le plus sûr de comprendre les droits d’autrui est de se mettre à la place de ceux qu’on a lésés : que penserais-je moi-même et que croirais-je être en droit d’exiger si l’on avait usé à mon égard de tel procédé, si l’on m’avait ainsi noirci dans l’esprit de mes frères, si l’on m’avait causé pareil tort ?

La justice est l’ennemie de l’égoïsme ; car presque toujours c’est par égoïsme, par idolâtrie du moi que l’on est injuste, et c’est ce qui rend l’injustice si odieuse : on veut sa propre satisfaction, et pour l’obtenir on méconnaît volontairement, quelquefois obstinément les droits d’autrui ; pour les gens épris d’eux-mêmes les autres comptent bien peu.

Mettons-nous toujours à notre place, ne faisons pas à autrui ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît à nous-mêmes, et rappelons-nous que le Dieu de toute justice a promis de nous juger comme nous aurons jugé les autres, de nous traiter comme nous aurons traité nos frères.

Chapitre XVII : L’Obéissance : fille de la Justice

Fondement et nécessité de l’obéissance

93. A chacun son dû, tel est l’axiome sur lequel repose la vertu de justice ; donc l’autorité ayant un droit strict à la soumission des sujets, l’obéissance est un devoir de justice. Ce droit à être obéi, les supérieurs le tiennent de Dieu. Depuis près de deux siècles la notion de l’autorité a été complètement faussée dans l’esprit du grand nombre ; la théorie de Jean-Jacques Rousseau a prévalu dans les sociétés modernes. Cette théorie représente ceux qui exercent l’autorité comme de purs mandataires de leurs subordonnés ; elle prétend qu’ils n’ont de pouvoir que parce que ces derniers, leur ayant confié le soin de les diriger, consentent à leur obéir. La société n’existerait donc que parce qu’il aurait plu aux hommes de s’associer, et ainsi tout ce qu’exige l’état social, comme les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, ne serait que l’effet de la volonté humaine. Comme le président d’un cercle ou d’une société financière, musicale ou littéraire n’a que les pouvoirs qui lui ont été accordés par les autres membres, ainsi en serait-il de tout supérieur ; il ne serait pas, à vrai dire, un supérieur, mais seulement le représentant de la collectivité, le commis de ses égaux, chargé par eux de prendre les intérêts de tous.

C’est une erreur profonde, qui est née de l’orgueil et qui a produit des maux innombrables. Ceux qui devraient commander dépendent de ceux qui devraient obéir, et au lieu de les diriger dans le chemin de la vertu, trop souvent ils se plient à leurs caprices, ils les flattent et favorisent leurs vices. Non, la société n’est pas l’effet du libre choix des hommes, elle est voulue de Dieu, elle a été établie par Lui, et Dieu en établissant l’état social a établi par là même l’autorité, sans laquelle il n’y aurait que désordre et anarchie. " Il n’y a point d’autorité, dit l’Apôtre inspiré, qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent ont été instituées par Lui. C’est pourquoi celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi, et ceux qui résistent attireront sur eux-mêmes une condamnation. " (Rom., xiii, 1-2) Saint Pierre prononce une sentence non moins terrible : " Dieu réserve les méchants pour être punis au jour du jugement, surtout ceux qui s’abandonnent aux impures convoitises de la chair, et ceux qui méprisent l’autorité et sont audacieux et arrogants. " (II Pier., ii, 9)

94. Il y a parmi les hommes deux esprits contraires, l’esprit du monde, qui provenant de l’orgueil, d’un désir de sotte égalité, de l’amour de l’indépendance, d’un attachement tenace au propre jugement et à la propre volonté, pousse à l’insubordination, aux critiques, aux plaintes, aux murmures, et l’esprit évangélique qui repose sur l’humilité, sur l’amour de la volonté divine, et qui porte à la soumission, au respect, à l’affection envers l’autorité. Il n’y a peut-être pas de marque plus certaine du bon esprit que ce respect de l’autorité et cet amour de l’obéissance. " Le christianisme, dit Mgr Gay, n’est qu’un mystère et une doctrine d’obéissance, l’Eglise une société d’obéissants, le ciel est une cité dont tous les citoyens obéissent à Dieu. " (Elev., I, p. 198)

Dès l’origine Dieu a mis à l’épreuve l’obéissance de l’homme ; le fruit qu’Il avait défendu à Adam de manger n’était point en lui-même mauvais, mais l’homme devait, en s’abstenant d’y toucher, montrer sa docilité. La désobéissance entraîna tous les maux. Noë, au contraire, obéit à Dieu en construisant l’arche, ce qui devait paraître aux yeux de tous une folie ; il fut sauvé du déluge. Abraham obéit en quittant son pays sans connaître celui où le Seigneur l’appelait, il poussa l’obéissance jusqu’à l’héroïsme en se préparant à sacrifier Isaac ; il mérita ainsi de devenir le père des croyants, l’ancêtre de Jésus. Saül, au contraire, malgré ses protestations de repentir, sans doute peu sincères, fut rejeté de Dieu pour avoir enfreint les ordres divins (I Rois, xv, 26).

Jésus est le grand modèle et le grand docteur de l’obéissance. " Tout Fils qu’Il était, dit saint Paul, Il a appris par ses propres souffrances ce que c’est qu’obéir, et maintenant que Le voilà au terme, Il sauve à jamais tous ceux qui Lui obéissent. " (Hébr., v, 8) Il a appris par ses souffrances ce que c’est qu’obéir : obéir c’est donc souffrir ; la volonté de son Père était qu’Il arrivât par la souffrance au bonheur, par la mort à la vie. Et Jésus qui a dit : " Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé " (Jean, vi, 38), Jésus qui a dit encore : " C’est ma nourriture de faire la volonté de mon Père " (Jean, iv, 34), a fait et subit tout ce qu’a voulu son Père : par obéissance Il a renoncé aux biens qui nous sont de tous les plus précieux, l’honneur et la vie : " Il s’est fait, dit saint Paul, obéissant jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort " honteuse et terrible " de la croix ; et c’est à cause de cela que Dieu l’a exalté et Lui a donné un nom au-dessus de tous les noms ; " à cause de son obéissance portée aussi loin, " au nom de Jésus tout genou fléchit au ciel, sur la terre et dans les enfers. " (Phil., ii, 10) Passionné d’obéissance Il a obéi non seulement à son Père, mais à ses créatures, à Marie, à Joseph, et même à Caïphe, quand cet homme indigne, mais qui était revêtu de la dignité pontificale, l’adjura de déclarer s’Il était le Messie, et Jésus savait qu’en obéissant Il prononçait sa condamnation.

Et lui-même, le doux Sauveur, Il exigeait une obéissance aveugle. Si les serviteurs de Cana n’avaient pas obéi à l’ordre, en apparence déraisonnable, qu’Il leur donnait de remplir d’eau les urnes, Il n’eut pas fait son miracle ; si l’aveugle-né n’avait pas traversé Jérusalem ayant sur les yeux la boue que Jésus y avait mise, et s’il n’était pas allé jusqu’à la piscine de Siloë pour s’y laver, il n’eut pas recouvré la vue ; si les apôtres, qui, toute la nuit avaient jeté leurs filets sans rien prendre, n’avaient pas recommencé encore sur l’ordre de Jésus, la pêche miraculeuse n’eut pas eu lieu ; et si saint Pierre n’eut pas consenti à se laisser laver les pieds par son Maître, il n’eut pas eu de part avec Lui.

95. Dieu ayant donné aux supérieurs le droit de commander, c’est à Dieu qu’on obéit en leur obéissant, c’est contre Lui qu’on se révolte en se révoltant contre eux. " Qui vous écoute m’écoute, a dit Jésus à ses apôtres ; qui vous méprise me méprise. " Aux Israélites qui avaient amèrement reproché à Moïse et Aaron de les avoir amenés dans le désert, Moïse répondit : " Ce n’est pas contre nous que sont vos murmures, c’est contre Jéhovah. " (Ex., xvi, 8) Et le Seigneur, en effet, punit maintes fois les murmurateurs, et même Marie, la sœur de Moïse, en se déclarant offensé dans la personne de son représentant. " Ce n’est pas toi qu’ils rejettent, dit le Seigneur à Samuel, c’est moi, pour que je ne règne plus sur eux. " (I Rois, viii, 7)

Le Seigneur a manifesté plus d’une fois la volonté qu’Il a que l’homme recourt aux autorités établies par Lui : Il envoie un ange au centurion Corneille, et cet ange, qui aurait pu si bien l’instruire lui-même, lui ordonne d’aller trouver saint Pierre. Jésus renverse Saul sur la route de Damas, Il lui reproche d’être un persécuteur, mais au lieu de l’instruire, Il l’envoie vers Ananie. Il veut si bien qu’on obéisse à l’autorité établie par lui, qu’eût-on reçu une révélation divine, on devrait s’en rapporter au représentant de Dieu plus qu’à cette révélation. Le Seigneur avait recommandé à sainte Thérèse de faire une fondation à Séville, le P. Gratien préféra l’envoyer fonder à Madrid. La sainte fit ce que voulait le P. Gratien : " Je puis me tromper, dit-elle, en jugeant de la vérité d’une révélation, mais je serai toujours dans le vrai en obéissant à mes supérieurs. " Et le Seigneur lui dit, comme Il faisait toujours en pareil cas : " Tu as bien fait d’obéir, ma fille. " Et il ajouta : " Va donc à Séville ; tu réussiras, mais tu auras beaucoup à souffrir. " (Vie, d’après les Bol., ch. 23)

96. Le respect de l’autorité et la docilité sont donc nécessaires pour que l’ordre voulu par Dieu soit gardé ; l’obéissance est le fondement solide sur lequel Il a établi son Eglise, elle est le soutien de toute société, de la famille, de l’Etat ; elle est de plus pour chaque individu l’un des moyens les plus puissants pour l’affermir dans la vertu et l’y faire progresser. " L’obéissance, dit saint Augustin, est la mère et la gardienne de toutes les vertus ". " Elle introduit les autres vertus dans l’âme, dit saint Grégoire, et les conserve. " (Mor., liii, 10) Saint Thomas enseigne qu’elle est la plus excellente des vertus morales, parce que par elle l’âme fait pour demeurer fidèle à Dieu le sacrifice le plus méritoire, celui de la propre volonté, beaucoup plus parfait que le sacrifice des biens terrestres et que le sacrifice des plaisirs du corps. (2.2, q. 186, a.3) Elle est, en effet, comme dit saint Jean Climaque, " le tombeau où notre propre volonté est ensevelie. " (Degré, iv) La propre volonté est la source non seulement de tout péché, mais de toute imperfection, elle vicie même nos bonnes œuvres, qui n’étant plus faites uniquement pour plaire à Dieu, perdent au moins une partie de leurs mérites, et parfois le perdent tout entier : " C’est un grand mal que la propre volonté, dit saint Bernard, puisqu’elle fait que tes bonnes œuvres cessent d’être bonnes pour toi. " (In cant. Serm. 71) La vertu qui dompte si bien la propre volonté mène sûrement au parfait amour.

L’obéissance rend invincible contre les assauts de l’enfer. " Par les autres vertus, dit saint Grégoire, nous combattons les démons, mais par l’obéissance nous les vainquons. Oui, ceux qui obéissent sont vainqueurs, parce qu’en soumettant parfaitement leur volonté à celle de Dieu, ils triomphent des anges rebelles, qui sont tombés par leur désobéissance. " (In I Reg. x) L’âme obéissante attire sur elle des flots de grâce ; à celui qui dit au Seigneur comme saint Paul : " Domine ; quid me vis facere ? Seigneur que voulez-vous que je fasse ? ", le Seigneur répond comme à l’aveugle de Jéricho : " Et moi, que veux-tu que je fasse. " (Luc, xviii, 41) Il fait la volonté de ceux qui font ses volontés : Voluntatem timentium se faciet. (Ps cxliv) Et quelle assurance pour une âme qui a toujours obéi de savoir qu’elle est là où Dieu a voulu la mettre, qu’elle fait ce que Dieu veut qu’elle fasse ; elle peut appliquer la promesse si consolante du Sauveur : Ego elegi vos et posui vos, ut eatis et fructum afferatis et fructus vester maneat : C’est moi qui vous ai choisis et qui vous ai mis là pour que alliez, et que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure. (Jean, xv, 16)

Pratique de l’obéissance

97. L’obéissance doit être pratiquée avec pureté d’intention, avec joie, avec promptitude, avec simplicité, avec soumission de jugement.

Avec pureté d’intention, donc pas par contrainte : " Il faut être soumis, dit saint Paul, non pas par crainte du châtiment, mais par motif de conscience. " (Rom., xiii, 5) ni par politique avec l’arrière-pensée de se concilier les bonnes grâces du supérieur, ni par raison ou par un attachement naturel au supérieur à cause de sa prudence, de sa bonté, mais uniquement pour faire la volonté de Dieu et pour unir son obéissance à celle de Jésus.

Avec joie et non à contre-cœur : un acte de vertu est toujours plus agréable à Dieu quand il est fait avec joie, car il est fait avec plus d’amour, celui qui aime étant heureux de donner à son Dieu une preuve de son dévouement.

Et si l’on est heureux d’obéir, on le fera sans tarder. " Ceux qui n’estiment plus rien que l’amour du Christ, dit dans sa Règle le grand instituteur des moines d’Occident, dès qu’un ordre a été donné par un supérieur, le tenant pour un ordre divin, ne savent souffrir de retard dans l’exécution ; ils quittent immédiatement ce qui les concerne, abandonnent leur volonté propre, laissent inachevé l’ouvrage de leurs mains, et à l’instant leur obéissance se met à l’œuvre serrant de près le commandement. " (Reg. S. Bened., cap. v) " Le véritable obéissant, dit saint Bernard, ne sait ce que c’est que de différer, de remettre au lendemain ; il est ennemi de la lenteur, il va au-devant des commandements qu’on veut lui faire, il tient toujours prêts ses yeux pour voir, ses oreilles pour entendre, sa langue pour parler, ses mains pour agir, ses pieds pour aller selon les ordres qu’il recevra " (Serm. de obed.) " Le véritable obéissant, dit le B. Albert le Grand, n’attend jamais qu’on lui commande ; dès qu’il sait ou qu’il devine la volonté de son supérieur, il ne songe qu’à l’accomplir. " (De virt., c. 3)

Avec simplicité. " C’est, dit saint Ignace, une illusion et un aveuglement de l’amour-propre de croire qu’on pratique l’obéissance quand on tâche d’amener son supérieur à ce que l’on veut. " (Lettre aux jés. de Coïmbre) Et le saint cite ces paroles de saint Bernard : " Quiconque agit ouvertement ou en sous main pour se faire commander ce qu’il a envie de faire, se trompe lui-même s’il prétend tirer quelque mérite de son obéissance, car ce n’est pas lui qui obéit à son supérieur, c’est plutôt son supérieur qui lui obéit. " (Serm. de tri. ord. Eccl.)

Avec soumission de jugement. " L’obéissance de l’entendement, disait à ses Filles de la Visitation le saint évêque de Genève, se pratique lorsque, étant commandés, nous acceptons et approuvons le commandement, non seulement avec la volonté, mais aussi avec notre entendement, approuvant et estimant la chose commandée et la jugeant meilleure que toute autre que l’on nous eut pu commander en cette occasion. Ceci est l’obéissance des parfaits, laquelle procède d’un pur don de Dieu, ou bien est acquise avec beaucoup de temps et de travail par une quantité d’actes souvent réitérés et produits à vive force, par lesquels nous acquérons l’habitude. " (Entr., x) " L’obéissance aveugle, disait-il encore, ne s’informe point des raisons que les supérieurs ont de commander telle ou telle chose, lui suffisant de savoir qu’ils l’ont commandé. " (Entr., xi) " C’est cette obéissance, écrivait saint Ignace aux jésuites de Coïmbre, que les anciens Pères ont appelée la folie des sages, l’ignorance des savants, l’imprudence des bien avisés, l’aveuglement des clairvoyants. " Pour entraîner Eve dans la révolte, le démon l’amena tout d’abord à raisonner sur l’ordre qu’elle avait reçu ; si elle eut coupé court à ces raisonnements et obéi aveuglément, le monde n’eut pas été plongé dans un abîme de maux.

Lorsqu’un ordre reçu ne semble pas opportun, il faut, dit saint Ignace dans ses Constitutions, après avoir prié – pour ne pas céder à des vues tout humaines et pour bien s’établir dans la sainte indifférence – avertir les supérieurs et leur dire en toute simplicité les raisons contraires que l’on croit avoir, puis s’en remettre entièrement à leur décision. S’il reste quelque doute dans l’esprit, il faut le combattre en se défiant de son propre jugement et en se rappelant que le Seigneur doit ses lumières à celui qui commande et ne doit éclairer celui qui obéit que sur les mérites de l’obéissance. Caïphe, quoique incrédule – il était saducéen – et très indigne, fut cependant éclairé de Dieu quand il déclara que Jésus devait mourir pour tout le peuple, et saint Jean en donne cette raison : " c’est que cette année là il était pontife. " Même des erreurs des supérieurs le Seigneur par les voies de son insondable sagesse peut tirer le bien des inférieurs.

" Nous vous prions, frères, écrivait saint Paul aux Thessaloniciens, d’avoir de la déférence pour ceux qui travaillent péniblement au milieu de vous, qui vous gouvernent dans le Seigneur et vous avertissent de vos devoirs. A cause de l’œuvre qu’ils font vous devez avoir pour eux une très grande affection. " (I Thes, v, 12) " Obéissez à ceux qui vous conduisent, écrivait l’apôtre aux Hébreux, (xiii, 17) et ayez pour eux de la déférence, car ils veillent sur vos âmes comme devant en rendre compte, afin qu’ils le fassent avec joie, et non en gémissant, ce qui ne vous serait pas avantageux. " Heureux ceux qui ont pour leurs supérieurs une affection filiale et qui leur rendent consolante leur difficile mission.

Exemples d’obéissance

98. La vie des saints nous offre des traits remarquables de faveurs célestes accordées à l’obéissance. C’est saint Maur qui pour obéir à saint Benoît s’élance au secours de Placide tombé dans un étang et marche sur les eaux. C’est saint Paul le Simple, qui ayant quitté le monde à soixante ans et s’étant mis sous la conduite du grand saint Antoine, est éprouvé par lui de toutes façons, obéit toujours, même aux ordres les plus bizarres, et obtient bientôt le don des miracles. C’est saint Mayeul, quatrième abbé de Cluny, qui à l’un de ses moines, lequel ayant gravement désobéi se montrait très repentant, commanda comme pénitence de baiser un mendiant couvert d’une lèpre hideuse, et le lépreux aussitôt fut guéri. C’est le B. Bonaventure de Potenza, mineur conventuel, qui cherchait un jour la clef de la sacristie et à qui le père gardien dit en riant : " elle est au fond de la citerne, prenez une ligne et repêchez-la ; " il obéit à la lettre, prit une ligne et un hameçon, la jeta dans la citerne et la retira aussitôt avec la clef au bout. Comme on ne pouvait faire entrer son corps dans un cercueil trop étroit, l’évêque de Lettere lui commanda de se placer lui-même et le saint mort obéit. C’est saint Jean le Nain, à qui on commanda de planter son bâton, de l’arroser tous les jours jusqu’à ce qu’il portât des fruits en allant chercher de l’eau à une rivière éloignée ; il obéit et, au bout de trois ans, le bâton prit racine et devint un arbre ; on raconte le même fait de saint Bond, pénitent à Sens au viie siècle. C’est le B. Pierre de Catane qui faisait des miracles après sa mort et qui cessa d’en faire quand saint François d’Assise, voyant que le concours du peuple, à son tombeau troublait le monastère, le lui eut défendu, et saint Etienne de Muret, qui après sa mort obéit au même commandement fait par le supérieur général de son ordre.

Chapitre XVIII : Vertus cardinales : La Force

99. " Dans sa marche vers le bien moral, l’homme rencontre des ennemis : la peine et le plaisir. La peine épouvante et le plaisir attire. La force surmonte la crainte et la tempérance modère le plaisir ; deux vertus cardinales, qui donnent lieu à l’éclosion de diverses vertus. " (Ribet, Des vertus, ch. xxxvii)

La crainte est un sentiment fort naturel et en lui-même légitime ; devant les maux qui le menacent, l’âme humaine ne peut s’empêcher de craindre ; mais si ces maux sont des maux inférieurs, qui affrontés et endurés procureraient un bien beaucoup plus appréciable, la raison proclame qu’il faut les accepter et ne pas renoncer au bien qui ne peut être acheté qu’à ce prix. Et non seulement il faut les endurer mais, s’il est nécessaire, il faut même aller courageusement au devant de l’obstacle, l’attaquer et le détruire avec une noble audace. (Cf S. Th. 2.2 q. 123, a.3) Dans la stratégie morale comme dans toute bonne stratégie, la victoire en se remporte jamais si l’on ne prend l’offensive. Si l’acquisition des biens naturels eux-mêmes exige cette force d’âme, la conquête des biens spirituels, incomparablement plus nobles et plus précieux, et auxquels s’opposent plus d’ennemis et plus d’obstacles, réclamera plus d’énergie encore, plus de vaillance et plus de constance.

100. Hélas ! combien de chrétiens bons et inclinés à la piété ne font pas ou ne font que peu de progrès parce qu’ils ne veulent pas être énergiques et courageux. " Ce qui empêche un grand nombre d’avancer, dit l’Imitation, ce qui les détourne de travailler avec ferveur à leur amendement, c’est l’horreur de la difficulté et la peine que coûte la lutte. " (ii, 25, n°3) La grâce les invite, car les désirs du bien qu’ils ressentent sont des grâces, mais ils ne veulent pas secouer leur lâcheté et ils restent médiocres ; leur volonté est molle comme un chiffon, quand ils doivent pratiquer de grandes vertus, elle devient dure comme le fer quand il leur est demandé de contrarier leurs goûts, de renoncer à leur jugement, de se priver de ce qui leur plaît. Il en est beaucoup aussi qui font bien quelques efforts, mais qui ne soutiennent pas ces efforts, bientôt ils se lassent et ils retombent dans leur inertie.

D’autres encore sont sans énergie parce qu’ils sont fort impressionnables et qu’ils ne réagissent que fort peu contre leurs impressions. Les personnes impressionnables sont celles qui ressentent vivement dans la partie sensible des émotions qui leur étreignent le cœur et qui – elles le pensent du moins – les réduisent à l’impuissance, ou bien des sentiments d’agacement ou des mouvements de répulsion ou au contraire des impulsions violentes, auxquelles elles se sentent incapables de résister. Cette surexcitation nerveuse devient d’autant plus tyrannique qu’on y cède davantage ; la volonté qui se laisse ainsi dominer par la sensibilité, s’atrophie de plus en plus et devient incapable de pratiquer aucune solide vertu. Au jour où ils rendront compte de toute leur vie, ceux qui auront ainsi sottement obéi aux impulsions de leurs nerfs, recevront les reproches du grand Juge ; ils devront reconnaître qu’ils auront été coupables de ne pas avoir su se gouverner et de ne pas avoir voulu acquérir une pleine possession d’eux-mêmes.

101. Rien n’est plus beau que la force de caractère qui maîtrise les émotions, qui domine toute peur, qui ne recule devant aucune peine, devant aucun péril, qui poursuit jusqu’au bout, malgré toutes les oppositions et tous les ennuis, une œuvre sagement entreprise. Les soldats vaillants, endurants et d’une constance inébranlable sont l’honneur de la force d’une nation. On a vu des marins d’une expédition polaire rester pendant plusieurs années dans ces régions, où le froid descendait à parfois plus de 50 degrés ; la glace formait sur leurs habits une sorte de cuirasse qui fondait la nuit et gelait de nouveau au réveil ; il leur était impossible pendant longtemps de se déshabiller et même de se laver ; la nourriture était détestable, la nuit durait quatre mois ; leur navire étant arrêté et emprisonné, ils durent chercher leur salut en marchant sur les glaces flottantes ; et ils subirent tous ces maux sans jamais se laisser abattre, sans perdre leur entrain et leur gaieté. Les saints et les prédicateurs ont souvent donné aux chrétiens comme modèles de courage et de constance ces gens du monde qui, soit pour une gloire éphémère, soit pour acquérir les richesses ou les honneurs, affrontent tant de fatigues et subissent joyeusement tant de maux ; ils ont gémi de ce que les enfants de Dieu, à qui sont offerts des biens incomparablement plus précieux et éternels, sont souvent beaucoup moins courageux, se laissent arrêter par des peines légères, par la crainte de quelque privation, de quelque contrariété, de quelque raillerie ou humiliation.

102. Il importe donc beaucoup à quiconque vise à la piété de donner à sa volonté toute l’énergie dont elle peut être capable. Cette énergie, il faut d’abord la demander à Dieu, et comme les combats durent toute la vie, comme la nature a toujours horreur de ce qui la gêne, de ce qui la fait souffrir, toujours il convient de faire cette prière : Seigneur, fortifiez ma volonté et augmentez mon courage.

A la prière doit se joindre l’effort : Dieu n’agréerait pas la demande d’une âme qui voudrait obtenir une vertu en demeurant inerte. " L’homme spirituel, dit Clément d’Alexandrie, augmente la perfection de sa force par l’exercice, qui a pour but de vaincre les mouvements de l’âme. " (Strom., vii) Oui, la force s’accroît par les efforts, et plus les efforts sont énergiques plus l’âme devient forte ; elle s’accroît par les violences que l’on se fait pour dominer ses nerfs, pour maîtriser ses émotions, pour repousser les tentations, pour pratiquer les vertus difficiles ; elle s’accroît surtout si l’on persévère longtemps à soutenir les mêmes luttes. Pour accomplir généreusement ces efforts, il faut bien peser la petitesse des maux que l’on redoute, maux qui durent si peu, et la grandeur des biens à gagner, biens inappréciables et éternels.

Il est des personnes qui ont sans cesse à la bouche ces paroles : oh ! que cette vertu est difficile ! je ne puis pas, c’est plus fort que moi ! Paroles déprimantes, paroles lâches, paroles menteuses ! Quand on veut, on peut, car Dieu ne demande jamais rien à ses enfants qui soit au-dessus de leurs forces. Il est plus vrai et plus réconfortant de se dire : oh ! que cette vertu est belle ! qu’elle plaît à Dieu ! Dieu m’aidera ; je puis tout en Celui qui me fortifie. Il est réconfortant surtout d’agir par pur amour : tout ce qui excite l’amour accroît le courage. " La force, dit saint Augustin, c’est l’amour qui supporte tout pour ce qu’il aime. " (De mor. Eccl., c. 15) Si l’œuvre à accomplir nous effraie, si l’acte de vertu que la grâce nous demande, nous semble trop dur, il faut faire un bon acte d’amour, et sans plus de réflexion nous jeter dans le sacrifice, comme le plongeur se jette dans l’océan, comme le soldat qui veut prendre d’assaut la position adverse fonce sur l’ennemi sans hésiter, sans regarder en arrière.

103. Un effort passager coûte peu ; la vraie force d’âme se prouve par la constance. La versatilité provient d’un manque de jugement et d’un défaut de prudence, quand l’esprit après de justes réflexions ne tient pas invariablement aux conclusions qu’il a sagement déduites ; mais plus souvent elle provient d’un manque de fermeté, la volonté abandonnant ses résolutions par lassitude ou par mollesse. C’est encore l’amour qui donne la persévérance, car celui qui agit par amour ne se lasse jamais de se dévouer pour celui qu’il aime, et loin de se relâcher, il devient toujours plus ardent. " Voyez, disait saint Athanase faisant l’éloge de saint Antoine, combien grand serviteur de Dieu fut Antoine, qui dès son adolescence jusqu’à un âge si avancé conserva toujours la même ardeur dans la vie spirituelle, sans désirer une nourriture plus convenable à sa vieillesse, ni d’autres vêtements à son corps exténué. " Il en est ainsi de tous les saints, il en est ainsi de tous les vrais amis de Dieu.

Chapitre XIX : La patience, fille de la force

Nature, fruits de la patience

104. Les maux de cette vie sont nombreux et la terre est justement appelée la vallée des larmes. La force empêche le chrétien de s’en effrayer et de négliger la pratique de la vertu par crainte des maux qu’elle fait encourir. Mais quand ces maux ne sont plus seulement une menace, lorsqu’ils sont présents et qu’on en ressent toute la peine, ce n’est plus contre la crainte que l’on a besoin d’être prémuni, c’est contre la tristesse et l’abattement. Le remède alors est dans la vertu de patience, fille de la force, dans la patience qui fait que l’âme éprouvée se résigne, accepte la douleur et conserve son courage.

La patience comporte des degrés divers : elle est moindre si l’on accepte les peines que l’on s’est attirées soi-même et plus grande si l’on accepte celles qui sont faites injustement. On peut souffrir sans murmurer, c’est le premier degré ; on peut souffrir sans se plaindre à personne et sans s’apitoyer sur son sort, ce qui est plus méritoire ; enfin on peut souffrir avec amour et être heureux de souffrir pour Dieu, ce qui est la patience parfaite.

105. Immenses sont les avantages que l’âme retire de ses épreuves si elle les supporte avec patience : par là elle se corrige de ses défauts, elle se purifie de ses fautes passées, elle se sanctifie grandement, elle obtient ici-bas la paix et acquiert pour le ciel d’inappréciables mérites.

Les maux patiemment endurés nous corrigent : nous avons tous des défauts, c’est-à-dire des tendances au péché qui sont inhérentes à notre nature et à notre tempérament et que les fautes commises ont rendues plus fortes et plus pressantes. Les efforts que nous faisons pour combattre ces défauts les affaiblissent, mais ils resteraient toujours trop puissants et la lutte serait toujours laborieuse si des épreuves diverses, contrariétés, peines, humiliations, ne venaient briser notre volonté, réduire notre nature et rendre la victoire plus facile. L’Ecriture nous apprend que des pécheurs eux-mêmes ont été convertis par la tribulation, Manassès, Nabuchodonosor. Les âmes bonnes mais imparfaites, peuvent mieux encore, profiter des peines de la vie pour se délivrer de leurs défauts et devenir plus fidèles à Dieu. Ce fut un bonheur pour saint Patrice d’avoir été dès sa jeunesse emmené en esclavage, pour saint François Caracciolo d’avoir été atteint d’une lèpre hideuse, car l’un et l’autre trouvèrent dans ces grandes épreuves le principe de leur sainteté.

Les fautes que nous commettons souillent nos âmes, et même quand elles ont été désavouées et pardonnées, ces souillures ne disparaissent pas tout entières ; seule l’expiation complète rend à l’âme sa blancheur et sa beauté. Or bien rares sont les âmes assez généreuses pour réparer complètement les péchés qu’elles ont commis ; les épreuves patiemment supportées venant s’ajouter aux expiations volontaires contribuent beaucoup à la purification de l’âme ; aussi sont-elles très fréquemment dans l’Ecriture comparées à la fournaise où s’épurent les métaux précieux : " Tout ce qui vient sur toi, accepte-le, et dans les vissicitudes de ton humiliation sois patient, car l’or et l’argent s’éprouvent dans le feu, et les hommes agréables à Dieu dans le creuset de l’humiliation. " (Eccli, ii, 4-5)

Les maux qui nous atteignent peuvent être pour nous l’occasion de précieux actes de vertu ; en les endurant avec patience on pratique excellemment la foi, l’espérance, l’humilité, le renoncement, la pénitence et surtout l’amour. Aussi les souffrances ont-elles toujours joué un grand rôle dans l’œuvre de la sanctification des fidèles serviteurs de Dieu. Judith le rappelait aux anciens de Béthulie : " Que nos frères se souviennent comment Abraham, notre père, a été tenté, et comment éprouvé par beaucoup de tribulations, il est devenu l’ami de Dieu. De même Isaac, de même Jacob, de même Moïse et tous ceux qui ont plu à Dieu ont passé par beaucoup d’afflictions en demeurant fidèle. " (Judith, viii, 22)

La patience donne la paix. Les personnes les plus malheureuses ici-bas ne sont pas les plus éprouvées, mais bien celles qui supportent mal leurs épreuves. Celles qui n’ont que peu de vertu et peu d’amour sont beaucoup plus portées à gémir et à se lamenter que les âmes aimantes, pourtant beaucoup plus éprouvées ; à entendre leurs doléances on croirait que leur part de tribulations est excessive ; la vérité est que les moindres maux leur paraissent très durs, parce qu’elles ont fort peu d’abnégation et de résignation, qu’elles sont beaucoup trop repliées sur elles-mêmes et qu’elles repassent sans cesse dans leurs pensées tous leurs griefs. Les âmes patientes sont oublieuses d’elles-mêmes et jouissent d’une paix profonde : " Le vrai serviteur de Dieu, a dit un saint, travaille beaucoup, parle peu et ne se plaint jamais. "

La patience fait acquérir pour le ciel d’inconcevables mérites : " Les afflictions de la vie présente, dit saint Paul, momentanées et légères opèrent en nous le poids éternel d’une gloire sublime et sans mesure. " (II Cor., iv, 17) Oui, momentanées, car que sont les années de la vie comparées à l’éternité ? Et les souffrances permises par Dieu se changeront en jouissances ineffables ; elles seront souvent plus fécondes pour le ciel que les autres actes de vertu. " Il y a plus de perfection, dit saint Bonaventure, à supporter avec patience les adversités, qu’à s’appliquer avec ferveur à faire de bonnes œuvres. " (De grad. virt., c. 24) En effet, dans les épreuves la mesure de la volonté divine est plus grande, et nulle est la mesure de notre propre volonté, tandis que dans les œuvres que nous choisissons de faire, notre propre volonté a souvent une grande part. En outre dans nos œuvres nous mêlons souvent à des intentions surnaturelles des vues humaines ou même des recherches de vanité, d’amour de notre propre excellence, ou bien nous faisons avec négligence et mollesse ce qui devrait être fait avec ardeur et énergie. Souvent donc notre amour est plus pur et plus généreux quand nous souffrons que lorsque nous agissons, et par là même nos mérites beaucoup plus grands.

Exercice de la patience

106. Pour bien pratiquer la patience il faut voir dans tous les événements de la vie la volonté de Dieu, il faut aussi regarder Jésus souffrant, et unir amoureusement nos souffrances aux siennes.

" Il ne tombe pas un cheveu de notre tête sans la permission de notre Père céleste " a dit Jésus. Aveugles donc ceux qui s’en prennent aux hommes ou aux maladies ou aux intempéries, et qui oublient que la Providence divine gouverne tous les événements de ce monde. Il est vrai que les maux de la vie et surtout les péchés ne sont pas voulus par Dieu, mais ils sont permis par Lui, car Il pourrait les empêcher ; et s’il ne les empêche pas, Lui si bon, si aimant, c’est qu’Il veut faire tourner ces maux et les injustices elles-mêmes au plus grand bien de ses enfants. Il permit au démon d’éprouver Job ; alors Satan excita d’abord les Sabéens pillards, puis les bandits de la Chaldée, qui vinrent dérober les troupeaux du patriarche et tuer ses serviteurs, puis il fit tomber la foudre et excita une tempête, ce qui acheva la ruine du saint homme et fit périr tous ses enfants. Job ne s’en prit point à ces brigands, ni aux éléments, ni au démon ; il dit : " Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté ; que son saint nom soit béni ! " A ses frères qui l’avaient jadis vendu comme esclave Joseph disait " Ce n’est pas vous qui m’avez envoyé ici, mais c’est Dieu… c’est pour vous sauver la vie que Dieu m’a envoyé devant vous. " (Gen., xlv, 5, 8) Si le Seigneur veut châtier, les hommes deviennent ses instruments ; Attila ne se trompait donc pas quand il se disait le fléau de Dieu. " Le Seigneur châtie ceux qu’Il aime, dit saint Paul, Il frappe de la verge tout fils qu’Il reconnaît pour sien " (Heb., xii, 6) et souvent les méchants sont les fouets dont Il se sert ; " leur impiété, dit saint Augustin, devient comme une hache dans la main de Dieu… Dieu fait en cela comme les hommes : un homme qui est irrité contre son fils, prend les premières verges qu’il trouve sous sa main, lui en donne quelques coups, puis il les jette au feu et il conserve à son fils l’héritage qui lui appartient : ainsi Dieu parfois se sert des méchants pour punir et corriger les bons. " (In ps. 73) Il fait de même quand Il veut éprouver les innocents, Il s’est servi de l’avarice de Judas, de l’orgueil et de la haine des pharisiens, de la lâcheté de Pilate pour faire crucifier Jésus.

Voyons donc dans tous les maux qui fondent sur nous et même dans les contrariétés les plus légères qui nous surviennent par la maladresse ou par la faute du prochain, la volonté de Dieu, volonté souverainement sainte, sage et bonne. Reconnaissons que par nos fautes, nos négligences sans nombre nous avons mérité d’être châtiés bien plus cruellement que nous le sommes, puisque Dieu si bon devrait nous jeter dans les flammes terribles du purgatoire si nous tombions entre ses mains. " La douleur du châtiment devient moindre quand on reconnaît sa faute ", dit saint Grégoire. (Mor., xi, 6) De quoi peut se plaindre celui qui mérite d’être jeté au feu ? Reconnaissons encore qu’outre le droit que le Seigneur a de nous punir, Il a d’autres desseins de bonté en permettant ce que nous souffrons ; au jour sans déclin de l’éternité, quand tous les plans divins nous auront été révélés, nous ne saurons comment exprimer notre reconnaissance à Dieu pour toutes les épreuves qu’Il nous aura ménagées.

107. Le souvenir des souffrances de Jésus est aussi l’un des moyens les meilleurs de rendre parfaite notre patience. " Vous êtes appelés à souffrir, dit saint Pierre, puisque le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un modèle, afin que vous suiviez ses traces, Lui qui n’a point commis de péché et dans la bouche duquel il ne s’est point trouvé de fausseté, Lui qui, outragé, ne rendait pas l’outrage ; qui, maltraité, ne faisait pas de menaces, mais s’en remettait à Celui qui juge avec justice. " (I Petr., ii, 21) Oui, Il a souffert pour nous et nous devons souffrir pour Lui ; c’est un besoin pour le cœur aimant de rendre sacrifice pour sacrifice, c’est un besoin aussi d’imiter celui qu’on aime et de partager ses sentiments, ses joies, ses souffrances, ses œuvres. Et tout ce que nous avons à souffrir Jésus l’a enduré avant nous et pour nous : dans son corps, la faim, la soif, la fatigue, les privations, les douleurs physiques les plus affreuses ; dans son âme, les contradictions, les calomnies, les opprobres et les hontes ; dans son cœur, Il a pleuré au tombeau de Lazare, et sans doute aussi à la mort de saint Joseph, Il a pleuré surtout sur la perte des âmes, de Judas et de tant de milliards d’endurcis qu’Il voulait sauver, et qui, Il le voyait à l’avance, ne voudraient pas de ses grâces. Il a senti la terrible douleur, les angoisses inexprimables du délaissement à Gethsémani et sur le Calvaire : " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? " Comment la pensée de tant de souffrances endurées pour elle ne soutiendrait-elle pas l’âme aimante ? Pour vous, mon Dieu, dira-t-elle, pour vous, Jésus, qui avez tout fait pour moi ; pour vous mes prières, pour vous mes labeurs, pour vous mes privations, mes sacrifices, pour vous toute contrariété, tout malaise, toute douleur ; pour vous mes peines de cœur, mes angoisses d’âme. Avec ces quatre mots : Pour vous, mon Dieu, tout devient supportable, tout devient doux au cœur et profitable à l’âme.

=== Chapitre XX : Vertus cardinales : la tempérance Son premier fruit : la mortification ===

Importance de la mortification

108. La force, a-t-il été dit, nous porte à ne pas craindre les maux de cette vie et à ne pas nous laisser arrêter par eux dans le chemin du devoir ; la tempérance, quatrième vertu cardinale, nous apprend à bien régler les plaisirs naturels, à les modérer, à ne pas nous laisser dominer et séduire par l’attrait des jouissances. La tempérance vise donc au juste milieu, elle doit amener l’homme à ne goûter les plaisirs que Dieu a attachés aux fonctions naturelles que dans la stricte mesure où la nature en les éprouvant obéit à la raison. Mais depuis la faute originelle, si ardentes, si impétueuses sont les convoitises de la nature que pour les réduire la mortification est nécessaire.

La mortification est donc la vertu qui combat la nature corrompue, et s’applique à la dompter en contrariant ses goûts et en surmontant ses répugnances ; le chrétien mortifié refuse à sa nature ce dont elle est avide et lui impose ce qu’elle repousse ; il ne se contente donc pas de la maintenir dans de justes limites, il l’afflige, il la châtie, il la maîtrise. " L’âme qui se dérègle en se rendant esclave de son corps, dit Bourdaloue, ne va pas d’abord au crime, mais sous ombre d’entretenir ce corps et de pourvoir à ses besoins, du nécessaire elle passe au commode, du commode au superflu, du superflu au criminel ; au lieu, dit saint Grégoire, pape, que la pénitence, qui a pour but d’assujetir et de mortifier le corps, par une conduite toute contraire, nous fait d’abord renoncer au criminel, que nous avouons nous-mêmes criminel, ensuite, à mesure que nous avançons dans ses voies, nous retranche le superflu, que nous prétendons innocent ; de là nous prive même du commode, dont nous avions cru ne nous pouvoir passer ; enfin nous ôte, non pas le nécessaire, mais l’attachement et l’attention trop grande au nécessaire. " (2e Serm. p. le mercr. des cend.) Et ce que dit ici Bourdaloue d’après saint Grégoire, s’applique à la mortification spirituelle aussi bien qu’à la mortification corporelle, car nous sommes portés à rechercher les plaisirs de l’âme, de l’intelligence, du cœur, aussi bien que les plaisirs du corps, même aux dépens de notre devoir, à tenir ôpiniatrement à notre jugement, à notre propre volonté ; nous sommes enclins à montrer de la mauvaise humeur, à manquer de douceur, de cordialité, de charité, quand nous sommes dérangés dans nos habitudes, contrariés dans nos projets. En nous appliquant à renoncer à nos préférences, à contrecarrer nos goûts, alors même qu’ils n’ont rien d’illicites, nous brisons notre volonté naturelle et nous la rendons docile à la grâce et plus apte à toute vertu.

D’autres motifs poussent l’âme chrétienne à la pratique de la mortification, ce sont ceux qui ont conduit un Dieu à s’incarner et à mener ici-bas une vie de souffrances et de sacrifices. En effet le Fils de Dieu ne s’est fait homme que pour pouvoir s’humilier et souffrir, afin de venger l’honneur de son Père blessé par le péché, d’expier les fautes des hommes et d’attirer sur eux, au lieu des rigueurs de la justice, les dons de la miséricorde. Ce que Jésus a fait, Il demande à ses enfants de le faire avec Lui, Il veut par eux et en eux continuer soin œuvre expiatrice et rédemptrice ; aussi quiconque aime Jésus d’un amour ardent est avide de souffrir avec Lui, il prouve son amour par sa générosité, et plus il fait de sacrifices, plus son amour grandit.

109. De ces principes ressort clairement la grande importance de la mortification. " Tenons ferme contre la nature, disait saint Vincent de Paul, si nous lui donnons une fois pied sur nous, elle en prendra quatre, et TENONS POUR ASSURE QUE LA MESURE DE NOTRE AVANCEMENT DANS LA VIE SPIRITUELLE SE DOIT PRENDRE DU PROGRES QUE NOUS FERONS EN LA MORTIFICATION. " (Vie, par Abelly, L. iii, ch. 19) " L’homme, dit l’Imitation, fait d’autant plus de progrès et mérite d’autant plus de grâces qu’il se surmonte et se mortifie davantage. " (L.i, ch. 25) On peut dire que tel fut l’enseignement de tous les saints, telle fut leur pratique ; c’est à leurs sacrifices, à leurs austérités généreuses, à un renoncement continuel que tous ont dû leur progrès dans toutes les vertus et la conquête du parfait amour.

Les saints considéraient à bon droit leurs mauvais penchants comme des adversaires acharnés, d’autant plus redoutables qu’ils sont au-dedans de nous. " Que tu le veuilles ou non, dit saint Bernard, le Jébuséen, ton ennemi, demeurera toujours au-dedans de tes frontières ; tu peux le subjuguer mais non l’exterminer. " (Serm. 58 in Cant.) Ils regardaient le corps lui-même comme l’ennemi de Dieu et de l’âme. Parlant du corps, saint Bernard s’écrie : " Que Dieu s’élève et qu’il tombe cet ennemi de Dieu, ce rebelle, qui méprise son Seigneur, qui n’aime que lui-même, ce partisan du monde,cet esclave du démon. Certes, si vous en jugez sainement, vous vous écrierez avec moi : il mérite la mort, qu’il soit crucifié, qu’il soit crucifié ! " (Serm. 90 de div. n.) Quiconque est animé de cette ardeur guerrière triomphe de lui-même et devient maître de ses passions, dont il ne se sert plus que pour servir son Dieu avec plus d’élan et pour faire le bien avec plus de force.

A cette généreuse mortification les saints ont dû d’abord la parfaite domination de leurs passions et la pleine possession d’eux-mêmes. " Ne te laisse pas aller à tes convoitises et réprime tes désirs, dit l’Ecclésiastique. Si tu accordes à ton âme la satisfaction de tes convoitises, tu deviendras la risée de tes ennemis. " (xviii, 30) D’après saint Alphonse, il n’y a pas de milieu, ou bien l’âme domine le corps, ou bien ce sera le corps qui mettra l’âme sous ses pieds. Celui qui veut se donner toutes les satisfactions permises, tombe bientôt dans ce qui n’est plus licite. Et le saint ajoutait : " Si quelqu’un vous enseigne une doctrine qui porte au relâchement dans la mortification de la chair, vous ne devez pas l’écouter, quand même il ferait des miracles. " (Œuvres, vol. X, ch. 8)

Les saints par la pratique généreuse de la mortification ont expié leurs fautes, purifié leur âme et attiré sur eux des torrents de grâce. Saint Thomas remarque que la pénitence peut réparer complètement les fautes commises, en empêcher tous les funestes effets et conduire même à un état plus élevé que celui d’avant la faute, mais que s’il n’en est pas ainsi, c’est que l’élan vers Dieu est trop faible et trop faible aussi la détestation du péché. (2.2, q. 89, a. 2, ad 2) La mortification, quand elle est généreuse, détruit tout le mal qu’a fait le péché et rend à l’âme toute sa vigueur.

Par la mortification les saints ont obtenu le don de la parfaite prière. " Que la mortification soit une disposition nécessaire à la prière, dit Rodriguez, c’est une vérité que tous les saints et tous les maîtres de la vie spirituelle nous enseignent… Qu’est–ce qui vous est obstacle, et cause de trouble, dit A Kempis, sinon les affections immortifiées de votre cœur ? (Imit., I, 3) Les passions déréglées et les mauvaises inclinations, voilà ce qui vous empêche de vous appliquer à l’oraison, c’est ce qui vous inquiète dans vos prières, ce qui mène tant de bruit dans votre âme… Le dérèglement de l’amour-propre, l’envie de satisfaire vos passions, le désir que nous avons d’être estimés et qu’on fasse ce que nous voulons, tout cela nous surcharge tellement le cœur et produit tant de fantômes dans notre imagination, que nous ne saurions nous recueillir ni avoir l’esprit attaché à Dieu. (II Part., 1er Traité, ch. 1er ) Une mortification généreuse produit dans l’âme le détachement et par là même la paix du cœur, ce qui éloigne les distractions ; et en même temps elle obtient des grâces de lumière et d’amour qui rendent la prière facile et fervente.

Et la voie de la mortification n’effraie que les lâches et les sots, car les gens mortifiés sont à la fois plus sages et plus heureux que les immortifiés. On raconte de saint Bernard (Vie, par Surius) qu’un jour à des gens du monde qui lui demandaient pourquoi lui et ses religieux haïssaient tant leur corps, le maltraitant si fort, il répondit qu’au contraire ils l’aimaient bien puisqu’ils lui préparaient pour le ciel d’ineffables jouissances. Certes, ceux qui par une hygiène bien entendue traitent sévèrement leur corps, lui refusant tout ce qui peut lui nuire, le condamnant, quand il est malade, à des remèdes amers, à des opérations douloureuses, l’aiment beaucoup mieux que ceux qui par des excès funestes lui préparent toutes sortes de souffrances et de maladies. Ainsi celui qui lâche la bride à ses inclinations se ménage bien des peines. " C’est vous, Seigneur, dit saint Augustin, qui avez voulu que tout esprit déréglé soit à lui-même son supplice. " (Conf., i, 12) Les gens immortifiés ne pouvant presque rien supporter souffrent beaucoup plus que les âmes vaillantes, qui sont heureuses d’endurer beaucoup pour leur Dieu. " Considérez, dit le P. Lallemant, deux religieux, l’un qui, dès le commencement se donnant à Dieu, s’est proposé de ne rien épargner pour sa sanctification, l’autre qui marche à petits pas et qui n’a le courage de s’élever qu’au-dessus de la moitié des difficultés ; conférez la vie de l’un avec celle de l’autre, vous trouverez que le tiède aura eu beaucoup plus de peines que le fervent. " (Doctr. spir., II. Pr.,chap. 1er, a. 2)

Pratique de la mortification

110. On distingue la mortification extérieure qui afflige le corps, et la mortification intérieure qui contrarie la volonté, les mortifications négatives, par lesquelles on s’abstient des choses permises, et les mortifications positives par lesquelles on s’impose des pratiques gênantes ou douloureuses. Les principales mortifications corporelles sont le jeûne et l’usage des instruments de pénitence. " Si vous pouvez supporter le jeûne, dit saint François de Sales à Philothée, vous ferez bien de jeûner quelques jours outre les jeûnes que l’Eglise commande ; car outre l’effet ordinaire du jeûne d’élever l’esprit, réprimer la chair, pratiquer la vertu, et acquérir une plus grande récompense au ciel, c’est un grand bien de se maintenir en la possession de gourmander la gourmandise même et tenir l’appétit sensuel et le corps sujet à la loi de l’esprit, et bien qu’on ne jeûne pas beaucoup, l’ennemi néanmoins nous craint davantage quand il connaît que nous pouvons jeûner. " (Vie dévote, iii, 23)

111. Nous empruntons à un auteur contemporain la description des instruments de pénitence les plus usités.

" Le cilice a toujours été signalé chez tous les peuples parmi les instruments de pénitence. C’est un tissu fait de poils rudes et piquants que l’on porte sur la chair. Généralement il se compose de deux carrés reliés par deux bandes, comme un scapulaire et qui retombent l’un sur le dos, l’autre sur la poitrine. Parfois c’est une tunique étroite qui serre tout le haut du corps ; c’est le sac dont il est si souvent question dans l’Ecriture. Il y en a aussi en forme de ceinture.

" La haire, sorte de cilice, est une chemise ordinairement sans manches, faite de crins de cheval, ou de chanvre et de crins tissés ensemble…

" Les chaînes métalliques sont souvent employées comme engins de pénitence. Ce sont des treillis en fil de fer, de cuivre ou tout autre métal, dont les pointes sont retournées en saillie et c’est par ce côté des pointes qu’on les applique et les fixe sur la chair, à la ceinture, aux bras et aux jambes, d’où le nom de ceintures et de bracelets.

" La discipline est aussi célèbre et d’un usage plus étendu. On appelle ainsi un fouet destiné à flageller le corps. Elle est en fer ou en cordes. La première se compose d’un faisceau de chaînettes terminées en pointe et réunies à une chaîne qui sert à les brandir. L’autre se fait avec des cordes nouées… La pratique générale est que chacun se flagelle de sa propre main et en secret… Il paraît que pratiquée sur les épaules, elle présente des dangers pour la santé. Il en est qui l’exercent à la partie dorsale inférieure et au haut des jambes. " (Ribet, Ascétique, ch. xlii) L’auteur ajoute que quelquefois on a objecté que l’usage de la discipline ainsi pratiqué était dangereux pour la chasteté, et il cite la réponse très sage de Benoît XIV, disant que, si ce danger existe, ce ne peut être qu’un cas exceptionnel : Spernendae sunt oppositiones petitae a detrimento oculorum et incitamento ad libidinem : vix enim invenitur qui hoc experiatur : quod si experiretur, deberet ab iis abstinere aut locum verberationis mutare. (De beatif., l. 3, c. 28, n. 7) " La discipline, dit saint François de Sales, a une vertu merveilleuse pour recueillir l’appétit de la dévotion, étant prise modérément. " (Vie dévote, iii, 23) On peut en dire autant des autres instruments de pénitence, qui ont même sur la discipline cet avantage que pouvant être portés pendant des heures entières, ils " matent puisamment la chair " comme le dit le saint docteur, et peuvent favoriser grandement l’union à Dieu.

112. Toutes ces austérités comme aussi les abstinences et jeûnes pratiqués prudemment ne sont point dangereuses à la santé, comme le prétendent parfois les personnes trop amies de leur chair. L’expérience quotidienne le prouve. Et du reste que de saints ont vécu dans les austérités et sont parvenus à une très longue vieillesse. " Les excès de table ou de travail, que l’on ne songe point à réprimer, dit Ribet, font périr plus de monde que les rigueurs de la pénitence chrétienne. " (Ibid.)

Les dangers à éviter dans la pratique des pénitences corporelles sont les imprudences et excès et les sentiments de vanité ou de sotte complaisance. Des austérités excessives qui altéreraient la santé et rendraient incapables de remplir les devoirs de son état, seraient condamnables. Des pénitences accomplies non par pur amour de Dieu mais par vaine gloire ou avec des sentiments d’orgueil seraient funestes. Une humble obéissance au directeur préservera l’âme pénitente de ces dangers et augmentera le mérite de ces sacrifices.

113. Voici maintenant quelques exemples de mortifications négatives : " Ne pas regarder ni écouter des choses curieuses ; parler peu ; se contenter des mets qui plaisent le moins au goût, ou bien qui sont mal assaisonnés ; ne pas s’approcher du feu en hiver ; choisir pour son usage des objets de peu de valeur ; se réjouir de manquer même du nécessaire ; ne pas se plaindre des intempéries de la saison, des mépris, des persécutions, des maladies. " (P. Clément, Ecole de perfect., iii, 3, p. 293)

114. Les mortifications intérieures positives, par lesquelles on contrarie sa volonté, on agit contre ses goûts, et les mortifications intérieures négatives, par lesquelles on s’abstient de ce qui fait plaisir à l’esprit et au cœur, sont plus parfaites encore et plus méritoires que les mortifications corporelles. Elles sont aussi plus nécessaires à la pratique des vertus et conduisent plus sûrement à l’amour.

Chapitre XXI : L’humilité, fille de la justice et de la tempérance

Nature de l’humilité

115. " Toute la vie du Christ est pour nous un enseignement, nous dit saint Augustin, mais c’est surtout son humilité qu’Il offre à notre imitation " (De ver. relig.) C’est Lui qui a révélé au monde cette grande vertu, non pas qu’il n’y eût avant Lui des actes d’humilité, mais ils étaient rares, peu appréciés des hommes, et généralement peu profonds et bien éloignés de cette perfection dont Jésus nous a donné l'exemple, et qui est devenue si fréquente depuis l'Incarnation. Les philosophes païens blâment l’orgueil lorsqu’il est trop choquant, ils enseignent à modérer le faste, à éviter l’ostentation, mais aucun n’a recommandé l’humilité telle que le christianisme l’a entendue et pratiquée.

116. L’humilité chrétienne est une vertu par laquelle l’homme connaissant Dieu et sa propre personne se méprise soi-même, accepte sans s’irriter et même est heureux que les autres le connaissent et le méprisent.

Il y a donc deux éléments dans l’humilité : connaissance de son abjection et acceptation amoureuse de cette abjection. Connaître ses défauts et concevoir du mépris de se voir imparfait, c’est faire acte d’orgueil et non d’humilité ; la vertu d’humilité est, en effet, comme toutes les autres vertus, une disposition juste et droite de la volonté. Mais si la connaissance de ses propres misères n’est pas à proprement parler l’humilité, elle en est le principe et la condition indispensable ; elle en est aussi la conséquence. " Celui qui s’imagine être quelque chose, alors qu’il n’est rien, se séduit lui-même " (Gal., vi, 3) ; se connaissant mal, sa volonté repoussera avec horreur toute humiliation ; mais d’autre part celui qui a l’amour de sa propre excellence ne veut pas avouer sa misère, il cherche à s’élever à ses propres yeux, et il parvient à s’aveugler. Au contraire, celui qui comprend bien le néant de la créature et la laideur de ses défauts, est porté à s’humilier ; d’un autre côté celui qui accepte amoureusement d’être digne de mépris, celui-là découvre beaucoup mieux, à la lumière de la grâce, les raisons qu’il a de se mépriser.

La connaissance de Dieu est nécessaire aussi à l’humilité. Quand on a de Dieu une juste idée, quand on comprend sa grandeur, ses droits, la puissance et l’universalité de son action, qui s’étend à tout, on comprend aussi que la créature, qui sans Lui ne peut subsister, ne peut même agir ni avoir une seule bonne pensée, ne mérite qu’oubli et dédain. Aussi saint Augustin adressait-il à Dieu cette prière : Noverim te, noverim me : " faites que je vous connaisse et que je me connaisse " : que je vous connaisse pour vous admirer et pour vous aimer, et que je me connaisse pour me mépriser. " Qu’as-tu que tu n’aies reçu, dit saint Paul, et si tu as tout reçu, pourquoi t’en glorifier comme si tu ne l’avais pas reçu ? " (I Cor., iv, 7) Même les bonnes œuvres que nous faisons sont le fruit de la grâce : le beau mérite qu’a le jeune enfant d’avoir fait une belle page d’écriture, quand son mmaître lui a guidé la main ! Il n’a pas résisté, c’est vrai, il s’est prêté à l’action du maître, mais c’est le maître qui a été habile et non pas l’enfant. Ainsi en est-il de toutes les œuvres que l’on attribue au talent, au génie, à la vertu, à l’héroïsme ; elles sont de Dieu beaucoup plus que de l’homme.

Et lui, l’homme qu’a-t-il donc qui lui soit propre ? " Qu’êtes-vous ? dit saint Bernard. Un sac d’immondices. Que deviendrez-vous ? La pâture des vers. " " Les arbres et les plantes, dit le pape Innocent, produisent des fleurs et des fruits, tandis que le corps humain est un cloaque d’ordures et de puanteur. " (Lib. 8 de cont. mundi) Et les défauts spirituels sont plus répugnants encore et plus odieux que les vilenies corporelles, et ils nous sont, en partie du moins, imputables, les péchés que nous commettons sont volontaires et ils sont plus fétides que tout ce qui sort de notre corps : " Toutes vos justices, dit Isaïe, sont devenues comme un vêtement souillé. " (lxiv, 6)

Avantages de l’humilité

117. L’humilité c’est la vérité a dit sainte Thérèse. (6e Dem., ch. 10) Parce qu’elle est vraie, juste et sainte, l’humilité plaît éminemment au Seigneur : " Je porterai mes regards, dit le Seigneur, sur celui qui est humble et qui a le cœur brisé. " (Is., lxvi, 2) " Quiconque s’élève sera abaissé, a déclaré le Sauveur, et quiconque s’abaisse sera élevé ". Oui, les humbles ont toujours été les préférés de Dieu ; l’humilité sincère et profonde a toujours attiré ses grâces. Au contraire, le plus souvent ce qui fait que les âmes bonnes et vertueuses restent stationnaires, ou même en avançant quelque peu ne parviennent cependant pas au degré d’amour que Dieu leur réservait, c’est qu’elles ne pratiquent pas, comme elles le devraient, cette grande vertu.

Les autres vertus grandissent quand grandit l’humilité ; elles sont arrêtées dans leur essor, Quand l’humilité cesse de progresser. La foi devient plus simple, plus vive et plus ferme dans l’âme humble, qui écoute mieux la parole du Seigneur et accepte amoureusement toutes ses leçons, même celles qui la brisent ou qui la rabaissent. L’humilité rend l’espérance plus ardente, car délivrant l’âme des convictions de l’amour-propre, la détachant de l’estime des hommes, des honneurs, elle la fait aspirer plus ardemment aux biens surnaturels ; plus défiante d’elle-même, l’âme humble devient plus confiante en Dieu. L’humilité rend l’amour de Dieu beaucoup plus pur et aussi plus intense, car plus on s’oublie et on fait bon marché avec soi-même, plus le cœur se porte vers Dieu. La charité fraternelle s’exerce avec plus de dévouement, plus de délicatesse, quand l’amour de soi n’y met pas obstacle. Grâce à l’humilité la patience ne se dément pas, la douceur devient plus égale, la pureté plus circonspecte, la force ne s’appuyant que sur Dieu, est magnanime et indomptable, la mortification enfin, étant pratiquée avec des intentions très pures, est admirablement efficace et conduit au parfait renoncement et au parfait amour.

Exercice de l’humilité

118. Pour acquérir cette vertu si importante, il faut, comme pour toute autre vertu, recourir aux deux grands moyens, qui, lorsqu’ils sont joints ensemble, sont irrésistibles : prières instantes, efforts généreux et persévérants. Trop de personnes pieuses, tout en estimant beaucoup l’humilité, ne font pas de progrès dans cette vertu, parce qu'elles ne la demandent pas avec ardeur et constance, et parce qu’elles ne s'appliquent pas avec assez de courage à la pratiquer. " L’humiliation est le chemin qui conduit à l’humilité, dit saint Bernard, comme la patience à la paix, comme l’étude à la science. Si vous voulez devenir humbles ne fuyez pas l’humiliation. " (Epist., 87)

Voici les pratiques d’humilité qu’un chrétien pieux doit observer :

S’appliquer à s’estimer à sa juste valeur et accepter son abjection : donc penser souvent à son néant, à ses défauts, à ses fautes, et se plaire à se faire tout petit devant Dieu, dont on admire en même temps les grandeurs et l’amour.

Quand on voit le prochain tomber en quelque faute, faire un retour sur sa propre misère et se rappeler ce que dit saint Augustin : " Notre frère ne fait aucun péché que nous ne ferions nous-mêmes, si la miséricorde de Dieu ne nous tenait constamment par la main. " (Solil. c.17)

S’humilier aussi quand on reçoit quelque éloge : " Il est aisé, dit saint Augustin à l’évêque Aurélien, d’accepter de ne pas être loué, mais il est difficile d’être insensible aux louanges que l’on reçoit. "

Chasser de son esprit toute pensée et de son cœur tout sentiment de complaisance, de vaine gloire ou d’ambition, coupant court à tout désir d’estime ou de louange, à toute amertume produite par les paroles ou les procédés blessants du prochain, chassant toute rêverie, tout calcul où l’amour-propre aurait sa part.

Eviter toute parole qui tende à se faire valoir, à faire remarquer ses mérites ; dire plutôt ce qui humilie. S’humilier surtout près de son confesseur et directeur. Mais les paroles d’humilité doivent être sincères ; il en est qui disent du mal d’eux-mêmes pour en faire dire du bien, c’est ce qu’on a appelé l’humilité à crochet, parce que, comme on se sert d’un crochet pour attirer à soi les objets éloignés, ainsi on se sert de cette fausse humilité pour attirer sur soi des louanges. (Rodriguez, De l’humilité, ch. xiii)

Faire des actes d’humilité, comme porter des habits grossiers, choisir les occupations les moins honorables, bénir le Seigneur quand on subit quelque rebut, raillerie ou affront, prendre pour soi ce qu’il y a de moindre, baiser la terre en faisant un acte de contrition. Saint Augustin commentant l’acte du Sauveur qui lava les pieds de ses apôtres, fait cette juste remarque : " Quand vous faites un acte extérieur d’humilité, comme de vous prosterner aux pieds de votre frère, vous faites naître dans votre cœur un sentiment d’humilité, et si ce sentiment y était déjà, il se développe et se confirme. "

Enfin et surtout contempler les abaissements et les opprobres du Verbe incarné depuis la crèche jusqu’au Calvaire et à l’Eucharistie, et aimer ce Dieu si humilié. C’est cet amour de Jésus, qui, mieux que toute autre industrie, nous fera aimer et nous apprendra à pratiquer parfaitement cette grande vertu.

Litanies de l’humilité

Seigneur ayez pitié de moi ; Jésus, doux et humble de cœur, écoutez-moi ; Jésus, doux et humble de cœur, exaucez-moi ; Du désir d’être estimé Délivrez-moi, Jésus ; Du désir d’être aimé Délivrez-moi, Jésus ; Du désir d’être recherché Délivrez-moi, Jésus ; Du désir d’être loué Délivrez-moi, Jésus ; Du désir d’être honoré Délivrez-moi, Jésus ; Du désir d’être consulté Délivrez-moi, Jésus ; Du désir d’être approuvé Délivrez-moi, Jésus ; Du désir d’être ménagé Délivrez-moi, Jésus ; De la crainte d’être humilié Délivrez-moi, Jésus ; De la crainte d’être méprisé Délivrez-moi, Jésus ; De la crainte d’être rebuté Délivrez-moi, Jésus ; De la crainte d’être calomnié Délivrez-moi, Jésus ; De la crainte d’être oublié Délivrez-moi, Jésus ; De la crainte d’être raillé Délivrez-moi, Jésus ; De la crainte d’être ridiculisé Délivrez-moi, Jésus ; De la crainte d’être injurié Délivrez-moi, Jésus ;

O Marie, mère des humbles Priez pour moi ; S. Joseph, protecteur des humbles Priez pour moi ; Saint Michel, qui le premier avez terrassé l’orgueil Priez pour moi ; Tous les saints, vous qui avez été sanctifiés surtout par l’esprit d’humilité Priez pour moi ;

O Jésus apprenez-moi à devenir comme vous doux et humble de cœur. Ainsi soit-il !

TROISIEME PARTIE : Moyens d’avancer dans la piété

Chapitre XXII : La prière

Importance de la prière

120. Le premier, le grand moyen pour acquérir les vertus et grandir dans l’amour divin est la prière bien faite. " Sans moi vous ne pouvez rien faire ", a dit le Seigneur. " Nous ne pouvons de nous-mêmes, dit l’Apôtre, avoir même une bonne pensée, toute notre aptitude vient de Dieu. " (II Cor., iii, 5) Mais nous pouvons tout en Celui qui nous donne la force (Phil., iv, 3) A qui Dieu donne-t-Il la force ? A celui qui prie. Les recommandations instantes de Jésus le prouvent : " Veillez et priez sans cesse. " (Luc, xxi, 26) " Veillez et priez pour ne pas succomber à la tentation. " (Math., xxvi, 47) Les promesses si admirables, si consolantes, que le Sauveur a faites à maintes reprises : " Demandez et vous recevrez, etc. " " Tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, Il vous l’accordera. " (Jean, xvi, 23) le prouvent aussi.

Il est vrai, les premières grâces devancent nos prières, et celui même qui ne prie pas n’est pas totalement abandonné de Dieu, mais ces premières grâces, bien que toujours pleinement suffisantes, sont faibles, les grâces puissantes ne sont données qu’à la prière. Parfois elles sont dues à la prière des autres ; ainsi la grâce qui éclaira saint Paul, fut due à l’intercession et au martyre de saint Etienne, celle qui convertit saint Augustin, aux supplications et aux larmes de sainte Monique. Plus souvent elles ne sont données que quand elles ont été sollicitées par celui qui en ressent le besoin. Dieu donne d’abord des grâces pour pousser et aider à la prière, et si, fidèle à ces grâces, l’âme prie convenablement, d’autres grâces plus précieuses s’ensuivent. Comme le dit si bien saint Grégoire (Dial., l. I, c. 8) cité par saint Thomas (2.2, q. 83, a. 2), les hommes par la prière méritent de recevoir ce que le Tout-Puissant de toute éternité a décidé de leur donner. Il veut leur accorder ses grâces, mais Il veut les accorder à la prière.

121. Dieu est sage autant que juste en mettant cette condition, car en nous obligeant à prier, Il nous empêche d’oublier notre misère et notre impuissance, Il nous amène à rendre un juste hommage à sa puissance, à sa sagesse, à sa bonté, Il nous tient donc par là dans les sentiments d’humilité, de confiance et d’amour que nous devons toujours avoir. Et quelle joie pour le Cœur de Dieu de nous voir nous approcher de Lui : si nous ne sentions le besoin de son secours, si nous n’étions encouragés par les promesses qu’Il nous a faites, nous ne Lui adresserions que de rares hommages, nous vivrions dans l’oubli d’un Dieu si aimant.

Et quelle bonté d’avoir mis des faveurs de si grand prix à notre portée à l’aide d’un moyen si facile ! Car toujours et partout on peut prier, à la maison comme à l’église, en voyage comme au travail ; partout l’âme peut s’élever vers Dieu, toujours nos demandes montent droit à son Cœur ; nos lèvres n’ont même pas besoin de s’agiter, ou notre langue de parler. Dieu entend nos soupirs et le muet langage de notre cœur.

122. Dieu aime donc à nous voir prier, et sa grâce nous y porte. Plus une âme est généreuse, plus elle a l’amour de la prière, Dieu qui veut lui accorder d’autant plus de grâces qu’elle en profite mieux, l’excite à recourir davantage à Lui. Au contraire, plus une âme est rebelle à la grâce et attachée à ce qui flatte la nature, moins elle se sent portée à prier.

Cependant l’attrait de la prière peut diminuer et même momentanément disparaître chez une personne d’une vertu sincère ; le plan de Dieu étant d’éprouver ses fidèles, Il leur retire parfois tout le bonheur qu’ils trouvaient à s’entretenir avec Lui, Il permet que des distractions tenaces, des sécheresses pénibles engendrent le dégoût de ce saint exercice. Aucune vertu n’est solide et profonde avant d’avoir été éprouvée, et le degré de vertu dépend de la façon dont l’épreuve a été subie. Quiconque lutte et fait des efforts énergiques et constants pour repousser les distractions, pour surmonter les dégoûts, finit par acquérir une grande facilité à prier et à prier très bien. Ceux qui font effort, mais n’apportent pas assez d’énergie dans la lutte, n’obtiennent qu’un demi-succès ; ils n’arrivent pas à prier parfaitement et constamment. Ceux qui ne luttent pas, qui se relâchent et abandonnent la prière s’éloignent de la piété et s’exposent à faire des chutes déplorables.

123. Qui prie bien vit bien : Recte novit vivere qui recte novit orare, a dit saint Augustin (Hom. iv) et tous les auteurs spirituels l’ont redit après lui. Et on peut ajouter : qui prie très bien vit très bien. La raison est facile à comprendre : pour prier très bien il faut faire de généreux efforts, ce qui est déjà une marque que l’on aime Dieu et que l’on est avancé en vertus ; de plus par ces prières ferventes on attire sur soi de très grandes grâces, qui font faire de nouveaux et consolants progrès. Les âmes qui, au contraire, sont lâches dans la pratique de la prière, ont certainement très peu d’amour, elles reçoivent peu de grâces, ceux qui les connaissent remarquent qu’elles ont peu de lumières et peu de courage, elles se laissent facilement tromper par le tentateur, elles résistent mal à leurs mauvaises tendances.

Qualités de la prière

124. Il est donc très important de prier ; mais toutes les prières ne portent pas les mêmes fruits : on voit des personnes qui récitent de longues patenôtres et qui gardent de déplorables défauts, elles sont sans patience, sans humilité, sans charité. Ces personnes prient beaucoup, mais ne prient pas bien, leur prière n’a pas les qualités qui la rendent si puissante sur le Cœur de Dieu, et on peut dire d’elles ce que disait le Seigneur en parlant des Juifs : " Ce peuple m’honore du bout des lèvres, mais son cœur est loin de moi. " (Isaïe, xxix, 13, - Marc, vii, 6)

La valeur de la prière dépend avant tout de la pureté d’intention ; car ce sont surtout les motifs qui nous font agir qui donnent du mérite à nos œuvres. Souvent ce ne sont pas des vues surnaturelles, mais des motifs humains qui inspirent nos demandes ; si ces motifs ne sont pas bons, la prière n’a aucune valeur ; si ces motifs sont légitimes, nos prières sont bonnes, parce qu’il y a là des actes de foi et de confiance, mais elles ne sont pas très puissantes. Si ce sont des motifs surnaturels qui nous poussent à prier, nos prières touchent bien plus le Cœur de Dieu ; plus l’amour de Dieu, plus le zèle des intérêts divins ont de part dans nos prières, plus elles sont efficaces.

L’humilité donne une grande puissance à la prière : " Dieu résiste aux superbes, Il donne sa grâce aux humbles. " (Jac., iv, 6, - I Petr., v, 5) La prière du centurion, de la chananéenne, du publicain, du bon larron, furent très puissantes, parce qu’elles partaient de cœurs très humbles. " Quand donc, dit saint Alphonse, nous voulons obtenir les grâces de Dieu, jetons d’abord un regard sur notre indignité, et spécialement sur les infidélités dont nous nous sommes rendus coupables à son égard pour avoir trop compté sur nos forces, puis adressons-Lui notre prière sans aucune confiance en nous-mêmes. "

La confiance n’est pas moins nécessaire. " Si la prière, dit saint Thomas, tire son mérite de la charité, la force d’obtenir lui vient de la confiance. " (2.2 q. 178, a. 2) Et saint Jacques : " Si la sagesse fait défaut à quelqu’un d’entre vous, qu’il la demande à Dieu, lequel donne à tous libéralement, et elle lui sera donnée. Mais qu’il demande avec foi, sans hésiter ; car celui qui hésite est semblable au flot de la mer, agité et ballotté par le vent. Que cet homme-là ne pense pas qu’il recevra quelque chose du Seigneur, lui qui est un homme à deux âmes, inconstant dans toutes ses voies. " (Jacq. I, 5, 8) Dieu est si bon : personne n’est aussi père que Dieu, a dit Tertullien ; et Jésus n’a-t-il pas dit : Si vous, qui êtes mauvais, vous savez donner à vos enfants des choses bonnes, combien plus votre Père qui est au ciel, donnera-t-Il son Saint-Esprit à ceux qui le Lui demanderont ? " (Luc, xi, 13) Avoir confiance, c’est rendre hommage à la bonté de Dieu : Dieu écoutera plus favorablement ceux qui croiront davantage à sa bonté. Comment exaucerait-Il ceux qui se défient de son amour ou de sa puissance ?

La prière doit être ardente. Dieu, quand nous prions, voit si nous désirons vivement ce que nous demandons ; si nous sommes nonchalants, insouciants, ne priant que par routine, que pourrons-nous obtenir ? Si nous désirons d’un désir faible, nous gagnerons fort peu par nos prières, si nous désirons d’un grand désir les biens spirituels, nous méritons beaucoup mieux de les recevoir. La ferveur des désirs est donc l’une des qualités à laquelle se mesure l’efficacité de la prière.

Ce qui montre l’ardeur des désirs et aussi la fermeté de la confiance, c’est la persévérance dans la demande. Aussi Dieu en a fait une des conditions de la prière. Il veut n’accorder ce qu’on sollicite de sa bonté que peu à peu et comme d’une manière insensible ; Il veut qu’on Lui fasse violence, Il veut être vaincu à force d’instances. Ainsi en nous forçant à prolonger nos prières Il accroît nos mérites, puis Il nous tient unis à Lui, enfin Il nous fait comprendre que les grâces que nous sollicitons sont fort précieuses, puisque de courtes prières ne suffisent pas à les obtenir.

Préparation à la prière

125. Si la valeur de la prière varie grandement, et si elle dépend à ce point des qualités qu’elle revêt, il importe donc beaucoup de s’appliquer à bien prier. " Avant de prier, dit l’Esprit-Saint, prépare ton âme, et ne sois pas comme un homme qui tente le Seigneur. " Ce serait donc demander follement un miracle que de vouloir bien prier sans se préparer. Avant de prier il convient de rendre parfaite son attention, d’exciter sa ferveur en renouvelant ses intentions, et surtout de demander à Dieu de nous aider à bien prier.

A qui vais-je parler ? Au Dieu tout-puissant et infiniment grand, à mon Dieu à moi, à Celui qui est mon Père très aimant. Il est ici, et Il fixe sur moi un regard plein de tendresse. Il a tant fait pour moi et Il veut tant faire encore.

Et que vais-je Lui dire ? Que Lui demanderai-je ? Que d’amour je devrais Lui témoigner ! Que de grâces j’ai à solliciter pour sa gloire, pour sa sainte Eglise, pour tant de personnes qui me sont chères. Et pour ma pauvre âme, dont les besoins sont si grands et les vertus si faibles ! Toutes ces intentions je les englobe dans ma prière.

Mais malgré tous mes efforts je ne puis bien prier si Dieu ne me donne sa grâce. Que mes saints protecteurs du ciel me l’obtiennent, mes saints patrons, saint Joseph qui priiez si bien, et Marie, ma bonne Mère, je me confie en votre intercession ; et vous, saint Ange Gardien, chargé de veiller sur moi, rappelez-moi à mon devoir, si mon esprit s’égare. O mon Dieu, je vous dis, comme disaient les apôtres : doce nos orare : apprenez-moi à prier ; faites que ma prière vous glorifie, qu’elle réjouisse le Cœur de mon Jésus, qu’elle attire sur moi de précieuses grâces. O mon Dieu, venez à mon secours : Deus, in adjutorium meum intende.

Distractions

126. Les distractions sont le grand obstacle à la bonne prière ; les luttes qu’il faut soutenir pour bien prier sont souvent fort pénibles. Tant qu’elle est involontaire, la distraction n’est pas coupable et la prière qui se poursuit toujours avec la même volonté d’honorer Dieu, continue à être surnaturelle et méritoire. La distraction est involontaire quand on est surpris bien qu’on ait pris les précautions nécessaires. Si l’on est exposé à la distraction en ne se recueillant pas avant de prier, si lorsque la distraction vient, on ne la repousse que faiblement, elle n’est plus vraiment involontaire. La plupart des âmes chrétiennes luttent contre les distractions, mais rares sont celles qui luttent assez énergiquement. L’effort ne doit pas être une tension fatigante du cerveau, mais une détermination forte de la volonté, qui repousse toute divagation. Celui-là lutte donc bien qui, lorsqu’il voit son esprit occupé malgré lui de pensées étrangères et son cœur sollicité d’y donner son adhésion, dit et redit au seigneur avec force : Mon Dieu, je veux ne penser qu’à vous, je veux tout ce que vous voulez, fortifiez ma volonté et accroissez mon amour. Enfoncer ainsi sa volonté dans la volonté divine est un excellent moyen de vaincre le démon et de faire une prière qui plaise au Seigneur. La lutte contre les distractions, quand elle est énergique et constante, est toujours fort méritoire, et la prière de celui qui combat fortement, si elle est très pénible, produit toujours de grands fruits.

Chapitre XXIII : Prière vocale

127. On distingue deux sortes de prières, la prière vocale qui s’exprime par la voix, et se compose de formules toutes faites que l’on récite, et la prière mentale ou prière intérieure, qui se fait dans l’esprit, le cœur parlant à Dieu, sans que soient prononcées des paroles suivies.

128. La prière vocale est un devoir : le corps, œuvre de Dieu aussi bien que l’âme, doit rendre hommage à son Créateur. Du reste la prière vocale est un secours pour celui qui prie : elle excite, dit saint Thomas, sa dévotion intérieure. (2.2, q. 83, a. 12, c.) En effet, elle lui donne de saintes pensées, elle met dans son cœur de bons sentiments, elle suggère les demandes qu’il convient d’adresser à Dieu. Cependant, dit encore saint Thomas, la prière vocale, au lieu d’aider, peut distraire, ce qui arrive à ceux qui, sans le secours des moyens extérieurs, sont déjà suffisamment portés à la dévotion. Dans ce cas si les moyens extérieurs sont un obstacle, il faut s’en abstenir. (Ibid.) Donc si l’esprit est si frappé de la pensée de Dieu et le cœur si embrasé d’amour que la récitation des formules de prières soit une gêne, il vaut mieux laisser libre cours à son cœur et cesser la prière vocale, à moins qu’elle ne soit strictement obligatoire.

La prière vocale a encore cet heureux effet qu’elle édifie ceux qui l’entendent, elle les excite à prier eux-mêmes, elle facilite la prière commune. N’est-ce pas un doux et touchant spectacle que celui de personnes réunies pour adresser à Dieu leurs hommages et dont les voix se succèdent sans interruption, douce et pieuse mélodie, qui réjouit les anges et les élus, et qui monte comme un suave encens jusqu’au trône de Dieu ?

La prière publique, qui se fait par les ministres de l’Eglise représentant tous les fidèles, doit être faite au vu et au su de tout le peuple, remarque encore saint Thomas (Ibid.) et par conséquent elle doit être une prière vocale.

129. La psalmodie est la récitation de psaumes – et aussi des prières liturgiques – par deux chœurs qui se répondent. D’après certains auteurs le célèbre martyr saint Ignace d’Antioche, au second siècle de l’ère chrétienne, aurait été l’initiateur de la psalmodie : une grande multitude d’esprits bienheureux lui apparurent qui chantaient les louanges de la sainte Trinité en se répondant alternativment et sur des tons qui variaient. Le saint patriarche établit des chantres dans son Eglise d’Antioche selon le modèle qui lui avait été montré dans la céleste Jérusalem. Tout d’abord chez les moines d’Orient un seul lecteur récitait tout le psaume, et le chœur reprenait seulement l’antienne ; mais au ive siècle ils se mirent à réciter les psaumes en alternant. Saint Ambroise, aussi au ive siècle, fit pratiquer la psalmodie à Milan, et le pape saint Damase à Rome ; saint Patient l’introduisit à Lyon au ve siècle ; il semble bien que saint Benoît la prescrivit à ses moines au vie siècle ; mais ce ne fut qu’au viie siècle que l’usage de psalmodier devint général dans les églises de Gaule.

130. On peut apporter à la prière vocale trois sortes d’attention : l’attention matérielle et celle par laquelle on s’applique à ne pas se tromper en récitant ; la volonté étant dans la disposition de prier, l’esprit attentif à bien dire, et la bouche prononçant de pieuses formules, cette manière de prier, bien qu’elle ne soit pas la plus parfaite, est cependant bonne et méritoire. Il est des moments d’impuissance où l’âme ne peut faire davantage. L’attention littérale est celle qui suit le sens des mots. L’attention spirituelle est celle par laquelle on pense à Dieu, à ses grandeurs, à ses bontés, l’adorant, l’aimant, ou lui demandant ses grâces ; cette dernière est la plus excellente ; les âmes les plus simples en sont capables ; elle est parfois si vive et si forte qu’elle fait oublier tout le reste (S. Th., ibid.) On peut donc faire une très bonne prière alors même qu’on ne s’attache pas au sens des mots que l’on prononce, si, pendant que l’on récite les prières, on s’unit de cœur à Dieu dans des sentiments de foi, de confiance et d’amour.

131. La plus parfaite de toutes les prières est certainement celle qui fut composée par Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Pater. On voit parfois recommandées certaines formules, auxquelles est attribuée une efficacité merveilleuse : il n’en est point qui soit plus efficace que le Pater ; aucune autre n’est plus apte à toucher le Cœur de Dieu. Elle exprime si bien ce que nous devons demander à notre Père céleste : avant tout la glorification de son nom, l’extension de son règne, l’accomplissement de ses saintes volontés, et pour nous-mêmes les biens qui nous sont les plus nécessaires.

L’Ave Maria est aussi une prière admirable, formée des louanges que Dieu lui-même chargea l’archange saint Gabriel d’adresser à la Très Sainte Vierge et des paroles inspirées de sainte Elisabeth, et se terminant par une supplication toute filiale, aussi simple qu’elle est touchante.

Les psaumes, les cantiques comme le Magnificat, le Benedictus, etc. sont aussi des prières inspirées. Toutes les prières qui sont l’œuvre de l’Esprit-Saint, ont une profondeur insondable et une efficacité toute divine ; elles ont toujours été les prières préférées de l’Eglise.

Les prières liturgiques enfin, qui sont les prières officielles de l’Eglise, les hymnes, collectes, antiennes, répons, la courte mais si parfaite doxologie : Gloria Patri, méritent aussi une particulière estime ; elles sont si belles, si lumineuses, si suaves qu’elles favorisent grandement la piété ; elles éclairent l’âme et elles nourrissent son amour.

132. Les prières vocales ne doivent pas être trop longues. Notre-Seigneur a dit : " Ne multipliez pas les paroles en priant, comme font les païens, car ils s’imaginent être exaucés à force de paroles. " (Matth. vi, 7) Il faut prier beaucoup, " il faut toujours prier " a dit le Seigneur, mais il ne faut pas réciter toujours des formules de prières. " Parler beaucoup en priant, a dit saint Augustin (Epist. ad Probam), c’est s’étendre en paroles superflues pour demander ce dont on a besoin. Prier beaucoup, au contraire, c’est frapper longuement, et par les pieux élans du cœur, à la porte de Celui que nous implorons. Les gémissements font plus que les discours, les larmes plus que les paroles. " Sainte Thérèse assure que certaines âmes étouffent les dons d’oraison que le Seigneur commençait à leur accorder, parce qu’au lieu de s’unir à Lui dans le silence et l’amour, elles se font une obligation de réciter un grand nombre de prières vocales. Cet attachement à des formules de prières, ajoutées sans fin les unes aux autres, est pour certaines personnes une véritable servitude, sans profit pour leur âme.

Chapitre XXIV : Prière mentale et oraison

Nature et importance de l’oraison

133. La prière mentale est la prière du cœur ; quand elle se prolonge, on l’appelle oraison. " L’oraison, dit la méthode de Saint-Sulpice, est une élévation et une application de notre esprit et de notre cœur à Dieu pour Lui rendre nos devoirs, Lui exposer nos besoins et en devenir meilleurs pour sa gloire. "

De tous les devoirs que nous avons envers Dieu, le principal et celui qui comprend et commande tous les autres, est l’amour. L’oraison doit être surtout un exercice d’amour. Ainsi l’entendait sainte Thérèse, cette grande sainte, qui, sur ce sujet, reçut de Dieu tant de lumières, et qui a eu du Ciel la mission de faire aimer et d’apprendre à bien faire l’oraison : " L’oraison n’est pas autre chose qu’un commerce d’amitié, un entretien fréquent, seul à seul, avec Celui dont nous nous savons aimés. " (Vie, chap. viii)

Mais l’amour suppose la foi et l’espérance. Ces trois vertus théologales sont celles qui nous unissent à Dieu. L’exercice de ces vertus forme tout le fond de l’oraison : la foi nous y rappelle les vérités révélées qui doivent éclairer nos âmes et diriger notre conduite ; l’espérance nous porte à nous adresser à Dieu avec une confiance toute filiale pour obtenir les biens spirituels qu’Il nous a promis ; enfin l’amour domine, car l’oraison est le rendez-vous avec le Père tout miséricordieux, avec l’Ami divin, c’est l’heure des épanchements, des colloques intimes avec celui dont le commerce donne paix, bonheur, force et sainteté.

134. De là apparaît l’importance considérable de l’oraison : dès lors que les vertus théologales s’y exercent, elles se nourrissent et elles grandissent ; tous ceux qui font bien l’oraison, outre que par leurs supplications ferventes ils obtiennent de grandes grâces, deviennent des hommes de grande foi, de ferme confiance et d’ardent amour ; ils comprennent beaucoup mieux les droits de Dieu et ses bontés ineffables, comme aussi les grands intérêts de leur âme ; ils apprennent à mieux connaître les moyens de servir Dieu, d’acquérir les vertus ; ils ont un désir plus vif et plus constant des biens spirituels, une idée plus juste de la grâce, avec laquelle tout bien devient possible, et par là même plus de courage pour travailler à l’œuvre de leur amendement et de leur sanctification ; et surtout l’amour divin, qui en eux va toujours grandissant, donne plus de pureté et de mérite à tous leurs actes, les rend de plus en plus forts et généreux, et fait qu’ils deviennent très chers au Seigneur, qui verse sur eux ses grâces les plus précieuses et les plus abondantes. Il est impossible ici-bas de comprendre quels biens inestimables gagnent ceux qui font très bien l’oraison, et qui la font tous les jours.

Aussi tous les saints ont fait de l’oraison les plus grands éloges, ils ont proclamé et qu’elle est nécessaire pour mener une vie solidement vertueuse et qu’elle est merveilleusement efficace.

135. Il se rencontre parfois des personnes qui s’effrayent quand on leur parle d’oraison, elles la croient beaucoup plus difficile qu’elle ne l’est. Sans doute elle exige des efforts, pour la faire parfaitement il faut s’y être bien excercé ; rien de ce qui est très bon ne se fait sans peine, on n’apprend pas en un jour à lire, à dessiner, à broder, à jouer d’un instrument de musique. Il faut donc pour s’adonner avec fruit à ce saint exercice y mettre une application sérieuse. Cependant l’art de l’oraison n’étant autre chose que l’art de converser avec Dieu s’apprend plus vite et plus facilement que les autres arts, et l’expérience prouve que toute personne de bonne volonté peut l’acquérir. " Il n’y a pas d’amertume à converser avec l’éternelle Sagesse, ni d’ennui à vivre près d’elle, mais de la satisfaction et de la joie. " (Sagesse, viii, 16) Mêmes des jeunes âmes peuvent se réserver quelques instants de solitude et de recueillement et, surtout en s’aidant d’un livre, elles peuvent s’appliquer à faire les différents actes qui constituent l’oraison. Au bout d’un certain temps, si par ailleurs elles s’exercent généreusement à la vertu, l’oraison leur devient facile et douce ; elle ne reste pénible qu’à ceux qui ne veulent pas se vaincre ni faire de sacrifices ; n’ayant pour Dieu qu’un amour languissant, ils ne trouvent rien à Lui dire, et sa compagnie n’a pour eux aucun charme.

Les parties de l’oraison

136. Les éléments de l’oraison, qui se retrouvent, au moins virtuellement, dans tout degré d’oraison, sont au nombre de cinq : préparation, considération, retour sur soi-même, affections et demandes, résolution. 1° La préparation consiste à se mettre en présence de Dieu et à lui demander le secours de ses lumières. (Vie dévote, ii, 2) Saint François de Sales (Ibid.) indique quatre manières de se mettre en présence de Dieu, entre lesquelles chacun peut choisir celle qui le saisit davantage : Dieu est partout présent ; Il est particulièrement présent dans notre cœur ; Jésus nous regarde du haut du ciel ; Jésus est tout près de nous, si nous sommes devant le tabernacle, et si nous n’y sommes pas, nous pouvons par l’imagination nous représenter le bon Sauveur, tel qu’il était sur la terre, et nous-mêmes près de Lui, comme étaient ses disciples. Il faut faire cet acte avec une foi vive, le succès de l’oraison dépend en grande partie du sentiment que l’on a de la présence de Dieu, et si beaucoup d’oraisons se font péniblement, la cause en est fort souvent que la préparation et faite avec négligence.

Puisque nous sommes devant Dieu, notre premier soin doit être de Lui rendre nos hommages, hommages d’adoration, de reconnaissance, de réparation et de demande. Si l’on veut réserver pour un peu plus tard l’expression de ses sentiments de gratitude et de contrition, du moins faut-il adorer la souveraine Majesté et demander avec ferveur la grâce de faire une bonne oraison, pour la plus grande gloire de Dieu. Il est excellent aussi d’appeler à son secours les protecteurs célestes, l’ange gardien, les saints patrons, saint Joseph et la Très Sainte Vierge ; l’exercice de l’oraison est de telle importance qu’il est bon de recourir à tous ceux qui peuvent aider à s’en bien acquitter.

137. 2° La considération, se fait le plus ordinairement et avec plus de facilité – nous parlons surtout des commençants – à l’aide d’un livre. On en lit quelques phrases, puis on s’arrête pour réfléchir, pour se pénétrer de la vérité qu’on a lue. Si l’on n’a pas de livre spécial de méditation, on peut se servir avec grand fruit du saint Evangile ; l’Imitation de Jésus-Christ ou quelque autre livre de piété peut aussi être employé très utilement.

Un autre procédé consiste à prendre quelque mystère de la vie de Notre-Seigneur et à se le représenter tel qu’il s’est passé. " Par exemple, dit saint François de Sales, si vous voulez méditer Notre-Seigneur en croix, vous vous imaginerez d’être au mont du Calvaire, et que vous voyez tout ce qui se fit et se dit au jour de la passion. " Si l’on médite sur les grandes vérités, la mort, le jugement, l’enfer, on peut encore se représenter les circonstances telles qu’elles apparaissent à notre imagination. " Par le moyen des imaginations, dit encore saint François de Sales, nous enfermons notre esprit dans le mystère que nous voulons méditer, afin qu’il n’aille pas courant çà et là. "

La considération des vérités de foi ou la méditation des mystères a pour but de nous amener à cette conclusion pratique : il faut fuir le mal, et faire le bien ; c’est un devoir pour nous, et Dieu qui nous le commande, mérite d’être obéi ; c’est notre plus cher intérêt, et cela nous est possible avec le secours de la grâce. Il importe d’acquérir une ferme conviction de ces vérités et pour solliciter avec ferveur les vertus dont on a besoin et pour prendre des résolutions énergiques.

138. 3° Le retour sur soi-même, l’examen de ses défauts et misères spirituelles montre ensuite combien est nécessaire le secours divin et excite à le demander avec instance. Il faut donc s’humilier et se rappeler les besoins de son âme, mais en évitant de rester trop longtemps et trop exclusivement sur cette considération de soi-même ; car c’est un grand et funeste travers de penser plus à soi qu’à Dieu quand on fait oraison.

139. 4° La préparation, les considérations, le retour sur soi-même sont comme les préliminaires de l’oraison, ils excitent la volonté et disposent l’âme à produire les affections, c’est-à-dire les sentiments de reconnaissance, de confiance, de contrition, d’humilité, les saints désirs et surtout les demandes ardentes. Là est la partie essentielle de l’oraison. Celui qui se contenterait de réfléchir, de s’examiner et qui même ajouterait à la considération et au retour sur lui-même de fortes résolutions, mais ne parlerait pas au Seigneur, aurait médité, mais n’aurait pas fait oraison, et il ne tirerait que très peu de fruit de cet exercice. Au contraire, celui qui, dès le commencement de son oraison, pénétré de la présence de Dieu, se sentant vivement frappé de ses misères et enflammé du désir des biens spirituels, supprimerait les raisonnements et l’examen pour se jeter aux pieds du Seigneur, protester de son amour et implorer ses miséricordes, ne méditerait pas, mais ferait une oraison excellente et très fructueuse.

La demande doit se faire avec une confiance toute filiale et une tendre familiarité : " On est dans l’erreur, dit saint Alphonse, si l’on s’imagine que parler à Dieu avec une grande confiance et une grande familiarité, c’est manquer de respect envers sa Majesté infinie. Vous devez, sans doute, révérer le Seigneur en toute humilité et vous abaisser devant Lui, surtout eu égard à l’ingratitude et aux outrages dont par le passé vous vous êtes rendu coupable envers Lui ; mais cela ne doit pas vous empêcher de traiter avec votre Père céleste en Lui témoignant l’amour le plus tendre et le plus confiant qui vous soit possible. Persuadez-vous bien que vous n’avez ni ami, ni frère, ni père, ni mère, qui vous aime autant que votre Dieu. " Oui, même si l’on a été grandement coupable, même si l’on a longuement abusé de ses miséricordes, commettant toujours péché sur péché, on doit faire comme l’enfant prodigue, se jeter aux pieds du Père céleste, qui ne demande qu’à serrer dans ses bras le pécheur repentant.

Certaines personnes se plaignent de ne pas savoir parler à Dieu et d’être bientôt à court quand elles s’y essaient ; les actes de reconnaissance, d’humilité, de repentir, les protestations et promesses leur seront faciles quand elles se seront bien mis sous les yeux les bontés du Seigneur, ce qu’Il a fait et ce qu’Il fait encore pour elles, et le peu qu’elles font pour Lui. Et pour faire instance près de Lui, qu’elles Lui représentent que ces vertus qu’elles demandent Il les leur désire et plus vivement qu’elles-mêmes, qu’en les pratiquant elles procureront sa gloire et consoleront le Cœur de Jésus, qu’elles pourront se rendre plus utiles aux âmes, si aimées de Lui, qu’elles-mêmes qui ont le bonheur de communier souvent, seront moins indignes de recevoir le doux Sauveur. Surtout qu’elles disent au Seigneur qu’elles mettent leur espérance dans sa bonté infinie, dans sa libéralité, qu’elles ont confiance dans les mérites de Jésus. " Ce divin Sauveur, diront-elles, n’a-t-Il pas payé pour moi ce que je sollicite ? n’a-t-Il pas fait, et à maintes reprises, les promesses les plus encourageantes à ceux qui prient : demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez " ? Quand on désire vivement une faveur, on n’est pas en peine pour faire instance et pour plaider sa cause.

140. Les sentiments ne sont rien si les actes ne les accompagnent. Il est vrai, le temps de l’oraison n’est pas celui de l’action, mais l’oraison doit être la préparation à l’action ; elle doit donc aboutir à des résolutions, non pas à des résolutions vagues, mais à des résolutions précises et pratiques. Et ces résolutions, il faut, non pas les changer à chaque oraison, mais les renouveler aussi longtemps qu’elles répondent au besoin de l’âme. " A force de se résoudre souvent, dit saint François de Sales, on demeure tout à fait résolu. " L’oraison se terminera donc par des promesses généreuses, accompagnées d’instantes supplications pour que Dieu donne la force d’accomplir ce qu’Il inspire et ce qu’on Lui promet.

C’est encore une excellente manière pour prier mentalement, de prendre quelque prière, comme le Pater, de la réciter par parcelles, en méditant chaque phrase, en savourant chaque pensée.

141. Nous avons parlé de la préparation prochaine, la préparation éloignée n’est pas moins nécessaire. Elle consiste dans la fidélité au recueillement et la pratique généreuse du renoncement. L’exercice de l’oraison est difficile et fort pénible à l’âme dissipée et immortifiée : la dissipation empêche l’esprit de se porter aux choses de Dieu, et l’attachement aux satisfactions de la nature, outre qu’il cause une foule de préoccupations qui absorbent l’attention de l’âme, étouffe les saints désirs et empêche le cœur de se plonger dans l’amour divin. La meilleure préparation à l’oraison – tous les saints l’ont déclaré – consiste donc dans la pratique du recueillement et des sacrifices. L’oraison obtient de Dieu lumière et force pour pratiquer ces deux vertus, mais en retour les efforts généreux faits pour y être fidèle rendent l’oraison douce et salutaire.

Sujets, lieu, durée

142. Les sujets de méditation sont les grandes vérités, les mystères de notre foi, surtout ceux de la vie de Jésus, les vertus à pratiquer. Par grandes vérités nous entendons les grandeurs et bontés de Dieu d’où découlent nos devoirs envers Lui, nos fins dernières, la mort, le jugement, le purgatoire, le ciel, l’enfer. Les mystères de notre foi sont surtout l’Incarnation, la Rédemption, les faits de la vie de l’Homme-Dieu, les leçons que le divin Maître nous a données. Quant aux vertus, il importe d’insister sur les vertus fondamentales, celles qui domptent le plus parfaitement la nature et la soumettent au joug de la grâce : l’humilité, la mortification, l’abnégation, le recueillement, mais aussi la charité envers Dieu et envers le prochain, le zèle de la gloire divine et du salut des âmes.

Mais comme le temps de l’oraison doit être un temps consacré à la demande et à l’amour, il convient, quel que soit le sujet choisi, de le considérer de façon à s’exciter à aimer davantage. Certaines personnes qui ont des distractions provenant de leurs difficultés journalières, s’imaginent, pour remédier à ces distractions, devoir exposer ces difficultés au Seigneur en Lui demandant son secours pour les surmonter. Elles se méprennent grandement si elles espèrent faire de bonnes oraisons en insistant longuement sur leurs ennuis et préoccupations ; elles doivent se borner à le faire en quelques mots. Il faut, en effet, à l’oraison, chasser à tout prix la pensée de ses travaux et les soucis ordinaires de la vie ; celui qui, au lieu de glisser rapidement appuierait sur ses peines et ses tracas, tomberait inévitablement dans de longues distractions, il n’atteindrait pas le but de l’oraison, qui est de nous faire mieux connaître et aimer davantage notre Dieu si bon. Il faut aller au Cœur de Jésus, considérer ses perfections, ses bontés, son amour ; si l’on veut méditer sur une vertu, il faut la voir en Lui, qui en est le modèle parfait ; avant tout il faut s’éprendre d’admiration pour Dieu, Il la mérite si bien, et l’admiration conduit à plus d’amour.

143. L’oraison mentale peut se faire partout ; elle se fait avec plus d’aisance dans la solitude et le parfait silence, elle se fait surtout avec fruit aux pieds du Saint-Sacrement ; mais les personnes qui se sont habituées à l’oraison, arrivent à la faire sans peine partout où elles se trouvent, en marchant, en voyageant et même en accomplissant certains travaux.

L’oraison peut se faire à toute heure du jour, mais le moment le plus propice est le commencement de la journée.

144. La durée de l’oraison peut varier, mais elle ne doit pas être trop courte. Saint François de Sales, dans l’Introduction à la Vie dévote, écrite plus spécialement pour les personnes du monde, demande une heure. On voit par ses lettres qu’il commençait par imposer une demi-heure ou trois quarts d’heure. Saint Alphonse dit qu’on doit commencer par une demi-heure et augmenter peu à peu ; " il est certain, dit-il, que si l’on se contente d’une demi-heure d’oraison, on ne peut arriver à un haut degré de perfection. " Saint Pierre d’Alcantara remarque avec raison que " si le temps est trop court on le passe à débarrasser l’imagination et à régler le cœur, et lorsque l’on est prêt et qu’il faudrait entrer tout à fait dans l’oraison, on la laisse. " Mais si l’oraison précède ou suit un autre exercice, comme l’assistance à la messe, la communion, on a mieux le temps de se recueillir et de se mettre dans des dispositions ferventes.

Les degrés d’oraison

145. L’oraison n’est pas faite avec la même facilité et de la même manière par tous. " C’est l’enseignement commun des saints, dit le P. Rodriguez (De l’oraison, chap. vi), qu’à chacune des trois voies – purgative, illuminative, unitive – correspond un mode spécial d’oraison. "

On appelle voie purgative celle des débutants, chez qui l’amour contrarié par les vices et les passions, que la mortification n’a pas encore réduits, ne trouve ni facilité ni douceur dans la pratique des vertus, et demeure même en danger d’être détruit par le péché mortel. La voie des profitants commence quand les passions sont assez apaisées pour qu’il n’y ait plus de danger de fautes graves, l’âme s’adonnant avec promptitude et aisance à la pratique des vertus, et s’appliquant à accroître son amour, mais elle reste fort exposée aux fautes vénielles. C’est la voie illuminative, parce que l’âme y reçoit de plus en plus de lumières pour sa conduite. Le troisième degré est celui des parfaits, où les passions sont si bien domptées et l’âme si bien formée à la pratique des vertus qu’elle s’adonne avec facilité et en toute occasion aux actes du divin amour ; c’est la voie unitive, car l’âme y est constamment unie à Dieu par l’exercice de la charité. (Suarez, De statu religioso, L. I, c. xiii, n°8 et 9)

Ceux qui débutent dans la voie de l’oraison, ceux qui sont encore dans la voie purgative, luttant péniblement contre leurs défauts et ne ressentant que peu d’amour pour le Seigneur, ont ordinairement besoin de suivre une méthode qui les guide et qui les aide, ils doivent s’appliquer successivement aux cinq parties de l’oraison énumérées ci-dessus, et insister sur les considérations. S’ils ne s’astreignaient à suivre une marche méthodique, et s’ils ne s’appliquaient à considérer les motifs qui doivent leur faire désirer les vertus et exciter leur amour, étant encore peu éclairés et préoccupés de mille soucis profanes, ils verraient bien vite leur esprit s’égarer, leur oraison serait une rêverie et non une prière.

Quand l’âme arrivée à la voie illuminative s’est déjà suffisamment dégagée des attaches terrestres et qu’elle éprouve de vifs désirs des biens spirituels, elle n’a plus autant besoin de se convaincre ; aussi fait-elle moins grande la part des considérations et beaucoup plus grande celle des affections ; une marche trop méthodique la fatiguerait. Elle est plus familière avec son Père céleste. Lorsqu’elle s’est bien mise en sa présence, qu’elle a ranimé sa piété soit par une courte lecture, soit par la pensée des bienfaits de son Dieu, des mystères de la vie de Jésus, elle se met à Lui parler avec abandon et simplicité ; elle s’excite à l’amour, elle s’humilie, elle demande, elle promet, mais elle fait ceci sans ordre, selon que son cœur l’inspire. C’est l’oraison affective, qui ne diffère de la précédente que par plus de familiarité et moins de méthode. L’âme y insiste sur les vertus fondamentales, dont elle sent vivement le besoin, et qu’elle demande avec insistance.

Enfin quand une âme, vraiment détachée des créatures et d’elle-même, a reçu le don d’une union intime et constante avec Dieu, l’oraison est pour elle plus facile encore. L’Esprit-Saint a mis dans son intelligence une haute idée de l’incompréhensible perfection et amabilité de Dieu, et dans sa volonté une disposition d’amour, qui la fait tendre constamment vers son Dieu, et qui souvent se fait fortement sentir même au milieu de ses occupations. L’âme ainsi unie n’a pas de peine à rendre plus vifs et le sentiment de la présence de son Dieu et la pensée de l’amour qu’Il a pour elle. Eclairée comme elle l’est sur les grands mystères de la Sainte Trinité, de l’Incarnation, de la Passion, de l’Eucharistie, il lui suffit d’en évoquer le souvenir pour réveiller les sentiments qui demeurent en elle, et être toute pénétrée de confiance, de reconnaisance, d’humilité et surtout d’amour. Alors les longues considérations sont plus que superflues, elles sont à dégoût, le besoin de ces personnes est d’aimer ; les désirs de la gloire de Dieu, le zèle de ses intérêts remplissent leur cœur et inspirent leurs demandes. C’est là l’oraison d’union amoureuse infuse qui convient à la voie unitive.

Chemin de la Croix

146. Cette salutaire pratique, instituée pour suppléer aux pèlerinages en Terre Sainte, que tous ne pouvaient faire, ou pour en rappeler le souvenir à ceux qui avaient eu le bonheur de s’y rendre, remontre au xvie siècle. Un pieux pèlerin, Pierre Stockx, érigea à Louvain, après son retour de Jérusalem vers 1505, sept stations, qui furent l’objet de la dévotion des fidèles. Le P. Jean Van Paesschem, prieur des carmes de Malines, s’inspira de ces stations, dans un livre de piété, intitulé : La pérégrination spirituelle, mais il en doubla le nombre, et donna au chemin de croix sa forme actuelle, où le drame de la Passion est divisé en quatorze stations.

Le plus grand propagateur de ces pèlerinages spirituels fut saint Léonard de Port-Maurice, qui pendant les quarante années de son apostolat, travailla sans cesse à rendre cette dévotion populaire. Le chemin de la Croix était l’exercice presque continuel de saint Benoît-Joseph Labre ; saint Alphonse, jusqu’à l’âge de 88 ans, fut fidèle à visiter chaque jour, en s’appuyant au bras de son serviteur, les stations de la voie douloureuse, et quand ses graves infirmités l’en eurent rendu incapable, il faisait le chemin de croix avec son crucifix.

L’exercice du chemin de la Croix est une oraison mentale excellente. Après s’être bien mis en présence de Dieu et avoir écarté énergiquement de son esprit toute distraction, on va de station en station, on considère l’épisode douloureux qui fait l’objet de cette station, et on tire de son cœur des sentiments d’admiration pour l’amour que Jésus nous a témoigné en endurant cette souffrance, des sentiments de reconnaissance, d’amour, de contrition et de ferme propos ; Jésus pensait à chacun de nous dans toutes les circonstances de sa douloureuse passion ; Il eut consenti à endurer toutes ces peines de corps et d’âme pour un seul d’entre nous, quel qu’il soit ; en se pénétrant de cette pensée, il est facile de tirer un très grand fruit de cet exercice.

Aucune prière vocale n’est nécessaire dans le Chemin de croix quand on le fait d’une façon privée ; c’est une prière mentale et l’une des plus fructueuses auxquelles on puisse se livrer. L’Eglise a encouragé cette dévotion en l’enrichissant d’innombrables indulgences plénières et partielles ; on peut gagner une fois par jour les indulgences plènières ; si on réitère le Chemin de croix dans la même journée, il est très probable, d’après les usages de l’Eglise, qu’on ne gagne la seconde fois que les indulgences partielles.

Chapitre XXV : La confession

Les fruits de la confession

147. La prière, soit vocale soit mentale, tire toute son efficacité des dispositions et de l’application de celui qui prie ; dans son amour pour nous, Dieu a mis à notre portée d’autres moyens faciles et puissants, les sacrements, qui d’eux-mêmes ont une efficacité propre ; ils attirent sur l’âme qui s’y est préparée par des actes de foi et d’amour, une grâce beaucoup plus abondante que celle qu’elle obtiendrait en faisant les mêmes actes avec la même perfection en dehors du sacrement. Cependant si les sacrements ont en eux-mêmes une vertu toute divine, et produisent une grande mesure de grâces, cette mesure varie selon les dispositions de ceux qui les reçoivent : plus elles sont parfaites, plus la grâce est abondante, et les différences entre diverses personnes recevant le même sacrement sont beaucoup plus grandes qu’on ne se l’imagine communément.

148. Le sacrement de pénitence est l’un des moyens les plus précieux de sanctification que nous devions employer ; il n’est rigoureusement nécessaire que pour les péchés mortels, et dans les premiers siècles de l’Eglise, les chrétiens ne recouraient à ce sacrement que quand ils se sentaient coupables de fautes graves ; plus tard, et l’on doit regarder ce changement d’usage comme un grand bienfait du Seigneur, les moines d’abord, puis les âmes chrétiennes en général recoururent au sacrement de pénitence pour obtenir le pardon des fautes vénielles et se confessèrent fréquemment.

Immenses sont les avantages de la confession. Le sacrement de pénitence est nommé par le concile de Trente remedium vitae, un remède de vie. Si les péchés véniels ne donnent pas la mort à l’âme, ils l’affaiblissent, ils sont comme une maladie spirituelle contre laquelle il est très opportun d’avoir un remède efficace. Ces péché sont de trois sortes : les péchés véniels pleinement délibérés, les péchés semi-délibérés, les péchés de pure fragilité. Les premiers, qui sont commis après mûre réflexion et de parti-pris, rendent l’âme plus coupable et beaucoup plus exposée à les commettre de nouveau. Les seconds sont ceux qui sont commis avec moins de réflexion, et où il entre une part de surprise et d’entraînement, mais auxquels cependant la volonté adhère avec une certaine complaisance. Dans cette classe il faut ranger les fautes rapides, commises sans délibération, mais qui reviennent souvent et contre lesquelles on ne cherche pas à se prémunir par des efforts sérieux, et aussi les défaillances qui se produisent dans des luttes où l’âme combat trop mollement et n’est pas très décidée à remporter une pleine victoire. Enfin les péchés de pure fragilité sont ceux qui échappent à la faiblesse humaine, la volonté y a bien une petite part, sans quoi il y aurait imperfection mais non péché ; elle fléchit donc pendant un court moment, mais de suite elle désavoue sa faiblesse et renouvelle ses bonnes résolutions. Les fautes de cette espèce nuisent peu à notre beauté spirituelle, parce qu’elles sont promptement réparées ; cependant si l’on prend soin de les soumettre à l’influence sainte du sacrement de pénitence, la pureté de l’âme devient plus complète et plus brillante. Les deux premiers genres de péché sont de vraies maladies, qui affaiblissent l’âme chrétienne, et qui sont, surtout les fautes pleinement délibérées, un obstacle à ses progrès dans la piété : " Ne laisse pas le péché vieillir en toi " disait le Seigneur à sainte Gertrude ; le péché qui n’est pas rejeté, est comme un poison qui ne serait pas vomi, et qui agirait lentement sur l’organisme.

149. A ces maux de l’âme la confession bien faite apporte un sûr remède par les vertus qu’elle faut pratiquer et par la grâce du sacrement, qui s’ajoute aux mérites du pénitent, multiplie l’efficacité de ses actes de vertus et élimine de l’âme le venin du péché.

Les vertus qui s’exercent dans la confession sont surtout l’humilité et la contrition. Quel acte d’humilité plus sincère que l’aveu des fautes commises ? Quel meilleur antidote au vice qui est la racine de tout péché, l’orgueil ? Aussi l’hérésie et le schisme, qui sont les fruits de l’orgueil, ou bien suppriment la confession : ainsi ont fait les protestants ; ou bien la réduisent trop souvent à des aveux insignifiants, comme les schismatiques orientaux. Par la confession les fautes d’orgueil ont déjà un commencement de réparation, et celui qui s’est profondément et amoureusement humilié, devient plus humble et mieux prémuni contre les rechutes.

La contrition est le désaveu du péché, et le changement de la volonté qui renie le mal qu’elle avait cherché et revient au bien auquel elle avait renoncé ; par la contrition le coupable se retourne vers Dieu, s’il s’était par une faute mortelle détourné de Lui. Si, observant à l’égard de Dieu les devoirs essentiels de soumission, il s’était seulement, écarté de Lui par des fautes vénielles, par la contrition il se rapproche de Lui et se jette amoureusement dans ses bras. Ainsi le mal est rejeté et la blessure faite à l’âme par le péché trouve déjà là son remède.

Mais le sang de Jésus mystiquement répandu sur l’âme qui reçoit l’absolution, est comme un baume salutaire, qui ajoutant sa puissance à celle des vertus pratiquées dans la confession, favorise grandement la guérison, et aide l’âme à recouvrer les forces qu’elles avait perdues. " Par la confession, dit saint François de Sales, vous ne recevez pas seulement l’absolution des péchés véniels, mais aussi une grande force pour les éviter à l’avenir, une grande lumière pour les bien discerner, et une grâce abondante pour réparer toutes les pertes qu’ils vous avaient apportées. " (Vie dévote, ii, 19)

150. Les effets de la confession sont toujours proportionnés à la valeur des dispositions avec lesquelles on reçoit ce sacrement. De cent personnes qui se confessent, chacune reçoit une mesure de grâces différente de celle des quatre-vingt-dix-neuf autres ; car entre les actes de chacun l’œil de Dieu perçoit des différences que personne ici-bas ne soupçonne. L’humilité peut avoir des degrés de profondeur, la contrition des degrés d’intensité comme innombrables, et par ailleurs l’amour qui accompagne ces vertus, leur donne une valeur proportionnée à sa pureté, à sa fermeté, à sa puissance, à l’influence qu’il a sur elles. Il faut appliquer les mêmes principes à la satisfaction sacramentelle, dont la valeur est aussi mesurée à la ferveur et générosité avec laquelle elle est accomplie.

Pour obtenir ces dispositions parfaites qui assurent tant de fruit au sacrement de pénitence, il importe de s’y préparer avec un grand soin. On ne peut qu’approuver ceux qui recommandent à leurs protecteurs célestes, à leur ange gardien, à la Très Sainte Vierge le succès de leur confession. Mais c’est au Cœur de Jésus surtout qu’il faut demander les dispositions saintes , les sentiments d’humilité et d’amoureuse contrition qui peuvent rendre le sacrement de pénitence admirablement efficace.

Comment il faut se préparer à la confession

151. Deux choses sont à faire pour préparer dignement sa confession : rechercher ses fautes et s’exciter à la contrition.

Il sera traité plus loin de l’examen de conscience journalier ; celui qui précède la confession suit les mêmes règles, il demande d’autant plus de soin que le pénitent tombe dans plus de fautes ; ceux qui ont une liste de leurs péchés habituels, et qui marquent chaque soir leurs manquements, n’ont aucune peine à se bien connaître ; ils sont par là soutenus dans leurs combats et excités à faire de sérieux efforts pour s’amender. " Quant aux âmes spirituelles, dit saint Alphonse, qui se confessent souvent et qui ont soin de se préserver des péchés véniels délibérés, l’examen ne demande pas beaucoup de temps. " (Vol. xi, ch. 18, § 1) La Bienheureuse Marguerite-Marie apportait un jour une grande anxiété à faire sa confession annuelle, le divin Maître la rassura : " Pourquoi te tourmentes-tu ? Fais ce qui est en ton pouvoir, je suppléerai à ce qui manquera au reste. Car je ne demande rien tant dans ce sacrement qu’un cœur contrit et humilié, qui, d’une volonté sincère de ne plus me déplaire, s’accuse sans déguisement ; et pour lors je pardonne sans retardement, et de là il s’ensuit un parfait amendement. " (Autobiographie, Ed. Mgr Gauthey, p. 77)

Aux fautes commises depuis la dernière confession, il est très bon, et même si les fautes accusées sont douteuses, il est nécessaire d’ajouter l’accusation de quelque faute de la vie passée ; outre que c’est une pratique d’humilité fort salutaire, le souvenir de ces fautes plus graves augmente la contrition, et par là même accroît la grâce sacramentelle toujours proportionnée à la contrition ; de plus l’application des mérites de Jésus-Christ à ces fautes déjà pardonnées, diminue la peine temporelle, qui, presque toujours, reste due après l’absolution. Cette accusation se fait d’ordinaire d’une façon générale en ces termes : " J’accuse de ma vie passée toutes les fautes commises contre telle vertu. " Il convient de varier cette accusation générale, et pour éviter la routine, et pour appliquer successivement aux divers genres de péchés commis dans le passé le bénéfice de l’absolution.

Pour exciter dans son cœur de vifs sentiments de contrition, le souvenir des fins dernières est fort utile : chaque faute commise constitue une dette envers la Justice divine, et nous devrons, avant d’entrer au ciel, payer, a dit Jésus, jusqu’à la dernière obole. Mais la pensée des bontés de Dieu, de ses immenses bienfaits, des souffrances de Jésus est plus salutaire encore et fait naître une contrition amoureuse, dont les effets sont beaucoup plus précieux.

152. La confession elle-même doit se faire avec grand esprit de foi : le confesseur tient la place de Jésus ; le pénitent doit s’en souvenir et se montrer humble, respectueux, docile.

Au sortir de la confession une action de grâces courte mais fervente doit témoigner la reconnaissance du pénitent pour l’immense bienfait qu’il vient de recevoir de son Dieu ; le sang de Jésus a coulé sur son âme, l’a purifiée, l’a embellie, l’a enrichie ; ce serait une grossière ingratitude de ne pas estimer une telle grâce et de ne pas en remercier le Seigneur.

153. Il est manifeste que faite avec ces dispositions la confession est un puissant moyen de sanctification, l’âme sortant du saint tribunal plus pure obtiendra des grâces plus abondantes du Dieu à qui déplaisent tant les souillures du péché et qui réserve ses faveurs les plus précieuses aux âmes pures ; elle sera en même temps plus à l’abri des rechutes ; aussi comprend-on la parole du Seigneur à sainte Véronique Juliani : " Tu feras des progrès dans la perfection en proportion des fruits que tu retireras de ce sacrement. " (Cf Divines paroles, xxiv, 1)

Aussi les Saints ont tous montré la plus grande estime pour la confession. Saint Louis, évêque de Toulouse, saint Pierre Claver, sainte Flore, saint Léonard de Port-Maurice, le Vénérable Antoine Bermejo, etc. se confessaient chaque jour. Il importe de recevoir fréquemment le sacrement de pénitence, mais comme le nombre des confesseurs est petit, eu égard à la multitude des fidèles, il faut pour régler la fréquence de ses confessions, suivre les avis du confesseur.

Chapitre XXVI : Direction spirituelle

Nécessité de la direction

154. " Dieu avait choisi le jeune Samuel, mais Il ne voulut pas le former directement dans ses divins entretiens, Il le soumit à la direction d’un vieillard qui l’avait cependant offensé, et quelle que fût la grandeur de sa vocation, Il le fit obéir à un supérieur pour éprouver par l’humilité celui qu’Il appelait à un saint ministère et pour donner ainsi aux plus jeunes l’exemple de son obéissance. Lorsque Notre-Seigneur appela Paul et lui parla lui-même, Il pouvait lui enseigner sur-le-champ la voie de la perfection, mais Il préféra l’adresser à Ananie, qui devait lui apprendre la vérité : " Lève-toi, lui dit-il, et entre dans la ville ; on te dira ce qu’il faut faire. " Après avoir cité ces faits de la sainte Ecriture, qui font si bien connaître les voies du Seigneur, Cassien rapporte ce principe universellement enseigné par les Pères du désert, et il en loue la sagesse : Celui qui s’appuie sur son propre jugement n’arrivera jamais à la perfection et ne pourra pas éviter les pièges du démon. (Conf., ii, 14, 15, 24)

Saint Vincent Ferrier dit tout aussi nettement : " Notre-Seigneur, sans lequel nous ne pouvons rien, n’accordera jamais sa grâce à celui qui, ayant à sa disposition un homme capable de l’instruire et de le diriger, néglige ce puissant moyen de sanctification, croyant qu’il se suffit à lui-même et qu’il peut par ses propres forces chercher et trouver les choses utiles au salut. Cette voie de l’obéissance est le chemin royal, qui conduit sûrement les hommes au sommet de cette échelle mystérieuse où l’on trouve le Seigneur. C’est la voie qu’ont tenue tous les saints pères dans le désert. Et tous ceux, en général, qui sont parvenus à la perfection, ont marché par ce sentier, à moins que, par un privilège et une grâce singulière, Dieu n’ait instruit par lui-même quelques âmes n’ayant personne pour les diriger. " (De vit. sp., ii, 1)

" Avant tout, disait saint Grégoire de Nysse, il faut s’appliquer à trouver un bon guide et maître. " (Lib. de Virg., c. 13) " C’est un grand orgueil, dit saint Basile, de croire qu’on n’a pas besoin de conseil. " (In cap. I Isaiae) " Mettez tous vos soins, dit ailleurs le même docteur, et apportez la plus grande circonspection pour trouver un homme qui puisse vous servir de guide très sûr dans le travail que vous voulez entreprendre d’une vie sainte ; choisissez-le tel qu’il sache montrer aux âmes de bonne volonté le droit chemin vers Dieu. " (Serm. de abd. rer.) Saint Jérôme écrivait à Rustique : " Ne soyez pas à vous-même votre maître et ne vous engagez pas sans docteur dans une voie toute nouvelle pour vous ; autrement vous vous égareriez bien vite. " " Comme un aveugle ne peut suivre la bonne voie sans un conducteur, personne ne peut marcher sans guide ", dit saint Augustin (Serm. 112 de temp.) " Ceux-là se sont laissés séduire, dit saint Jean Climaque, qui se confiant en eux-mêmes, ont cru n’avoir pas besoin de guide. " (I Degré, ch. 2) Après avoir dit que le Saint-Esprit conduit quelquefois lui-même certaines âmes privilégiées, saint Grégoire ajoute : " Mais les âmes faibles ne doivent pas imiter cette liberté d’allure ; car il arriverait que chacun se croyant rempli de l’Esprit-Saint, dédaignerait de se faire le disciple de l’homme et deviendrait un maître d’erreurs. " (Dial., l. 1, c. 1) " Grande leçon, dit saint Bernard, pour ceux qui ne craignent pas d’aborder les voies de la vie sans guide ni maître, voulant être en spiritualité et disciples et docteurs. Combien à cause de cela ont quitté le droit chemin pour tomber dans tous les périls… Celui-là prend la main du séducteur qui refuse de la donner à un conducteur. " (In cant., 5, 77, n. 6) Et dans une de ses lettres le saint docteur dit : " Celui qui veut être son maître devient le disciple d’un fou, car en agissant avec si peu de prudence, il montre bien qu’il n’est qu’un insensé. " (Ep. 87) " Le démon prévaut facilement, dit saint Jean de la Croix, sur ceux qui marchent seuls et se dirigent par leur volonté dans les choses de Dieu. " (Man., 260) " S’il se rencontrait quelqu’un parmi vous, écrivait saint Ignace aux jésuites de Coïmbre, qui voulût obstinément se guider lui-même, qu’il écoute ce que saint Bernard lui dit : " Tout ce qui se fait sans la volonté et le consentement du père spirituel n’est que vaine gloire et demeurera sans récompense. " Si quid sine consensu et voluntate patris spiritualis fit, imputabitur vanae gloriae, non mercedi.

Ainsi ont parlé tous les maîtres de la vie spirituelle, et M. Tronson a pu dire avec raison : " Tous les Saints nous assurent qu’un chrétien sans directeur n’est pas moins exposé à se perdre qu’un navire sans pilote, qu’un aveugle sans guide, qu’un malade sans médecin. " (Ex. part.)

155. La grande raison qu’allèguent les saints docteurs en affirmant ainsi la nécessité de la direction pour quiconque veut avancer dans la vertu, est claire et irréfutable : c’est l’ordre établi par Dieu, qui a fait tout reposer sur l’obéissance et qui refuse sa grâce aux orgueilleux. " Obéissez à ceux qui vous conduisent, écrit saint Paul, et ayez pour eux de la déférence, car ils veillent sur vos âmes comme devant en rendre compte, afin qu’ils le fassent avec joie et non en gémissant. " (Heb., xiii, 17)

Dieu ne donne à l’esprit de l’enfant que de petites lumières et à son corps que des forces très limitées, afin qu’il ait besoin de ses parents, et qu’avant de pouvoir se conduire et suffire à ses besoins, il commence par obéir. Ainsi dans la vie spirituelle il ne donne d’abord que des connaissances imparfaites et du but à atteindre et des moyens à employer afin d’obliger l’homme à se chercher un maître et un guide, et alors même qu’il est devenu capable d’instruire et de conduire les autres, Dieu le presse encore de se soumettre à l’obéissance, accordant ses lumières à ceux qui commandent et ses plus grandes grâces à ceux qui sont les plus humbles et les plus dociles.

Mission du directeur

156. Donc tout d’abord éclairer ses dirigés, c’est-à-dire leur apprendre ce que Dieu demande d’eux, quelles vertus ils doivent pratiquer, à quel degré d’amour ils doivent aspirer, quels moyens ils doivent prendre, contre quels dangers ils doivent se prémunir, tel est le premier devoir du directeur. Puis quand ils sont éclairés, il reste encore à les stimuler s’ils sont mous et langoureux, à les modérer si leur ardeur est indiscrète. Enfin si leur conduite est prudente, éclairée, généreuse, le directeur en la contrôlant, en la sanctionnant de son autorité, leur donne pleine sécurité et accroît leur mérite.

L’objet de la direction varie donc avec les circonstances : au début de la vie spirituelle il est beaucoup plus étendu ; l’âme jeune, inexpérimentée, insuffisamment instruite, est exposée à de nombreuses illusions, l’imagination s’exaltant facilement, le démon suggérant avec habileté de fausses idées de perfection ; on peut, par exemple, prendre de la sentimentalité pour de l’amour, méconnaître ses véritables devoirs, ne pas comprendre quelle est la juste mesure à garder dans la pratique de certaines vertus ; on peut mal choisir ses lectures, mal ordonner ses relations ; on peut mal discerner les tentations et ne pas savoir comment y résister, on peut ignorer les meilleurs moyens à prendre pour déraciner ses défauts, pour acquérir les vertus. Sur tous ces points il importe d’être éclairé et la direction fournit les lumières nécessaires. Le directeur indique encore aux personnes qui débutent quels sont les exercices de piété auxquels elles doivent s’appliquer, quelle part elles doivent donner au soin de leur âme, celle qu’elle doivent réserver à leurs devoirs d’état et comment elles doivent s’en acquitter.

Outre les principes généraux que le directeur s’efforce d’inculquer à ses dirigés, nombre de cas particuliers peuvent surgir où ceux-ci ont besoin de conseils ; dans leurs doutes il leur donnera une décision ; quand une situation nouvelle, un changement quelconque rendra nécessaire une modification dans leur genre de vie, quand des incidents importants demanderont des déterminations graves, les avis du directeur seront très précieux.

157. Pour soutenir l’ardeur de ses dirigés le directeur peu contrôler leurs efforts en se faisant rendre compte, au moins de temps à autre, de la manière dont ils se sont acquittés de leurs devoirs envers Dieu, envers le prochain et envers eux-mêmes ; donc comment ont-ils fait leurs exercices de piété : oraisons, prières, lectures ; comment ont-ils pratiqué le dévouement, la patience, la douceur ; comment ont-ils accompli leur devoir d’état ; en un mot comment ont-ils observé leur règle ou leur règlement de vie ? Il pourra utilement leur imposer certaines pratiques pour rendre plus parfaite soit l’observation de quelque point de leur règle ou règlement, soit la victoire sur quelque défaut ou la fidélité à quelque vertu et leur demander ensuite comment ils auront observé cette pratique.

158. Cette direction détaillée, cette éducation de l’âme est nécessaire au commencement. " Après plusieurs années, dit un auteur contemporain, la direction devient plus sommaire, et plus facile ; directeur et pénitent connaissent la vie spirituelle, d’un mot ils peuvent expliquer ou comprendre toute une situation d’âme ; le directeur n’est plus que le témoin visible, sensible de la vie de l’âme ; on lui rend compte, comme on ferait à Dieu, de sa vie spirituelle " (Malige, La vie spirituelle, I Part., ch. ix) C’est surtout au moment de la retraite annuelle qu’il est utile de faire contrôler par le directeur les moyens que l’on prend pour mieux servir Dieu et pour accomplir en tout, aussi parfaitement que possible, sa sainte volonté.

159. Tout ce qui a rapport aux intérêts spirituels forme l’objet de la direction ; ce serait un abus de l’étendre à des matières purement profanes. Quelquefois, il est vrai, les intérêts de l’âme se trouvent engagés dans le règlement de certaines affaires temporelles, et le directeur alors a des conseils à donner ; mais ce cas est l’exception, et le directeur en général, n’a point à intervenir dans les questions de métier ; il ne cherchera pas de quelle manière, par exemple, un supérieur, un prélat, un magistrat, exercent leurs fonctions ; son rôle est uniquement de les aider à garder en tout une grande pureté de vues et des intentions très droites.

Devoirs du dirigé

160. L’âme qui a compris l’importance de la direction doit, dans le choix qu’elle fait d’un directeur, ne se laisser conduire que par des motifs surnaturels, cherchant l’homme de Dieu qui la fera plus sûrement avancer dans le sentier de la vertu et demandant instamment dans ce but les lumières divines. Ceux qui, pour faire leur choix, examinent quel père spirituel sera plus doux, plus aimable, moins exigeant, recherchent leur satisfaction plus que le bien de leur âme et plus que la gloire de Dieu. Une fois le directeur choisi, les Saints conseillent de ne pas le changer facilement (Vie dévote, ii, 19) ; il faut pour faire ce changement des motifs surnaturels. " Pourquoi, écrivait saint Alphonse, avez-vous laissé la direction de Mgr Falcoïa, qui est si saint et si éclairé ? Vous l’avez laissé parce que vous ne pouviez souffrir qu’il vous humiliât " (Oeuv., xi, e. I) Bien que la confession et la direction ne soient pas nécessairement liées, il est cependant de beaucoup préférables qu’elles ne soient pas séparées et que l’on demande à son confesseur les conseils de direction.

Ces vues surnaturelles qui doivent guider dans le choix d’un directeur, doivent aussi déterminer la manière dont on pratiquera la direction. Il est des personnes qui aiment à parler d’elles, qui désirent que l’on s’occupe d’elles, qui veulent sans cesse se faire encourager ou se faire plaindre ou se faire approuver ; celles-là aussi recherchent les consolations plus que le profit spirituel ; si elles ont des sujets de tristesse, s’il leur arrive quelque faiblesse, elles se laissent abattre ; il faut qu’on relève leur courage, car d’elles-mêmes elles ne cherchent pas à se relever. Elles n’aiment que les longues directions et ne sont pas contentes si le directeur ne se montre pas assez doux et paternel. Il y a chez ces personnes, à côté d’un sincère désir de progrès, un égoïsme qu’elles ne s’avouent pas et qui empêche la direction de porter tous ses fruits. Plus l’âme est détachée d’elle-même et purement désireuse d’aimer Dieu, plus elle profite des secours du directeur.

161. A un grand désintéressement et à des intentions très surnaturelles doivent se joindre chez le dirigé des dispositions de respect, d’humilité, de simplicité et d’obéissance.

" Le directeur doit toujours être un ange pour vous, dit saint François de Sales,… ne le considérez pas comme un simple homme et ne vous confiez point en lui, ni en son savoir humain, mais en Dieu qui vous favorisera et parlera par l’entremise de cet homme, mettant dedans le cœur et dedans la bouche d’icelui ce qui sera requis pour votre bonheur : si que vous le devez écouter comme un ange, qui descend du ciel pour vous y mener. Traitez avec lui à cœur ouvert en toute sincérité et fidélité, lui manifestant clairement votre bien et votre mal, sans feintise et sans dissimulation : et par ce moyen votre bien sera examiné et plus assuré, et votre mal sera corrigé et remédié ; vous en serez allégée et fortifiée en vos afflictions, modérée en vos consolations. Ayez en lui une extrême confiance mêlée d’une sacrée révérence, en sorte que la révérence ne diminue point la confiance et que la confiance n’empêche point la révérence ; confiez-vous en lui avec le respect d’une fille envers son père, respectez-le avec la confiance d’un fils envers sa mère : bref, cette amitié doit être forte et douce, toute sainte, toute sacrée, toute divine et toute spirituelle. " (Vie dévote, I, 4)

L’humilité, qui plaît tant au Seigneur et attire si abondamment ses grâces, se manifeste dans le dirigé par une grande simplicité et ouverture de cœur. Cette pleine ouverture les pères du désert l’exigeaient, et tous les maîtres l’ont recommandée. " Il faut suivre avec grand soin les traces des anciens, dit l’abbé Moïse dans Cassien, et découvrir à nos supérieurs tout ce qui se passe dans le secret de notre cœur, sans écouter une fausse honte. " (Conf., ii, 11) Nous devons ouvrir nos plaies et en faire sortir le venin, car dit saint Grégoire " les blessures qui sont fermées font plus souffrir que les autres par l’inflammation que cause la pourriture, qui est retenue au-dedans ; si on fait sortir le pus, le malade souffre, mais il est sauvé. " (Mor., l. VII, cap. ult.)

Saint François de Sales (Vie dévote, ii, 19) et saint Alphonse conseillent de dire en confession non seulement les fautes commises, mais le motif qui les a fait commettre, comme la vaine gloire, l’entêtement etc. " De temps en temps, dit encore saint François de Sales, comme serait de mois en mois ou de deux mois en deux mois, dites encore l’état de vos inclinations, quoique par icelles vous n’avez pas péché, comme si vous étiez tourmentée de la tristesse, ou si vous êtes portée à la joie, au désir d’acquérir des biens ou semblables inclinations. " (Ibid.) Ce sont surtout les tentations qu’il importe de faire connaître et la manière dont on les combat. D’après saint Ignace (Exercices. Discernement xiiie règle) il n’est rien qui déjoue plus sûrement les ruses du démon et qui lui cause plus de déplaisir que cette manifestation de ses suggestions et de ses tentations faites à un confesseur éclairé ou à une personne spirituelle. Et ce n’est pas seulement le mal contre lequel on lutte qu’il faut faire connaître au directeur ; il doit savoir aussi, au moins d’une manière succincte, les attraits pour le bien, les saints désirs, les efforts accomplis, les victoires remportées, autrement il connaîtrait mal son dirigé et ne pourrait le conseiller.

La direction serait plus qu’inutile si l’on ne suivait pas les conseils, si l’on désobéissait aux ordres du directeur. Certains dirigés sont ingénieux à présenter les choses de telle façon à leur directeur qu’il n’a jamais qu’à les approuver ; ils font ainsi leur propre volonté et non la volonté de Dieu ; d’autres se montrent si susceptibles, si difficiles à convaincre, si empressés à trouver des excuses que le directeur est obligé souvent de retenir ses avis et ses réprimandes, sachant qu’il ferait, s’il disait toute sa pensée, plus de mal que de bien. " Confesse-toi souvent, disait saint Louis à son fils, et choisis des confesseurs vertueux et savants, qui sachent t’instruire de ce que tu dois faire ou éviter, et donne à tes confesseurs de te reprendre et avertir librement. " Le directeur le plus sage et le plus saint ne pourra conduire à la perfection une âme qui ne consentira pas à renoncer à sa propre volonté et à mortifier ses passions.

Chapitre XXVII : La Communion

L’Eucharistie, aliment de l’âme

162. Jésus " qui savait que son Père avait remis toutes choses entre ses mains " (Jean, xiii, 3) ne pouvait, avant de se livrer à ses bourreaux, faire un plus doux usage de sa toute-puissance qu’en instituant son grand sacrement. Il ne pouvait ni nous donner une preuve plus frappante de son amour, ni nous offrir un plus puissant moyen de sanctification. Tout riche qu’Il était, Il ne pouvait nous donner plus.

L’Eucharistie mérite bien d’être appelée le Très Saint Sacrement, car elle est le sacrement le plus saint et le plus sanctifiant. Elle est bien le Pain des anges, digne des anges et faisant de ceux qui le reçoivent des anges de pureté ; elle est le sacrement d’amour, né de l’amour et produisant l’amour ; la réception de l’Eucharistie est la communion, c’est-à-dire l’union du Cœur de Dieu et du cœur de l’homme, l’union de tous les cœurs dans la même charité. L’Eucharistie est la nourriture de l’âme : caro mea vere est cibus ; elle est l’aliment de sa piété, car Jésus qui se donne, est le Pain vivant descendu du ciel et donnant la vie au monde.

163. Toute vie ici-bas veut être alimentée : " Les yeux de tous les êtres sont tournés vers toi dans l’attente, dit le psalmiste, et tu leur donneras la nourriture en son temps ; tu ouvres la main et tu rassasies de tes biens tout ce qui respire. " (Ps 144, 16) Les végétaux puisent dans le sol et dans l’air les éléments nécessaires à leur vie ; les animaux réclament une nourriture plus délicate, ils se nourrissent d’êtres vivants, plantes ou bêtes ; l’homme nourrit son corps par des aliments matériels, il nourrit son esprit de vérités, son cœur d’affections ; comment le baptisé qui porte en lui une vie divine, l’entretiendra-t-il ? Il se nourrit de foi et d’amour ; les actes de vertu qu’il produit soutiennent et développent sa vie surnaturelle, mais Dieu lui offre un autre aliment vraiment divin, Jésus-Hostie.

La nutrition est la rencontre de deux êtres dont l’un disparaît dans l’autre ; les aliments que nous mangeons cessent d’être ce qu’ils sont pour devenir notre sang, notre chair, nous-mêmes. Dans le repas eucharistique les deux êtres qui se rencontrent sont l’Homme-Dieu et l’âme ; l’Homme-Dieu, qui n’a rien à recevoir, rien à gagner, ne changera pas, c’est l’âme qui se modifie, elle se change dans Celui qu’elle reçoit ; sans perdre sa personnalité elle se divinise ; les qualités de Jésus, ses vertus, ses sentiments, ses jugements passent en elle, elle devient comme un autre Jésus.

Comment se fait cette transformation ? Elle s’opère surtout par les actes de charité que l’âme produit comme spontanément en s’approchant de son Dieu et surtout que Jésus, présent en elle, la pousse à produire, car la grâce sacramentelle de l’Eucharistie est avant tout une grâce d’amour ; l’effet de ce sacrement est donc de faciliter l’amour divin, d’en rendre les actes plus fréquents, plus purs et plus intenses ; elle nourrit l’amour, qui est la vie de l’âme.

De ce mot de Jésus : " Ma chair est vraiment une nourriture " saint Thomas tire cette conclusion : ce que fait à nos corps l’aliment matériel, le pain eucharistique le produit dans nos âmes : il soutient, il accroît, il répare, il délecte. (3 P., q. 79, a. 1, c.)

Il soutient : qui cesse de se nourrir meurt bien vite ; qui se nourrit mal ne traîne qu’une vie languissante : ainsi celui qui refuse le pain eucharistique se met par là même dans l’état de péché, puisqu’il méprise l’amour de son Dieu ; celui qui en fait un saint usage se maintient dans l’état de grâce, les actes de vertu, surtout les actes d’amour qu’il exerce, les grâces que lui apporte son Dieu, conservent en lui la vie surnaturelle ; aussi le Saint Concile de Trente déclare-t-il que la communion délivre des fautes vénielles et préserve des fautes mortelles.

La nourriture matérielle accroît la vie du corps du moins à ses débuts ; l’enfant trouve dans les aliments qu’il absorbe des éléments qu’il s’assimile et qui, s’ajoutant à ce qu’il a déjà, font grandir ses petits membres ; un jour vient où il a acquis et l’ampleur et les forces qui conviennent à l’homme ; alors sa croissance s’arrête ; le pain eucharistique, au contraire, apporte toujours de nouvelles grâces et ajoute toujours de nouvelles forces à l’âme qui le reçoit dignement, la croissance surnaturelle ne s’arrête jamais en celui qui est fidèle, sa foi devient de plus en plus éclairée, son espérance de plus en plus ardente et ferme, sa charité de plus en plus pure et fervente, la patience passe de la simple résignation à l’estime de la souffrance, puis à la paix dans la douleur, enfin à l’amour des croix et à la joie de souffrir ; toutes les vertus peuvent s’élever jusqu’à l’héroïsme des saints, et l’héroïsme lui-même comporte des degrés indéfinis. " Aucun acte de la vie intérieure, a dit saint Alphonse, ne peut être aussi avantageux pour l’âme que la sainte communion. "

Le pain matériel répare les pertes que le corps subit chaque jour, miné qu’il est par les travaux, les malaises, la fatigue et l’usure des organes ; or l’âme est plus que le corps sujette à des déperditions funestes par suite de ses négligences, de ses défaillances, de ses résistances à la grâce ; imperfections et fautes l’affaiblissent. En s’unissant à l’âme Jésus, qui est la vie suprême, restaure les ruines, ranime l’âme affaiblie, lui rend sa force pour le bien.

Le pain matériel est agréable au goût, il plaît et réjouit : le pain eucharistique est doux à l’âme fidèle ; aussi est-elle avide de la communion, soit qu’elle y trouve des suavités sensibles, soit qu’elle y puise, même quand elle est dans la sécheresse, un réconfort, une satisfaction d’amour profonde et apaisante, un bien-être spirituel difficile à faire comprendre, mais bien connu de toute âme fervente.

" Il faut donc, comme le dit l’Imitation, que vous recouriez souvent à la source de la grâce et de la divine miséricorde, à la source de toute bonté et de toute pureté, afin que vous puissiez être guéri de vos passions et de vos vices, et que plus fort et plus vigilant, vous ne soyez ni vaincu par les attaques du démon, ni surpris par ses artifices " (Liv. IV, ch. 8)

164. Le principe déjà établi plus haut (Chap. ii) pour les exercices de piété s’applique aussi à la sainte communion : lorsque des empêchements dans lesquels on doit voir la volonté de Dieu, s’opposent à ce que l’on communie, si l’on a soin de faire une fervente communion spirituelle et une ardente prière, Dieu supplée au sacrement qu’Il ne permet pas de recevoir et accorde des grâces précieuses, mais si l’omission de la communion est l’effet de la négligence, il y a une perte de grâces déplorables.

165. Il a déjà été dit que les sacrements produisent des mesures de grâces proportionnées aux dispositions de ceux qui les reçoivent. Le décret du saint Pontife Pie X exhortant tous les fidèles à la communion fréquente (20 décembre 1905), rappelle ce grand principe : " Les sacrements de la Loi nouvelle, tout en agissant ex opere operato, produisent cependant un effet plus grand à raison des dispositions plus parfaites de ceux qui les reçoivent… Il faut donc veiller à ce qu’une préparation soignée précède la sainte communion, et à ce qu’une action de grâce convenable la suive, en tenant compte des facultés et de la condition de chacun. "

166. La condition première et indispensable pour tirer profit de la communion est l’intention droite. " La communion fréquente et quotidienne, est-il dit dans le Décret de Pie X, très désirée par Jésus-Christ et par l’Eglise catholique, doit être tellement accessible à tous les fidèles de tout rang et de toute condition que quelqu’un qui est en état de grâce et s’approche de la sainte Table avec une intention droite et pieuse, ne puisse en être éloigné par aucune interdiction. Cette intention droite consiste en ce que celui qui s’approche de la sainte Table, ne se laisse conduire ni par l’usage, ni par la vanité, ni par quelque raison humaine, mais veuille satisfaire le bon plaisir de Dieu, s’unir plus étroitement à Lui par la charité et par ce divin médicament remédier à ses infirmités et à ses défauts. "

L’intention est le principe qui donne à nos œuvres leur valeur : qui fait l’aumône uniquement pour s’attirer l’estime, fait un péché de vaine gloire ; qui fait l’aumône par pure compassion naturelle, fait un acte bon, mais sans mérite surnaturel ; qui fait l’aumône parce qu’elle plaît à Dieu, ou parce que le pauvre lui apparaît comme un autre Jésus, fait un acte surnaturel. Si en faisant un acte, on obéit en même temps à deux motifs, l’un bon, l’autre mauvais, l’acte est en partie bon et en partie mauvais ; si le motif bon a assez d’influence pour décider à agir et que le motif mauvais, par exemple, le désir d’être loué, est un motif secondaire et non déterminant, si par conséquent celui qui désire tirer gloire de sa bonne œuvre était cependant bien décidé à faire cette bonne œuvre, alors même que personne ne le saurait, cette seconde intention qui s’ajoute à la première, lui laisse toute sa valeur substantielle ; l’acte bon a donc alors tout son prix, mais auprès de cet acte bon il y en a un autre, qui est mauvais, c’est l’acceptation consentie d’un désir de vaine gloire. Notons encore que l’intention principale ou secondaire rend l’acte, si elle est bonne, plus ou moins méritoire, ou si elle est mauvaise, plus ou moins coupable, selon la force de volonté avec laquelle est poursuivi le but qu’on se propose ; parfois il est désiré d’un ardent désir et voulu avec une grande énergie ; d’autres fois la volonté n’est qu’effleurée et l’âme ne donne qu’un faible consentement.

La communion doit être faite avec une intention surnaturelle, pour un motif inspiré par la foi, par exemple pour honorer Dieu, pour acquérir la force de Le mieux servir, pour être mieux à l’abri du péché. Celui qui ne voudrait communier que pour plaire à une créature ou pour avoir l’estime des hommes, n’aurait pas une droite intention et devrait s’abstenir. Celui qui s’approcherait de la sainte Table avec l’intention de faire un acte de piété et en même temps d’en tirer vanité, ferait une bonne communion, mais il en gâterait en partie le fruit par la vanité qu’il y mêlerait ; le mérite serait d’autant plus grand que le désir surnaturel serait plus fort, et la faute serait d’autant plus grande que le désir d’obtenir par la communion gloire et estime serait plus consentie.

Il y a donc toujours quelque profit à tirer de la communion quand il y a intention droite ; les petits enfants eux-mêmes y reçoivent des grâces mesurées à leur capacité et à leur petite dévotion. On ne donne pas à un passereau la nourriture d’un aigle, ni à une fourmi celle d’un éléphant, ni à un malade très faible celle d’un robuste travailleur. Ainsi Jésus nous appelle tous à Lui, petits et grands Venite ad me omnes, Il se donne à tous et en se donnant Il donne ses grâces ; les âmes peu avancées dans la vertu ne peuvent recevoir la même part que les âmes d’élite, les personnes qui viennent avec peu d’amour ne reçoivent pas autant que celles qui communient avec un amour brûlant, mais quiconque a bonne volonté obtient quelque grâce par la communion.

Comment rendre fructueuse la communion

167. Puisque la mesure des grâces données par l’Eucharistie est proportionnée aux dispositions du communiant, la préparation est d’une importance capitale. Elle consiste à éloigner les obstacles qui s’opposent aux grâces divines et à exciter dans son cœur les sentiments qui les attirent.

Les obstacles aux effets de la communion, qui sont d’ailleurs les empêchements aux effets de tous les moyens de perfection, sont les affections au péché véniel et les attaches imparfaites à tout ce qui n’est pas Dieu ou qui n’est pas pour la gloire de Dieu. L’affection au péché véniel, c’est-à-dire la disposition permanente de la volonté de continuer à commettre certaines fautes, dont on a conscience, et dont on refuse de se corriger, est le plus grand obstacle. On peut, il est vrai, garder cet attachement à des fautes vénielles et rester cependant résolu à faire son salut et à ne pas offenser Dieu gravement, et alors communier dans l’intention de s’affermir dans cette résolution et de se fortifier contre ses passions. Dieu est si bon que, même dans ce cas, Il accorde des grâces au communiant. Mais cet entêtement à Lui refuser ce qu’Il réclame, ou à faire ce qu’Il défend sous peine de péché, rendra petite la mesure de ces grâces. Les personnes ainsi disposées ne désirent, d’ailleurs, que peu de grâces, Dieu est juste en ne leur en accordant que selon leurs désirs. Mais, il est important de le noter, cette insouciance à l’égard de certaines fautes vénielles est beaucoup moins répréhensible chez les chrétiens peu éclairés que chez ceux qui ont reçu du Seigneur de grandes grâces ; aussi les premiers étant peu responsables de ces dispositions imparfaites, tirent bon profit de leurs communions ; les seconds, au contraire, savent qu’ils sont ingrats et qu’ils blessent le Cœur de Dieu ; ils s’exposent à la tiédeur, s’ils n’y sont déjà.

Sans aller jusqu’à cette affection au péché, jusqu’à cette résolution froide et délibérée de continuer à le commettre, beaucoup de personnes n’en ont que peu d’horreur et en sont pas décidées à le combattre énergiquement. Cette mollesse dans la répression du péché, dans la lutte contre les défauts, surtout quand elle est vue et acceptée, est aussi un obstacle, moindre que le précédent, mais cependant funeste. Les personnes ainsi disposées n’ont, elles aussi, que de faibles désirs, elles ne méritent pas de riches dons.

L’attache à des imperfections c’est-à-dire la disposition d’une âme qui, tout en voulant éviter tout péché, reste bien décidée à rechercher des satisfactions toutes naturelles dont elle sait que le sacrifice serait agréable à Dieu, est aussi un obstacle. L’âme ainsi disposée recevra beaucoup plus de grâces que les précédentes, parce qu’elle a horreur des moindres fautes, mais elle en recevra beaucoup moins que l’âme généreuse, décidée à faire en toutes choses ce qui est le plus parfait, ce qui procurera le plus de gloire et plaira davantage à son Dieu.

Le communiant qui reconnaît en lui quelqu’un des obstacles que nous venons d’expliquer, doit s’efforcer de l’écarter en se mettant dans des dispositions meilleures ; s’il se sent faible et peu résolu à renoncer au péché véniel ou aux imperfections, qu’il s’approche de Jésus avec l’intention de recevoir de Lui la force de faire ces actes de renoncement et de les faire par amour pour Celui qui s’est dévoué pour lui jusqu’à la mort. Pour obtenir plus sûrement cette grâce de détachement, qu’il s’impose, avant chaque communion, des actes de vertu et des sacrifices qu’il sait être agréables à Dieu ; par là il affermira sa volonté dans l’intention droite, et il écartera les obstacles qui empêcheraient Jésus, si porté à le combler de grâces, de suivre les désirs de son Cœur.

168. Les dispositions qui attirent les grâces divines sur le communiant sont les dispositions de foi, de confiance, de saints désirs, d’humilité, de contrition et d’amour. L’hémorrhoïsse s’approchait du Sauveur en se disant : " Si je touche seulement la houppe de son vêtement, je serai guérie. " (Matth., ix, 20) En effet " une vertu sortait de Lui qui guérissait tous les malades. " (Luc, vi, 19) Grande était sa foi, vive était sa confiance, ardents étaient ses désirs. Aussi obtint-elle la faveur désirée. Le communiant n’a pas moins besoin du contact de Jésus pour guérir ses infirmités spirituelles, et la vertu qui sort de Jésus opérera dans son âme à proportion de sa foi, de sa confiance, de ses désirs. Jésus opérera aussi davantage s’il trouve plus d’humilité et de contrition, car ces vertus, qui conviennent si bien à nos âmes misérables et coupables, si indignes de la faveur qu’elles reçoivent en communiant, touchent le Cœur de Dieu et l’inclinent à plus de libéralité.

Quant à l’amour, il va toujours de pair avec le renoncement, dont nous avons montré l’efficacité ; il est la meilleure disposition, la disposition fondamentale et essentielle aux grâces du sacrement. Le Dieu d’amour aime les cœurs aimants : Ego diligentes me diligo ; et Il se plaît à leur donner le plus grand des biens, qui est justement l’amour divin : plus il en trouve, plus Il en donne ; qui en a peu en reçoit peu ; qui en a beaucoup en reçoit beaucoup. Aussi les âmes très détachées et très généreuses obtiennent par la communion des accroissements d’amour que personne ici-bas ne peut comprendre, et qui seront pour elles, dans l’éternité, le principe d’une immense félicité. Qui habet, dabitur ei et abundabit, qui autem non habet, etiam quod habet auferatur ab eo : " à celui qui possède on donnera encore, et il sera dans l’abondance à celui qui n’a pas – si c’est de parti-pris, par un odieux abus des grâces qu’il reste si pauvre – on ôtera même ce qu’il a. " (Matth., xiii, 12)

169. La préparation immédiate à la sainte communion doit consister à exciter ou à renouveler dans son cœur ces sentiments de foi, de confiance, de désir, d’humilité, de contrition et d’amour. Saint Alphonse a composé des formules d’actes de ces vertus, qui sont fort répandues et qui peuvent être d’un grand secours. Le Bienheureux Grignon de Montfort recommandait de communier en union avec la Très Sainte Vierge. C’est assurer le fruit de la communion de demander à cette si bonne Mère son secours pour un acte aussi saint et de la supplier de prêter à son enfant son propre cœur pour y recevoir Jésus.

170. Quand le Sauveur institue l’Eucharistie, Il commença par rendre grâces à son Père, et après la Cène, Il récita avec ses apôtres un cantique d’action de grâces : Hymno dicto. (Matth., xxvi, 30) Quelle action de grâces ne doit-on pas à Dieu après la faveur inappréciable de la communion ? Qui remercie Dieu de ses dons en reçoit de nouveaux ; selon la pensée de saint Bernard, les grâces de Dieu font comme l’eau des fleuves ; celle-ci retourne à la mer pour revenir aux rivières ; ainsi les grâces qu’on rapporte au Seigneur par le tribut de la reconnaissance, reviennent plus abondantes et apportent une nouvelle fécondité. Négliger l’action de grâces, ce serait une grossièreté à l’égard de Dieu et une vilaine ingratitude, ce serait se priver des heureux effets de la communion. " Il n’y a point d’oraison plus agréable à Dieu et plus utile à l’âme, a dit saint Alphonse, que celle qui se fait dans l’action de grâces après la communion. "

Le moins que l’on puisse donner à cet exercice, à moins de complète impossibilité, c’est un quart d’heure aussitôt après la communion, et il conviendra de renouveler dans la journée ses témoignages de reconnaissance et d’affection pour Celui qui a lui-même donné une preuve si grande de son dévouement et de sa bonté. L’action de grâces doit être attentive et fervente : il n’est point de moment où le Seigneur soit plus disposé à accorder ses grâces ; Il vient à nous les mains pleines, et c’est folie de Le forcer par l’indifférence et la mollesse dans la prière à remporter dans son ciel les dons qu’Il se disposait à répandre.

Les livres de piété contiennent d’excellentes formules d’actions de grâces, par exemple celles qui ont été composées par saint Alphonse. Cependant les meilleures sont celles qui partent du cœur. Si l’on veut recourir pour fixer son esprit aux formules imprimées, il convient, avant de les réciter, d’adorer affectueusement l’Hôte divin ; de Lui dire sa reconnaissance et son amour.

Le moment de l’action de grâces étant si précieux, souvent le tentateur redouble d’efforts pour distraire l’âme pieuse et l’empêcher de s’entretenir avec son Dieu. La lutte s’impose, et il faut être énergique à repousser toutes les distractions et les sollicitudes qui envahissent l’âme. Une méthode ponctuellement suivie pendant quelques minutes peut guider et aider à repousser l’ennemi. Le mot latin ardor est souvent indiqué comme rappelant les actes que l’on doit s’imposer si les distractions deviennent trop pressantes : adoration, remerciement, demande, offrande de tout soi-même et résolutions. On peut encore recourir à la récitation lente et méditée du Magnificat, qui exprime si bien les sentiments de reconnaissance, ou quelque autre cantique ou psaume d’actions de grâces. Mais répétons-le, le mieux est de faire parler son cœur et de se livrer à l’amour.

Chapitre XXVIII : Assistance à la messe et Visite au Saint Sacrement

Assistance à la messe

171. Par une miséricorde de Dieu dont nous ne serons jamais assez reconnaissants, depuis les décrets du saint Pape Pie X, les âmes pieuses qui assistent chaque jour à la sainte messe, ne manquent que rarement d’approcher en même temps de la Table Sainte. Il pourrait donc paraître superflu de traiter de l’assistance à la sainte messe après avoir parlé de la sainte communion. Cependant il y a là pour l’âme fidèle deux grâces distinctes, et les fruits de l’assistance à la messe sont en eux-mêmes si précieux qu’il convient de les bien connaître : les personnes qui ne peuvent communier, ou qui l’ayant fait à une première messe peuvent assister à une seconde, seront encouragés à prendre part au saint sacrifice, si elles en comprennent mieux les effets.

172. L’excellence du sacrifice de la messe vient de ce qu’il est l’acte du Fils de Dieu lui-même : " Lorsque vous voyez à l’autel, dit saint Jean Chrysostome, le ministre sacré élevant vers le ciel la sainte offrande, n’allez pas croire que cet homme soit le prêtre véritable, mais portant vos pensées au-dessus de ce qui frappe les sens, considérez la main de Jésus-Christ invisiblement étendue. " (Hom. LX au peuple d’Ant.) C’est le même prêtre, c’est la même victime qu’au Calvaire ; aussi la mort du Sauveur et la sainte messe ne sont pas deux sacrifices différents, mais un seul et même sacrifice ; seule la manière de l’offrir diffère, comme l’enseigne le Concile de Trente.

Et c’est pour les mêmes fins qu’Il s’est immolé sur le Calvaire que Jésus renouvelle le même sacrifice sur l’autel. Il rend à son Père des hommages d’adoration vraiment dignes de Lui, parce que ces hommages offerts par un Dieu qui s’anéantit, sont d’une valeur infinie ; Il Lui offre des actions de grâces les seules capables de Le remercier dignement pour tous les bienfaits dont Il a comblé les hommes ; Il Lui offre pour les péchés du genre humain des expiations, les seules qui puissent égaler la gravité des offenses ; enfin Il demande pour tous et Il obtient tous les secours nécessaires pour le salut et même une grande surabondance de grâces.

Un Dieu adorant, remerciant, faisant amende honorable, sollicitant pour les hommes, et pour accomplir cette mission s’anéantissant jusqu’à prendre la forme d’une petite hostie, jusqu’à se faire manger par ses créatures, quelle merveille ! Et par là Dieu est honoré autant qu’Il le mérite, et les dettes que l’homme ne pourrait payer sont acquittées. Dieu même ne pouvait rien inventer de plus grand, Il ne pouvait donner aux hommes une plus frappante marque d’amour, ni un plus riche trésor de grâces.

Aux mérites infinis du Christ se joint encore l’efficacité de la prière de l’Eglise, qui prie par le prêtre, son représentant. L’Eglise, l’Epouse de Jésus, si puissante sur son Cœur, se fait donc suppliante à la messe, et que de grâces par cette supplication elle attire sur ses enfants !

Voilà donc les sources de grâce auxquelles puise celui qui assiste au divin sacrifice ; il participe aux hommages que Jésus rend à son Père et par là il honore dignement son Dieu ; il remercie avec Jésus, il demande pardon et il supplie aussi avec le Verbe infini ; il prie avec sa Mère, la sainte Eglise. Que de biens spirituels ne gagne-t-il pas quand il assiste à la messe avec ferveur ?

173. Aussi combien les vrais amis de Dieu, qui voient si bien, à la lumière du Saint-Esprit, le prix des choses saintes, ont-ils apprécié le sacrifice de la messe : saint Léonard de Port-Maurice infirme et malade voulait se traîner à la messe, et il disait à ceux qui voulaient le retenir : " Non, j’irai, une messe vaut mieux que tous les trésors. " La Bienheureuse Jeanne d’Arc se rendant à Chinon, importunait ses compagnons, et obtenait d’eux, à force d’instances, d’assister chaque jour à la messe. Sainte Germaine Cousin était si fortement attirée vers l’Eglise, quand elle entendait la cloche annonçant le saint sacrifice, qu’elle laissait ses brebis à la garde des saints anges et courait assister à la messe, et toujours son troupeau fut gardé. Le B. Curé d’Ars avait obtenu que tous ou presque tous ses paroissiens assistassent chaque matin aux saints mystères. Saint Euthyme le Grand, l’un des plus célèbres solitaires de la Palestine, qui vivait au ve siècle, voyait des anges en foule entourer l’autel pendant le saint sacrifice. Nombre d’autres saints versaient des larmes d’amour ou tombaient fréquemment en extase quand ils avaient le bonheur d’assister à la messe. Saint Philippe de Néri se cachait pour célébrer à cause des ravissements qui souvent le saisissaient à l’autel.

174. La valeur du divin sacrifice est illimitée, c’est comme un océan sans fond, mais dans lequel chacun puise selon les dispositions de son âme et selon sa ferveur. Plus on y apporte de foi, de confiance, de religion, surtout plus on y met d’amour, plus grands sont les fruits qu’on en retire. Pour exercer plus parfaitement ces vertus, on peut recourir à des méthodes : ou bien suivre les prières liturgiques, si belles et si onctueuses, ou bien rappeler à son souvenir le drame du Calvaire, dont la messe est le mémorial, et se considérer comme étant avec Marie, Jean, Madeleine, au pied de la croix du Christ, ou bien s’appliquer successivement à rendre à Dieu, en union avec Jésus, les quatre devoirs qui sont les fins du sacrifice : adoration, remerciement, expiation, demande. Dès lors que l’on prie, même en récitant pieusement son chapelet, on assiste fructueusement à la messe. On peut aussi avec grand profit y continuer son oraison et surtout, si l’on est dans une disposition d’amour pur et intense, demeurer bien intimement uni à Jésus, soit dans la supplication et les élans affectueux, soit dans un amoureux silence. Saint Jean à la Cène reposant sur le Cœur de Jésus, se contentait d’aimer. Le lendemain au calvaire, lui, Madeleine, les saintes femmes, Marie elle-même aimaient, pleuraient et se taisaient.

Visite au Saint Sacrement

175. L’âme qui veut grandir dans l’amour de Dieu, ne manque pas, si ses devoirs d’état ne l’en empêchent absolument, d’aller chaque matin assister à la messe et se nourrir de l’aliment divin ; elle tient aussi à retourner le soir devant le tabernacle pour rendre ses hommages à Jésus. En effet ce n’est pas le matin seulement que le divin Maître réside dans nos églises, Il y demeure toujours et toujours pour nous ; c’est nous qu’Il attend : conviendrait-il que nous Le laissions seul tout le reste du jour, sans aller Lui redire notre amour et nous entretenir avec Lui ? Il est là non pas sur un trône de gloire, mais sur un trône de bonté et de miséricorde, et " à cet Agneau divin, qui a été immolé pour nous, sont dus louanges, honneur, gloire et puissance dans les siècles des siècles. " (Apoc., v, 13) Ces hommages, hélas ! ne sont pas rendus par les hommes au Dieu de l’Eucharistie dans la mesure où ils devraient l’être ; c’est un bonheur pour l’âme pieuse de consoler ce Roi méconnu, de Le dédommager de l’indifférence du grand nombre, et pour cela d’aller chaque jour au temple Lui faire sa cour. Les délices du Sauveur sont, aujourd’hui comme toujours, d’être avec les enfants des hommes, toute âme qui l’aime désire donner à Jésus cette joie et prend elle-même ses délices à venir près de Lui. Et du fond de son tabernacle le Prisonnier d’amour ne nous adresse-t-Il pas toujours cette douce invitation : " Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai " ? Elles sont bien rares les journées sans nuages dans une vie humaine ; les sollicitudes, les angoisses, les labeurs accablants, les difficultés extérieures et les combats intimes, les peines de tout genre harcèlent alternativement et souvent se réunissent pour oppresser nos pauvres cœurs ; le meilleur de nos amis, le vrai consolateur, le seul qui puisse nous éclairer dans nos ténèbres, nous réconforter dans nos impuissances, nous appelle à Lui ; très peu sages sont ceux qui ne répondent pas à son invitation et qui ne vont pas puiser près de Lui le courage et la paix.

Saint François-Xavier, quand il évangélisait les Indes, après avoir travaillé tout le jour à catéchiser les païens convertis, allait souvent pour se délasser, passer une partie de la nuit près du Saint Sacrement. Saint François Régis faisait de même : il allait avant le jour à l’église, et s’il la trouvait fermée, il s’agenouillait devant la porte, exposé à la pluie et au froid, jusqu’à ce qu’elle fût ouverte. Le roi saint Wenceslas allait pendant la nuit, même en marchant sur la neige, visiter les églises. Tous les autres saints, tous les vrais amis de Dieu ont toujours éprouvé ce même attrait vers le saint tabernacle.

Les règles que nous avons données de l’oraison mentale conviennent à la visite au Saint Sacrement : préparation et présence de Dieu, souvenir des bontés de Dieu, de l’amour de Jésus, actes de reconnaissance, d’humilité et de contrition, demande, protestation et promesse et surtout amour. La visite au Saint Sacrement est l’oraison du soir, c’est l’entretien plein d’abandon et de tendresse avec l’Ami divin.

On pourrait, surtout si l’on se trouvait dans la sécheresse ou en proie à de grandes distractions, se servir d’un livre comme l’Imitation (surtout le livre quatrième), les Visites au Saint Sacrement de saint Alphonse. On pourrait encore commencer cet exercice enlisant très lentement avec pauses, les hymnes liturgiques en l’honneur du Saint Sacrement, œuvres de saint Thomas d’Aquin : Pange lingua, Adoro te, Sacris solemniis, Lauda Sion, Verbum supernum.

Chapitre XXIX : Lecture spirituelle

Importance de la lecture spirituelle

176. L’un des exercices de piété qui, de tout temps, ont été le plus recommandés à ceux qui s’appliquent au service de Dieu est la lecture spirituelle. Saint Paul écrivait à Timothée : " Applique-toi à la lecture " (I Tim., iv, 13) Et lui parlant des saints livres : " Toute Ecriture divinement inspirée, lui disait-il, est utile pour enseigner, pour convaincre, pour former à la justice, (c’est-à-dire à la vie parfaite), afin que l’homme soit parfait, apte à toute bonne œuvre. " (II Tim., iii, 16) On ne comprendra jamais ici-bas le mal qu’ont fait les livres mauvais : par eux se sont répandues toutes les hérésies, par eux ont été séduites ou corrompues une quantité innombrable d’âmes, mais personne non plus ne pourra calculer le bien immense fait par la Sainte Ecriture et par tant de bons livres qui en reproduisent la doctrine. " La lecture des Saintes Lettres est la vie de l’âme, dit saint Ambroise (Serm. 35), le Seigneur le déclare lui-même quand Il dit : " Les paroles que je vous ai adressées sont esprit et vie " (Jean, vi, 63) " Vous ne verrez personne être véritablement attaché aux œuvres de Dieu, qui ne soit adonné à la lecture " disait saint Athanase dans une exhortation faite à des religieux. Saint Jérôme écrivait à Eustochium : " Que le sommeil ne vous surprenne qu’en lisant, et ne vous endormez que sur l’Ecriture Sainte. " " La lecture des livres de piété, dit saint Alphonse, n’est peut-être pas moins utile à la piété que l’oraison. " (Oeuv. ascet., T. xi, ch. xvii)

" La part faite à la lecture dans l’ordre de saint Benoît, nous rapporte Mabillon (Traité des études monastiques, P. I, ch. xiv), était considérable. On accordait à chacun tous les jours après Prime au moins deux heures de lecture et trois en Carême. Outre cela, on employait à la lecture le temps qui restait entre Matines et Laudes en hiver, et entre le dîner et Vêpres, depuis le mois d’octobre jusqu’au carême ; les jours de dimanche étaient tout consacrés à la lecture après les offices divins et la prière. " Tous les saints fondateurs d’ordre ont imposé la lecture spirituelle à leurs disciples, tous ils en ont fait un point de règle, auquel ils ont attaché une extrême importance, ils ont voulu que l’on ne se contentât pas d’écouter les lectures faites à haute voix pendant les repas, mais qu’on en fît encore un autre moment plus favorable aux saintes réflexions. Quand saint Thomas de Villeneuve fut élu prieur de son monastère, son premier soin pour y faire régner la ferveur fut de veiller à ce que tous les religieux fussent fidèles à l’oraison et à la lecture spirituelle. Dans l’Introduction à la vie dévote, saint François de Sales écrivant pour les personnes du monde dit : " Ayez toujours auprès de vous quelque beau livre de dévotion " (ii, 17) et le B. Père Eudes s’adressant aussi au commun des fidèles dans son Royaume de Jésus dit : " Je vous conseille et vous exhorte, autant que je me puis, de ne passer aucun jour sans lire quelque bon livre, au moins pendant une demi-heure. "

177. Des faits nombreux nous ont été transmis qui démontrent l’efficacité de ce saint exercice. La lecture de l’Ecriture Sainte avait préparé saint Augustin à revenir à Dieu ; le récit qui lui fut fait de la conversion et de la vocation à la vie monacale de deux officiers de l’empereur Théodose, conversion et vocation dues à la lecture de la vie de saint Antoine l’ébranla fortement ; enfin la lecture d’un passage des Epîtres de saint Paul fut le dernier coup de la grâce qui l’arracha au péché et le jeta aux pieds de son Dieu. Saint Ignace était un brillant officier qui ne rêvait que succès mondains quand la lecture de la vie des Saints le décida à suivre leurs exemples. Saint Jean Colombini lisait à regret et par pure condescendance pour son épouse un livre de piété, quand il sentit dans son cœur un changement si subit et si grand qu’il renonça au monde et se mit tout entier à l’œuvre de sa sanctification. Aux évêques qui lui demandaient quel avait été le principe de sa ferveur, saint Joseph de Cupertino répondit que c’était en entendant lire au réfectoire la vie des Saints, qu’il avait été souvent attendri et amené à les imiter. Sainte Thérèse raconte dans sa vie comment, étant enfant, elle puisa dans de pieuses lectures le désir du martyre, et comment plus tard ce furent des livres de piété qui nourrirent et accrurent sa ferveur. Monsieur Acarie avait surpris sa femme absorbée dans la lecture d’un livre frivole ; aussitôt il court chez son propre confesseur, en revient chargé de livres de piété, et défend à Mme Acarie d’en lire d’autres. Celle-ci obéit ; par là elle est bientôt toute transformée et elle devient la sainte qui exerça à Paris, à la fin du xvie siècle, la plus grande et la plus salutaire influence ; veuve elle se fait carmélite et l’Eglise l’a élevée sur les autels sous le nom de la Bienheureuse Marie de l’Incarnation. (V. L’invasion mystique par l’abbé Brémond) Ce sont là quelques exemples entre beaucoup d’autres, mais on peut dire que tous les Saints ont trouvé dans la lecture un grand stimulant à leur générosité et l’un des moyens les plus puissants de leur sanctification.

178. Comment en serait-il autrement ? La lecture des livres saints et des livres de piété éclaire et instruit, elle nourrit et développe la foi, elle excite en nos âmes de saints désirs, de douces espérances et une noble ardeur. " Ne pourrez-vous pas ce qu’ont bien pu ceux-ci et celles-ci ? " disait à saint Augustin la voix de la grâce (Conf., viii, 11) ; la grâce parle de même à celui qui lit une vie édifiante. Ceux qui font des mauvais livres leur habituelle lecture se corrompent et se perdent ; ceux qui se nourrissent à l’ordinaire de livres frivoles ou profanes restent dans une atmosphère toute terrestre, ceux qui lisent toujours des livres édifiants sont fortement poussés à se sanctifier. La lecture spirituelle nous rappelle ce que Dieu a fait pour nous, ce qu’Il a le droit d’attendre de notre soumission et de notre reconnaissance ; elle nous montre que notre intérêt est de servir uniquement ce grand Dieu ; elle nous fait connaître les vertus si belles, si enviables qui nous manquent, les défauts dont nous devons nous corriger, les moyens que nous devons prendre pour nous amender et pour faire des progrès ; elle nous incite à la prière et nous fait trouver l’oraison douce et facile, elle rend nos efforts et plus généreux et plus persévérants. Nos travaux, nos affaires, les nouvelles et les bruits du monde occupent trop souvent notre esprit, le détournent de Dieu et étouffent les pensées saintes ; les pieuses lectures réveillent en nous l’amour divin et nous amènent à Dieu.

179. Toute âme qui veut accroître sa piété doit éviter les lectures vaines et profanes et s’adonner aux saintes lectures. " Les lectures profanes, dit saint Bonaventure, engendrent les vaines pensées et étouffent la dévotion, elles corrompent l’esprit au lieu de l’édifier. " (Opusc., c. 14) Combien d’âmes chrétiennes qui donnent trop de temps à la lecture des livres frivoles, des journaux, etc., trouveraient beaucoup plus de profit et se ménageraient des avantages éternels par la lecture spirituelle qu’ils négligent. Saint Jérôme dans une lettre à Eustochium raconte une vision qui eut sur toute la suite de sa vie l’influence la plus salutaire. C’était à l’époque où il commençait à mener la vie monacale non loin d’Antioche ; il goûtait peu et il ne lisait guère les Livres saints, l’élégance des auteurs profanes lui plaisait davantage, il faisait sa lecture préférée des œuvres de Cicéron, de Plaute, de Virgile. Transporté en esprit au tribunal de Dieu, le Juge lui demanda d’un ton sévère qui il était. " Je suis chrétien, répondit-il. – Tu mens, lui dit le Juge, tu es cicéronien, car là où est ton trésor, là est ton cœur " Et l’ordre est donné de le flageller. Il implora alors la clémence du souverain Juge et l’obtint après avoir promis de ne plus lire de livres séculiers. Ce n’était point un vain songe. " Je sentis bien à mon réveil, dit le saint docteur, que cela était une réalité, puisque je portais sur mes épaules les marques des coups de fouet que j’avais reçus. Depuis ce temps-là j’ai lu les saintes Ecritures avec plus d’ardeur que je ne lisais auparavant les livres profanes. "

Ce qu’il faut lire et comment il faut lire

180. Quels sont les livres qu’il convient de lire pour éclairer et accroître sa piété ? Au premier rang il faut mettre l’Ecriture inspirée ou les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament et plus particulièrement l’Evangile. Il y a dans la parole de Dieu une force merveilleuse, une admirable puissance d’illumination et une source inépuisable de saintes impulsions ; on peut relire sans cesse l’Evangile et toujours y trouver de nouvelles lumières, toujours y puiser un nouveau courage. Ces livres sont l’œuvre de Dieu, Dieu y a mis une vertu cachée, et cette vertu opère dans toute âme qui les lit avec respect et amour.

Après la Bible les livres composés par les saints sont les plus salutaires ; ils reflètent mieux la doctrine de l’Evangile ; composés, non pas comme l’Ecriture Sainte sous l’inspiration infaillible, mais sous l’impulsion et avec les lumières du Saint-Esprit, ils portent en eux l’onction de la grâce. On peut dire des saints ce que Jésus disait de son précurseur : ce sont des flambeaux ardents et brillants, des foyers de lumière et de chaleur, ils éclairent l’âme et réchauffent sa ferveur. Les ouvrages des saints Pères et Docteurs, saint Augustin, saint Jérôme, saint Grégoire, saint Bernard, saint Bonaventure, saint Ignace, saint Jean de la Croix, saint François de Sales, saint Alphonse de Liguori, le B. Albert le Grand, le B. Suzo, le B. Jean Eudes, le B. Grignon de Montfort, le Vén. Libermann, sainte Gertrude, sainte Mechtilde, sainte Brigitte, sainte Catherine de Sienne, sainte Catherine de Gênes, sainte Thérèse, sainte Marie-Madeleine de Pazzi, etc. ont fait dans l’Eglise un bien inappréciable. Quel bien n’ont pas fait aussi des ouvrages composés par des auteurs qui, bien qu’ils n’aient pas été canonisés, avaient cependant à un si haut degré l’esprit de l’Evangile ; ils reçurent certainement d’En-Haut et ils remplirent dignement la mission d’éclairer leurs frères. Ainsi les Conférences et les Institutions de Cassien, l’Imitation, les livres de Tauler, Louis de Blois, Denys le Chartreux, Grenade, Rodriguez, Lallemant, Surin, Louis Dupont, Grou, Mgr. Gay. Citons encore en ne nommant que les morts Gerson, Thomas de Jésus, Saint-Jure, le P. Faber, etc.

181. Les livres à lire en lecture spirituelle sont de deux sortes : les livres de doctrine et les vies de saints personnages : les premiers nous enseignent ce que nous devons faire, les deniers nous montrent ce qu’ont fait tant d’hommes et de femmes qui avaient notre nature et par conséquent nos faiblesses et nos défauts. Verba movent, exempla trahunt : les paroles touchent, les exemples entraînent ; même les vies inimitables, d’après saint François de Sales, " ne laissent pas néanmoins de donner un grand goût général du saint amour de Dieu. " (Vie dévote, ii, 17)

Les vies de Saints ont donc plus d’efficacité pour nous faire pratiquer la vertu que les leçons les plus sages. Combien de grands serviteurs de Dieu y ont trouvé leurs délices. Saint Jean-Baptiste de la Salle en faisait sa lecture de prédilection, le Vén. Jean de l’Hôpital lisait la vie des Saints à genoux avec un respect qui égalait sa ferveur. Dans les siècles passés la Vie des Saints se trouvait dans la plupart des foyers chrétiens, et ce livre si précieux contribuait grandement à entretenir dans les familles les sentiments de foi et de fidélité à Dieu. Cependant les livres historiques ne suffisent pas, les livres doctrinaux pleins de bons conseils, de salutaires leçons, de douces et fortes exhortations sont nécessaires à quiconque veut faire des progrès dans la vertu. Il faut donc alterner, lire tantôt les biographies édifiantes et tantôt des livres didactiques.

Pour choisir ces derniers il faut prendre conseil de son guide spirituel, puis chacun doit consulter ses attraits et les besoins de son âme : ce qui convient mieux aux uns convient moins à d’autres, et ce n’est guère qu’en lisant que l’on verra si l’on retirera du fruit de telle ou telle lecture.

Quand on a expérimenté qu’un livre nous fait beaucoup de bien, il est bon d’y revenir plus tard ; on trouvera en faisant ainsi beaucoup plus de profit qu’en lisant d’autres ouvrages qui flatteraient peut-être la curiosité, mais donneraient moins de lumière et de réconfort. Les très bons livres gagnent à être relus ; on les comprend souvent mieux et on les savoure davantage à une seconde lecture ; saint Thomas d’Aquin avait constamment sur sa table de travail les Conférences de Cassien et il ne se lassait pas de les relire ; saint Ignace affectionnait l’Imitation ; " il y a quinze ans, écrivait à sainte Jeanne de Chantal saint François de Sales, que je porte le Combat spirituel dans ma pochette et je ne le lis jamais qu’il ne me profite. " Même la première fois qu’on lit, il importe de lire attentivement, lentement, de façon à bien comprendre et à se pénétrer des vérités qui sont présentées : " Quand vous lisez, dit saint Ephrem, ne vous contentez pas de tourner les feuillets du livre, mais revoyez deux fois, trois fois, et plus souvent encore le même passage afin d’en bien saisir toute la portée. " (Lib. de patientia et consum.) Pour cette raison les lectures privées généralement font plus de bien que les lectures faites en commun.

182. Il ne suffit pas de lire : " Multi legunt et ab ipsa lectione jejuni sunt, dit saint Grégoire : beaucoup lisent qui ne retirent de leur lecture aucun aliment. " (In Ezech. hom. X) Il faut lire avec piété et en esprit de prière, " en cherchant moins à acquérir de la science qu’à goûter les choses divines " dit saint Bernard : Si ad legendum accedat, non tam quaerat scientiam quam saporem. (In spec. monach.) On doit donc, avant de faire sa lecture spirituelle, élever son cœur à Dieu et Lui demander ses lumières, disant comme Samuel : " Parlez, Seigneur, votre serviteur écoute. " Qui legit intelligat : " que celui qui lira ceci le comprenne " disent les évangélistes après avoir rapporté les paroles du Sauveur (Matth., xxiv, 15 ; Marc, xiii, 14) ; et ils montrent par cette remarque que certains ne saisissent pas bien ce qu’ils lisent. Le soir de Pâques, Jésus ressuscité ouvrit l’esprit de ses apôtres, afin qu’ils comprissent les Ecritures ; ils n’en avaient pas eu jusque là la claire intelligence. Une simple mais fervente prière dispose donc à profiter beaucoup mieux de ce saint exercice.

Puis il faut lire avec foi et respect, avec docilité et avec un vif désir de tirer profit des leçons qui vont être offertes. " Les saintes Ecritures, disait saint Augustin à son peuple, sont comme des lettres qui nous viennent de notre patrie céleste. " Et saint François de Sales parlant des ouvrages des Saints, " Lisez-en tous les jours un peu avec grande dévotion, dit-il, comme si vous lisiez des lettres missives que les Saints vous eussent envoyées du ciel pour vous montrer le chemin et vous donner le courage d’y aller. " (Vie dévote, ii, 17)

On lira avec plus de profit si on évite l’empressement et la curiosité et si pendant la lecture on s’arrête de temps à autre pour méditer et savourer les bonnes choses qu’on rencontre et pour demander intérieurement la grâce de bien suivre les conseils donnés : " Les Saints, dit Rodriguez, nous conseillent de faire en lisant ce que les oiseaux font en buvant : ils boivent à plusieurs reprises, et toutes les fois qu’ils boivent, ils lèvent la tête au ciel. " (Ve Traité, ch. 28) Oratio lectionem interrumpat, dit saint Bernard, " qu’on suspende la lecture pour prier. " La lecture pratiquée en esprit de prière rapproche de Dieu ; elle est avec l’oraison le principal aliment de la vie intérieure.

Chapitre XXX : Sanctification des actions ordinaires

183. " Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, ou quelque autre chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. " (I Cor., x, 31) La vie que doit mener sur la terre chacun des humains a été réglée par le Créateur de toute éternité, et les moindres actes de cette vie, quand ils sont conformes aux lois divines, rentrent dans le plan de la Providence. Aussi toutes nos actions, si elles sont faites comme Dieu le veut, tournent à sa gloire aussi bien qu’à notre avantage, et plus elles sont parfaitement accomplies, plus elles glorifient Dieu, plus elles préparent le bonheur des enfants de Dieu.

Toutes les actions de notre vie tournent à la gloire de Dieu, aussi bien les actions nécessaires pour le soutien de la vie que les travaux par lesquels nous remplissons notre mission, et même le repos où notre corps reprend des forces, où notre cœur se dilate, où notre esprit se délasse et qui nous rend plus aptes ensuite à de nouveaux travaux. Dans ces diverses actions de la vie humaine, en effet, les perfections de Dieu se manifestent : sa puissance qui opère toutes les merveilles par lesquelles notre vie se conserve et se développe et qui nous donne le pouvoir d’accomplir les œuvres de notre état ; sa sagesse, qui a " tout réglé avec nombre, poids et mesure. " (Sag.,xi, 20), assignant, dans cet immense organisme qu’est la société humaine, à chacun sa mission propre, et lui donnant les moyens de la remplir ; sa bonté, qui cherche en tout notre bien, et qui fait tourner toutes choses à notre avantage éternel. Au ciel, où tous les plans de Dieu apparaissent dans une splendide clarté, cette puissance, cette sagesse, cette bonté font l’admiration des anges et des élus ; ils les voient briller dans toute créature humaine qui remplit dignement ici-bas le rôle que la Providence lui a donné, et qui par là sert son Dieu, contribue au bien général de l’humanité et en même temps obtient pour elle-même une félicité et une gloire qui n’auront pas de fin.

Cette double fin : la gloire de Dieu et notre bien éternel, nos actions les plus communes les obtiennent d’autant mieux qu’elles sont faites avec une plus grande pureté d’intention et avec une plus grande perfection.

184. Pureté d’intention. – Puisque la volonté de Dieu en nous appelant chacun à notre poste, nous impose le genre de vie que nos devons mener, nous devons tout d’abord accepter cette volonté de Dieu et nous proposer de l’accomplir. Les moindres détails de notre vie reçoivent de cette conformité à cette volonté divine une valeur surnaturelle. Si quelqu’un n’avait en vue dans ses entreprises, dans ses occupations que de trouver les moyens de se procurer des jouissances illicites, cette intention mauvaise enlèverait tout mérite à ses travaux. Celui qui, au contraire, entièrement détaché des choses de la terre et faisant pleine abnégation de lui-même, ne viserait qu’à faire la volonté de son Dieu et à Lui plaire, acquerrait, même par les actes les plus simples, mais voulus de Dieu, comme les repas, le sommeil, les récréations, de très grands mérites. Entre ces deux dispositions extrêmes il y a place pour des degrés innombrables d’intentions plus ou moins pures, le désir des satisfactions de la nature et même des préoccupations de vaine gloire, des visées tout humaines pouvant se mêler dans des mesures très variables au désir de la gloire de Dieu.

185. Perfection des actions ordinaires. – Le Créateur regardant tout l’ensemble de ses œuvres, vit que tout était très bon (Gen., i, 31) ; Lui, l’Etre parfait, Il ne peut pas ne pas aimer ce qui est parfait ; aussi le Père éternel prit-Il ses complaisances dans son divin Fils, dont les témoins de ses œuvres disaient : Bene omnia fecit : Il a bien fait toutes choses. (Marc, vii, 37) La volonté certaine de Dieu est que nous mettions notre application à faire parfaitement tout ce que nous avons à faire.

Cette application continuelle à bien faire, pour plaire à Dieu, les moindres actions de la vie, est la preuve qu’on l’aime d’un grand amour. Jésus n’a-t-Il pas dit : " Celui qui est fidèle dans les petites choses l’est aussi dans les grandes. " Et en effet il faut une attention soutenue et un grand courage pour imposer à la nature, qui répugne à l’effort, cette vigilance incessante et ce labeur continu, et seules les âmes aimantes en sont capables. C’est donc la source de grands mérites et un moyen très efficace de purifier son âme. Au contraire l’insouciance et le laisser-aller indiquent une âme peu fidèle à son Dieu, et celui qui prétendrait mener une vie de piété et qui voudrait rester dans sa conduite indolent et sans-gêne, serait dans une illusion déplorable. Grande aussi et beaucoup plus fréquente est l’illusion de ceux qui, sans se le reprocher, s’acquittent rapidement et tant bien que mal de leurs devoirs d’état pour donner plus de temps et plus de soins à des occupations agréables, mais qui sont de leur volonté et non pas de la volonté de Dieu.

Dieu a voulu que les plus grands Saints qui aient jamais été, la Très Sainte Vierge et saint Joseph, passassent leur vie dans de très humbles travaux et des occupations toutes vulgaires, pour nous apprendre que la fidélité amoureuse aux plus simples devoirs et la pratique parfaite des vertus qu’ils exigent, peut conduire une âme au sommet de la sainteté.

186. Moyens à prendre pour mieux sanctifier toutes ses actions. – Pour agir avec plus de perfection, il importe de ne pas partager son attention et de ne pas se préoccuper de ce qui n’est pas le devoir présent. " Chaque chose a son temps : il y a un temps pour naître et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour arracher… un temps pour pleurer et un temps pour rire ; un temps pour se taire et un temps pour parler. " (Eccl., iii) Age quod agis. Fais ce que tu fais. Cette devise des anciens contient un conseil de grande sagesse, car si au moment de la prière, on se préoccupe de l’action, on priera mal ; si en accomplissant un devoir on recherche par quels moyens on pourra ensuite se divertir ou accomplir d’autres travaux, le devoir présent sera fait avec distraction et nonchalance.

La pensée des fins dernières, habituelle aux âme de foi, les aide beaucoup à faire bien tout ce qu’elles font : " Dans toutes vos actions, dans toutes vos pensées, dit l’Imitation (I, 23), vous devriez être tel que vous seriez s’il vous fallait mourir aujourd’hui. " On connaît la recommandation de saint Bernard : " que chacun se dise dans tout ce qu’il fait : si tu allais mourir tout à l’heure, ferais-tu ceci ? " (In spec. monach.) Et saint Basile avait dit : " Aie toujours ta dernière heure devant les yeux : quand tu te lèves le matin, demande-toi si tu iras jusqu’au soir, et quand tu te couches le soir, ne t’assure pas de voir le lendemain. " (Inst. ad fil. spir.) Le divin Maître n’a-t-Il pas dit " Soyez toujours prêts, parce que, à l’heure que vous ne penserez pas, le Fils de l’Homme viendra. " (Luc, xii, 40) Le Grand Juge nous surprendra comme un voleur, est-il déclaré à différentes reprises dans l’Ecriture. (I Thes., v, 2 ; Apoc., iii, 3) " Celui qui a promis le pardon aux pénitents, dit saint Grégoire, n’a pas promis le lendemain aux pécheurs. " (Hom. xii in Ezech.)

" Fais selon le modèle qui t’a été montré sur la montagne " disait le Seigneur à Moïse (Ex., xxv, 40). Le Seigneur nous a donné des modèles parfaits, sur lesquels il est bon de régler toute notre conduite : les Saints, Moïse, Jésus. Comment se serait conduit saint Joseph, comment aurait agi la Très Sainte Vierge, s’ils eussent été à ma place ? Avec quelle perfection Jésus a-t-Il accompli des travaux semblables à ceux qui en ce moment m’incombent ? Bien plus, nous sommes les membres du corps du Christ, qui veut vivre en nous, agir en nous, continuer en nous l’œuvre qu’Il a commencée sur la terre ; c’est donc une idée très juste et une pratique excellente de s’unir à Jésus, de Lui demander de diriger nos pensées, d’inspirer nos paroles, de prier, d’agir, de travailler avec nous et par nous. Cette dernière industrie est meilleure encore que les précédentes, si l’on a lumière et attrait pour l’observer, parce qu’elle est un exercice d’amour ; on donnera, en effet, d’autant plus de perfection et de valeur à toutes ses actions qu’on les accomplira avec un amour plus fort et plus ardent.

187. Règle ou règlement de vie. – Les défauts à craindre dans l’accomplissement des actes de la vie extérieure sont l’imprévoyance, qui fera perdre des occasions de vertu, l’inconstance et le caprice, les pertes de temps. On évite ces défauts et on donne à toute sa conduite une direction toute surnaturelle par la fidélité à sa règle, ou si l’on n’est pas soumis à une règle, par la fixation d’un bon règlement et l’exactitude à le suivre.

Un bon règlement de vie doit être donné ou du moins approuvé par le guide spirituel ; il doit faire la part de la piété, celle du travail et celle du repos et des délassements en tenant compte de la situation de chacun ; il doit indiquer, au moins sommairement, les moyens à prendre pour bien faire chaque chose, puisque la perfection de la vie dépend moins des œuvres que de la manière dont elles sont accomplies. Il déterminera donc le temps, la durée, la forme des exercices de piété ; il indiquera ce qu’il faudra faire chaque jour, chaque mois, chaque année ; il contiendra des conseils sur les devoirs d’état, sur les relations familiales ou sociales, sur les défauts à éviter et les vertus à pratiquer.

Sans être trop minutieux ni trop compliqué, le règlement de vie ne doit être ni incomplet ni trop large. La relation exacte de la manière dont on a accompli son règlement, l’aveu des infractions qu’on a faites est un des objets les plus utiles de la direction. La règle ou le règlement semble à première vue restreindre la liberté et imposer un lourd fardeau, mais accompli avec amour, il rend l’âme plus vertueuse et de plus en plus aimante ; il l’affranchit de la servitude de ses défauts et l’aide à acquérir la pleine liberté des enfants de Dieu.

Chapitre XXXI : L’Examen de conscience

Nécessité de cet exercice

188. " Plus que tout ce qui doit être gardé, garde ton cœur, car de lui jaillissent les sources de la vie. " (Prov., iv, 23) Ces paroles de l’Esprit-Saint contiennent une recommandation des plus importantes pour la vie spirituelle : celui qui ne s’applique pas à garder son cœur, qui ne veille pas sur lui, qui ne se met pas en peine ni de ses progrès ni de ses fautes s’expose à la déchéance et à la ruine spirituelle. Aussi le divin Maître a-t-Il recommandé avec instance à ses disciples de veiller sur eux-mêmes : " Veillez et priez pour ne pas succomber à la tentation, car l’esprit est prompt et la chair est faible. " (Matth., xxvi, 41) " Veillez, car vous ne savez à quelle heure le Seigneur viendra. " (Matth., xxiv, 42) Et les apôtres n’insistent pas moins que leur Maître sur cette vigilance nécessaire : " Soyez sobres et veillez, car le démon, votre ennemi, comme un lion rugissant tourne autour de vous, cherchant qui il pourra dévorer " dit saint Pierre (I Petr., v, 8) " Que celui qui croit se tenir ferme prenne garde de tomber " dit saint Paul (I Cor., x, 12) " Bienheureux celui qui veille " dit saint Jean. (Apoc., xvi, 15)

Celui-là seul est vigilant qui s’étudie et se surveille, qui apprend à bien se connaître et qui prend garde à bien diriger tous ses actes, intérieurs et extérieurs. " Jamais, dit le P. Lallemant, nous ne parviendrons à une parfaite pureté de cœur si nous ne veillons tellement sur tous les mouvements de notre cœur et sur toutes nos pensées, qu’il ne nous échappe presque rien dont nous ne puissions rendre compte à Dieu et qui ne tende à sa gloire. " (Doct. sp., 4e Pr., ch. iv, a. 7)

189. Pour se connaître et se surveiller il faut s’examiner. Les philosophes païens eux-mêmes le reconnaissaient : " Connais-toi toi-même " c’était là une de leurs maximes, et Pythagore prescrivait à ses disciples d’examiner chaque soir comment ils s’étaient comportés dans la journée. Cicéron et Sénèque témoignent qu’ils suivaient eux-mêmes cette pratique.

De tout temps les maîtres de la vie spirituelle ont recommandé l’examen de conscience quotidien. " Saint Ephrem, dit Scaramelli, compare cet examen à la revue des comptes que fait, le matin et le soir, un marchand qui désire l’heureux succès de son négoce : il examine tout avec soin, voit quel a été son profit, quelle a été sa perte. De même, dit le Saint, si nous désirons faire des progrès dans la perfection, il faut que notre négoce spirituel subisse tous les jours son examen. " (Sermo de vita relig.) Celui qui ne fait pas la balance de ses gains et de ses convoitises, il dissipe ses biens et va à sa ruine ; de même qui n’examine jamais ou presque jamais sa conscience, accumule les fautes sans s’en douter, et sera effroyablement surpris au jour de son jugement. " A la fin du jour, dit saint Basile, après avoir terminé toute occupation corporelle et spirituelle, chacun fera très bien si, avant d’aller se reposer, il applique son esprit à examiner soigneusement sa conscience pour y découvrir toutes les fautes qu’il a pu commettre pendant le jour qui vient de s’écouler. " (Serm.I de Inst. monach.) " C’est la marque des élus, dit saint Grégoire, d’examiner leurs actes et de rechercher les pensées qui les ont produits ; c’est le caractère des réprouvés de rester aveuglés, ne voulant pas voir les maux qu’ils commettent. "

On examine ses fautes pour en avoir une plus vive contrition et en demander humblement pardon à Dieu et aussi pour en prévenir le retour ; l’examen de conscience doit donc atteindre deux fins : purifier notre âme pour le passé et la rendre plus circonspecte et moins coupable à l’avenir . Saint Augustin, empruntant une comparaison à la navigation, telle qu’elle se faisait de son temps, nous dit : " Il ne faut pas négliger de se purifier des plus petits péchés, car l’eau s’infiltre par les plus petites ouvertures et la sentine se remplit : si l’on n’y fait pas attention, le vaisseau sera submergé. Les marins ne cessent pas de manœuvrer et de faire que tous les jours la sentine soit vidée. Manœuvrez ainsi vous-mêmes, afin que tous les jours vous vidiez votre sentine, c’est-à-dire votre conscience par un sérieux examen. " (Hom. 24 quinq., hom. 9)

Et cet exercice est toujours à recommencer, car, comme le dit saint Bernard, " Quel est l’homme qui a pu éloigner de lui toute superfluité tellement qu’il n’ait plus rien à retrancher ? Croyez-moi, ce qu’on a coupé repousse, ce qu’on a évité revient, ce qu’on a éteint se rallume, et les vices qui ne sont qu’endormis se réveillent. Il ne suffit donc pas d’y penser une fois, il faut y penser souvent et même toujours, si cela est possible, car toujours, si vous ne cherchez pas à vous tromper, vous trouverez quelque chose à retrancher. Tant que votre âme sera unie à votre corps mortel, vous vous trompez si vous croyez que vos vices sont anéantis, tandis qu’ils ne sont que cachés. " (In Cant. serm., 52)

Manière de faire l’examen de conscience

190. Saint Ignace dans ses Exercices propose une excellente méthode d’examen. " Le premier point est de rendre grâce à Dieu, notre Seigneur, des bienfaits que nous avons reçus. Le deuxième, de demander la grâce de connaître nos péchés et de les bannir de notre cœur. Le troisième, de demander à notre âme un compte exact de notre conduite depuis l’heure du lever jusqu’au moment de l’examen en parcourant successivement les heures de la journée ou certains espaces de temps déterminés par l’ordre de nos actions. On s’examinera premièrement sur les pensées, puis sur les paroles, puis sur les actions. Le quatrième, de demander pardon de nos fautes à Dieu. Le cinquième, de former la résolution de nous corriger avec le secours de sa grâce. Terminer par l’oraison dominicale. " (1e Semaine)

Rien de plus sage que de commencer cet exercice par le souvenir des bontés de Dieu et de se mettre tout d’abord dans des sentiments de reconnaissance, de confiance et d’amour. En effet ce retour sur soi-même, nécessaire pour apprendre à se connaître, est dangereux pour beaucoup de personnes : elles nourrissent ainsi l’égoïsme au lieu de développer l’amour ; alors si elles remarquent en elles beaucoup de misères, elles se laissent abattre, leur ardeur pour l’œuvre de leur sanctification diminue, souvent même elles vont jusqu’au découragement. En suivant le conseil de saint Ignace, elles penseront à Dieu plus qu’à elles et sans méconnaître leur impuissance, elles resteront toujours pleines de confiance et de courage.

Il n’est pas moins nécessaire d’invoquer l’Esprit-Saint et de solliciter humblement et fermement ses lumières. Il est si grand le nombre des âmes qui ne connaissent pas leurs défauts, même parmi celles qui font leur examen de conscience. Il est des fautes qu’elles avouent bien et qu’elles déplorent, aussi l’examen leur est-il profitable ; mais il en est d’autres qu’elles se sont appliquées à excuser à leurs propres yeux et sur lesquelles elles ont perdu la lumière ; ou bien elles ne croient pas avoir certains défauts que les autres leur reconnaissent, ou bien elles les croient beaucoup moins répréhensibles qu’ils ne le sont : combien de personnes, par exemple, croient légitime pour elles ou du moins fort excusable ce qu’elles blâment chez les autres. " Nous commettons beaucoup de péchés, dit saint Grégoire, qui ne paraissent pas considérables, parce que nous nous aimons d’un amour-propre qui nous ferme les yeux et nous caresse en nous trompant. " (Hom. 4 in Ezech.) Ces lumières perdues ne se retrouvent que si on les demande avec ferveur en se mettant dans la disposition très sincère de confesser ses misères et de les combattre généreusement.

Pour bien faire son examen, il faut considérer ses pensées, ses paroles et ses actions et suivre un ordre, soit l’ordre des occupations différentes qui se sont succédé dans le cours de la journée, soit l’ordre de ses devoirs. On peut suivre celui-ci :

  1. Envers Dieu : 1° prières ; 2° exercices de piété.
  2. Envers le prochain : 1° charité ; 2° douceur ; 3° obéissance ; 4° vérité.
  3. Envers soi-même : 1° patience ; 2° humilité ; 3° tempérance ; 4° pureté ; 5° devoirs d’état et sanctification de son travail.

Le quatrième point de l’examen de conscience est particulièrement important : il faut se repentir de ses fautes et en demander humblement pardon. Le souvenir de la bonté et de l’amour de notre Dieu, dont on s’est pénétré au début de cet exercice, rend facile la contrition. Plus elle est vive et pure, mieux est réparée l’offense faite à Dieu et plus l’âme se purifie de ses souillures.

Les résolutions doivent être pratiques et énergiques, appuyées sur la confiance dans le secours divin. L’expérience faite de sa misère doit être une leçon profitable, elle aide à prévoir les occasions à venir et à prendre les mesures pour éviter les rechutes.

Pratiqué comme le conseille saint Ignace, l’examen de conscience a plus d’une ressemblance avec l’oraison mentale et a beaucoup de ses avantages. Du reste ces deux exercices se complètent et s’entraident.

191. Pour assurer le double fruit de l’examen : purification de l’âme et son amendement, il est très utile, c’est la pratique de tous les vrais amis de Dieu, de s’imposer quelque pénitence pour les fautes que l’on a constatées et que l’on déplore. Saint Jean Chrysostome le recommandait : " Frappez votre chair, déchirez-la par la flagellation ; qu’elle subisse chaque jour ce jugement,, elle ne mourra pas sous les coups, mais elle évitera la mort. " (Hom. 43 in Matth.) " Si le coupable, dit Scaramelli, ne peut pas se punir chaque fois qu’il pèche, parce qu’il tombe trop souvent, il pourra, du moins, ajouter quelques coups en proportion de ses fautes, si c’est à ce genre de pénitence qu’il a recours. " On conseille encore de réciter quelque prière les bras en croix, ou de baiser la terre, d’y tracer des croix avec la langue, etc., etc. " Si tu fais ainsi chaque jour, dit saint Jean Chrysostome, tu pourras comparaître avec confiance au redoutable tribunal du grand Juge. " (Hom. in cap.i Gen.) L’apôtre saint Paul, inspiré par le Saint-Esprit, n’a-t-il pas, en effet, dit ces paroles réconfortantes : " Si nous nous jugeons nous-mêmes, nous ne serons pas jugés " ? (I Cor., xi, 31)

Chapitre XXXII : Examen particulier et probations

Importance et objet de l’examen particulier

192. Outre l’examen général les maîtres de la vie spirituelle recommandant encore l’examen particulier. Quand les Hébreux furent à la veille de conquérir la Terre Promise, où résidaient divers peuples plus nombreux que le peuple juif, le Seigneur leur fit dire par Moïse : " Ne t’effraie pas à cause de ces nations. Jéhovah, ton Dieu, les chassera peu à peu devant toi ; tu ne pourras les exterminer promptement… mais Jéhovah te les livrera… personne ne tiendra devant toi, jusqu’à ce que tu les aies détruites. " Israël, en effet, attaqua l’une après l’autre ces nations ennemies et il en triompha. Ainsi devons-nous faire dans la lutte contre les ennemis de nos âmes : " Dans les combats que nous avons à livrer à nos défauts, dit Cassien, il faut examiner celui qui nous est plus redoutable, et diriger contre lui tous nos efforts C’est vers cet ennemi qu’il faut lancer, comme des traits, nos jeûnes de chaque jour, nos gémissements, nos actes de vertu, nos méditations, adressant sans cesse à Dieu nos prières et nos larmes, afin d’obtenir de Lui la paix et la victoire. Lorsqu’on est délivré d’une passion, il faut chercher de nouveau dans les secrets de son cœur, celle qui nous tourmente davantage et diriger contre elle toutes les armes de notre âme : c’est en surmontant toujours les plus fortes que nous triompherons plus facilement des autres, car l’âme se fortifie par cette suite de victoires, et les défauts plus faibles cèdent à de moindres combats. " (Conf., v, 14)

C’est donc une déclaration de guerre que l’âme fait quand elle détermine quel défaut sera l’objet de l’examen particulier, ou bien c’est la conquête d’une vertu particulièrement importante pour elle qu’elle se propose de faire. Il faut donc, avant tout, rechercher quel est le défaut qu’il importe d’attaquer, quelle est la vertu qu’il importe d’acquérir. La plupart des personnes ont un défaut plus saillant que les autres et plus dangereux, qui cause, directement ou indirectement, la plupart de leurs fautes, et qui venant de leur tempérament, est tenace et opiniâtre, et leur cause des luttes jusqu’au jour de leur mort. Celles chez qui le défaut principal change, ou qui n’ont pas de défaut qui domine à ce point tous les autres, en ont, ou à la fois, ou successivement plusieurs, qui ont besoin plus particulièrement d’être corrigés. " L’antique ennemi, dit saint Grégoire, commence par inspecter la complexion de chacun, puis il tend ses filets pour la tentation : il propose la volupté aux gens de mœurs joyeuses, il tend la coupe de l’envie à ceux qui ont l’humeur triste, il inspire des terreurs aux peureux, il entraîne les orgueilleux par l’appât des honneurs. " (Mor., xxix,12) Selon saint Ignace, il fait comme le général d’armée qui assiège une place, il explore tous les points pour reconnaître les plus faibles.

Voici quelques défauts qui se rencontrent plus souvent et qu’il importe de combattre, si l’on constate qu’ils exercent en nous leurs ravages, qu’ils soient le défaut dominant ou non : égoïsme se manifestant ou par l’esprit de domination et le besoin de faire prévaloir ses vues, ou encore par le désir d’occuper la pensée des autres, d’être l’objet de leurs attentions, de recevoir leur approbation, leur commisération, leur affection, ou encore par le soin de se procurer, même aux dépens des autres, ce qu’il y a de plus agréable, par le souci de ne pas se gêner, pas même pour rendre service. Orgueil, confiance en soi et sévérité dans les jugements sur le prochain, esprit de critique, esprit d’indépendance et d’insoumission, opiniâtreté, vanité, susceptibilité, respect humain. Sensualité avec ses formes multiples : amour de ses aises d’où naissent souvent la paresse et la lâcheté dans l’accomplissement du devoir, gourmandise, affections sensibles qui dégénèrent facilement en affections sensuelles. Dissimulation, qu’accompagne souvent la tendance au larcin. Irritabilité, brusquerie, esprit bourru ou boudeur. Attachement aux biens de la fortune, aux objets que l’on possède, à certaines occupations frivoles, ou même attachement excessif et empressé à ses emplois, à ses travaux. Impressionnabilité, inconstance, et légèreté.

L’avis du guide spirituel doit être pris pour décider sur quel point se dirigeront les efforts. Après la prière, à laquelle il faut toujours avoir recours, on arrivera à connaître son ou ses défauts principaux par l’examen des fautes qui sont plus ordinairement commises, des préoccupations les plus habituelles, des tentations les plus fréquentes, des résolutions que le Seigneur inspire dans les heures de ferveur.

Probations sur les vertus

193. Si le défaut dominant doit être avant tout la matière de l’examen particulier, il ne doit pas être le seul. Après avoir diminué la puissance de cet ennemi intime, l’âme fidèle doit s’appliquer à une pratique plus parfaite des vertus fondamentales. Saint Alphonse a inscrit dans ses Règles la prescription suivante : " Chaque mois vous dirigerez spécialement votre attention sur une des douze vertus que voici : foi, espérance, amour de Dieu, charité fraternelle, pauvreté, chasteté, obéissance, humilité, mortification, recueillement, prière et oraison, abnégation et amour de la croix. Vous les pratiquerez avec un grand soin et une extrême énergie ; et dans ce but vous ferez sur chacune de ces vertus, pendant un mois, votre examen particulier, et cet examen suppose des résolutions sages, opportunes, que vous ne négligerez pas de prendre. " (Règl. n° 4)

Sans astreindre leurs dirigés à varier aussi souvent l’objet de leur examen, et sans fixer ainsi la même longueur de temps pour chaque matière, beaucoup de directeurs leur imposent l’application successive aux vertus fondamentales, les retenant sur chacune autant qu’ils le voient utile. " Corrigeons nos défauts avec le temps, dit saint Jean Chrysostome, l’un dans ce mois, un autre dans un autre mois ; ainsi, nous nous élèverons comme par les degrés de l’échelle de Jacob et nous arriverons jusqu’au ciel. " (Hom. 82 in Joan.)

Quand a été choisie la vertu dont la conquête devra être poursuivie, contraire au défaut qu’il faut extirper, il importe de déterminer les divers exercices de cette vertu que l’on pratiquera successivement ; ce serait encore trop entreprendre que de vouloir embrasser ensemble tous les degrés d’une même vertu ; en divisant la matière on obtiendra des succès plus faciles et plus efficaces.

Saint Ignace qui, comme chacun sait, oblige celui qui fait les exercices spirituels à faire avec beaucoup de soin, pendant ce temps-là, l’examen particulier, veut qu’il s’examine deux fois dans le jour, après le dîner et après le souper, et qu’à chaque examen il note par écrit le nombre de fois qu’il est tombé dans le défaut qu’il doit surveiller. Saint Jean Climaque avait trouvé dans un fervent monastère un religieux qui notait sur de petites tablettes tout ce dont il devait rendre compte à son supérieur, et il apprit que c’était un usage général dans ce monastère (Degré iv).

On assure mieux l’effet de l’examen particulier si on s’impose une sanction selon les fautes commises ; la crainte étant le commencement de la sagesse, la pensée des pénitences qu’il faudra faire rend plus circonspect et plus attentif à éviter les manquements.

Si l’on sépare l’examen particulier de l’examen général, il convient d’y faire les mêmes actes que pour ce dernier. Plus généralement on les joint ensemble, et alors " en pratique, dit saint Alphonse, l’examen particulier est court, car il ne s’agit que de jeter un coup d’œil sur le défaut dominant, et de réciter ensuite un simple acte de contrition. " (Relig. sanctif., ch. 24, § 7)

194. L’examen particulier ne se pratique pas de la même manière par ceux qui débutent dans la vie spirituelle et par ceux qui y ont fait de grands progrès. Les âmes encore faibles ont besoin d’être astreintes à une tâche déterminée, à une supputation plus rigoureuse ; autrement, étant peu unies à Dieu et livrées à mille préoccupations naturelles, elles feraient peu d’efforts et ne travailleraient guère à leur avancement. L’obligation de rendre compte à leur guide de leurs défaillances et de leurs actes d’énergie les rend plus diligentes et plus généreuses.

Les âmes qui vivent en présence de Dieu sont plus éclairées ; elles voient leurs moindres fautes et les réparent aussitôt. " Quelques-uns, dit le P. Lallemant, n’ont pas besoin d’examen particulier parce qu’ils ne font pas la moindre faute qu’ils n’en soient incontinent repris et qu’ils ne la voient, marchant toujours dans la lumière du Saint-Esprit, qui les conduit. " (Doct. sp., iv Pr., ch. iv, art. 7)

Sans être ainsi constamment guidées par le Saint-Esprit, nombre d’âmes ferventes sont cependant assez unies à Dieu et assez éclairées pour qu’un examen minutieux ne leur soit pas nécessaire. C’est à elles que s’applique la remarque judicieuse d’un auteur contemporain : " Si l’examen particulier est grandement utile à l’âme, tout ce qui est forme, méthode, procédé, est secondaire. Chacun l’adapte à ses besoins personnels. Or cette adaptation consiste presque toujours, à mesure qu’on avance et que l’on se connaît mieux, à simplifier sa vie, à concentrer pensées, affections, actes, tendances, autour d’un point unique… Une des lumières que l’on tâchera, surtout dans ses retraites, d’acheter par ses mortifications et ses prières, sera la connaissance de la volonté précise de Dieu sur l’âme en ce moment, dans cette situation, en face de ces œuvres, de ces difficultés, après ces défaillances, avec ce tempérament. Connaissant ce que Dieu attend, on s’appliquera à le Lui donner, et l’on examinera chaque jour si l’on a " poursuivi l’idéal voulu et choisi sous l’œil de Dieu. " Alors " le contrôle sous forme des statistiques rigoureuse ne s’impose plus, bien qu’il y ait toujours contrôle. " On voudra faire tous les sacrifices que l’amour réclame. " L’examen particulier pratiqué par une âme qui commence à monter, c’est le sacrifice passé à l’état de règle de vie. " (Brou. S. J. La spiritualité de saint Ignace, vi)

195. Nous avons rapporté la parole de Cassien disant que pour combattre efficacement un défaut, - on peut dire de même pour faire la conquête de quelque vertu – il faut recourir à toutes les armes : jeûnes, gémissements, actes de vertu, oraisons, adressant constamment à Dieu nos prières et nos larmes. Celui-là serait dans une grosse erreur qui, dans cette lutte, compterait surtout sur ses examens et ses résolutions. Ce sont, il est vrai, des moyens indispensables, mais non moins indispensables et plus efficaces encore sont les prières pressantes sans cesse répétées, et les sacrifices généreux offerts à Dieu pour obtenir la victoire sur notre ennemi.

Il faut donc toujours joindre à l’examen particulier ces moyens si puissants qui font abonder la grâce, et qui, s’ils sont employés avec persévérance, assurent, tôt ou tard, un très heureux succès.

Chapitre XXXIII : Retraites annuelles et retraites mensuelles

Retraite annuelle

196. Au moment de monter au ciel le divin Sauveur recommanda à ses apôtres de ne pas s’éloigner de Jérusalem et d’y attendre " ce que le Père leur avait promis… Sous peu de jours, ajoutait-Il, vous serez baptisés dans l’Esprit-Saint. " Aussi en revenant du mont des Oliviers, où Jésus les avait quittés " ils montèrent dans le cénacle, et ils y persévérèrent dans la prière avec Marie, mère de Jésus. " (Actes, i, 1, 2, 13, 14) Ce fut là la première des retraites, et combien elle fut féconde ! Pendant bien des siècles cependant, on ne fit pas des retraites, comme on le fait de nos jours, un exercice spécial ; les âmes fidèles observaient des époques de plus grand recueillement, les religieux aimaient à célébrer par des exercices spéciaux les anniversaires de leur profession ; le carême était, beaucoup plus que de nos jours, dans toute l’Eglise et surtout dans les couvents, un temps de récollection, de pénitence et de sérieuses réflexions ; la semaine sainte, plus spécialement encore, était consacrée à la prière et au renouvellement de l’âme. Les missions données par les hommes apostoliques produisaient aussi de grands fruits d’amendement. Au xvie siècle, saint Ignace († 1556) par les exercices spirituels inaugura une méthode de récollection, de méditation des grandes vérités et de profonde rénovation, qui produisit les fruits les plus merveilleux. De son temps déjà, quelques-uns des pères, appréciant grandement les avantages qu’ils en avaient retirés, ne se contentèrent pas de les avoir faits une fois, ils les recommencèrent. Au siècle suivant (1608), la sixième Congrégation générale décréta que tous les religieux de la Compagnie feraient chaque année comme un abrégé des exercices. La même année, saint François de Sales, à la fin de la Vie dévote, proposait pour être faits chaque année, une série d’exercices où l’âme doit renouveler ses bonnes résolutions, et dans les constitutions de la Visitation, il insérait l’obligation d ‘une retraite annuelle. Peu après (1626) saint Vincent de Paul inaugurait les retraites pour les ordinands et bientôt en établissait dans les maisons de sa congrégation pour les prêtres séculiers. Depuis cette époque la pratique des retraites s’est propagée dans l’Eglise ; aujourd’hui elle est devenue générale et elle a produit des effets de grâce incalculables.

197. La retraite est une récollection, une série de jours tout employée à réfléchir, à prier, dans le but de purifier son âme, de remercier Dieu des grâces accordées et enfin de chercher des lumières et d’acquérir de nouvelles forces pour mieux servir le Seigneur et s’acquitter plus parfaitement de tous ses devoirs.

Beaucoup d’âmes fidèles s’appliquent à suivre l’ordre des Exercices de saint Ignace, et la retraite est alors comme un résumé des Exercices. Beaucoup d’autres ne s’astreignent pas à un ordre aussi méthodique ; elles observent cependant les trois exercices qui forment comme l’essence d’une retraite, s’appliquant à remercier Dieu, à purifier leur âme, à la fortifier pour l’avenir.

198. Les moyens employés dans ce but sont la solitude et le recueillement, la considération des vérités de foi les plus capables de faire une sainte impression, des prières ardentes, pour le passé un examen sérieux des fautes commises et pour l’avenir des résolutions à prendre.

Un jour les apôtres revenaient d’accomplir la mission que Jésus leur avait confiée ; ils avaient prêché la pénitence, chassé beaucoup de démons, guéri nombre de malades, et de retour près du bon Maître, ils Lui rendaient compte de leurs travaux quand Jésus leur dit : " Venez, vous autres, à l’écart dans un lieu désert, et prenez un peu de repos. " (Marc, vi, 31) Le retraitant doit se représenter le Sauveur lui adressant les mêmes paroles, mais le repos que Jésus veut faire prendre à ses amis, est un repos réparateur et fécond, qui leur permettra de travailler ensuite avec plus de force et plus de fruit. Ce repos doit être pris à l’écart de la foule, loin des bruits du monde, dans la solitude. S’isoler, se placer dans des conditions où le recueillement soit facile et parfait, renoncer aux paroles superflues, laisser toute étude, toute lecture des journaux, toute affaire étrangère, fuir les nouvelles, voilà le premier devoir du retraitant ; plus la solitude sera complète, le silence bien gardé, l’esprit recueilli et occupé uniquement de saintes pensées, plus sera assuré le succès de la retraite.

199. La considération des vérités de foi les plus capables de remuer nos âmes, se fait en écoutant les sermons et en lisant des livres bien choisis ; si la retraite n’est pas prêchée, il faut évidemment donner plus de temps à la lecture. L’Ecriture Sainte ne doit pas être négligée pendant la retraite, l’Evangile surtout offre au retraitant des leçons si belles, si profondes, si pratiques ; comme le disait si bien à Jésus le bon saint Pierre : " Seigneur, à qui donc irions-nous si ce n’est à Vous, qui avez les paroles de la vie éternelle ? " (Jean, vi, 68) On peut noter spécialement comme pouvant être lus avec grand profit en saint Matthieu le discours sur la montagne (chap. v, vi, vii), en saint Luc les exhortations et paraboles (chap. xii à xvii), en saint Jean le discours d’adieu (chap. xiii à xvii), puis les divers récits de la passion. A ces lectures sacrées il faut en joindre d’autres en choisissant les livres que l’on sait devoir donner plus de lumières et toucher davantage. Mais plus qu’en temps ordinaire, cette lecture doit être entremêlée de réflexions et surtout d’ardentes prières ; on lit peu à la fois, on médite et on parle au Seigneur selon les pensées et les sentiments que suggère la lecture, car la retraite est surtout un temps de prières et d’entretien avec Dieu.

200. L’un des exercices les plus importants de la retraite est l’examen de l’année : grâces reçues et négligées, faute commises soit passagèrement, soit par habitude. La confession faite alors doit être une revue des péchés commis depuis la dernière retraite. S’il faut toujours prier avant la confession, il faut, quand on fait sa retraite, demander les lumières du Saint-Esprit avec plus de ferveur et plus d’instances qu’à l’ordinaire. Un formulaire d’examen de conscience bien détaillé, comme il s’en trouve dans certains livres de piété, peut rendre de grands services. S’il importe de ne jamais se cacher à soi-même ses défauts, soit en les atténuant, soit même en les couvrant entièrement par de fausses excuses, il est plus opportun que jamais, pendant la retraite, de porter la lumière dans les replis les plus obscurs de la conscience. Dieu ne demande pas seulement qu’on se corrige de ses fautes, Il demande aussi qu’on pratique les vertus, qu’on perfectionne toute sa vie, et le retraitant doit rechercher aussi quels moyens il doit prendre, quels sacrifices il doit faire pour répondre pleinement aux désirs de son Dieu.

201. Dans la première retraite dont l’histoire fasse mention et qui fut celle du cénacle, " les apôtres persévéraient dans la prière avec Marie, mère de Jésus. " (Act., i, 14) Oh ! le bel exemple et le parfait modèle pour le retraitant. La prière doit être la principale occupation de l’âme pendant sa retraite : une retraite est toujours fructueuse, si l’on y prie beaucoup avec un désir très ardent et très pur de se corriger et de grandir en amour. Avant tout s’impose la prière d’action de grâces. Dieu a tant donné ; Il eut aimé à donner plus encore si l’on s’était disposé à tout recevoir. Le devoir de l’action de grâces est beaucoup trop négligé ; ne soyons pas ingrats. Et qui remercie s’attire de nouvelles faveurs.

C’est une excellente pratique de faire le chemin de la croix pendant la retraite : le souvenir des souffrances de Jésus n’est-il pas des plus efficaces pour nous décider à redoubler envers Lui de générosité ? La récitation du rosaire est aussi fort salutaire : le retraitant ne doit-il pas, à l’exemple des apôtres, persévérer dans la prière avec Marie, mère de Jésus ?

Mais c’est surtout dans les colloques avec Jésus et en particulier dans des épanchements amoureux près du tabernacle que le retraitant fera bien de passer le meilleur de son temps. Après avoir beaucoup remercié, il doit dire ses regrets du passé, ses désirs de progrès pour l’avenir, il doit demander plus de lumières, plus de force et surtout plus d’amour.

Les dispositions d’un retraitant dépendent de ses sentiments habituels et de son degré de vertu. Celui qui est resté dans la voie purgative, n’a pas en général de grandes visées de perfection, mais, pendant une retraite, il doit s’exciter à une vive contrition et à une haine vigoureuse de ses défauts ; il doit surtout demander la force d’éviter les péchés et particulièrement ceux dans lesquels il tombe plus fréquemment. L’âme pieuse qui a bien le désir de servir Dieu plus fidèlement, mais à qui le parfait renoncement paraît difficile, devrait solliciter une grande énergie dans le détachement et la grâce de se donner à Dieu sans réserve ; il est surtout certains sacrifices que Dieu lui demande et d’où dépend tout son avancement ; elle doit faire de grandes instances pour obtenir le courage d’accomplir ces sacrifices. Les personnes déjà bien décidées à ne jamais rien refuser à la grâce et à toujours préférer la volonté divine aux volontés de la nature doivent demander au Seigneur de les rendre fermes dans toutes les occasions ; ces dernières profitent toujours grandement de leurs retraites, toujours elles demandent et toujours elles obtiennent un grand accroissement d’amour.

202. Les prières ardentes faites pendant une retraite, surtout si elles sont faites avec le désir très sincère de rendre plus de gloire à Dieu, de donner au Cœur de Jésus de meilleures consolations, et si l’âme se met dans la disposition de répondre, coûte que coûte, aux desseins de Dieu, obtiennent toujours de précieuses lumières. L’Esprit-Saint fait voir au retraitant quels défauts il doit chercher à corriger, à quelles vertus il doit s’appliquer, quels actes de renoncement il devra faire ; les sermons, les lectures, l’examen contribuent à éclairer l’âme ; parfois la grâce agit plus directement, comme par des illuminations imprévues, pour montrer au fidèle sa voie. Beaucoup de personnes aiment à noter les lumières qu’elles reçoivent ou au moins les résolutions qu’elles prennent ; ainsi elles peuvent dans la suite plus aisément se rappeler et renouveler les dispositions de leur retraite. Si les sacrifices que l’on a la pensée de faire, les résolutions que l’on est inspiré de prendre, paraissent difficiles et que l’on ait peine à se déterminer, il est bon de s’encourager par la pensée de la mort, du jugement, de l’éternité, puis par la considération de toutes les bontés du Seigneur et de la grandeur de son amour ; il faut surtout redoubler de prières pour en avoir le courage.

De toutes ces lumières, de ces résolutions il faut faire juge son directeur ; c’est le moyen d’éviter des erreurs fatales et de donner à l’œuvre de la retraite la sanction et le grand mérite de l’obéissance.

203. Ce qui vient d’être dit s’applique aux retraites fermées ; ainsi appelle-t-on celles où le retraitant s’enferme dans une maison de prière et échappe à tout ce qui pourrait le distraire. Nombre de personnes qui ne peuvent s’arracher à leurs occupations, restent chez elles pendant leur retraite et se bornent à écouter quelques instructions et à donner quelques heures dans la journée à la méditation et à la prière. L’âme trouve ainsi beaucoup moins de secours ; cependant si des devoirs urgents mettent dans l’impossibilité de faire plus, il faut compter sur la grâce de Dieu, qui peut suppléer à l’insuffisance des moyens humains.

Retraite du mois

204. Outre la retraite annuelle, époque de grand recueillement et de grande rénovation, il est bon de " choisir un jour chaque mois pour rentrer plus sérieusement en soi-même, pour examiner la manière dont on a rempli ses devoirs pendant le mois écoulé, pour renouveler ses bonnes résolutions et surtout pour se préparer à la mort. " (Manuel du séminariste, par M. Letourneau, p. 380)

Ces retraites du mois complètent très utilement la retraite annuelle, dont l’influence salutaire tend trop vite à s’effacer. " Il est inévitable, dit saint Grégoire, que la poussière du monde ne vienne ternir même les cœurs religieux. " Les occupations extérieures, les tracas de la vie, les bruits du monde, les conversations souvent frivoles tendent à jeter l’âme dans la dissipation ; et si l’on ne se met en garde contre ce péril, on peut en venir à ne plus s’acquitter que par routine de ses devoirs de piété, à négliger, à oublier même ses bonnes résolutions et à subir une regrettable déchéance. La retraite du mois est un remède efficace contre ces dangers de dissipation et de relâchement.

Il est bon de prendre un jour fixe, choisi avec le conseil du directeur, par exemple, le premier vendredi du mois, ou bien si l’on est trop occupé pendant la semaine, l’un des dimanches. Si le jour n’est pas déterminé à l’avance, il est à craindre que l’on ne remette de jour en jour et que l’on ne néglige cette bonne pratique.

Ordinairement il n’est pas possible de quitter toute occupation et de s’enfermer dans la solitude comme pour la retraite annuelle ; on s’applique seulement à passer la journée dans un plus grand recueillement et à donner plus de temps que d’habitude à la lecture spirituelle, aux bonnes réflexions et surtout à la prière. Il est bon de pratiquer quelques mortifications surérogatoires pour attirer sur son âme des grâces plus abondantes.

L’exercice capital de la retraite du mois est l’examen sérieux que fait le retraitant de l’état de son âme. Il doit se rappeler les résolutions prises à la dernière retraite et se demander comment il les a observées, puis considérer comment il s’est acquitté, dans le mois écoulé, de ses devoirs envers Dieu et par conséquent de ses exercices de piété : oraisons, lectures spirituelles, messes et communions ; de ses devoirs envers lui-même : quelle a été sa fidélité à sa règle ou à son règlement ; à ses devoirs d’état, à la pratique des vertus fondamentales de l’humilité, du renoncement ; quelles ont été ses relations avec le prochain, sa charité, son dévouement, et aussi quelle a été sa dévotion envers la Sainte Vierge.

A ces exercices on joint d’ordinaire la préparation à la mort, qui consiste dans la considération de ces trois pensées : qu’est-ce que mourir ? Quand et comment mourrai-je ? Suis-je prêt à mourir ? Enfin on termine la retraite par un acte de résignation à la mort.

Chapitre XXXIV : La dévotion au Sacré-Cœur

Historique de cette dévotion

205. Toujours depuis la venue de Jésus sur la terre, les âmes fidèles ont été touchées de son immense amour, et elles ont trouvé dans le souvenir de cet amour le plus puissant stimulant à leur propre amour. Comme l’amour vient du cœur, les saints docteurs quand ils parlaient de l’amour, souvent parlaient aussi du Cœur de Jésus : " Qu’ils est bon et doux, dit saint Bernard, d’habiter dans ce Cœur !… Trésor précieux, perle rare que votre Cœur, ô bon Jésus… tirez-moi dans ce sacré Cœur, et afin que je puisse y habiter, lavez-moi de mes iniquités, purifiez-moi de toute tache. " (Tract. de Pas., ch. III) " S’il m’eût été possible, dit saint Bonaventure, d’être la lance du soldat qui perça le Cœur de Jésus, croyez-vous qu’après y être entré, j’en fusse sorti ? Non, certes, j’y serais demeuré. Je n’aurais ni pu ni voulu m’en éloigner… Oh ! mon âme, si tu savais combien ce Cœur est doux. Entres-y, et quand tu y seras, dans ce très doux Cœur de Jésus, puisses-tu fermer sur toi les portes de ses blessures, afin qu’il te soit impossible d’en sortir. " (Stim. amoris P. I, c. i et vii) " Je vous adore, ô Cœur très doux, très aimable, très miséricordieux, qui avez été blessé pour mon amour " disait Grenade. (Mémorial, ch. vi)

Plus d’une fois le Seigneur montra à ses épouses son Cœur, foyer d’amour. " Regarde mon Cœur, dit-Il à sainte Gertrude, je veux que ce soit ton temple. " Et une autre fois : " Voilà mon Cœur, les délices de la sainte Trinité ; je te le donne afin qu’il serve de supplément à ce qui te manque. " (L. iii, ch. 15) " S’il me fallait écrire, dit sainte Mechtilde, toutes les grâces que j’ai reçues du très aimable Cœur de Jésus, je ferais un livre plus gros que celui du Bréviaire. " (L.II, ch. 22) On trouve des révélations semblables dans les vies de sainte Catherine de Sienne, sainte Lutgarde, sainte Catherine de Gênes, sainte Marguerite de Cortone, sainte Angèle de Foligno, sainte Marie-Madeleine de Pazzi, sainte Rose de Lima, etc. Mais ni ces saintes âmes, si favorisées de Dieu, ni les saints docteurs qui s’étaient montrés si affectionnés au Cœur de Jésus , ne cherchèrent à propager la dévotion à ce divin Cœur. L’apôtre saint Jean a déclaré à sainte Gertrude qu’il " était réservé aux derniers temps de faire connaître ce qu’il y a de douceur dans le Cœur de Jésus, afin que le monde, engourdi par l’âge, reprenne dans l’amour divin une nouvelle chaleur. " Eloquentia suavitatis pulsuum istorum reservata est moderno tempori, ut ex talium audientia recalescat jam senescens et amore Dei torpescens mundus. " (L. IV, ch. 4)

206. Le premier apôtre de la dévotion au Cœur de Jésus fut le B. Père Eudes. Dès 1643, il avait fait célébrer dans l’intimité par ses missionnaires une fête en l’honneur du Cœur de Jésus et une autre en l’honneur du Cœur de Marie ; cette dernière fut approuvée par l’évêque d’Autun et célébrée dans son diocèse à partir de 1648. En 1570 plusieurs évêques, sur la demande du Bienheureux, permirent de célébrer dans leur séminaire la fête du Cœur de Jésus, dont le bienheureux avait composé l’office et la messe. En 1674 le Bienheureux obtint du Souverain Pontife un Bref, lui permettant d’établir une Confrérie du divin Cœur. Cet ardent missionnaire déploya le plus grand zèle pour amener les âmes pieuses à honorer le Cœur de Jésus et le Cœur de Marie ; il a été déclaré par le Saint-Siège dans la Bulle de Béatification : l’instituteur du culte liturgique du Sacré-Cœur.

207. Mais ce fut surtout la Bienheureuse Marguerite-Marie qui reçut de Dieu la mission de propager cette grande dévotion. Elle reçut la première révélation le 27 décembre, très probablement en 1673, en la fête de saint Jean l’Evangéliste, le jour même, remarque Mgr Bougaud, où trois cent cinquante-trois ans auparavant, sainte Gertrude avait appris du saint apôtre que Dieu ferait connaître plus tard les secrets adorables du Cœur de Jésus. Après l’avoir fait reposer fort longtemps sur sa divine poitrine, Il lui dit : " Mon divin Cœur est si passionné d’amour pour les hommes et pour toi en particulier, que ne pouvant plus contenir en lui-même les flammes de son ardente charité, il faut qu’il les répande par ton moyen, et qu’il se manifeste à eux pour les enrichir de ses précieux trésors. " (Edit. Mgr Gauthey, T. II, p. 69) Peu de temps après, raconte la bienheureuse " ce divin Cœur me fut présenté comme un trône de flammes, plus rayonnant qu’un soleil et transparent comme un cristal, avec cette plaie adorable, et il était environné d’une couronne d’épines, qui signifiait les piqûres que nos péchés Lui faisaient, et une croix au-dessus, qui signifiait que, dès les premiers instants de son Incarnation, c’est-à-dire que dès lors que ce sacré Cœur fut formé, la croix y fut plantée, et il fut rempli, dès ces premiers instants, de toutes les amertumes que Lui devaient causer les humiliations, pauvreté, douleurs et mépris, que la sacrée humanité devait souffrir, pendant tout le cours de sa vie et en sa sainte passion. " (Ibid., p. 567)

Une autre fois que le Saint Sacrement était exposé, c’est toujours la Bienheureuse qui parle, " Jésus-Christ, mon doux Maître se présenta à moi, tout éclatant de gloire avec ses cinq plaies, brillantes comme cinq soleils, et de cette sacrée humanité sortaient des flammes de toutes parts, mais surtout de son adorable poitrine, qui ressemblait à une fournaise ; et s’étant ouverte, me découvrit son tout aimant et tout aimable Cœur, qui était la vive source de ces flammes. Ce fut alors qu’Il me découvrit les merveilles inexplicables de son pur amour, et jusqu’à quel excès il l’avait porté d’aimer les hommes, dont Il ne recevait que des ingratitudes et des méconnaissances. Ce qui m’est beaucoup plus sensible, me dit-Il, que tout ce que j’ai souffert en ma passion ; d’autant que s’ils me rendaient quelque retour d’amour, j’estimerais peu tout ce que j’ai fait pour eux, et voudrais, s’il se pouvait, en faire encore davantage. " (Ibid., p. 71) D’autres révélations eurent lieu où N.-S. pressa Marguerite-Marie de faire part aux hommes de ses miséricordieux desseins. La Bienheureuse remplit fidèlement sa mission, et la dévotion au Sacré-Cœur, malgré l’opposition violente et acharnée des jansénistes, se répandit dans l’Eglise, ayant reçu les approbations et les encouragements du Saint-Siège.

208. Enfin le 25 mai 1899, dans son Encyclique Annum sacrum, le Pape Léon XIII fit et voulut que l’Eglise fit avec Lui un acte " dont, dit-il, nous attendons des fruits extraordinaires et durables, avant tout pour la religion chrétienne, et ensuite pour le genre humain tout entier, " la consécration de tous les hommes au Sacré-Cœur. Une religieuse de grande vertu, une fille du B. P. Eudes, la Mère Marie du Divin Cœur Droste Vischering, supérieure du Bon-Pasteur de Porto, avait fait savoir au Pape que N.-S. demandait cette consécration ; et le Souverain Pontife, après avoir rappelé que la croix montrée à Constantin avec ces paroles : Tu vaincras par ce signe, avait en effet, donné la victoire au jeune empereur, ajoutait : " Aujourd’hui, voici qu’un autre signe tout divin nous est offert, gage de suprême espérance, le Cœur très sacré de Jésus, surmonté de la Croix, brillant d’un resplendissant éclat au milieu des flammes. En lui il faut placer toutes nos espérances ; de lui il faut solliciter et attendre le salut des hommes. " C’est donc sous l’étendard du Sacré-Cœur que doivent se livrer les derniers combats et se remporter les grands triomphes de l’Eglise sur l’enfer.

Nature de la dévotion au Cœur de Jésus

209. La dévotion au Sacré-Cœur est une vénération du Cœur de Jésus, symbolisant la charité de ce divin Sauveur. L’amour de sa nature étant spirituel, il faut un signe sensible pour le représenter ; or chez tous les peuples, le cœur est le symbole de l’amour. L’amour du Sacré-Cœur comprend : l’amour divin et incréé du Verbe de Dieu, amour commun aux trois personnes divines, et son amour humain et créé résidant dans son âme humaine. Par ce double amour Jésus, l’Homme-Dieu, aime Dieu, son Père, d’un amour incompréhensible, Marie, sa sainte Mère, qui, à elle seule, Lui est plus chère que toutes les créatures réunies, tous les élus, dont le bonheur Lui cause une si grande joie, les âmes souffrante du purgatoire, dont Il désire la délivrance plus qu’elles ne la désirent elles-mêmes, la sainte Eglise, son Epouse, qu’Il veut voir " glorieuse, sans tache, sans ride, sainte et immaculée " (Eph., v, 27), les âmes justes, auxquelles par ses souffrances Il a obtenu tant de grâces et qu’Il voudrait tant sanctifier davantage, les pécheurs, pour qui aussi Il a versé tout son sang, et qui Lui inspirent une immense compassion.

La dévotion au Cœur de Jésus rappelle donc tout d’abord l’amour de ce Cœur adorable, mais elle amène aussi l’âme à contempler toutes les merveilles dont le Cœur de Jésus est le centre. " En effet, dit la sœur Joly, le Cœur adorable de Jésus est un abîme de trésors, de grâces et de gloire ; on ne pourra l’envisager longtemps sans y découvrir des richesses immenses, sans y trouver des choses infinies à adorer et à aimer, à imiter et à recevoir. " Ainsi le Cœur de Jésus est la source de la vie intérieure du Sauveur, de ses sentiments tout divins, de ses joies, de ses peines, de ses désirs, de sa haine du mal ; il est le principe de ses vertus, de son humilité, de sa douceur, même envers ses ennemis, de son obéissance, de sa pureté, de sa patience, de sa pauvreté ; du Cœur de Jésus procèdent les grâces et toutes les faveurs que le Sauveur réserve à ses fidèles amis.

Les sentiments principaux qui naissent comme nécessairement de la dévotion au Sacré-Cœur sont la reconnaissance, la confiance, l’amour, le désir de la réparation. D’elles procèdent aussi la contrition, l’humilité, le détachement et le zèle.

Nous venons de signaler le désir de la réparation. La confidente et la messagère du Cœur de Jésus, la Bienheureuse Marguerite-Marie, a toujours insisté sur le devoir que nous avons de Le consoler. C’est que Jésus, en même temps qu’Il lui rappelait la grandeur de son amour, se plaignait toujours du peu de retour qu’Il trouvait parmi les hommes. " Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes qu’il n’a rien épargné jusqu’à s’épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour ; et pour reconnaissance je ne reçois de la plupart que des ingratitudes. " (Vie et Oeuv., T. II, p. 102) In propria venit, dit saint Jean, et sui eum non receperunt : " Il est venu chez Lui et les siens ne l’ont pas reçu. " " L’amour n’est pas aimé ", disait saint François d’Assise. Quel sujet de tristesse pour un cœur aimant, et quel stimulant à sa générosité !

Avantages de la dévotion au Cœur de Jésus

210. Celui qui comprend bien et qui sait pratiquer la dévotion au Sacré-Cœur revient constamment dans ses oraisons, dans ses communions, dans tout le cours de sa vie sur cette pensée : Dilexit me et tradidit semetipsum pro me : Il m’a aimé et il s’est livré pour moi ; il se rappelle sans cesse la pensée d’un Dieu qui par amour s’est incarné, c’est-à-dire s’est anéanti prenant la forme d’un esclave, d’un Dieu qui par amour s’est fait tout petit enfant, d’un Dieu qui pendant plus de quinze années a vécu comme un pauvre ouvrier, d’un Dieu qui pour éclairer et convertir les âmes a mené pendant trois ans une vie de labeurs et de dévouement, mangeant le pain de l’aumône, se fatiguant dans ses courses, se faisant doux et accueillant pour tous, consolant les affligés, évangélisant les malheureux, passant souvent ses nuits à prier pour les enfants des hommes ; d’un Dieu qui s’est livré à des scélérats, vrais démons déchaînés, pour être par eux garrotté, souffleté, couvert de crachats, flagellé, crucifié, d’un Dieu qui pour prolonger ses humiliations et se donner tout entier à de misérables créatures, se fait le Dieu-Hostie, s’anéantissant plus encore que dans la crèche et s’exposant à toutes les profanations et à tous les sacrilèges.

Comment cette pensée continuelle des bienfaits de Jésus, de ses folies d’amour – plus sages, dit saint Paul, que la sagesse des hommes (I Cor., i, 25) – ne ferait-elle pas naître dans le cœur de l’homme une vive reconnaissance ? En voyant tant de bonté, tant de douceur, tant de désir de notre bien éternel, en considérant qu’Il nous a mérité toutes les grâces, qu’Il n’a pas de joie plus grande que de nous en combler, qu’Il est tout disposé, si nous le Lui demandons, à suppléer par ses mérites à nos défaillances et à notre pauvreté, comment n’avoir pas une invincible confiance ? comment ne pas souhaiter aimer toujours davantage un Dieu si plein d’amour ? Et en Le voyant si mal payé de retour, si offensé par ceux pour qui Il s’est immolé, comment ne pas désirer Le consoler ? Comment ne pas répondre à sa plainte si touchante : Sustinui qui simul contristaretur, et non fuit, et qui consolaretur, et non inveni : J’ai cherché quelqu’un pour souffrir avec moi, et il ne s’en est pas rencontré, quelqu’un pour me consoler, et je n’en ai point trouvé ? Or il n’y a qu’un moyen de Le consoler, de Le dédommager, c’est de mener une vie généreuse, une vie toute de dévouement et de vertu.

Combien aussi par la dévotion au Sacré-Cœur le souvenir des fautes commises devient amer ! La contrition qu’elle produit est une contrition de pur amour, qui purifie l’âme et la fortifie contre les rechutes. Le grand obstacle qui empêche tant de personnes de progresser dans l’amour divin est leur amour-propre, qui les replie sans cesse sur elles-mêmes, soit sur leurs qualités pour s’y complaire et désirer qu’elles soient estimées et louées, soit sur leurs misères pour s’en désoler et se laisser abattre. La pensée constante du bon Sauveur, de ses bienfaits innombrables, des offenses par lesquelles elles-mêmes et tant d’autres paient tant de bonté, arrête ces vains retours d’amour-propre, maintient ces âmes dans la confiance, mais aussi dans l’oubli d’elles-mêmes et le vrai détachement, les plonge dans une humilité amoureuse, jointe à d’ardents désirs de réparation. Et en voyant ce divin Cœur si amoureux des âmes, si désireux de leur bien spirituel, il est comme impossible de ne pas partager son zèle, et de ne pas dépenser tout son dévouement pour le salut et la sanctification du prochain.

Nous trouvons donc dans la dévotion au Sacré-Cœur les plus pressants motifs de pratiquer les plus belles vertus, mais nous y trouvons aussi le modèle parfait de toutes ces vertus. Est-il rien de plus beau, de plus suave à contempler que Jésus, si saint et si miséricordieux, si ferme et si doux, si compatissant et si dévoué, si digne et si familier, si prudent et si simple, si puissant, si sage et cependant si humble ? L’Evangile lu et étudié avec les lumières que donne la dévotion au Sacré-Cœur est une source de joies suaves, de réconfort et d’ardeurs généreuses.

211. La dévotion au Sacré-Cœur ne produit tous ces effets que chez les âmes qui, en même temps qu’elles se nourrissent de ces vérités, s’efforcent d’y conformer leur vie. En effet, si l’on se contente de réfléchir sans passer à l’action, on rend stériles les lumières reçues. Du reste, les vérités chrétiennes entrent dans une âme bien plus par la droite volonté que par le pur raisonnement, bien plus par les actes de vertu que par les leçons les plus savantes ; aussi ceux qui font de grands efforts pour vivre comme de vrais dévots du Sacré-Cœur, qui s’appliquent aux vertus vers lesquelles cette dévotion les pousse, pénètrent de plus en plus dans l’abîme de perfection qu’est le Cœur de Jésus, ils comprennent de mieux en mieux les merveilles de son amour ; plus ils sont généreux, plus ils reçoivent de lumières, et plus ils reçoivent de lumières, plus ils sont portés à se montrer généreux.

212. Ainsi s’expliquent parfaitement les promesses de Jésus à la bienheureuse Marguerite-Marie, en faveur de ceux qui honorent son Sacré-Cœur, promesses dont nous donnons ici la consolante série :


  1. Je leur donnerai toutes les grâces nécessaires dans leur état ;
  2. Je mettrai la paix dans leurs familles ;
  3. Je les consolerai dans toutes leurs peines ;
  4. Je serai leur refuge assuré pendant la vie et surtout à la mort ;
  5. Je répandrai d’abondantes bénédictions dans toutes leurs entreprises ;
  6. Les pécheurs trouveront dans mon Cœur la source et l’océan infini de la miséricorde ;
  7. Les âmes tièdes deviendront ferventes ;
  8. Les âmes ferventes s’élèveront rapidement à une grande perfection ;
  9. Je bénirai tous les lieux où l’image de mon Sacré-Cœur sera exposée, honorée ;
  10. Je donnerai à ceux qui travailleront au salut des âmes le talent de toucher les cœurs les plus endurcis ;
  11. Les personnes religieuses en retireront tant de secours qu’il ne faudrait point d’autre moyen pour rétablir la première ferveur et la plus exacte régularité dans les communautés le moins bien réglées, et pour porter au comble de la perfection celles qui vivent dans la régularité ;
  12. Les personnes qui propageront cette dévotion auront leur nom écrit dans mon Cœur, et il n’en sera jamais effacé ;
  13. Dans l’excès de la miséricorde de mon Cœur, je te promets que son amour tout-puissant accordera à tous ceux qui communieront les premiers vendredis, neuf fois de suite, la grâce de la pénitence finale, et qu’ils ne mourront point dans ma disgrâce, ni sans recevoir les sacrements, et mon Cœur se rendra leur asile assuré à cette heure dernière.

213. A la dévotion au Sacré-Cœur se rattache la pratique de l’Heure Sainte. Notre-Seigneur dit à la Bienheureuse Marguerite-Marie : " Toutes les nuits du jeudi au vendredi… tu te lèveras entre onze heures et minuit, pour te prosterner pendant une heure avec moi, la face contre terre, tant pour apaiser la divine colère, en demandant miséricorde pour les pécheurs, que pour adoucir, en quelque façon, l’amertume que je sentais de l’abandon de mes apôtres. " (T. II, p. 72) De là est venue la pratique, encouragée par des indulgences précieuses, de consacrer, le jeudi soir, une heure à l’oraison mentale, en union avec le Sauveur agonisant, dans le but de consoler son Cœur, d’apaiser la colère divine, et de demander miséricorde pour les pécheurs. C’est donc un exercice de réparation et d’amour, qui ne peut manquer d’attirer de grandes grâces sur ceux qui s’y montrent fidèles.

Chapitre XXXV : Dévotion à la Très Sainte Vierge

Fondement de cette dévotion

214. Que la dévotion à la Sainte Vierge soit l’un des moyens les plus sûrs, les plus efficaces pour acquérir une vraie piété et y faire de grands progrès, aucune âme fidèle n’en doute ; tous les docteurs l’ont proclamé, tous les saints l’ont témoigné et par leurs paroles et par leur exemples, car il n’en est pas un qui n’ait eu pour cette divine Mère un amour extrême. Dieu l’a ainsi voulu : " La Sagesse divine, dit Bossuet, ayant une fois résolu de nous donner Jésus-Christ par Marie, ce décret ne se change plus ; il est et il sera toujours vrai que sa charité maternelle ayant tant contribué à notre salut dans le mystère de l’Incarnation, qui est le principe universel de la grâce, elle y contribuera éternellement dans toutes les autres opérations, qui n’en sont que les dépendances. " (Serm. p. la Nativité de Marie). En effet, Dieu, qui est fidèle, ne rejette pas un auxiliaire qui a bien rempli sa mission, Il le récompense plutôt en ajoutant à ses prérogatives, en accroissant son pouvoir ; or jamais créature appelée de Dieu à une grande mission ne l’a remplie aussi fidèlement que Marie ; cette mission de bonté et de salut ne Lui a donc pas été enlevée ; par son Fiat à Nazareth elle nous a donné Jésus, par son Fiat au Calvaire elle s’est associée à l’œuvre de la rédemption, elle continue et continuera à être associée à l’œuvre de salut et de sanctification du Sauveur.

" C’est la volonté de Dieu, nous dit saint Bernard, que tout bien nous vienne par Marie " (Serm. de Aquaeductu), Jésus est la source de toutes grâces, Marie est le canal par où passent toutes ces grâces. Léon XIII (Bulle Adjutricem, Encyclique Diuturni) et Pie X (Encycl. Ad diem illum) ont confirmé cette doctrine si réconfortante de la médiation universelle de Marie.

125. Pour la rendre capable d’une si haute mission, Dieu l’a mise aussi près de Lui qu’Il pouvait y mettre une simple créature. En lui conférant la dignité de Mère de Dieu, Il l’a élevée au-dessus de tous les mondes possibles ; fussent-ils des milliards, tous ils seraient soumis à Marie, obligés à vénérer la Mère du Créateur. Et comme le Seigneur, quand Il confère une dignité, quand il charge d’une mission, offre toujours des grâces en rapport avec cette dignité et avec cette mission, Il lui a offert, et en raison de sa fidélité parfaite, Il lui a donné des grâces supérieures à celles de toutes les créatures.

Elle avait, nous disent beaucoup de Docteurs et de Saints, une puissance d’amour qui la rendait capable d’aimer à elle seule plus que tous les anges et les hommes réunis, et Dieu lui ayant donné des sentiments semblables aux siens, elle aime ainsi tout ce que Dieu aime, son Dieu d’abord, puis les créatures si chères à Dieu ; elle aime aussi de cet amour immense tout ce qui est bien, tout ce qui est vertu, tout ce qui est sainteté. Dieu a uni le cœur de Marie au Cœur de Jésus ; ces deux Cœurs ont été si étroitement liés qu’en toutes choses ils battaient à l’unisson et ne formaient qu’un seul cœur, et éternellement ils resteront ainsi unis. C’est donc avec cet amour si merveilleusement puissant que Marie aime son Dieu, et cet amour la rend toute-puissante sur le Cœur de Dieu ; c’est avec cet amour merveilleusement puissant que Marie aime chacun de nous, et la pensée d’être ainsi aimés doit mettre en nos cœurs une immense confiance.

Cet amour de Marie pour nous est admirablement saint ; elle nous aime donc sans faiblesse, désirant très ardemment notre bonheur, non pas en nous souhaitant et en nous procurant, comme beaucoup de mères de la terre le font à leurs enfants, des satisfactions passagères, non pas en flattant nos inclinations naturelles ; le bonheur qu’elle veut pour nous et qu’elle cherche à nous faire obtenir, c’est le bonheur par la vertu, par le sacrifice, par le pur amour.

Son amour, s’il est très saint, est en même temps ineffablement tendre, car elle nous a enfantés sur le Calvaire, nous lui avons coûté plus que la vie, nous lui avons coûté Jésus, et le sacrifice qu’elle a fait pour devenir notre mère, sacrifice dont personne ici-bas ne peut mesurer l’amertume, nous a rendus plus chers encore à son Cœur. Cet amour est aussi selon la justice ; donc si elle aime tous ses enfants, même les pécheurs, elle aime davantage ceux qui lui témoignent plus de confiance et plus d’amour.

Pratique de cette dévotion

216. Le premier acte de la dévotion envers Marie consiste à s’appliquer à la bien connaître, à se faire une juste idée de ses grandeurs, de sa puissance, de son amour, à bien comprendre ce qu’elle a fait, ce qu’elle a souffert pour nous, à considérer les miracles sans nombre obtenus par elle, les faveurs, les grâces de conversion, de sanctification dues à son intercession. Sans cette étude amoureuse ou la dévotion reste petite, ou elle est peu éclairée et mal pratiquée. La lecture des livres qui parlent de Marie, le souvenir fréquent des faits de sa vie, la contemplation des mystères où elle a pris part, produisent l’estime et l’admiration de cette divine Mère, et excitent la confiance et l’amour.

La dévotion envers la Sainte Vierge doit être toute filiale. Avec une douce familiarité l’âme pieuse doit s’entretenir avec sa Mère si tendre, lui confiant ses sollicitudes, lui exprimant ses désirs, lui faisant part de ses joies et de ses tristesses.

Mais ne parlons pas seulement à Marie de nous et de nos intérêts, parlons-lui d’elle, de Jésus qu’elle aime et des intérêts de ce bon Sauveur, la suppliant de donner à Jésus de bons serviteurs et des amis dévoués ; parlons-lui de l’Eglise qui lui est si chère, parlons-lui des âmes, des pécheurs pour qu’elle les convertisse, des bons pour qu’elle les sanctifie. La Sainte Vierge a des vues très étendues, son regard embrasse non seulement la multitude innombrable des élus, qui partagent son bonheur, mais aussi la foule des âmes souffrantes du purgatoire et toutes les personnes qui sont sur la terre. Des âmes souffrantes elle sait ce qui leur reste à expier, elle voit celles qui méritent le plus d’être secourues. Sur la terre elle voit les desseins de Dieu sur chacun, elle connaît les mérites, les faiblesses, les besoins de tous ses enfants. Nous faisons acte d’amour envers cette bonne Mère et en même temps acte de grande sagesse, si nous unissons nos intentions aux siennes, si nous lui abandonnons la valeur impétratoire et expiatoire de nos œuvres ou au moins de certaines de nos œuvres, pour qu’elle les applique selon sa sagesse ! Ainsi nombre d’âmes pieuses, en faisant l’acte héroïque en faveur des âmes du purgatoire, laissent à Marie le soin de distribuer à son gré cette aumône perpétuelle à leurs frères souffrants ; d’autres en accomplissant des pénitences prient la Sainte Vierge de les faire servir ici-bas à ce qu’elle jugera plus utile. De cet abandon entre les mains d’une Mère si bonne et si puissante ni leurs propres intérêts ni ceux des âmes qui leur sont chères ne peuvent souffrir.

Le B. Grignon de Montfort conseille aux âmes dévotes d’offrir à Marie toutes leurs actions, afin que cette bonne Mère les aide à bien les accomplir et qu’elle-même les présente au Seigneur. Ceux qui ont pour la Sainte Vierge une vive affection ne font aucun acte de piété, communion, action de grâces, confession, oraison, lecture pieuse, sans demander le secours de leur bonne Mère ; ils l’invoquent dans leurs études, dans leurs travaux ; ils recourent à elle dans leurs prières et surtout dans leurs tentations.

C’est encore prouver son amour à Marie que de s’efforcer d’imiter ses vertus ; la vraie dévotion à la Sainte Vierge excite l’âme à fuir le péché et parce qu’il est une offense de Dieu et parce qu’il contriste le Cœur de Marie, et à pratiquer les vertus qui glorifient Dieu et réjouissent sa Mère céleste.

217. Les principales pratiques de piété envers la Sainte Vierge sont la récitation de son office, du rosaire, de l’angélus, le port du scapulaire, l’exercice du mois de Marie, les pèlerinages à ses sanctuaires.

Le petit office de la Sainte Vierge contient les passages de la Sainte Ecriture que l’Eglise lui applique et qui redisent sa dignité, ses grandeurs, ses bienfaits, c’est une louange excellente, entremêlée de prières très saintes, qui sont les psaumes, les antiennes, les oraisons.

Le rosaire, est la grande pratique de dévotion envers Marie. Elle-même à Lourdes fit comprendre combien cette prière lu i est agréable et nous est utile, car à chacune des dix-huit apparitions, elle encouragea Bernadette à réciter son chapelet. A Pontmain, quand commença la récitation du chapelet, l’apparition grandit, comme pour montrer que grandissait sa puissance d’intercession. Ce fut la fidélité au rosaire qui, pendant plus de trois siècles, maintint la foi parmi les chrétiens japonais, qui n'avaient plus de prêtres ; les pays où les familles ont conservé la dévotion au chapelet sont restés plus foncièrement chrétiens. Cette répétition de l’Ave Maria, qui contient les plus belles louanges qu’on puisse adresser à cette divine Mère, ne peut manquer de toucher son cœur. " Apprenez de l’ange à saluer Marie, dit saint Bernardin de Sienne, et voyez le merveilleux profit qui vous en reviendra : toutes les fois que quelqu’un salue la Bienheureuse Vierge, elle lui rend son salut. Car elle est une Reine d’une exquise politesse la glorieuse Vierge Marie, et on ne la salut jamais qu’elle ne rende un délicieux salut. Si vous dites dévotement mille Ave Maria dans un jour, mille fois la Vierge vous saluera. " (Œuvres 4, p. 93) Et le salut de Marie n’est pas stérile, il apporte toujours quelque grâce à l’âme, soit une lumière, soit un bon désir, soit un accroissement de force pour faire le bien.

Puisque l’efficacité de toute prière, comme il a été dit plus haut (chap. xxii) dépend de sa valeur, il importe de bien se recueillir avant de réciter le chapelet, de se rappeler la bonté, le tendre amour de Marie, de se représenter à ses pieds : pourquoi les pèlerins de Lourdes prient-ils avec tant d’ardeur et de confiance devant la grotte ? Parce qu’ils comprennent que Marie est là, qu’elle les regarde avec tendresse, qu’elle les écoute : quiconque se pénètre bien de ces douces vérités prie avec plus de ferveur et plus de fruit.

Le scapulaire du Mont Carmel, dont l’origine remonte à une révélation faite par la Sainte Vierge à saint Simon Stock, est un diminutif de l’habit des Carmes, lesquels font profession d’être l’ordre de Marie ; qui porte le scapulaire se reconnaît comme le serviteur, le dévot de la Sainte Vierge, il porte ses livrées. La Très Sainte Vierge a promis une particulière protection à tous ceux qui lui donneraient cette marque de confiance et de fidélité ; elle leur obtient à l’heure de la mort, des grâces, qui, s’ils ne les repoussent pas par leur mauvaise volonté, assurent leur salut. Des miracles nombreux ont prouvé la vérité de cette promesse. Cette protection constante de Marie, attachée au scapulaire, grandit – et c’est justice – selon la piété de celui qui le porte.

Le scapulaire bleu de l’Immaculée Conception, révélé au commencement du xviie siècle par Notre-Seigneur et sa divine Mère à la Vénérable Ursule Benincasa, est destiné à répandre la dévotion à l’Immaculée Conception, et à faire prier les âmes chastes pour la conversion de ceux qui vivent dans l’impureté. A ceux qui ont reçu ce scapulaire et ont été inscrits dans la confrérie, pourvu toutefois qu’ils en remplissent les conditions, invoquant la Vierge immaculée et priant pour la diminution des ravages de l’impureté, de très nombreuses indulgences sont offertes, attachées surtout à la récitation des six Pater, Ave et Gloria Patri, aux intentions du Souverain Pontife pour les besoins de la Sainte Eglise.

La piété chrétienne a consacré à la Très Sainte Vierge des titres multiples : on l’appelle Notre-Dame de grâce ou Mère de la divine grâce, parce qu’elle est la dispensatrice des grâces divines, Notre-Dame des Sept-Douleurs, Notre-Dame de Compassion ou de Pitié, pour honorer la part immense qu’elle a prise aux souffrances de Jésus ; Notre-Dame des Victoires, Notre-Dame Auxiliatrice, en raison de la protection qu’elle a toujours donnée aux fidèles et des victoires qu’elle leur a obtenues sur les ennemis de Dieu ; aussi l’Eglise lui dit : Gaude, Maria Virgo, cunctas haereses sola interemisti in universo mundo ; Notre-Dame du Bon Conseil, parce qu’elle obtient à ses dévots les lumières les plus précieuses pour leur conduite et le plein accomplissement de leur mission, Mère de Miséricorde, parce qu’elle est le refuge des pécheurs, notre avocate céleste, qui détourne de nous les coups de la justice de Dieu et malgré nos fautes nous obtient ses faveurs ; surtout on l’invoque sous le nom d’Immaculée, et c’est le titre qu’elle a choisi à Lourdes pour se faire connaître, c’est un des grands titres de gloire de cette divine Mère, dont aucune tache, pas même la tache originelle, n’a jamais terni la beauté.

Chapitre XXXVI : Dévotion aux anges et aux saints

Dévotion aux saints anges

219. Dans une famille bien réglée les aînés protègent leurs frères et leurs sœurs plus jeunes, leur rendent mille services, aidant les parents dans les soins que réclame la faiblesse des enfants dans la grande famille dont Dieu est le père, les anges sont comme nos grands frères, pleins de zèle et de sollicitude pour nous ; ils savent combien Dieu nous aime et ils partagent cet amour de leur Dieu ; notre faiblesse , nos luttes, nos épreuves, les dangers que nous courons excitent leur compassion… Comme ils sont aussi puissants que nous sommes faibles, et comme le Seigneur leur a confié le soin de veiller sur nous et de venir à notre aide, ils nous entourent de leur protection et nous prodiguent leurs bons offices. Autant les démons nous détestent et sont acharnés à notre perte, autant les saints anges nous aiment et s’efforcent de nous faire du bien.

La Sainte Ecriture nous montre le rôle bienfaisant des anges : Abraham, Jacob, Moïse, Gédéon, Daniel, Habacuc, Tobie, Elie, etc. éprouvèrent les effets de leur sainte protection. Dans le Nouveau Testament nous les voyons auprès de Marie, de Joseph, de Zacharie, des bergers, des mages, des saintes femmes venant au tombeau, auprès des apôtres à l’Ascension. Un ange délivre saint Pierre de sa prison, un autre transporte Philippe sur la route de Gaza, un ange envoie le centurion Corneille à saint Pierre, un ange au milieu de la tempête promet à Paul que ni lui ni aucun de ses compagnons de voyage ne périra. Notre-Seigneur lui-même à la fin de son jeûne rigoureux fut servi par les anges, et dans son agonie Il accepta le réconfort qu’un ange du ciel Lui apporta.

La Vie des saints nous montre de pareils services rendus par les anges à ces serviteurs du Christ. Saint Antoine voulait passer son temps uniquement à prier, un ange vint lui apprendre à alterner la contemplation avec le travail ; saint Vincent de Saragosse rentré dans sa prison après avoir eu le corps déchiré par ses bourreaux est guéri par des anges et fortifié pour de nouveaux combats ; saint Dominique et ses religieux n’ayant pas de quoi se nourrir, des anges leur apportent des aliments, etc., etc.

Sans nous rendre leurs bons offices d’une manière aussi visible et aussi miraculeuse, les anges nous assistent invisiblement de mille manières, et nous apprendrons au ciel avec une douce surprise combien nous leur seront redevables. Ils aident, ils éclairent, ils soutiennent, ils poussent au bien ceux-là mêmes qui ne les invoquent pas ; mais il est juste qu’envers ceux qui les prient ils soient plus prodigues de leurs saintes inspirations, qu’ils déploient plus largement leur puissance pour ceux qui leur sont dévots, soit pour repousser le tentateur, soit pour écarter d’eux les dangers temporels et spirituels, soit pour favoriser leurs entreprises.

220. La dévotion aux saints anges est donc la source de bienfaits nombreux, et elle est de plus un devoir, surtout à l’égard des anges gardiens, qui ont reçu la mission spéciale de veiller sur chacun de nous. " Rendez-vous fort familière avec les anges, dit saint François de Sales à Philothée (ii, 16), voyez-les souvent invisiblement présents à votre vie, et surtout aimez et révérez celui du diocèse duquel vous êtes, ceux des personnes avec qui vous vivez et spécialement le vôtre ; suppliez-les souvent, louez-les ordinairement, et employez leur aide et secours en toutes vos affaires soit spirituelles soit temporelles, afin qu’ils coopèrent à vos intentions. " Et le saint Docteur donne l’exemple de Pierre Le Fèvre, le premier compagnon de saint Ignace, qui " racontait qu’ayant traversé plusieurs lieux hérétiques, il avait reçu mille consolations d’avoir salué, en abordant chaque paroisse, les anges protecteurs d’icelle, lesquels ils avait connus sensiblement lui avoir été propices, soit pour le garantir des embûches des hérétiques, soit pour lui rendre plusieurs âmes douces et dociles à recevoir la doctrine du salut. "

Quel bon ami pour nous que notre ange gardien qui de notre berceau à notre tombe nous accompagne sans cesse. Il a pour nous une toute sainte mais très ardente affection ; il est rempli de sagesse et connaît beaucoup mieux que nous nos besoins et nos vrais intérêts ; il est très puissant et peut nous accorder de très grands secours. Ce serait ingratitude de l’oublier ; ce serait folie de ne pas le prier, car plus nous aurons pour lui de reconnaissance, de confiance et d’amour, plus il nous rendra de bons offices, plus il lui sera permis de mettre à notre service et sa grande puissance et sa grande sagesse.

Dévotion aux Saints

221. La religion chrétienne est une religion d’amour, et la piété qui est la religion plus parfaitement comprise et plus complètement pratiquée, procure de douces et salutaires affections ; elle apprend, en effet, à l’âme fidèle à connaître et à révérer ses amis invisibles, qui sont de tous les plus affectueux et les plus puissants et que trop souvent les âmes chrétiennes oublient ou méconnaissent.

Un véritable ami exerce sur son ami une douce et salutaire influence par l’exemple de ses vertus, par les sentiments qu’il lui inspire, par les services qu’il lui rend. Les Saints, nos amis célestes, nous rendent éminemment tous ces bons offices de la sainte amitié : ils sont pour nous des modèles fort encourageants, ils ont vécu de notre vie, ils ont soutenu les luttes que nous soutenons, ils ont gémi des misères intimes, faiblesses, défauts, passions, que nous déplorons, ils ont souffert les peines qui nous affligent, peines de corps, peines de cœur, peine d’âme. Or ils ont triomphé, ils se sont sanctifiés ; leurs méthodes de combat nous servent de leçons et leurs victoires excitent notre courage. Aimons à les contempler, à étudier leur histoire afin d’imiter leurs vertus.

Sur la terre ces héros de vertu étaient aussi des héros d’amour ; dans le ciel leurs ardeurs d’amour pour les âmes si aimées de Dieu se sont plus que centuplées. Ils nous aiment donc d’une affection très vive, très tendre ; l’expérience qu’ils ont des maux que nous endurons les rendent aussi très compatissants. Par ailleurs ils sont très puissants et très capables de nous secourir. " Celui qui m’aura bien servi, a dit le Sauveur, mon Père le comblera d’honneur. " (Jean, xii, 26) Dieu honore ses fidèles en les associant à son œuvre bienfaisante ; le pouvoir de faire du bien, qui était sur terre leur grande joie, non seulement ne leur a pas été enlevé, mais il a été multiplié. A cause d’eux le Seigneur bénit ceux qui les aiment et qui les invoquent. Jéhovah se montrant à Isaac lui dit : " Je suis le Dieu d’Abraham, ton père ; ne crains point, car je suis avec toi ; je te bénirai à cause d’Abraham, mon serviteur. " (Gen., xxvi, 24)

Et la prière des Saints est très puissante sur le Cœur de Dieu. Dans la vision qu’eut Judas Macchabée (II Mac., xv, 14, 16), le pontife Onias lui apparut priant pour le peuple juif, puis se montra à lui un autre défunt d’une gloire plus resplendissante encore, et Onias dit à Judas : " Celui-ci est l’ami de ses frères, qui prie beaucoup pour le peuple et pour la ville sainte, Jérémie, le prophète de Dieu, " et Jérémie tendit à Judas une épée d’or en lui disant : " Prends cette sainte épée : c’est un don de Dieu, avec elle tu briseras tes ennemis. " Ces saints amis de Dieu avaient donc par leurs prières obtenu la victoire d’Israël.

Dieu se plaît à nous montrer le pouvoir des Saints en accordant souvent à leurs prières des miracles de bonté : guérisons de malades et autres faveurs temporelles éclatantes, mais incomparablement plus nombreuses et aussi plus précieuses sont les faveurs spirituelles qu’ils nous obtiennent.

222. Il est donc de l’intérêt de l’âme pieuse et en même temps de son devoir de recourir fréquemment à l’intercession des Saints. C’est une excellente pratique de se faire une petite litanie des Saints pour lesquels on se sent plus de dévotion, de les invoquer au commencement de chaque journée, et de répéter cette invocation à diverses reprises dans le courant du jour, surtout en commençant les principaux exercices de piété et dans les besoins plus pressants de nos âmes.

Nous devons nous adresser particulièrement à nos saints patrons, à ceux dont nous avons reçu le nom au saint baptême, à celui que nous avons choisi à la confirmation ; ils sont devenus, pour ainsi dire officiellement nos protecteurs. Les patrons des lieux auxquels nous appartenons, les saints évêques qui ont gouverné nos diocèses, pour les religieux et religieuses les fondateurs ou fondatrices de leur Ordre, ont droit aussi à une spéciale confiance, car plus que d’autres ils portent intérêt à ceux qui leur sont unis par des liens très doux, et quand ils les recommandent, le Seigneur écoute plus volontiers leurs prières.

On honore les Saints par des prières, par des neuvaines, par des pratiques pieuses. Ceux-là n’ont qu’une dévotion peu éclairée et peu généreuse qui ne s’adressent aux Saints que pour obtenir des faveurs temporelles ; si ces amis de Dieu veulent bien nous secourir dans nos peines, ils se plaisent plus encore à nous obtenir les grâces dont nos âmes ont besoin. Il est donc fort opportun et fort sage de faire parfois des prières, des neuvaines aux Saints pour obtenir, par exemple, le don de la prière, de l’oraison, du recueillement, de l’humilité, du renoncement et surtout un plus grand amour de Dieu.

Notons bien que la dévotion aux Saints n’est pas une fin, elle n’est qu’un moyen ; on ne doit pas lui donner dans sa piété une importance démesurée ; ainsi c’est un désordre d’entrer dans une église et d’aller tout d’abord prier devant quelque statue sans avoir rendu ses devoirs d’adoration et d’amour à l’Hôte divin du tabernacle. Notre dévotion aux Saints ne doit pas être inspirée par un caprice, mais fondée sur les vertus, sur les bienfaits de ceux que nous invoquons, sur les titres qu’ils ont à notre culte.

Dévotion à saint Joseph

223. Parmi les saints le glorieux saint Joseph a droit à un culte plus respectueux et plus empressé, à une confiance plus grande, à une affection plus vive. Sublime fut sa mission : époux de la Très Sainte Vierge, chargé de pourvoir à ses besoins, ayant le droit de lui commander, associé aux douleurs, aux joies, à la vie de celle qui fut la coopératrice de Dieu dans l’œuvre de la Rédemption, nourricier de Jésus, protecteur de son apparente faiblesse, il commanda à son Dieu, qui fut heureux de lui obéir, qui voulut en tout dépendre de lui, comme le petit enfant dépend en tout de son père. Le Seigneur, qui mesure ses grâces et à la dignité qu’Il confère et à la mission qu’Il confie, donna à Joseph les grâces les plus élevées et les plus abondantes, et Joseph y fut merveilleusement fidèle. Ce furent des grâces cachées, des lumières admirables, une puissance d’amour incroyable, qui firent de Joseph un saint tel qu’il n’y en avait jamais eu et qu’il n’y en aura sans doute jamais.

Aussi sa puissance d’intercession est tout à fait hors pair. Si Marie est l’intermédiaire entre Jésus et nous, saint Joseph est l’intermédiaire entre Marie et nous. Jésus nous conduit à son Père, parce qu’Il est homme en même temps que Dieu, Marie est plus rapprochée de nous, car elle est une pure créature, mais elle est tout proche de Jésus. Cependant Marie nous semble encore fort au-dessus de nous, parce qu’elle ne connut pas nos luttes, affranchie qu’elle était du feu de la concupiscence ; saint Joseph, au contraire, eut comme nous à combattre les convoitises de la nature, à surmonter les répugnances que cette nature corrompue ressent pour la vertu. Nous sommes attirés vers lui par cette communauté d’épreuves ; et sa vie si simple, qui s’écoula dans un humble travail, sans aucune action d’éclat, nous engage encore à la confiance. Ses vertus furent surtout intimes, aussi est-il à bon droit regardé comme le patron de la vie intérieure ; il ne révéla jamais à qui que ce fut le grand honneur que Dieu lui avait fait de lui confier et son Fils et la Mère de Dieu, aussi il est le modèle de l’humilité ; il fut le plus chaste des hommes, il est par conséquent le protecteur de la chasteté ; il fut le pourvoyeur de la sainte Famille, aussi lui confie-t-on les intérêts temporels ; toute sa vie il s’immola silencieusement dans un amour très pur et très intense, il convient donc de lui demander un pur et ardent amour pour Jésus et Marie.

" Allez à Joseph ", disait Pharaon aux Egyptiens ; allez à Joseph, dit aux fidèles l’Eglise, dont il est le patron et le protecteur. Sainte Thérèse, dont l’exemple et les paroles ont beaucoup contribué à faire connaître et à répandre la dévotion à ce grand Saint, dit : " Je n’ai vu personne lui être vraiment dévoué et l’honorer d’un culte spécial sans avancer dans la vertu, car il favorise singulièrement les progrès spirituels des âmes qui se recommandent à lui. " (Vie, chap. vi)

Chapitre XXXVII : Les dons du Saint-Esprit et la voie unitive

224. Nous avons montré dans toute la suite de ce volume le travail que doit accomplir l’âme pieuse, les luttes qu’elle doit soutenir pour servir généreusement son Dieu, nous n’avons pas dit comment le Seigneur vient au secours de cette âme fidèle, et comment pour lui faire pratiquer les vertus d’une manière parfaite les dons du Saint-Esprit s’ajoutent à ses efforts et suppléent à son impuissance. " J’avoue, dit un Père Rédemptoriste, le Père Schryver, que le rude labeur exigé par les vertus est peu propre à inspirer courage… Cette vigilance continuelle, cette énergie soutenue, cette lutte contre des penchants véhéments, cette attention constante à tous nos devoirs finissent par lasser les plus mâles courages, et si Dieu n’intervenait pas directement dans notre vie spirituelle, le nombre de ceux qui conquerraient le noble idéal de la vie chrétienne serait singulièrement restreint. Heureusement nous avons à traiter avec un Dieu bon, tout disposé à prendre en main la cause de notre sanctification. " (Principes de la vie spirit., p. 218) Puis le docte auteur montre comment Dieu, quand Il trouve une âme vraiment généreuse et constante, voulant l’élever à l’état de perfection, remplace les grâces communes par les grâces plus élevées, les grâces mystiques, qui sont le fruit des dons du Saint-Esprit.

Que sont ces grâces et quel fruit produisent-elles ? Et d’abord que sont les dons du Saint-Esprit ? Les dons du Saint-Esprit sont des qualités déposées en nos âmes en même temps que la grâce sanctifiante, et qui nous rendent capables de recevoir et de mettre à profit l’action directe du Saint-Esprit éclairant notre intelligence, remplissant d’amour et fortifiant notre volonté. " Ce sont à la fois, dit Mgr Gay, des souplesses et des énergies, des docilités et des forces, rendant l’âme plus passive sous la main de Dieu et en même temps plus active à Le servir et à faire ses œuvres. " (De la vie des vertus. 1er traité) " Les vertus, dit le P. Froget, disposent l’homme à suivre sans résistance, dans toutes ses actions intérieures et extérieures , le mouvement et la direction de la raison ; les dons ont pour but de le rendre souple et docile aux inspirations de l’Esprit-Saint. " (De l’habitation du Saint-Esprit, III, 6) Ainsi la vertu de force dispose l’âme chrétienne à obéir aux motifs surnaturels qui l’engagent à déployer toute son énergie pour bien accomplir ses devoirs ; le don de force l’entraîne à se jeter sans raisonner et sans balancer dans l’œuvre bonne mais ardue, qui sollicite sa générosité.

Entre autres effets les dons du Saint-Esprit donnent à l’âme fidèle une haute idée de Dieu et versent en elles un amour profond et durable, qui la tient unie à Dieu et fortifie sa volonté ; c’est ce qu’on appelle les grâces mystiques. Un exemple vécu fera comprendre et la nature et les effets des grâces mystiques, et montrera comment elles rendent possible et même facile la vie d’intime union avec Dieu.

225. Nous avons connu, vivant l’un près de l’autre, dans les dernières années du XIXe siècle un théologien fort savant et une vieille religieuse converse, peu instruite mais très fervente. Cette bonne sœur, âme d’un grand dévouement et d’une grande abnégation, avait été chargée pendant toute sa vie d’un emploi pénible et fort absorbant, elle était maîtresse cuisinière d’un couvent, où se trouvaient un millier de personnes. Elle s’y dépensait de grand cœur, mais sans s’y attacher, car ses délices étaient dans la prière. Tous les moments qu’elle avait de libres, elle les passait au chœur, et dans sa vieillesse, déchargée de ce lourd emploi, elle ne quittait la chapelle le dimanche, que pour les repas et les récréations. Quand elle était jeune religieuse, on lui avait recommandé de ne jamais porter à la chapelle les préoccupations de sa charge ; elle avait fait pour suivre ce conseil des efforts inouïs, mais le Seigneur avait récompensé son courage, et quand nous l’avons connue, depuis de longues années il ne lui coûtait plus de se mettre en oraison ; là elle oubliait facilement le profane ; la pensée de son Dieu, si aimant et si méconnu, la saisissait, et elle goûtait un grand bien-être à se tenir à ses pieds et à Lui demeurer unie dans l’amour.

Le théologien était un prêtre très dévoué à l’Eglise, d’une foi solide, fidèle à tous les grands devoirs de la vie sacerdotale. Il était loin d’avoir pour la prière le même attrait que la religieuse, car sa messe dite et une courte action de grâce faite, jamais on ne le voyait reparaître à la chapelle. Le temps ne lui eut pas manqué cependant, car il en trouvait toujours pour prolonger outre mesure des entretiens qui fatiguaient ses interlocuteurs. Son oraison, disait-il, était la méditation ; du reste il était de ceux qui, en pratique, n’en admettent pas d’autre, car il déclarait n’avoir jamais rencontré une seule âme contemplative, bien qu’il eut beaucoup confessé.

Nous pourrions continuer le parallèle et montrer que le théologien avait des vertus sérieuses, mêlées à des défauts fort visibles, et que les vertus de la religieuse étaient les vertus d’une âme parfaite.

Il nous est arrivé de demander au théologien certaines explications sur les attributs de Dieu ; ses réponses très nettes, très précises, dénotaient une science sûre et profonde. La religieuse, si on l’eût interrogée, eût été incapable de donner aucune explication savante ; et pourtant elle avait de Dieu une bien plus haute idée, elle était beaucoup plus frappée, beaucoup plus pénétrée de sa grandeur, de sa bonté, de son amour, de son amabilité. Si l’on avait prié le théologien d’expliquer les motifs de l’humilité, il eût montré très clairement que la créature d’elle-même n’est que néant, qu’elle ne peut rien par ses propres forces, qu’elle n’a en propre que le péché ; mais il était lui-même beaucoup moins persuadé de sa misère que ne l’était la vieille sœur, qui pourtant n’eût pas pu donner aussi bien les raisons des bas sentiments qu’elle avait d’elle-même.

Le théologien connaissait parfaitement les règles de la morale, mais la religieuse saisissait beaucoup plus vite et plus sûrement dans la conduite de la vie ce qui était plus agréable à Dieu et ce qui était de nature à Lui déplaire ; sa conscience moins raisonnée, était cependant plus éclairée, sa manière de vivre dénotait une intelligence plus perspicace de la vertu et du péché, de la perfection et de l’imperfection.

La conduite de l’un et de l’autre montrait aussi que l’amour chez l’un n’avait ni l’ardeur, ni la solidité, ni l’intensité qu’il avait chez l’autre. Il n’avait pas non plus chez l’un et l’autre la même continuité : la religieuse vivait dans la présence de Dieu ; même au milieu de ses travaux son cœur Lui demeurait constamment uni ; le théologien ne comprenait pas l’importance et les avantages de cette union constante ; " il suffit, disait-il, de bien diriger chaque matin son intention vers Dieu. "

Aux yeux de tous ceux qui le connaissaient, le théologien, et il le reconnaissait volontiers, n’avait aucune expérience personnelle des grâces mystiques ; il avait accru et fortifié sa foi par ses études, ses méditations, ses lectures ; la vieille religieuse avait reçu directement du Saint-Esprit les lumières dont elle jouissait. Le théologien déclarait hautement que dans ses oraisons il devait toujours procéder par raisonnement, et il assurait ne rien concevoir à un autre mode d’agir ; la vieille religieuse, au contraire, comme tant d’autres que nous avons connus, étant à l’oraison, éprouvait dans une partie de son âme un sentiment ferme et doux d’union à Dieu, qui non seulement ne venait pas de ses réflexions, mais qui persistait pendant qu’elle était à moitié distraite, ou qu’elle faisait quelque réflexion pieuse ou profane. Cette union à Dieu continuait aussi en dehors de la prière ; souvent, alors même qu’elle s’occupait de ses travaux et qu’elle veillait à les bien accomplir, elle constatait très bien qu’une partie d’elle-même restait attachée à Dieu, la partie suprême de son intelligence gardant une certaine idée de Dieu, et la partie suprême de sa volonté restait dans une disposition d’amour. Sans doute elle n’éprouvait pas à tout moment cette union si réconfortante, mais toujours il y avait en elle une grande facilité à retrouver son Dieu, à se tourner vers Lui, à s’unir à Lui. C’est là une grâce précieuse ; ceux qui ont obtenu ce don sont dans la vraie vie intérieure ; auparavant ils s’y exerçaient, désormais ils la possèdent.

226. Cet exemple aidera à comprendre ce qu’est la vie unitive et comment pour amener les âmes à cette vie d’union, la grâce prend une forme nouvelle, un mode d’agir tout différent de celui qu’elle emploie avec les âmes moins avancées : " un autre travaille en nous du dehors, nos facultés ne fonctionnent plus comme autrefois par notre action propre ou sous notre impulsion, elles sont passives ; nous sommes pour employer le mot de saint Thomas, l’instrument, l’organe du Saint-Esprit. " (Ami du clergé, 1911, p. 467) Nous acquérons lumières et amour surnaturels en raisonnant d’après les principes de la foi : c’est le mode d’action de la grâce commune ; nous recevons lumières et amour directement de Dieu sans raisonnement, sans nous exciter nous-mêmes : c’est la manière d’agir des dons. Les théologiens constatent ce fait quand ils parlent des dons du Saint-Esprit, les auteurs spirituels le constatent de même quand ils parlent de l’état mystique.

Comment Dieu opère-t-Il quand Il verse ainsi lumières et amour ? Il y a là un mystère que ni théologiens ni mystiques ne cherchent à expliquer. " Comment pouvons-nous avoir une si grande certitude de ce que nous ne voyons pas, se demande sainte Thérèse, je n’en sais rien, c’est œuvre de Dieu. " (ve Demeure, chap. 1er) Ne cherchons donc pas à comprendre comment Dieu s’y prend pour mettre dans notre esprit, avec une conviction plus ardente et d’une manière plus parfaite, les vérités que nous connaissons d’ailleurs par la foi, et dans notre volonté des actes de pure charité.

Mais ne nous étonnons pas si Dieu faisant lui-même en nous, avec notre consentement joyeux et empressé, les actes de ces vertus de foi et d’amour, les fait avec plus de perfection que nous-mêmes. " C’est le Saint-Esprit qui fait l’acte, Il n’en fait pas les défauts. " (Ami du clergé, 1911, p. 468) Il renforce l’acte de foi ; Il rend plus ardente et plus ferme l’adhésion de l’âme fidèle. Il donne aussi des vérités de foi une intelligence nouvelle : par la vertu de foi, telle qu’elle se trouve chez toutes les âmes, on croit telles vérités parce que Dieu les a révélées, par le don d’intelligence on comprend mieux ce que Dieu a révélé. (Cf S. th., 2.2, q. 8, a. 5, ad 3 et 3 Sent. dist. 34, q. 1, a. 2)

De plus grâce au don de sagesse on trouve ces vérités d’autant plus croyables, plus admirables, plus ravissantes, que l’Esprit-Saint les a fait savourer, répandant dans l’âme un goût intime, profond, indéfinissable.

La vérité de foi qui se trouve à la base de cet état mystique, c’est l’incompréhensible perfection et amabilité de Dieu, vue d’une manière générale et indistincte. " Tout est vu en général et rien en particulier " dit saint François de Sales. " L’esprit se repose, dit Suarez, dans la pensée d’une certaine grandeur incompréhensible, grandeur conçue plutôt par des négations que par des affirmations " (De orat., xiii, 28) A l’âme ainsi éclairée il est facile de se porter vers Dieu. Il lui est plus facile aussi de se détacher des créatures, d’autant plus qu’elle reçoit également de l’Esprit-Saint, par le don de science, des lumières qui lui montrent le vide et le néant de tous les biens terrestres, et ce détachement facilite aussi en elle l’exercice de la charité. Mais de plus, comme nous l’avons dit, le Seigneur, dont la bonté et la sagesse ne font pas des œuvres incomplètes, agit sur la volonté en même temps que sur l’intelligence, et met lui-même dans l’âme fidèle des actes d’amour. Ces actes d’amour, alors même qu’ils sont calmes, presque imperceptibles et en apparence peu intenses, ont une pureté, une délicatesse, une fermeté, une perfection, qui ne se trouvent pas dans les actes produits à l’aide du raisonnement.

Enfin le don de conseil donne à cette âme fidèle des lumières pour sa conduite et le don de force la rend ferme et vaillante.

Nous n’avons point à expliquer ici plus en détail les secrets et les règles de la voie unitive ; nous devions seulement en poser les principes pour faire comprendre par quelles voies le Seigneur conduit les âmes fidèles jusqu’à la perfection, c’est-à-dire jusqu’à cet état où l’âme, ayant renoncé à tous les vouloirs humains est dans la disposition habituelle de ne plus vouloir que ce que Dieu veut, mais veut tout ce que Dieu veut. Quand Il Le juge bon et qu’Il trouve l’âme pleinement fidèle, Il la conduit plus loin encore, jusqu’à l’héroïsme et à la sainteté.

ÉPILOGUE

Le jour de Noël 1705, sainte Véronique Juliani reçut du Seigneur des lumières sur les vingt et une religieuses qui composaient son monastère. Comme elle portait dans une procession, selon l’usage du couvent, la statue de l’Enfant Jésus dans chacune des cellules, Jésus lui témoigna sa joie ou son mécontentement selon les dispositions des sœurs qui y habitaient, selon leur fidélité plus ou moins grande dans la pratique de la pauvreté, de la régularité, du détachement, de l’amour divin. De la relation qu’elle dut faire au confesseur il faut conclure que cinq étaient médiocres et affligeaient le Cœur de leur Epoux, une était passable, quatre étaient vraiment bonnes, trois presque très bonnes, six étaient de parfaites religieuses, et deux, sainte Véronique et la Vénérable Florida étaient arrivées à une sainteté héroïque. (Diario – au jour cité)

Quelques années auparavant, au monastère de la Visitation de Paray-le-Monial, un jour d’Assomption, Marie fit voir à la B. Marguerite-Marie " une couronne qu’elle s’était faite de toutes ses saintes filles, qui s’étaient mises à sa suite, et lui dit qu’elle voulait paraître avec cet ornement devant la Sainte Trinité. Mais, nous continuons de citer la Bienheureuse, elle me dit qu’elle avait une grande tristesse de ce que, voulant se séparer de la terre, de ces fleurs dont on avait orné son chef… il ne lui en restait que quinze, dont cinq furent reçues pour épouses de son Fils… Une autre fois, elle me fit voir le Sacré-Cœur de Jésus comme une source d’eau vive, où il y avait cinq canaux, qui coulaient avec complaisance dans cinq cœurs de cette communauté, qu’Il avait choisis pour les remplir de cette divine abondance. Il y en avait au-dessous cinq autres qui recevaient beaucoup, mais ils laissaient couler par leur faute cette eau précieuse. Une autre fois il me fut montré cinq cœurs que ce Cœur amoureux était près de rejeter, ne les regardant plus qu’avec horreur. " (Mém. à la M. de Saumaise, édition Mgr Gauthey, t. II, p. 153) La Bienheureuse ne voulut pas s’enquérir qui ils étaient, mais il semble bien que toutes ces révélations concernaient la communauté de Paray, qui comptait alors quarante religieuses. Donc de ces quarante, sans compter la Bienheureuse parvenue à une haute sainteté, cinq étaient de très parfaites religieuses, dix autres et surtout cinq d’entre ces dix, étaient bien détachées et très chères à Jésus et à Marie, moins fidèles cependant qu’elles n’auraient dû l’être, vingt devaient être de vertu commune et cinq étaient des religieuses fort médiocres.

Ces exemples et l’expérience de tous les milieux et de tous les temps montrent que parmi les personnes appelées à aimer Dieu d’un grand amour, et ayant les mêmes moyens d’obtenir cet amour, il y a des différences énormes. C’est que la fidélité aux grâces divines varie selon les âmes dans des proportions que personne ici-bas ne peut bien comprendre.

Ame chrétienne, nous avons expliqué dans ce livre, en résumant les enseignements des Maîtres, les moyens que vous devez prendre pour grandir dans la piété et la manière dont vous devez les employer. Selon la mesure de votre fidélité et de votre générosité, vous vous élèverez plus ou moins dans l’amour envers Dieu et dans son amitié : ou vous Lui serez très fidèle et vous serez au nombre de ses meilleurs amis, ou vous serez moins fidèle et vous Lui causerez moins de joie, vous donnerez des déceptions à ce divin Sauveur, qui ambitionne pour vous de grandes vertus, ou peut-être abusant de tant de grâces, vous ne sortirez pas de la médiocrité, et alors vous causerez du dégoût à son Cœur.

Soyez donc ardente et courageuse ; le chemin qui conduit à la perfection vous paraît rude et pénible, comptez sur le secours de votre Dieu ; Il sera toujours plus prodigue de ses grâces que vous ne le serez de vos sacrifices. Si vous Lui donnez toute votre volonté, si vous ne ménagez pas vos efforts, Il vous soutiendra, Il vous éclairera, Il vous fortifiera. Il vous portera jusqu’à ce haut degré d’amour où Il vous appelle ; car selon le mot qu’Il disait à Abraham, Il est déjà sur la terre, et au jour de l’éternité Il sera plus parfaitement encore le protecteur de ses fidèles et leur récompense grande à l’excès : Ego protector tuus sum et merces tua magna nimis. (Gén.,xv, 1)

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