Moralité objective et subjective : Différence entre versions

De Salve Regina

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Version actuelle datée du 3 mai 2017 à 16:45

Morale
Auteur : Père Philippe de la Trinité, O. C. D.
Source : Études Carmélitaines, Troubles et Lumières, pp 57-63

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
Remarque particulière : Nous vous proposons ce texte, car il comporte quelques vues intéressantes. Cependant il faut faire abstraction d’une certaine sympathie, de bon ton au milieu du  XXe siècle, pour la psychanalyse… [NDLR]

Le R. P. Bruno m’a demandé de faire œuvre de théologien et de rappeler très brièvement comment la moralité d’un acte humain est susceptible d’être considérée sous l’angle objectif, d’une part, celui de la loi naturelle ou positive, et sous l’angle subjectif, d’autre part, celui de la conscience intime de la personne en jeu.

Nous nous placerons successivement, dans ce but, au point de vue du connaître, du vouloir et du pouvoir.


I. - Point de vue du connaître.

Autre chose est de commettre le mal, autre chose de l’étiqueter comme tel. Il n’y a pas de faute subjective sans une certaine connaissance du mal, mais cette connaissance peut être valable en étant vécue, sans être pour autant réflexive ni notionnelle. Cela étant rappelé, nous noterons deux hypothèses caractéris­tiques du point de vue des cas complexes, sur le plan de la connaissance du mal :

1 - Je fais le bien objectif, mais je crois faire le mal et je l’accepte.

2 - Je fais le mal objectif, mais je crois faire le bien et je le veux.

Ces deux hypothèses présentent une opposition foncière entre l’objectivité et la subjectivité au niveau du bien moral. Nous avons, d’une part, le couple « bien objectif - mal sub­jectif », et nous avons, d’autre part, le couple « mal objectif - bien subjectif ».

D’où le problème ainsi formulé par saint Thomas dans la Somme Théologique : « Une volonté qui se trouve en désaccord avec un jugement faussé est-elle moralement mauvaise ? »[1]. La réponse est affirmative et le Docteur illustre sa pensée par deux exemples frappants. On pécherait en s’abstenant de commettre une for­nication, si l’on estimait que l’on doive poser l’acte de la fornica­tion ; on pécherait également en croyant à la divinité du Christ, si l’on estimait que l’on doive n’y pas croire. En conclusion, affirme saint Thomas, toute volonté en opposition avec la raison, soit droite, soit faussée, est toujours moralement mauvaise. Juste ou erronée, la conscience est donc la règle pratique, homo­gène et immédiate, subjectivement autorisée, de nos détermina­tions morales.

Est-ce à dire que la conscience erronée constitue toujours une juste excuse pour le sujet qui se trompe ? Non pas, certes. La question est posée à l’article suivant[2] et la réponse en est égale­ment classique : cela dépend, pour un chacun, de l’ignorance en cause, susceptible d’être coupable ou non, à des titres divers. Il est des cas où la bonne foi dans l’erreur peut être complète.

Au chapitre 11 de l’Épître aux Romains, saint Paul envisage fort bien le salut des Gentils : « Ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes…, leur conscience rendant en même temps témoignage par des pen­sées qui, de part et d’autre, les accusent ou les défendent ». Nos théologiens reconnaissent même que des grâces mystiques sont possibles pour ceux qui ne sont pas visiblement en com­munion avec l’Église, dès lors qu’ils le sont, par la grâce, de manière invisible. Ainsi le T.R.P. Elisée étudiait-il en octobre 1931, dans les Études Carmélitaines, le caractère surnaturel de l’expé­rience mystique d’Ibn Arabi.

On aura pu lire dans l’ « Humanisme intégral » les réflexions de Jacques Maritain sur la possibilité du salut pour ceux qu’il appelle des athées de bonne foi.


II. - Point de vue du vouloir.

En termes concrets, nous avons deux hypothèses caractéris­tiques concernant l’acte libre comme tel :

1 - Je fais le bien objectif, je le sais et je le veux.

2 - Je fais le mal objectif, je le sais et je l’accepte.

Il y a donc là, de part et d’autre, une harmonie parfaite entre l’objectivité et la subjectivité au niveau du bien moral.

Or, ici se pose un problème, le problème de savoir si et dans quelle mesure la culpabilité subjective dûment encourue s’oppose ou non au progrès spirituel et mystique. Il importe de résoudre ainsi la question du point de vue moral : oui, la culpabilité entrave le progrès dans la mesure où il y a attache habituelle, consciente et volontaire au péché, non dans la mesure où il y a contrition sincère et donc rupture de l’attache, rupture d’ailleurs compatible avec la prévision non acceptée d’une rechute, prévoir le péché n’étant pas infailliblement le vouloir. Notons cependant que le péché peut laisser une trace psychologique qui rende le vouloir moins alerte et donc moins libre pour le bien.

Selon la doctrine de saint Jean de la Croix et de saint François de Sales, ce n’est pas le péché qui arrête nécessairement l’ascension de l’âme vers Dieu, dès lors qu’il est chaque fois sincèrement regretté avec le ferme propos de ne plus le commettre à l’avenir ; mais c’est bien plutôt la volonté habituelle et consciente de ne pas rompre un lien d’entrave, fût-il celui d’une bagatelle, dès lors que Dieu nous le demande.

Dieu n’a laissé faire le péché que pour un plus grand bien, et c’est le bien d’une miséricorde plus abondante pour les âmes de bonne volonté, à l’instant même de leur humble contrition. En ce sens, là où le péché abonde, la grâce surabonde, selon l’expression de saint Paul dans l’Épître aux Romains. On peut tendre à Dieu par le chemin de l’innocence comme par celui de la persévérance à se relever de chutes morales subjectives.


III. - Point de vue du pouvoir.

Pour être en parfait accord avec la moralité objective, il faut donc savoir et vouloir : il faut encore pouvoir. Le défaut du pouvoir est-il compatible, lui aussi, comme le défaut du savoir, avec une bonne moralité subjective ? (Pouvoir est entendu ici en un sens large, au point d’englober par exemple les cas d’aboulie : je ne peux pas vouloir.)

Le cas limite peut être simplifié ainsi :

Je fais le mal objectif, dit le sujet névropathe, je le sais et pourtant je ne le veux pas, j’en souffre et je le réprouve ; c’est plus fort que moi et je ne puis pas faire autrement.

Il s’agit donc du cas où l’absence de pouvoir enlève l’efficacité du vouloir.

Revenons aux principes. La grâce ne détruit pas la nature, elle la respecte pour la finaliser sur le plan surnaturel. Sauf exceptions à ne pas présumer, la grâce ne fait pas de miracles. Or, dans la mesure même où la nature est sous l’emprise d’un déséquilibre psycho-physiologique, de caractère morbide, ce serait miracle que la grâce opérât le redressement clinique, hormis le cas, bien entendu, où le déséquilibre serait le fruit d’un gauchissement psychologique dû à la répétition des fautes morales du sujet. La grâce comme telle est du for intérieur, elle n’a pas pour but d’assurer d’abord la réussite morale objective, mais bien la réussite morale subjective, et encore que celle-ci tende de soi à la réalisation de celle-là, elle ne l’obtient effective­ment, de manière générale, qu’en l’absence de ces obstacles que seul un miracle pourrait supprimer. Or de tels obstacles se rencontrent dans la ligne du pouvoir, comme dans la ligne du savoir.

Prenons l’exemple des doutes et difficultés relatives à la foi religieuse. Quand le Concile du Vatican enseigne que « ceux qui ont reçu la foi sous la direction du Magistère de l’Église ne peuvent jamais avoir aucune cause juste de modifier cette même foi ou de la mettre en doute[3] », il se place sur le terrain de l’objectivité historique, philosophique et dogmatique, et de bons auteurs auxquels je me rallie, pour ma part, estiment que le Concile n’entend pas exclure pour autant la possibilité d’une non-imputabilité subjective, totale ou partielle[4]. Ici, de notre point de vue, combien de victimes plus ou moins respon­sables d’une intoxication intellectuelle suivie de vertige, qui, sans emporter par eux-mêmes la ruine totale de la vertu infuse de foi, donneraient à ceux qui les subissent l’impression d’un écroulement de leur croyance, ­­­­- ainsi s’exprime le P. Léonce de Grandmaison, dans son précieux opuscule La Crise de la Foi chez les Jeunes[5].

Prenons le cas concret de fautes d’impureté. Divers degrés de malice objective même grave n’entraînent pas toujours et dans tous les cas une culpabilité subjective du même degré. A tel enfant ou jeune homme névrosé qui se masturbe de manière habituelle mais qui, par ailleurs, témoigne d’une bonne piété, le confesseur peut, en certains cas, autoriser la communion même fréquente sans confession préalable, pour lui donner à entendre qu’il ne se rend pas subjectivement coupable d’une faute mortelle. Pour lui quel soulagement ! Moyen possible par surcroît, d’aider à son amélioration.

M. le Chanoine Brenninkmeyer l’a très bien exprimé : « Personne n’est tenté au-dessus de ses forces. Cela reste toujours vrai. Si le contraire semble prouvé, il faut examiner si cette « chute » est vraiment une chute au sens moral[6] ».

Mgr Journet l’écrivait également : « La justice divine n’est pas de poser à toutes les âmes un problème identique, mais un problème proportionnel. Et elle est de tenir parfaitement compte de la façon dont chacun l’aura résolu, avec les moyens dont il pouvait disposer… »[7]. C’est la parabole même des talents.

Les voies mystiques elles-mêmes ne sont pas fermées aux sujets névrosés. L’abbé Penido l’écrivait de manière imagée dans les Études Carmélitaines d’avril 1939, la floraison mystique peut se mêler, dans l’âme d’un anormal, aux fleurs artificielles de la psychose. Les RR. PP. de Guibert, Garrigou-Lagrange et de Tonquédec en tombaient d’accord et s’en expliquaient dans le volume Nuit Mystique d’octobre 1938. Évidemment, appuyait le P. de Guibert, ce serait « un regrettable simplisme de confondre sainteté réelle et sainteté susceptible d’être juri­diquement prouvée et proposée ensuite à la vénération et à l’imitation des fidèles » (ibid., p. 187). Un névrosé est susceptible de marcher selon ses moyens par la voie surnaturelle de l’oraison contemplative.


CONCLUSION

A. - Vue générale.

Saint Thomas d’Aquin voue au ciel le plus grand nombre des anges, mais à l’enfer le plus grand nombre des membres du genre humain. Pourquoi cette double appréciation, l’une bénigne, l’autre sévère ? C’est, dit-il, que les anges sont de purs esprits, tandis que les hommes, animaux raisonnables, sont le plus souvent enclins à délaisser les biens spirituels pour les biens sensibles[8]. - Cet argument ne paraît pas convaincant ; que les anges, purs esprits, soient pour la plupart dans la voie du salut, voilà qui est d’un optimisme réconfortant du point de vue de la nature que la grâce ne détruit pas. Que le pessimisme de saint Thomas à l’en­droit de l’humanité réponde à l’objectivité des faits, je n’en doute pas un instant ; mais ce pessimisme n’est-il pas compatible avec un optimisme subjectif, du point de vue de la Sagesse divine qui, sachant de quelle boue elle nous a pétris, est à même de peser toutes les circonstances atténuantes ou excusantes au bénéfice de chacun ? C’est ce que semble admettre aujourd’hui un grand nombre de théologiens.

Les raisons qui opèrent comme un décalage entre la moralité subjective et la moralité objective sont complexes et nombreuses ; elles peuvent être d’ordre historique[9] et géographique, psycholo­gique et physiologique, elles peuvent être aussi d’ordre psycho­pathologique.

B. - Attitude pratique.

Nous avons donc, de fait, deux écueils à éviter : à la limite, l’existentialisme sartrien et le rigorisme objectiviste. L’existentialisme sartrien rejette toute loi idéale des essences et ne pourrait, à notre sens, constituer un humanisme. Il n’y a plus ni bien ni mal moral objectifs. C’est le nihilisme moral. Mais, à l’extrême opposé, le rigorisme objectiviste qu’on pourrait nommer en prenant le terme dévot au sens péjoratif, l’essentialisme dévot, méconnaîtrait, dans ses appréciations casuisti­ques, tout facteur d’ordre existentiel, subjectif, concret et per­sonnel. Il n’est peut-être pas érigé en théorie, mais il existe pourtant et fait quelques ravages.

Que les directeurs de conscience scrupuleux prennent donc garde de tomber dans ce rigorisme objectiviste et de dire auto­matiquement, sans autre nuance, à celui qui se trouve en désaccord avec la loi morale ou qui dit n’avoir plus la foi : vous avez commis un péché mortel. Il ne faut pas céder a priori à la facilité de mettre sa conscience de juge spirituel à l’abri derrière des cadres tout faits.

Deux cas types ne posent aucun problème particulier : le sujet rayonnant de force et d’équilibre, et le sujet manifestement privé de tout usage de la raison… Mais, entre deux, il y a toute une gamme, aux nuances les plus variées, et nous jouons le plus souvent sur ce clavier de maniement très délicat. Culpabilité et névrose sont deux réalités séparables, bien sûr, mais suscep­tibles aussi de coexistence.

Il ne faut pas, moralement parlant, « achever » le malade, si malade il y a, il faut lui donner, au contraire, tous les apaise­ments auxquels il a droit, en contribuant à le guérir.

Le diagnostic à porter en ces cas complexes, avec l’appui éventuel du médecin n’est nullement arbi­traire. Il est lui-même régi par les lois très objectives du condition­nement psychologique de la personne humaine. Un certain équilibre psycho-physiologique, tout comme un certain bien-être, sont nécessaires à la réussite objective de la moralité. J’entends bien l’objection, car je ne parle pas que des sujets susceptibles d’internement : Jusqu’où n’ira-t-on pas en évacuant proportionnellement la culpabilité subjective au nom du mauvais conditionnement psychologique ? Ne risque-t-on pas d’énerver la capacité de redressement du sujet ? Attention au scandale des faibles ! Et puis il y a le danger de compromettre les principes mêmes de la moralité aux yeux de celui qui ne saisirait pas la distinction, capitale, il est vrai, du subjectif et de l’objectif !

Je réponds : attention au scandale des malades et des névrosés, qui souffrent déjà tant de n’être pas comme les autres et qu’il ne faut pas écraser sous le poids d’une culpabilité invincible, véritable monstre moral, « fausse culpabilité » au sens théologique du terme. Peut-on être damné pour cause de maladie, fût-elle une névrose aux répercussions objectivement obscènes ? Évidem­ment non. Jusqu’où n’irait-on pas, non plus, au nom des lois considérées dans leur formulation abstraite, sans tenir aucun compte des conditions du sujet ?

Il ne faut excéder ni à droite, ni à gauche. C’est affaire de juste milieu, c’est affaire de prudence. Au directeur de conscience d’avoir la science des saints, sous la motion du Saint-Esprit, et de savoir prendre ses responsabilités, à l’écart de l’essentialisme dévot comme de l’existentialisme sartrien, pour le salut de la personne humaine.

« La pratique de la psychanalyse…, écrit justement R. Dalbiez dans La Méthode psychanalytique et la doctrine freudienne, donne le sens de l’illogisme humain. C’est un sens qui manque trop souvent aux juristes et aux moralistes. Nous ne songeons certes pas à contester la valeur spécifique et irréductible du droit et de la morale, mais nous ne pouvons nous empêcher de déplorer l’extrême négligence que mettent la plupart de leurs représentants à s’informer des acquisitions de la psychopathologie. Le résultat de cette façon de faire, c’est que les jugements qu’ils émettent ont fréquemment un caractère choquant d’irréalisme ».

N’est-ce pas l’utilité de ce Congrès, de faire se rencontrer pour se mieux connaître, prêtres et médecins, psychologues et théologiens ?

P. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, O. C. D.
Avon



Notes et références

  1. 1- 2, qu. 19, art. 5.
  2. 1 - 2, qu. 19, art. 6.
  3. Denzinger, n° 1794­.
  4. Voir Roger Aubaer, Le Problème de l’Acte de Foi, Louvain, Warrey, 1945, pp. 200-220.
  5. Paris, Beauchesne, 5ème édition, 1932, notamment pp. 92-102.
  6. Études Carmélitaines, avril 1939. pp. 170-171.
  7. Études Carmélitaines, octobre 1939. pp. 200-202.
  8. « Sequuntur bona sensibilia, quae sunt pluribus nota, deserto bono rationis, quod paucioribus notum est » (Ia qu. 63, art. 9, ad 1um).
  9. Voir. R. Maritain, Histoire d’Abraham, chez Desclée de Brouwer.
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