Péchés d'ignorance, d'infirmité et de malice : Différence entre versions

De Salve Regina

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Version du 31 mars 2011 à 14:57

On nous dit de divers côtés que dans certains milieux cette opinion tend à se répandre que, seul le péché de malice est mortel, et que les péchés dits d'ignorance et d'infirmité ne le seraient jamais. Il importe de rappeler sur ce point l'enseignement de la théologie, tel qu'il se trouve formulé avec profondeur par saint Thomas d'A­quin dans sa Somme Théologique (Ia-IIae, q. 76, 77, 78).

Le péché d'ignorance est celui qui provient d'une igno­rance volontaire et coupable, dite ignorance vincible. Le péché d'infirmité est celui qui provient d'une forte pas­sion qui diminue la liberté et entraîne la volonté à don­ner son consentement. Quant au péché de malice, c'est celui qui est commis avec pleine liberté, « quasi de indus­tria », avec application et souvent préméditation, même sans passion, ni ignorance. Rappelons ce que saint Tho­mas nous enseigne de chacun d'eux.


LES PÉCHÉS D’IGNORANCE.

Par rapport à la volonté, l'ignorance peut être soit anté­cédente, soit conséquente, soit concomitante.

L'ignorance antécédente est celle qui n'est nullement volontaire, elle est dite « moralement invincible ». Par exemple, croyant tirer sur une bête, dans une forêt, un chasseur tue un homme qui n'avait donné aucun signe de sa présence et qu'on ne pouvait nullement soupçonner là. Dans ce cas, il n'y a pas de faute volontaire, mais seulement un péché matériel.

L'ignorance conséquente est celle qui est volontaire, au moins indirectement, par suite de la négligence à s'ins­truire de ce que l'on peut et doit savoir ; on l'appelle igno­rance vincible, car on pourrait, avec l'application morale­ment possible, s'en libérer, elle est cause d'une faute formelle, au moins indirectement voulue. Par exemple, un étudiant en médecine se laisse aller gravement à la paresse, il est pourtant, comme par hasard, reçu docteur, mais il ignore bien des choses élémentaires de son art qu'il devrait connaître, et il lui arrive d'accélérer la mort de certains de ses clients, au lieu de les guérir. Il n'y a pas là de péché directement volontaire, mais il y a cer­tainement une faute indirectement volontaire, qui peut être grave, et qui peut aller jusqu'à l'homicide par impru­dence ou par grave négligence.

L'ignorance concomitante est celle qui n'est pas volon­taire, mais qui accompagne le péché de telle façon que, si elle n'existait pas, on pécherait de même. C'est le cas de l'homme très vindicatif qui veut tuer son ennemi, et qui un jour par ignorance le tue de fait croyant tuer une bête dans un fourré ; ce cas est manifestement différent des deux précédents.

Il suit de là que l'ignorance involontaire ou invincible n'est pas un péché, mais que l'ignorance volontaire ou vincible de ce que nous devons et pouvons savoir est un péché plus ou moins grave, selon la gravité des obliga­tions auxquelles on manque.

L'ignorance volontaire ou vincible ne peut excuser totalement du péché, car il y a eu négligence ; elle diminue seulement la culpabilité.

L'ignorance absolument involontaire ou invincible excuse totalement du péché, supprime la culpabilité. Quant à l’ignorance concomitante, elle n'excuse pas du péché, car si elle n'existait pas, on pécherait de même. L'ignorance invincible est appelée « bonne foi » ; pour qu'elle soit vraiment invincible ou involontaire, il faut qu'on ne puisse moralement pas s'en libérer, par l'appli­cation à connaître ses devoirs. Elle ne peut porter sur les tout premiers préceptes de la loi naturelle : « il faut faire le bien et éviter le mal » ; « ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu'on te fasse à toi-même » ; « tu ne tueras pas » ; « tu ne voleras pas » ; « un seul Dieu tu adoreras ». Au moins par l'ordre du monde, du ciel étoilé et de l'en­semble de la création, l'homme a facilement une proba­bilité de l'existence de Dieu, ordonnateur et législateur suprême ; et quand il a cette probabilité, il doit chercher à s'éclairer davantage et demander la lumière ; autrement il n'est plus dans la véritable bonne foi ou ignorance absolument involontaire et invincible. Il faut en dire autant d'un protestant pour qui il devient sérieusement probable que le catholicisme est la vraie religion ; il doit s'éclairer par l'étude et demander à Dieu la lumière ; sans quoi, comme le dit saint Alphonse, il pèche déjà contre la foi en ne voulant pas prendre les moyens nécessaires pour y parvenir.

Souvent les personnes pieuses ne sont pas assez atten­tives aux péchés d'ignorance, que parfois elles commet­tent, en ne considérant pas, comme elles le peuvent et le doivent, leurs devoirs religieux ou leurs devoirs d'état, ou encore les droits et qualités des personnes, des supé­rieurs, des égaux ou des inférieurs avec lesquelles elles sont en rapport. Nous sommes responsables, non pas seulement des actes désordonnés que nous posons, mais aussi de l'omission de tout le bien que nous devrions faire, et que nous accomplirions de fait si nous avions un véritable zèle de la gloire de Dieu et du salut des âmes. L’une des causes des maux actuels de la société se trouve dans l'oubli de cette parole de l’Évangile : « Les pauvres sont évangélisés », dans l'indifférence de ceux qui ont même le superflu à l'égard de ceux qui man­quent du nécessaire.


LES PÉCHÉS D'INFIRMITÉ.

On appelle péché d'infirmité celui qui provient d'une forte passion, qui entraîne la volonté à donner son consentement. En ce sens, il est dit dans le Psaume VI, 3 «Miserere mei, Domine, quoniam infirmus sum. - Ayez pitié de moi, Seigneur, car je suis faible. » En effet, l'âme spirituelle est faible quand sa volonté cède à la violence des mouvements de la sensibilité. Elle perd ainsi la rectitude du jugement pratique et de l'élection volontaire ou du choix, par suite de la crainte, ou de la colère, ou de la convoitise. Ainsi, pendant la Passion, Pierre, par crainte, se laissa aller à renier trois fois Notre-­Seigneur.


Lorsque, par suite d'une vive émotion ou d'une passion, nous sommes inclinés vers un objet, l'intelligence est portée è juger qu'il nous convient, et la volonté a donner son consentement contrairement à la loi divine[1].


Mais il faut distinguer ici la passion dite antécédente, qui précède le consentement de la volonté, et celle dite conséquente, qui le suit. La passion antécédente diminue la culpabilité, car elle diminue la liberté du jugement et du choix volontaire ; c'est particulièrement visible chez les personnes très impressionnables. Au contraire, la passion conséquente ou volontaire ne diminue pas la gra­vité du péché, mais l'augmente, ou mieux elle est un signe que le péché est très volontaire, puisque la volonté suscite elle-même ce mouvement désordonné de passion, comme il arrive chez celui qui veut se mettre en colère pour mieux manifester son mauvais vouloir[2]. De même qu'une bonne passion conséquente, comme la sainte colère de Notre-Seigneur chassant les vendeurs du temple, augmente le mérite, une mauvaise passion conséquente augmente le démérite.

Le péché d'infirmité dont nous parlons ici est celui dans lequel la volonté cède à l'impulsion d'une passion antécédente, et, par là, sa gravité est diminuée ; mais cela ne veut pas dire qu'il ne soit jamais un péché mortel. Il est vraiment mortel quand la matière est grave, unie à l'advertance et au plein consentement qui cède à la passion ; c'est le cas de l'homicide commis sous l'impul­sion de la colère[3].

L'on peut résister, surtout au début, au mouvement, déréglé de la passion ; et si, au début, on ne résiste pas comme on le doit, si l'on ne prie pas comme il le faut pour obtenir le secours de Dieu, la passion n'est plus simplement antécédente, elle devient volontaire.

Le péché d'infirmité, même grave et mortel, est plus pardonnable qu'un autre, mais ici « pardonnable » n'est nullement synonyme de « véniel » au sens courant de ce mot[4].


Même les personnes pieuses doivent être très attentives à ce point, car il peut avoir chez elles des mouvements de jalousie non réprimés, qui peuvent les porter à des fautes graves, par exemple à des jugements téméraires graves et à des paroles et des actes extérieurs qui sont cause de division profonde, contraire à la fois à la justice et à la charité.

Ce serait une grosse erreur de penser que seul le péché de malice peut être mortel, parce que seul il comporte­rait l'advertance suffisante et le plein consentement requis, avec la matière grave, pour le péché qui donne la mort à l'âme et la rend digne d'une mort éternelle. Une erreur pareille serait le résultat d'une déformation de la cons­cience, et contribuerait à augmenter cette déformation. Rappelons-nous que nous pouvons assez facilement résister au début du mouvement déréglé de passion, et que c'est un devoir pour nous de le faire, et aussi de prier pour cela, selon les paroles de saint Augustin rap­pelées par le Concile de Trente : « Dieu ne commande jamais l'impossible, mais, en ordonnant, il nous avertit de faire ce que nous pouvons et de lui demander ce que nous ne pouvons pas[5]. »


LE PÉCHÉ DE MALICE

Par opposition au péché d'ignorance et à celui d'infirmité, le péché de malice est celui par lequel on choisit le mal sciemment ; les Latins disaient de industria, c'est-­à-dire de propos délibéré, avec calcul, à dessein, exprès, sans ignorance et même sans passion antécédente. Sou­vent de péché est prémédité.

Ce n'est pas à dire qu'on veuille le mal pour le mal ; car l'objet adéquat de la volonté étant le bien, elle ne peut vouloir le mal que sous l'aspect d'un bien apparent.

Or celui qui, pèche par malice, en connaissance de cause et par mauvaise volonté, veut sciemment un mal spirituel (par exemple la perte de la charité ou amitié divine) pour posséder un bien temporel. Il est clair que ce péché ainsi défini diffère, comme degré de gravité, du péché d'ignorance et de celui d'infirmité.

Il ne faudrait cependant pas en conclure que tout péché de malice soit un péché contre le Saint-Esprit. Celui-ci est parmi les plus graves des péchés de malice, il se pro­duit lorsqu'on rejette par mépris cela même qui nous sauverait ou nous délivrerait du mal, par exemple lorsqu'on combat la vérité religieuse reconnue (impugnatio veritatis agnitae) ou lorsque par jalousie, délibérément, on s'attriste des grâces et des progrès spirituels du prochain.

Souvent le péché de malice procède d'un vice engendré par des fautes multiples ; mais il peut exister même en l'absence de ce vice ; c'est ainsi que le premier péché du démon fut un péché de malice, non pas de malice habi­tuelle, mais de malice actuelle, de mauvaise volonté, d'une griserie d'orgueil.

Il est clair que le péché de malice est plus grave que ceux, d'ignorance et d'infirmité, bien que quelquefois ceux-ci soient déjà mortels.

C'est pourquoi les lois humaines punissent davantage l'homicide prémédité que celui commis par passion.

La plus grande gravité des péchés de malice provient de ce qu'ils sont plus volontaires que les autres, de ce que généralement ils procèdent d'un vice engendré par des fautes réitérées, et de ce que par eux on préfère sciemment un bien temporel à l'amitié divine, sans l'ex­cuse partielle d'une certaine ignorance ou d'une forte passion.

En ces questions on peut se tromper de deux façons opposées. Les uns inclineraient à penser que seul le péché de malice peut être mortel ; ils ne voient pas assez la gravité de certains péchés d'ignorance volontaire, et de certains péchés d'infirmité, dans lesquels pourtant il y a matière grave, advertance suffisante et plein consen­tement.

D'autres, au contraire, ne voient pas assez la gravité de certains péchés de malice accomplis froidement avec une modération affectée et un simulacre de bienveillance ou de tolérance. Ceux qui combattent ainsi la vraie reli­gion et enlèvent aux enfants le pain de la vérité divine peuvent pécher plus gravement que celui qui blasphème et qui tue quelqu'un sous l'impulsion de la colère.

La faute est d'autant plus grave qu'elle est plus volon­taire, qu'elle est commise avec plus de lumière et qu'elle procède d'un amour de soi plus déréglé, qui va parfois jusqu'au mépris de Dieu.

Par opposition, l'acte vertueux est plus ou moins méri­toire suivant qu'il est plus volontaire, plus libre, et qu'il est inspiré par un plus grand amour de Dieu et du pro­chain, amour qui peut aller jusqu'au saint mépris de soi-même, comme le dit saint Augustin.

C'est ainsi que celui qui prie avec trop d'attachement aux consolations sensibles mérite moins que celui qui persévère dans la prière sans aucune consolation dans une continuelle et profonde aridité ; mais, au sortir de cette épreuve, son mérite ne diminue pas si sa prière procède d'une égale charité qui a maintenant un heureux retentissement sur sa sensibilité. Il reste qu'un acte inté­rieur de pur amour est de plus grand prix aux yeux de Dieu que beaucoup d’œuvres extérieures inspirées par une moindre charité.

En toutes ces questions, qu'il s'agisse du bien ou du mal, il faut être surtout attentif à ce qui procède de nos facultés supérieures : intelligence et volonté, c'est-à-dire à l’acte de volonté posé en pleine connaissance de cause. Et de ce point de vue, si un acte mauvais pleinement délibéré et consenti, comme un pacte formel avec le démon, a des conséquences formidables, un acte bon, comme l'oblation de soi-même à Dieu, faite d'une façon pleinement délibérée, consentis et souvent renouvelée, peut avoir de plus grandes conséquences encore dans l'ordre du bien, car l'Esprit-Saint est certes infiniment plus puissant que l'esprit du mal, et il peut plus pour notre sanctification que celui-ci pour notre perte. Il est bon d’y penser devant la gravité des événements actuels, en particulier de ceux qui se passent en Espagne en ce moment. Comme l'amour du Christ, mourant pour nous sur la Croix, plaisait plus à Dieu que tous les péchés réunis ne lui déplaisent, le Sauveur est plus puissant pour nous sauver que l'ennemi du bien pour nous per­dre. En ce sens Jésus a dit : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme ; craignez plutôt celui qui peut perdre l'âme et le corps dans la géhenne » (Matth., x, 28). L'ennemi du bien ne peut, si nous ne lui ouvrons la porte de notre cœur, pénétrer dans l'intime de notre volonté, tandis que Dieu est plus intime à nous que nous-mêmes et peut nous porter fortement et suave­ment eu acte libres et méritoires les plus profonds et les plus élevés, ceux qui sent le prélude de l'éternelle vie[6].


fr. Réginald Garrigou-Lagrange, O. P.



Notes et références

  1. Saint Thomas, Ia-IIae, q. 58, a. 5; 57, a. 5, ad 3; q. 77, a. 2, rappelle à ce sujet le principe aristotélicien : « Qualis unusquisque est talis finis videtur ei. Suivant que chacun est bien ou mal disposé dans sa sensibilité et sa volonté, telle fin lui paraît convena­ble. » D'où l'adage : « Video meliora, proboque, deteriora sequor. - Je vois le bien, l'approuve, et pourtant, je suis la mauvaise incli­nation. »
  2. Ia-IIae, q.77, a.6.
  3. Ia-IIae, q.77, a.8
  4. Ibid, ad 1um
  5. Conc. Tridentinum, sess. VI, cap. II (Denzinger, 804) ex S. Augustino, De natura et gratia, c. 42, n°50
  6. De ce que, pour un péché mortel, il faut un parfait ou entier consentement, bien des personnes disent aujourd'hui : il n'y a de péché mortel que lorsqu'on veut formellement offenser Dieu, ce qui est très rare, supposé même ajoutent certaines que cela puisse arriver. Il ne suffit plus alors d'agir, en le sachant, contre un précepte, en matière reconnue grave par l’Église. De ce point de vue, quelques-uns disent ne pouvoir admettre que l'obligation de faire maigre le vendredi n'impose sous peine de péché mortel et les plus gros péchés de sensualité sont parfois mis sur le même rang que l’omission des prières du matin et du soir. Il y a là une ignorance religieuse grave et un péché d'ignorance qui porte sur des points importants, qu'on pourrait et devrait savoir.
Morale
Auteur : P. Garrigou-Lagrange, O.P.
Source : In La Vie Spirituelle n° 210

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