Peut-on mentir ?

De Salve Regina

Les vertus
Auteur : P. H.-D. Noble, O.P.

Difficulté de lecture : ♦ Facile

Quand nos mensonges ne causent pas à notre prochain un tort appréciable, nous les amnistions facilement. Aurions-nous donc dérangé l'ordre de la justice et de la charité par quelques bouts de phrases inoffensives?

Si, au contraire, nos mensonges amènent les autres à des actions préjudiciables à leurs intérêts matériels ou moraux, cette conséquence d'injustice nous frappe et notre conscience s'en émeut.

Elle a raison de s'émouvoir, car c'est une faute de violer la justice par n'importe quel procédé, fût-ce par le mensonge. Mais elle a tort de ne point s'émouvoir plus tôt. En effet, ce n'est encore rien dire du mensonge que de le mesurer au préjudice qu'il cause. Il est antérieur à celui-ci. Il peut même exister sans lui. N'y a-t-il pas des menteurs qui perdent leur temps à vouloir nous berner? Ils ne nous causent aucun dommage et ne font tort qu'à eux-mêmes.

Le mensonge heurte plus directement la sincérité que la justice. Sa malice foncière consiste à contrefaire la vérité. Le menteur exprime au dehors, par paroles ou signes, l'envers de ce qu'il sait ou croit savoir. Au reste, il peut se leurrer lui-même : inattentif aux événements ou mal renseigné, il lui arrive de dire vrai, croyant dire faux. Qu'importe! il parle contre sa pensée ; cela suffit pour en faire un menteur.

Qu'à cette falsification volontaire s'ajoute, chez le menteur, l'intention de tromper, c'est là une conséquence psycholo­gique normale. D'ordinaire, l'on poursuit ce but, quand on se met en frais de mentir, et le mensonge y trouve son effet propre et son achèvement naturel.

Mais la fantaisie s'introduit partout, et elle peut se donner libre cours dans le maniement des mots et des signes qui forment notre langage. Ne peut-on pas se payer le luxe de propos mensongers, simplement pour amuser la galerie, sans souhaiter autrement qu'elle s'y trompe?

Le mensonge est donc, avant tout et quels que soient ses compléments accidentels, l'expression signifiée ou parlée d'une contre-vérité, ou mieux d'une contre-pensée.




Le mensonge est peut-être la tare la plus coutumière de nos relations sociales.

Il rencontre un excellent terrain de culture dans certaines prédispositions de tempérament, et il subit, comme tout autre acte, l'entraînement de l'habitude.

Les médecins aliénistes signalent la tendance au mensonge comme le trait spécifique de la psychologie hystérique. Captif d'une idée ou d'une imagination, incapable de beaucoup modi­fier son thème mental, le psychasthénique interprète tous les événements ambiants — actions, paroles ou gestes — en faveur de son point de vue. Et comme celui-ci alimente fréquemment une manie de la persécution, l'hystérique, par instinct de défense, riposte à toute interpellation et à toute ingérence par un soupçon de malveillance et par le mensonge.

D'ailleurs, cette même tendance se rencontre en dehors des cliniques. On sait que, lors d'un grave accident suscitant une émotion forte, chaque témoin raconte l'événement à sa manière, sans qu'il soit possible d'accorder les variantes. Or ce qui est exception dans une vie individuelle peut devenir habitude chez certains prédisposés. Outre que, parfois, la tare hystérique se rencontre insoupçonnée chez les débiles de corps ou d'esprit, nous trouvons la coutume du mensonge particu­lièrement accusée chez les émotifs. Si le propre de l'émotion est d'activer et de multiplier les fantasmagories imaginatives susceptibles de renforcer cette émotion, il est compréhensible que certains tempéraments déforment la réalité par leurs points de vue hallucinatoires : ils croient avoir vu, avoir entendu, avoir constaté, et, de bonne foi, ils affirment ce qu'ils ne savent pas ou nient les plus claires évidences ; ils grossis­sent les détails, inventent des épisodes, quand ils ne construi­sent pas de toutes pièces des événements inexistants. Mais laissons ces cas plus ou moins anormaux. L'habitude du mensonge peut se prendre, comme toute autre habitude, par la répétition des actes. Il y a des gens qui sont menteurs par définition, presque par naissance. Un vice d'éducation a faussé sur ce point leur conscience ; ou bien une vie morale, menée sans contrôle durant de longues années, acclimate en eux ce travers. N'entendons-nous pas dire par­fois à propos de quelqu'un : « C'est un menteur, il porte cela sur sa figure. » C'est exact : il existe des faces hypocrites aux regards louvoyants qui nous mettent en défiance. On connaît le dicton dépréciatif et vulgaire : « Menteur comme un arra­cheur de dents". Certains beaux parleurs farcissent leurs discours de tant de boniments, ils y entremêlent avec tant d'adresse vérités et faussetés qu'il faut bien accepter comme juste cette réflexion d'Aristote : « Les habitués du mensonge trouvent plaisir à mentir[1]. »

Mais les actes précèdent l'habitude, la façonnent peu à peu et l'enracinent. C'est donc en regardant l'intention immédiate de chaque mensonge que nous pourrons le juger moralement et apprécier sa culpabilité.




Le mensonge, inspiré par une intention de haine, d'envie ou de jalousie, est évidemment le plus répréhensible. Il est une forme de la rancune ou de la vengeance, un moyen de léser autrui dans son bien matériel ou moral.

La calomnie en est une première forme. Mais ce n'est point la seule. Rapporter des événements faux, donner des indica­tions erronées, porter des appréciations et des jugements contraires à la vérité, peut devenir le point de départ, chez qui s'y laisse prendre, d'une conduite désastreuse : son action est désorientée, elle s'engage en des pistes malheureuses qui aboutissent à des échecs ou à de graves ennuis.

Outre sa malice propre de contre-vérité, le mensonge s'aggrave ici de l'intention du préjudice.

Sa culpabilité se dose d'après le tort effectué, pour autant qu'il est prévu et voulu. Si, par exemple, la fausseté exprimée se rapporte à l'enseignement religieux et moral qui donne l'empreinte initiale à toute une vie, ou si elle cause au pro­chain un dommage dans sa réputation ou dans ses intérêts légi­times, il est manifeste qu'un tel mensonge—  toutes conditions de consentement et de claire vue des conséquences étant données — peut devenir une faute grave.




Les théologiens qualifient de pernicieux le mensonge qui porte l'intention directe de nuire. Ils le distinguent, par-là, du mensonge officieux qui, comme l'épithète le souligne, emploie ses bons offices au service du prochain ou du menteur lui-même, que celui-ci veuille procurer un avantage ou pré­server d'un mal celui en faveur duquel il ment. C'est le mensonge-excuse,  le mensonge-défense. L'enfant, menacé d'une correction, nie impunément le fait inconvenant ou délictueux qu'on lui impute. Pour hausser un ami, nous lui attribuons des mérites qu'il n'a pas et nous le déclarons innocent des fautes qu'il a commises. Nous procédons de même pour nous faire valoir ou nous disculper.

Si le mensonge prenait toute sa culpabilité du dommage causé au prochain ou de l'intention de ce dommage, du coup, le mensonge officieux serait réhabilite. Il ne serait pas une faute.

Mais tout mensonge, qu'il soit nuisible ou utile en ses effets, est constitué, en son fonds, par un dérèglement qui en fait une faute morale. Mentir, c'est contrefaire les moyens d'expression que Dieu nous a départis pour extérioriser en des jugements vrais nos pensées et nos sentiments. La vie en société, à laquelle nous sommes providentiellement astreints, ne fournit ses bienfaisants résultats que par la garantie d'une réciproque sincérité entre les hommes. Ceux qui nous fré­quentent ont un droit positif à n'être point trompés par nous; et ils doivent nous concéder la même exigence[2].

Sans doute, la bonne intention d'être utile amoindrit la faute. Au surplus, nos mensonges de défense ou d'excuse peu­vent avoir plus ou moins d'importance. Mais une faute atténuée reste cependant une faute. De même qu'il n'est pas permis de voler pour faire l'aumône, de même il ne l'est pas de recourir à un désordre illicite pour empêcher ce qui est nuisible à soi-même ou aux autres : cela n'est permis ni pour sauver la vie à un innocent, ni pour un prétendu motif religieux ou moral, ni sous aucun prétexte[3].

Faute morale, tout mensonge est encore une faute contre la charité. Tromper les autres, n'est-ce pas une manière de les haïr, tout au moins de ne pas leur donner l'amour complet qui leur est dû? Il suit de là que tout mensonge offense la charité que nous devons à Dieu ; car nous n'aimons pas Dieu si nous n'aimons pas notre prochain comme Il l'aime. Dieu, vérité absolue, ne trompe point les hommes ses enfants. En les trom­pant, comment n'offenserions-nous pas la Divine Charité ?




Plus que les précédents, le mensonge joyeux embarrasse le moraliste qui ne veut point laisser fléchir la règle.

Ce mensonge n'est pas inspiré par le motif de nuire, mais par celui de distraire et d'amuser. C'est une façon de jeu, une « manière de rire » dont le comique est supposé devoir être accepté.

Allons-nous donc lui tenir rigueur ? Il est si anodin ! Il a un tel air « bon enfant » ! Il badine et diffuse l'agrément, Pourquoi lui interdire de mettre un peu plus de joie parmi les hommes?

Encore ne faut-il pas confondre le badinage du discours avec le mensonge joyeux et, pour employer les mots vulgaires mais expressifs, la « blague » avec la « farce ».

La première est une fanfaronnade de phrases, une cocas­serie qui, d'elle-même, annonce ses exagérations et découvre son intention purement amusante. La contre-vérité n'est ici que dans la forme. Le « blagueur » serait fort marri qu'on le prît au sérieux et que l'on fût dupe de ses facéties.

La seconde est un petit complot dans lequel on concerte de tromper véritablement quelqu'un, en l'amenant, par exemple, à une démarche insolite et fertile en quiproquos. Malice inof­fensive en apparence et qui devient parfois offensante. Tous n'admettent pas d'en être victimes : ce qui prouve qu'elle n'est point sans reproche.

Le mensonge joyeux, si légère que puisse être sa culpabilité, demeure cependant un déguisement de la pensée, une ruse plaisante qui, même en sa manière anodine, déconcerte la sin­cérité. Et puis, la farce tourne parfois au tragique. Elle est inacceptable lorsqu'elle aboutit à la dérision inopportune de celui aux dépens duquel elle s'exerce. Au reste, le farceur se nuit à lui-même, surtout quand il est coutumier du fait. Il existe de « bons garçons » disposés aux gais propos et qui nous amusent un instant par la fertilité de leurs trouvailles ; mais leur habitude de travestissements et de pantalonnades finit par nous lasser. Ils entortillent tout ce qu'ils disent de tant d'histoires, qu'ils rencontrent, de notre part, une défiance instinctive, lorsqu'ils veulent parler sérieusement.




Tels sont les principes qui doivent régir notre conscience morale en ce qui regarde le mensonge et ses formes diverses.

Il est à peine besoin d'ajouter — tant c'est une évidence — que le menteur est tenu à la réparation. Nous sommes trop facilement enclins à mentir, sans nous inquiéter des suites de nos mensonges. Réparer les dommages, quels qu'ils soient, est un devoir strict, une dette de justice.

Même s'il n'a point causé de préjudice, le mensonge exige, pour l'honneur, son propre désaveu : humiliation obligée qui est la première rançon de la faute.


Notes et références

  1. Eth., I.IV, ch.VII
  2. Pour le développement de ces motifs de culpabilité de tout mensonge, voir un précédent article : Être et paraître. (Revue des Jeunes, t. XII, pp. 333-338.)
  3. L'excuse la plus courante mise en avant par le menteur est celle-ci : il existe des cas où l'on est acculé à mentir, par exemple : devant une demande inquisitoriale trop pressante et que l'on est obligé d'éluder par le mensonge ; ou encore quand il importe de ne point peiner quelqu'un par l'annonce d'une vérité trop crue. Cette excuse est insuffisante : au lieu de mentir, on peut toujours se taire, dépister les interrogatoires ou faire entendre que certaines questions sont intempestives. Il y a un art de taire ou de doser la vérité, un art auquel la morale elle-même nous oblige. J'espère le montrer dans un prochain article : Les Prudences de la vérité.
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