Psychologie de la conversion

De Salve Regina

Vie spirituelle
Auteur : Mgr Fulton Sheen
Source : in La paix de l’âme page 200 et ss.
Date de publication originale : version originale en anglais : Peace of Soul (1949, McGraw-Hill)

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

[200] Au fur et à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie de la nature, on trouve une faculté croissante d’adaptation. H2O peut prendre trois formes : celle de l’eau, de glace et de la vapeur ; les plantes s’adaptent aux saisons et aux conditions locales ; les animaux ; les animaux possède en outre la faculté de bouger d’un endroit à un autre, mais tout en restant toujours plus ou moins fixés dans leurs types respectifs. C’est l’homme qui est doué de la plus grande capacité de transformation, car celui qui est né de la chair peut l’être aussi de l’esprit. Celui qui n’est qu’une créa­ture peut devenir enfant de Dieu. Seul l’homme est capable de se convertir. Seul il peut devenir ce qu’il n’est pas. La conversion n’est pas un degré supérieur dans l’Ordre de la nature, c’est l’accès à un Ordre Surnaturel. Le corps est vivant grâce à l’âme, mais l’âme est morte si elle ne possède pas cette Vie que Dieu seul peut dispenser. « Nul, s’il ne naît unit d’un haut, ne peut voir le Royaume de Dieu » (Jean, III, 3).

De même que les plantes et les animaux meurent s’ils perdent contact avec leur milieu, les âmes périssent si elles ne réalisent pas la vie d’union avec Dieu, qui seul peut les révéler pleinement à elles-mêmes. La grande pitié de la vie c’est que nombre d’esprits ne parviennent pas à appréhender le monde dans sa plénitude et sa diversité. Certains jouissent de l’aboiement d’un saxophone, qui ne savent pas apprécier une ouverture de Beethoven. D’autres explorent le monde des sciences, et ne possèdent pas de télescopes mentaux assez puissants pour découvrir le monde de la poésie.

[202] D’autres encore, satisfaits de conquérir le monde des affaires, n’ont aucun désir de conquérir le monde de la philosophie. Tels autres enfin, en contact avec l’univers des finances, perdent de vue l’univers de la foi... Tous ceux-là se contentent de connaître partiellement ce qui les entoure. Tels des sourds pour lesquels le monde sonore - le rire d’un enfant, la voix d’un ami, le chant des oiseaux, le doux ruissellement de la poésie, l’émotion de la musique, le soupir du vent et la mélancolie des cascades - n’existe pas. L’harmonie des sons constitue l’un des plus grands plaisirs de la vie, mais pour les sourds ce n’est qu’un vaste et mystérieux royaume... De même, les aveugles ne connaissent pas la beauté du monde visible : le geste d’un ami, la lueur d’un regard, la ferveur d’un visage, la splendeur d’un arc-en-ciel, le clignotement des étoiles, la chute lumineuse des météores, tout cela ne vit pas pour eux. La beauté du monde visible, qui est une des sources de joie de la vie, est pour eux comme s’ils n’étaient pas nés.

Or il existe un autre monde, plus magnifique encore que celui des sons et des choses visibles, plus noble que celui de la science et de la philosophie, le monde immense de la vie, de la Vérité, de l’Amour et de la Beauté de Dieu, qui peut seul satisfaire les aspi­rations infinies de l’homme. C’est une chose des plus tristes et des plus regrettables que certains êtres ignorent non seulement le monde de la poésie, de la musique et de la philosophie, mais celui de la Vie Divine et de l’Amour. Ils forment la catégorie des « Aveugles-­à-Dieu ». Ce sont souvent des hommes fins et ouverts aux beautés temporelles ; ils parlent bien, ils ont le sens de la propriété, savent embellir leurs maisons et choisir leurs distractions, ils aiment le monde, ils sont riches, distingués, ils réussissent et sont honorés. Ils ont des yeux et ils sont aveugles - aveugles à la magnifique beauté de Dieu et de la Vie Incarnée du Christ.

Mais nul n’est en paix s’il ne s’unit à Dieu. Il faut arriver à ce que l’on pourrait appeler une « Deo-version ». Se tourner tout entier vers Dieu. Perdre conscience de soi et prendre conscience du Christ. Abdiquer toute volonté afin d’obéir au Seigneur en toutes choses et à n’importe quel prix. La véritable conversion n’a rien à voir avec une exaltation émotionnelle ou avec un vernis moral d’action sociale. C’est une épreuve pénible, un dur combat, un épuisant labeur spirituel qui permet d’élaborer cette nouvelle direction de l’être. L’Esprit du Christ doit devenir l’âme de nos pensées, et la vision du Christ les yeux de notre vue. Nous devons parler avec Sa vérité en notre bouche, aimer avec Son Amour en notre cœur.

Nous nous bornerons ici à exposer les aspects psychologiques de la conversion et à décrire ce qui la précède dans une âme. Généralement, elle s’opère en deux phases : d’abord un sentiment de crise et de conflit, ensuite l’ardent désir d’être uni à Dieu. Toute conversion a son point de départ dans une crise, un moment d’intense souffrance physique, morale ou spirituelle, un déchirement, une tension, un conflit, un tiraillement. Cette crise s’accom­pagne, d’une part, du sentiment profond de notre propre impuis­sance, de l’autre de la conviction tout aussi profonde que Dieu seul détient ce que nous ne possédons pas. Si le sentiment d’impuis­sance se manifeste seul, il peut aboutir au désespoir, au pessi­misme, et éventuellement au suicide. Et d’ailleurs, telle est la condi­tion du païen moderne : sentant l’inadéquation de ses ressources intérieures aux épreuves accablantes d’un univers cruel, il tombe dans le désespoir et reste ainsi à mi-chemin de la conversion, puisqu’il ressent le conflit sans aller jusqu’à lier son impuissance au Pouvoir Divin, qui le soutiendrait et nourrirait son âme. Mais s’il dépasse ce premier stade, le paganisme disparaît et laisse la place à ce que l’on pourrait appeler un « désespoir créateur ». Désespoir, parce que l’homme se rend compte de sa maladie spirituelle. Créa­teur, parce qu’il réalise que seul un Médecin Divin pourra le guérir. En général, ce n’est pas la conscience de nos erreurs, de notre bêtise, ou de notre ignorance, qui engendre le désespoir, mais le sentiment de notre inadéquation et de notre dépendance, et même le fait de reconnaître notre culpabilité.

Pendant la conversion, l’âme devient le champ de bataille d’une guerre intestine. Le conflit entre le conscient et l’inconscient, entre le Moi et son entourage n’est pas suffisant, car il peut n’être qu’un phénomène psychologique sans signification profonde pour l’âme. Tant que le conflit reste purement psychologique, tant qu’il peut être circonscrit par l’esprit humain, il peut en résulter une intégra­tion, une sublimation, ou même ce que l’on a appelé la « paix de l’esprit ». Mais sans « Deo-version », pas de paix de l’âme ! Le conflit n’est jamais aigu lorsque les forces antagonistes cohabitent [204] dans l’esprit lui-même. La conversion n’est jamais autosuggérée, elle doit survenir grâce à une illumination extérieure. Il n’y a ten­sion insoutenable que lorsque le Moi est confronté avec le Non-MOI, lorsque l’être intérieur est assailli par une force du dehors, lorsque l’impuissance de l’être est mise en présence de la Toute-Puissance Divine. En d’autres termes, il faut que la corde de l’être soit tirée d’un côté par l’âme et de l’autre par Dieu, pour que la tension soit fructueuse et devienne condition essentielle de la conversion. La crise de l’âme individuelle évoque à une échelle réduite la grande crise historique de la lutte entre la Cité de Dieu et la Cité de l’Homme. L’âme doit être convaincue qu’elle se trouve entre les mains et au pouvoir d’une Puissance supérieure à la volonté humaine, qu’il existe une Présence devant laquelle l’être est heureux d’avoir fait le bien, et redoute d’avoir péché. Il est relativement de peu d’importance que cette crise, résultant d’un sentiment de dualité, soit soudaine ou graduelle. Ce qui importe, c’est la lutte entre l’âme et Dieu, ce Dieu tout-puissant et qui pourtant ne cherche jamais à anéantir la liberté de sa créature. Rappelons l’exemple de la conversion de saint Paul, auquel le Christ apparut dans toute sa gloire et demanda : « Pourquoi me persécutes-tu ? » (Actes, 22, 7.)

Aujourd’hui le conflit se manifeste sous la forme d’une angoisse d’ordre non pas psychologique mais métaphysique, qui fait vivre l’âme, selon les paroles de Pierre Rousselot, « sur le fil de l’inquié­tude ». En d’autres générations, on pouvait dire que des problèmes se posaient à l’esprit humain. De nos jours, l’esprit lui-même est un problème ! Le mystère n’est plus dans le monde mais dans l’âme, plus dans l’universel mais dans le particulier. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les esprits frustrés d’aujourd’hui ne prennent plus pour guides des philosophes, mais des poètes et des romanciers. Pourtant les philosophes ne manquent pas, qui tentent d’analyser cette tension de façon abstraite. Quelques-uns décrivent l’âme se penchant angoissée sur sa propre contingence, reculant effrayée de son néant et aspirant ensuite, avec une douce nostalgie, à l’infini. D’autres, tout en sentant le pathétique moral de cette recherche, s’efforcent de trouver l’absolu, un Ami de la Justice d’où découle toute justice terrestre. D’autres encore, tels Kierke­gaard, analysant le désespoir, déclarent qu’il n’existerait pas si [205] l’homme n’avait le pressentiment de l’éternel. « Ce moi qu’il veut désespérément être, est un Moi qu’il n’est pas. Ce qu’il veut réellement (dans le désespoir), c’est s’arracher du Pouvoir qui l’a cons­titué. » D’autres expliquent le conflit par le caractère fini de la satisfaction humaine, et l’infini du désir, par la déception de l’homme devant ce qu’il possède et la nostalgie de ce qu’il n’a pas et par l’intuition confuse qu’il ne désirerait pas l’infini s’il n’y était pas destiné et s’il n’en était issu. Quand le désir de Dieu est enfermé dans un cadre moral étroit, une inquiétude en résulte qui réveille et attise la passion de l’homme pour la transcendance, la lumière et le pouvoir divins. Pascal la décrit en ces termes : « J’ai l’esprit plein d’inquiétude. Je suis plein d’inquiétude vaut mieux. Description de l’homme : dépendance, désir d’indépendance, besoin. »

Au cours de la lutte, l’homme a l’impression d’être poursuivi par Quelqu’un qui ne le laisse pas en repos : « la Meute du ciel », comme dit Thompson. Le drame, c’est que l’homme en proie à cette angoisse s’attache souvent à la dissiper, au lieu de se laisser conduire par elle et de s’apercevoir enfin qu’elle est la Grâce agis­sant sur son âme. Car la Voix de Dieu perturbe l’âme afin de la pousser plus avant sur le chemin du salut. Elle l’embarrasse en lui montrant la Vérité et en arrachant tous les masques et les voiles de l’hypocrisie ; et la console aussi, en la réconciliant avec elle-même, avec les hommes et avec Dieu. C’est à l’homme de choisir, de se soumettre ou d’être sourd à la voix qu’il entend. Saint Augustin raconte comment, après avoir entendu le récit d’une conversion, il étouffa la voix de la grâce qui déjà parlait en son âme :

« Tel fut le récit de Potitianus. Mais vous, Seigneur, pendant qu’il parlait, vous me retourniez vers moi-même, vous effaciez ce dos que je me présentais pour ne pas me voir, et vous me placiez devant ma face pour que je visse enfin toute ma laideur et ma dif­formité, et mes taches, et mes souillures, et mes ulcères. Et je voyais et j’avais horreur, et impossible de fuir de moi ! Et si je m’effor­çais de détourner mes yeux de moi, cet homme venait avec son récit, et vous m’opposiez de nouveau à moi et vous me creviez les yeux de moi-même, pour que mon iniquité me fût évidente et odieuse. Je la connaissais bien, mais par dissimulation, par connivence, je l’oubliais[1]. » (Traduction française de L. Moreau, chez Flammarion.)

[206]Dans cet état de crise l’homme est conscient d’être le terrain où s’affrontent deux grandes puissances. Quant à son âme, elle oscille d’un pôle à l’autre : un murmure la sollicite vers les hauts sommets, tandis qu’une voix forte l’attire vers le bas. Elle hésite entre la crainte de ce que peut réserver l’avenir et l’effroi de conti­nuer à vivre comme dans le présent. L’esprit exige d’elle qu’elle rompe avec ses anciennes habitudes, mais la chair renonce malaisément à ses chaînes. Lorsque le courant de la frustration intérieure et celui de la Miséricorde Divine se rencontrent, l’âme réalise que Dieu seul peut lui apporter ce qui lui manque, et la crise atteint le point crucial où un choix s’impose. La crise elle-même peut revêtir des milliers de formes, selon que l’âme est pure ou impure. Mais, dans tous les cas, elle est un signe que l’âme reconnaît son impuissance à surmonter seule ses conflits et ses frustrations. Elle peut se manifester sur le plan moral, spirituel ou physique.

La crise est d’ordre moral quand il y a prise de conscience du péché et de la culpabilité seulement à l’échelle historique et sociale, mais en tant qu’expérience intérieure de rupture. Ceux qui prétendent que le seul tort est l’admission de la culpabilité et le seul péché la croyance au péché, excluent en eux-mêmes la possibilité d’une conversion, s’interdisent tout espoir de conversion future. Ne reconnaissant dans l’univers que la suprématie de leur Moi, ils ne peuvent se résigner à l’existence d’une Puissance extérieure à eux, et qui pourtant les sauverait. Il ne peut y avoir crise fructueuse tant que l’âme attribue son tourment à la violation d’une quelconque loi cosmique ou au fait qu’elle se trouve provisoirement en désharmonie avec l’univers. La crise exige qu’il y ait deux partis en présence : l’homme et Dieu, pour que le remords puisse torturer l’âme et lui inspirer le désir d’une paix qu’elle ne peut obtenir par elle-même. Ainsi par un singulier paradoxe, c’est le péché qui engendre ce sentiment de solitude et de vide que Dieu seul peut apaiser. Ce vide n’est pas un abîme sans fond. C’est le vide d’un nid qui ne peut être occupé que par l’Aigle des Cimes. Après être passée de dégoût en dégoût, l’âme se tourne vers Dieu comme l’enfant prodigue vers le Pain de Vie. Et cette crise comporte à la fois de la tristesse - puisque l’être a failli à l’idéal - et de l’espoir – [207] puisqu’il lui est possible de regagner un jour son état de pureté originelle.

Avant la crise, l’âme enfouissait ses péchés, ensuite elle les expose au grand jour afin de mieux les répudier. Elle ne peut désavouer que ce qu’elle reconnaît comme sien ; elle doit admettre l’obstacle pour le surmonter. La crise atteint son point culminant quand l’homme, lassé de fomenter des révolutions extérieures, ne s’intéresse plus qu’à la révolution de son esprit ; quand il ne manie plus l’épée qu’en lui-même pour retrancher toutes ses passions mauvaises, quand il renonce à se plaindre des mensonges du monde et s’attache à rendre son âme moins mensongère. La sphère morale a deux pôles : d’un côté le sentiment immanent du mal ou de l’échec, de l’autre le pouvoir transcendant de la Miséricorde Divine. D’un abîme d’impuissance, l’être crie vers un abîme de salut, copiosa apud eum redemptio. La Croix lui apparaît sous un jour nouveau, représentant, tantôt l’iniquité humaine, tantôt la défaite du Mal vaincu lors de sa plus grande offensive, non seulement par les prières du Christ sur la Croix, mais par le triomphe de la Résurrection. Mais comment la Puissance Divine pourrait-elle opérer sur un être tant qu’il s’imagine être un ange, et dégagé du péché? L’homme doit commencer par admettre sa culpabilité per­sonnelle, et ensuite, quoiqu’il demeure conscient d’avoir péché, il n’éprouve plus le sentiment de se trouver en état de péché. C’est probablement l’expérience à laquelle faisait allusion Péguy, lorsqu’il disait : « Je suis un pécheur, un bon pécheur. »

Dieu ne devient source de salut pour l’âme désespérée que lorsqu’elle commence à comprendre qu’elle peut tout accomplir pourvu que le Seigneur lui en donne la Force. Le bon sauvage de Rousseau et du libéralisme, l’égoïste sans méchanceté d’Adam Smith, et le prudent épicuriste de Stuart Mill ne sont pas déchirés par des conflits moraux, surtout lorsque leurs vies sont ouatées de confort. Il a fallu un siècle aux partisans de ces faux optimismes pour réaliser que leur vide intérieur résulte de ce que leur aspira­tion à l’infini est étouffée sous les jouissances finies dont l’essence est le dégoût.

L’homme ne peut se recréer, et pourtant il lui faut un moi nou­veau. Ce n’est pas en adhérant à un vague humanitarisme, ni en se consacrant à de quelconques oeuvres sociales qu’il pourra [208] extirper son sentiment de culpabilité, car la culpabilité implique que l’être se sent lié personnellement à Dieu, et une liaison personnelle implique l’amour. Pour vivre véritablement selon le bien, faut s’abandonner au Christ-Tout-Amour, qui peut accomplir ce dont aucun être humain n’est capable. Alors seulement la souffrance s’apaise et disparaît. Et quoique l’âme soit mise à nu devant le Christ, notre péché s’efface devant Sa Miséricorde et notre Moi perd toute importance devant Sa Croix. Quand la volonté de pécher n’existe plus, l’âme sent qu’elle peut être acceptée par le Seigneur, non parce qu’elle est pure, mais mais parce qu’Il est infiniment bon.

Dans toutes les autres religions, l’homme doit être purifié avant de frapper à la porte, mais dans la religion chrétienne, le pécheur frappe, et Celui qui lui répond le guérit. La crise morale est résolue lorsque l’âme répond à l’appel du Christ et s’en remet à Miséricorde. « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et ployés sous le fardeau, et je vous soulagerai » (Mat. XI, 28)

Parfois la crise de la conversion est d’ordre spirituel plus que moral, comme il arrive pour des êtres qui ont cherché la perfection sans le secours de la foi ni des Sacrements. Ils mènent une vie vertueuse ; généreux pour les pauvres et bons pour leur prochain, ils traitent les hommes en frères. Certains d’entre eux ont des notions de la vie surnaturelle, vivent de leur mieux selon le Christ et arrivent peu à peu à la foi, au fur et à mesure qu’ils entrevoient plus clairement la lumière divine. La crise éclate soit lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont d’immenses possibilités non encore exploitées, soit lorsqu’ils commencent à désirer une vie religieuse qui exige d’eux un don plus absolu. Jusqu’à présent ils ont toujours vécu à la surface de l’âme. La tension s’accentue quant ils réalisent qu’il ont, comme les plantes, des racines qui ont besoin de plus grandes profondeurs spirituelles et des branches élèvent et se tendent vers la Communion. De plus en plus la mesquine vie quotidienne les déçoit, et cette croissante insatisfaisante accompagne d’un désir passionné de sacrifice et d’abandon à la volonté sacrée de Dieu. Cette ascension de la médiocrité à l’Amour peut être déterminée par l’exemple d’un saint, l’inspira­tion lecture spirituelle ou le désir de passer du monde de l’illusion à celui de la Réalité Divine. Quelle qu’en soit la cause, la dualité existe dès que l’âme entend la Voix du Christ lui disant :

« Vous, donc, vous serez parfaits, comme votre Père céleste est parfait » (Matt., v, 48).

Il n’est pas plus facile de passer d’un état de médiocrité à un état de total abandon que de passer d’un état de péché à un état de charité. Dans les deux cas, le converti doit s’arracher un œil ou se couper un bras. Il a l’impression qu’on lui demande de renoncer à tout, non seulement à tout ce qu’il possède, mais même au contrôle de son esprit. C’est qu’il ne connaît pas encore la joyeuse liberté de l’union avec Dieu. Les plaisirs de la chair sont toujours plus grands en anticipation qu’en réalité, mais ceux de l’esprit dépassent toujours ce que l’on en attendait.

Tous les êtres ne se résignent pas à ce qui est exigé d’eux au cours de leur crise spirituelle. Le jeune homme riche qui avait observé les commandements depuis sa jeunesse s’éloigna tristement lorsque Notre-Seigneur lui demanda de distribuer ses biens aux pauvres et de Le suivre. Et sa crise passa lorsqu’il eut décidé de vivre selon la vertu du monde plutôt que selon la vie spirituelle. En revanche, un autre homme riche, le publicain Matthieu, quitta tout ce qu’il possédait pour suivre le Seigneur. Il est probable qu’à l’appel du Christ aucun apôtre ne s’est dit : « Désormais je dois être bon ! » mais « Désormais je dois accomplir Sa volonté! » Jusqu’à sa conversion sincère, l’âme possède ses propres standards de vertu. Mais après avoir été confrontée avec la grâce de Dieu, elle ne cherche plus qu’à se conformer à Sa Volonté, et son amour est aussi inflexible que le Divin Amour lui-même.

Chaque être humain traverse une crise spirituelle, car en toute âme existe un écho de l’universelle aspiration à la perfection. Après la conversion, l’âme est emplie d’un surnaturel amour de Dieu, mais, même avant, elle aimait Dieu d’un amour à la mesure de l’homme. La différence entre ces deux formes d’amour est indiquée par saint Thomas en ces termes : « La Nature aime Dieu par-dessus toutes choses parce qu’il est le commencement et la fin de tous les biens naturels ; mais la charité aime Dieu parce qu’il est l’objet de toute béatitude[2]. » Quiconque aime, aime forcément Dieu plus que lui-même. Parfois cet amour n’est pas conscient, et parfois ses effets pratiques sont limités par la concupiscence. Mais il est caché en toute recherche du bonheur, en toute aspiration à un idéal quel qu’il soit, assez vaste pour apaiser tous nos désirs. [210] L’infini qu’il poursuit, l’individu peut le nommer richesse, plaisir charnel, ou puissance. Mais la force qui le pousse est toujours la nostalgie d’une félicité éternelle. Même lorsqu’il se satisfait à bon compte et s’imagine avoir atteint son infini, il garde néanmoins l’espoir et le regret d’un Bien Suprême. Bref, consciemment ou inconsciem­ment, tout être capable d’aimer, aime Dieu. Mais le désir de pos­séder Dieu dans l’amour serait vain s’Il ne consentait à élever la nature humaine jusqu’à Lui. L’âme passe alors du plan de l’amour humain au plan de l’amour surnaturel, et sa conversion s’est accomplie.

Pour assouvir sa soif d’infini, l’homme peut aussi se tourner vers Dieu en tant que Vérité Suprême. L’intelligence humaine, consciente de son impuissance à tout connaître, peut s’humilier devant le Divin, et implorer de Lui la lumière. Déçus par ces vérités du monde qui ne supportent pas l’épreuve du feu, d’anciens adeptes de la tolérance et de l’indifférence religieuse se mettent en quête de la Vérité qui n’admet aucun compromis. Relatant sa conversion, Christopher Hollis écrit : « En lisant le Nouveau Testament, je m’aperçus que nulle part le Christ ne parlait comme un ami. Il ne disait jamais : « Voici quelques-unes des idées qui me sont venues, je vous serais reconnaissant d’aller les méditer et de voir si vous les trouvez dignes d’attention. » Je vis au contraire qu’il prêchait avec autorité, jetant les dogmes à la tête de ses auditeurs, leur ordonnant d’accep­ter son enseignement, et les menaçant de la damnation éternelle s’ils refusaient de l’écouter et de suivre ses commandements. Lorsque j’étais à l’école, j’avais parmi mes camarades un pres­bytérien et un méthodiste. A un retour de vacances trimestrielles, le presbytérien nous raconta que ses parents avaient lu le Nou­veau Testament et qu’à la suite de cette lecture, ils s’étaient convertis au catholicisme. Le méthodiste s’esclaffa. A l’époque, je ne vis pas ce qu’il y avait là de si risible. Et quand, quelques années plus tard, je me mis à lire le Nouveau Testament, l’histoire me parut encore moins étrange que je ne l’aurais cru[3]. »

Ce fut aussi la soif de connaissance qui poussa Chesterton à la conversion, et il s’en explique ainsi : « Je suis celui qui, avec l’audace la plus grande, découvrit ce qui avait déjà été découvert il y a longtemps. »

Peut-être, devant la faillite de la raison dans le monde moderne, les êtres seront-ils de plus en plus enclins à investiguer l’abîme qui sépare ce qu’ils savent de ce qui est à savoir. L’esprit humain ne peut sauvegarder sa dignité qu’en aspirant continuellement à ce qui le dépasse. Il n’y a que deux alternatives : ou sa raison s’élèvera à la Sagesse, ou ses émotions enchaîneront sa raison et le changeront en bête. Plus la jouissance et le confort prennent de place dans la vie moderne, plus les êtres intelligents doivent lutter pour la libération de leur esprit, et plus ils réalisent que, sans un Logos divin, l’univers serait le domaine de l’absurde. Pascal avait peut-être raison de croire qu’il n’y a que deux caté­gories d’êtres raisonnables, ceux qui aiment Dieu de tout leur coeur parce qu’ils L’ont trouvé, et ceux qui Le cherchent de tout leur coeur, parce qu’ils ne L’ont pas trouvé.

Il y a aujourd’hui dans le monde toute une armée d’âmes vertueuses qui n’ont pas encore atteint le point culminant de leur crise ; tout assoiffés qu’ils soient, ils n’osent pas encore venir se désaltérer au calice de Dieu. Ils ont froid, mais ils craignent de s’approcher de Lui, de peur que Ses Flammes ne les purifient en les illuminant; ils suffoquent dans le sépulcre de leur médiocrité, mais ils craignent que leur Résurrection ne porte, comme celle du Seigneur, les cicatrices de la lutte. Ils sont nombreux qui vou­draient tendre un doigt vers Notre-Seigneur, et reculent de peur qu’Il ne saisisse leur main tout entière et n’afflige leur cœur. Mais ceux-là ne sont pas éloignés du Royaume. Déjà ils en ressentent le désir. Ils n’ont besoin que de courage pour dépasser la crise et par une apparente abdication, se retrouver à la fois captifs et vain­queurs en la Divinité.

Il existe un troisième type de conversion, provoquée par un événement matériel ou physique, une catastrophe inattendue comme la mort d’un être cher, une banqueroute financière, une maladie ou une souffrance quelconque qui pousse l’homme à se demander : « Quel est le but de ma vie ? Pourquoi suis-je ici ? Où vais-je ? » Tant qu’ont duré la prospérité et la santé, ces questions demeu­raient au second plan. S’il est trop attaché aux biens du monde, l’homme ne se soucie guère de Dieu, tel le riche insensé aux gre­niers pleins de blé. Mais que les greniers brûlent, et brusquement contraint de rentrer en lui-même, l’homme plonge aux racines de [213] son être et sonde l’abîme de son esprit. Cette exploration n’a rien d’une promenade d’été, c’est une tragique enquête au cours de laquelle il se demande avec angoisse s’il n’a pas négligé d’amasser les seules vraies richesses, d’acquérir les trésors qui ne se rouillent ni ne se perdent, et que les mites ne peuvent manger, ni les voleurs dérober les trésors que Dieu donne aux cœurs humbles et pau­vres. Donc toutes les crises, même celles qui se produisent à la suite d’épreuves matérielles, forcent l’âme à se replier et à se ramasser sur elle-même, comme en certaines maladies le sang reflue au cœur, et comme toute la défense se concentre et se fortifie au centre de la ville assiégée.

Il nous faut aujourd’hui envisager l’éventualité d’une terrible catastrophe, qu’elle soit déclenchée par une guerre atomique, par une révolution mondiale, ou par un désastre cosmique, peu importe, ce n’est qu’un détail. Ce qui importe c’est la catastrophe elle-même, dont nous savons qu’elle doit avoir lieu non seulement parce que le Saint-Père nous a avertis que la bombe atomique pourrait éven­tuellement détruire la planète, mais aussi parce qu’une tragédie de ce genre révélerait à un inonde sans foi que l’univers est régi par des lois morales, et qu’on ne viole pas impunément les comman­dements Divins. Celui qui ne mange pas éprouve des maux de tête pour avoir violé une loi de la nature. De même, les grandes crises historiques sont un jugement et une condamnation des pen­sées et des actions humaines. Les bouleversements et les cata­clysmes qui succèdent aux périodes d'irréligion agissent parfois sur les peuples comme la maladie ou les épreuves personnelles sur l’individu. La maladie, qui empêche l’homme de réaliser ses désirs coupables et d’assouvir ses vices, peut devenir la cause bénie d’une conversion. Au cours de cette période de détachement forcé, qui est une forme de la Grâce Divine, l’homme a le temps de rentrer en lui-même et de juger sa vie à sa juste valeur. Il ne chasse plus la pensée de Dieu, et dès ce moment intervient le sentiment de dualité qui l’incite à reconsidérer son existence passée à la lumière de la vie divine. Contraint de méditer, il s’interroge, hésite, et se demande enfin si sa souffrance présente ne vaut pas mieux que son péché passé. Lorsque le malade immobilisé s’interroge sur le but et le pourquoi de sa vie, c’est que la crise a commencé, et la conversion devient possible dès qu’il cesse de blâmer Dieu et la vie et accepte la pleine responsabilité de sa misère. Il fait alors la distinction entre son âme, qui est comme un grand vaisseau, et les petites embarcations de son péché. L’armure de son égoïsme craque et par la fissure pénètre à larges flots la lumière de la grâce divine. Au contraire, à celui qui ne se tourne pas vers Dieu, le malheur ne peut apporter que le désespoir.

L’histoire intellectuelle de l’homme du XX siècle en témoigne suffisamment. Aux philosophies du progrès et de l’évolution, succédèrent des philosophies de désespoir, de défaite et de crainte. Il y a deux générations, l’homme était prêt d’être déifié; aujourd’hui ce pauvre dieu se fait psychanalyser pour éclaircir la cause de sa pitoyable condition. Léon Bloy qui vint au Christ par prescience de la catastrophe, demanda, comme beaucoup d’autres historiens : « Ne sommes-nous pas au bout de tout ? Et le visible chaos de ce temps n’est-il pas le symptôme de quelque immense chaos surnaturel qui nous délivrera enfin ? » Le monde s’est tellement éloi­gné de Dieu et du chemin de la paix qu’une tragédie serait la plus grande grâce que Dieu pourrait nous faire; IL ne pourrait pas nous accabler davantage qu’en nous abandonnant à nous-mêmes, dans la confusion et la turpitude de ce temps. Deux guerres mon­diales n’ont servi qu’à nous enfoncer plus profondément dans le mal, et l’on peut supposer que la prochaine catastrophe ne sera pas un conflit, comme les deux autres, mais quelque grande calamité destinée à jeter l’humanité dans le repentir.

Quand l’âme du pécheur reçoit la grâce et se tourne vers Dieu, elle fait pénitence selon Dieu, mais quand elle refuse de s’amender, Notre-Seigneur la châtie. Ce châtiment, qui n’est pas forcément extérieur et n’est en tout cas jamais arbitraire, apparaît comme l’inévitable salaire de ceux qui ont violé les lois divines. Cepen­dant les hommes d’aujourd’hui n’interprètent pas toujours leurs épreuves comme des châtiments moraux. Autrefois, quand le malheur frappait la pierre du coeur humain, l’étincelle sacrée jaillissait, et l’homme reconnaissait sa faute. Il pouvait alors rega­gner la voie de la vertu, parce qu’il vivait dans un inonde chré­tien. Mais l’individu frustré d’aujourd’hui, qui a perdu la foi et vit dans un monde chaotique et déréglé, n’a nulle lumière pour se guider. Aux époques troublées de sa vie, il ne peut que se recroqueviller sur lui-même, comme le serpent qui se mord la [214] queue. II adore la fausse trinité de son orgueil qui ne reconnaît aucune loi supérieure, de sa sensualité, dont l’unique but est la jouissance terrestre, de sa licence qui ne conçoit la liberté que comme une absence de règle et de contrainte -- et favorise ainsi la formation d’un abcès moral qui ne peut percer que par une opération, c’est-à-dire par une épreuve indubitablement envoyée par Dieu. C’est toujours dans la sueur, le sang et les larmes que l’âme se purifie de son égoïsme bestial pour s’ouvrir à l’esprit.

Il est absolument faux d’imaginer qu’une partie de l’humanité vit selon le bien et l’autre selon le mal. Lorsqu’un germe pénètre clans le sang, tout le corps est bientôt infecté. De même, nous sommes tous plus ou moins responsables des fautes des autres. Ce monde est le nôtre, et nous faisons partie des méchants. Les communistes ne sont pas seuls responsables des malheurs de l’humanité, puisque toutes les idées de base du communisme ont pris naissance dans notre monde occidental. Tous, nous avons besoin de la Rédemption. Plus une âme est chrétienne, plus elle se sent liée aux péchés de ses frères, plus elle cherche à les endosser comme s’ils étaient siens, à l’exemple du Christ qui prit sur lui tous les péchés des hommes; la plus grande preuve de sympathie que l’on puisse donner aux affligés, c’est de pleurer avec eux; la plus grande preuve d’amour que l’on puisse donner aux coupables, c’est de les alléger du poids de leur péché. Celui qui connaît le Christ, entend sa voix dans l’Eglise et prend part à l’Eucharistie, doit se charger du poids de la régénération du monde, et cette solidarité dans la faute pourra devenir enfin soli­darité dans le bien.

Mais la rédemption ne s’opère pas suivant une loi mathéma­tique. Dix justes auraient sauvé Sodome et Gomorrhe, et devant Dieu, les Carmélites et les Trappistes font plus pour le salut du monde que tous les politiciens et les généraux, car l’esprit du mal qui règne sur notre civilisation ne peut être chassé que par des prières et des mortifications.

Face au mal, il y a trois catégories d’êtres : ceux qui pèchent et nient l’existence du péché, ou même s’imaginent agir au nom du bien (« L’heure vient où quiconque vous faisant mourir, croira offrir un hommage à Dieu » (Jean, xvi, 2) ; - Ceux qui voient [215] le mal chez autrui mais non en eux-mêmes et flattent leur soi-disant « vertu » en critiquant les pécheurs (« Comment peux-tu dire à ton frère : a Laisse-moi ôter la paille de ton oeil » lorsqu’il y a une poutre dans ton œil ? Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton oeil et alors tu verras à ôter la paille de l’oeil de ton frère » (Matth., VII, 5); - enfin ceux qui se chargent des péchés et des malheurs de l’humanité.

Ce siècle nous a bien prouvé que tous les hommes sont frères et que les barrières entre eux sont fragiles. La guerre moderne abolit toute distinction entre le civil et le combattant, et nous voyons qu’en temps de crise le péril n’est pas individuel mais général. Quand il se sera trouvé un nombre suffisant d’âmes pieuses pour transposer cette solidarité humaine du plan physique au plan spirituel et moral, le monde sera sur la voie de la renais­sance.

Sur une société qui a oublié Dieu, le désastre peut avoir le même effet que la maladie sur l’individu, provoquer une crise forcée, mettre fin à l’impiété et rendre la foi à des milliers d’êtres dont l’âme, autrement, serait vouée à la destruction. En été, après plusieurs journées étouffantes, nous sentons le besoin d’un orage pour rafraîchir l’atmosphère. De même, en cette époque de trouble, nous avons l’intuition de la catastrophe imminente, le pressentiment qu’un immense bouleversement doit réduire à néant le mal et le péché pour que nous puissions à nouveau vivre libres. Comme Berthelot vantait le pouvoir destructeur que la guerre allait acquérir grâce à la science, de Goncourt répondit : « J’espère bien que le jour venu, Dieu descendra de son ciel comme un veilleur de nuit, en faisant sonner ses clefs, pour nous dire : « Messieurs, on ferme ! » Si la catastrophe se produit, nous devrons repartir à zéro. Car ce n’est pas de la fin du monde qu’il s’agit, mais de la fin d’une ère historique, dont la dispari­tion prouvera cette vérité sublime que la négation de la morale chrétienne aboutit au désastre et mène les hommes tout au bord de l’abîme.

Le proverbe dit : « En temps de paix, prépare la guerre ! » Disons plutôt : « En période de trouble et de révolution, prépare-toi à Dieu ! » Quand le malheur s’abat sur l’homme et que toutes ses richesses matérielles s’envolent en fumée, il se prosterne [216] devant Dieu dans la crainte et le désespoir, non comme un pécheur devant la miséricorde divine, ni comme une âme éperdue de désir devant l’Amour, mais comme un misérable devant son Juge. Et pourtant, même face à la catastrophe, certains se dres­seront encore contre Dieu, car il a été prédit dans l’Apocalypse que les blasphémateurs se multiplieront au fur et à mesure que la colère divine se déversera sur la terre. Mais tous les autres hommes réaliseront pour la première fois que le Jugement de Dieu est d’autant plus sévère que nous nous sommes plus écartés de ses Voies... C’est pourquoi la perspective d’une guerre ato­mique accompagnée d’un cataclysme cosmique doit faire réfléchir l’humanité et hâter sa conversion.

D’autre part, ceux qui ont déjà la foi doivent se convertir à une foi plus profonde pour n’être plus des chrétiens de parade, mais de vrais chrétiens dans l’âme, car la catastrophe les sépa­rera du reste du monde et les forcera à faire la preuve de leur fidélité. De bons fonctionnaires qu’ils étaient devenus, les pasteurs devront redevenir pasteurs. Le nombre des saints dépassera celui des savants, les moissonneurs se lèveront en foule pour la moisson et des piliers de feu se dresseront pour enflammer les tièdes. Les riches comprendront que la vraie richesse est dans le dévouement. Et la gloire de la Croix brillera au-dessus des hommes qui s’aimeront tous les uns les autres comme les fils loyaux et fidèles de Dieu et les enfants dévoués de la Mère Immaculée.

Qui que nous soyons, quelle que soit notre condition, la crise nous guette tous, mais elle ne sera efficace que si nous en pre­nons conscience et nous y préparons. Le désir de Dieu ouvre la porte des possibles. « Rien n’est impossible avec Dieu, rien n’est possible sans Lui. » La prière est à l’âme ce que la respiration est au corps : L’une conditionne la vie physique de notre être, et l’autre conditionne notre union avec le Divin. D’ailleurs l’âme qui désire Dieu subit une douce et insensible pression. Après la conversion elle comprend que même son désir venait de Dieu et que Dieu agissait en elle tout le temps qu’elle aspirait à Lui. Les flammes qui la brûlaient venaient déjà sans qu’elle le sût, du Foyer Divin.

Non que la conversion suive automatiquement le désir. Parfois, si les vieilles habitudes et les anciennes passions reprennent le dessus, la crise peut se résoudre en frustration, et le pécheur laisse passer la grâce comme on rate un train... Il a désiré Dieu, niais sans consentir à y mettre le prix, et sous l’empire du plaisir charnel et de l’attrait du monde, il a renoncé à Lui.

Toutefois, pour insuffisant qu’il soit, le désir est essentiel à la conversion. Le converti doit aspirer à Dieu de tout son être et s’efforcer de devenir meilleur qu’il n’est. Ernest Psichari, petit-fils de Renan, quittant la France pour aller chercher Dieu dans le désert, écrivait : « Je n’ai pas de plus ardent désir, pas de plus ferme intention que d’aller au bout du monde pour me vaincre, par la force s’il le faut. Je ne traverserai pas en simple touriste la terre de toutes les vertus. Dieu entre sous notre toit quand Il le veut. » L’ « entrée de Dieu sous notre toit » - la grâce - ne dépend pas de nous, mais notre rôle est de cultiver en nous-mêmes le désir de la grâce.

Car Dieu ne la refuse jamais à qui la demande sincèrement. Tout ce qu’il exige, c’est que ce vague tourment d’infini qui avait jusque-là poussé notre âme à chercher le bien dans les plaisirs de ce monde devienne une soif ardente de la Divinité. Il n’est besoin que de faire cette prière : « Cher Seigneur, éclairez mon esprit afin que je voie la Vérité, et donnez-moi la force de la suivre. » Cette supplication ne demeure jamais sans réponse, qu’elle jaillisse de nos dégoûts et de nos désespoirs, ou de notre amour du beau et de notre besoin de perfection. Dieu accepte de se charger de nos vieux os et de nos jeunes rêves, car Il nous aime, non pas tels que nous sommes, mais tels que nous pouvons être grâce à Lui.

Certaines âmes appréhendent la transformation que le Divin peut opérer en elles. Elles voudraient que Dieu les prenne telles qu’elles sont et ne les change en rien. Qu’il leur ôte l’amour des richesses matérielles, mais non les richesses, qu’il leur inspire le dégoût du péché sans leur en enlever la jouissance. Certains confondent bonté et indifférence au mal, et croient que Dieu, dans sa bonté, doit aussi tolérer le péché. Pareils aux spectateurs de la crucifixion, ils veulent un Dieu qui leur convienne et s’écrient : « Descends de ta Croix et nous croirons ! » Ce qu’ils réclament, c’est une religion fausse, le salut sans la croix, le renon­cement sans le sacrifice, et le Christ sans la couronne d’épines. Mais [217] Dieu est un Feu qui consume Tout, et nous devons accepter, si nous le désirons réellement, que soient brûlées la paille de notre esprit et les mauvaises herbes de notre volonté pécheresse. D’ailleurs cette crainte que l’âme éprouve à s’abandonner totalement au Seigneur porteur de la croix prouve une instinctive croyance en la sainteté du Christ. Dieu est un grand Feu auquel nous ne pou­vons échapper ; que nous soyons fascinés par Lui ou que nous Le repoussions de toutes nos forces, Il ne nous laisse jamais indif­férents. Si nous acceptons son amour, ses flammes nous illuminent et nous réchauffent ; si nous le rejetons, elles flambent en nous dans le remords et l’angoisse.

Oui ! l’amour brûlant de Dieu s’étend sur tous les hommes et tous aspirent à son intimité. Tous sans exception connaissent cette nostalgie, car nous sommes des rois en exil et dépossédés de l’infini. Ceux qui rejettent la grâce veulent éviter Dieu. Ils Le nient et Le fuient en même temps. Ce n’est pas son savoir et sa raison qui empêchent l’athée moderne d’avoir la foi, mais sa volonté per­vertie. Il espère que la Justice ne règne pas dans l’univers, que la Loi n’est qu’un mythe et que la Bonté Suprême n’existe pas, parce qu’il redoute le châtiment de son iniquité et souhaite continuer de vivre impunément dans le péché. C’est pourquoi toute allusion à la religion le met en fureur. Or cette rancune serait inutile si Dieu n’était qu’un mythe. Mais l’athée éprouve envers Dieu le sentiment du méchant envers celui auquel il a fait du tort ; il vou­drait le voir disparaître pour que son injustice demeure impunie. Celui qui a trahi son ami sait que cet ami vit encore, tout en souhaitant sa mort. De même l’athée sait que Dieu existe, et espère qu’Il n’existe pas...

Mais l’athée a beau s’aveugler, il ne peut échapper au châtiment, Il ne réussit qu’à fuir l’Amour Divin, car Dieu ne nous contraint jamais à L’aimer. Il ne consent même pas à nous donner des preuves irréfutables de son existence afin de nous laisser une marge pour l’amour. De la docilité, de la malléabilité, de l’humilité, de la soumission absolues d’une âme dépend sa conversion. Dieu lui-même ne peut rien enseigner à celui qui croit tout connaître.

Dès que l’homme s’humilie, il sort de son long aveuglement et s’aperçoit de toutes les petites ruses qu’il employait en son âme pour déguiser son désir de Dieu. Car l’humilité conduit à la vérité [219] et nous révèle à nous-mêmes. Si l’on nous accuse d’avoir volé un mouton, nous sourions, mais que l’on nous traite de menteur, et nous serons enclins à nous fâcher, car l’accusation a peut-être frappé juste. Le châtiment de l’orgueil est dans l’inaptitude à la conversion. « Car le coeur de ce peuple s’est épaissi, et ils sont durs d’oreilles et ils ferment leurs yeux, de peur que leurs yeux ne voient, que leurs oreilles n’entendent, que leur coeur ne comprenne, qu’ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse ! » (Mat., XIII, 15.)

L’humilité est donc essentielle. Notre-Seigneur a déclaré que seuls seront sauvés ceux qui deviendront pareils à des enfants dans leurs désirs et leurs affections. « Je vous le dis, en vérité, si vous ne changez et ne devenez comme les enfants, vous n’entrerez point dans le Royaume des cieux. Celui donc qui se fera humble comme ce petit enfant est le plus grand dans le royaume des cieux. » (Matt., XVIII, 3.)

En conclusion, disons que ce conflit entre la chair et l’esprit, entre la tyrannie de la vie temporelle et l’appel de l’éternité, entre l’amour du plaisir égoïste et le désir de paix spirituelle, nulle âme n’en est exempte. Mais si les êtres ne viennent pas à Dieu plus nombreux, c’est que leur amour pour Lui manque d’urgence et qu’ils ont réservé leurs forces à la satisfaction des désirs infé­rieurs. Quoi qu’ils fassent, cependant, ils ne pourront jamais lui échapper.

Toute âme frustrée souffre uniquement de ce qu’elle a refusé d’entendre l’appel de la Divinité. « Il est vain de Le fuir, car Il est partout, Il paraît être votre ennemi, et Il est votre citadelle, Il semble vous frapper, et Lui seul peut vous guérir. »

Continuerez-vous à fuir jusqu’à ce qu’il soit trop tard ? Mourrez-vous avant que meurent vos péchés ? Ou consentirez-vous à désirer Dieu avant que vos passions ne soient toutes épuisées ? Pourquoi ne pas remettre dès maintenant vos âmes souillées entre Ses Mains Purificatrices ? Il est notre seule Voie, si nous le fuyons nous sommes perdus ; Il est notre seule Lumière, si nous le cachons, nous devenons aveugles. Il est notre Vie, si nous le quittons, nous mour­rons. Est-ce parce que nous craignons que les cendres de notre passé ne nous étouffent à jamais ? Ou parce que nous n’avons rien à donner et que toutes nos années de vie se sont vainement écoulées ?

Qu’importe ! Si nous ne pouvons pas Lui offrir notre vertu, offrons-Lui du moins notre péché.

Vous tous qui êtes abattus et déprimés, sachez qu’Il ne vous a mis si bas que pour inspirer le désir de sa grandeur.

Notes et références

  1. Confessions de saint Augustin.
  2. Summa Theologica, I-II; p. 109, art. 3.
  3. Conversions, édité par Maurice Leahy, pp. 68-69, Benziger Bros, 1933.
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