Vie humaine et vie divine

De Salve Regina

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Vie spirituelle
Auteur : P. A. Gardeil, O.P.
Source : In Revue des Jeunes
Date de publication originale : 10 avril 1927

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
Remarque particulière : pp. 5-17

L’homme animal cette bête qui ne laisse pas de voir intellectuellement, bellua videns, comme l'appelle saint Augus­tin[1], s'illusionne facilement sur le sens de sa vie.

Frappé par la transfiguration de la matière que son esprit accomplit, en recherchant ses fins propres ; par les merveilles des sciences et des arts, de l'in­dustrie et des civilisations, qui ne sont pourtant que des éclaboussures de l'esprit humain façonnant la matière, — cet homme en vient à placer dans ces pro­duits la raison d'être dernière de la vie de l'homme. Il s'imagine donc que l'esprit lié au corps, dans la vie comme dans la mort, épuise toute sa fécondité dans ces créations et que c'est là le but dernier et sans lendemain de la vie humaine[2].

Comme si le soleil qui dore de ses feux les nuages, ne continuait pas sa course radieuse après que le météore a disparu ! Insensés qui ne comprennent pas que le but d'un esprit ne peut être de perfection­ner une matière qui lui est inférieure et extérieure, mais uniquement, en s'en servant, de s'alimenter lui-même d'une nourriture qui n'a rien de commun avec la matière. Malheur à ces inconscients de leur vraie nature, qui, disait déjà saint Augustin, se complaisent dans les signes que leur fait Dieu et ne se soucient pas de ce que ces signes sont cependant destinés à leur faire connaître[3] !

Car enfin, si nous consentions à rentrer dans notre vie profonde, nous nous apercevrions bientôt que nous sommes principalement des esprits. La gangue terrestre qui nous enveloppe est fissurée : l'esprit la transperce de toutes parts. Le grand fait, la trame même de la vie de l'homme, ce sont les apparitions de l'esprit qui habite en lui.


Qu'est-ce, en effet, que cet élan et cette ténacité avec lesquels, malgré les idoles dans lesquelles il les incarne, l'homme tient pour la Vérité et pour la Science, pour le Bien et pour la Vertu, pour le Droit et pour la Justice, pour le Progrès vers le Parfait et pour la dignité du Travail par lequel il s'y achemine ? Dans sa bouche, on dirait des entités divines ! Est-ce la matière qui pense ainsi ? Mais, non ! La matière nous la connaissons, parquée et cantonnée avec ses propriétés rigides, avec ses instincts toujours particuliers, dans le coin d'être, inorganique ou vivant, auquel elle est rivée. De l'être que nous sommes, au contraire, jaillit l'absolu, l'universel, ce qui est vrai, bien, pour tous les temps et tous les lieux, ou plutôt, indépendamment et comme au-dessus de tous les temps et de tous les lieux !

Qu'est-ce que cette domination souveraine que l'homme entreprend d'exercer sur la nature maté­rielle sans avouer jamais une limite à ses inventions ? Qu'est-ce que cette indépendance vis-à-vis du méca­nisme des forces matérielles, qui lui permet de les dominer et de faire apparaître, à jet continu, des créations nouvelles ? Est-ce là un simple progrès de l'animalité ? Je regarde nos prétendus ancêtres : les troupeaux sont toujours dans l'attitude surbaissée qu'ils avaient au temps de l'homme des cavernes. L'absence de progrès, voilà l'animalité ! l'éclosion incessante de progrès nouveaux, voilà l'humanité ! Il y a manifestement à l'origine de ces deux ordres, un principe générateur différent. Vouloir faire sortir l'un de l'autre est une gageure ridicule, l'une de ces « petites drôleries » dont parlait Bonnetière. Le mécanisme étant la loi de la matière, il faut bien que la liberté relève de ce qui, n'étant pas matière, ne peut être que l'esprit.

Mais qu'est-ce, maintenant, que cette hardiesse nouvelle de prétendre pousser la domination de l'esprit sur la matière jusqu'à faire exprimer à celle-ci ce qui est le propre de l'esprit, l'absolu ? La pierre et le marbre, la couleur et le son s'animent sous la pression de forces qu'ils ne recelaient pas, qu'ils ignoraient, qui leur étaient totalement étran­gères. Et la voici devenue, cette matière grossière, l'interprète de l'esprit, parlant à l'homme de ce qu'il y a de plus noble, dans ses pensées et dans son cœur ; bien plus, par un renversement inouï, l'excitatrice de sa torpeur spirituelle et l'apôtre des foules incapables de s'élever autrement que par l'Art à l'intelligence de l'absolu, de ce qui est supé­rieurement et universellement beau, bien, vérita­ble. Eh quoi, le Moïse de Michel-Ange, les Anges d'Angelico, de la matière évoluée ! Mais pendant que vous y êtes, comptez donc à la loupe comme un garde galonné vous y invite, les points dont l'assem­blage gradué constitue matériellement le modelé de ces radieuses figures qui sont le joyau de l'Hôpital Saint-Jean de Bruges et déclarez tout uniment que Memmling est le nom d'une machine à pointiller.

Et nous n'avons pas encore pénétré dans le sanctuaire de la vie intérieure de l'homme, dans sa vie morale, dans sa conscience ! Quels que soient les écarts de notre conduite et les déformations de notre Idéal, la lutte de la conscience contre la chair est le grand fait humain. L'homme en est divisé comme en deux tronçons, l'un gouverné» l'autre dominateur ou qui cherche à le devenir. Que signifie cet « empire du Meilleur » installé au cen­tre de nos vies terrestres et mouvantes ? Dompter ses passions, quelle matière l'a pu faire ? a dit un grand esprit humain. Mais alors, si la matière em­prisonnée dans le réseau des lois physiques et des instincts de l'animalité, qui vont droit devant eux, n'explique pas ce grand fait, à qui recourrons-nous pour en rendre raison, sinon à ce qui n'est pas la matière, à ce qui, pour la dompter, s'en est dégagé, « séparé pour commander », clame le vieil Anaxagore, à l'absolu donc et, partant, à l'esprit qui le conçoit et s'en nourrit.

Et, si la lutte simple et vulgaire de la vie quoti­dienne réclame cette solution, que dirons-nous des sublimités morales, auxquelles atteint, chez l'élite de l'humanité, cet empire du Meilleur? D'où vient, par exemple, cet amour héroïque du Devoir, cette volonté de mourir qui jadis, à l'heure du péril commun, entraîna des multitudes à se sacrifier avec ce que chacun avait de plus cher ? Qui hausse le cœur de l'homme si tremblant, si attaché à ses aises à ce sublime état ? Mépriser la vie, vouloir ne plus être sur terre, accepter comme un absolu le devoir de mourir, n'est-ce pas surhumain ? Et cependant, c'est bien de nous que sort cette inspiration, c'est en nous qu'elle habite ! Preuve évidente que notre nature dépasse la terre, signature en nous de l'Esprit !

Il faudrait faire intervenir ici les merveilles de ces vies chrétiennes, qui sont tout de même des vies d'hommes, ces vies d'êtres supérieurs qui, dans l'obscurité et le silence voulus qui s'appellent l'hu­milité, d'une manière coutumière, à l'instar des lois régulières de la nature, réalisent les mœurs les plus pures, les contemplations les plus hautes, les immo­lations les plus pénibles parfois, au service le plus sacrifié de tous les déshérités ; qui acceptent les peines, souvent atroces, de la vie courageusement, et passent leur existence dans le culte passionné du Parfait. Les Saints ne sont-ils pas une démonstra­tion incomparable de l'existence et du règne de l'esprit dans l'humanité ? Eh quoi ! le cœur d'un saint Vincent de Paul ne fut jamais rien de plus que ce muscle ridé et desséché que le pèlerin vénère dans un recoin obscur de l'antique cathédrale de Lyon ? Eh quoi ! ces cendres qu'une main de soudard pro­jeta un soir dans les eaux de la Seine, serait-ce le tout de notre héroïne nationale, aux répliques vibrantes, aux accents immortels ?

Non pas ! Tout être se connaît à son opération. Vous qui prétendez n'avoir pas rencontré l'âme au bout de votre scalpel, dans le cadavre où, en effet, elle n était plus, quel moyen employez-vous pour connaître la nature spécifique de l'être matériel, sinon l'observation des activités qui lui sont propres ? Vous le mettez en réaction, en exercice, et, tout aussitôt, dites-vous, il se révèle. Souffrez que nous en fassions autant pour l'homme. Son activité pro­pre et spécifique, nous l'avons vu, c'est de mettre en toutes choses de l'Absolu, c'est-à-dire ce qui est vrai indépendamment de toute matière et de toutes conditions matérielles, en tout temps, en tous lieux, non seulement existants mais possibles. Eh ! com­ment l'énergie intérieure productrice d'un tel phé­nomène serait-elle matérielle à quelque degré que ce soit ? Ne faut-il pas qu'elle soit indépendante et abstraite de la matière qui lui est unie comme l'est l'opération qu'elle produit, l'absolu qu'elle engen­dre ? Indubitablement, la vie profonde de l'homme est la vie d'un esprit, d'un capteur d'absolu, d'un mens. Et c'est cet esprit capable d'absolu, qui, en cherchant à l'absolu des issues dans la vie corporelle qui lui est conjointe et dans l'univers sensible que cette vie corporelle lui amène, « agite toute cette masse" pour la transfigurer et l'élever, autant qu'il est possible, à hauteur d'Absolu.


Cependant voici, pour cette tendance vers l'absolu, qui caractérise l'homme tout entier, mais ne trouve son explication que dans la consistance spirituelle de son âme, une issue plus sublime.

Par la création visible, la réalité invisible de Dieu se fait voir à notre intelligence, a dit saint Paul. L'Apôtre ne fait ici qu'exprimer un fait d'expé­rience universelle, à savoir que l'homme considérant l'Univers, s'il agit selon le mouvement normal de sa nature intellectuelle, devine, sent, proclame qu'il y a un Dieu, Que ce soit là une intuition confuse ou une inférence rapide et presque immédiate d'une intelligence qui, par la contingence des choses, s'élève à la nécessité et à la présence active d'un être absolu, le fait est trop universel dans l'humanité de tous temps et de tous lieux, pour que l'excrois­sance morbide, temporaire et soufflée de l'athéisme, puisse en obscurcir l'évidence[4]. L'homme est un animal religieux, a dit un grand naturaliste, se plaçant au seul point de l'observation expérimentale. C'est là, en effet, ce qui le distingue de tous les animaux, autant que la raison, dont la religion est la suprême démarche naturelle. Les bêtes n'ont pas plus de religion que de raison, tandis que l'esprit humain est, par nature, en état de tendance, non plus seulement vers l'absolu qu'il rencontre au bout; de ses concepts, mais vers l'Absolu réel qu'il trouve au-dessus de lui-même. Il est dans un état d'ascension inné : gradus ad superna, dirait saint Augustin, et le poète :

os homini sublime dedit, cœlumque tueri Jussit...

Mais, ce n'est pas là simplement un sentiment universel. Appliquant toutes ses facultés à l'inter­prétation de l'Univers, y compris de ce monde de l'absolu avec lequel ses idées le mettent en contact, l'homme supérieur, le Sage, homo sapiens, par une démonstration aussi correcte et plus néces­sitante que celles qui, dans les sciences les plus exactes, le pourvoient de résultats vrais et certains, retrouve ce que le sentiment avait fait pressentir à la foule. II démontre l'existence de Dieu. C'est ici la dernière démarche de l'esprit humain, allant jusqu'au bout de soi-même. Il n'a utilisé, tant ses énergies de constatation objective que ses pouvoirs d'interprétation, que pour aboutir à reconnaître, sur son sommet, qu'il est un Infini qui le dépasse.

De cette entrée, par instinct ou par raison, de l'absolu divin dans la sphère de ses adhésions men­tales, doit résulter pour l'être humain total une orientation nouvelle. Derrière l'intelligence, l'amour est toujours aux aguets. La perspective de l'exis­tence d'un Etre qui réaliserait substantiellement cet absolu d'être, de vérité, surtout de bonté dont l'attrait filtrant à travers nos conceptions coutumières les plus hautes, l'émeut déjà si profondément, pro­voque inévitablement en celui qui le découvre un désir naturel de dépasser la connaissance qu'il en a par ses effets et de le connaître directement en lui-même.

Cela à vrai dire est impossible à notre esprit humain, obligé de passer par des conceptions mélangées de matière pour concevoir l'absolu. L'idée même que nous nous formons de Dieu, de ce qu'il est en soi et pour nous, cette idée qui engendre notre désir de le voir, ce n'est pas Lui qu'elle rend, mais seulement la forme humanisée sous laquelle nous pouvons le connaître, apparentia ejus, comme dit mélancoliquement un Maître. C'est sous les espèces d'un achèvement de l'univers, spécialement de notre intelligence et de notre volonté, de tout notre être supérieur, que nous le percevons, non pas sous sa forme propre, ce qui est réservé à ceux qui le voient. Ce n'est donc pas vers Lui tel qu'il est, que tend notre désir, fatalement dépendant de notre con­naissance, mais vers Lui selon l'idée que nous nous en formons. Première inadéquation. Et voici la seconde : Notre désir naturel de l'achèvement en la vision de Dieu de notre être, n'a rien d'efficace ni d'exigeant. Ce n'est qu'un optatif inscrit dans notre nature, et qui, sur le sommet de son développement le plus authentique, fixe et brandit une attente qui voudrait ne pas être frustrée. Si la connaissance de Dieu par ses effets est la dernière démarche de notre raison en quête d'absolu, ce désir de tout son être, tendu vers l'inaccessible Déité, est l'attitude suprême que révèle la simple Histoire naturelle de l'homme. Paradoxe étonnant ! C'est impossible, ce n'est pas à ma taille, et je le sais ; et cependant, cette impossibilité, je la veux, ou plus exactement, je la voudrais. Et c'est ma nature qui me force à vouloir ainsi.

Peut-être, cependant, la chose n'est-elle pas aussi impossible qu'elle le paraît ? Au point de vue des énergies actives et réalisatrices de l'homme, c'est impossible.

L'Absolu par essence est en dehors de nos prises : nous ne le concevons que dans son image, nous ne le voulons que sous les espèces de cette apparence, et encore d'une simple velléité. Mais, tout de même, cette attitude naturelle de l'homme, se raidissant dans un vœu impossible, prouve quelque chose : elle prouve tout au moins que dans sa réalisation, inconcevable à notre esprit et impossible à nos énergies, il n'apparaît rien qui soit contraire à notre nature. Dès lors, si nous ne pouvons déclencher par nous-mêmes la réalisation de l'Idéal que nous entrevoyons, ne pourrions-nous pas la recevoir ?

Que faut-il pour que nous la recevions ? Que l'Ab­solu fasse la première démarche, qu'il puisse et veuille correspondre. Mais s'il est l'Être total et subsistant, il est la Bonté par essence, il est aussi la Toute Puissance, il est toutes perfections poussées à l'infini. Qui limitera sa puissance ? Sa volonté. Mais sa volonté qui est sage, n'est-elle pas déjà clairement signifiée par la présence en notre nature d'un tel désir ? C'est lui qui l'a mis en nous : c'est donc que dans son intime, chez lui, apud se, comme dit saint Augustin, il se propose de le satisfaire. Une seule chose peut, dès lors, limiter sa volonté : sa sagesse. Dieu ne peut vouloir ce qui contredit sa sagesse, il ne peut vouloir dans ses œuvres de contradictions. Mais, dans la nature créée par Dieu, en quoi peuvent consister ces contradictions ? J'en vois une qui servi­ra d'exemple : Si Dieu donnait à une nature qu'il a faite expressément pour s'exercer dans le règne de la matière et des objets contingents, tel l'animal, un objet, un but transcendant, tel concevoir l'absolu. Offrir l'absolu comme objet à un animal, exiger qu'il conçoive le Parfait, le Droit et le Juste, la Vérité, etc. ; c'est réaliser des contradictoires, c'est, dirait l'Evangile, jeter des perles devant des pourceaux.

Mais, nous l'avons vu, l'homme ne répugne pas comme la bête à concevoir, comme il peut, l'absolu, voire même l'Absolu divin. Sa nature, au contraire, le pousse à désirer le connaître en lui-même : et c'est là son dernier mot, son suprême redressement. Cela prouve, disions-nous, autant qu'il le peut prouver, qu'aussi loin que portent nos investigations déficientes, rien n'apparaît, dans notre nature, qui soit en contradiction avec la vision de Dieu. Et donc, autant que nous pouvons le comprendre, la volonté toute puissante de Dieu n'est pas retenue et détour­née par sa Sagesse dans le cas de l'homme. Si l'hom­me n'a rien en soi pour la vision de Dieu, si, vis à vis d'elle, il est vide non seulement d'énergies captatrices, mais même d'objet, il n'en est pas moins apte à obéir à l'initiative divine et à recevoir de Dieu les capacités efficaces qui l'élèveront à la hauteur de la vision de Dieu.

C'en est fait ! L'esprit humain est capable de Dieu : il n'est pas de soi capable de le connaître face à face, mais il est le sujet naturellement récepteur en qui, par la puissance de Dieu, cette vision pourra être réalisée. Et comme connaître Dieu ainsi, c'est la vie même de Dieu, c'est sa vie dans toute la force du terme, l'esprit humain est, pour la communication de la Vie divine, de la vie même que Dieu vit dans son infinité, un sujet récepteur, fini sans doute, mais approprié. Vie humaine et vie divine sont faites pour s'unir.

Notes et références

  1. De trinit.I.XIV.n.l9.
  2. Cf. saint thomas. Somme théol, I P. Q. XCIII, a. 8, ad 2m, § Hujusmodi temporalium notitia adventitia est animae.
  3. Vae qui nutus tuos pro Te amant, et obliviscuntur quid innuas... saint au­gustin, De libero arbitrîo, L. II, n. 43. Ce chapitre splendide serait à citer tout entier ici.
  4. Cf. G. rabeau. Introduction à l'étude de la Theologie, 1ère partie, c, I, P. 3-11.
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