XIIIe JOUR DE DÉCEMBRE : Différence entre versions

De Salve Regina

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XIIIe JOUR DE DÉCEMBRE
 
XIIIe JOUR DE DÉCEMBRE

Version actuelle datée du 14 mars 2017 à 15:49

Vies de saints
Auteur : Mgr Paul Guérin, camérier de S.S. Pie IX
Source : D'après les Bollandistes, le Père Giry, Surius, Ribadeneira, Godescard, les propres des diocèses et les travaux hagiographiques publiés à l'époque.
Date de publication originale : 1878

Résumé : Tome XIV
Difficulté de lecture : ♦ Facile
Remarque particulière : 7ème édition, revue et corrigée

XIIIe JOUR DE DÉCEMBRE

MARTYROLOGE ROMAIN.

A Syracuse, en Sicile, la naissance au ciel de sainte LUCIE, vierge et martyre, qui, pendant la persécution de Dioclétien, fut livrée, par l'ordre de Paschase, personnage consulaire, à des libertins qui voulurent la mener dans un lieu où le peuple pût insulter à sa chasteté ; mais elle demeura si ferme et si inébranlable, qu'ils ne purent la remuer ni avec des cordes, ni avec plusieurs couples de bœufs. On essaya ensuite de la brûler avec de la poix, de la résine et de l'huile bouillantes, mais elle n'en reçut aucun mal. Ensuite, frappée à la gorge d'un coup d'épée, elle acheva le cours de son martyre. 303. — En Arménie, le supplice des saints martyrs Eustrate, Auxence, Eugène, Mardaire et Oreste, mis à mort durant la persécution de Dioclétien. Eustrate, d'abord seul, sous le président Lysias, puis à Sébaste avec Oreste, endura des tourments très cruels sous le président Agricolaüs, qui le fit enfin jeter dans une fournaise, où il rendit l'esprit, tandis qu'Oreste, étendu sur un lit de fer embrasé, s'envola vers le Seigneur. Les autres, demeurés chez les Arabraques, y accomplirent leur martyre par divers genres de supplices. Leurs corps furent depuis transportés à Rome et déposés avec honneur dans l'église de Saint-Apollinaire. — Dans l’île de Solta, près de la Sardaigne, saint Antiochus, martyr, sous l'empereur Adrien. IIe s. — A Cambrai, saint AUBERT, évêque et confesseur. 669. — Dans le Ponthieu, saint JOSSE, confesseur. 669. — Au diocèse de Strasbourg, sainte ODILE, vierge. VIIIe s. — A Moulins, le décès de sainte JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL, fondatrice de l'Ordre de la Visitation de Sainte-Marie ; illustre par sa noblesse, la sainteté de sa vie qui fut constamment parfaite dans quatre situations différentes, et par le don des miracles, elle fut canonisée par Clément XIII. Son corps fut porté à Annecy et inhumé avec pompe dans la première église de son Ordre. Sa fête se célèbre, par ordre de Clément XIV, le 21 août. 1641.

MARTYROLOGE DE FRANCE, REVU ET AUGMENTE.

Aux diocèses d'Amiens, Arras, Autun, Beauvais, Carcassonne, Meaux, Pamiers, Paris et Verdun, sainte Lucie, vierge et martyre à Syracuse, en Sicile, citée au martyrologe romain de ce jour. 303. — Aux diocèses d'Amiens et de Beauvais, saint Josse (Judocius), ermite en Ponthieu, cité aujourd'hui au même martyrologe. 669. — Au diocèse de Cambrai, saint Aubert (Autbertus), évêque de ce siège et confesseur, cité aujourd'hui à la même source. 669. — Aux diocèses de Mayence et de Strasbourg, sainte Odile, vierge ; abbesse de Hohenbourg, patronne de toute l'Alsace, citée à ce jour au martyrologe romain. VIIIe s. — Au diocèse de Meaux, sainte ÉLISABETH-ROSE, religieuse de Chelles, près Paris, puis fondatrice et première abbesse du monastère de Sainte-Marie du Rozoy. 1130. — A Anzy (Saône-et-Loire, arrondissement de Charolles, canton de Marcigny), au diocèse d'Autun, translation (1001) des reliques du bienheureux Hugues de Poitiers, fondateur du prieuré d'Anzy-le-Duc 1. 928. — A Belley, le bienheureux PONCE DE BALMEY, évêque de ce siège et confesseur. 1140. — A Nevers, dédicace de l'église Saint-Etienne de cette ville 2. 1097. — A Angoulême, le bienheureux Jean Chauveneau, martyr, de l'Ordre de Saint-Dominique. Les Calvinistes le mirent en prison pour la foi, et il y mourut après avoir beaucoup souffert. 1568. — En Auvergne, sainte Vitaléne ou Vitaline, vierge, recluse à Artonne (Puy-de-Dôme, arrondissement de Riom, canton d'Aigueperse), au diocèse de Clermont. Saint Grégoire de Tours a fait son éloge, et Dieu s'est plu à honorer son tombeau par de fréquents miracles. IVe s. — A Cahors, le décès de saint Ursize (Ursisius), évêque de ce siège et confesseur 3. Vers 590.

ADDITIONS FAITES D'APRÈS DIVERS HAGIOGRAPHES.

A Naples, le décès du bienheureux JEAN MARINON, théatin. 1562. — A Upsal, ville de Suède, sur le Fyris, saint Henri, archevêque de ce siège et martyr. Anglais de naissance, il alla prêcher la foi aux peuples du Nord, avec Nicolas Breakspeare, son compatriote, qu'on regarde comme l'apôtre de la Norvège, et qui fut cardinal-légat du Saint-Siège, puis pape en 1154, sous le nom d'Adrien IV. Ce fut ce Nicolas Breakspeare qui sacra notre saint archevêque d'Upsal en 1148. Le nouveau pasteur, après avoir saintement réglé tout ce qui concernait son Église, et procuré la conversion de plusieurs provinces, alla porter la lumière de la foi dans la Finlande, nouvellement conquise par Eric, roi de Suède. Ses travaux évangéliques, que Dieu combla de bénédictions, lui ont mérité le titre d'apôtre de cette contrée ; mais il ne put les continuer longtemps : il fut lapidé à l'instigation d'un meurtrier qu'il avait essayé en vain du faire rentrer dans son devoir. Son tombeau a toujours été en grande vénération à Upsal, jusqu'au XVIe siècle, époque à laquelle les hérétiques dispersèrent ses reliques 4. 1151.

1. Voir l'article Reliques dans la vie que nous avons donnée du bienheureux Hugues, au 20 avril. 2. L'église primitive du prieuré de Saint-Etienne de Nevers avait été fondée au commencement du VIIe siècle par saint Colomban, pour des religieuses vouées à la vie contemplative ; dans les guerres, ce monastère avait été détruit et l'église ruinée ; lorsqu'en 1063, Guillaume, comte de Nevers, Hugues II, son neveu, évêque de Nevers, et les autres membres de la famille, qui possédaient les dépendances de l'ancien monastère, résolurent de le rétablir et de restituer ce qui lui appartenait. Ils y placèrent des chanoines de Saint-Sylvestre. En 1063, il ne restait plus qu'un seul membre de cette collégiale. Mauguin, successeur de Hugues II, de concert avec le comte Guillaume, abandonna ce monastère à l'abbaye de Cluny. Le comte se chargea de relever l'église, les lieux réguliers, les infirmeries et une chapelle pour les malades. L'église était tout à fait terminée en 1097, et, le 13 décembre de cette même année, elle fut consacrée par saint Yves, évêque de Chartres, en présence de Guy, évêque de Nevers, de Gauthier, évêque de Chalons, et de Humbault, évêque d'Auxerre. Le comte Guillaume, voulant compléter son œuvre, fit don à l'église de deux croix, l'une en or et l'autre en argent, d'un livre des Évangiles enrichi d'or, d'un reliquaire et de deux chandeliers d'argent, d'un calice en or, de trois chapes et d'une chasuble de prix. — Mgr Crosnier, Hagiologie nivernaise. 3. Bien que ses actes nous soient inconnus, son nom a dû être célèbre autrefois, puisque trois paroisses de France l'ont conservé : Saint-Urcisse (Lot-et-Garonne, arrondissement d'Agen, canton de Puymirol), au diocèse d'Agen ; Saint-Urcisse (Tarn, arrondissement de Gaillac, canton de Salvagnac), au diocèse d'Albi ; et Saint-Urcize (Cantal, arrondissement de Saint-Flour, canton de Chaudesaigues), au diocèse de Saint-Flour. — Notes locales.

4. Quelque temps après qu'il eut été assassiné, deux paysans naviguaient ensemble dans le marais de Kjulo, où le crime avait été commis. L'un d'eux, averti par le cri d'un corbeau qui planait sur un glaçon, s'en approcha et y aperçut un doigt sanglant. Dans sa surprise, oubliant que son compagnon était aveugle, il désigna à ses regards ce spectacle dont il ignorait la cause. Or, c'était un doigt du saint évêque. L'aveugle, tournant les yeux vers l'endroit qu'on lui indiquait, recouvra la vue ; et ce fut un des premier signes qui firent éclater le martyre et la sainteté du serviteur de Dieu, Le corbeau est dès lors une des premières caractéristiques de saint Henri d'Upsal. On le représente aussi foulant aux pieds le paganisme finlandais sous la forme de l'idolâtre qui lui enleva la vie. — R. P. Cahier, Caractéristiques des Saints.

SAINTE LUCIE OU LUCE, VIERGE ET MARTYRE,

A SYRACUSE, EN SICILE 303. — Pape : saint Marcellin. — Empereurs romains : Dioclétien et Maximien.

Ne mirere suas vendat quod Lucia gemmas : His evangelicam comparet illa sibi. Je ne m’étonne point que Lucie, pour acquérir le trésor inestimable que promet l'Évangile, se défasse sans regret des fragiles trésors d'une fortune périssable. Hugues Vaillant, Fasti Sacri.

Sainte Lucie était d'une famille noble et chrétienne, et perdit son père étant encore fort jeune ; sa mère, nommée Eutychie, qui, quoique du nombre des fidèles, ne laissait pas d'avoir encore des attachements au monde et de penser à l'établissement de sa maison, l'accorda à un jeune gentilhomme païen qui paraissait avoir toutes les qualités dignes d'elle. Lucie en étant informée, en fut outrée de douleur, et, comme elle avait une aversion incroyable des idolâtres, et que d'ailleurs elle souhaitait extrêmement n'avoir point d'autre époux que Jésus-Christ, elle recula l'affaire le plus qu'il lui fut possible, espérant que Notre-Seigneur ferait naître quelque occasion favorable qui la romprait entièrement. En effet, comme elle différait de jour en jour de consentir à ce mariage, sa mère fut attaquée d'un flux de sang qui la mit hors d'état de poursuivre son dessein. Quatre ans s'écoulèrent sans qu'elle pût guérir de ce mal, quoiqu'elle n'épargnât point les remèdes et qu'elle se fit traiter par les plus habiles médecins. Cependant le bruit des miracles qui se faisaient continuellement à Catane, au tombeau de sainte Agathe, se répandit tellement par toute la Sicile, qu'on y allait de toutes parts et que les païens mêmes y accouraient pour en être secourus dans leurs infirmités. Aussi, Eutychie et notre Sainte résolurent d'y faire un voyage, pour implorer l'assistance de cette grande Sainte, illustre par tant de prodiges. Pendant qu'elles y étaient, on lut l'Évangile de la femme tourmentée du flux de sang qui fut guérie en touchant la robe de Notre-Seigneur ; cet exemple fit concevoir à sainte Lucie une ferme espérance que sa mère serait soulagée en touchant le tombeau de la vierge de Jésus-Christ. Elle la pria donc d'y demeurer quelque temps en oraison ; et, en effet, après que tout le peuple se fut retiré, elles se prosternèrent toutes deux devant ce précieux sépulcre et commencèrent à solliciter la bonté de Dieu avec beaucoup de gémissements et de larmes, par l'intercession de cette puissante avocate des malheureux. Comme la prière dura longtemps, Lucie fut surprise d'un doux sommeil, durant lequel sainte Agathe lui apparut environnée d'une troupe d'anges, toute couverte de diamants et de perles précieuses, et lui dit : « Lucie, ma très chère sœur, vierge consacrée à Dieu, pourquoi me demandez-vous ce que vous pouvez vous-même obtenir sur-le-champ à votre mère ? Sachez que votre foi lui a mérité la santé, et que, comme Jésus-Christ a rendu la ville de Catane célèbre en ma considération, il rendra aussi celle de Syracuse éclatante et glorieuse par votre moyen, parce que vous lui avez préparé une demeure parfaitement agréable dans votre pureté virginale ». Lucie s'éveilla à ces paroles, et, se tournant vers Eutychie : « Vous êtes guérie, ma mère », lui dit-elle, « et Dieu, par les mérites de son Épouse, vous a accordé une parfaite santé ; mais accordez-moi aussi une autre grâce, de ne me point parler davantage de mariage et de me laisser la liberté de me donner tout entière à mon divin Époux ». Eutychie s'étant rendue à son désir, elle ajouta : « Je vous supplie donc aussi, ma mère, de me donner les biens qui me devaient servir de dot, afin que je les emploie au soulagement des pauvres qui sont les membres de celui qui possède tout mon cœur ». — « Vous savez, ma fille », répliqua Eutychie, « que depuis neuf ans que votre père est mort, j'ai plutôt augmenté que diminué les biens qu'il vous a laissés ; je vous les donnerai tous et vous en disposerez comme il vous plaira ; pour ceux qui m'appartiennent, je suis bien aise de les conserver tant que je serai en vie, et quand vous m'aurez fermé les yeux vous en serez aussi la maîtresse ». Lucie lui montra là-dessus que ce n'était pas beaucoup faire pour Dieu, de ne lui donner que ce que l'on ne peut plus retenir, et que, si elle voulait lui témoigner de l'amour, elle devait lui en faire un sacrifice pendant sa vie et ne pas attendre à sa dernière heure, où ses aumônes ne pouvaient paraître que forcées. Eutychie se laissa gagner par cette remontrance, et, lorsqu'elles furent retournées à Syracuse, elles commencèrent l'une et l'autre à faire de grandes distributions de leurs richesses aux pauvres. Tantôt elles vendaient des pierreries, tantôt des ameublements précieux, tantôt de bons héritages, et tout le prix était employé à racheter les captifs, à délivrer les prisonniers, à secourir les veuves et les orphelins, et à faire subsister toutes sortes de nécessiteux. Le jeune seigneur à qui Lucie avait été accordée, très irrité de cette conduite, alla aussitôt en faire ses plaintes à Paschase, préfet de la ville, et lui dit que cette dissipation venait de ce que Lucie, qui devait être son épouse, s'était laissée engager dans les superstitions du christianisme. Ce juge l'envoya arrêter à l'heure même, et, lorsqu'elle fut devant son tribunal, il n'épargna rien pour lui persuader d'offrir un sacrifice à ses dieux. « Le sacrifice saint et parfait que nous devons offrir », lui dit Lucie, « c'est de visiter les veuves et les pupilles et d'assister les malheureux dans leurs besoins. Il y a trois ans que j'offre ce sacrifice au Dieu vivant, et il ne me reste plus qu'à me sacrifier moi-même à lui comme une victime qui est due à sa divine majesté ». — « Dites cela aux chrétiens », répliqua Paschase, « et non pas à moi, qui suis obligé de garder les édits des empereurs mes maîtres ». — « Vous voulez », reprit Lucie, « garder les lois des princes de la terre, moi je veux garder les commandements du Roi du ciel. Vous craignez la sévérité de vos souverains, et moi je crains la justice de mon Dieu ; vous ne voulez pas offenser les empereurs, moi je ne veux pas irriter Celui qui a entre ses mains les clefs de la vie et de la mort. Vous vous efforcez de plaire à des hommes mortels, et moi je n'appréhende rien tant que de déplaire à Jésus-Christ, qui est un Dieu tout-puissant et immortel. Faites tout ce qu'il vous plaira ; pour moi, je ferai ce que je sais être plus avantageux pour mon salut. Paschase lui reprocha ensuite qu'elle avait dissipé ses grandes richesses avec ses amants. Mais la Sainte lui fit voir, par un excellent discours, qu'elle n'avait point d'autre amant que son Sauveur, et qu'elle s'était toujours garantie des embûches de ceux qui corrompent l'âme et le corps. Ce juge impie, ne pouvant souffrir la sagesse de ses répliques, lui dit alors : « Vous ne parlerez plus tant lorsque nous en viendrons aux coups ». — « Les paroles », repartit Lucie, «ne peuvent pas manquer à ceux à qui Jésus-Christ a donné cette leçon : Lorsque vous serez conduits devant les rois et présidents, ne vous amusez pas à prévoir ce que vous leur direz ni ce que vous leur répondrez ; car alors on vous mettra dans la bouche ce que vous aurez à dire, et ce n'est pas proprement vous qui parlerez, mais le Saint-Esprit qui parlera par vous ». — « Vous croyez donc », dit Paschase, « que le Saint-Esprit est en vous, et que c'est lui qui vous fournit les discours que vous tenez ? » — « Ce que je crois », répliqua la Sainte, « c'est que ceux qui vivent chastement sont les temples du Saint-Esprit ». — « Eh bien ! » dit le préfet, « je vous ferai mener à un lieu infâme, ou vous perdrez votre chasteté, afin que le Saint-Esprit vous abandonne et que vous cessiez d'être son temple ». — « Il ne m'abandonnera pas pour cela, ajouta Lucie, parce que la violence extérieure que l'on fait au corps n'ôte pas la pureté de l'âme ; elle l'augmente, au contraire, et la rend digne d'une double récompense. » Le tyran, tout furieux, ordonna aux bourreaux de prendre cette innocente fille et de la traîner par force à une chambre où tous les libertins de la ville eussent permission d'en abuser. Mais que peut la puissance des hommes et du démon même, contre un trésor que la puissance de Dieu veut conserver ? Le Saint-Esprit rendit Lucie si ferme et si immobile à la place où elle était, que ni les bourreaux qui avaient ordre de l'enlever, ni un plus grand nombre d'officiers qui y employèrent toutes leurs forces, jusqu'à suer à grosses gouttes, ni plusieurs paires de bœufs, auxquels on l'attacha avec des cordes, ne purent jamais la faire remuer. On ne peut exprimer la honte et le trouble de Paschase, lorsqu'il vit ce merveilleux prodige ; cependant, n'en étant nullement changé, il fit dresser autour de la Sainte un grand brasier, et la fit enduire elle-même de poix, de résine et d'huile bouillante, afin que le feu la consumât en un instant. Mais son Époux la conserva encore au milieu des flammes, sans aucune blessure, comme il conserva autrefois trois de ses serviteurs dans la fournaise de Babylone. Cela fit que les bourreaux la tourmentèrent de beaucoup d'autres manières, et qu'enfin ils lui percèrent la gorge d'un coup d'épée. Elle ne mourut pas néanmoins sur-le-champ, elle eut le temps de parler familièrement aux fidèles qui vinrent recevoir ses derniers soupirs. Elle leur prédit la fin de la persécution et la longue paix dont jouirait l'Église après la mort de Dioclétien et de Maximien, et sous l'empire de Constantin le Grand. Elle les assura que leur ville allait être illustre par la gloire de son martyre, comme Catane l'était par les triomphes que sainte Agathe avait remportés sur l'idolâtrie. Enfin, l'on dit qu'elle reçut même le saint Viatique des mains des prêtres qui étaient dans la ville. Ainsi, étant déjà couronnée du mérite de tant d'aumônes, de souffrances et de saintes actions, elle rendit son esprit à Dieu, pour recevoir la couronne d'une gloire qui ne finira jamais. Ce fut le 13 décembre 303. On représente sainte Lucie de Syracuse : 1° priant pour la guérison de sa mère au tombeau de sainte Agathe : celle-ci lui apparaît ; 2° portant deux yeux sur sa main ou dans un plateau. Cette caractéristique, reproduite sur une multitude de peintures et d'estampes, semblerait indiquer que les bourreaux ont arraché les yeux à notre Martyre ; mais rien dans l'histoire de sainte Lucie de Syracuse ne fait allusion à pareil supplice. Il faut peut-être chercher la solution de ce problème dans un simple jeu de mots. Comme le nom de notre Sainte exprime l'idée de Lumière, on s'est adressé à elle dans les maladies de la vue (de là ce nom d'eau de sainte Luce donné à un remède qui passe pour guérir les maux d'yeux). Cependant, selon d'autres, la martyre de Syracuse aurait bénéficié d'un fait qui appartient à la vie d'une autre Lucie (sainte Lucie la Chaste), dont on raconte que, se voyant fréquemment suivie par un jeune homme qui affectait de l'accompagner partout dès qu'elle quittait sa maison, elle lui demanda enfin ce qui l'attachait si fort à ses pas : celui-ci ayant répondu que c'était la beauté de ses yeux, la jeune fille se les retira de l'orbite et dit à son poursuivant qu'il pouvait les prendre et cesser ses importunités ; 3° tirée par des bœufs qui s'efforcent inutilement de la faire mouvoir ; 4° le cou traversé par un poignard ; 5° avec trois couronnes à la main (celle de la noblesse, celle de la virginité et celle du martyre, probablement) ; 6° en groupe, avec les vierges les plus illustres des premiers siècles : Thècle, Agnès, Catherine, Agathe, Marthe, Barbe. Sainte Lucie est la patronne de Syracuse ; on l'invoque contre les maux d'yeux, le flux de sang, la dysenterie et les hémorragies quelconques ; et pour les laboureurs.

CULTE ET RELIQUES.

Son corps fut enterré à Syracuse, lieu de son martyre, et, dès que la paix eut été rendue à l'Église, on éleva deux sanctuaires en son honneur : l'un dans la ville, où ses précieuses dépouilles furent placées et qui a été le lieu le plus ordinaire de ses miracles ; l'autre, hors la ville, à l'endroit où elle avait enduré tant de tourments. Le bréviaire romain assure que depuis ses ossements sacrés furent transférés à Constantinople et que, de là, ils ont été apportés à Venise. Mais cela ne doit s'entendre au plus que d'une partie ; car nous apprenons par l'Histoire des évêques de Metz, tirée de Sigebert de Gembloux, que, dans le VIIe siècle, Faroald, duc de Spolète, s'étant rendu maître de la Sicile, à la faveur des armes de Luitprand, roi des Lombards, fit enlever de Syracuse le corps de sainte Lucie, pour enrichir la ville de Corsino, dans son duché ; qu'ensuite ce riche dépôt y est demeuré fort longtemps ; mais enfin que Thierry, quarante-septième évêque de Metz, étant passé en Italie, avec l'empereur Othon 1er, son cousin, obtint, par son moyen, une foule de reliques, dont il enrichit l'abbaye de Saint-Vincent, qu'il avait fondée en 968. Il obtint en particulier le corps de sainte Lucie, qu'il envoya recevoir à Corfou (970) et qu'il déposa dans un oratoire de la nouvelle église de Saint-Vincent, dont il fit solennellement la dédicace en 972. Sigebert de Gemblours, qui habita longtemps dans l'abbaye de Saint-Vincent, nous a laissé la relation de cette translation. Il composa en outre trois écrits à la louange de sainte Lucie. Le premier, en vers alcaïques, contenait les actes de son martyre ; le second était une défense de la prédiction, dans laquelle sainte Lucie annonçait les jours de paix qui allaient luire pour l'Église, à l'avènement de Constantin ; enfin, le troisième écrit était un discours à la louange de sainte Lucie. En 1042, l'empereur Henri III demanda à Thierry II, évêque de Metz, quelques reliques de sainte Lucie, pour l'abbaye de Liutbourg (ancien diocèse de Spire), que son père Conrad le Salique avait fondée. Le prélat fit don à l'abbaye d'un bras de l'illustre Martyre, dont il fit lui-même la translation. Poppon, évêque de Metz, déposa, en 1094, les reliques de sainte Lucie dans une châsse beaucoup plus riche que celle où elles reposaient. Dans la reconstruction de l'église abbatiale de Saint-Vincent, au XIIIe siècle, monument qui fait encore l'admiration par ses belles et élégantes proportions, on réserva une place distinguée à l'illustre vierge et martyre de Syracuse ; c'est là qu'elle reçut pendant plusieurs siècles les hommages du peuple de Metz, qui portait journellement ses vœux et ses offrandes à son autel. On l'invoquait surtout pour les maux d'yeux : les fidèles, dans leur foi simple et confiante, se lavaient les yeux avec la poussière recueillie des piliers qui soutenaient la châsse et qu'ils détrempaient dans un peu d'eau. L'auteur des Chroniques générales de l'Ordre de Saint-Benoît assure qu'il se faisait un grand nombre de miracles au sanctuaire de la Sainte. L'église de Saint-Vincent est aujourd'hui privée de la relique sacrée, qui a été si longtemps son plus précieux trésor. Mais, par une exception rare et consolante, le corps de l'illustre vierge a été sauvé par des mains pieuses de la fureur sacrilège des révolutionnaires. M. le comte d'Hunolstein, en étant devenu l'heureux propriétaire, en fit don à l'église d'Ottange (Moselle), où il repose aujourd'hui. Tous les ans, le 13 décembre, il y a grand concours d'étrangers à la châsse de sainte Lucie. Beaucoup se confessent et s'approchent de la Table sainte. L'église d'Ottange possède à peu près tout le corps de sainte Lucie, mais en grande partie réduit en poussière. Il faut en excepter toutefois un bras que la République de Venise obtint de Constantinople et qui paraît en avoir été distrait longtemps avant la translation, qui eut lieu en 970. Il faut encore excepter le bras transféré à l'abbaye de Liutbourg par Thierry II. Quant à l'authenticité de ce précieux dépôt, on ne saurait élever contre elle des doutes fondés. Elle est attestée par une foule de témoignages, notamment par les lettres-patentes délivrées par l'empereur Charles IV, et par le rapport dressé par Meurisse, évêque de Madaure et suffragant de l'évêque de Metz, Henri de Bourbon. On possède encore une partie des anciens procès-verbaux. Mgr Dupont des Loges, évêque de Metz, frappé de tous les caractères d'authenticité dont ce dépôt sacré se trouve revêtu, a déclaré lui-même, dans une visite qu'il fit à Ottange, « qu'il n'a rien trouvé dans tout son diocèse de plus authentique ». M. le curé de Saint-Vincent se dispose à restaurer dans son église le culte de sainte Lucie. Une partie des reliques de l'illustre Martyre lui a été promise, et elle ira bientôt, nous l'espérons, reprendre possession du sanctuaire où elle a reçu pendant plusieurs siècles les hommages et les vœux du peuple messin. Un beau vitrail en retrace déjà aux yeux des fidèles la chaste et héroïque image.

Nous avons complété ce récit avec des Notes dues à M. l'abbé Noël, du diocèse de Metz, et les Caractéristiques des Saints du Père Cahier.

SAINT JOSSE (1) OU JUDOCE, ROI DE BRETAGNE,

ERMITE EN PONTHIEU 669. — Pape : Vitalien. — Roi de France : Clotaire III.

Optisms quisque in cœlestes honores terrenos honores transfert.. Un homme sage sait abandonner à propos un royaume terrestre pour obtenir d’être admis dans le royaume des cieux. Saint Eucher de Lyon,

Josse, ayant été appelé à succéder à son frère Judicaël, dans ses États de Bretagne, parce que ce prince, s'ennuyant des embarras du gouvernement, avait résolu de rentrer dans le cloître qu'il avait quitté pour monter sur le trône de son père, demanda huit jours comme pour délibérer sur la proposition de son frère ; mais il ne se servit de ce délai que pour fuir les honneurs dont il voulait se décharger sur lui ; ce qu'il exécuta en se joignant à quelques pèlerins qui allaient à Rome, et qu'il vit comme ils passaient devant la porte du monastère de Saint-Maëlmon, où il se trouvait à ce moment. Ces pèlerins l'admirent volontiers dans leur compagnie et l'emmenèrent avec eux. Saint Josse ayant ainsi renoncé à la royauté pour s'attacher au service du Seigneur, se rendit à Chartres avec ses onze compagnons, et de là les suivit à Paris, capitale de la monarchie française, où il séjourna quelque temps avec eux 2. De Paris, les compagnons de saint Josse, au lieu de se mettre en chemin pour Rome, où ils avaient eu d'abord l'intention d'aller, prirent une route contraire, et se rendirent à la ville d'Amiens en Picardie. Le saint prince les suivait toujours, car il n'avait aucun dessein particulier, et n'aspirait qu'à servir Dieu de tout son cœur en quelque lieu que ce pût être, pourvu qu'il y fût inconnu. Sortis d'Amiens, les pèlerins s'avancèrent jusqu'à la rivière d'Authie, la passèrent, et arrivèrent dans un lieu nommé Villa Sancti Petri, où demeurait ordinairement le duc ou comte du pays de Ponthieu, qui s'appelait Haymon, et qui était un seigneur de grande vertu. Il reçut les douze pèlerins, et les traita pendant trois jours avec beaucoup de charité.

1. Alias : Judoc, Jodoc, Judocq, Jodec, Jouven, Judgoenoc, Judganoc, Jodoce, Joce, Jost, Judocus, Jodocus, Judocius. 2. On dit que la maison où ils demeurèrent, changée depuis en église, est celle qui a porté jusque la Révolution le nom de Saint-Josse, et était une des paroisses de cette ville, occupée pendant quelque temps, au commencement du XVIIIe siècle, par des missionnaires de la congrégation du P. Eudes. Cette église, située dans la rue Aubry-le-Boucher, est aujourd’hui détruite.

Il distingua facilement notre Saint, parce qu'il portait sur son visage un air de grandeur que les autres n'avaient point, et que ses actions et ses paroles se sentaient de la splendeur de sa naissance et de l'éducation royale qu'il avait reçue ; d'ailleurs, il avait une modestie et une douceur angéliques, lesquelles, jointes au port majestueux que la nature lui avait donné, le rendaient parfaitement aimable et lui conciliaient l'estime et le respect de tous ceux qui le regardaient. Ce prince le pria donc de ne point le quitter, et, ayant obtenu de lui cette faveur, il laissa les onze autres pèlerins continuer leur voyage ; il donna à Josse un appartement dans son palais, lui fit recevoir les Ordres sacrés, et le nomma prêtre de sa chapelle ; puis, pour lui témoigner davantage l'estime qu'il avait de sa vertu, il l'obligea de tenir sur les fonts de baptême un de ses fils qu'il nomma Ursin, en mémoire de saint Ursin, archevêque de Bourges. Ce n'était guère l'inclination de saint Josse de demeurer dans cette cour ; car, quoique sainte et très bien réglée, elle ne laissait pas de le dissiper ; aussi, après y avoir passé sept ans, il supplia Haymon de lui permettre de se retirer dans une solitude où il pût s'occuper plus tranquillement dans la contemplation des vérités éternelles. Non seulement le duc ne s'y opposa pas ; mais voulant favoriser de tout son pouvoir le désir d'un si saint prêtre, il le conduisit dans un lieu désert, sur la rivière d'Authie, que les anciens appelaient Brahic et nommé présentement Raye, où il lui donna une place suffisante pour bâtir un oratoire et un ermitage. Le bâtiment étant achevé, Josse s'y renferma avec un seul disciple qui l'avait suivi de Bretagne, nominé Wurmar ou Wulmar, et commença d'y mener une vie toute céleste, n'ayant d'autre occupation que de célébrer les saints mystères, de chanter les louanges de Dieu, de méditer les paroles de l'Évangile et de converser avec les anges et les saints. Sa conduite et son innocence parurent bientôt par des miracles ; car on dit que les oiseaux et les poissons se familiarisaient avec lui comme ils eussent fait avec Adam dans le paradis terrestre, et qu'ils venaient prendre leur nourriture de sa main avec la même confiance que les poussins la prennent du bec de leurs mères. Il était aussi extrêmement miséricordieux envers les pauvres, et il ne pouvait leur refuser l'aumône, tant qu'il y avait un morceau de pain dans sa cellule. Un jour qu'il était en oraison dans sa chapelle, il entendit la voix d'un pauvre qui demandait la charité : il s'informa de son disciple s'il avait encore quelque provision : « Je n'ai plus », lui dit-il, « qu'un pain qui ne peut servir que pour notre nourriture d'aujourd'hui ». — « Allez », lui répliqua Josse, « coupez-le en morceaux et donnez-en le quart à ce malheureux ». A peine l'eut-il fait, qu'il vint un autre pauvre exposer encore sa misère et demander de quoi soulager sa faim. Le Saint ne voulut pas non plus l'éconduire ; il dit à Wurmar de prendre un autre quart de ce pain et de le lui porter. Celui-ci n'obéit à ce nouvel ordre qu'en murmurant, craignant de n'avoir pas de quoi nourrir son maître et se nourrir lui-même. Cependant un troisième pauvre, aussi nécessiteux que les deux précédents, arriva peu de temps après ; Josse le vit, et, sans presque attendre qu'il ouvrît la bouche, il ordonna à Wurmar de lui donner un des deux morceaux qui restaient : « De quoi donc voulez-vous que nous vivions », répliqua le disciple ; « est-ce qu'il faut que nous mourions de faim pour nourrir ces pauvres qui peuvent aller mendier ailleurs ? » — « Ne vous troublez pas, mon enfant », lui dit le Saint, « faites seulement ce que je vous commande, et Dieu aura soin de nous ». Dès qu'il eut obéi, et que ce pauvre se fut retiré, on en entendit un quatrième sonner à la porte et demander l'aumône avec encore plus d'instance et d'importunité que les précédents. Que fera Josse? Le morceau qui lui reste est trop petit pour être partagé entre lui, son disciple et ce pauvre ; le donnera-t-il tout entier? Il n'aura donc plus rien pour subsister, et il faudra qu'il passe le jour et la nuit suivante sans nourriture. Le retiendra-t-il ? La charité l'emporta encore alors sur sa propre nécessité ; et, ne pouvant laisser aller ce mendiant sans assistance, il lui fit donner le reste du pain. Wurmar renouvela ses plaintes, mais il lui fit encore trouver bonne cette disposition, et elle fut bientôt suivie d'une ample récompense ; car, incontinent après, la divine Providence fit arriver au bord de leur ermitage quatre barques chargées de toutes les choses nécessaires à la vie. Cela fait croire que les quatre pauvres qui s'étaient présentés successivement à Josse pour avoir l'aumône étaient Jésus-Christ même, qui avait pris ces quatre formes différentes pour éprouver la charité de son serviteur 1. Il demeura huit ans dans cette solitude ; mais, se voyant extraordinairement tourmenté par les démons qui lui dressaient sans cesse des embûches, il résolut enfin de se retirer ailleurs ; il témoigna son dessein au duc Haymon, qui le visitait quelquefois, et ayant obtenu de lui un autre lieu, nommé Runiac ou Rimac, sur la petite rivière de Canche, il y bâtit un oratoire en l'honneur de saint Martin, et y passa treize autres années 2. Cependant, le malin esprit ne cessant point de le poursuivre, il eut encore recours à ce bon duc pour avoir une autre retraite : « Allons ensemble », lui dit Haymon, « et nous vous chercherons un lieu qui vous soit propre ». Dans ce voyage saint Josse fit sourdre une fontaine dans un lieu sec, en enfonçant son bâton en terre, pour soulager la soif de son bienfaiteur ; cette fontaine a, depuis, donné des eaux en abondance et servi à la guérison de plusieurs malades. Le lieu qu'ils choisirent pour ce nouvel ermitage fut dans une épaisse forêt, entre Etaples et Montreuil, dans un endroit situé entre la rivière d'Authie et celle de Canche. Il leur parut fort commode en ce qu'il était arrosé d'un ruisseau provenant de deux fontaines, dont l'une est nommée la fontaine des Bretons et l'autre la fontaine du Gard. Le duc le fit défricher, et le Saint y construisit aussitôt, de ses propres mains, et avec du bois seulement, deux oratoires : l'un en l'honneur de saint Pierre, prince des Apôtres, l'autre en l'honneur de saint Paul, docteur des Gentils.

1. C'est en mémoire de cet événement miraculeux que l'abbaye de Salut-Josse-au-Bois devait un jour mettre trois barques d'or dans ses armoiries. 2. C'est où l'on voit à présent la ville de Saint-Josse, près de l'embouchure de la Canche, et où Milon. évêque de Thérouanne, fit depuis bâtir un monastère, dont il ne reste depuis longtemps aucun vestige.

Quelque temps après, il voulut faire le pèlerinage de Rome, pour y visiter les tombeaux des saints Apôtres et en apporter des reliques. En ayant obtenu le consentement du duc, il fit tout ce voyage à pied, le bâton à la main et en demandant l'aumône. Le Pape le reçut fort honorablement, lui donna sa bénédiction apostolique et l'enrichit de plusieurs reliques de martyrs. A son retour, comme il se trouvait sur la colline de Bavémont, éloignée d'une lieue de son ermitage, une jeune fille nommée Juyule, aveugle de naissance, eut révélation qu'elle obtiendrait la vue si elle se lavait avec de l'eau dont le saint prêtre se serait lavé les mains. Elle demeurait avec son père au château d'Airon, qui n'est éloigné de Saint-Josse que d'une demi-lieue ; elle lui en parla, et son père, ne voulant point négliger une occasion si avantageuse, la conduisit aussitôt sur la montagne où le Saint était arrivé. La fille prit l'eau qui lui avait servi, elle s'en lava le visage, et, par ce remède, elle obtint à l'heure même de très beaux yeux avec l'usage de la vue. Les habitants du lieu firent mettre une croix à l'endroit où cet insigne miracle avait été fait, et pour cela on l'a toujours appelé la Croix, jusqu'à ce que ce monument commémoratif ait été transporté ailleurs 1.

1. Cette croix fut transportée près de l'abbaye de Saint-Josse-sur-Mer, où le monastère, bâti plus tard, porta le nom de Monastère de la Croix, et finit par s'appeler abbaye de Saint-Josse. Quant au lieu où était primitivement la croix, il reprit le nom da Bavémont qu'il avait auparavant.

Dès que le duc Haymon sut le retour du serviteur de Dieu, il fut au-devant de lui et le reçut avec de nouveaux témoignages de respect et d'amitié. Il avait fait bâtir en son absence, auprès de sa cellule, une église de pierre, sous l'invocation de saint Martin. Elle fut bénite, et saint Josse y déposa les reliques qu'il avait apportées de Rome. La cérémonie de cette translation se fit le 11 juin ; et, pendant qu'il célébrait la messe, en présence du même duc et d'un grand concours de seigneurs et de peuple, une main céleste parut visiblement sur l'autel, bénissant le saint Calice et les Oblations, et l'on entendit en même temps une voix qui lui disait : « Parce que vous avez méprisé les richesses de la terre et refusé le royaume de votre père, pour mener en cette solitude une vie pauvre, cachée et éloignée de la demeure des pécheurs, je vous ai préparé une couronne immortelle en la compagnie des Anges ; je serai le gardien et le défenseur perpétuel de ce lieu ; vous y mourrez, et ceux qui vous invoqueront aven révérence, y recevront l'effet de leurs demandes ». En effet, le Saint y passa le reste de ses jours d'une manière plus angélique qu'humaine, et il mourut le 13 décembre 669. Son corps virginal fut enseveli dans son propre ermitage ; mais on ne le couvrit ni de terre ni de pierre, parce qu'il n'avait aucune marque de corruption, et qu'au contraire les cheveux, la barbe et les ongles lui poussaient comme s'il eût encore été en vie ; de sorte que Winoc et Arnoc, ses neveux, qui lui succédèrent dans la possession de sa cellule, et avaient la clef de son cercueil, étaient obligés de les lui couper de temps en temps, comme on fait à un homme vivant. Le plus ordinairement, on représente saint Josse en habit de pèlerin, un bourdon à la main et deux clés croisées sur son chapeau, pour indiquer son voyage à Rome. Le sceptre et la couronne qui gisent à ses pieds rappellent la royauté qu'il a refusée. Parfois il porte suspendu à une écharpe l'escarcelle des reliques que lui donna le souverain Pontife. Ce détail, mal compris par quelques peintres, a été plus d'une fois défiguré : l'écharpe s'est changée en baudrier, et la cassette en aumônière. On le représente aussi faisant jaillir une source avec son bâton, ou bien partageant son pain avec un pauvre. C'est à tort qu'on lui donne parfois une mitre, puisqu'il ne fut jamais abbé. Dans l'église de Saint-Josse-sur-Mer, récemment construite, on voit, outre un vitrail moderne, une statue du Patron, haute de deux mètres. Le prince breton, en habit royal, foule aux pieds la couronne et le sceptre. Il y a aussi des statues du saint ermite dans les églises de Tortefontaine, de Mouriez (1836), de Saint-Josse-au-Val à Montreuil, et dans la chapelle de Saint-Josse-au-Bois (1861). Une ancienne image de saint Josse, qu'on distribuait jadis aux pèlerins, nous le montre revenant de Rome, sur la colline de Bavémont, avec un coffret de reliques suspendu par une écharpe. On voit dans le lointain l'abbaye qui doit illustrer cette contrée. M. Guénebault, dans son Dictionnaire iconographique, indique les gravures suivantes : 1° Saint Josse à genoux devant un autel et embrassant un crucifix d'où sortent trois branches de lis, une de la partie supérieure et les deux autres des bras : des anges lui apportent la couronne du triomphe ; 2° le même, refusant la couronne que lui présente son frère ; 3° le même, tenant un crucifix.

CULTE ET RELIQUES.

Le culte de saint Josse était déjà si célébre au XIe siècle, que des pèlerins se rendaient à son sanctuaire de toutes les contrées de la France et même des pays étrangers. Quelques historiens prétendent que Charlemagne y alla en 793 et que ce fut alors qu’il conçut le projet de reconstruire une hôtellerie monastique dont il devait donner l'administration à Alcuin. Il existait dès lors de nombreuses Confréries de Saint-Josse, répandues en France et en Allemagne. Clément X, par une bulle datée de 1673, accorda une indulgence plénière à tous ceux qui, le jour de saint Josse, visiteraient son église à Dommartin et y feraient la sainte communion. . Le village de Parnes (Oise), qui croit posséder des reliques de saint Josse, rend à son patron un culte tout spécial. Le 13 décembre, on distribue aux paroissiens de petits pains bénits, en souvenir de celui qui fut partagé entre quatre pauvres dans l'ermitage de Brahic. Saint Josse est le patron de Behen, dans le doyenné de Moyenneville. Il l'était jadis des deux abbayes qui portaient son nom : de Saint-Josse-au-Val et d'une ancienne chapelle castrale à Montreuil ; de la paroisse Saint-Josse à Paris. D'après les croyances populaires, le saint ermite serait le fondateur d'un certain nombre de paroisses des environs de Dommartin et d'un monastère dont on montre encore quelques vestiges à Mayocque. Nous ignorons pour quel motif saint Josse est honoré à Javarin (Autriche) et à Ravensburg (Würtemberg). Use commune de L'arrondissement de Dinan porte le nom de Saint-Judoce. Saint-Josse est le nom d'une rue à Hesmond et à Dompierre et d'un faubourg de Bruxelles. Le nom du saint ermite est inscrit au 13 décembre dans le martyrologe romain, dans quelques martyrologes amplifiés de celui d'Usuard, dans ceux de Bède, de Wandalbert ; ce qui prouve que, IXe siècle, comme de nos jours, on Invoquait notre Saint pendant les tempêtes. Son nom figure aussi dans les litanies amiénoises du XIIIe siècle. On célébrait jadis, à l'abbaye de Saint-Josse-sur-Mer, cinq fêtes du patron : le 11 juin, apparition de la main miraculeuse (665). On célèbre encore aujourd'hui cette fête à Saint-Josse-sur-Mer, où on la désigne sous le nom de Saint-Barnabé, à cause de la coïncidence de la fête de cet Apôtre ; — le 25 juillet, invention du corps de saint Josse (977) ; — le mardi de la Pentecôte, procession à Bavémont (La Croix) ; — le 25 octobre, translation des reliques (1195) ; elle est marquée à tort le 9 janvier dans le Martyrologe anglican ; — le 13 décembre, déposition de saint Josse ; elle est mentionnée à tort au 4 août dans quelques anciens calendriers. Le jour de leur fête patronale, les habitants du village de Saint-Josse devaient donner au comte de Ponthieu une vache écorchée ; quand la fête tombait un jour maigre, cette redevance était changée en un cent d'œufs et une livre de poivre. La fête de saint Josse est marquée au 25 juillet dans le bréviaire amiénois de 1528 ; au 2 décembre, dans ceux de 1746 et 1840 ; au 13 décembre, dans ceux de Paris et de Beauvais, et dans le Propre actuel d'Arras ; au 14, dans celui de Saint-Valery ; au 18, dans celui de Saint Riquier. Depuis l'introduction de la liturgie romaine, on ne fait plus qu'une simple mémoire de saint Josse, au 13 décembre, dans les diocèses d'Amiens et d'Arras. L'an 977, le corps de saint Josse fut découvert, au côté droit de l'autel de Saint-Martin, élevé de terre, et déposé sur l'autel de Saint-Martin le 25 juillet. Cette même année, on commença à bâtir un monastère dans ce lien, et Sigebrand en devint le premier abbé. Dans la suite, ce saint corps fut remis en terre pendant des troubles qui survinrent dans ce royaume, et demeura si bien caché que les religieux mêmes ignoraient où il était. Un simple laïque fit connaître, par révélation, l'endroit où il se trouvait, et ayant été reçu par les religieux, en reconnaissance de ce bon service, il fut établi gardien de ces saintes reliques, par l'abbé qui vivait alors. Mais un autre abbé, ayant succédé à celui-là, n'eut pas pour ce gardien tons les égards qu'il dit dû avoir. Cette conduite fit prendre à cet homme la résolution d'enlever la plus grande partie des reliques de saint Josse, et de les porter en France. Geoffroi, seigneur de Commercy, le reçut avec honneur et lui donna la première dignité de la collégiale du château, où il y avait quatre chanoines. Quelque temps après, le roi Henri assiégea Commercy, le prit et le brûla. Pendant que les flammes dévoraient les édifices, un chanoine enleva les reliques de saint Josse, et s'enfuit avec son trésor. Il fut rencontré sur le pont par Robert Meflebran, de la dépendance de Raoul de Chauldré, l'un des principaux chevaliers de l'armée du roi. Robert demanda au chanoine quel était le paquet qu'il portait. Le chanoine répondit que c'étaient des ornements et des livres d'église. On lui ôta tout, et ces précieuses reliques ayant été trouvées, on les mit dans l'église de Saint-Martin de Parnes, dans le Vexin, assez près de Magny. L'église a changé de nom et a pris celui de Saint-Josse ; on y expose ces reliques (tête et os du bras) à la vénération des peuples, tous les ans, le lundi de la Pentecôte : elles sont enfermées dans un buste en argent. Le reste est dans l'église paroissiale du village de Saint-Josse, à l'embouchure de la Canche. L'abbaye ayant été supprimée quelque temps avant la Révolution, on transporta les reliques du Saint dans l'église paroissiale. Elles s'y trouvaient l'époque de la Révolution, et furent alors soustraites à la profanation par le zèle de quelques pieux habitants du lieu, qui les rendirent ensuite, lorsque la tranquillité fut rétablie. Elles furent reconnues, le 3 mai 1805, par Monseigneur l'évêque d'Arras, dans le diocèse duquel se trouve maintenant la paroisse de Saint-Josse-sur-Mer. Le prélat retira de la châsse un os du bras, dont il accorda une partie à l'église de Saint-Saulve de Montreuil. C'est de cette relique qu'on a détaché une parcelle, en 1835, pour la donner à l'église paroissiale d'Yvias, située dans le diocèse de Saint-Brieuc, et dédiée à saint Josse. Celle de Paris possédait aussi un petit os du Saint, et une partie de vertèbre, qui lui fut donnée en 1705. Ces précieux restes sont aujourd'hui perdus. Il y a encore quelques ossements de saint Josse à la cathédrale d'Arras et à l'église d'Oignies (Pas-de-Calais), à celle de Corbie, etc.

Vies des Saints de Bretagne, par Dom Lobineau ; Hagiographie du diocèse d'Amiens, par M. l'abbé Corblet.

SAINT AUBERT, ÉVÊQUE DE CAMBRAI ET D'ARRAS

669. — Pape : Vitalien. — Roi de France : Clotaire III.

Digite lumen sapientiæ, omnes qui præestis populis. Aimez la lumière de la sagesse, vous tous qui présidez aux destinées des peuples. Sap., VI, 23.

L'épiscopat de saint Aubert est un des plus beaux que présente l'histoire des diocèses de Cambrai et d'Arras ; il place incontestablement ce pontife au rang des grands évêques qui brillèrent au VIIe siècle dans le nord du pays des Francs. Par sa position et son caractère, il fut en rapport avec d'illustres personnages et se servit prudemment de leur ministère pour étendre la foi dans les vastes contrées confiées à sa sollicitude pastorale. Les premières années de saint Aubert sont inconnues. On ne sait même pas quels étaient ses parents, ni dans quel pays il est né. Si l'on en croit certains auteurs, ce fut au village de Haucourt, ou du moins dans un lieu assez rapproché de Cambrai. Dès sa jeunesse il se distingua par une modeste gravité et une sagesse précoce qui lui gagnaient tous les cœurs. Son âme, ennemie de la dissimulation, s'ouvrait à tous les beaux sentiments et recevait avec une sainte avidité les bénédictions et les grâces du ciel. De bonne heure, ces inclinations vertueuses lui ouvrirent les portes du sanctuaire, où il paraissait manifeste que Dieu l'appelait. L'on en fut promptement convaincu quand on vit le jeune clerc, à peine admis à la tonsure, marcher avec ferveur dans les voies de la perfection. Quelques années après, il fut jugé digne d'être promu au sacerdoce, et l'église de Cambrai vit avec bonheur monter à l'autel celui que Dieu destinait à la gouverner bientôt avec sagesse. En effet, Aldebert ou Ablebert étant mort, les suffrages du clergé et du peuple se portèrent sur l'humble Aubert, à qui cet honneur et cette charge inspiraient les craintes les plus vives. S'il avait consulté les désirs de son cœur, il se fût retiré dans quelque solitude pour y consacrer sa vie à la prière et à la méditation des choses du ciel ; mais il fallut céder et accepter, avec le fardeau de l'épiscopat, les peines et les fatigues qui en sont la condition inséparable. Ce fut le 21 mars de l'an 633 que saint Aubert reçut l'onction sainte des mains de Leudegise, métropolitain de Reims, assisté d'Athole de Laon, et de saint Achaire de Tournai et Noyon. La grâce de l'ordination sembla augmenter encore en lui le désir qu'il avait de marcher sur les traces de Jésus-Christ : aussi, en peu de temps, sa réputation de sagesse, de science et de vertu se répandit en tous lieux. Des villes les plus éloignées on venait pour entendre quelques-uns de ses discours ou lui demander des conseils ; et l'église de Cambrai contemplait, avec un légitime orgueil, ce spectacle qui faisait sa gloire et attestait son bonheur. Le roi des Francs lui-même, Dagobert 1er, visita saint Aubert dans sa ville épiscopale, et fut aussi touché que satisfait des paroles sages qu'il entendit sortir de sa bouche. Plus d'une fois il revint avec des seigneurs de sa cour, pour recevoir les conseils, les exhortations et peut-être les reproches paternels du pieux évêque. Saint Aubert lui parlait alors « de la vigilance, de la sollicitude qu'il devait apporter dans l'administration de son royaume. Il lui rappelait le bonheur que Dieu réserve à ceux qui auront bien vécu sur la terre, le terrible jugement qui suivra la mort, et les douces espérances de l'éternité que nous devons entretenir dans nos âmes » Dagobert, charmé de l'entendre, sentait encore augmenter sa joie lorsqu'il voyait le vénérable pontife lever les mains vers le ciel pour appeler sur sa tête royale les bénédictions du Seigneur. Autant pour satisfaire sa pieuse libéralité que pour donner à saint Aubert un témoignage de son affection et de sa reconnaissance, il fit don à l'église de Notre-Dame d'une villa du domaine royal, appelée Onnaing. Il y ajouta ensuite Quaroube ; village situé à quelques lieues de Valenciennes. Au milieu de ces honneurs que sa vertu lui attirait, le digne évêque, toujours plein d'humilité, reportait fidèlement à Dieu les hommages qu'il savait n'être dus qu'à lui seul. Rien ne put jamais le détourner de ces sentiments, ni les respects dont Dagobert l'environnait, ni la charge et la dignité dont il était revêtu, ni les œuvres admirables et les miracles qu'il opérait. Un jour même que le peuple, frappé d'un prodige accompli sous ses yeux, éclatait en transports et en cris d'allégresse, il s'efforça, avec une touchante simplicité, de le calmer, ne cessant de répéter que ce n'était point à lui, mais à la seule vertu de Dieu qu'il fallait attribuer ces merveilles. Par ses œuvres et ses vertus, saint Aubert s'était rendu extrêmement cher à ses diocésains, et tous aimaient à se trouver près de lui, pour jouir de ses entretiens. Les plus puissantes familles lui confiaient leurs enfants, afin qu'il leur inspirât, avec le goût de la science, l'amour de Dieu et la pratique du bien. Parmi ces enfants, on cite en particulier le jeune Landelin, né au village de Vaulx, près Bapaume, et que le Saint avait tenu lui-même sur les fonts de baptême. Le jeune adolescent grandissait dans la chaste crainte du Seigneur, sous les yeux de saint Aubert, qui ne négligeait rien pour développer dans son cœur les germes des vertus. Quelque temps il put espérer que le succès couronnerait ses désirs ; mais un jour, Landelin, par imprudence, prêta l'oreille à des paroles perfides, qui le jetèrent dans la voie du vice. Saint Aubert pleura longtemps cet enfant prodigue qui l'avait abandonné. Il adressa au ciel les plus ferventes prières pour que la grâce touchât son cœur et le ramenât à Dieu. Ses vœux furent exaucés ; il eut la consolation de recevoir dans ses bras ce fils tant aimé, que les remords du crime et la crainte des jugements de Dieu rappelaient à la vertu. La vie de Landelin, devenu depuis un grand Saint, nous apprend comment le sage pontife sut tourner à l'avantage spirituel de son disciple et de la religion le malheur de ses égarements. Trois voyages à Rome entrepris en esprit de pénitence, quatre célèbres monastères fondés sur les rives de la Sambre, de nombreux missionnaires sortant de ces retraites pour évangéliser les peuples des contrées voisines, des vertus qui firent l'admiration de tout le pays, telles sont les œuvres qui signalèrent le retour à Dieu du fils spirituel de saint Aubert. A cette consolation succéda celle que lui causa la visite de saint Ghislain d'Athènes, qu'une voix du ciel avait appelé dans ces lieux, où il contribua beaucoup aussi à répandre la foi et à propager la vie religieuse. Arrivé dans un endroit appelé Ursidongus, où s'est formée depuis la ville qui porte son nom, saint Ghislain y jeta les fondements d'un monastère, se proposant d'aller incontinent rendre ses devoirs à l'évêque du lieu. Mais déjà saint Aubert avait été prévenu par quelques personnes, dont le zèle ne parut pas pur à ses yeux. Du moins profita-t-il du rapport qu'elles lui firent pour leur donner une leçon de charité et de simplicité. Comme elles lui annonçaient qu'un étranger, venu, disait-on, d'un pays lointain, s'établissait dans son diocèse ; que peut-être c'était un faux apôtre, capable de séduire et de tromper la foi des fidèles, le saint évêque leur dit avec sa bonté ordinaire : « Il ne vous appartient pas de juger ainsi un homme qui n'est pas connu, et vous ne devez point vous arrêter à ces pensées avant d'avoir éprouvé si elles viennent de Dieu ». En même temps il envoya un homme de confiance prier saint Ghislain de venir le trouver à Cambrai. Le pontife s'entretint avec lui et ne tarda pas à concevoir pour le vertueux étranger un profond respect et une religieuse affection. Il promit même qu'il irait bénir son église aussitôt qu'elle serait achevée. En effet, à l'époque fixée, il s'y rendit avec saint Amand, son vénérable ami, et tous deux consacrèrent cette nouvelle maison de prière, au milieu d'une multitude de spectateurs. Dans la foule paraissait Mauger, depuis si connu sous le nom de saint Vincent. Ce seigneur fut si touché des exhortations qu'adressèrent à la foule, après la cérémonie, les deux saints évêques, qu'il résolut dès lors de quitter le monde pour se dévouer au service de Dieu. En effet, à quelque temps de là, il alla à Cambrai conférer sur cette importante affaire avec saint Aubert et reçut de ses mains la tonsure ; après quoi il se retira dans un monastère qu'il fit bâtir sur la colline d'Hautmont. Sainte Vaudru, son épouse, imita son exemple.. Elle demanda le voile au saint évêque, puis s'en alla habiter une humble demeure, à Château-Lieu, où s'élève aujourd'hui la ville de Mons. Ce n'était pas la dernière consolation que cette noble famille donnait à l'église : Aldegonde, sœur de sainte Vaudru, apprenant un jour que saint Amand et saint Aubert se trouvaient avec d'autres serviteurs de Dieu dans l'abbaye d'Hautmont, s'y rendit en toute hâte et les pria avec larmes de lui permettre d'embrasser, comme sa sœur, la vie religieuse. Les deux pontifes, après l'avoir interrogée avec soin, accédèrent à sa demande, et lui donnèrent le voile des vierges. Peu après elle fonda, dans un lieu désert et sauvage, sur les rives de la Sambre, un monastère autour duquel s'éleva la ville de Maubeuge. Ainsi, le vénérable Aubert voyait prospérer la religion, et les institutions chrétiennes se multiplier dans ses deux diocèses, où toutes ces communautés devenaient des moyens de sanctification pour les peuples. Il eut encore la consolation de consacrer l'église du monastère de Marchiennes, où sainte Rictrude s'était retirée avec ses filles après la mort tragique de son époux Adalbaud ; celle de Maroilles, que saint Humbert bâtit au retour de son second voyage à Rome ; et, vraisemblablement aussi, celle de Notre-Dame de Condé, où saint Wasnon, venu de l'Écosse, annonçait la parole de Dieu. De plus, il favorisa beaucoup ces colonies d'apôtres irlandais, qui parcouraient les vastes diocèses du nord, évangélisant partout les peuples, et fondant souvent des oratoires, des églises ou des monastères, jusque dans les terres les plus éloignées du Hainaut et du Brabant. Mais en même temps qu'il cherchait, par toutes les saintes industries de son zèle, à former de nouveaux Saints pour le ciel, saint Aubert veillait aussi à honorer les reliques de ceux qui déjà jouissaient de la gloire, et dont les restes mortels étaient conservés sur la terre. On dirait que Dieu lui-même, en plusieurs circonstances, se plut à satisfaire ces désirs du saint évêque. Une nuit qu'il était à Arras, où il se rendait à certaines époques pour régler les affaires de cette église, pendant que ses disciples prenaient leur repos, il se leva, selon sa coutume, et se mit à prier jusqu’à l'aurore. Son oraison n'était pas encore achevée, lorsque, sortant de sa demeure, il se transporta sur les remparts de la ville, comme pour y respirer l'air pur du matin. Là, une pensée saisit tout à coup son esprit. « Il se demandait à lui-même pourquoi le bienheureux Vaast, renfermé si longtemps dans une humble sépulture, ne recevait pas sur la terre l'honneur qui lui était dû, tandis que dans le ciel il était déjà participant des joies de la céleste Jérusalem, où il brillait comme un astre au firmament ». Il commença aussitôt à examiner dans quel lieu il ferait transporter ce corps saint, pour lui rendre les hommages qu'il méritait. Son esprit était tout rempli de ces pensées, lorsque, au lever du soleil, ayant le visage tourné vers l'Orient, il vit, au-delà de la petite rivière appelée le Crinchon, un homme tout brillant de lumière. Une verge dans la main, il mesurait l'emplacement d'une église ; comme l'ange qu'Ézéchiel, dans une vision prophétique, aperçut mesurant le temple de Jérusalem. A cette vue, saint Aubert comprit que la volonté de Dieu était que le corps de saint Vaast fût transféré dans cet endroit. Il s'empressa d'en donner avis à son vénérable collègue saint Omer, et l'invita à la cérémonie qu'il préparait pour la translation de ces reliques. Malgré son grand âge et ses infirmités, le saint évêque de Thérouanne se rendit avec empressement auprès de saint Aubert, et le félicita de l'heureuse pensée que le ciel lui avait donnée. Une foule immense se réunit ce jour-là dans la ville d'Arras. Lorsque tout fut disposé, on ouvrit le sépulcre, et au chant des hymnes et des cantiques on enleva de ce lieu le précieux dépôt avec le plus profond respect. Quelques parties assez considérables y furent laissées cependant, afin que cette basilique, où saint Vaast avait si souvent célébré les divins mystères et instruit son peuple, ne fut pas entièrement privée de sa présence. A un signal donné on se mit en marche, et la procession se dirigea vers l'endroit indiqué par l'ange du Seigneur. Saint Aubert eut encore l'occasion de satisfaire sa piété envers les Saints, lors de la translation du corps de saint Fursy, abbé du monastère de Lagny, dans l'église de Péronne, qu'avait fait bâtir Erchinoald, maire du palais. Saint Eloi, dans le diocèse duquel se trouvait cette ville, le pria de l'assister dans l'accomplissement de ce pieux ministère. Les deux saints pontifes s'édifièrent mutuellement, durant les jours qu'ils passèrent sous le même toit, s'entretenant ensemble des choses de Dieu et de l'Église : puis, après s'être donné le baiser fraternel, ils se séparèrent pour se revoir un peu plus tard au ciel. On ne trouve plus d'autre événement remarquable dans la vie de saint Aubert avant le jour de sa mort, sur laquelle on n'a aucun détail. Elle dut arriver vers l'an 669. On représente saint Aubert ayant près de lui un âne chargé de deux paniers remplis de pains, et qui porte à son cou une bourse destinée à recevoir le prix de la livraison. C'est que saint Aubert est honoré, nous ne soupçonnons pas pourquoi, comme patron des boulangers en Belgique et dans les Pays-Bas français.

CULTE ET RELIQUES.

On croit que le corps de saint Aubert fut enseveli dans l'église de Saint-Pierre, alors située hors de la ville, et maintenant renfermée dans son enceinte. Il y reposa jusqu'au temps de Dodilon, son quatorzième successeur. Ce prélat, voyant les horribles ravages que faisaient les Normands dans le pays, et remarquant d'ailleurs avec peine que le vénérable évèque Aubert ne recevait plus les hommages qu'il méritait, transporta son corps dans son église cathédrale de Sainte-Marie, l'an 888, la troisième année de son épiscopat. Lorsque l'empereur Othon le Grand, fils d'Henri l'Oiseleur, monta sur le trône impérial et chercha à réparer les maux des guerres passées, il fonda dans L'Allemagne plusieurs nouveaux évêchés, entre autres celui de Magdebourg, aux confins du pays des Saxons et des Slaves. Ces peuples se convertissaient alors en grand nombre à la voix des missionnaires qui y prêchaient l'Évangile. Afin d'enrichir ces églises de reliques des Saints, dont les vertus, rappelées aux fidèles, fissent sur leur esprit une salutaire impression, il en demande à plusieurs prélats, et notamment au vénérable Fulbert de Cambrai. Othon eût désiré obtenir, pour sa ville de Magdebourg, qu'il affectionnait particulièrement, les corps de saint Géry et de saint Aubert ; mais, malgré toutes les faveurs que l'empereur avait accordées à la cité de Cambrai, Fulbert ne crut pas pouvoir accéder à ses désirs. Pour le satisfaire cependant en quelque chose, et lui donner une preuve de bonne volonté, le pontife, après avoir sollicité le conseil de quelques ecclésiastiques prudents, leva de terre le corps de saint Thierry, l'un de ses prédécesseurs, et celui d'un autre Saint dont le nom n'est pas connu. Il les envoya à l'empereur Othon le Grand, en y ajoutant une partie du corps de saint Aubert, qui devint ainsi tout à la fois le défenseur et le patron des cités de Cambrai et de Magdebourg. Peu de temps après, Herluin songea à réparer l'église de Saint-Pierre, dans laquelle saint Aubert avait été enseveli ; mais la mort le prévint lorsqu'à peine il avait commencé. Gérard 1er acheva son œuvre : il fit la consécration de cette église le 1er octobre 1015, et replaça le corps de saint Aubert au lieu de sa sépulture. Fulbert de Chartres, en terminant sa Vie de saint Aubert, dit que, de son temps, des miracles étaient opérés par son intercession. Balderic rapporte la même chose, et Molanus ajoute qu'ils furent surtout nombreux, en 1037, pendant un espace de quarante jours.

Vies des Saints de Cambrai et d'Arras, par l'abbé Destombes.

SAINTE ODILE, VIERGE,

PREMIÈRE ABBESSE DE HOHENBOURG, PATRONNE DE L'ALSACE VIIIe siècle.

Odilia, suæ decus et præsidium patriæ. Chère Église d'Alsace, invoque dans tes jours de deuil l'héroïne que le ciel t'a donnée pour protectrice. Propre de Strasbourg.

Au milieu du VIIe siècle vivait, en Alsace, un seigneur puissant nommé Adalric. Il descendait, par son père Leudèse, du célèbre Archambaud ou Erchinoald, maire du palais sous Clovis II, et sa mère Hultrude était, dit-on, la fille de Sigismond, roi de Bourgogne. Adalric habitait ordinairement la ville d'Oberehnheim, située au pied de la montagne de Hohenbourg, en Alsace. C'est là qu'il rendait la justice à ses vassaux ; les historiens du temps nous le représentent comme un homme droit, sincère, libéral, ferme dans ses résolutions et véritablement chrétien. Adalric avait épousé Bérhésinde ou Berswinde, nièce de saint Léger, évêque d'Autun. Outre l'éclat de la naissance, on admirait en elle une piété sincère, qui ne se démentit jamais. Cette alliance augmenta encore le crédit d'Adalric, et le roi lui donna l'investiture du duché d'Allemagne ou d'Alsace, à la mort du duc Boniface. Tout semblait concourir au bonheur d'Adalric et de son épouse. Berswinde, humble au milieu des grandeurs, ne profitait de ses richesses que pour les répandre dans le sein des pauvres. Chaque jour elle se retirait dans la partie la plus isolée de son palais, pour consacrer ses loisirs à la lecture des livres saints et aux exercices de la piété. Adalric aimait aussi à se dérober au tumulte des affaires pour se recueillir dans la méditation des vérités chrétiennes. Il désirait vivement posséder une résidence éloignée des bruits du monde, afin de s'y retirer de temps en temps avec son épouse. Il ordonna donc à quelques-uns de ses officiers de parcourir les solitudes voisines, et de choisir celle qui serait le plus propre à l'exécution de son dessein. Quelque temps après, les fidèles serviteurs du duc vinrent lui annoncer qu'ils avaient découvert, au sommet de la montagne même de Hohenbourg, les vastes ruines d'anciens édifices, et que ce lieu était très convenable pour y construire, selon son désir, une maison et une église 1.

1. La montagne de Hohenbourg portait primitivement le nom d'Altitona. L'origine de son château remonte aux temps celtiques. Les chefs de cette contrée formèrent une sorte de république fédérative sous la protection du seigneur d'Altitona. Les peuples qui habitaient la plaine lui payaient un tribut sous la condition que, lorsqu'ils seraient attaqués, il leur donnerait asile, à eux et à leurs troupeaux, dans l'enceinte du château d'Altitona. Pour protéger cette multitude de vassaux, on construisit entour du sommet de la montagne une muraille de trois lieues de circuit, de quinze pieds de haut et de six pieds de largeur. C'était une construction gigantesque, dont on voit encore aujourd'hui les restes. C'est là que les peuples d'Alsace se retiraient à la moindre alarme. Mais cet immense rempart ne put résister à la conquête romaine. Les soldats de Jules César envahirent les murs d'Altitona, et conservèrent cette citadelle, qui fut occupée par les Romains jusqu'aux invasions des Barbares. C'est alors que les Allemands s'en emparèrent (vers l'an 440), et la démolirent en grande partie. La montagne reçut alors le nom de Hohenbourg, qui signifie, comme Altitona, château fort. Elle resta inculte et inhabitée jusqu'au temps où le duc Adalric releva les ruines de cette ancienne citadelle.

Adalric se rendit lui-même au lieu indiqué. Il fut charmé du site de Hohenbourg, et y fit aussitôt bâtir deux chapelles. L'une fut dédiée aux saints apôtres Pierre et Paul, patrons d'Oberehnheim, et l'autre fut consacrée par saint Léger, évêque d'Autun, sous l'invocation des saints protecteurs de l'Alsace 1. Le duc fit aussi relever les murs de l'ancien château et construire une maison de retraite, où il pût résider avec Berswinde pendant la saison d'été, et goûter, loin du monde, les charmes de la solitude. Une seule chose manquait au bonheur d'Adalric. Il n'avait point d'enfant, et cette disgrâce l'affligeait vivement ; car tous les avantages dont il jouissait lui semblaient peu de chose, s'il ne pouvait les transmettre à un héritier de son nom et de sa fortune. A cette occasion, Berswinde unit ses prières à celles de son époux, et leurs vœux ardents, leurs jeûnes, leurs aumônes, attirèrent enfin sur eux les bénédictions du ciel. Berswinde cessa d'être stérile, et les sujets du duc, s'associant à son bonheur, attendaient avec anxiété la naissance de l'héritier d'Adalric. Ce jour si désiré arriva enfin. Mais il arriva trop tôt pour le repos d'Adalric, dit un historien ; il s'était flatté d'avoir un fils, et Dieu ne lui donna qu'une fille, et une fille aveugle (657). Alors la joie du duc se changea en une tristesse profonde, et son espérance en désespoir ; l'amour paternel qu'il avait conçu pour cet enfant à venir, dégénéra en une fureur qui serait difficile à comprendre dans un homme aussi vertueux, si sa vertu n'eût eu quelque chose de bizarre et d'irrégulier. Adalric exhala sa douleur en plaintes amères, regardant la naissance de cette enfant comme une malédiction de Dieu sur sa famille. Mais Berswinde, quelque affligée qu'elle fût du malheur de sa fille, l'était encore plus des discours d'Adalric. Elle s'efforça de le calmer en lui rappelant que Dieu les avait comblés de biens jusqu'à ce jour, et qu'il fallait encore le bénir de leur avoir donné cette enfant, qui servirait peut-être à manifester ses œuvres et sa puissance. Ces douces paroles ne réussirent point à apaiser la colère d'Adalric. Il répétait que si la naissance de sa fille venait à être connue, l'honneur de sa race en serait obscurci. Tant est faible la vertu de l’homme ! Une disgrâce imprévue la déconcerte et l'abat dans ceux mêmes où elle paraissait le mieux affermie. Enfin, Berswinde obtint de son époux qu'on transporterait secrètement sa fille dans un lieu inconnu, où elle serait élevée loin des yeux de ses parents. En laissant la vie à cette enfant, Adalric crut remplir ce que le devoir de la nature exigeait de lui, et en l'éloignant de sa présence, satisfaire à ce que l'honneur de sa maison semblait demander. Afin de cacher le mystère de cette naissance malheureuse, on fit courir le bruit que la duchesse avait fait une fausse couche. Berswinde se souvint alors d'une femme qui avait été autrefois attachée à son service, et qui demeurait alors à Scherwiller, à deux lieues de Schelestadt. Elle crut pouvoir compter sur la fidélité de cette étrangère, qu'elle avait comblée de ses bienfaits, et l'ayant fait venir auprès d'elle, elle remit sa fille entre ses mains. « Veillez sur cette enfant », lui dit-elle, « élevez-la secrètement comme si elle était votre fille, et que le Seigneur Jésus et la Vierge Marie la protègent, ainsi que vous, tous les jours ! » La nourrice emporta l'enfant dans sa demeure, et prit soin de cacher sa naissance aux habitants du pays.

1. Cette dernière chapelle était une rotonde, soutenue par six colonnes, et, d'après une tradition ancienne, elle avait été consacrée autrefois, sous le nom de Panthéon, aux divinités païennes. Ainsi Adalric n'aurait fait qu'en changer la destination. Elle a été détruite en 1738, et une auberge a été construite sur son emplacement.

Adalric ignorait le lieu où avait été transportée sa fille ; car, pour ne pas l'irriter, on évitait soigneusement de parler d'elle en sa présence. Il y avait bientôt un an que la jeune princesse avait été mystérieusement confiée à sa nourrice, lorsque le bruit se répandit dans la province qu'on élevait soigneusement à Scherwiller une petite aveugle dont les parents étaient inconnus, mais que son air noble et les soins dont on l'entourait indiquaient assez qu'elle appartenait à une grande famille. Quelques-uns même observèrent que la nourrice avait été autrefois au service de Berswinde, et que l'âge de l'enfant répondait parfaitement au temps où l'on avait publié que la duchesse avait fait une fausse couche. La nourrice informa Berswinde de tous ces discours, et celle-ci, craignant que ces bruits ne parvinssent aux oreilles d'Adalric, résolut de faire un nouveau sacrifice pour ne pas l'irriter davantage. Elle ordonna à la nourrice de transporter sa fille au monastère de Baume-les-Dames, dans le comté de Bourgogne, où elle pourrait continuer à l'élever. Ce lieu paraissait plus convenable que tout autre pour servir de refuge à la jeune princesse, parce que la distance la mettrait à l'abri des recherches, et que, de plus, l'abbesse de Baume était la tante de la duchesse Berswinde. La jeune exilée y fut reçue avec joie, et l'abbesse l'entoura de tous les soins qui peuvent suppléer à la tendresse d'une mère. La fille d'Adalric grandit en âge et en sagesse au sein de cette famille adoptive. Son âme ne s'ouvrit que pour connaître Dieu et aimer la vertu. Elle montra, d'ailleurs, une grande douceur de caractère et une facilité étonnante à retenir ce qu'on lui enseignait, de sorte que, dès l'âge de cinq ans, elle était parfaitement instruite des principaux devoirs du chrétien. Privée de la lumière corporelle, elle recevait abondamment cette lumière d'en haut, qui éclaire tout homme venant au monde. Nous ignorons le nom sous lequel on désignait alors la fille d'Adalric ; car, arrivée à l'âge de douze ans, elle n'avait pas encore eu le bonheur de recevoir le baptême. C'était peut-être un reste de la coutume suivie au VIe siècle, où l'on différait le baptême des enfants jusqu’à ce qu'ils eussent atteint l'âge de raison. Quoi qu'il en soit, Dieu parut avoir destiné cette jeune fille à entrer dans la voie des élus par une porte miraculeuse, en lui rendant la vue du corps en même temps que celle de l’âme. En ce temps-là, le bienheureux Erhard était évêque de Ratisbonne, en Bavière. Un jour, il eut une vision dans laquelle Dieu lui dit de se rendre aussitôt au monastère de Baume. « Là tu trouveras », lui dit la voix d'en haut, « une jeune servante du Seigneur. Elle est aveugle dès sa naissance. Tu la baptiseras, tu lui donneras le nom d'Odile, et au moment de son baptême, ses yeux s'ouvriront à la lumière ». Saint Erhard partit sans différer, et au lieu de prendre la voie directe, se dirigea du côté des Vosges. Son dessein était de visiter d'abord l'abbaye de Moyen-Moutier, où son frère Hidulphe s'était retiré, après avoir quitté volontairement le siège épiscopal de Trèves. Hidulphe, qui menait en ces lieux une vie angélique, fut charmé de revoir Erhard, et quand il connut le sujet de son voyage, il voulut l'accompagner au monastère de Baume. Les deux Saints trouvèrent la fille d'Adalric parfaitement instruite de tous les dogmes de la religion. Saint Erhard commença la cérémonie. Selon la coutume du temps, il plongea la jeune aveugle dans les eaux sacrées, et saint Hidulphe l'ayant relevée, Erhard lui fit sur les yeux les onctions du saint chrême, en disant : « Au nom de Jésus-Christ, soyez désormais éclairée des yeux du corps et des yeux de l'âme ». Tout le monde était dans l'attente du prodige : ce ne fut pas en vain ; le ciel obéit à la voix du saint homme. Saint Erhard imposa à la nouvelle chrétienne le nom d'Odile, c'est-à-dire fille de lumière, ou Dieu est ton soleil ; nom glorieux que Jésus-Christ lui-même avait indiqué, et qui devait rappeler sans cesse à la fille d'Adalric le bienfait dont elle avait été favorisée par le ciel. Les spectateurs de cette scène, frappés de joie et d'étonnement, bénissaient le Seigneur qui venait de faire éclater sa miséricorde et sa puissance. Ensuite le saint évêque bénit un voile, qu'il déposa sur la tête d'Odile, et lui fit présent de quelques saintes reliques, en lui annonçant que Dieu lui réservait encore des grâces merveilleuses, si elle se montrait fidèle aux faveurs dont il l'avait comblée en ce jour. Avant de partir, il bénit la jeune néophyte, la recommanda à l'abbesse de Baume et aux religieuses qui avaient veillé sur son enfance, et partit avec son frère Hidulphe. Adalric ne pouvait manquer d'apprendre avec joie le miracle que Dieu avait accompli en faveur de sa fille, et comme l'abbaye de Moyen-Moutier, où résidait Hidulphe, n'était qu'à une faible distance de Hohenbourg, Erhard chargea son frère de communiquer au duc une si agréable nouvelle, qui devait lui inspirer des sentiments plus favorables envers Odile. Hidulphe se rendit auprès du duc Adalric, lui raconta tous les détails du baptême de sa fille, et réveilla dans son cœur cette affection paternelle que les passions mauvaises ne sauraient jamais étouffer entièrement. Adalric fut enchanté du récit de saint Hidulphe, et pour lui témoigner sa reconnaissance, il donna à son monastère de Moyen-Moutier la terre de Feldkirch, que cette abbaye posséda jusqu'au siècle dernier. « Cependant », dit l'historien de la Sainte, « il ne rappela point Odile chez lui, soit qu'il craignît que la présence de cette fille miraculeuse ne fût pour lui un reproche continuel des duretés qu'il avait eues pour elle, soit qu'il crût qu'il serait mieux de la laisser encore à Baume, auprès de sa tante, afin qu'elle se fortifiât dans la vertu ». Odile resta donc à Baume, où elle continua à se montrer toujours pieuse, toujours appliquée à l'étude et au travail. Les exemples de vertu dont elle était entourée n'étaient point perdus pour elle, et malgré sa jeunesse, l'ardeur de son zèle, la ferveur de sa dévotion et la maturité de son esprit l'élevaient au rang des religieuses les plus distinguées du monastère. Quoiqu'elle n'eût pas fait profession, elle observait scrupuleusement toutes les prescriptions de la règle, et remplissait, comme les autres, tous les emplois qui lui étaient assignés. Pendant ce temps, la maison de son père avait été comblée des bénédictions du ciel. Dieu avait donné à Adalric quatre fils et une seconde fille, qui fut nommée Roswinde. L'aîné des jeunes princes s'appelait Etichon ou Etton, le second Adelbert, le troisième Hugues, et le dernier Batachon. Ils furent l'ornement de leur maison, la gloire de l'Alsace, et la souche des illustres familles qui régnèrent sur l'Autriche, la Lorraine, le pays de Bade et d'autres contrées. Parmi tous ces nobles enfants, Hugues semblait se distinguer des autres par ses qualités éminentes. C'était un prince bien fait, plein d'esprit, de cœur et de générosité, et surtout de cette confiance qu'une première jeunesse soutenue d'un mérite naissant, inspire ordinairement aux personnes qui se connaissent et qui sentent ce qu'elles sont. Odile entendit vanter son mérite, et l'aima, sans l'avoir jamais vu, d'une vive affection. Elle lui écrivit des lettres pleines de tendresse, qu'elle confia à un pèlerin. Le jeune Hugues, touché de cette marque d'attachement, répandit à sa sœur dans les termes de l'amitié la plus sincère. Odile, charmée des sentiments de son frère, résolut de l'employer comme intercesseur auprès d'Adalric. Elle le pria donc de fléchir l'esprit de son père, et de ménager auprès de lui son retour au château de Hohenbourg. Sa commission était délicate. Mais Hugues, dont le cœur était bon, crut facilement que le duc serait sensible à la démarche de sa fille. Un jour, il fit en sa présence l'éloge des qualités de l'esprit et du corps qu'on admirait dans Odile, et finit par conjurer Adalric de la rappeler dans sa maison, dont elle devait faire le plus bel ornement. Le duc répondit laconiquement qu'il avait des motifs de la laisser encore à Baume, et son fils n'osa pas insister. Mais, persuadé que la présence, de sa sœur suffirait pour dissiper tous les obstacles, il fit préparer secrètement un char et des chevaux qu'il lui envoya, en lui écrivant qu'elle pouvait revenir à Hohenbourg. Odile, persuadée que son père consentait à son retour, fit aussitôt ses adieux à l'abbesse et aux religieuses de Baume, en leur promettant de revenir bientôt pour se consacrer avec elles au service de Dieu. Elle partit, un peu inquiète et flottant entre la crainte et l'espérance. Mais la prière la soutint dans la route, et, après avoir traversé deux provinces, elle arriva heureusement au pied de la montagne où Adalric avait relevé les ruines du château de Hohenbourg. Dans ce moment même le duc se promenait dans la campagne, en conversant familièrement avec son fils. Tout à coup il aperçut une troupe qui s'avançait vers la montagne, et demanda ce que c'était. Hugues, informé du retour de sa sœur, répondit que c'était Odile qui revenait à la maison paternelle. « Qui a été assez audacieux », s'écria Adalric, « pour la rappeler sans ma permission ? » Le jeune Hugues, reconnaissant alors qu'il avait trop compté sur la tendresse de son père, répondit en tremblant : « C'est moi qui lui ai mandé de revenir. Pardonnez à ma témérité et à l'affection que j'ai ressentie pour une sœur. Si j'ai mérité votre colère, punissez-moi seul, car Odile n'est point coupable ». Le duc, emporté par un premier mouvement de colère, frappa rudement le jeune homme. Mais son courroux s'apaisa, et quand Odile, arrivée au sommet de la montagne, vint se jeter à ses pieds et lui baiser les mains, la nature reprit son empire, et le duc, l'ayant embrassée, la présenta à ses frères qui l'accueillirent avec joie. Bientôt la duchesse Berswinde, avertie du retour de sa fille, accourut à sa rencontre, et baisa avec respect ses yeux, que Dieu avait si miraculeusement ouverts à la lumière du jour. Odile, rentrée au château de Hohenbourg, se rendit au pied des autels pour remercier Dieu de l'avoir ramenée dans sa famille. Sa vie à la cour de son père fut toujours un modèle d'édification. Sa piété et sa douceur charmaient tous ceux qui l'entouraient, et ses parents, touchés de son obéissance, sentaient de jour en jour s'accroître leur affection pour elle. Son père seul semblait lui porter moins d'affection qu'à ses autres enfants. Il ne voulait point l'admettre à sa table et lui faisait servir ses repas dans une partie écartée du château. Un jour cependant il la rencontra dans la cour et lui dit, d'un ton plus affectueux que de coutume : « Où vas-tu, ma fille ? » — « Seigneur », répondit Odile, « je porte un peu de nourriture à de pauvres malades ». La douceur de ses paroles et son air modeste, émurent vivement le duc. Il se repentit de sa froideur envers une enfant si aimable et lui dit : « Ne t'afflige point, ma fille ; si tu as vécu pauvrement jusqu'ici, il n'en sera plus ainsi à l'avenir ». Dès lors il lui témoigna dans toutes les circonstances une bienveillance extrême. Odile, loin de s'en prévaloir, ne s'en montra que plus douce et plus dévouée aux bonnes œuvres. Ses exemples eurent la plus salutaire influence sur sa famille, et sa sœur Roswinde résolut de marcher sur ses pas en renonçant comme elle aux vanités du monde, pour soulager les pauvres et porter la croix de Jésus-Christ. Adalric songea alors à marier Odile à quelque puissant seigneur de ses amis. Mais elle avait bien d'autres pensées. La vie tumultueuse des cours la fatiguait, et elle songeait à retourner dans la solitude de Baume. Adalric, à qui elle fit connaître son dessein, s'y opposa, et malgré ses instances et ses larmes, elle ne put obtenir la permission de son père. Odile fut vivement contrariée de cet obstacle. Elle écrivit à sa tante et aux religieuses de Baume une lettre touchante pour leur exprimer sa douleur. L'abbesse regretta sensiblement l'éloignement d'Odile, et, pour conserver d'elle un souvenir plus sensible, elle garda soigneusement et avec le plus grand respect un voile violet, mêlé de soie et de filets d'or, que la Sainte avait travaillé de ses mains, et qui fut vénéré dans l'abbaye de Baume jusqu'au siècle dernier. Odile fut donc obligée de rester malgré elle à Hohenbourg. La renommée de ses qualités éminentes y attira bientôt les personnes les plus distinguées. Un duc d'Allemagne, enchanté de son mérite, demanda sa main à Adalric. Le duc et la duchesse voyaient dans cette alliance un avenir brillant pour leur fille. Ils donnèrent leur consentement ; mais lorsqu'ils demandèrent celui d'Odile, elle répondit, avec autant de fermeté que de respect, qu'elle ne voulait pas avoir d'autre époux que Jésus-Christ, à qui elle avait voué son cœur. Quelques jours après, craignant les mesures qu'on voulait prendre pour contraindre sa liberté, elle s'enfuit secrètement, déguisée sous l'habit d'une mendiante. Son dessein était d'abord de se rendre à Baume ; mais, ayant réfléchi qu'on ne manquerait pas de la chercher de ce côté, elle traversa le Rhin sur une barque, et résolut de chercher une solitude inconnue, où elle pût vivre loin du monde (679). Quand on s'aperçut au château de Hohenbourg qu'Odile avait disparu, le duc ordonna à ses fils de se mettre aussitôt à sa recherche. Il se dirigea lui-même du côté du Rhin, et prit le chemin de Fribourg en Brisgau. C'était justement celui que suivait sa fille : cependant, malgré toutes ses recherches, Adalric ne put la découvrir, et elle resta cachée pendant plusieurs mois à Fribourg ou dans les environs. Adalric, affligé de son absence, fit publier dans ses États qu'il s'engageait solennellement, si Odile revenait à Hohenbourg, à lui laisser toute liberté d'embrasser le genre de vie qu'elle désirait.

1. Ce voile est mentionné dans les anciens Bréviaires de Besançon. Il a disparut à l'époque de la Révolution, française. Mais les anciens habitants de Baume se souviennent encore de l'avoir vu exposer. 2. La Chronique de Fribourg raconte que, dans sa fuite, Odile, arrivée près de Fribourg, se voyant sur le point d'être atteinte par une troupe de cavaliers conduite par son père, pria le Seigneur de venir à son aide ; qu'alors le rocher qui la couvrait s'entrouvrit pour la dérober à la recherche de ceux qui la poursuivaient. Odile y entra, et le rocher se referma sur elle. Quand le danger fut passé, le rocher s'ouvrit de nouveau pour rendre la liberté à la Sainte. On montrait à Mousbach, près de Fribourg, une chapelle élevée, disait-on, par sainte Odile, en action de grâces de ce miracle.

Cet édit parvint à la connaissance d'Odile. Elle en rendit grâces à Dieu, et consentit à retourner à Hohenbourg (680). Le duc se montra fidèle à sa promesse, et quand sa fille lui eut fait connaître le désir qu'elle avait d'établir en Alsace une communauté de vierges consacrées à Dieu, il accueillit volontiers cette proposition et voulut contribuer généreusement à cette œuvre. Aussitôt il céda à Odile le château même de Hohenbourg avec toutes ses dépendances, et cette antique forteresse, transformée par Adalric en une maison de plaisance, fut destinée à devenir, entre les mains de la Sainte, un asile ouvert aux âmes d'élite qui voulaient fuir le contact da monde. Ce fut entre les années 680 et 690 que se firent les travaux nécessaires pour approprier la maison de Hohenbourg à sa nouvelle destination. Le duc pourvut libéralement à toutes les dépenses et présida souvent lui-même à l'ouvrage. Quand les bâtiments furent terminés, Odile en prit possession, à la tête d'une communauté de cent trente religieuses qui appartenaient aux meilleures familles du pays, et qui avaient renoncé, comme elle, à toutes les espérances du monde pour venir à Hohenbourg se ranger sous la conduite d'une maîtresse si habile dans la science du salut. Cette communauté, si prospère dès sa naissance, jeta un grand éclat dans la province. La sainteté de l'abbesse et la ferveur des religieuses firent regarder la solitude de Hohenbourg comme l'asile de la vertu la plus pure. Sainte Odile, animée de l'esprit de Dieu, ne se contentait pas d'enseigner, par ses discours, les maximes de la vie spirituelle ; elle excitait ses filles par ses exemples, qui sont toujours la meilleure manière d'instruire, la plus courte et la plus efficace. Le duc Adalric, témoin de cette régularité, en exprima sa joie par de nouveaux bienfaits. Il fit une fondation à perpétuité pour cent filles de qualité qui voudraient se consacrer au service de Dieu dans le monastère de Hohenbourg. Il y ajouta quatorze bénéfices pour les prêtres chargés du service religieux. Une fondation magnifique engagea dans la suite l'empereur Frédéric Barberousse à donner le titre de princesses du saint-empire aux abbesses de ce riche monastère 1. Les deux chapelles que le duc Adalric avait fait bâtir à Hohenbourg étaient insuffisantes pour les besoins de la nouvelle communauté. Odile obtint de son père toutes les ressources nécessaires pour construire une église belle et spacieuse, qui fut consacrée sous le vocable de Notre-Dame (690). Un oratoire, également dédié à la Vierge, était attenant à cette église. C'est dans ce sanctuaire qu'Odile aimait à se retirer pour se recueillir dans la prière, et satisfaire sa dévotion envers la Mère de Dieu. A quelques pas de l'oratoire de la Vierge, elle fit encore bâtir une autre chapelle, sous l'invocation de la Sainte-Croix, pour honorer, par une dévotion spéciale, le bois sacré sur lequel s'est accompli le mystère de la rédemption. Enfin elle éleva un troisième oratoire à saint Jean-Baptiste, qu'elle honorait particulièrement depuis le jour où elle avait recouvré la vue par le baptême. L'historien contemporain de la Sainte raconte que cette dernière chapelle fut miraculeusement consacrée par saint Pierre, qui y apparut, aux yeux d'Odile, entouré d'une troupe d'anges, et cette dédicace merveilleuse fut fêtée chaque année sous le nom de Consécration des anges (696). Cette chapelle miraculeuse fut plus tard appelée la chapelle de Sainte-Odile, parce que c'est là que la Sainte fut inhumée et honorée jusqu'à ces derniers temps par les fidèles, qui venaient en foule y offrir leurs prières et leurs vœux 2.

1. Les propriétés que le duc Adalric céda à la communauté de Hohenbourg sont mentionnées dans le testament de sainte Odile, dans deux bulles des papes Léon IX et Lucius III, et dans une lettre de l'empereur Louis — Le nombre des lieux indiqués montre que c'était une dotation magnifique. 2. Outre ces oratoires, on voyait encore à Hohenbourg l'ancienne chapelle bâtie par Adalric, dans laquelle furent inhumés son fils Hugues et sa fille Roswinde. Odile y avait fait creuser deux tombeaux, où l'on déposait successivement les religieuses défuntes, pour les transporter ensuite, lorsque les chairs étaient consumées, dans les caveaux destinés à leur sépulture. — Une cinquième chapelle, bâtie par Odile, portait le nom de Chapelle-des-Larmes ; une sixième, enfin, suspendue sur la pente d'un rocher, s'appelait la Chapelle-Pendante, ou encore la Chapelle-des-Anges, auxquels elle était dédiée. Il semblait, dit l'historien, que la bienheureuse Odile voulait changer tout Hohenbourg en chapelles ou plutôt en Stations.

C'est ainsi qu'Odile sanctifiait cette solitude de Hohenbourg. Elle voulait que tout y rappelât la pensée du ciel. Comme elle avait aussi une dévotion spéciale à la sainte Trinité, pour se rappeler d'une manière sensible cet auguste mystère, elle planta de sa main trois tilleuls auprès du monastère. Deux de ces arbres séculaires, qui subsistaient encore en 1681, furent alors détruits par l'incendie qui dévora le monastère. Au milieu des œuvres saintes qu'on pratiquait à Hohenbourg, une chose importante manquait à la pieuse communauté. Les pieuses filles réunies en ce lieu y pratiquaient la régularité, moins par un engagement explicite que par émulation et par ferveur ; en un mot, elles n'avaient pas encore de règle monastique. Quand Odile eut mis la dernière main aux édifices matériels, elle songea à donner à sa communauté des règlements précis, et à réduire en lois ce qui s'était fait jusque-là par imitation et par esprit de piété. Pour cela, elle assembla toutes ses filles afin de prendre leur avis, et leur demanda quel genre de vie elles voulaient embrasser de préférence. Toutes répondirent que la vie la plus austère leur paraissait la plus parfaite, et que leur vœu le plus cher était de marcher sur les traces de leur abbesse, en suivant par obligation la voie étroite qu'elles avaient suivie volontairement jusqu'alors. Cette vie était dure, car Odile ne se nourrissait que de pain d'orge et de légumes ; elle ne buvait que de l'eau, excepté les jours de fêtes ; elle passait une partie des nuits en prière et prenait à peine quelques heures de repos ; elle n'avait d'autre lit qu'une peau d'ours, et n'accordait enfin à son corps que ce qui était absolument nécessaire pour soutenir son existence. Le zèle qu'elle avait pour la sanctification des âmes la porta à entreprendre une nouvelle œuvre. Les sanctuaires de Hohenbourg étaient visités par un grand nombre de pèlerins. Mais ceux qui étaient infirmes ne pouvaient que difficilement atteindre le monastère, situé au sommet de la montagne. Odile, secondée par les pieuses libéralités de sa mère, Berswinde, fit bâtir pour ces malheureux un hôpital et une église dédiée à saint Nicolas, au pied de la montagne 1. Malgré la difficulté des chemins, elle visitait ces pauvres tous les jours, les servait avec affection et leur distribuait l'aumône de ses propres mains. Les religieuses de Hohenbourg admiraient le généreux dévouement de leur abbesse. Charmées de ses exemples, elles voulurent avoir part à ses bonnes œuvres, et la conjurèrent de permettre que quelques-unes d'entre elles l'accompagnassent dans cet exercice salutaire de la charité. Odile y consentit, et, considérant que sa communauté, devenue très nombreuse, se trouvait à l'étroit sur la montagne, elle résolut de choisir celles de ses religieuses qui étaient propres au service des pauvres, et de les transporter dans son nouvel établissement, tout en les maintenant sous sa direction. Elle leur fit donc bâtir une nouvelle église, vaste et somptueuse, et la nouvelle communauté prit le nom de Nieder-Münster.

1. L'hospice, ainsi que le couvent qui y fut construit, n'existent plus qu'à l'état de ruines. La chapelle de Saint Nicolas a été restaurée et presque reconstruite, il y a quelques années, aux frais du gouvernement, en style roman, telle qu'elle était du temps de sainte Odile.

Les religieuses changèrent d'habitation sans changer de mœurs ni d'abbesse. Les deux maisons étaient semblables à deux grands arbres qui paraissent séparés au dehors, et qui ont cependant la même racine et le même principe de vie. Sainte Odile continuait à les gouverner avec autant de succès que de sagesse : elle se trouvait tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre ; le plus souvent dans celle où il y avait le plus à travailler et le plus à souffrir. Mais la maison où elle allait le plus volontiers était l'hôpital de Saint-Nicolas : c'était là comme son jardin de délices, où elle se délassait chaque jour, autant que le lui permettait la conduite de deux communautés nombreuses. L'air qu'on y respirait, tout infecté qu'il était, lui paraissait doux. Ses pieuses filles l'imitaient à l'envi, et faisaient, comme elle, une heureuse expérience du bonheur que l'on goûte lorsqu'on daigne s'abaisser jusqu'à consoler les pauvres et les misérables. Cependant le duc Adalric et sa femme Berswinde étaient déjà fort avancés en âge. Attirés par les vertus de leur fille, ils résolurent de consacrer leurs derniers jours à la prière, et firent savoir à Odile qu'ils voulaient se retirer auprès d'elle, jusqu'au moment où il plairait à Dieu de les appeler à lui. Odile reçut ce message avec joie. Elle savait tout ce qu'il y avait de foi et de piété dans le cœur de ses parents. La duchesse Berswinde s'était toujours distinguée par une vertu sans tache, et si, quelquefois, le duc s'était laissé aller à l'emportement, depuis longtemps il avait su imposer silence à cette passion, et la voix publique proclamait hautement sa piété et sa justice. Adalric se rendit donc à Hohenbourg avec Berswinde. Il y vécut quelques mois dans l'exercice des bonnes œuvres, et y mourut bientôt, dans les sentiments de la piété la plus vive, entre les bras de sa fille (vers l'an 700). La pieuse Berswinde le suivit peu de temps après dans la tombe. Odile, après la mort de ses parents, vécut encore de longues années dans la pratique des vertus les plus sublimes. Un jour, un lépreux se présenta à la porte du monastère pour demander l'aumône. Son corps répandait une odeur infecte, et personne n'osait se résoudre à approcher de lui. Odile, informée de sa présence, vint elle-même pour lui servir à manger. Mais, malgré son courage héroïque, elle recula d'abord à l'aspect repoussant de ce misérable. Puis, surmontant ce premier mouvement de la nature, elle se jette au cou du malheureux, et l'embrasse avec une générosité qui fait frémir les témoins de ce spectacle. Sa charité croissant par cette victoire sur elle-même, elle lui servit à manger avec une pieuse affection, et, levant les yeux au ciel, elle répétait d'une voix entrecoupée de sanglots, ces charitables paroles : « Seigneur, ou donnez-lui la santé, ou accordez-lui la patience ». Sa prière fut bientôt exaucée ; la lèpre de cet infortuné disparut, et ceux qui étaient présents louèrent Dieu, qui avait glorifié la charité de sa servante. Odile continuait à visiter tous les jours l'hôpital de Nieder-Münster, situé au bas de la montagne ; mais ses fatigues continuelles, jointes à son grand âge, avaient singulièrement affaibli ses forces. Sa charité était toujours aussi ardente, et un auteur contemporain raconte que Dieu la récompensa par un étonnant miracle. « Un jour », dit-il, « que la Sainte revenait seule à Hohenbourg, elle rencontra un pauvre étendu dans le chemin et mourant de soif et de fatigue. Ne pouvant courir assez vite pour chercher du secours à ce malheureux, elle mit toute sa confiance en Dieu, et, se souvenant de ce qu'avait fait autrefois Moïse, elle frappa de son bâton le rocher voisin. Il en sortit à l'instant une fontaine dont l'eau salutaire rendit la vie à ce mourant ». Tel est le récit qu'on répétait dans la contrée quelques années après sa mort, et la fontaine miraculeuse, visitée encore aujourd'hui par un grand nombre de pèlerins, est célèbre dans tout le pays par les guérisons qu'on attribue à la vertu de ses eaux. Les protestants eux-mêmes, aussi bien que les catholiques, ont conservé pour ces lieux le respect traditionnel de leurs ancêtres. Les pauvres étaient les amis privilégiés d'Odile. Elle voulait qu'on leur témoignât toujours une charité compatissante, et elle avait expressément défendu de jamais leur refuser l'aumône. Souvent elle les servait de ses propres mains, et c'était toujours avec la tendresse la plus chrétienne. Cette charité de l'abbesse soutenait la ferveur de ses religieuses, qui se dévouaient, à son exemple, au soin des pauvres dans l'hôpital de Nieder-Münster. Ainsi vivait cette sainte communauté, au milieu de laquelle Odile demeura jusqu'à un âge fort avancé, pleine de mérites et de vertus. Son nom était béni dans toute l'Alsace, et les fidèles accouraient en foule à Hohenbourg pour admirer son dévouement et écouter sa parole comme celle d'un apôtre. Quand elle vit sa fin approcher, elle assembla toutes ses filles dans la chapelle de Saint-Jean-Baptiste, dont elle avait fait son oratoire particulier. « Ne vous alarmez pas », leur dit-elle, « de ce que je vais vous annoncer ; je sens que l'heure de ma mort approche, et j'espère que mon âme s'envolera bientôt de la prison de mon corps pour aller jouir de la liberté des enfants de Dieu ».Puis elle découvrit à chacune d'elles les défauts à corriger, les dangers à craindre, et leur recommanda de rester surtout fidèles aux saintes pratiques qui les avaient jusqu'alors maintenues dans la ferveur. Odile, apercevant alors ses nièces, Eugénie, Gundeline et Attale, qui versaient des torrents de larmes : « Mes chères filles », leur dit-elle, « vos pleurs ne prolongeront point mes jours ; l'heure est venue, il faudra bientôt partir. Allez seulement à l'oratoire de la Vierge réciter le Psautier et demandez pour moi la grâce de bien mourir ». Elles allèrent prier, et quand elles revinrent auprès d'Odile, elles la trouvèrent plongée dans une extase si profonde, que, la croyant morte, elles s'abandonnèrent de nouveau aux larmes. Mais la Sainte se réveilla bientôt comme d'un profond sommeil, et leur raconta que Dieu l'avait transportée, en compagnie de sainte Lucie, dont on célébrait la fête ce jour-là (13 décembre), pour lui donner un avant-goût des biens ineffables du ciel. Comme elle désirait ardemment recevoir le saint Viatique, les historiens de sa vie racontent que, pour satisfaire à sa sainte impatience, le ciel voulut faire un nouveau miracle. Un ange environné de lumière descendit auprès d'elle, en présence de toute l'assemblée, et lui présenta respectueusement un calice renfermant le corps et le sang précieux de Jésus-Christ. Quand Odile eut pris la sainte communion, l'ange disparut, et le vase sacré resta entre ses mains comme un témoignage de la faveur extraordinaire qu'elle avait reçue du ciel 1.

1. C'est sans doute cette tradition pieuse qui a donné occasion aux peintres et aux sculpteurs de représenter sainte Odile avec un calice entre les mains. On n'a jamais pu, dit Hugues Peltre, reconnaître de quelle matière cc calice était composé ; mais on l'a gardé à Hohenbourg, enchâssé dans de l'or et de l'argent, jusqu'à l'an 1546, Le couvent de Hohenbourg avais un calice dans ses armes.

Odile adressa à ses saintes filles un dernier adieu, et ses yeux, qu'un miracle avait ouverts autrefois, se refermèrent doucement à la lumière, le treizième jour de décembre. La Sainte était pauvrement couchée sur la peau d'ours qui lui servait de lit, et son chaste corps, exténué de jeûnes et d'austérités, resta exposé pondant huit jours dans l'église, répandant une odeur de sainteté qui embaumait tout le monastère. On lui rendit les derniers devoirs avec toute la solennité possible, et ses reliques vénérées furent déposées dans un tombeau qu'elle avait fait préparer elle-même dans la chapelle de Saint-Jean-Baptiste, appelée dans la suite la chapelle de Sainte-Odile. On la représente : 1° avec un livre ouvert sur lequel se trouvent deux yeux ; 2° priant devant un autel pour l'âme de son père. Celui-ci est parfois conduit hors des flammes par un ange ; ou bien un rayon du ciel fait connaître à la Sainte que ses prières sont exaucées.

CULTE ET RELIQUES. — MONUMENTS.

Aussitôt après la mort d'Odile, les habitants du pays vinrent en foule vénérer le tombeau de la sainte abbesse de Hohenbourg. L'Alsace, dont elle avait été l'ornement, la choisit pour patronne, et la montagne de Hohenbourg perdit son ancien nom pour porter celui de montagne de Sainte-Odile, sous lequel elle est maintenant désignée. Placée entre les Vosges et l'Alsace, elle domine une vaste étendue, où l'œil découvre vingt villes et plus de trois cents villages, séparés par des plaines, des forêts, des vignobles fertiles, des prairies entrecoupées de ruisseaux, au centre desquels le Rhin roule ses eaux majestueuses. Un chemin ombragé conduit au sommet de cette montagne, où le souvenir vénéré de sainte Odile s'est conservé si vivace depuis le VIIe siècle jusqu'à nos jours. Le tombeau de sainte Odile fut ouvert pour la première fois, en 1354, en présence de l'empereur Charles IV. Ce prince, attiré par le concours des peuples qui s'y rendaient, eut aussi, la dévotion d'y aller lui-même. Le corps de la Sainte fut trouvé entier, et on en détacha la partie antérieure du bras droit pour la donner à l'empereur. Cette relique précieuse fut déposée dans l'église cathédrale de Prague, où on l'honore encore aujourd'hui. Le tombeau de la sainte abbesse fut refermé en présence de l'empereur et de l'évêque de Strasbourg, Jean de Liechtemberg. A la demande des religieuses, ils firent dresser un acte de cette première reconnaissance, et défendirent, sous les peines les plus graves, d'ouvrir désormais ce précieux tombeau. Au XIVe et au XVe siècles, les Grandes-Compagnies, les Armagnacs et les Bourguignons envahirent successivement l'Alsace, saccagèrent Hohenbourg et en dispersèrent les religieuses. Au milieu de ces désolations, le tombeau de sainte Odile échappa cependant à la destruction, et quand l'orage fut dissipé, les religieuses se réunirent de nouveau autour de cet asile sacré et relevèrent les ruines de leur monastère. Mais la gloire de l'abbaye semblait éclipsée. La ferveur s'y affaiblit, et, en 1546, un accident y causa un incendie terrible, qui dévora tous les bâtiments. Cette fois pourtant, Dieu sauva encore le tombeau de sa servante, et les religieux Prémontrés, établis à une demi-lieue du monastère, n'abandonnèrent point ce monument sacré. Tous les revenus des abbayes de Hohenbourg et Nieder-Münster furent annexés au domaine de l'évêque de Strasbourg, et on assigna une pension annuelle pour l'entretien de deux chanoines Prémontrés sur la sainte montagne (1569). Cependant le monastère demeura enseveli sous ses ruines, jusqu'à ce qu'il fût restauré (1607) par les soins du cardinal Charles de Lorraine et de l'archiduc Léopold. Dès lors les pèlerinages au mont Sainte-Odile recommencèrent avec une nouvelle ferveur. Mais cette prospérité fut courte. En 1622, les hérétiques envahirent l'Alsace, sous la conduite du comte de Mansfeld et du duc de Brunswick, et le monastère de Hohenbourg fut livré aux flammes. Quand les ennemis se furent retirés, François Bornius, curé d'Oberehnheim, envoya une députation sur la montagne pour examiner les ruines de l'abbaye. Les envoyés, attristés par le spectacle qu'ils avaient sous les yeux, eurent cependant la consolation de retrouver le tombeau de sainte Odile. On y remarquait les traces des coups qu'y avaient portés les soldats ; mais il était encore entier et n'avait pas été ouvert. Cependant les chanoines Prémontrés, qui avaient quitté le mont Sainte-Odile à l'époque de l'invasion, y revinrent bientôt. L'église fut rebâtie et consacrée, en 1630, par les soins du comte Paul de Aldringen, suffragant du diocèse, qui s'efforça de remettre en honneur le culte de sainte Odile. Les Prémontrés restèrent les fidèles gardiens du tombeau de sainte Odile. A force de courage et de persévérance, ils purent recueillir quelques aumônes pour orner les autels et les chapelles de la sainte montagne. Grâce à leurs efforts, la dévotion à sainte Odile recouvra son ancienne popularité, les pèlerins y accoururent de toute la province, et, en 1655, plusieurs princes et évêques assistèrent à la procession solennelle qui eut lieu pour l'ouverture du Jubilé. Cette dévotion ne fit qu'augmenter les années suivantes. Mais le sanctuaire de sainte Odile semblait réservé à des épreuves incessantes. En 1681, tous les édifices de la sainte montagne furent encore dévorés par les flammes, à l'exception des chapelles des Anges et des Larmes, que leur élévation au sommet d'un rocher préserva de l'incendie. Dans ce malheur cependant, les religieux ne perdirent point courage. Réduits à la plus extrême nécessité, ils continuèrent à veiller auprès du tombeau de la sainte patronne de l'Alsace, et virent encore une fois sortir de ses ruines l'église de Hohenbourg, qui fut achevée en 1692, et consacrée, en 1696, sous l'invocation de la sainte Vierge. C'est ainsi que ce monastère, dont les souvenirs étaient si chers aux Alsaciens, sortit pour la cinquième fois de ses ruines. Malgré des calamités sans nombre, des invasions cruelles, le tombeau de sainte Odile n'est presque jamais resté sans gardiens fidèles. Il a été pieusement visité dans tous les temps par les habitants du pays, chez lesquels la dévotion envers sainte Odile est comme une tradition de famille. Les pèlerins s'y rendaient en chantant de pieux cantiques, qu'ils interrompaient pour se prosterner au pied des croix échelonnées sur le versant de la montagne. Ils visitaient toutes les chapelles avec dévotion, mais particulièrement celle des Larmes, ainsi appelée, disait-on, parce que sainte Odile y avait obtenu, par ses pleurs, la délivrance de son père, condamné pour quelque temps aux expiations du purgatoire. Quand les pèlerins séjournaient sur la montagne, ils passaient la nuit dans l'église ou dans les chapelles, et y chantaient, en langue vulgaire, des cantiques sacrés. Les protestants eux-mêmes prenaient part à ces pieux exercices, et plusieurs ont trouvé sur la sainte montagne des grâces de conversion. Le monastère de Hohenbourg fut habité par des religieuses jusqu'à l'époque de la Révolution française. En 1790, l'assemblée nationale ayant supprimé les vœux monastiques, on fit évacuer le convent de Sainte-Odile. Mais le tombeau de la sainte patronne de l'Alsace existait toujours sur la montagne. C'en était assez pour que la piété des peuples fût attirée dans ces lieux, même au milieu des plus mauvais jours. Des temps plus calmes succédèrent aux orages révolutionnaires, et la piété des Alsaciens pour leur glorieuse patronne a repris un nouvel élan. L'église qui s'élève actuellement sur le mont Sainte-Odile remonte à l'an 1692. Elle est belle et solide, et à côté du chœur, se trouvent les deux anciennes chapelles de la Croix et de Sainte-Odile. Près de là était l'ancienne demeure des religieuses. Depuis la Révolution, ces monuments ont passé entre les mains de plusieurs propriétaires. Il y a quelques années, l'église a été rendue au culte. En 1840, le tombeau de sainte Odile fut ouvert en présence du clergé et de plusieurs médecins. L'année suivante, ses reliques furent déposées dans une grande et belle châsse, pour être exposées à la vénération des fidèles, sur l'autel même de la chapelle qui porte son nom. Cette translation eut lieu le 7 juillet 1841. Une multitude de fidèles, venus de l'Alsace, de la Lorraine et du grand-duché de Bade, s'étaient réunis, ce jour-là, sur la sainte montagne. La vieille église de Sainte-Odile était parée de branches de sapin et de guirlandes, et sa statue couronnée de fleurs. Les reliques de la Sainte étaient provisoirement déposées dans la maison conventuelle, et, sur la châsse qui les renfermait, on voyait la statue de la Sainte, couchée sur de riches coussins, tenant à la main un livre d'office, ayant la crosse abbatiale à ses côtés, et revêtue du costume sous lequel elle est représentée dans les anciens monuments. A neuf heures du matin, la procession, composée de quatre-vingts prêtres, ayant à leur tête le curé d'Oberehnheim, sortit de la chapelle de Sainte-Odile pour aller chercher les saintes reliques. Elles furent portées par six prêtres, et sur leur passage la foule s'inclinait respectueusement, en joignant les mains et en versant des larmes de joie. La châsse fut déposée dans l'église, au milieu des chants solennels. Elle y resta exposée pendant huit jours à la vénération des fidèles, et en a compté jusqu'à quinze cents dans un jour, qui vinrent rendre leurs hommages à l'auguste patronne de l'Alsace. C'est ainsi que Dieu s'est plu à glorifier jusqu'aux temps présents la sainte fille d'Adalric. Malgré les révolutions et les désastres, ses reliques sont restées sur la montagne qu'Odile avait embaumée de ses vertus, et son nom est un de ceux que les peuples bénissent éternellement. Il est inscrit dans les martyrologes de l'Église, et le diocèse de Besançon a gardé fidèlement le culte de cette sainte fille, dont le monastère de Baume conserva, jusqu'à la fin, le souvenir vénéré. Sa fête se célèbre, dans le bréviaire bisontin, sous le rite semi-double, le 14 décembre (transférée du 13).

Tiré des Saints de Franche-Comté, par les professeurs du collège Saint-François-Xavier de Besançon. — Cf. Saints d'Alsace, par l'abbé Hunckler ; Histoire de sainte Odile, par le vicomte Marie-Théodore de Bussières.

LE BIENHEUREUX PONCE DE BALMEY,ÉVÊQUE DE BELLEY

1140. — Pape : Innocent II. — Roi de France : Louis VII, le Jeune.

Cui similem toto vidit nec Sequana regno, Nec Rhodanus quantis circuit arva vadis. Dans les vastes provinces qu'ils baignent de leurs eaux, la Seine et le Rhône n'ont rencontré nulle part un autre Ponce de Balmey. Épitaphe de Bienheureux Ponce.

Le bienheureux Ponce de Balmey naquit au village de ce nom, dépendant aujourd'hui de la paroisse de Vieux-d'Izenave (Ain, arrondissement de Nantua, canton de Brenod), en Bugey. Noble rejeton de Nortbolde, seigneur du même lieu, Ponce rehaussa par l'intégrité de ses mœurs et par la sainteté de sa vie l'éclat de sa naissance. Après avoir été soigneusement élevé dans tous les genres de littérature, cultivés de son temps, il fut reçu parmi les chanoines de Lyon. Son mérite le fit promouvoir en peu de temps aux dignités de pénitencier et de scolastique. Son unique occupation dans ces emplois était de gagner des âmes à Dieu par ses prières et par ses instructions. Persuadé que les exemples prêchent toujours plus haut que les paroles, il fut le premier à pratiquer ce qu'il enseignait aux autres par ses prédications. Informé de la vie édifiante que menaient les religieux de la Grande-Chartreuse, il prit, en 1116, le consentement de ses frères Garnier, seigneur de Balmey, et Guillaume, seigneur de Dorches, pour fonder un chartreuse dans la vallée de Meyria, qu'il possédait conjointement avec eux par droit d'héritage. Il fit, en présence du chapitre de Lyon, une entière cession de ce patrimoine, avec droit de propriété, juridiction et dépendances, à Etienne de Bourg, son parent, l'un des sept compagnons de saint Bruno qui fût envoyé à Meyria pour présider à la construction de cette chartreuse dont il fut établi premier prieur. On était occupé à élever cet édifice, lorsque Ponce prit la résolution d'aller à la chartreuse de Grenoble se consacrer à la vie religieuse. Le vénérable Guignes qui en était alors prieur, l'accueillit avec une affectueuse bienveillance, et à peine avait-il fait profession qu'il fut envoyé à Meyria pour prendre le gouvernement de la nouvelle colonie religieuse qui lui devait son établissement et qui venait de perdre Etienne, son prieur, mort le 4 janvier 1118. Chacun se félicitait d'avoir retrouvé en lui le saint homme qu'on pleurait à si juste titre ; sous sa direction la chartreuse de Meyria devint florissante. Le bruit de la réputation de Ponce, accompagné de la bonne odeur de ses vertus, fit tourner vers lui les regards de l'Église de Belley, veuve de pasteur, qui le demanda pour remplacer l'évêque Guillaume que la mort venait de lui enlever. Notre Bienheureux, effrayé de cette nouvelle, gémit, pleura, et la voix seule de l'autorité put le tirer de la solitude et le forcer à subir la charge de l'épiscopat eu 1121. Dans cette haute dignité, Ponce, non seulement donna à son troupeau l'exemple de la plus sublime vertu, mais il sut encore le prévenir en sa faveur par des manières douces et affables, et surtout par son humeur indulgente à l'égard des pécheurs ; il accueillait les plus endurcis avec une bonté paternelle, et quelque déplorables que fussent leurs égarements, jamais il ne désespérait de leur retour. De cette manière, il adoucit pour ses ouailles ce qu'il y avait d'austère dans la morale qu'il leur prêchait. Son ton de simplicité ne contribua pas peu à le faire chérir : ennemi du faste et de toute magnificence, insensible à la flatterie qui vient souvent ramper jusqu'au pied du trône d'un évêque, dédaignant les soins empressés des personnes qui l'entouraient, surtout quand il s'apercevait qu'un sentiment bas les faisait agir, Ponce ne se plaisait qu'en la compagnie des pauvres, pour lesquels il eut toujours des entrailles de père. Son amour pour la pénitence égalait son humilité ; il ne se contentait pas de prêcher la mortification aux autres, il châtiait son corps par la plus rude discipline ; et portait sur sa chair un cilice capable d'effrayer même les pénitents de la Thébaïde. Son lit était simple et dur comme celui qu'il avait à Meyria ; un peu de pain et d'eau était toute sa nourriture le lundi, le mercredi et le vendredi ; les autres jours, il n'y ajoutait que quelques légumes grossièrement accommodés, quelquefois du fromage et quelques gouttes de vin ; pour se conformer à la règle des Chartreux qu'il suivait autant que les devoirs de son état le lui permettaient, il s'abstint toujours de viande, même quand il était malade. C'est ainsi que ce vénérable et vigilant pasteur unissait l'exemple à la prédication, pour enseigner aux âmes confiées à ses soins le chemin de la vie éternelle tracé par la croix du Sauveur. Ses travaux portèrent des fruits ; il retira plusieurs grands personnages des voies de l'iniquité, leur ouvrit les yeux sur le néant du monde et les convertit au Seigneur. Ses exemples et ses exhortations firent naître chez plusieurs de ses parents et de ses amis le désir d'embrasser la vie religieuse. Du nombre de ces derniers, furent Garnier, son frère, qui se fit chartreux à Meyria, où il vécut et mourut saintement le 1er juin 1140, âgé de plus de cent ans, et le bienheureux Vantelle ; son secrétaire, qui alla se consacrer à Dieu dans la solitude de Portes, d'où il fut tiré pour être placé sur le siège épiscopal de Belley qu'il illustra par ses vertus. Pasteur formé sur le type que saint Paul trace d'un véritable évêque, Ponce veilla toujours attentivement sur son Église, et mit toute sa sollicitude à la préserver des loups ravisseurs. Jamais la faveur, l'intrigue ou la richesse, ne lui firent ouvrir le sanctuaire à des mercenaires, la science et les mœurs étaient la seule recommandation qui eût accès auprès de lui. Un de ses principaux soins fut de relever sa cathédrale, la demeure de ses chanoines et les hôpitaux de Belley, considérablement endommagés sous ses prédécesseurs par un incendie qui avait causé de grands dégâts dans la ville. Sa vigilance ne se borna pas à Belley ; elle n'eut d'autres limites que celles de son diocèse qu'il ne cessa d'évangéliser avec tout le zèle d'un apôtre. Les auteurs de sa vie affirment que le ciel se plut souvent à récompenser le saint évêque par des faveurs extraordinaires, et qu'il guérit miraculeusement plusieurs personnes atteintes de maladies invétérées. En 1138, Ponce se trouva à la chartreuse de Portes avec Humbald, archevêque de Lyon, et saint Hugues, évêque de Grenoble, qui s'y étaient rendus pour consacrer l'église supérieure. Il saisit cette occasion pour découvrir à ces vénérables prélats la résolution qu'il avait prise de quitter son Église pour retourner dans la solitude. « Rappelez-vous, mon très cher frère, » lui répondit saint Hugues, « comme je fus blâmé de notre maître Bruno, lorsque je voulus renoncer à mon évêché pour me retirer avec lui dans le désert, ce dont je vous ai souvent parlé. N'abandonnez donc point les brebis que le divin Pasteur a confiées à votre garde. Continuez à veiller sur elles jusqu'à la mort ». Ces sages conseils semblaient l'avoir détourné de son projet ; il reprit ses fonctions avec un nouveau courage. Le pape Innocent II avait convoqué un concile à Pise en 1134. Ponce s'y rendit avec saint Bernard, abbé de Clairvaux, et un grand nombre de prélats français. Il eut la consolation de voir canoniser dans ce concile Hugues, évêque de Grenoble, son ami, ravi depuis deux ans à l'affection de son troupeau. A leur retour de Pise, les évêques français furent arrêtés et maltraités en Toscane par une troupe de brigands soudoyés par l'antipape Anaclet et Conrad III, roi des Romains, son partisan. Arrivés à Pontremoli, ils furent de nouveau arrêtés ; Ponce, blessé grièvement, fut enfermé dans une prison étroite avec beaucoup d'autres évêques et abbés. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui était du nombre, écrivit au Pape cette lamentable histoire pour le prier de sévir contre les auteurs de ce crime. Enfin, délivré de sa prison, l'évêque de Belley rentra dans son diocèse ; mais affaibli par l'âge et par ses longues austérités, il obtint, cette même année, du pape Innocent II, à force d'importunités, la permission de retourner dans la solitude. Ne voulant pas toutefois laisser son troupeau sans pasteur, il dirigea les suffrages du clergé et du peuple sur Berlion, personnage qui, par une heureuse réunion de toutes les vertus, lui paraissait digne de l'épiscopat. Cette nomination ayant été approuvée par le Pape, Ponce fit les adieux les plus touchants à ses ouailles, établit Berlion à la tête de son peuple, et reprit le chemin de Meyria avec l'allégresse du voyageur qui arrive au port après les secousses d'une violente tempête. Là, il retrouve avec délices le repos que lui présente la retraite ; là, il goûte les charmes de la solitude et ne cesse de savourer les douceurs que trouve l'âme fervente dans les entretiens solitaires avec son Dieu ; là, méprisant le faste de la dignité épiscopale, il n'ambitionne que la dernière place parmi les religieux qu'il regarde comme ses frères ; il ne veut les surpasser que par sa ferveur à suivre la sainte règle. Telle fut la vie du bienheureux Ponce jusqu'à l'âge le plus avancé. A mesure que son âme se détachait de son corps et semblait préluder au vol qu'elle allait prendre vers le ciel, on aurait dit que ses paroles étaient les oracles de la Divinité, tant étaient sublimes les exhortations qu'il adressait aux religieux pour les engager à vivre dans la sainteté de leur vocation. Après avoir reçu les derniers sacrements, il rendit sans effort son esprit à Dieu, au milieu des réjouissances de la cour céleste et des larmes de ses frères, le 13 décembre 1140. Son tombeau devint célèbre à cause du grand nombre de miracles qui s'y opéraient.

Histoire hagiologique du diocèse de Belley, par Mgr Depéry.

SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT,BARONNE DE CHANTAL,

FONDATRICE ET 1ère RELIGIEUSE DE LA VISITATION DE SAINTE-MARIE. 1641. — Pape : Urbain VIII. — Roi de France : Louis XIII, le Juste.

En face du Christianisme étroit et chagrin, et bientôt repoussant et impossible, tel que le voulait faire le Jansénisme du XVIIe siècle, l'héroïne aimable de la Visitation a séduit une foule d'âmes. M. l'abbé Bougaud, Hist. de Ste Chantal.

Jeanne-Françoise Frémyot naquit à Dijon, en Bourgogne, le 23 janvier 1572. Son père était Bénigne Frémyot, second président au parlement de cette province, qui avait hérité de ses ancêtres, avec les biens de la noblesse, d'une grande intégrité de mœurs et d'un attachement inviolable à la foi catholique, que plusieurs abandonnaient alors pour donner dans la nouvelle hérésie. Sa mère fut Marguerite de Berbisey, de l'ancienne maison de ce nom, dans laquelle, depuis trois cents ans, étaient entrées les premières charges de la provinces, tant de l'épée que de la robe. Elle n'avait que dix-huit mois quand sa mère mourut ; mais elle fut élevée avec un très grand soin par son père. Notre Sainte conçut, par ses sages instructions, une si grande aversion pour les hérétiques, qu'elle ne pouvait pas même souffrir qu'ils la touchassent. Un jour, à peine âgée de cinq ans, elle s'amusait dans le cabinet de son père, lorsqu'un gentilhomme protestant, qui discutait avec le président Frémyot, nia la présence réelle de Jésus-Christ au Saint-Sacrement de l'autel. Aussitôt la sainte enfant, courant à lui, lui dit : « Il faut croire, Monsieur, que Jésus-Christ est au Saint-Sacrement de l'autel, puisqu'il l'a dit. Si vous ne croyez pas ce qu'il a dit, vous le faites menteur ». Ce seigneur, surpris et charmé de cette liberté, de cette énergie, si rare dans un enfant, lui donna quelques dragées pour se réconcilier avec elle. Jeanne courut aussitôt les jeter au feu en sa présence, et revenant vers lui elle ajouta : « Voyez-vous, Monsieur, voilà comme les hérétiques brûleront dans l'enfer, parce qu'ils ne croient pas ce que Notre-Seigneur a dit ». Un autre jour, ce même seigneur discutant encore dans le salon de son père, en faveur du protestantisme, notre Sainte s'approcha de lui et dit : « Si vous aviez donné un démenti au roi, mon père, comme président, vous ferait mourir ; vous en donnerez tant à Jésus-Christ que ces deux présidents (elle lui montrait un grand tableau des Apôtres saint Pierre et saint Paul) vous condamneront ». Son père, ravi de ces heureuses dispositions, ne négligeait rien pour les développer. Soir et matin, selon les traditions de sa famille, il réunissait ses trois enfants, et, avec le cœur d'un père et d'un chrétien, il leur apprenait à connaître et à goûter les beautés de la foi catholique, tant défigurées alors par l'hérésie. Il insistait surtout sur la nécessité de s'attacher par le fond du cœur à la sainte Église romaine, et au Père commun des fidèles, d'autant plus digne alors de vénération et d'amour, que son caractère sacré était plus méconnu et plus insulté. L'âme de notre sainte enfant s'ouvrait avec bonheur à cet enseignement vivifié par la foi, et on la voyait, toute jeune encore, tressaillir tour à tour de joie et d'indignation, lorsque son père racontait tes triomphes ou les douleurs de l'Église. On commençait aussi à remarquer en elle, dès sa première enfance, cette tendre compassion pour les pauvres qui plus tard devait enfanter tant de prodiges. La vue d'un malheureux la faisait pleurer. En rencontrait-elle un qui fût couvert de haillons, il lui semblait voir Notre-Seigneur n'ayant pas une pierre pour reposer sa tête. Une tendre dévotion à la sainte Vierge couronnait toutes ses vertus naissantes. Orpheline dès le berceau, aussitôt qu'elle eut l'âge de raison et qu'elle put sentir ce que c'est que de n'avoir plus de mère, elle se tourna du côté de Marie, la suppliant de l'accepter pour sa fille. Depuis lors elle se plut à se nommer son enfant, la consulta comme nous consultons nos mères, et l'appela à son aide dans toutes ses entreprises et dans tous ses dangers. Entre autres grâces, elle lui devra bientôt de se conserver sans tache au milieu des séductions périlleuses auxquelles va être exposée sa jeunesse. Lorsqu'elle fut nubile, sa main fut recherchée par les plus illustres seigneurs du Poitou. De ce nombre était un seigneur calviniste, ami de son beau-frère. Sa sœur Marguerite la pressait d'agréer cette recherche, qui l’eût établie dans son voisinage. Mais, connaissant l'inviolable attachement de Jeanne à la foi catholique, elle lui avait caché que ce seigneur était calviniste. Jeanne le devina : « Hier », dit-elle à sa sœur un jour qu'elle lui faisait de plus pressantes instances, « hier il était à deux pas de la grille lorsque le saint Viatique est passé devant. Non seulement il n'a pas fléchi le genou, mais il ne s'est pas même découvert. Je l'ai vu de ma chambre ; je remercie Dieu de m'avoir éclairée... jamais je ne l'épouserai ». A l'âge de vingt ans, elle épousa, dans la crainte de Dieu et par la volonté de son père, Christophe de Rabutin, baron de Chantal, seigneur de Bourbilly et de Monthelon, gentilhomme de la chambre du roi et maître de camp d'un régiment d'infanterie 1. Il descendait, par sa mère Françoise de Cossé, de sainte Humbeline, sœur de saint Bernard. Il avait combattu avec distinction dans les rangs catholiques ; Henri IV l'honorait de sa faveur.

1. Le baron de Chantal était le dernier descendant, par la ligne maternelle, de le famille de baie Bernard.

L'obligation de suivre son mari fit qu'elle alla demeurer avec lui à son château de Bourbilly. Elle s'y appliqua à bien régler ses mœurs et à rétablir le bon ordre dans les biens de son époux, abandonnés jusque-là aux mains d'intendants, pendant que le baron était à la cour ou aux armées. La première réforme qu'elle entreprit fut celle des domestiques. Persuadée que l'exemple vaut mieux que la parole, et afin de les surveiller de plus près, elle prit le parti de se lever de grand matin, à cinq heures, aussitôt qu'eux. Elle leur faisait elle-même la prière, et elle voulait qu'ils pussent tous les jours entendre la sainte messe. Dans ce but, elle ordonna que la messe de fondation qui se devait dire dans la chapelle du château, mais qui ne se disait plus depuis la mort de sa belle-mère, serait célébrée chaque jour et de grand matin. De cette sorte, tout le monde la pouvait entendre, même ceux qui devaient aller travailler dans la campagne. Le soir, avant le coucher, on rendait compte du travail accompli. Souvent, dans le milieu du jour, elle prenait son ouvrage et venait coudre ou filer auprès des domestiques, profitant de ce moment pour élever doucement, par de pieuses et aimables causeries, leurs esprits grossiers à la connaissance et à l'amour de Dieu. Le dimanche, elle les conduisait tous à la messe de paroisse, et afin qu'ils pussent aider à chanter plus solennellement le Credo, elle y exerçait elle-même ceux dont la voix était belle. Il arrivait quelquefois que pendant ce chant, qui avait lieu dans les cuisines ou dans les granges, elle ne pouvait pas contenir son enthousiasme. Sainte Chantal avait non seulement l'âme trop vertueuse, mais l'esprit trop grand pour tomber dans des travers. Sa mise, si modeste avant son mariage, le devint davantage encore depuis. Se voyant à la campagne, et à la tête d'une grande maison, elle quitta les vêtements plus précieux de sa jeunesse, les robes de soie qu'elle avait le droit de porter en qualité de dame noble, et se vêtit des étoffes les plus communes. En même temps qu'elle renonçait à la vanité, elle se voua au travail. Ses doigts, dit un biographe, ne se reposaient pas. Quand le matin, après avoir entendu la messe, elle avait visité les cuisines, les cours, quelquefois même les fermes les plus éloignées, et donné à toutes choses ce coup-d'œil du maître qui fait tout prospérer, on la voyait rentrer gaie et gracieuse, et reprendre son ouvrage. Elle ne l'interrompait que par nécessité, quand il lui venait des visites, et encore fallait-il que le rang des personnes l'y obligeât ; autrement elle se faisait apporter sa petite table à ouvrage, et ; après s'être gracieusement excusée, elle continuait à travailler. Sa charité envers le prochain parut admirablement dans une grande famine dont la province fut affligée. Elle donnait elle-même tous les jours du pain et du potage à un grand nombre de pauvres qui venaient de six à sept lieues à la ronde lui demander la charité, et elle donnait aux pauvres honteux selon leur nécessité. Il arrivait quelquefois que des pauvres, ayant reçu l'aumône, faisaient le tour du château, puis venaient une seconde fois lui demander. Elle s'en apercevait bien ; mais elle ne les rebutait pas pour cela, disant en elle-même : « Mon Dieu, je mendie continuellement aux portes de votre miséricorde : eh quoi ! voudrais-je bien être refusée à la deuxième et à la troisième fois ? Vous avez mille fois enduré mon importunité, pourquoi ne voudrais-je pas souffrir celle de votre créature ? » Aussi, par un grand miracle, son blé et sa farine se multiplièrent dans son grenier, et ce qui n'aurait pas suffi pour sa famille, fut suffisant pendant six mois pour elle et pour une infinité de pauvres qu'elle regardait comme ses propres enfants. Sa douceur et sa bonté étaient aussi fort remarquables. Lorsque son mari avait fait mettre en prison quelques paysans, elle les faisait secrètement sortir le soir, et les mettait coucher dans un bon lit ; et le matin, les ayant renvoyés en prison, elle travaillait à leur procurer la liberté auprès de ce seigneur. On remarque qu'en huit ans qu'elle a été mariée, et neuf qu'elle est demeurée veuve dans le monde, elle n'a presque point changé de domestiques. Pendant les longs voyages que M. de Chantal faisait à la cour, elle vivait dans une retraite tout à fait exemplaire : ce qui édifia tellement ce sage seigneur, que, voulant prendre part à cette bénédiction, il quitta entièrement la cour et les grands avantages qu'il y pouvait attendre des bonnes grâces du roi, pour ne plus sortir de sa maison. Il y tomba malade en 1601, et, pendant cette maladie qui dura six mois, il y fit, par les bons avis de sa femme, de très saintes réflexions pour sa propre perfection. Enfin, étant revenu en convalescence, il fut blessé mortellement, à la chasse, d'un coup d'arquebuse qu'un de ses amis lui donna par mégarde 1. A la nouvelle de cet accident, Jeanne accourut tout éplorée. Alors, à la vue de son malheur, sa douleur éclate : « Coupable imprudence ! Malheureux Chazelles ! » S’écrie-t-elle. « Jeanne », lui dit son mari en pressant ses mains dans les siennes, « ma chère Jeanne, ce coup d'arquebuse vient de plus haut ! Adorons les desseins de Dieu, et que jamais un mot de reproche ne soit adressé à mon cher cousin ». Dieu accorda au blessé neuf jours pour se disposer à la mort ; il se confessa dans les sentiments de la plus grande piété et ne cessa, jusqu'au dernier moment, d'exhorter sa pieuse compagne à la parfaite soumission aux volontés divines. Lorsque le moment fatal fut arrivé, et que notre Sainte eut reçu avec ses enfants le dernier adieu et les dernières bénédictions du mourant, on l'entendit répéter le premier cri de sa douleur : « Mon Dieu, que votre volonté toujours adorable s'accomplisse sur moi dans toute son étendue ! » Puis, comblant ses chers enfants de ses plus tendres caresses, les inondant de ses larmes : « Je vous les offre, mon Dieu, soyez-en le père ! » La douleur de Jeanne fut immense. Lorsque les yeux de son époux eurent été fermés par la mort, elle se retira dans la solitude la plus profonde. Son château ne lui semblait pas assez désert. Souvent elle s'en échappait à la dérobée, et son unique consolation était d'aller dans un petit bois peu éloigné, pour y pleurer tout à son aise 2. Vainement les dames des châteaux voisins, vainement ses tantes et ses cousines de Semur venaient à Bourbilly pour essayer de la consoler. Elle en était touchée et reconnaissante ; mais le soir, quand elle était rentrée dans sa chambre : « Ah ! » disait-elle, « que ne me laisse-t-on pleurer à mon aise ! On croit me soulager, et on me martyrise ». Elle tombait alors à genoux en sanglotant, et elle passait la nuit dans les larmes. Elle avait au cœur une de ces blessures qui, dans les grandes âmes, ne se ferment jamais. Et cependant c'est de ce malheur que va naître pour elle une vie nouvelle. Elle puisera dans cette douleur, qu'elle sentit à l'excès, mais qu'elle supporta héroïquement, une force, des lumières, une ardeur toute divine, un détachement absolu des créatures, et enfin cette mort à elle-même et cet entier abandon à Dieu qui en firent, entre ses mains, l'instrument de si grandes choses.

1. On montre encore aujourd'hui, dans le bois du Vic, l'endroit où eut lieu ce malheur. 2. C'est le bois de la Garenne, qui était en face l'entrée du château, et qui existe encore.

Sainte Chantal était donc veuve à vingt-huit ans. Après avoir eu le rare bonheur de rencontrer un époux digne d'elle, elle avait été arrachée de ses bras par un horrible accident. Des six enfants dont Dieu, en huit années, avait béni son mariage, deux étaient morts au berceau ; il lui en restait quatre, un fils âgé de cinq ans et trois filles plus jeunes encore, la dernière ayant à peine trois semaines. La douleur de la veuve s'accroissait ainsi des inquiétudes de la mère. Le présent lui était à charge par sa solitude ; l'avenir l'effrayait par sa responsabilité. Ce sont là ces grandes douleurs de la vie auxquelles rien ne se compare et devant lesquelles sont impuissantes toutes les consolations humaines. Dieu, qui estime assez une âme pour lui imposer une si lourde croix, peut seul aussi l'aider à la porter. Il essuie lui-même de telles larmes ; il cicatrise seul de si profondes blessures. Jeanne ne tarda pas à l'éprouver. Des consolations, inconnues aux âmes qui n'ont pas souffert, se mêlèrent tout à coup à ses plus amères douleurs. De vives lumières remplirent son esprit. Elle éprouva de grandes ardeurs de tout quitter, puisque tout se flétrissait et se brisait si vite, et de se consacrer tout entière à Dieu. A peine revenue de la première stupeur dans laquelle on tombe après des coups si foudroyants, elle se rappela les pieux entretiens de son mari pendant sa dernière maladie, et, émue de ce tendre souvenir, voulant lui conserver la grande fidélité et donner à Dieu le grand amour, elle fit vœu de chasteté perpétuelle. A la suite de ce vœu, elle distribua aux pauvres les habits de M. de Chantal et les siens propres, ceux qu'ils avaient portés l'un et l'autre aux jours de leur union terrestre. Elle ne conserva pas même les parures qu'elle avait reçues à l'époque de son mariage, et les donna aux églises, ne voulant plus, disait-elle, de robe nuptiale que celle qui est requise pour entrer aux noces de l'Agneau. Ce fut aussi à cette époque qu'elle fit vœu d'employer toujours le travail de ses mains pour les autels et pour les pauvres ; ce qui était, à ses yeux, une double et sainte manière de vêtir Jésus-Christ. Le train de sa maison fut réduit, et elle renvoya une partie de ses domestiques, après les avoir largement récompensés. Elle régla aussi l'emploi de ses journées, et le temps que, pour complaire à son mari, elle avait l'usage de donner à la chasse, au jeu, aux compagnies, elle résolut de l'employer désormais à la prière, à la lecture, aux visites encore plus fréquentes des pauvres et des malades, et surtout à l'éducation de ses enfants. Pour mener une vie aussi complètement consacrée à Dieu, elle sentit le besoin d'un directeur qui pût la conduire à travers les sentiers toujours si difficiles de la piété au milieu du monde. Son oraison, d'ailleurs, jusque-là fervente, mais très simple, devenait plus élevée ; elle éprouvait une union avec Dieu dont l'intimité l'étonnait ; à de certains moments, elle se sentait emportée vers des régions supérieures qu'elle ne soupçonnait pas. Des visions miraculeuses se mêlaient en elle à d'ardentes affections pour Dieu. Elle s'alarma, et comprenant qu'il lui était impossible de s'avancer sans guide à travers de pareils chemins, son unique pensée fut de trouver un directeur ; et, comme elle priait Dieu instamment de lui en choisir un qui fût rempli de ses lumières et de son amour, il le lui fit voir dans une vision, et lui dit, sans néanmoins lui déclarer encore qui il était : « Voilà l'homme bien-aimé de Dieu et des hommes, entre les mains duquel tu dois reposer ta conscience » 1. Cependant les douleurs de sainte Chantal ne cessaient de croître. Sa santé dépérissait. Son père, l'ayant appris, lui écrivit pour la blâmer vivement de s'abandonner ainsi à son chagrin, lui rappelant qu'elle se devait conserver pour ses quatre petits enfants, et exigeant qu'elle quittât Bourbilly et revînt, au moins pour quelque mois, à Dijon. Il espérait des bruits de la ville et de la société de ses parents quelque adoucissement à un si grand deuil. Jeanne partit aussitôt, et revint à Dijon sur la fin de mars 1602. Elle y retrouva quelques-unes de ses amies d'enfance ; et c'est avec elles, dans ce cercle d'amies intimes, qu'elle acheva loin du monde la première année de son veuvage. Ceux qui ont beaucoup souffert savent combien est douce cette demi-solitude où ne pénètrent que quelques rares personnes qui comprennent nos douleurs, et dans l'âme desquelles nos gémissements éveillent toujours un écho.

1. On montre encore le lieu où sainte Chantal eut cette vision. C'était sur le chemin qui descend de Bourbilly au moulin du château, à peu près à égale distance de l'un et de l'autre, au pied d'un petit bois appelé aujourd'hui Bois-Thomas.

Cependant les vacances de parlement de Bourgogne étaient ouvertes, le président Frémyot, selon son usage, alla passer quelques mois à Thotes en Auxois ; sainte Chantal partit avec son père et se rendit à Bourbilly 1, où l'appelaient d'ailleurs le soin de ses affaires, les récoltes à finir, les vendanges à préparer. Cette veuve inconsolable ne put revoir les lieux témoins de ses joies et de ses douleurs sans verser des torrents de larmes. Tous ses attraits pour une vie plus sainte augmentèrent aussi dans la solitude, avec un désir plus vif de rencontrer enfin un directeur. Un jour que, dans la chapelle de Bourbilly, elle répandait son âme en présence d'une image de la sainte Vierge, et qu'elle demandait à Dieu de lui faire connaître sa volonté, tout à coup, au moment où elle priait avec la plus grande attention, elle se vit entourée d'une multitude innombrable de vierges et de veuves, et elle entendit une voix du ciel qui lui dit : « Voilà la génération qui te sera donnée et à mon serviteur fidèle ; génération chaste et choisie, et je veux qu'elle soit sainte ». Jeanne ne comprit rien à cette vision ; mais il lui en resta un doux souvenir, qui pendant quelque temps diminua l’amertume de ses peines. Sur ces entrefaites, elle reçut une lettre qu'elle ne put lire sans un serrement de cœur. Son beau-père, le baron de Chantal, qui habitait le château de Monthelon, à une lieue d'Autun, lui écrivait qu'il se faisait vieux, et qu'il voulait qu'elle vînt demeurer avec lui. Jeanne, qui connaissait le caractère du vieux baron, les désordres de sa maison, ceux plus grands encore de sa conduite, entrevit aussitôt l'amertume du calice qu'elle serait obligée de boire. Mais l'espérance d'arracher son beau-père au mal et de le préparer à une mort chrétienne la fit passer par-dessus toutes ses répugnances. « Aussi », dit un vieux biographe, « elle n'hésita pas. Elle reçut par manière d'obéissance ce commandement, et, joignant son cœur à cette croix, elle alla demeurer chez son beau-père avec ses quatre enfants, pour y faire un purgatoire d'environ sept ans et demi ». L'an 1602 touchait à sa fin lorsque Mme de Chantal et ses quatre enfants arrivèrent à Monthelon. Le vieux baron de Chantal, devant lequel tout devait plier, était tombé sous la dépendance d'une servante, sans le consentement de laquelle il n'eût osé faire un mouvement, et qui, parvenue à le dominer, commandait en maîtresse au château. A peine arrivée, la Sainte, dont le coup d'œil était à la fois si rapide et si juste, et qui possédait dans un degré supérieur les qualités d'une maîtresse de maison, s'aperçut que les biens de son beau-père étaient gaspillés. Elle essaya de faire une observation, mais déjà la servante, mécontente de l'arrivée de notre Sainte, et craignant d'être éloignée par elle, avait indisposé l'esprit du vieillard contre sa belle-fille. Asservie, injuriée même au château de Monthelon, Jeanne parut plus grande et fut plus sainte encore que quand elle était libre et heureuse à Bourbilly. Uniquement occupée de sa grande œuvre, la conversion de son beau-père et celle de son indigne servante, elle s'appliqua à les vaincre l'un et l'autre à force de douceur. Il n'y avait ni démarches ni sacrifices qui lui coûtassent dans l'espérance de les ramener à Dieu. Elle en vint même à ce degré d'héroïsme de soigner les enfants de cette servante comme les siens propres, se donnant la peine non seulement de les instruire, mais quelquefois de les habiller, de les peigner, de nettoyer leurs vêtements et de leur rendre de ses propres mains les services les plus abjects.

1. Thotes et Bourbilly étaient deux châteaux dont les terres se touchaient presque.

Ce n'est pas qu'il ne lui en coûtât beaucoup pour accepter une vie aussi humiliée ; tout son sang se révoltait, surtout dans les commencements. Elle a avoué qu'elle était saisie de la plus profonde indignation lorsqu'elle voyait les enfants de cette servante marcher sur le même rang que les siens, et souvent leur être préférés. Mais elle étouffait ces cris de la nature, et à toutes les insolences elle n'opposait qu'un cœur doux et un visage gracieux. Vis-à-vis de son beau-père, c'était la même conduite. Elle profitait de toutes les occasions pour lui faire du bien, et nulle violence ne fut jamais capable de diminuer son respect, ni de décourager sa patience. A ce motif si élevé, qui la soutint pendant sept ans dans cette vie si héroïque, s'en joignit un autre qui ne lui prêta pas un moindre appui. Naturellement elle était un peu haute ; elle avait puisé dans le sang paternel je ne sais quoi de fier et d'un peu impérieux qu'elle voulait étouffer à tout prix. L'occasion lui semblait bonne de devenir humble à force d'humiliations. Elle y réussit au-delà de tout ce qu'on peut dire. C'est à cette rude école, mieux que dans le plus sévère noviciat, que Dieu lui fit acquérir cette rare humilité et cette parfaite obéissance, qui en feront bientôt, sous la main de saint François de Sales, l'instrument de si grandes choses. Toute pleine de ces pensées d'humilité, elle accomplit, au mois d'avril 1603, un acte d'une haute importance. Le monde, au dix-septième siècle, était encore peuplé, comme au moyen âge, d'une foule de jeunes filles, de veuves, de gens mariés, qui, retenus dans le siècle par l'âge ou les devoirs, s'associaient aux prières et aux pénitences des grands Ordres religieux, en acceptaient la Règle, l'office, l'esprit, et même une partie du costume, à condition d'avoir part à leurs mérites et à leurs bonnes œuvres, et, ne pouvant aller chercher le monastère, l'appelaient en quelque sorte à eux et l'introduisaient au foyer domestique. Deux tiers-ordres étaient surtout populaires entre tous : celui de Saint-Dominique et celui de Saint-François. Le premier poussant plus spécialement les âmes à la pénitence, le second à l'humilité et à la pauvreté. Jeanne préféra ce dernier, et s'y fit recevoir le 6 avril 1603. L'an 1604, saint François de Sales étant venu prêcher le Carême à Dijon, elle y alla pour l'entendre ; elle reconnut que c'était 1à cet homme chéri du ciel que Dieu lui avait montré, et qui devait être son guide dans les voies étroites de la vie spirituelle. Les traits du prédicateur, sa taille, les vêtements même qu'il portait, tout lui rappela ses anciennes visions de Bourbilly ; de son côté, saint François de Sales, à qui Dieu avait inspiré la sainte pensée de fonder l'Ordre de la Visitation, et montré, dans une semblable vision, la dame qu'il destinait à l'accomplissement de cette œuvre, la reconnut pendant son sermon, et s'étant adressé à André Frémyot, qui venait d'être nommé à l'archevêché de Bourges : « Cher seigneur », lui dit-il, « connaîtriez-vous la jeune dame vêtue en veuve, placée en face de la chaire, et qui écoutait si attentivement la parole de vérité ? » — « C'est ma sœur, Monseigneur », répond-il, « la baronne de Chantal, dont les vertus sont incomparables. J'espère que Monsieur mon père aura l'honneur de vous la présenter ». — « Je serai charmé de la connaître », reprit l'évêque de Genève. Jeanne eut en effet souvent occasion de rencontrer saint François de Sales chez son père. Elle eut donc de saintes conférences avec lui, et elle en profita merveilleusement pour suivre l'attrait que le Saint-Esprit lui donnait. Elle ne le prit pas néanmoins encore tout à fait pour son directeur ; mais elle le prit depuis dans un voyage qu'elle fit à Saint-Claude, où ce saint prélat se trouva ; et, peu de temps après, étant ä Notre-Dame d'Étang, le 2 septembre 1604, elle fit son premier vœu de lui obéir ; l'année suivante elle l'alla trouver à Sales, où, en dix jours qu'elle y demeura, elle reçut de sa bouche des instructions admirables pour sa conduite. De là elle revint à Monthelon chez son beau-père, où elle pratiqua soigneusement tout ce qui lui avait été ordonné. Elle se levait tout l'hiver à cinq heures du matin sans feu et sans aide, et l'été encore plus tôt, puis elle se mettait en oraison. Ensuite elle entendait la messe, lisait les constitutions que son bienheureux directeur lui avait données, catéchisait et instruisait ses enfants et tous les domestiques, et mettait un bon ordre à tout son ménage. Le soir, elle assemblait aussi toute la maison pour faire la prière et l'examen ; et le monde s'étant retiré, elle continuait encore à s'entretenir avec son Dieu. Elle faisait elle-même son lit et sa chambre ; et, pour ne point perdre de temps à se coiffer et à s'habiller, elle se coupa les cheveux et prit des habits encore plus simples et plus modestes qu'auparavant : elle suivait en cela le conseil du saint évêque, qui, lui ayant demandé un jour si elle avait l'intention de se remarier : « Oh ! Pour cela non », avait-elle répondu vivement. — « Alors, Madame, mettez bas l'enseigne ». Elle jeûnait ordinairement le vendredi et le samedi ; mais elle était toujours si ingénieuse à se mortifier dans son manger, que le repas était une croix et une très rude pénitence pour elle. Son affection pour les pauvres croissait à tous moments. Un jour elle en rencontra trois qui avaient fort bonne mine. Elle n'avait point d'argent sur elle pour leur faire l'aumône ; mais afin de ne les pas éconduire, elle leur donna, pour eux trois, une bague en or qu'elle avait tirée du doigt de son mari à sa mort, et qui pour cela lui était très chère. En même temps elle fut saisie d'un grand sentiment de la présence de Dieu. Elle se jeta aux pieds de ces pauvres, et les leur baisa. Quand elle se releva, ils avaient disparu, sans qu'on pût savoir par où ils avaient passé. Depuis lors, elle demeura si amoureuse des pauvres, qu'elle fit vœu de ne jamais refuser l'aumône, quand elle lui serait demandée pour l'amour de Dieu. Non contente de ce vœu et de celui qu'elle avait précédemment fait de travailler toujours pour les pauvres, elle mit un plus grand soin à les visiter dans leurs réduits. Elle y allait tous les jours, même pendant les excessives chaleurs de l'été ou parmi les neiges de l'hiver. En sortant du château, elle disait aux personnes qui l'accompagnaient, pour exciter leur foi et la sienne : « Nous allons visiter Notre-Seigneur sur le mont du Calvaire, ou au jardin des Olives, ou au Saint-Sépulcre », diversifiant les stations, afin de fournir chaque jour un aliment divin à sa piété. Lorsque la maladie se joignait à la pauvreté, la charité de sainte Chantal devenait encore plus respectueuse et plus tendre. Elle avait au château une petite chambre écartée où elle tenait des eaux, des onguents, des remèdes qu'elle préparait elle-même pour les pauvres. Avant de sortir, elle se munissait des remèdes dont elle croyait avoir besoin ; et, arrivée auprès des malades, elle lavait leurs plaies de ses propres mains, ôtait le pus et la chair corrompue, et les pansait avec soin et dévotion. Elle faisait ensuite leurs lits, balayait leurs chambres, s'asseyait auprès d'eux quelques instants ; puis, après leur avoir essuyé le visage, s'ils avaient la fièvre, elle leur disait adieu avec un air si affectueux, qu'on eût dit une mère qui venait de soigner son enfant. Elle prenait aussi le soin d'assister ceux qui étaient à l'agonie, de préparer et ensevelir les morts. Et lorsque quelqu'un mourait en son absence, on allait au plus tôt l'en avertir, parce que, disaient les paysans, « d'ensevelir les défunts, c'est un droit que Madame s'est réservé ». Elle avait des habits de réserve qu'elle prêtait aux plus nécessiteux, et cependant elle prenait leurs haillons, les nettoyait, les raccommodait proprement, et les leur rendait en meilleur état. Parmi les malades qu'elle assistait, il y en eut principalement deux qui exercèrent extraordinairement sa charité. L'un était un pauvre jeune homme d'Autun, tout couvert de lèpre et de teigne, que l'on trouva couché dans les haies près de son château. Elle le prit chez elle, et lui rendit tous les devoirs qu'elle eût rendus à son propre enfant ; enfin, elle l'assista à la mort, et l'envoya, comme Lazare, dans le sein d'Abraham : après quoi elle l'ensevelit de ses propres mains. L'autre fut une femme qui avait au visage un si horrible cancer, qu'elle en était toute défigurée au point de faire horreur. Notre Sainte lui prodigua les soins les plus tendres : pour la modérer il fallut la défense absolue de son père, qui craignait qu'elle contractât ce mal et ne le communiquât à ses enfants. Tandis qu'elle révélait ainsi chaque jour, dans des actes d'un si beau dévouement, la grandeur de son amour pour les pauvres, un voyage qu'elle fit à Bourbilly l'appela tout à coup à un héroïsme encore plus grand. C'était vers la fin de septembre. Elle venait d'arriver à Bourbilly pour surveiller les vendanges, lorsque la dysenterie éclata soudain au village, et bientôt il y eut un grand nombre de morts et de mourants. Notre Sainte, émue de pitié pour ces pauvres malades, qui manquaient de tout, se consacra aussitôt, avec une ardeur toute divine, à leur service. Tous les matins, avant le lever de l'aurore, et après avoir fait son heure d'oraison mentale, elle s'en allait visiter tous les malades, leur porter des remèdes et nettoyer leurs immondices. Elle assistait ensuite à la messe, après laquelle elle retournait servir les malades des maisons les plus éloignées. Le soir, elle faisait une seconde visite dans toutes les maisons du village, et au retour elle demandait compte des travaux de la journée et de l'état de ses biens ; car jamais ses dévotions ne la rendirent moins vigilante à conserver et à accroître le bien de ses enfants. Souvent il arrivait que le soir, au moment où elle rentrait épuisée de fatigues, on la venait chercher pour assister un mourant, et elle passait la nuit à genoux au pied de son lit, priant avec lui, le servant comme une mère et l'excitant à mourir saintement. Sept semaines s'écoulèrent ainsi pendant lesquelles il n'y eut pas de jour où elle ne lavât et ensevelît de ses propres mains trois ou quatre cadavres. Elle succomba enfin. La fièvre et la dysenterie la réduisirent bientôt à un tel état, qu'on désespéra de ses jours. Dans cette extrémité, elle fit écrire à son beau-père pour lui demander pardon et lui confier ses quatre petits orphelins ; après quoi, abandonnée à la sainte volonté de Dieu, elle lui offrit le sacrifice de sa vie. Mais l'heure n'en était pas venue. Une nuit, étant à la dernière extrémité, au moment où tout le monde attendait qu'elle entrât en agonie, elle fut inspirée de faire un vœu à la sainte Vierge ; et tout aussitôt la vie lui fut rendue. Elle se leva donc, et, après avoir mis ordre à ses affaires, elle monta à cheval et s'en alla à Monthelon. Elle y fut reçue avec une joie difficile à décrire par ses quatre petits enfants, qui n'avaient fait que pleurer depuis qu'on avait reçu la lettre qui annonçait sa maladie, et même par son beau-père, qui ne se pouvait consoler à l'idée de la perdre ; car, malgré les persécutions qu'elle avait reçues au château de Monthelon, elle y était regardée et tenue comme une Sainte. D'autre part, à peine ils la surent arrivée, que les habitants de Monthelon accoururent en grand nombre, ne sachant comment exprimer leur joie. Les femmes, les enfants se pressaient autour d'elle, lui baisant les mains, et les pauvres bénissaient Dieu de leur avoir rendu leur mère. Cependant les enfants de sainte Chantal commençaient à grandir, et plus ils avançaient en âge, plus on voyait croître la sollicitude de leur mère ; elle ne les quittait ni le jour ni la nuit ; elle travaillait avec un zèle infatigable à former leur esprit, leur cœur, leur conscience ; sentant qu'ils n'avaient plus de père, elle reportait sur eux tout l'amour qu'elle avait eu pour lui ; elle les couvrait d'une tendresse qui est une des merveilles les plus admirables peut-être, mais jusqu'ici les moins remarquées, d'une vie si féconde en merveilles. Épouse inconsolable, même après six années de veuvage, elle pleurait tous les jours de sa vie, malgré son entier détachement de toute chose, l'époux qu'elle avait tant aimé. Vainement elle se consacre au service de Dieu avec toute l'impétuosité de sa nature ; vainement elle répand à grands flots sur les pauvres toute la tendresse dont son cœur est capable ; rien ne peut voiler dans son âme l'image toujours présente de son époux disparu. Elle lui conserve un tendre, profond et persévérant amour. Loin de détruire les affections de l'épouse et de la mère, l'amour de Dieu les rajeunit et les vivifie : et ainsi nous est révélé cet ineffable mystère, que le détachement n'est pas l'insensibilité, et que les vrais cœurs d'épouses, de mères, de filles, ce sont les cœurs de Saintes. Cependant il lui était plus facile d'oublier le monde que de s'en faire oublier. Elle était jeune encore ; elle avait un beau nom, une grande fortune, d'admirables qualités d'esprit et de cœur, de grands attraits extérieurs, avec je ne sais quoi d'achevé que la vertu ajoute à la beauté. Aussi, à peine se passait-il une année qu'elle ne se vît recherchée et demandée en mariage. En l'année 1606 surtout, il en fut fortement question. Aux premières avances, elle répondit nettement qu'on n'y pensât plus, que la chose était impossible. Quinze jours après, pour achever cette affaire, elle vint à Dijon auprès du président Frémyot, et elle eut à soutenir les plus douloureux assauts ; mais rien ne put ébranler sa résolution. Un peu plus tard, les instances recommencèrent. Tous les parents de notre Sainte entrèrent en ligue, et l'on résolut d'emporter d'assaut son consentement. Monsieur le président Frémyot employa tour à tour les prières, les larmes, les ordres, ce qui martyrisait notre sainte baronne. Un jour en particulier, les assauts furent si longs, si douloureux, qu'il semblait au pauvre cœur de cette sainte veuve qu'elle allait succomber. Alors, s'échappant de l'assemblée de ses parents, elle monte dans sa chambre, se jette à genoux, prie longtemps avec des torrents de larmes, et décidée enfin à accomplir un acte auquel elle pensait depuis longtemps, elle s'arme d'un poinçon, le fait chauffer au feu, découvre sa poitrine, et y trace en lettres profondes le nom de Jésus à l'endroit du cœur, pour marquer qu'elle renonçait décidément à toute autre alliance qu'à celle de Jésus-Christ. Le fer entra si avant, qu'elle ne savait plus comment étancher le sang qui coulait abondamment de cette plaie héroïque. Elle trempe alors une plume dans son sang, et écrit de nouveau ses vœux et la promesse renouvelée de se consacrer uniquement au pur amour de Dieu. En même temps qu'elle gravait sur son cœur le nom de Jésus en signe de consécration absolue à Dieu, elle commençait à éprouver de plus grands attraits de tout quitter, d'abandonner le monde et sa famille, et de se retirer dans la solitude. Ses désirs de vie religieuse, encore vagues en 1603, plus précis en 1606, devinrent tout à coup, en 1607, très vifs et très ardents. Dieu la réservait pour l'établissement de l'Ordre de la Visitation. Il serait trop long de rapporter toutes les circonstances de cette grande entreprise, les sentiments que Dieu lui donna pour la disposer à un dessein si important, les lumières et les ardeurs dont il la remplit, et les voies qu'il lui ouvrit pour en préparer l'exécution. Le projet en fut arrêté à Annecy, en deux différents voyages qu'elle y fit pour voir saint François de Sales, et conférer avec lui. Il lui proposa d'abord d'autres congrégations déjà établies, où elle pouvait entrer, afin d'éprouver sa résignation ; mais, la voyant soumise à tout, il lui fit enfin l'ouverture de ce nouvel établissement que la Sagesse divine lui avait inspiré. Elle renouvela donc ses vœux entre ses mains ; et, en attendant que le temps de faire une communauté fût arrivé, elle retourna chez son père à Dijon. Le démon, qui prévoyait le grand nombre d'âmes que l'Ordre de la Visitation lui ravirait, ne négligea rien pour entraver cette sainte entreprise. Avant de partir pour Annecy, elle maria sa fille aînée, Marie-Aimée de Chantal, au baron de Thorens, Bernard de Sales, frère de saint François de Sales ; elle confia le soin de son fils au président Frémyot, son père ; elle embrassa tous ses domestiques, et leur fit des présents honnêtes : elle fit aussi, en passant par Autun, beaucoup d'actions pieuses, entre autres des vœux à saint Bernard et à Notre-Dame d'Étang, qu'elle accomplit sur-le-champ. Elle repassa par Dijon, où toute sa famille était réunie chez son père, afin de le consoler et de le soigner au moment de la séparation tant redoutée. L'émotion serrait tous les cœurs, la généreuse femme souffrait un martyre que Dieu seul jugeait, mais que trahissaient malgré elle au dehors ses yeux pleins de larmes. Celse-Bénigne de Chantal, son fils, s'apercevant de son trouble, et espérant sans doute qu'elle était ébranlée, se jette à ses pieds, la conjure de se laisser vaincre par tant d'afflictions, et, comme sa mère faisait un pas hors du salon pour aller embrasser son père, il se couche en travers de la porte en disant : « Eh bien ! Ma mère, si je ne puis vous retenir, du moins vous passerez sur le corps de votre fils ». A ces mots, elle sentit son cœur se briser, et, ne pouvant plus soutenir le poids de sa douleur, elle s'arrêta et laissa couler librement ses larmes. Un saint ecclésiastique, qui assistait à cette scène déchirante, craignant que la Sainte ne faiblit au moment suprême : « Eh quoi ! Madame », lui dit-il, « les pleurs d'un enfant vous pourront ébranler ? » — « Non », reprit la Sainte en souriant à travers ses larmes ; « mais que voulez-vous, je suis mère ! » Et, les yeux au ciel, nouvel Abraham elle passa sur le corps de son fils. Notre Sainte se jeta aux genoux de son père et lui demanda sa bénédiction : « Mon Dieu », s'écria-t-il, « il ne m'appartient pas de combattre plus longtemps ce que vous avez décidé : j'y acquiesce de tout mon cœur, et vous immole cette fille qui m'est aussi chère qu'Isaac l'était à votre serviteur Abraham ». Il la bénit ensuite, la relève, l'embrasse et lui dit : « Allez donc, ma fille, où Dieu vous appelle, et arrêtons l'un et l'autre le cours de nos justes larmes, pour faire un hommage plus complet à la divine volonté, et aussi afin que le monde ne soit pas scandalisé en voyant notre constance ébranlée ». C'est ainsi que, dans ces âmes saintes, la nature fut vaincue et que la grâce remporta un éclatant triomphe. Jeanne arriva heureusement à Annecy, le 4 avril, jour des Rameaux, et elle y fut reçue avec joie de tout le monde. Saint François de Sales acheta, pour elle et pour sa communauté, une maison au faubourg ; et le 6 juin 1610, il lui donna le voile et le donna en même temps à deux demoiselles recommandables pour leur naissance et pour leur piété, savoir : à Marie-Jacqueline Favre, fille du savant Antoine Favre, premier président de Savoie ; et à Charlotte de Bréchard, d'une famille illustre de Bourgogne. Il nomma la sainte fondatrice, supérieure, et elle en fit la première fonction en lisant à ses nouvelles filles les constitutions qu'elle avait reçues de la main de ce saint directeur, et que l'Église appelle admirables pour leur sagesse, leur discrétion et leur suavité. Leur nombre se multiplia pendant leur noviciat, et il monta bientôt jusqu'à dix, dont cependant la plupart étaient de faible complexion et infirmes. La pauvreté fut le premier trésor de leur maison, et elles en sentirent les effets par la privation des choses nécessaires à la vie ; mais Dieu fit des multiplications miraculeuses pour nourrir et sustenter ses épouses. Au bout de l'an, Jeanne-Françoise renouvela ses vœux, et les deux autres firent les leurs pour la première fois. Ce ne furent néanmoins encore que des vœux simples, et la pauvreté même n'en était pas, mais seulement la chasteté et l'obéissance, sans nulle obligation de clôture ; au contraire, ces ferventes religieuses sortaient pour visiter les malades et leur rendre toutes sortes d'assistances avec une charité merveilleuse. M. Frémyot, père de la Mère Jeanne-Françoise, mourut en ce temps-là, et comme cette mort apportait un grand changement dans sa famille, saint François de Sales voulut qu'elle fit un voyage à Dijon et dans ses terres, afin d'en régler les affaires et de pourvoir au repos de ses enfants. Elle fit ce voyage avec le même recueillement et la même exactitude à tous ses exercices, que si elle eût été dans son monastère ; elle mit ordre à tout, avec tant de prudence, d'équité et de douceur, qu'il n'y avait personne qui ne reconnût qu'elle était conduite par le Saint-Esprit. Étant prête à partir pour s'en retourner, elle eut un ravissement pendant la messe, où Dieu lui inspira de promettre par vœu de faire toujours ce qu'elle connaîtrait être le plus parfait et le plus agréable à ses yeux divins ; et saint François ne fit point difficulté, lorsqu'elle lui eut parlé, de lui en donner la permission, parce qu'il reconnaissait la pureté admirable de son cœur, et qu'elle n'avait point d'autre désir que de plaire à son Époux céleste. Étant dans sa maison religieuse, elle s'appliqua avec un zèle et un courage tout nouveau au secours des pauvres, délaissés et abandonnés dans leurs maladies ; elle gagea un médecin pour eux, et allait, le voile baissé, avec une compagne, dans leurs mansardes et leurs chaumières pour les soulager. Ses filles en faisaient de même selon son ordre, et on les voyait avec édification passer dans les rues, chargées de remèdes, de mets, de linge pour les malades. Rien n'était plus étonnant que le courage de la Sainte à panser leurs plaies, à nettoyer leurs immondices, à raccommoder leurs habits et à les retirer de la saleté où elle les trouvait quelquefois comme ensevelis. Souvent le cœur de ses filles en bondissait ; mais elle s'était tellement accoutumée à ces exercices, qu'elle les faisait sans aucune répugnance. Elle y recevait de grandes grâces du ciel, et Notre-Seigneur la récompensait par lui-même de ce qu'elle faisait pour lui à ses membres souffrants et affligés. Son principal soin était de leur faire recevoir les sacrements, afin de leur procurer une bonne mort, et un grand nombre lui sont redevables de n'être pas décédés sans ces secours et d'avoir fait, en cette extrémité, une pénitence qu'ils n'avaient point voulu faire durant leur vie. Aussitôt après la fondation de son Ordre, sainte Chantal devint très infirme, et elle fut attaquée de maladies si extraordinaires, que les médecins n'y comprenaient rien ; ils furent obligés de dire qu'elle était plus malade par la violence de l'amour de Dieu, qui la consumait, que par aucune altération de son corps ; elle endura tous ces maux avec une force invincible et avec un tel abandon d'elle-même, qu'elle ne s'en mettait pas plus en peine que si elle eût été en pleine santé ; et d'ailleurs elle ne perdit jamais sa liberté pour les fonctions de l'esprit, et, dans ses plus grandes langueurs, elle ne laissait pas de s'appliquer généreusement au service de ses filles. Aussi peut-on dire qu'elle a été toute sa vie la servante de ses maisons ; elle ne commandait rien sans en donner l'exemple ; elle s'abaissait aux plus vils ministères de sa communauté ; rien n'était trop bas pour elle, car son humilité et son amour n'avaient point de bornes. Le nombre de ses religieuses s'étant augmenté, elles entrèrent, en 1612, dans une grande maison située dans la ville. Ce changement ne se fit pas sans beaucoup d'oppositions et de traverses ; mais leur constance l'emporta sur tous les artifices du malin esprit. Cependant Dieu ayant appelé de ce monde le baron de Chantal, beau-père de notre religieuse, elle fut obligée de faire encore un tour à Monthelon, pour démêler les affaires de sa succession, que le mauvais gouvernement de cette femme de charge, dont nous avons parlé, avait extrêmement embrouillées : elle y fut, et elle empêcha, par sa prudence, de grandes contestations qui allaient naître : mais cc qui est admirable, c'est que ; bien loin de chasser honteusement cette méchante domestique, de qui elle avait reçu de si mauvais traitements, elle la combla au contraire de bienfaits et la fit dîner à sa table, comme une personne de ses amies. A peine se fut-elle rendue à Annecy, que le cardinal de Marquemont, archevêque de Lyon, écrivit à saint François de Sales, pour avoir de ses filles dans sa ville archiépiscopale. Le Saint jugea à propos d'y envoyer la Mère avec quatre autres. Elle s'y rendit, occupa une maison, et y reçut des novices, entre autres Madame d'Auxerre qui en était fondatrice. Le cardinal fit lui-même la cérémonie de la bénédiction de la maison et de la prise de possession. Nous ne devons pas omettre ici un événement des plus extraordinaires : Comme on voulut se servir pour cet établissement de quelques lettres patentes que le roi avait données pour un couvent de religieuses de la Présentation, qui n'avait pas réussi, à peine les eut-on prises pour y écrire de la Visitation, que l'on trouva que le doigt de Dieu y avait déjà écrit ces mots qu'on désirait : Congrégation de la Visitation de Sainte-Marie. Cette maison ne fut pas exempte des épreuves ordinaires aux nouvelles fondations. Les parents de Madame d'Auxerre, la fondatrice, ayant saisi ses biens par dépit de ce qu'elle les employait à cette bonne œuvre, la sainte Mère se vit quelquefois dans une grande disette. Un jour, qu'elle n'avait pas même de pain pour sa communauté, elle fit dire un Pater, pour demander à Dieu le pain de tous les jours, et à l'heure même un inconnu sonne à la porte, et remet à Madame de Chantal un paquet, en lui disant : « Madame, celui qui vous envoie cette aumône vous demande de prier pour lui ». Ensuite, il se retire sans vouloir répondre à aucune question. Le paquet contenait quatre-vingts écus d'or. Dans son extrême pauvreté, la maison n'avait qu'un ciboire d'étain. Notre Sainte supplia le divin Sauveur de prendre de lui-même autant de soin qu'il en prenait de ses épouses, et de se donner un ciboire d'argent. Le lendemain, un nouvel inconnu apporta à la communauté un ciboire d'argent doré. Au bout de neuf mois, elle retourna à Annecy, laissant ses chères compagnes à Lyon avec sept novices. Ce fut alors que Mgr le cardinal de Marquemont conseilla à saint François de Sales d'ériger sa Congrégation en un Ordre religieux, avec les trois vœux solennels et la clôture. Il reçut cet avis comme venu du ciel ; il en fit la Constitution, et la sainte Mère, qui avait déjà en particulier fait vœu de pauvreté, le fit solennellement avec les deux autres vœux : ce que firent aussi toutes ces chères filles. Peu de temps après, elle tomba dans un si grand renouvellement de ses maux, qu'elle était contrainte de garder la chambre. Cela l'empêcha d'assister en personne à la fondation du couvent de Moulins, que Mgr le cardinal de Lyon et le maréchal de Saint-Géran procurèrent à sa Congrégation ; mais elle guérit bientôt après, par un coup extraordinaire de la divine bonté. Elle perdit ensuite M. et Mme de Thorens, son gendre et sa fille, qui moururent très chrétiennement. Elle en ressentit une vive douleur comme mère, mais elle se soumit entièrement aux ordres de Dieu, comme sa fidèle épouse. Dès que cette épreuve fut finie, Dieu lui en envoya une autre, savoir une fièvre si violente qu'on désespérait déjà de sa vie. Elle eut part en cet état à la crainte de la mort que Notre-Seigneur a eue au jardin des Olives ; mais elle la surmonta par une résignation admirable. Saint François de Sales, qui savait combien elle était encore nécessaire à sa Congrégation, fit un vœu pour elle à saint Charles Borromée, et lui appliqua de ses reliques ; et par ce moyen elle recouvra en un moment la santé. Ce n'était pas pour se reposer, mais pour travailler et pour étendre sa Congrégation dans les lieux que la divine Providence lui marquerait : elle l'étendit, en effet, premièrement à Grenoble, puis à Bourges, ensuite à Paris et à Dijon. Elle souffrit partout de grandes peines et de très rudes traverses, et à Paris même elle se vit réduite avec ses filles à une si grande pauvreté, que, n'ayant ni logement commode, ni meubles, ni provisions, elles y souffrirent beaucoup de la faim et du froid, et furent obligées de coucher sur des fagots, dans un grenier où elles se trouvaient quelquefois le matin couvertes de neige. Mais sa patience et sa parfaite confiance en Dieu la mirent au-dessus de tous ces maux. Il se faisait pendant ce temps-là ailleurs d'autres fondations de son Institut, comme à Orléans, à Nevers, à Valence et à Belley ; c'était une vigne mystique qui étendait de tous côtés ses branches avec une bénédiction surprenante. Après qu'elle eut fait celle de Dijon, dont elle laissa M. Favre pour supérieur, elle se rendit à Lyon, en 1622, où elle trouva, heureusement saint François de Sales. Elle lui dit avec quelque sorte d'empressement : « Mon Père, mon cœur a grand besoin d'être vu du vôtre ». Le Saint réprima à l'heure même cette ardeur : « Quoi », lui dit-il, « en êtes-vous encore là ? Avez-vous encore des désirs ? » Elle baissa les yeux, ne répondit rien, et souffrit qu'au lieu de lui parler de ce qu'elle souhaitait, il ne lui parlât que des affaires de sa Congrégation. Elle se rendit ensuite à Belley, et ce fut en cette ville qu'elle apprit la mort de cet homme céleste, qui lui était plus qu'un père et une mère. Sa constance et sa résignation dans ce terrible coup furent admirables : elle pleura quelque temps, mais sans trouble, et toute son occupation fut d'adorer les décrets de la divine Providence, qui dispose de nous quand il lui plaît et de la manière qu'il lui convient. Dès Grenoble, elle avait entendu une voix qui lui disait : « Il n'est plus » ; mais elle l'avait interprétée de la mort et de l'anéantissement mystique du saint prélat. Elle reçut son corps à Annecy avec toute la pompe et le respect que méritait une si précieuse relique, et elle prit un soin particulier de recueillir ses livres, ses sermons et ses lettres, pour les communiquer au public, et, par ce moyen, en embaumer toute l'Église. Les religieuses d'Annecy s'assemblèrent au Chapitre avant son arrivée, et l'élurent pour leur supérieure perpétuelle ; mais elle renonça à cette nomination, et ne voulut point souffrir dans sa Congrégation d'autre élection que pour trois ans, ni d'autre continuation, dans une même maison que pour un second triennat. Elle convoqua ensuite, au même lieu, les principales Mères de l'Institut, et elle rassembla avec elles tout ce que leur saint fondateur avait dit ou écrit pour la formation de leur Ordre : elle en composa un Coutumier, qu'elle accompagna depuis d'éclaircissements pour une parfaite intelligence, tant du même Coutumier que des Règles et des Constitutions. Il serait trop long de suivre la Sainte dans tous les voyages qu'elle entreprit pour fonder de nouveaux monastères, de décrire les actions héroïques qu'elle y fit, les assistances surnaturelles qu'elle y reçut, et la patience avec laquelle elle endura toutes les oppositions qui s'y rencontrèrent. Elle alla pour cela à Chambéry, à Tournon, à Romilly, à Besançon et à Pont-à-Mousson. Elle passa aussi à Turin, capitale du Piémont, et elle fit encore trois fois le voyage de Paris. On l'honorait partout comme une Sainte. Les personnes de la plus haute qualité s'empressaient de la loger chez eux, et en recevaient d'autant plus de consolation, qu'on voyait en elle une image vivante de toutes les vertus de saint François de Sales. L'archevêque de Bourges, l'ancien évêque de Belley et d'autres commissaires, nominés par la cour de Rome pour faire le procès de la canonisation de saint François de Sales, étaient réunis le jour de l'Assomption de l'année 1627, au parloir de la Visitation. Notre Sainte y était venue : « Ma Mère », lui dit l'évêque de Genève, « nous avons des nouvelles de la guerre ; il s'est donné un rude choc dans l'île de Ré ! Avant d'y aller, le baron de Chantal s'est confessé, il a entendu la sainte messe, il a communié... » — « Et il est mort, Monseigneur? » Ajoute-t-elle. Le prélat fond en larmes et ne peut répondre. La Sainte tombe à genoux, ses pleurs coulent abondamment, elle prend son crucifix, le baise avec amour, et, après avoir donné l'essor à sa douleur : « Mon Rédempteur, j'accepte vos coups avec toute la soumission de mon âme, et vous prie de recevoir cet enfant entre les bras de votre infinie miséricorde. Je vous rends grâces de me l'avoir pris lorsqu'il combattait pour la religion de ses pères, et de lui avoir fait l'honneur de sceller de son sang la fidélité que ses aïeux ont toujours gardée à l'Église ». Elle perdit aussi presque coup sur coup la baronne de Chantal, sa belle-fille, M. de Toulongeon, son autre gendre, M. de Bourges, son frère, et plusieurs des premières Mères de sa Congrégation. « Voilà bien des morts », dit-elle encore, des larmes dans la voix, « ou plutôt bien des pèlerins qui se hâtent d'aller au logis éternel : recevez-les, mon Dieu, entre les bras de votre miséricorde ! » A chacune de ces pertes douloureuses, surtout à celle de ses enfants, la Sainte, après avoir fait un acte de résignation à la volonté de Dieu, devenait silencieuse, abattue pendant plusieurs jours, « ayant un cœur fort sensible aux pertes de ceux qu'elle aimait ». Dieu releva son mérite par des actions miraculeuses. M. de Granieux, étant accablé d'un mal de tête continuel, vint la voir : elle mit sa main sur le mal et il guérit à l'heure même. Le feu ayant pris chez Mademoiselle de Saint-Julien, elle implora le secours du ciel, et, au même instant, il s'éteignit. Étant à Orléans, elle délivra une sœur d'un mal de côté que l'on avait tenu pour incurable. A Paris, elle guérit une autre sœur d'une paralysie qui rendait son visage tout difforme, et une dame fort incommodée s'y trouva aussi guérie, après avoir mis sa main dans la sienne. Passant par chez sa fille de Toulongeon, elle trouva son petit-fils en danger de mort ; elle pria pour lui, et il revint en santé. Elle travaillait beaucoup à faire faire des informations pour la canonisation de saint François. Les commissaires vinrent dans ce but à Annecy, et firent ouvrir le tombeau de ce bienheureux prélat, le 4 août 1632. Le corps fut trouvé parfaitement conservé, bien qu'il fût enterré depuis dix ans. Les commissaires avaient expressément défendu de toucher au saint corps. La Mère de Chantal obtient néanmoins la permission de voiler d'un taffetas blanc le visage du saint évêque, et témoigne humblement le désir de lui baiser les mains : on le lui accorde. Baissant alors la tête, elle prie l'un des commissaires de placer dessus cette main vénérée. On acquiesce à ce nouveau désir : à l'instant, à la vue de tous, la main s'allonge d'elle-même, s'appuie sur la tête de sainte Chantal et la presse fortement, comme pour lui témoigner une tendresse paternelle. On garde encore au monastère d'Annecy, comme une relique, le voile dont la tête de la Sainte était couverte. Un jour qu'elle priait, elle entendit une voix qui lui dit : « Regardez Dieu, et laissez-le faire », et, une autre fois, elle reçut avis du ciel de lire un endroit des œuvres de saint Augustin. Elle s'était trouvée en rapport, à Paris, à l'occasion des fondations qu'elle y était allée faire, avec saint Vincent de Paul. Elle le donna pour supérieur général à ses communautés naissantes, et obtint qu'il enverrait à Annecy quelques prêtres de la Mission. Enfin le temps approchait où la Sainte allait recevoir la récompense de tant de travaux et des vertus les plus pures et les plus parfaites. Elle était près d'atteindre sa soixante-dixième année ; les forces de son corps diminuaient, sans néanmoins que son esprit eût rien perdu de sa vigueur et de son activité. Elle fut obligée d'aller visiter la communauté de Moulins, où s'était réfugiée la princesse des Ursins, veuve du duc Henri de Montmorency, qui venait de payer de sa tête le crime d'avoir tiré l'épée du premier baron chrétien contre le drapeau de son souverain. De là, elle fut appelée à Paris par la reine Anne d'Autriche qui l'honora de sa confiance. Le 2 décembre 1641 elle reprit la route de Moulins, où elle fut accueillie avec plus de bonheur que jamais. Le 8, elle fut attaquée d'une violente inflammation de poitrine : elle comprit que c'était le signal de sa délivrance. A l'exemple de saint François de Sales, elle désira avoir un Père de la Compagnie de Jésus pour l'assister dans ses derniers moments. Elle fit au Père de Lingende sa confession générale avec une entière liberté d'esprit. Le 11, après avoir reçu le saint Viatique, elle fit écrire sous sa dictée, à toutes les supérieures de l'Ordre, une lettre, sorte de testament spirituel, où elle recommande à ses chères filles l'humilité, la simplicité, le détachement, l'esprit d'union et l'observance des Règles. Elle signa cette lettre en déclarant qu'elle n'avait plus rien à dire. Le 13, vers huit heures du matin, elle reçut l'Extrême-Onction avec bonheur. Vers le soir, elle s'affaissa sensiblement ; on fit les prières des agonisants auxquelles elle répondit avec autant de calme que de ferveur. A sept heures, le Père de Lingende, voyant le moment arriver, lui dit : « Or sus, ma chère mère, voici l'Époux qui vient : voulez-vous aller au-devant de lui ? » - « Oui, oh ! Oui, mon père... Je m'y en vais... Jésus ! Jésus ! Jésus ! » La belle âme de sainte Chantal s'envola en prononçant pour la troisième fois ce doux nom de Jésus. Elle était âgée de soixante-dix ans, dont elle avait passé trente-deux dans sa Congrégation. Son visage ne changea point, et il demeura aussi beau après sa mort que pendant sa vie. Nous ne nous arrêterons point ici davantage à faire son éloge. Tant d'actions héroïques, tant d'entreprises glorieuses pour l'avancement de l'honneur de Dieu, tant de fondations faites par elle-même, ou par ses soins, et ce qui est encore bien remarquable, cette propagation surprenante de son Ordre depuis son décès, et surtout cette éminente piété et ce zèle de l'observance régulière qui s'y maintiennent de tous côtés sans aucune altération ni relâchement, l'achèvent beaucoup mieux que nous ne le pourrions faire. De nombreux miracles suivirent la mort de sainte Jeanne-Françoise de Chantal. Nous avons rapporté quelques-uns de ceux qu'elle a opérés pendant sa vie. Cinq miracles ayant été reconnus, attestés, prouvés juridiquement, elle fut béatifiée par Benoît XIV, le 13 novembre 1751, et canonisée le 17 août 1767, par Clément XIII, qui fixa sa fête au 21 août.

CULTE ET RELIQUES.

Le corps de la Sainte demeura exposé à la vénération des fidèles, dans l'église de la Visitation d'Annecy, jusqu'en 1793. A cette époque, MM. Burquier, Amblet, Rochette et Baleydieu, enlevèrent son cercueil et celui de saint François de Sales, pour les soustraire à des mains sacrilèges. Au rétablissement du culte, en 1804, Mgr de Mérinville, évêque de Genève et de Chambéry, en fit la reconnaissance. En 1806, ces précieuses dépouilles furent reconnues de nouveau par Mgr de Sales, qui fit placer solennellement la châsse de saint François de Sales dans la cathédrale d'Annecy, et celle de sainte Chantal, dans l'église de Saint-Maurice de la même ville. En 1826, sous Mgr Thiollaz, qui avait rétabli (1824), à Annecy, un monastère de la Visitation, les saintes reliques des illustres fondateurs furent transportées avec la plus grande pompe dans l'église de ce couvent, en présence de LL. MM. le roi et la reine de Sardaigne, de plusieurs prélats, de la famille de Sales et d'un immense concours d'ecclésiastiques et de peuple. La dévotion à sainte Jeanne-Françoise est toujours vive, surtout en Savoie, où elle se transmet de génération en génération. De nombreuses grâces obtenues par ses mérites témoignent chaque jour combien est grande et puissante devant Dieu celle qui sut tout quitter, tout sacrifier, pour obéir à sa voix. Le monastère de la Visitation, à Nevers, possède le cœur et les deux yeux de sainte Chantal.

Nous nous sommes servi, pour compléter cette biographie, de l'Histoire de sainte Chantal, par M. l'abbé Bougaud.

SAINTE ÉLISABETH-ROSE,

RELIGIEUSE DE CHELLES, FONDATRICE-ABBESSE DE ROZOY (1130).

Élisabeth, que les continuateurs du Gallia Christiana qualifient du titre de Sainte, appartient au diocèse de Troyes par sa naissance. L'opinion commune est que cette fervente religieuse était sœur du comte Simon, et qu'elle eut pour père Radulphe de Crépy et pour mère Adèle, comtesse de Bar-sur-Aube. En effet, Radulphe eut deux filles : l'une, Adèle, mariée en premières noces à Thibaut 1er, comte de Champagne, puis à Herbert IV, comte de Vermandois ; l'autre dont l'histoire ne cite pas le nom, mais qui, selon toute vraisemblance, est celle dont nous rapportons la vie. Désabusée de bonne heure des vanités du monde, ou entraînée peut-être par l'exemple de son frère, Élisabeth se retira d'abord au monastère de Chelles, près Paris. Sa présence dans cette pieuse maison devint pour ses compagnes une puissante excitation à la vertu. Elle procura aussi à sa communauté des prospérités temporelles. Ce fût à cause d'elle, en effet, que son parent, Rodolphe de Vermandois, sénéchal de France sous Louis VI, obtint du roi des lettres de protection pour le monastère de Chelles. Mais Élisabeth n'y resta pas longtemps. Dévorée de la soif de la solitude et de l'austérité, elle demanda à son abbesse et obtint, quoique avec peine, la permission de se retirer ailleurs. Elle prit avec elle deux religieuses animées du même esprit, et toutes trois se rendirent à Château-Landon (Seine-et-Marne). C'est près de là, dans un lieu appelé Rozoy, à deux lieues de Courtenay (Loiret), qu'elles fixèrent leur résidence et se construisirent de pauvres cabanes. Mais le pays était malsain : de vastes marais s'étendaient autour d'elles et leur dérobaient le terrain nécessaire pour la culture et l'approvisionnement de l'humble communauté. Les compagnes d'Élisabeth se découragèrent bientôt et retournèrent à Chelles ; mais notre Sainte, restée seule, donna libre carrière à son amour de la mortification. Elle se cacha dans le creux d'un chêne, se nourrit de fruits sauvages et de racines crues, et supporta, sans en être ébranlée, les railleries et les injures des bergers du voisinage. Sa constance dans une vie si austère répandit au loin sa réputation et lui attira deux compagnes du monastère de Chelles, Constance et Acvis, sa sœur. Bientôt les habitants du pays conçurent de l'estime et de la vénération pour celle qui jusqu'alors n'avait été que l'objet de leur mépris, et ils l'aidèrent à bâtir un monastère qui fut placé sous la protection de la sainte, Vierge. Un grand nombre de religieuses se rangèrent sous la conduite d'Élisabeth, et la plus exacte discipline ne tarda pas à fleurir au milieu d'elles. Élisabeth opéra plusieurs miracles durant sa vie, et mourut le 13 décembre 1130. Quelques années plus tard, on exhuma son corps, qui fut retrouvé sans corruption. Pierre de Courtenay, oncle de Philippe-Auguste, roi de France, signala sa munificence à l'égard du couvent de Sainte-Marie ; il lui donna quelques villages, et cette donation fut confirmée par son fils Pierre, comte de Nevers. Le couvent de Rozoy fut détruit dans la guerre de la France avec l'Angleterre ; et les religieuses se retirèrent à Villechausson, en Gâtinais, où elles fondèrent un autre monastère. C'est pour rattacher au nom d'Élisabeth le souvenir de ces deux établissements qu'on a surnommé la sainte fondatrice Rose de Villechausson.

Vie des Saints de Troyes, par M. l'abbé Defer.

LE BIENHEUREUX JEAN MARINON DE VENISE,

RELIGIEUX THÉATIN 1562

Le bienheureux Marinon, né à Venise le 25 décembre 1490, reçut au baptême le nom de François, qu'il changea en celui de Jean, lorsqu'il se consacra à Dieu. Il montra tant de piété dès ses premières années, qu'on lui fit faire sa première communion vers l’âge de sept ans. Il se distinguait des autres enfants par sa docilité et son obéissance. Il ne perdait presque point Dieu de vue ; il aimait à fréquenter les églises, à y adorer le Saint-Sacrement, et surtout à assister à l'auguste sacrifice de la messe. Ses parents l'ayant envoyé à l'université de Padoue, il ne s'y lia qu'avec ceux qui réunissaient une piété sincère à la pureté des mœurs. Il eut pour condisciple et pour ami Louis Lippoman, un des plus savants évêques du XVIe siècle. La prière, la méditation de la loi du Seigneur, la lecture des bons livres, la fréquentation des Sacrements, la fuite des mauvaises compagnies, furent les moyens qu'il employa pour conserver son innocence. Il embrassa l'état ecclésiastique et reçut successivement les saints Ordres. Devenu prêtre, il s'attacha pendant deux ans au service de l'église de Saint-Pantaléon à Venise. Son amour pour les pauvres lui fit accepter la place de supérieur de l'hôpital où l'on recevait les incurables et les orphelins. Il y donna les preuves les plus éclatantes de sa charité durant la peste qui ravagea la ville de Venise en 1528. Ayant été nommé à un canonicat de l'église de Saint-Marc, il remplit ses devoirs avec la plus grande édification. Mais il quitta bientôt ce bénéfice pour entrer dans la Congrégation de Saint-Gaétan, nouvellement établie à Venise. Il y fut reçu le 9 décembre 1528, et fit ses vœux le 29 mai 1530. Sa ferveur prenait chaque jour de nouveaux accroissements. Son amour pour la pureté lui faisait éviter la conversation des femmes, et il ne s'entretenait avec elles qu'autant que la charité l'y obligeait. Les plus rigoureuses austérités de la pénitence n'avaient rien qui l'effrayât ; il aimait la pauvreté, et il saisissait toutes les occasions de pratiquer cette vertu. Son amour pour les pauvres était extraordinaire. Son humilité, sa patience dans les épreuves, sa résignation à la volonté de Dieu, son obéissance, sa douceur avaient quelque chose d'admirable. Pour attirer les bénédictions célestes sur les travaux de son zèle, il priait avec autant d'assiduité que de ferveur. Il avait une tendre dévotion à la sainte Vierge, à son ange gardien et aux autres Saints. Enfin ses vertus causaient de l'admiration à tous ceux qui le connaissaient ; et saint André Avellin disait, en parlant de lui, qu'il était par ses paroles et par ses actions une image de la sainteté. Le bienheureux Jean Marinon fut nommé plusieurs fois supérieur. Il reçut dans la Congrégation saint André Avellin et le bienheureux Paul d'Arezzo, qui se firent toujours gloire de l'avoir eu pour maître et pour directeur dans les voies de la piété. Il possédait dans un degré éminent le don de discerner les esprits et de donner à chacun des avis convenables à sa situation. Quand il annonçait la parole de Dieu, c'était avec cette onction qui caractérise les hommes apostoliques. Il y avait un concours prodigieux à ses sermons. Non content d'expliquer les grands principes de la morale chrétienne, il prévenait encore les fidèles contre les erreurs qui attaquaient la foi, de son temps, surtout à Naples. Pendant son séjour dans cette ville, on lui confia la direction d'un couvent de religieuses, et il s'appliqua avec succès à porter ces épouses de Jésus-Christ à la perfection de leur état. Il établit dans la même ville un mont-de-piété, pour secourir les familles prêtes à tomber dans l'indigence ; mais il prit en même temps toutes les mesures propres à écarter les abus que la cupidité pourrait occasionner. Ce mont-de-piété est devenu dans la suite un des plus célèbres établissements de la ville de Naples. Le bienheureux Jean Marinon refusa l'archevêché de Naples, auquel le Pape voulait le nommer. Il continua d'exercer dans cette ville les fonctions du saint ministère. Il recevait avec la plus grande charité tous ceux qui s'adressaient à lui dans le tribunal de la pénitence, et se rendait avec empressement auprès des malades qui l'appelaient : aussi avait-il une onction particulière pour inspirer la confiance aux moribonds et rétablir la paix dans les consciences troublées et agitées. Tant de vertus lui méritèrent de la part de Dieu des grâces singulières ; il obtint la guérison de plusieurs malades et fut favorisé du don de prophétie. Ses travaux et ses infirmités faisaient craindre à sa Congrégation qu'elle ne le perdit bientôt : mais le moment était arrivé. II fut attaqué d'une maladie dont on prévit les suites funestes. Il demanda les derniers Sacrements, qu'il reçut avec les plus vifs sentiments de piété. Saint André Avellin et le bienheureux Paul d'Arezzo l'assistèrent dans sa maladie. Il mourut le 13 décembre 1562. Clément XIII publia, le 11 septembre 1762, un décret pour autoriser le culte du bienheureux Jean Marinon. Les Théatins en font l'office du rit double majeur.

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