Près des hommes et loin du monde : Différence entre versions

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Version du 10 mars 2011 à 10:07

Vie spirituelle
Auteur : P. Th. Dehau, O.P.
Source : In La Vie Spirituelle n°304
Date de publication originale : 1946

Difficulté de lecture : ♦♦ MOYEN

Quand on a été condamné à trop vivre au milieu des hommes, même pour leur faire du bien, on en rapporte toujours une certaine déformation de la vérité, et l'on a besoin de se retrouver et de se replacer devant l'absolu. Les vérités autour de nous sont diminuées par les fils des hommes, et donc fatalement sont diminuées en nous par nos contacts avec eux. Ces constatations mélancoliques peuvent être faites par tout homme, et doivent profiter à tout homme vivant ici‑bas, elles conviennent particulièrement à l'apôtre. L'apôtre poursuit les âmes et doit donc venir les chercher là où elles sont. Elles sont dans le monde, noyées dans le monde, physiquement et hélas moralement. C'est pourquoi Jésus envoie ses apôtres dans le monde pour en arracher les âmes. La première condition pour sauver des gens qui se noient, c'est de ne pas se noyer soi‑même avec eux. Il faut que le sauveteur s'approche le plus près possible des eaux perfides, qu'il y plonge même une main pour saisir sa proie, la proie de son zèle et de son dévouement, mais il faut aussi que de l'autre main il étreigne fortement la branche de salut qui seule peut le retenir sur le rivage, l'unique branche de salut pour celui qui sauve comme pour ceux qu'il voudrait sauver. Il faut que l'apôtre ne soit pas du monde, de ce monde dans lequel il est envoyé et duquel il a été tiré.

C'est là tout le problème précisé très rigoureusement par la préposition dont se sert l'Evangile. Jésus dit aux siens : « je vous ai envoyés dans le monde », in mundo, « in » avec mouvement. Vous êtes dans le monde, in mundo. Vous n'êtes pas du monde, de mundo. Je vous ai choisi et retiré du monde, ex mundo. Vous êtes pour lui des étrangers, en vertu de mon choix et de l’acte même qui vous en a retiré, mais n'oubliez jamais que c'est par ma grâce seule et non par votre nature que vous êtes devenus ces étrangers, ces libérés du monde ! Par votre nature, vous seriez du monde ; vous en seriez, et de plus en plus, les esclaves. Toutes les fois que vous retournez et que vous cédez à la misère de votre nature, vous cessez d'être des étrangers et redevenez ce dont je vous ai délivrés, ce à quoi je vous ai fait renoncer. Le monde est comme la matière, le limon de la terre dont Dieu a façonné ses apôtres. Il leur a donné son Esprit Saint, ce souffle de vie qui fait que l'homme devient une âme surnaturellement vivante, spiraculum vitae et factus est homo in animam viventem. Mais si ce souffle et cette vie viennent à s'affaiblir, à se perdre en vous, vous n'êtes plus que ce limon originel, que cette matière pesante dont mes mains vous ont tirés. Vous n'êtes plus bons qu'à rejoindre la boue des chemins et à y être foulé aux pieds par les autres hommes, conculcetur ab hominibus. Les apôtres sont naturalisés citoyens du ciel : royaume de Dieu, cives sanctorum, mais naturalisés seulement. Ils sont de la terre et du monde par leur première naissance et leur nature première. Cette nature puisque première, on ne la tue jamais complètement. Gare à toutes ses formes de résurrection, de survie ou de reviviscence Tu es poussière et tu retourneras en poussière, fatalité inéluctable quand il s'agit de la mort corporelle, fatalité toujours menaçante quand il s'agit de la mort de l'âme par les retours du péché.

Le malade est comme tous les autres êtres, il ne peut aimer que ce qui est à lui, que ce qui est sien, quod suum erat. Il ne peut nous aimer que dans la mesure où nous sommes siens, ou redevenons siens.

Il y a là une dangereuse tentation pour l'apôtre. L'apôtre aime ce monde qu'il veut sauver, et facilement désire être aimé de lui ; mais pour cela il faudrait redevenir sien, ce qui est interdit à l'apôtre. Il faut avoir le courage, tout en aimant passionnément les âmes de continuer à haïr ardemment le monde comme tel, ce monde pour lequel Jésus ne prie pas, non pro mundo rogo. Il suffit d'ailleurs pour cela d'aimer vraiment les âmes dont le monde comme tel est l'ennemi. On voit les distinctions qui s'imposent devant certaines manières de parler assez fréquentes, « il faut être de son temps, de son milieu ». Prenons garde de ne pas retomber dans cette recherche de la faveur humaine qu'il faut condamner nettement et fermement, de toute l'autorité de saint Jean Chrysostome et de saint Thomas. Il faut trouver moyen tout en vivant avec les hommes du « convivere »pleinement fraternel de Jésus, de ne pas vivre avec le monde, de rester loin du monde en restant tout près d'eux.

Près des hommes et loin du monde, retenons bien ces deux mots, c'est tout un idéal, c'est la religion immaculée aux yeux du Père, que nous prêche saint Jacques. Finalement, elle consiste surtout à nous garder purs, libres et dégagés du siècle présent, custodire se immunem ab hoc saeculo. Ce dernier point sera d'autant plus difficile à réaliser que l'on se trouve, par la nécessité de sa fonction, plus enfoncé dans le milieu du siècle et du monde. Or c'est précisément ce qui arrivé à l'apôtre. Ce n'est qu'en suivant, notre divin Maître de très près, en mettant nos pas dans les siens que nous pourrons espérer ne pas trop diminuer l'idéal que lui seul pouvait pleinement réaliser. C'est pourquoi le veni sequere me représente la formule la plus précise de tout apostolat.

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