Réflexions sur l'éducation : Différence entre versions
De Salve Regina
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+ | I. Les droits respectifs de l'Église et des parents catholiques quant à l'éducation des enfants se déterminent comme suit : | ||
− | ''par l' | + | # Chronologiquement, le droit des parents commence à la naissance de l'enfant. Aussi longtemps que celui-ci n'est pas baptisé, l'Église n'a aucun droit sur lui, selon le principe : "''Ecclesiade iis qui foris sunt non iudicat'', l'Église n'a pas de for, c'est-à-dire de compétence, pour ceux du dehors." Mais elle impose aux parents chrétiens le devoir de faire baptiser leurs enfants. L'usage de les laisser indéfiniment "catéchumènes" comme ça été le cas de saint Augustin, a disparu à mesure que l'Église, dans sa méditation ininterrompue du Dépôt révélé, en explicitait mieux la richesse. L'usage contraire a justement prévalu. Là où le péril d'une véritable apostasie ultérieure peut être tenu pour inexistant grâce aux soins des éducateurs, on doit continuer à baptiser les enfants le plus tôt possible après leur naissance. Sans doute le péril n'est jamais spéculativement nul, il y a toujours eu et il y aura toujours des Luther et des Renan ; il n'est pas pratiquement nul quand il est probable que le néophyte vivra en milieu non-chrétien, et alors on comprend qu'il faille des garanties spéciales ; mais il est pratiquement nul, "ut in pluribus, dans la plupart des cas", quand le néophyte, selon les prévisions humaines, est destiné à recevoir une profonde et ferme éducation chrétienne, ou même à en recevoir au moins les rudiments. Abandonner la pratique religieuse n'est absolument pas l'équivalent d'une apostasie, et c'est pourquoi, même si on prévoit que beaucoup d'enfants (principalement dans les classes populaires) ne "pratiqueront" plus après leur confirmation, ce n'est pas une raison pour refuser, le baptême précoce à ces pauvres enfants ; c'en est une seulement d'obtenir des parents qui le demandent pour eux qu'ils remplissent les obligations qu'ils contractent, eux parents, du fait même que leur enfant a été baptisé de leur gré, auxquelles obligations nous arrivons maintenant.<br> |
+ | #Car le baptême change tout. Il faut se souvenir que les parents, même chrétiens, engendrent en Adam, point capital énergiquement enseigné par saint Augustin. L'enfant né de parents chrétiens ne naît pas chrétien, ne naît pas en état de grâce, ne naît pas frère et membre de Jésus-Christ ; la génération naturelle est radicalement inhabile à lui procurer ces biens, qui ne lui viennent que par sa re-naissance "de l'eau et du Saint-Esprit", c'est-à-dire par le baptême qu'il n'appartient qu'à l'Église de conférer (car tout baptême valide, fût-il conféré par un païen ou un a-catholique, est une opération accomplie par l'Église catholique, et fait du baptisé un membre de l'Église catholique aussi longtemps que par un acte formel et personnel il n'a pas adhéré à une religion ou confession non-catholique) ; et nous ne considérons ici que le cas ordinaire où des parents catholiques demandent pour leur enfant le baptême à un ministre de l'Église catholique, lequel doit partager la hâte de l'Église d'avoir un enfant de plus, et d'autant plus de hâte qu'il y a une certitude morale plus assurée que ce nouvel enfant sera élevé selon la Mère de laquelle il re-naît. Bossuet remarque, dans un sermon admirable, que l’Église devient mère non en mettant ses enfants hors de son sein, comme les mères selon la nature, mais au contraire en les mettant dans son sein. Cela va loin, infiniment loin.<br> | ||
+ | #Ce n'est en effet de rien de moins qu'il s'agit : tout baptême est une actuation de la Maternité de l'Église, un enfantement de l'Église. Comme saint Cyprien avait dit : "Deum Patrem haberenon potest qui Ecclesiam non habetMatrem, il ne peut avoir Dieu pour Père, celui qui n'a pas l'Eglise pour Mère", saint Augustin dit d'une manière encore plus forte que les baptisés en tant que baptisés n'ont de mère que l’Église : "si horum quaeratur matrem,Ecclesia est, si on cherche qui est leur mère, c'est l'Eglise". | ||
− | + | Tel est le point par où l'enfant devient l'objet de deux droits : le droit chronologiquement antérieur des parents, celui de l’Église, chronologiquement postérieur, mais transcendant. Ces deux droits ne s'opposent point (ce serait opposer Dieu à lui-même que de le prétendre), mais on est sûr d’avance qu’il peuvent et doivent se concilier. | |
− | + | Toutefois, avant d'aller plus loin, il faut remarquer que ni l'un ni l'autre de ces droits n'est un "ius in rem", mais un "ius in personam". Autrement dit, l'enfant n'est pas seulement objet de droits, il est sujet de droits. Il naît personne, c'est-à-dire substance individuée dans une nature intellectuelle ; personne au plus bas degré de la personnalité, puisqu'elle est engagée dans une espèce animale, inférieure aux personnes angéliques, inférieure infiniment aux Personnes divines ; personne néanmoins, vraiment et réellement personne. Cela va loin, mais nous ne pouvons ici tout développer, on peut toutefois certainement dire que le droit naturel des parents, s'il est privatif à tout autre droit naturel sur l'enfant, n'est pas privatif au droit naturel de l'enfant. Pour commencer, l'enfant a le droit de vivre. Les parents qui lui ont donné la vie, n'ont pas le droit de la lui ôter. La " patria potestas " des anciens romains, qui admettait cet atroce abus, n'a été réduite que par l'action du Christianisme ? Cela prouve seulement, comme l'enseigne le premier Concile du Vatican, que les vérités religieuses et morales, en soi naturelles, ne sont enfait, depuis le péché, reçues " par tous, clairement et sans mélange d'erreur " qu'avec l'appoint de la Révélation ; cela ne prouve pas que le droit de l'enfant une fois né à vivre et à être aidé à vivre, ne soit pas un droit naturel, et les parents n'ont pas le droit de le tuer, ni de l'exposer à périr faute de soins. | |
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− | Toutefois, avant d'aller plus loin, il faut remarquer que ni l'un ni l'autre de ces droits n'est un " ius in rem ", mais un " | ||
En second lieu et plus essentiellement peut-être encore que le droit naturel d'être aidé à vivre, l'enfant a le droit d'être élevé dans la vérité. Plus essentiellement, parce qu'après tout la vie corporelle n'est que le conditionnement et non un élément nécessaire de la personne humaine. Sans entrer dans le problème ardu de ce que les métaphysiciens appellent le " constitutif formel de la personnalité ", il est clair que seules les natures intellectuelles concrètes et individuées sont des personnes. Les esprits purs sont des personnes, à raison de leur intellectualité ; les animaux ne sont pas des personnes, à défaut d'intellectualité. Tenant encore de l'animalité, tenant déjà de la spiritualité, la personne humaine n'est personne que pour ce qu'elle subsiste dans une nature intellectuelle, — et l'intellect est tout entier finalisé à l'acquisition, à la possession et à la jouissance de la vérité. Enseigner l'erreur est le pire attentat contre la personne ; enseigner le vrai, le plus haut honneur rendu à la personne ; inspirer à l'enfant la volonté sans réserve ni retour de vivre dans le vrai, le principe de toute éducation. D'où saint Paul : " Nous n'avons nulle autorité en dépit du vrai, mais seulement dans le droit fil du vrai ", et saint Jean : " Je n'ai pas de plus grande joie que d'apprendre que mes enfants cheminent au sein de la vérité." | En second lieu et plus essentiellement peut-être encore que le droit naturel d'être aidé à vivre, l'enfant a le droit d'être élevé dans la vérité. Plus essentiellement, parce qu'après tout la vie corporelle n'est que le conditionnement et non un élément nécessaire de la personne humaine. Sans entrer dans le problème ardu de ce que les métaphysiciens appellent le " constitutif formel de la personnalité ", il est clair que seules les natures intellectuelles concrètes et individuées sont des personnes. Les esprits purs sont des personnes, à raison de leur intellectualité ; les animaux ne sont pas des personnes, à défaut d'intellectualité. Tenant encore de l'animalité, tenant déjà de la spiritualité, la personne humaine n'est personne que pour ce qu'elle subsiste dans une nature intellectuelle, — et l'intellect est tout entier finalisé à l'acquisition, à la possession et à la jouissance de la vérité. Enseigner l'erreur est le pire attentat contre la personne ; enseigner le vrai, le plus haut honneur rendu à la personne ; inspirer à l'enfant la volonté sans réserve ni retour de vivre dans le vrai, le principe de toute éducation. D'où saint Paul : " Nous n'avons nulle autorité en dépit du vrai, mais seulement dans le droit fil du vrai ", et saint Jean : " Je n'ai pas de plus grande joie que d'apprendre que mes enfants cheminent au sein de la vérité." | ||
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Ce point réglé de la fausse estimation du libre arbitre comme élément constitutif de la dignité de la personne humaine (Pascal disait beaucoup plus justement : "Toute notre dignité consiste en la pensée" et ce n'était pas un thomiste profès ; mais au moins n'était-il pas un aveugle contre-thomiste) il reste à remarquer qu'en tout état de cause l'obligation morale favorise, loin de la diminuer, la liberté psychologique. Non seulement je suis aussi libre en obéissant qu'en désobéissant, je le suis davantage, car l’obligation morale m'aide à surmonter les inclinations, les passions, les émotions et les vices qui sont les vrais ennemis du libre arbitre et le corrompent en serf-arbitre. Les saints sont, moralement, les plus libres des hommes, parce que l'amour de Dieu les affranchit de la crainte des puissants. Mais psychologiquement aussi, ils sont les plus libres des hommes, parce que, aussi libres que nous de vouloir pécher, ils sont bien plus libres que nous de vouloir ne pas pécher. "Celui qui fait le péché est l'esclave du péché ; ce qui vous rendra libres, c'est la vérité." | Ce point réglé de la fausse estimation du libre arbitre comme élément constitutif de la dignité de la personne humaine (Pascal disait beaucoup plus justement : "Toute notre dignité consiste en la pensée" et ce n'était pas un thomiste profès ; mais au moins n'était-il pas un aveugle contre-thomiste) il reste à remarquer qu'en tout état de cause l'obligation morale favorise, loin de la diminuer, la liberté psychologique. Non seulement je suis aussi libre en obéissant qu'en désobéissant, je le suis davantage, car l’obligation morale m'aide à surmonter les inclinations, les passions, les émotions et les vices qui sont les vrais ennemis du libre arbitre et le corrompent en serf-arbitre. Les saints sont, moralement, les plus libres des hommes, parce que l'amour de Dieu les affranchit de la crainte des puissants. Mais psychologiquement aussi, ils sont les plus libres des hommes, parce que, aussi libres que nous de vouloir pécher, ils sont bien plus libres que nous de vouloir ne pas pécher. "Celui qui fait le péché est l'esclave du péché ; ce qui vous rendra libres, c'est la vérité." | ||
− | Mais n'avons-nous pas dit, il y a longtemps, que nous allions finir ? Eh bien, nous avons fini. | + | Mais n'avons-nous pas dit, il y a longtemps, que nous allions finir ? Eh bien, nous avons fini.<br> |
Version actuelle datée du 10 mars 2011 à 22:18
L'éducation des enfants | |
Auteur : | abbé Berto |
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Difficulté de lecture : | ♦ Facile |
I. Les droits respectifs de l'Église et des parents catholiques quant à l'éducation des enfants se déterminent comme suit :
- Chronologiquement, le droit des parents commence à la naissance de l'enfant. Aussi longtemps que celui-ci n'est pas baptisé, l'Église n'a aucun droit sur lui, selon le principe : "Ecclesiade iis qui foris sunt non iudicat, l'Église n'a pas de for, c'est-à-dire de compétence, pour ceux du dehors." Mais elle impose aux parents chrétiens le devoir de faire baptiser leurs enfants. L'usage de les laisser indéfiniment "catéchumènes" comme ça été le cas de saint Augustin, a disparu à mesure que l'Église, dans sa méditation ininterrompue du Dépôt révélé, en explicitait mieux la richesse. L'usage contraire a justement prévalu. Là où le péril d'une véritable apostasie ultérieure peut être tenu pour inexistant grâce aux soins des éducateurs, on doit continuer à baptiser les enfants le plus tôt possible après leur naissance. Sans doute le péril n'est jamais spéculativement nul, il y a toujours eu et il y aura toujours des Luther et des Renan ; il n'est pas pratiquement nul quand il est probable que le néophyte vivra en milieu non-chrétien, et alors on comprend qu'il faille des garanties spéciales ; mais il est pratiquement nul, "ut in pluribus, dans la plupart des cas", quand le néophyte, selon les prévisions humaines, est destiné à recevoir une profonde et ferme éducation chrétienne, ou même à en recevoir au moins les rudiments. Abandonner la pratique religieuse n'est absolument pas l'équivalent d'une apostasie, et c'est pourquoi, même si on prévoit que beaucoup d'enfants (principalement dans les classes populaires) ne "pratiqueront" plus après leur confirmation, ce n'est pas une raison pour refuser, le baptême précoce à ces pauvres enfants ; c'en est une seulement d'obtenir des parents qui le demandent pour eux qu'ils remplissent les obligations qu'ils contractent, eux parents, du fait même que leur enfant a été baptisé de leur gré, auxquelles obligations nous arrivons maintenant.
- Car le baptême change tout. Il faut se souvenir que les parents, même chrétiens, engendrent en Adam, point capital énergiquement enseigné par saint Augustin. L'enfant né de parents chrétiens ne naît pas chrétien, ne naît pas en état de grâce, ne naît pas frère et membre de Jésus-Christ ; la génération naturelle est radicalement inhabile à lui procurer ces biens, qui ne lui viennent que par sa re-naissance "de l'eau et du Saint-Esprit", c'est-à-dire par le baptême qu'il n'appartient qu'à l'Église de conférer (car tout baptême valide, fût-il conféré par un païen ou un a-catholique, est une opération accomplie par l'Église catholique, et fait du baptisé un membre de l'Église catholique aussi longtemps que par un acte formel et personnel il n'a pas adhéré à une religion ou confession non-catholique) ; et nous ne considérons ici que le cas ordinaire où des parents catholiques demandent pour leur enfant le baptême à un ministre de l'Église catholique, lequel doit partager la hâte de l'Église d'avoir un enfant de plus, et d'autant plus de hâte qu'il y a une certitude morale plus assurée que ce nouvel enfant sera élevé selon la Mère de laquelle il re-naît. Bossuet remarque, dans un sermon admirable, que l’Église devient mère non en mettant ses enfants hors de son sein, comme les mères selon la nature, mais au contraire en les mettant dans son sein. Cela va loin, infiniment loin.
- Ce n'est en effet de rien de moins qu'il s'agit : tout baptême est une actuation de la Maternité de l'Église, un enfantement de l'Église. Comme saint Cyprien avait dit : "Deum Patrem haberenon potest qui Ecclesiam non habetMatrem, il ne peut avoir Dieu pour Père, celui qui n'a pas l'Eglise pour Mère", saint Augustin dit d'une manière encore plus forte que les baptisés en tant que baptisés n'ont de mère que l’Église : "si horum quaeratur matrem,Ecclesia est, si on cherche qui est leur mère, c'est l'Eglise".
Tel est le point par où l'enfant devient l'objet de deux droits : le droit chronologiquement antérieur des parents, celui de l’Église, chronologiquement postérieur, mais transcendant. Ces deux droits ne s'opposent point (ce serait opposer Dieu à lui-même que de le prétendre), mais on est sûr d’avance qu’il peuvent et doivent se concilier.
Toutefois, avant d'aller plus loin, il faut remarquer que ni l'un ni l'autre de ces droits n'est un "ius in rem", mais un "ius in personam". Autrement dit, l'enfant n'est pas seulement objet de droits, il est sujet de droits. Il naît personne, c'est-à-dire substance individuée dans une nature intellectuelle ; personne au plus bas degré de la personnalité, puisqu'elle est engagée dans une espèce animale, inférieure aux personnes angéliques, inférieure infiniment aux Personnes divines ; personne néanmoins, vraiment et réellement personne. Cela va loin, mais nous ne pouvons ici tout développer, on peut toutefois certainement dire que le droit naturel des parents, s'il est privatif à tout autre droit naturel sur l'enfant, n'est pas privatif au droit naturel de l'enfant. Pour commencer, l'enfant a le droit de vivre. Les parents qui lui ont donné la vie, n'ont pas le droit de la lui ôter. La " patria potestas " des anciens romains, qui admettait cet atroce abus, n'a été réduite que par l'action du Christianisme ? Cela prouve seulement, comme l'enseigne le premier Concile du Vatican, que les vérités religieuses et morales, en soi naturelles, ne sont enfait, depuis le péché, reçues " par tous, clairement et sans mélange d'erreur " qu'avec l'appoint de la Révélation ; cela ne prouve pas que le droit de l'enfant une fois né à vivre et à être aidé à vivre, ne soit pas un droit naturel, et les parents n'ont pas le droit de le tuer, ni de l'exposer à périr faute de soins.
En second lieu et plus essentiellement peut-être encore que le droit naturel d'être aidé à vivre, l'enfant a le droit d'être élevé dans la vérité. Plus essentiellement, parce qu'après tout la vie corporelle n'est que le conditionnement et non un élément nécessaire de la personne humaine. Sans entrer dans le problème ardu de ce que les métaphysiciens appellent le " constitutif formel de la personnalité ", il est clair que seules les natures intellectuelles concrètes et individuées sont des personnes. Les esprits purs sont des personnes, à raison de leur intellectualité ; les animaux ne sont pas des personnes, à défaut d'intellectualité. Tenant encore de l'animalité, tenant déjà de la spiritualité, la personne humaine n'est personne que pour ce qu'elle subsiste dans une nature intellectuelle, — et l'intellect est tout entier finalisé à l'acquisition, à la possession et à la jouissance de la vérité. Enseigner l'erreur est le pire attentat contre la personne ; enseigner le vrai, le plus haut honneur rendu à la personne ; inspirer à l'enfant la volonté sans réserve ni retour de vivre dans le vrai, le principe de toute éducation. D'où saint Paul : " Nous n'avons nulle autorité en dépit du vrai, mais seulement dans le droit fil du vrai ", et saint Jean : " Je n'ai pas de plus grande joie que d'apprendre que mes enfants cheminent au sein de la vérité."
Tout cela, même en pure philosophie. Mais reprenons le cas de l'enfant que ses parents catholiques présentent au baptême catholique dans l'Eglise catholique. L'Eglise ne reconnaît qu'à elle-même le droit d'élever les enfants re-nés d'elle dans la vérité catholique, dont elle est la dépositaire exclusive et indéfectiblement fidèle. Mais l'Eglise dans notre considération présente, c'est une personne morale ; ses organes dans la communication de la vérité catholique, il faut bien en définitive que ce soient des personnes physiques. Lesquelles ?
En premier lieu, sans nul doute, les parents catholiques (laissons de côté le cas des enfants, pourtant innombrables, privés de famille). Eux-mêmes, en présentant leur enfant au baptême, ont reconnu à l'Eglise son droit transcendant ; mais l'Eglise réciproquement reconnaît leur droit naturel ; elle ne l'annule pas, elle le surélève, et elle constitue les parents premiers éducateurs catholiques de leurs enfants baptisés. Il va sans dire que, hors de son domaine propre, instruction dans la foi et éducation selon la foi, elle n'a rien à exiger des parents : ceux-ci déterminent comme ils l'entendent leur mode de vie familiale, supposés saufs, bien entendu, les droits essentiels de l'enfant.
Mais la famille est une société imparfaite, c'est-à-dire une société qui n'a pas en soi tous les moyens d'atteindre ses propres fins, et à laquelle par conséquent il est connaturel de vivre au sein de sociétés plus vastes, l'Etat et l'Eglise, qui sont sociétés parfaites chacune dans son ordre, et qui, bien que leur finalité propre ne soit pas seulement d'aider la famille à atteindre la sienne, ont aussi cette finalité-là.
Il est donc non seulement inévitable en fait, mais fondé en droit que les parents aient recours à des éducateurs, notamment, pour nous tenir à notre propos, des éducateurs religieux. Le premier âge dépassé, l'Eglise est en droit d'exiger, et exige en fait que l'enseignement et l'éducation catholiques donnés par les parents soient en outre au moins contrôlés et généralement distribués, sous la vigilance des Evoques, par le clergé et par des éducateurs compétents.
Certes l'Eglise, qui a toujours combattu le monopole de l'Etat en matière scolaire, ne réclame pas pour elle-même ce monopole. Elle se reconnaît le droit de fonder elle-même des écoles de tout degré et pour toutes les disciplines (can. 1375), et les écoles de ce type constituent l'enseignement public d'Eglise, institué, dirigé, entretenu par les autorités publiques d'Eglise : Saint-Siège, Evêques, Supérieurs majeurs d'Instituts religieux. Mais à côté de ces écoles publiques d'Eglise, l'Eglise a toujours admis un enseignement catholique privé. A ses yeux, l'enseignement demeure une entreprise privée, qu'il est loisible à tout particulier de choisir pour métier, comme de vendre de la moutarde ou de fabriquer des pantoufles. A ces écoles qui, par rapport à elle et de son aveu, sont des écoles vraiment privées, elle ne demande autre chose que ce qu'elle demande aux parents : que l'enseignement qui y est distribué, l'éducation qui y est donnée, soient positivement catholiques, de quoi, comme dit ci-dessus, elle se réserve nécessairement le contrôle.
A ce sujet, on ne saurait trop protester contre la mise en place, à petit bruit, et dans les ténèbres, d'un véritable monopole scolaire d'Eglise. Les " Directions diocésaines de l'enseignement catholique " — sans parler du comité national idem — sont en train de se conférer des attributions sans précédent. Au nom de la Liberté — mais comment donc ! — c'est un étatisme d'Eglise, si nous osons risquer cette expression monstrueuse, mais la chose l'est bien davantage, c'est un étatisme d'Eglise, anonyme comme l'étatisme d'Etat, tyrannique comme l'étatisme d'Etat, hypocrite comme l'étatisme d'Etat, qui s'établit tentaculairement, imposant partout ses conférenciers, ses pédagogues, ses psychologues, ses manuels, sa mixité, sa carte scolaire, ses sessions, le tout parfaitement contraire aux libertés réelles des citoyens de l'Eglise, avec ces deux aggravations énormes, d'une part que l'étatisme d'Eglise s'étend à des domaines où l'Eglise avait jusqu'ici combattu l'étatisme de César, non pour mettre le sien à la place, mais par le sentiment le plus juste de toutes les libertés légitimes, d'autre part que l'étatisme d'Eglise est plus violemment oppresseur des consciences que ne le fût jamais l'étatisme de César. Corruptio optimi pessima, disent nos grands Docteurs, la corruption de ce qu'il y a de meilleur tourne à ce qu'il y a de pire. Hâtons-nous d'ajouter que ce que nous appelons un étatisme d'Eglise n'est point et ne sera pas un étatisme de l'Eglise, il faudrait qu'elle ne fût plus Mère : ce n'est ni ne sera que l'étatisme (inconnu à Rome, florissant en France en raison directe de l'antiromanité installée) de rond-de-cuir ecclésiastiques incrustés dans divers bureaux, officines, secrétariats ou cavernes non moins ecclésiastiques, qui passeront avant d'être venus à bout des résistances de la fierté chrétienne.
En-deçà de ces abus intolérables, un "mandat" émané d'une autorité publique d'Eglise est-il nécessaire pour l’enseignement et l'éducation catholiques ? Nous avons dit que les parents reçoivent d'office ce mandat, par simple surélévation de leur droit naturel. Pour les autres éducateurs ? Un "mandat" peut être utile, opportun ; les grades en théologie et en philosophie n'étaient pas des ornements pour les titulaires : c'étaient des garanties pour leurs étudiants. Le Doctorat emportait présomption de vérité en faveur de qui l'avait obtenu ; le Docteur était seul affranchi de l'obligation de mettre aux mains de ses élèves un livre revêtu de l’imprimatur ; tous autres y étaient astreints, en sorte qu'à tout instant contrôlable, leur enseignement fût forcé de rester dans l'orthodoxie. On sait que tout cela est archi-périmé, archi-dépassé, archi-révolu. Un petit compagnon qui n'a point pâli sur la grande Théologie émerge du nadir de quelque petit institut "catéchétique", muni d'un diplôme de Second Coupeur-de-cheveux-en-quatre ou de Sous-Gonfleur-de-bulles-de-savon, s'installe en chaire, distribue à son auditoire des libellicules aussi dépourvus de valeur canonique que de valeur doctrinale, et vogue la galère ! D'innombrables passagers tombent à la mer, deviennent des ariens qui s'ignorent, des nestoriens qui s'ignorent, des calvinistes qui s'ignorent, deviennent n'importe quoi ; quelquefois c'est tout le bâtiment, pilote compris, qui fait naufrage dans la foi ; aucune importance : on s'est joyeusement passé de grades, on a envoyé au diable l’imprimatur, cette double victoire sur l'affreux juridisme vaut bien beaucoup de noyades.
Il nous faut d'ailleurs ajouter avec douleur qu'ici comme ailleurs " la présomption cède à la vérité, praesomptio cedit veritati ", et qu'en nos temps de déchéance on ne peut guère se fier aux Docteurs plus qu'à ceux qui ne le sont pas.
Quoi qu'il en soit, on ne peut dénier aux autorités publiques d'Eglise le droit de décerner leur mandat ou leur garantie à tels éducateurs, tout en maintenant que ce mandat ou cette garantie ne doivent point tourner au monopole. Tout chrétien agissant suivant sa conscience et selon les normes objectives de l'éducation chrétienne, lesquelles n'ont rien de secret et se trouvent exposées au long dans une foule de documents du Magistère ecclésiastique, peut faire métier d'éducateur chrétien sous les lois de la libre concurrence, et pourvu qu'il demeure soumis au contrôle des pasteurs légitimes.
Agit-il alors, dans sa tâche, en vertu d'une délégation ou d'un mandat des parents ? En un sens, oui, puisqu'il dépend des parents que ceux-ci lui confient ou non leurs enfants, et que, s'ils les lui confient, c'est qu'ils lui donnent leur confiance, précisément pour leur donner une éducation dans la foi qu'ils ne peuvent leur donner eux-mêmes, faute de compétence ou faute de temps. D'une autre manière, non, parce qu'à parler en rigueur ce ne sont pas les parents qui confèrent à l'éducateur le droit d'élever chrétiennement leurs enfants ; ce " droit " est en lui l'exercice d'une de ses libertés de chrétien. Il n'est pas le délégué ou le subordonné des parents, il est leur libre collaborateur ; il se trouve analogiquement à l'égard des parents dans la situation où un publiciste catholique est à l'égard de ses lecteurs. Ce publiciste, dans les matières proprement religieuses, est soumis au contrôle de l'Eglise, non à celui de ses lecteurs. Il n'est pas requis qu'il ait un " mandat " officiel ou officieux ; il exprime son opinion à ses risques et périls, il s'emploie à la faire partager, ceux qui ne sont pas contents se désabonnent, et il n'en advient autre chose, tout comme il est loisible aux parents mécontents d'une école d'en chercher une autre.
La différence est que le droit des parents ne s'arrête pas sur le seuil du collège, il y pénètre avec eux, mais non inconditionnellement, et il est de règle que les parents s'engagent de leur côté à respecter le règlement de l'établissement, le type et les modalités de l'enseignement qui y est donné, et choses de ce genre ; autrement la seule diversité des vues et des désirs des parents rendrait purement et simplement impossible de réunir vingt enfants pendant huit jours dans une même classe. En outre, et plus profondément, le droit des parents ne fonde pas celui des éducateurs catholiques. Dans le cas de ce que nous avons appelé les " écoles publiques d'Eglise ", c'est de celle-ci directement que les éducateurs tiennent leur mandat éducatif ; dans le cas des " écoles privées d'Eglise ", le droit des parents rencontre la juste liberté des éducateurs, droit et liberté qui, en matière d'éducation chrétienne, ont pour norme le droit transcendant de l'Eglise à exercer, soit en surélevant le droit naturel des parents, soit en supervisant la liberté d'éducateurs auxquels elle aura fait confiance, sa fonction maternelle sur les baptisés.
Il faut enfin se souvenir que, contrairement à la société civile, qui est une société de familles, l'Eglise n'est pas une société de familles ; elle est une société de personnes ; différence capitale, qui veut être étudiée de près.
II. L'Eglise est une société de personnes ; nul ne naît chrétien ; on n'entre pas dans l'Eglise du seul fait de naître dans une famille catholique ; l'enfant nouveau-né de parents catholiques et le fétichiste octogénaire deviennent chrétiens exactement de la même manière, par un rite sacramentel d'initiation qui atteint immédiatement leur personne, avant la célébration duquel tous deux sont également hors de l'Eglise, par la célébration duquel tous deux sont également constitués " personnes dans l'Eglise ". Et ce personnalisme-là est de droit divin. Le canon 87 s'exprime ainsi : " C'est par le baptême que l'être humain est constitué personne dans l'Eglise, avec tous les droits et devoirs des chrétiens, à moins qu'en ce qui concerne les droits, ne se rencontre un obstacle à la communion ecclésiastique, ou une censure portée par l'Eglise ". La réserve " en ce qui concerne les droits " signifie que, même si ceux-ci sont retirés, les devoirs sont maintenus.
Il est clair que, chronologiquement, les devoirs sont postérieurs aux droits. Les droits de l'enfant comme personne doivent être respectés dès qu'il existe comme personne, c'est-à-dire dès avant sa naissance ; pour qu'il devienne un sujet de devoirs, il faut qu'il ait acquis l'âge de raison, le discernement du bien et du mal, et la capacité de vouloir librement le bien ou le mal.
On voit combien il est inadéquat, et selon nous, peu conforme à la nature des choses, de parler des droits respectifs des parents, de l'Etat, de l'Eglise même sur l'enfant sans parler aussitôt des devoirs respectifs envers l'enfant de ces diverses personnes physiques ou morales, — comme, l’âge de raison venu, des devoirs de l'enfant envers elles.
Il est excessif de dire que le droit des parents n'est que le devoir de respecter et de faire respecter les droits de l'enfant : ces droits comportent une trop large part d'indétermination, que le droit certain des parents est de réduire par des options par lesquelles l'enfant sera " déterminé " bien avant qu'il soit en mesure de faire un choix vraiment personnel. L'enfant n'a pas demandé à venir au monde ; mais avant lui, ses parents non plus. Il ne dépend pas de nous d'être nés à Dunkerque ou à Tamanrasset, d'avoir pour langue maternelle le norvégien ou le ouolof. Un million d'éléments de notre destin ne relèvent que de la Sagesse, seule parfaitement libre de se jouer dans l'orbe des terres, " ludensin orbe terrarum ". Cela, c'est la condition humaine, et fou qui prétend s'en affranchir. Notre libre arbitre, lui, ne joue que dans des limites étroites, encore que suffisantes à notre salut ou damnation. Le droit des parents ne se fonde donc pas sur leurs devoirs envers l'enfant ; son vrai fondement, c'est une nécessité de nature. Un changement de résidence ou de métier, des amitiés nouées ou dénouées, la présence ou l'absence d'un piano dans l'appartement, tout détermine ce déterminable qu'est le somato-psychisme primitif de l'enfant. Il n'en deviendra pas un autre, son identité métaphysique subsistera, mais il sera, pour avoir vécu sous tel climat, entouré de telles personnes, autre qu'il n'aurait été si ses premières expériences avaient été différentes. Ni les parents, ni personne n'y peuvent rien ; encore une fois cela est la condition humaine. Le droit des parents d'entraîner leurs enfants dans leur mouvance, et par conséquent d'engager en mille façons leur avenir sans leur participation, se fonde sur ce qu'ils ne peuvent faire autrement. Ce qui est vrai, c'est qu'eux seuls, les parents, ont ce droit à cause de la dépendance ontologique des enfants à l'égard de ceux qui les ont appelés à l'existence. En tous autres, Etat compris, ce qui est droit dans les parents est violence atroce, dont il n'y a, hélas, que trop d'exemples, dés convois de déportations d'enfants au dressage des enfanta à la délation de leurs parents. Il est rigoureusement IMPOSSIBLE que l'enfant ne soit pas " orienté " ; il faudrait qu'il fût à l'abri de toute influence, et cette impossible absence d'influence serait encore une influence qui ferait de lui un Kim ou un Tarzan.
On nous parle maintenant d' " éducation non-directive ". Ce qui est une contradiction dans les termes : on ne nous explique pas, et pour cause, comment une éducation peut n'être pas une direction. Nous doutons fort de la bonne foi des promoteurs ; nous soupçonnons qu'il y a là-dessous quelque entreprise pour robotiser plus sûrement l'espèce humaine. Mais à les supposer de bonne foi, nous les tenons, Rogers en tête, pour de malfaisants rêveurs qui nous offrent une version améliorée, c'est-à-dire détériorée, d'Emile. Que des chrétiens s'en mêlent, on n'a pas lieu d'en être surpris ; ce n'est qu'une manière comme une autre de marcher sur la tête, procédé dont des gens d'Eglise vraiment " ouverts au monde " ne peuvent que recommander la pratique comme ils en donnent l'exemple. On n'est pas surpris, mais on est indigné de cette " chronolâtrie ", comme dit M. Jacques Maritain, qui ressemble de plus en plus à une anthropolâtrie, elle-même de plus en plus semblable à la pure et simple idolâtrie. L'homme est de plus en plus un dieu pour l'homme, et, simultanément et inévitablement, l'homme est de plus en plus un loup pour l'homme. L'on s'entre-tue en même temps que l'on s'entre-adore, et l'entre-adoration cause l'entre-tuerie qui en est le châtiment ; car on ne se moque pas de Dieu, du vrai Dieu, et il est écrit : " Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras. Lui seul. "
Ce n'est pas par hasard que la " pédagogie non-directive " coïncide avec la " théologie de la mort de Dieu ". Le Dieu vivant ayant sa pédagogie à lui, qui est très directive, comme on peut le voir à toutes les pages de l'Ecriture, tant qu'on n'a pas dressé en due forme le constat de son décès, on ne saurait savourer assez pleinement les joies de la non-directivité de l'éducation dans tous les azimuts. Il n'y a pas que les rivières qui montent en ce moment ; nous assistons indubitablement à ce que Léon Bloy appelait " une crue extraordinaire de bêtise ".
Pour nous, qui avons reçu une éducation militairement directive (ce qui nous fera prendre en pitié par quelques " non-violents ", mais nous le leur rendons bien, et nous voilà quittes) ; pour nous qui avons eu pour premier gagne- pain un emploi très directivement pédagogique de pion de lycée, et qui nous retrouvons, cinquante ans plus tard, avec ce demi-siècle de pédagogie directive sur les épaules, ayant fait subir les tourments de la directivité pédagogique à d'innombrables enfants et adolescents, au lieu de les laisser se non diriger tout seuls sur de pédagogiques trottoirs de haute non-directivité, nous pensons que de tant de calottes qui se perdent un bon nombre devrait tomber sur la joue des " pédagogues non-directifs ", dussent-ils s'évanouir sous cet outrage à la non-directivité pédagogique. On les ferait peut-être taire, ce serait toujours cela de gagné.
Nous avons déjà dépassé les bornes de notre sujet. Juvénal disait que la colère rend poète, facit indignatio versum, il est certain qu'en prose elle fait surabonder. Nous nous arrêtons, par égard pour nos lecteurs ; mais qu'ils sachent que nous ne sommes pas à bout de raisons, et que rien ne nous paraît plus cruel, plus inhumain, moins catholique et plus imbécile que la " pédagogie non-directive ". Contrairement à l'inepte vaticination de Hugo, ouvrir une école, ce n'est pas fermer une prison. Mais ouvrir une école " non-directive ", c'est s'engager à ouvrir beaucoup, beaucoup de prisons. Celles qui existent refuseraient du monde.
La personne de l'enfant est un sujet métaphysique achevé dès qu'il existe ; la personnalité psychologique est un devenir " ployable à tous sens ", comme dit Pascal. Le respect véritable de l'âme de l'enfant ne consiste pas à le laisser devenir ce que feraient de lui, abandonnées à l'état brut, ses fonctions de connaissance et d'appétition ; ce serait au contraire " mépriser une âme pour laquelle le Christ est mort " ; nous ne faisons ici que traduire saint Jérôme qui, dans son âge mûr, demandait encore (quoique fort impérieusement, à sa manière) des directions à saint Damase. La fin de l'éducation est que l'enfant en vienne à préférer librement pour toujours le vrai au faux, le bien au mal, le juste à l'injuste, le beau au laid, et Dieu à tout. En un sens très vrai, il n'y a d'éducation qu'autonome, puisque les vertus acquises ne sont pas des mécanismes que l'on puisse monter du dehors, mais des dispositions immanentes au sujet, à qui il appartient de s'en orner ou de les rejeter, auquel cas d'ailleurs il ne demeurera point à l'état de nature, et prendra des vices au lieu de vertus. Mais cette autonomie n'est point celle d'une monade leibnizienne " sans portes ni fenêtres par où quelque chose puisse entrer et sortir ", la nature aussi a pourvu à la communicabilité des personnes. Même les anges communiquent, eux qui sont bien plus pleinement que nous des personnes. Bien avant l'éveil de la conscience réflexe, l'enfant a la conscience spontanée de sa faiblesse, de son impuissance à se suffire, du besoin qu'il a en tout des adultes, de son inclination de nature à recevoir d'eux ce qu'il est incapable de se donner. Et c'est cette inclination naturelle qui à la fois constitue en fait le point d'application du levier éducatif, et qui, quant aux jugements de valeur, fonde à la fois le droit de l'enfant et celui de ses éducateurs. C'est une nécessité de nature, nous ne le redirons jamais assez, que l'enfant change sous l'influence des adultes, et un changement sans direction, c'est un cercle carré. Sans doute, c'est improprement que l'on dit d'un enfant qu'il a été élevé à mentir ou à voler ; il conviendrait de dire qu'il a été contre-élève, c'est-à-dire abaissé à ces pratiques. Mais la contre-éducation est aussi directive que l'éducation, ce qui suffit à notre propos. Dans la langue chrétienne, cette éducation prolongée qui se donne aux jeunes adultes, notamment dans les séminaires ou les noviciats, s'appelle, très proprement cette fois, la direction ; et nous avons écrit nous-même autrefois un petit livre dont le seul titre, Principes de la direction spirituelle, est la négation de la " pédagogie non-directive ". Ainsi, comme Bossuet disait " Rois, gouvernez hardiment ", nous disons : " Parents et maîtres chrétiens, dirigez hardiment. "
Vos enfants en seront moins libres ? Quelle sottise ! La confusion entre la liberté morale et la liberté psychologique est un sophisme énorme et il est à peine croyable que la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse n'en ait pas fait justice une fois pour toutes, malgré les efforts d'un nombre considérable de Pères. A en lire certains passages, heureusement corrigés par d'autres, on dirait qu'une obligation morale est une atteinte à la liberté psychologique, considérée, à tort d'ailleurs, comme l'élément constitutif de la dignité de la personne humaine. Le libre arbitre est certainement une dignité de la nature humaine ; mais par rapport à la personne qui subsiste en cette nature, il fait indifféremment sa dignité ou son indignité, selon qu'elle fait des choix libres bons ou mauvais. Combien plus justement s'est exprimé l'auteur inconnu mais génial de la prière de la bénédiction de l'eau à l'Offertoire qui a bien su parler de " la dignité de la substance humaine, humanae substantiae dignitatem ", substance signifiant ici la nature dans ses conditions concrètes d'existence, — et se garder corrélativement de parler de " la dignité de la personne humaine ", personne désignant directement le sujet et ne connotant qu'objectivement la nature ! Nuance ? C'est une " nuance " qui met un abîme entre le thomisme et le kantisme. L'auteur de la magnifique expression " humanae substantiae dignitatem" ne doit rien à saint Thomas, et pour cause, ayant quitté ce monde quelques siècles avant, que saint Thomas n'y entrât ; sa formule n'en est pas moins thomiste en plein, simplement parce qu'elle est vraie avec précision, et saint Thomas n'aurait pas mieux dit. Depuis saint Thomas la situation est différente. C'est très bien porté de ne pas vouloir être thomiste, et encore mieux porté de vouloir avec affectation n'être pas thomiste ; seulement on est alors sujet à d'étranges brouillaminis, fût-on la majorité d'une Commission conciliaire, et on fait voter à un Concile des Déclarations circonstancielles où sans doute aucune erreur n'est formellement enseignée (encore que de tels documents ne soient point proposés sous la garantie du charisme d'infaillibilité), mais dont la consistance et la densité doctrinales sont si fort au-dessous de ce qu'on doit attendre d'une Assemblée si solennelle et des quelques quatre milliards qu'elle a coûtés. C'était chèrement payer cette montagne de discours aboutissant à des textes où l'enflure des superlatifs prodigués ne parvient pas à cacher la médiocrité du fond.
Il est vrai que c'était la montagne d'Eole, laquelle, comme chacun sait depuis Virgile, était creuse, et où les vents contraires, rugissant d'être enfermés ensemble, tournoyaient furibonds. Eole (c'est notre Mgr Felici) assis sur un trône élevé, celsa sedet Aeolas arce, (la tribune du Secrétaire Général) domine de là les vents qui se combattent et les tempêtes hurlantes, luctantes ventos tempestatesque sonoras, jusqu'au jour où, frappant de sa lance le flanc de la montagne, cavum converso cuspide montem, c'est-à-dire lisant le décret de clôture, il ouvre une brèche par où s'échappe enfin un tourbillon qui met le monde à l'envers, ruunt ac terras turbine perfiant. Les lettrés pourront pousser l'étude de cette figure mythologique. Au Moyen-Age, Virgile passait pour avoir annoncé les âges chrétiens, novus rerum nascitur ordo, ce pourquoi Dante ne l'a point logé dans l'Enfer et se fait conduire par lui au seuil du Paradis. Peut-être bien qu'il a aussi pressenti Vatican II, encore qu'il n'ait point deviné que Neptune, c'est-à-dire le Saint-Office, ayant senti la mer soulevée à grand fracas, magno misceri murmure pontum, n'aurait pas la permission de fulminer le Quos ego...
Tout se passe temporairement, comme si Rome même avait effacé les vers les plus romains, les plus majestueux. (et, transposés, les plus chrétiens) de la romaine et majestueuse Enéide :
Tu regere imperio populos,Romane, memento,
Parcere subiectis et debellare superbos,
ce que, par respect pour l'Altissime poète, nous voudrions ne pas même essayer de traduire, ce que pourtant, par respect aussi pour nos lecteurs dont les études sont un peu lointaines, nous traduisons, le rouge au front :
Toi, Romain, souviens-toi de gouverner le monde,
(ou bien : Romain ton vrai métier est de régir le monde,)
Doux à qui t'obéit, et terrible à l'orgueil.
(Fin du divertissement littéraire, dédié à la mémoire de notre professeur de Quatrième, merveilleusement prénommé et nommé Anthime Bonhomme, qui nous tritura l’esprit à douze ans que nous avions, de ses mains pétrissantes et repétrissantes, avec l'implacable volonté de nous rendre consubstantielle la religion virgilienne, que de virgilien plus que récalcitrant, nous ne devînmes que trop passionné virgilien. Nous n'avons pas même besoin de les articuler, il nous suffit de les retrouver en nous, pour être intérieurement ravi de ces allitérations enchanteresses, en t, et terras turbine, en c, cavum conversa cuspide, en m, magno misceri murmure, dont M. Anthime Bonhomme nous ensorcelait, non sans nous écraser de son mépris, comme s'il eût été Virgile en personne, sur ce que pas un d'entre nous n'eût été capable d'en faire autant, vérité dont nous n'avons pas besoin de dire que nous étions très persuadés, mais aussi propre que le fouet à nous entretenir dans la salutaire conscience de notre néant. C'était un terrible maître que M. Anthime Bonhomme ! Il nous souvient que l'un de nous récitant le passage même que nous venons de tourner en allégorie, commit le forfait au lieu de misceri murmure, de dire murmure misceri.
L'allitération demeurait, mais le vers devenait faux, on ne pouvait plus le scander. Proh pudor ! Il n'alla pas plus loin. Il fut interrompu par un tonitruant "Monsieur !" (car il disait Monsieur à ses bambins) qui glaça d'épouvante la classe entière, tout accoutumée qu'elle fût à deux ou trois orages par heure.
"— Monsieur, vous massacrez Virgile ! Monsieur, vous ravagez l'Enéïde ! Faire de misceri un dactyle cinquième ! Misceri est tout en longues, Monsieur, et nous sommes en Quatrième. C'est scandaleux, mais je ne me laisserai pas faire. Vous êtes un cancre. Monsieur. Asseyez-vous, Monsieur, et vous me scanderez vingt fois le vers par écrit, vous m'entendez bien, vous ne le copierez pas, vous le scanderez par écrit :
Intere-/a ma-/gno mis-/sceri / murmure / pontum
Mettre murmure avant misceri ! Fausser un vers de Virgile ! Mais en quel lieu sommes-nous, comme Cicéron l'a dit l'autre jour, je veux dire dans le passage que nous expliquions l’autre jour, ubinam gentium sumus ? Suis-je dans ma classe ? Etes-vous Catilina ? Non, Monsieur, ne vous prenez pas pour Catilina. Je le répète, vous n'êtes qu'un cancre, un misérable, un détestable, un exécrable, et peut- être, hélas, un indécrottable cancre. Murmure misceri ! Notez bien (ici, légère accalmie, M. Bonhomme étant repris par sa passion d'instruire) notez bien qu'en prose oratoire, murmure misceri ne ferait pas une mauvaise clausule, et meilleure que misceri murmure. En prose, on ne finit pas sur un dactyle. Le dactyle s'évapore, il vous glisse entre les doigts sur ses deux brèves, allez le rattraper ! Demain, en classe de prose, nous étudierons les clausules de la première Catilinaire. Mais il s'agit bien de cela ! (Retour d'indignation). Nous sommes en poésie. Monsieur, que dis-je, en poésie, nous sommes au sommet de la poésie, que dis-je au sommet de la poésie, nous sommes dans l'épopée, que dis-je, dans l'épopée, nous sommes au sommet de l'épopée. Je vous vois encore debout. Monsieur, comme si vous aviez la moindre raison de dépasser les autres. Asseyez-vous, vous dis-je, au suivant ! "
Pour achever, puisque nous y sommes, le portrait de M. Anthime Bonhomme, il faut décrire un de ses mouvements. Il faisait classe debout en se promenant, et comme nos tables étaient disposées en fer à cheval, il tournait le dos à l'une en allant vers l'autre. Pour maintenir dans l'ordre les élèves qu'il ne voyait pas, il avait coutume d'opérer brusquement, lorsqu'on s'y attendait le moins, sans cesser de marcher, un retournement de la tête si poussé, et une torsion du buste si extrême, que pendant une seconde, son visage à barbiche noire paraissait — aïe, comment nous exprimer honnêtement ? — son visage paraissait situé, enfin oui, au-dessus du fond de son pantalon. La première fois, l'excès de notre surprise nous évita bienheureusement le moindre sourire ; la deuxième, nul moyen de ne pas nous mourir à tout risque. Mais M. Bonhomme, quelle que fût la souplesse de sa personne trapue, ne pouvait soutenir longtemps cette posture extraordinaire de mannequin de vitrine en deux parties dont on aurait facétieusement posé le côté face de la partie supérieure sur le côté pile de la partie inférieure. Et tandis qu’ayant repris une attitude normale il regardait la table opposée, nous pûmes, le nez sur la nôtre, et nous comprimant les côtes jusqu'à nous cramoisir — car il n'eût pas fait bon éclater — nous livrer à un rire muet qui figure en belle place dans nos souvenirs du lycée. Ensuite... eh bien, ensuite, on s'habitue à tout, sans compter que les dévissements et revissements de M. Bonhomme eurent bientôt fait de nous inspirer plus de sérieux que de gaîté. Nous étions là pour travailler, il nous le faisait bien voir.)
On dira tout ce qu'on voudra, la pédagogie directive a du bon. Car de vouloir nous persuader qu'en nous non-dirigeant nous serions venu tout de même à avoir envie de lire, de comprendre, d'admirer Virgile, lanlaire ! Virgile n'est pas nécessaire au salut ? Oh non ! L'arche de Noé reçoit les plus incultes animaux. Seulement il faut les y faire entrer à coups de pied, et on ne sort pas de la pédagogie directive.
Ce point réglé de la fausse estimation du libre arbitre comme élément constitutif de la dignité de la personne humaine (Pascal disait beaucoup plus justement : "Toute notre dignité consiste en la pensée" et ce n'était pas un thomiste profès ; mais au moins n'était-il pas un aveugle contre-thomiste) il reste à remarquer qu'en tout état de cause l'obligation morale favorise, loin de la diminuer, la liberté psychologique. Non seulement je suis aussi libre en obéissant qu'en désobéissant, je le suis davantage, car l’obligation morale m'aide à surmonter les inclinations, les passions, les émotions et les vices qui sont les vrais ennemis du libre arbitre et le corrompent en serf-arbitre. Les saints sont, moralement, les plus libres des hommes, parce que l'amour de Dieu les affranchit de la crainte des puissants. Mais psychologiquement aussi, ils sont les plus libres des hommes, parce que, aussi libres que nous de vouloir pécher, ils sont bien plus libres que nous de vouloir ne pas pécher. "Celui qui fait le péché est l'esclave du péché ; ce qui vous rendra libres, c'est la vérité."
Mais n'avons-nous pas dit, il y a longtemps, que nous allions finir ? Eh bien, nous avons fini.