S'aimer soi-même : Différence entre versions

De Salve Regina

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Version actuelle datée du 9 mars 2011 à 11:09

Vie spirituelle
Auteur : A.M. Carré, O.P.
Source : In La Vie Spirituelle n°245
Date de publication originale : mars 1940

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

Il est fréquent que l'on objecte au christianisme le sens « démesuré » qu'il a du prix de la personne humaine, et vous-mêmes n'avez‑vous pas, un jour ou l'autre, devant l'insistant respect qu'un prêtre témoignait à votre âme, n'avez‑vous pas opposé à cette confiance un geste de scepticisme : « Pourquoi m'accorder une telle importance ? Pourquoi rêver d'une destinée si haute ? Que signifie l'acharnement de celui‑ci ou de celle‑là pour obtenir ma conversion? » Peut‑être même ajoutiez‑vous alors : « Quant à mes péchés, vous êtes extraordinaire en imaginant qu'ils puissent faire quelque chose à Dieu ! »

Or ce Dieu, après nous avoir demandé de l'aimer, a réclamé, dans un second commandement « semblable au premier », que nous aimions le prochain comme nous‑mêmes.

Il nous demandait là quelque chose de fort difficile. Car l'exigence divine est plus grande qu'on ne le croit. Dieu ne réserve donc pas à un troisième commandement la charité de l'homme pour soi‑même. Il ne dit pas : aimant Dieu et le prochain, ne manquez pas également de vous aimer. Non, Dieu nous propose de considérer d'un même regard le prochain et nous‑mêmes autrement dit l'homme comme tel, et non pas d'abord tel homme, fût‑ce nous‑même ; il veut qu'au‑delà des apparences qui font haïr ou aimer le prochain et de ces apparences non moins obsédantes qui nous font spontanément et tour à tour nous haïr nous‑même ou nous aimer, il veut que nous saisissions dans une lumière exacte la qualité intime, essentielle, toujours présente, même si elle est bien enfouie, le visage secret qui rend tout homme aimable, cet homme fût‑il nous‑même.

Vous voyez dès lors quel abîme il y a entre ce réflexe, assez mesquin et si fréquent, d'une créature qui, s'accordant une valeur minime, galvaude ses richesses, et le commandement de Dieu qui conduit au dépouillement le plus révélateur : aimer en soi et dans les autres l'homme. C'est‑à‑dire l'image de Dieu.

Singulière exigence : chacun se supporte avec peine, chacun se respecte médiocrement. Et voici que Dieu ordonne de s'aimer, et de s'aimer d'un amour difficile à nourrir, et qui représente un sacrifice continu. Aussi, de ces trois objets d'amour qui n'en font qu'un : Dieu, le prochain, soi‑même ‑ Dieu et les témoins de Dieu ‑ est‑ce de cette dernière forme de la charité dont le prêtre parle avec le plus d'hésitation.

Certes, prêcher l'amour du prochain, et dans les termes mêmes de l'Evangile, est difficile, car les puissances d'égoïsme militent contre la conversion de notre cœur, et le dédain ou l'ironie accueillent spontanément la voix pressante qui convie les chrétiens à aimer, à servir Jésus‑Christ dans leurs frères, afin de favoriser ainsi de toutes manières la croissance du Royaume, de Dieu. Il est plus facile pourtant de vaincre le scepticisme quand il affecte autrui, plus facile de découvrir le Seigneur dans les âmes que dans son âme à soi.

On peut toujours croire à une zone de lumière dans les êtres les plus obscurcis, on peut espérer une secrète rectitude dans les vies chaotiques, rien n'empêche de pressentir en ce cœur habité d'idoles le fragile tabernacle où repose peut‑être Jésus-Christ, et de l'y adorer. Mais la lucidité sur soi‑même est un don terrible qui nous est souvent accordée, et seuls ne se condamnent pas ceux qui sont irrémédiablement distraits ou passagèrement inconscients. Il existe une attitude plus grave que celle de l'homme qui ne connaît pas le prix de son âme : celle du pécheur qui songe avec angoisse au trésor qu'il a dilapidé ; il y a le refus de s'aimer que tôt ou tard oppose au commandement du Sauveur le pécheur loyal, qui se fait horreur, car il sait à quel silence ses infidélités ont réduit dans cœur la voix de Dieu.

Aussi bien, le précepte évangélique nous invite‑t‑il à ce regard très ample dont j'ai parlé, et qui seul peut permettre qu'on s'aime toujours, y compris en ces heures désolées. Avant de nous voir avec charité, comme une personne humaine, comme telle personne humaine, revêtue d'une mission singulière, nous avons à nous aimer comme une de ces âmes créées par Dieu, sous la poussée de son Amour et pour sa Gloire, nous avons à aimer en nous l'homme universel, image de Dieu.

Le voici, créature magnifique exprimant quelque chose de la splendeur et de l'ordre de la Trinité même. Car il est marqué de la Sagesse du Père, de l'Intelligence du Fils, où s'origine toute lumière et toute vérité, et de l'amour unifiant de l'Esprit. Sorti de Dieu, sorti des « mains de Dieu », comme dit saint Irénée, et aimé par Dieu, sa vocation est de se nourrir de la volonté de celui qui l'a envoyé, et, réalisant ainsi sa pleine originalité, son rôle dernier est de retourner à Dieu en entraînant avec lui la création dont il est le prêtre. Au départ, il n'est donc qu'un « simple germe à faire fructifier », comme dit un philosophe d'aujourd'hui, « un point d'affleurement du divin dans le monde », mais la mise en œuvre de ses dons ébranle tout l'univers. Son corps lui‑même est associé à une telle œuvre et à cette finale assomption. Car l'homme en qui Dieu vit apprend que son corps est devenu le temple de l'Esprit, et que si l'âme accepte la souffrance avec charité, chaque souffrance du pauvre corps de misère, nourri lui aussi du Corps du Christ collabore au rachat du monde.

Le chrétien qui s'aime, c'est‑à‑dire le chrétien qui ouvre sur lui-­même des yeux lucides et attentifs, représente aujourd'hui un phénomène rare. Car il possède le sens exact, et comme la mesure exacte, de la taille de l'homme. Où que nous regardions, en Europe, on ne voit qu'exaltation délirante ou que mutilation de l'homme. Le découvrir soudain tel qu'il est aux yeux de son Créateur et de son Sauveur : pécheur et racheté, prêtre infidèle et pardonné, misérable et divinisé, ah ! que cela est bon et quel appui pour nos mains tâtonnantes !

Pourtant, le mot du Jésus de Pascal monte à notre mémoire : « J'ai versé telle goutte de sang pour toi » Parmi toutes les âmes humaines, il n'y a pas deux âmes qui se ressemblent. Chacune a réclamé du Créateur un geste spécial d'amour, chacune s'offre comme l'expres­sion singulière, unique, irremplaçable, de quelque chose de Lui‑même, de son Amour et de son Sang. Et voici peut‑être le point crucial. Aimer le prochain comme soi-même, cela signifie : aimer Dieu dans les autres comme on l'aime en soi‑même. Or, avons‑nous dit, une vue objective, dépouillant l'être de ses apparences concrètes, plonge assez profondément en lui pour rejoindre la Présence qui ne saurait se dérober, qui est toujours vivante, lors même que le péché l'étouffe et qui, elle, ne peut jamais décevoir. Mais il n'y a pas de créature anonyme.

Aussi est‑il légitime de songer à la spéciale pensée d'amour qui a tiré chaque âme du néant. A certaines heures, le rappel de l'originalité propre de chaque vocation apparaîtra même comme un soutien puissant à celui que tente l'infidélité, et à d'autres heures, cette certitude qu'une goutte de sang a été versée pour chacun de nous et qu'un amour personnel ne cesse pas de nous envelopper, jettera l'âme du pécheur dans des abîmes de joie, et il se verra tout seul devant l'amitié de son Créateur, et il accaparera en quelque sorte le divin, ne pensant qu'à l'incroyable bonheur qui lui est proposé, et il dira comme l'apôtre incrédule : « MON Seigneur et MON Dieu. »

Osons dire, toutefois, que sa ferveur ne résistera pas à certains brusques réveils, à des remords épuisants, qu'il se laissera accabler par la vue de sa misère et qu'il perdra foi en lui‑même, parce qu'il a odieusement trahi cet amour, si cette confiance nécessaire de l'homme en sa dignité ne repose pas sur une certitude inébranlable, d'un caractère moins nettement personnel : celle de sa vocation humaine, celle de l'indéfectible lumière, en toute âme de l'image de Dieu.

Je ne suis qu'une âme au milieu de toutes les âmes, se dit alors le chrétien. Certes, mon Sauveur m'aime, et le Pasteur connaît chacune de ses brebis par son nom. Mais il m'est bon de me rappeler que je suis d'abord du troupeau, que je suis d'Église, un pauvre paroissien perdu dans la grande foule et qui prie de la prière des autres, et qui s'aime avec le cœur des autres, et comme s'il était un autre, quand il n'ose plus s'aimer...

« Si l'homme ne se haïssait pas... » Convertissons-­nous à l'âme humaine, et puis convertissons‑nous à notre âme. Vous comprenez bien qu'il ne s'agit pas de sotte vanité, et que finalement rien ne demande plus de renoncement que cette vision exacte de notre intime dignité. En ce moment, où la charité a de si grandes tâches à accomplir, tandis que la France est comme remise entre les mains de ceux qui aiment, le plus vaste domaine qu'il faut conquérir à l'amour, c'est nous-même.

Si votre âme vous déplaît, efforcez‑vous de la voir avec des yeux plus limpides et prenez‑la en patience, car il est long d'engendrer son âme à la pleine lumière. Ne dites plus que vous êtes de peu d'importance, car le Seigneur vous rappelle que le plus petit des passereaux a sa valeur insigne et que vous, il vous veut parfaits comme son Père céleste est parfait. Ne croyez pas à l'insignifiance de vos péchés, car ils défigurent en vous les traits de Jésus‑Christ. Soyez plutôt exigeants, tenacement désireux de réaliser votre vocation d'aller « jusqu'au bout de votre grâce ». Durs par conséquent pour vous‑mêmes, à cause même de cet amour. Mais n'oubliez jamais que, suivant le mot de saint Jean, « si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur ».

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