La profondeur de notre volonté : Différence entre versions

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Psychologie
Auteur : P. Garrigou-Lagrange, O.P.
Source : Extrait de La Vie Spirituelle n°312, pp.520-523
Date de publication originale : Novembre 1946

Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile

Peu de personnes ont profondément réfléchi à la supériorité de l'intelligence sur l'imagination, et à celle de l'idée sur l'image qui l'accompagne, et par suite à celle de la volonté sur la sensibilité.

L'intelligence diffère des sens externes et internes, même des plus élevés d'entre eux, en ce qu'elle a pour objet premier, non pas les phénomènes sensibles, non pas la couleur, ou le son, ou l'étendue résistante ou le fait interne de conscience, mais l'être ou le réel intelligible et l'être dans son universalité. L'intelligence connaît par suite les raisons d'être des choses, les causes des événements, leur fin ou leur but ; elle s'élève même à la connaissance de la Cause suprême, de Dieu, être infini et bien infini[1].

Nous concevons aussi ce qui est de nature à nous perfectionner, non seulement en nos facultés inférieures, mais en nos facultés les plus hautes. L'intelligence conçoit par conséquent ce que doit être le bien partout et toujours pour nous perfectionner ainsi ; et comme elle conçoit l'être universel qui n'est réalisé concrètement sans limites que dans l’Être suprême, elle conçoit aussi le bien universel qui n'est réalisé concrètement sans limites que dans le souverain Bien, qui est la Bonté même.

Mais s'il en est ainsi, qu'elle n'est pas la profondeur de notre volonté spirituelle, qui est éclairée directement, non pas par les sens ou par l'imagination, mais par l'intelligence. Tandis que l'imagination de l'herbivore lui fait désirer l'herbe nécessaire à sa subsistance, tandis que l'imagination du carnivore lui fait désirer la chair qui est son aliment ; l'intelligence de l'homme lui fait désirer le bien dans son universalité, et par suite le bien sans limite, qui n'est concrètement réalisé qu'en Dieu, car lui seul est le Bien même par essence Et si la sensibilité de l'herbivore et celle du carnivore le porte à désirer chaque jour son bien limité, la volonté de l'homme le porte à désirer un bien sans mesure; quelle doit donc être sa profondeur ? Si saint Thomas dit qu'en certains hommes, comme l'avare, la concupiscence des richesses est infinie[2], que faut?il dire alors du désir de la volonté spirituelle ? Plus la connaissance spirituelle des biens supérieurs et du bien suprême s'élève, plus le désir spirituel grandit ; et la foi chrétienne nous dit que Dieu seul vu face à face peut le combler. C'est donc que notre volonté est vraiment en un sens d'une profondeur sans mesure.

C'est pourquoi la béatitude ou le vrai bonheur, que l'homme désire déjà naturellement, ne peut se trouver dans aucun bien limité ou restreint, mais seulement en Dieu connu au moins de façon naturelle, et aimé efficacement par dessus tout. Saint Thomas[3] démontre que la béatitude de l'homme, du fait qu'il conçoit le bien universel, ne peut être ni dans les richesses, ni dans les honneurs, ni dans la gloire, ni dans le pouvoir, ni dans aucun bien du corps, ni dans un bien fini de l'âme, comme la vertu, ni dans aucun bien limité. Et la démonstration qu'il en donne tient à la nature même de notre intelligence et de notre volonté[4] ; Lorsque nous avons cru trouver le bonheur dans la connaissance d'une science ou dans une amitié très noble, nous ne tardons pas à nous apercevoir que c'est un bien limité, ce qui faisait dire à sainte Catherine de Sienne : « Si vous voulez qu'une amitié dure, si vous voulez vous désaltérer longtemps à cette coupe, laissez?la toujours se remplir à la source d'eau vive, autrement elle ne pourra plus répondre à votre soif. »

La collection même simultanée de tous les biens finis et mêlés d'imperfection ne peut pas plus constituer le Bien même conçu et désiré par nous qu'une multitude innombrable d'idiots ne saurait valoir un homme de génie.

A la suite de saint Grégoire le Grand[5], saint Thomas[6] a noté à ce sujet : les biens temporels paraissent désirables quand on ne les a pas ; mais quand on les possède, on voit leur pauvreté qui ne peut répondre à notre désir, et qui produit la désillusion, la lassitude, parfois le dégoût. Pour les biens spirituels, c'est l'inverse : ils ne paraissent pas désirables à ceux qui ne les ont pas et qui désirent surtout les biens sensibles ; mais plus on les possède, plus on connaît leur valeur, plus on les aime. Pour la même raison, tandis que les mêmes biens matériels (la même maison, le même champ) ne peuvent appartenir simultanément et intégralement à plusieurs personnes ; les mêmes biens spirituels (la même vérité, la même vertu) peuvent appartenir simultanément et pleinement à tous, et chacun les possède d'autant mieux qu'il les communique aux autres[7]. Cela est vrai surtout du souverain Bien.

Cela est d'autant plus vrai que Dieu nous a gratuitement appelés à le connaître d'une façon surnaturelle, par a vision immédiate de sa divine essence, à le connaître comme il se connaît, et à l'aimer comme il s'aime pour l'éternité. Alors surtout nous expérimenterons que Dieu seul vu face à face peut remplir le vide profond de notre cœur, que lui seul peut combler la profondeur de notre volonté.

En quel sens cette profondeur est-elle sans mesure ? On objectera : notre âme comme toute créature est finie, limitée ; et donc ses facultés le sont aussi.

Sans doute la créature la plus élevée est finie, non seulement notre corps est limité, mais notre âme l'est aussi, et par suite les facultés de l'âme, comme propriétés de celle?ci, sont finies. Cependant notre intelligence, quoique finie, est faite pour connaître le vrai universel et même le vrai infini qui est Dieu. De même notre volonté, quoique finie, est faite pour aimer un bien sans limite. Sans doute, même au ciel, notre acte de vision béatifique, du côté du sujet connaissant sera fini, mais il portera sur un objet infini, il l'atteindra d'une manière finie sans le comprendre pleinement autant qu'il est connaissable, autant que Dieu se connaît, mais il l'atteindra immédiatement. Nous verrons sans aucun intermédiaire l'essence infiniment parfaite de Dieu. Dès ici-bas l’œil vivant, si petit soit?il voit l'immensité de l'océan et peut atteindre la nuit jusqu'aux étoiles qui sont à des milliers de lieues. Ainsi au ciel notre acte de vision de l'essence divine, sans avoir la pénétration de la vision incréée, atteindra immédiatement l'essence divine ; notre amour de Dieu, en restant fini du côté du sujet, portera immédiatement sur le Bien infini, nous l'aimerons à notre manière finie, mais nous ne pourrons nous reposer qu'en lui seul. Nul autre objet ne pourra satisfaire toutes nos aspirations. Alors seulement, dit le psalmiste, nos désirs seront assouvis, lorsque sa gloire apparaîtra. Satiabor cum apparuerit gloria tua[8]. Dès maintenant notre cœur ne trouve un vrai repos durable que dans l'amour de Dieu.


Notes et références

  1. Toute conception suppose en effet, en nous la notion plus universelle d'être. Tout jugement suppose le verbe être : « Pierre court » veut dire Pierre est courant ».
    Parce que l'intelligence a pour objet l'être, elle cherche les raisons d'être des faits et des choses. Aussi l'enfant ne cesse-t-il de multiplier ses pourquoi ? Pourquoi l’oiseau vole-t-il ? Parce qu'il va chercher sa nourriture, c'est son but, parce qu'il a des ailes, c’est la cause sans laquelle il ne pourrait voler. Pourquoi a-t-il des ailes ? Parce que telle est sa nature à lui. Pourquoi meurt-il ? Parce qu'il est un être matériel et que tout être matériel est corruptible.
    Ces multiples raisons d'être (finale, efficiente, formelle, matérielle) ne sont, comme telles, accessibles qu'à la raison, non aux sens, ni à 1’imagination. Seule l'intelligence, qui a pour objet l'être intelligible, peut connaître la fin, qui est la raison d'être des moyens. Jamais l'imagination ne saisira la finalité comme telle ; elle atteint sensiblement la chose qui est fin mais non point la finalité : les raisons d'être des choses lui sont inaccessibles.
    C'est ce qui montre la distance sans mesure qui existe entre l'image et l'idée si confuse même que reste celle-ci. L'image ne contient que des phénomènes sensibles juxtaposés, par exemple l'image d'une horloge n'en représente que ce qu'en peut voir l'animal : couleur, son, résistance. Au contraire l'idée d'une horloge contient la raison d'être qui rend intelligibles ces phénomènes. Une horloge est une machine qui se meut d'un mouvement uniforme pour indiquer l’heure solaire. Cette raison d'être, l'animal ne pourra jamais la saisir, l'enfant au contraire la saisit bien vite. Tandis que les sens et l'imagination n'atteignent que des êtres sensibles, comme sensibles, et par suite, comme singuliers, en telle partie de l’espace et du temps, l'intelligence atteint ces êtres sensibles, comme être, elle atteint en eux ce qu'il y a d'intelligence, et par suite d'universel, réalisable en n'importe quelle partie de l'espace et du temps. Elle atteint, en concevant l'horloge, ce qu'elle doit être nécessairement, partout et toujours, pour indiquer l'heure solaire. Elle atteint de même, non seulement tel être sensible, mais l'être intelligible, dans son universalité. Et par suite l'intelligence connaît, non seulement tel bien sensible et délectable, accessible aux sens, mais le bien intelligible, ce qui constitue le bien.
  2. Ia. IIae. Q. 30, a.4.
  3. Ia IIae, Q.2, a.8.
  4. Ibid.
  5. Homilia 36 in Evang.
  6. Ia IIae, Q.31, a.5 ; Q.32, a.2 ; Q.33, a.2
  7. Ia IIae, Q.28, a.4, ad 2um ; IIIa, Q.23, a.1 ad 3um.
  8. Ps. 16, 15.
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