La Fête Dieu : Différence entre versions
De Salve Regina
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Version actuelle datée du 24 mars 2011 à 18:22
Les temps liturgiques | |
Auteur : | Monseigneur Guérin |
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Source : | les petits bollandistes, vie des saints, tome seizième |
Date de publication originale : | Paris 1878 |
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Difficulté de lecture : | ♦ Facile |
Remarque particulière : | Ce texte n’est pas exactement un traité de théologie dogmatique, bien qu'il affirme les vérités concernant le sacrement de l’Eucharistie. Il s’agit plutôt de proposer une bonne lecture à la fois spirituelle et doctrinale. Chose intéressante nous pourrons trouver ici le texte de la bulle d’Urbain IV qui établit la fête du Saint sacrement vers 1263. |
Les Evangélistes décrivent l’institution de cet auguste mystère. Notre-Seigneur Jésus-Christ, disent-ils, qui savait que son Père lui avait mis toutes choses entre les mains, et qui était sorti de Dieu, ayant fidèlement accompli tout ce qu’il avait ordonné, s’en retournait à Dieu ; comme il avait toujours aimé les siens d’un amour excellent, il voulut, sur la fin de sa vie, leur en donner des preuves encore plus sensibles et plus particulières. Etant donc arrivé a la veille de Pâques de sa trente-quatrième année, il mangea premièrement avec eux l’agneau pascal, selon la coutume des Juifs, et ayant bu quelque peu d’une coupe pleine de vin, il la leur donna pour en boire tous, les uns après les autres, comme le père de famille le faisait ordinairement en cette solennité ; il leur dit qu’il avait eu un grand désir de manger cette pâque en leur compagnie, parce que c’était la dernière qu’il mangerait sur la terre, le temps de ses souffrances et de sa mort étant venu ; que ce vin qu’il venait de boire était le dernier qu’il boirait , mais qu’il leur préparait dans le royaume de Dieu un festin merveilleux, où ils mangeraient et boiraient avec un plaisir indicible une pâque nouvelle et un vin nouveau, dont ces aliments corporels n’étaient que des figures très-imparfaites. Ensuite, il se leva de table et quitta ses habits, c’est-à-dire la robe de cérémonie qu’il avait prise pour ce banquet solennel, et peut-être encore quelque autre vêtement qui l’eût pu embarrasser dans ce qu’il voulait faire, et, ayant pris un linge qu’il lia autour de lui, il versa de l’eau dans un bassin et lava les pieds de ses Apôtres, commençant, ainsi que le texte de l’Evangile l’insinue assez, par saint Pierre, qui était le premier, et poursuivant jusqu’au dernier, qui était apparemment le traître Judas. Après une action d’humilité si prodigieuse, il reprit ses habits et se remit à table, et, ayant fait à ces mêmes apôtres une pathétique exhortation sur l’humilité et sur la charité qu’ils devaient pratiquer les uns envers les autres, il institua ce mystère adorable de son corps et de son sang précieux dans le sacrement de l’autel.
Pour mieux entendre la manière de cette institution, il faut savoir que les Juifs avaient coutume, en ces festins de Pâques, de réserver sous la nappe un de leurs pains sans levain; ensuite le père de famille le rompait en autant de morceaux qu’il y avait de personnes à table, avec une certaine sorte de bénédiction, pour en donner à chacun sa part.
Notre-Seigneur avait observé cette cérémonie dans la cène légale[1] qui avait précédé le lavement des pieds, mais il la recommença d’une manière bien plus auguste pour changer cette cène en la cène eucharistique. Il prit donc encore du pain sans levain, lui donna sa bénédiction, qu’il accompagna d’une action de grâces à Dieu son Père, le rompit et, le distribuant à ses disciples, il leur dit : « Prenez-le et mangez-en tous : ceci est mon corps, qui est donné et sera livré pour vous ». C’est comme s’il disait : Ceci est mon corps que je vous donne à présent pour nourriture et que j’offre aussi à mon Père comme une victime non sanglante, pour la rémission de vos péchés; mais qui sera bientôt livré à la mort et sacrifié d’une manière cruelle et sanglante pour la rédemption de tout le genre humain. De plus, les Juifs avaient aussi coutume, dans ces festins, de remplir de vin une grande coupe, dont le père de famille goûtait le premier, après l’avoir bénite, et puis chacun des assistants en buvait à son tour. Nous venons de remarquer que Notre-Seigneur avait aussi observé cet usage dans la première cène; mais il l’observa d’une manière beaucoup plus sacrée et plus mystérieuse en cette seconde : car, prenant le calice, il le bénit comme il avait béni le pain, et, le donnant à ses disciples, il leur dit : « Prenez-le, et buvez-en tous : ceci est le calice de mon sang du Testament nouveau et éternel, qui est et sera répandu pour vous, et pour plusieurs, pour la rémission des péchés ». C’est encore comme s’il disait : Ceci est mon, sang, par lequel je fais une nouvelle et éternelle alliance avec les hommes, et qui me servira de legs testamentaire à leur égard, puisque je suis si près de la mort. Je vous le verse présentement dans cette coupe sous les espèces du vin[2] ; et, dans peu de temps, il sera répandu pour vous, et pour tous les hommes en sa propre espèce, lorsqu’on le fera couler de mon corps. Il ajouta aussi : « Faites ceci en mémoire de moi « ; c’est-à-dire, selon l’explication du saint concile de Trente : « Je vous donne le pouvoir, et je vous commande de faire la même chose que je viens de faire, en mémoire de cette charité immense, par laquelle je me donne présentement à vous, et en mémoire des tourments que cette même charité me fera bientôt endurer pour votre rédemption. Je vous fais les premiers prêtres de mon Eglise, et je veux que, par la prononciation des mêmes paroles, que vous m’avez ouï proférer sur le pain et sur le vin, vous changiez et vous transsubstantiez[3] pareillement ces fruits de la terre en mon corps et en mon sang. Je ne restreins pas ce pouvoir à vos personnes, mais je l’étends aussi à tous les autres prêtres qui seront consacrés par vous ou par vos successeurs, jusqu’à la fin des siècles.
Telle a été l’institution du très-saint Sacrement de l’autel, selon qu’elle est rapportée par les quatre évangélistes et par l’apôtre saint Paul. L’Eglise en a toujours fait une très-célèbre mémoire, le jeudi de la semaine sainte; et elle y représente, autant qu’il lui est possible, toutes ces saintes actions de son Sauveur. Il semble même qu’elle y oublie qu’elle est dans le temps de sa passion, temps de tristesse et de deuil; car elle y reprend ses habits de joie, et elle donne d’autres marques d’une réjouissance extraordinaire. Néanmoins, parce que les longs offices et les cérémonies lugubres de toute cette semaine ne lui permettent pas de se livrer entièrement à la reconnaissance d’un si grand bienfait, ni d’honorer cet auguste mystère, avec toute la solennité qu’elle souhaite, elle a jugé à propos d’en établir une fête particulière le jeudi d’après les octaves de la Pentecôte, ou de la descente du Saint-Esprit; parce que ce fut par les lumières du Saint-Esprit qu’elle connut parfaitement l’excellence de ce mystère, et aussi parce que ce fut aussitôt après cette descente que les fidèles commencèrent à faire la communion tous les jours, comme il est écrit dans le livre des Actes des Apôtres.
Il faut maintenant que nous déclarions ce que nous sommes obligés de croire de ce don incomparable; nous en rapporterons ensuite les causes et les effets; enfin, nous dirons les dispositions qu’il faut avoir pour en approcher dignement, et les miracles qu’il a plu à Dieu d’opérer pour en confirmer la vérité. La foi et la doctrine de l’Eglise catholique, touchant la sainte Eucharistie, celle que nous devons tenir inviolablement jusqu’à la mort, si nous voulons être sauvés, est celle-ci : Le prêtre, qui seul est le ministre de ce Sacrement, prononçant sur du pain fait de blé et non d’une autre sorte de grain, et sur du vin provenant du raisin de la vigne et non d’un autre fruit, ni artificiel, les divines paroles de la consécration, change et convertit la substance de ce pain au corps de Jésus-Christ et la substance de ce vin au sang de Jésus-Christ; de sorte que, son corps et son sang prennent la place de la substance du pain et du vin. Mais le corps de Jésus-Christ est maintenant vivant, et, ainsi, plein de sang et animé de sa sainte âme, et pareillement son sang n’est point hors de son corps, mais renfermé dans ses veines, et enfin l’un et l’autre ont une union indissoluble avec la divinité, il arrive donc nécessairement que, sous les espèces du pain, il se trouve, par un accompagnement nécessaire, non seulement son corps, mais aussi son sang, et sous les espèces du vin, non seulement son sang, mais aussi son corps; et, sous les espèces du pain et du vin, il y a aussi l’âme, la personne, la nature divine de Jésus-Christ; en un mot, Jésus-Christ tout entier. Ainsi, les laïques, qui ne communient que sous les espèces du pain, ne reçoivent pas moins le sang de Jésus-Christ, et Jésus-Christ tout entier, dans toute la plénitude et la perfection de ses deux natures, que les prêtres qui communient sous les deux espèces. De plus, et c’est encore la foi de l’Eglise, par cette consécration, la substance du pain est tellement changée au corps de Jésus-Christ, et la substance du vin en son sang, qu’il ne demeure rien de ces substances, c’est-à-dire, ni leur matière, ni leur forme, ni aucune de leurs parties. Il n’en est pas ainsi dans les transmutations naturelles; dans ces dernières, quoiqu’un composé soit changé en un autre composé, néanmoins la matière du premier demeure toujours et est revêtue de la forme du second. C’est pourquoi le changement miraculeux qui a lieu dans le très-saint Sacrement n’est pas appelé transformation comme ceux que fait la nature; mais il est appelé, par quelques auteurs grecs, transélémentation; et encore plus proprement par le concile de Latran, célébré sous le pape Innocent III, et par le concile de Trente, transsubstantiation, c’est-à-dire, changement entier et parfait d’une substance en une autre substance, sans qu’il demeure rien de la première; et l’on ne doit pas s’étonner de cette merveille, car, comme le remarque saint Ambroise, si la parole de Dieu a été assez puissante pour faire que la terre et les cieux, et toutes les créatures qui n’étaient rien, sortissent de leur néant et commençassent d’être, à plus forte raison sera-t-elle assez puissante pour faire qu’une substance qui est déjà soit changée et convertie en une autre substance.
Après cette transsubstantiation, qui est le fondement de tout le mystère, nous y devons reconnaître d’autres grands prodiges, accidents du pain et du vin, que l’on appelle les espèces sacramentelles, dans le corps et dans le sang de Jésus-Christ; car ces accidents du pain et du vin, c’est-à-dire la quantité, la figure, la couleur, l’odeur, la saveur, et quelques autres semblables, demeurent après la transsubstantiation, sans avoir de sujet qui les soutienne et auquel ils soient attachés; car leurs substances n’y sont plus. Et quant au corps et au sang de Jésus-Christ, comme ils sont d’une nature bien différente, et que, d’ailleurs, ils sont glorieux et incorruptibles, on ne peut pas dire qu’ils soient les sujets de ces accidents. De plus, ces mêmes accidents font et souffrent par eux-mêmes tout ce que leurs substances feraient et souffriraient si elles étaient présentes, sans qu’il y paraisse aucune différence, c’est-à-dire, qu’ils rafraîchissent, qu’ils fortifient, qu’ils sustentent, qu’ils nourrissent, qu’ils s’altèrent, qu’ils se corrompent, et qu’ils se changent en d’autres corps comme le pain et le vin; car, toutes ces choses, pour les mêmes raisons que nous venons de marquer, ne peuvent pas être attribuées au corps et au sang de Jésus-Christ. De plus, ce même corps de Jésus-Christ, sans rien perdre de sa grandeur et de sa perfection, ni de cette gloire et de cette majesté dont il est revêtu dans le ciel, où il paraît en sa propre espèce, se trouve renfermé dans une petite hostie, et il n’est pas moindre dans la plus petite que dans la plus grande, ni plus grand dans celle-ci que dans celle-là; ainsi, ceux qui ne communient qu’avec une petite hostie ne reçoivent pas moins Jésus-Christ tout entier et dans toute sa grandeur que ceux qui communient avec une plus grande. Et quoiqu’il ne soit pas plusieurs fois dans une seule hostie, avant qu’on la rompe et la divise, néanmoins il est dans toute cette hostie, et tout en chacune de ses parties, sans qu’on y puisse marquer un seul point où il ne soit entier; de même que l’âme raisonnable est toute en tout son corps, et toute en chaque membre de son corps, et que l’ange est tout dans tout le lieu qu’il occupe et tout en chaque partie et en chaque point de ce lieu. Et, lorsqu’on rompt et divise l’hostie, on ne rompt, on ne divise pas le corps de Jésus-Christ; mais, comme il est tout entier sous chaque partie de l’hostie avant la division, de même il se trouve tout entier après cette division sous chacun des morceaux : de telle sorte que l’on communie aussi bien avec un seul fragment de l’hostie, qu’avec l’hostie entière. Car le corps de Jésus-Christ n’est pas dans ce sacrement selon les conditions de la quantité, qui étend son sujet et lui fait occuper un certain espace de lieu, mais il y est selon les conditions de la substance, c’est-à-dire d’une manière indivisible et comme spirituelle.
Mais ce qui est encore plus admirable, c’est que ces grands prodiges se font en un instant, et seulement par cinq paroles prononcées par un homme mortel qui est le prêtre, et cela non seulement en un temps et en un lieu, mais tous les jours, à tous moments et en tous les endroits de la terre, c’est-à-dire partout où l’on offre le très-saint sacrifice de la messe. De sorte que le corps de Jésus-Christ et Jésus-Christ tout entier se trouvent en même temps en une infinité d’autels, sous une infinité d’hosties et dans une infinité de bouches et d’estomacs qui le reçoivent, et qu’il s’y trouvera de même jusqu’à la fin des siècles. Dieu se comporte en l’opération de ce mystère comme il se comporte en la création des âmes raisonnables. Car aussitôt qu’un corps est suffisamment organisé pour recevoir une âme raisonnable, Dieu ne manque jamais d’en créer une pour lui et de la lui donner, ce qu’il fait par toute la terre un million de fois le jour; de même lorsque le prêtre prononce les divines paroles de la consécration, Dieu ne manque jamais de rendre son Fils présent sous les espèces du pain et du vin par la conversion et la transsubstantiation de leurs substances en son corps et en son sang, ce qu’il fait autant de fois que ces paroles sont prononcées, et dans autant d’hosties qu’il y en a sur lesquelles elles sont prononcées. Enfin il n’est pas sous les espèces consacrées seulement dans le temps de la consécration et dans le temps de la communion, mais il y est tant que ces espèces subsistent et demeurent sans être corrompues ; nous l’avons donc véritablement et réellement dans nos tabernacles et dans .nos ciboires et custodes, où on le conserve toujours pour la consolation des âmes saintes, pour le prompt secours des malades, et afin qu’il y reçoive perpétuellement les hommages et les adorations de toute l’Eglise.
Il n’y a rien de plus évident, dans l’Ecriture sainte, que cette existence véritable du corps et du sang de Notre-Seigneur en l’Eucharistie, par le moyen de la transsubstantiation. Comme nous l’avons déjà rapporté ci-dessus, Notre-Seigneur, faisant son testament et déclarant sa dernière volonté à ses Apôtres, et en leurs personnes à toute son Eglise, ne dit pas que ce qu’il leur donne est la figure de son corps et la représentation de son sang ; mais il leur dit, en termes formels et sans nulle ambiguïté, que c’est son corps et son sang. « Prenez », dit-il, « et mangez, ceci est mon corps. Prenez et buvez, ceci est mon sang ». Saint Ambroise fait sur ces paroles une belle réflexion : « Puisque Notre-Seigneur lui-même assure que nous recevons son corps et son sang, devons-nous douter de ce témoignage et de cette assurance ? « Et saint Jean Chrysostome : « Puisque le Verbe dit : Ceci est mon corps, n’en doutons nullement ; mais croyons-le et envisageons, par des yeux intellectuels, ce corps existant au Sacrement ». Certes, ce Père infiniment bon n’aurait eu garde de flatter ses enfants bien-aimés d’un legs testamentaire si avantageux, s’il n’avait eu intention de le leur donner. Et, en vérité, avoir une autre pensée de lui, c’est le faire un fourbe et un trompeur, ce qui est un horrible blasphème ; de même qu’un père tromperait ses enfants si, mettant dans son testament qu’il leur laisse un diamant d’un prix inestimable, il ne leur en laissait que l’image et la ressemblance. De plus, promettant ce Sacrement quelque temps avant son institution, il ne dit pas qu’il donnerait à manger et à boire les symboles de sa chair et de son sang ; mais il dit expressément qu’il donnerait sa chair à manger et son sang à boire, et que celui qui ne mangerait pas cette chair ou ne boirait pas ce sang, n’aurait point la vie en soi. Et, quoique les Juifs murmurassent de cette promesse, et que plusieurs de ses disciples s’en scandalisassent, jusqu’à le quitter et l’abandonner, il n’eut point recours à des sens figurés pour adoucir sa proposition ; mais il persista toujours dans l’assurance claire et formelle de cette vérité. Il serait inutile de produire ici les passages des saints Pères qui l’attestent et la confirment : on les trouve rapportés de siècle en siècle, et défendus contre les impostures des hérétiques, dans un grand nombre d’auteurs anciens et modernes. Quoique les Pères des premiers siècles fussent fort réservés dans l’explication de ce mystère, parce qu’ils ne voulaient pas le découvrir aux infidèles, ni même aux catéchumènes, néanmoins ils nous ont laissé des textes si beaux, si pressants et si formels sur ce sujet, qu’à peine pouvons-nous nous-même en parler plus clairement. Tel est celui de saint Cyrille de Jérusalem : « Ne jugez pas la chose par le goût ; mais que la foi vous donne une assurance indubitable quo vous êtes participants du corps et du sang de Jésus-Christ ». Et cet autre de saint Ambroise : « Avant la consécration ce n’était point le corps de Jésus-Christ ; mais, après la consécration, je vous dis que c’est le corps de Jésus-Christ. Il a dit qu’il fût fait, et il a été fait; il a ordonné qu’il fût créé, et il a été créé ». Et cet autre encore de saint Jean Chrysostome : « Qui est le pasteur qui nourrisse ses ouailles de son propre sang? Et que dis-je, le pasteur? il y a beaucoup de mères qui, après les douleurs de l’enfantement, donnent leurs enfants à nourrir à d’autres femmes. Jésus-Christ ne se comporte pas de la sorte ; mais il nous nourrit de son sang». Et cet autre enfin de saint Augustin : « Nous recevons avec un cœur fidèle, et par la bouche, Jésus-Christ homme, qui nous donne son corps à manger et son sang à boire : quoiqu’il semble plus horrible de manger la chair d’un homme que de le tuer, et de boire son sang que de le répandre ». Les autres Pères ne parlent pas avec moins de force ni d’évidence. Nous avons aussi cinq Conciles généraux, outre plusieurs particuliers, qui définissent la même vérité : celui de Latran, sous le pape Innocent III ; celui de Vienne, sous le pape Clément V, et ceux de Constance, de Florence et de Trente, dans lesquels ce qu’il y avait alors de plus illustre et de plus savant dans toute l’Eglise était assemblé.
Enfin, il est certain que cette croyance était universelle dans tout le monde chrétien, avant la naissance des hérétiques du XVI° siècle; et, d’ailleurs, ils n’en peuvent marquer le commencement, ni expliquer quand, où, comment tout ce monde a changé de foi et de sentiment sur cet article ; il faut donc nécessairement reconnaître que cette croyance nous est venue de main en main, et par une tradition perpétuelle de la prédication des Apôtres et de la doctrine de Jésus-Christ. Nous nous sommes peut-être trop étendu sur cette matière, et plus qu’il n’est permis à un historien ; mais il était à propos de dire quelque chose pour confirmer les fidèles contre le venin des hérésies de notre temps.
C’est encore un point de notre foi que nous devons croire, sous peine de damnation, que la très-sainte Eucharistie a deux qualités, à savoir : celle de sacrement et celle de sacrifice. Elle est sacrement, en tant qu’elle est un signe efficace, capable de produire la grâce sanctifiante, et qu’elle la communique infailliblement à tous ceux qui s’en approchent avec les dispositions nécessaires ; d’autant plus qu’elle contient l’Auteur même de la grâce, et celui qui, la possédant comme chef, la répand invisiblement dans les membres de son corps mystique, qui est l’Eglise. Elle est sacrifice, en tant qu’elle est un culte sacré, par lequel Notre-Seigneur s’immole et se sacrifie véritablement lui-même, non pas d’une manière sanglante, comme il s’est immolé sur l’autel de la croix, mais d’une manière spirituelle et non sanglante sous les espèces du pain et du vin. Ce qu’il a fait une fois par lui-même, la veille de sa mort, après le sacrifice de l’agneau pascal, il le fait encore tous les jours des milliers de fois par le ministère des prêtres. En effet, nous apprenons du Roi-Prophète que Jésus-Christ est le Prêtre éternel, selon l’ordre de Melchisédech, c’est-à-dire, ce Prêtre éternel qui a été particulièrement figuré et représenté par Melchisédech. Or, ce qu’il y a eu de particulier dans le sacerdoce de Melchisédech, selon qu’il est rapporté par Moïse, au livre de la Genèse, c’est qu’il a offert un sacrifice, non sanglant, de pain et de vin ; il faut donc reconnaître que Notre-Seigneur a aussi offert, et qu’en qualité de Prêtre éternel, il offre encore tous les jours le sacrifice d’un pain mystérieux et d’un vin céleste, qui sont son corps et son sang, sous les espèces du pain et du vin, et qu’ainsi l’Eucharistie est un véritable sacrifice. Nous en avons une célèbre prédiction dès le commencement de la prophétie de Malachie : « Vous ne me plaisez point », dit Dieu aux Juifs par ce Prophète, « et je ne veux plus de vos présents, car depuis le soleil levant jusqu’au couchant, mon nom est grand parmi les nations, et l’on sacrifie et offre à mon nom une oblation pure et sans tache, dans tous les endroits de la terre. » (Malach.,I.) Cette oblation pure doit être, sans difficulté, un véritable sacrifice, puisque Dieu dit absolument qu’elle est sacrifiée, et il témoigne qu’il l’accepte en la place de tous les sacrifices anciens, comme l’unique sacrifice qui lui soit agréable. Or, ce ne peut être aucun des sacrifices de la synagogue, puisque ce sont ceux-là mêmes que Dieu réprouve et qu’il proteste ne vouloir plus qu’on lui offre. Ce ne peut être non plus le sacrifice sanglant de la croix, puisque ce sacrifice n’a été offert de cette manière qu’une seule fois et en un seul endroit du monde, sur le Calvaire. Il reste donc que ce soit l’oblation eucharistique du corps et du sang de Jésus-Christ, laquelle est souverainement pure, et que l’on offre partout, suivant ces paroles de saint Augustin : « Ce sacrifice est celui du sacerdoce de Jésus-Christ, selon l’ordre de Melchisédech, que nous voyons offrir depuis le soleil levant jusqu’au couchant, au lieu qu’on ne peut nier que le sacrifice des Juifs ne soit aboli ». C’est donc une chose certaine, selon les saintes Ecritures, que l’Eucharistie est véritablement un sacrifice. La manière dont elle fut instituée, et les paroles avec lesquelles elle est consacrée le montrent aussi fort clairement ; car le sacrifice se fait en répandant le sang de la victime et en le séparant de son corps. Or, quoique dans l’Eucharistie le corps ne soit pas effectivement sans le sang, ni le sang sans le corps; néanmoins, si l’on a égard à la force et à la signification des paroles de la consécration, qui sont comme le glaive de ce sacrifice, le corps est mis d’un côté sous les espèces du pain, et le sang de l’autre sous les espèces du vin. Effectivement, si l’on eût consacré durant les trois jours de la mort de Notre-Seigneur, lorsque son sang était hors de son corps, l’on eût produit, sous les espèces du pain, son corps séparé de son sang, et sous les espèces du vin, son sang séparé de son corps. Ainsi nous avons dans l’Eucharistie une immolation réelle et véritable de Jésus-Christ, sous les espèces du pain et du vin. Et c’est encore ce que signifient ces paroles : « Qui est donné pour vous ; qui est répandu pour vous », dont il s’est servi pour la consécration de son corps et de son sang. Car ces paroles ne s’entendent pas seulement de l’immolation sanglante qu’il devait bientôt faire sur l’autel de la croix, mais aussi de l’immolation non sanglante qu’il faisait actuellement sur la table où il avait soupé. Dans le texte grec de saint Luc, les paroles: «Qui sera répandu pour vous», ne se rapportent pas au sang, mais au calice ou au breuvage du sang ; c’est-à-dire au même sang, comme contenu sous les espèces du vin.
Les saints Pères ne parlent pas moins clairement sur cet article que sur celui de la transsubstantiation; saint Cyprien, saint Jean Chrysostome, saint Augustin et saint Léon, disent que Notre-Seigneur a offert à son Père éternel, sous les espèces du pain et du vin, un sacrifice figuré par Melchisédech et décrit par Salomon, au livre des Proverbes, sous le symbole de la sagesse qui tue ses victimes et qui invite tout le monde à son festin de pain et de vin, et que dans cet unique sacrifice, qui s’offre perpétuellement dans l’Eglise, il a renfermé et réuni tous les anciens sacrifices. Enfin, le saint concile de Trente, pour fermer la bouche aux hérétiques, prononce un anathème contre quiconque dira que l’Eucharistie n’est pas proprement et véritablement un sacrifice. C’est ce divin sacrifice, avec les cérémonies qui le précèdent, qui l’accompagnent et qui le suivent, que nous appelons la Messe. Ce mot n’est pas nouveau dans l’Eglise, mais y a été en usage dès le temps des premiers siècles, comme nous l’apprennent les Papes, les Conciles et les saints Pères de ce temps-là. Quelques-uns le dérivent du mot hébreu Missah, qui se trouve au livre du Deutéronome, et signifie une oblation volontaire. D’autres le font latin, comme qui dirait Missio, c’est-à-dire envoi, et veulent qu’il soit appliqué à toute la cérémonie de la Messe, à cause du renvoi des catéchumènes, qui se faisait autrefois à l’offertoire, et du renvoi des fidèles, qui se fait encore maintenant après la communion, en leur disant : Ite Missa est; c’est-à-dire : « Allez, l’Eglise vous renvoie»; ou bien à cause que la victime nous est envoyée du ciel, et qu’ensuite nous la renvoyons nous-mêmes au ciel par l’offrande que nous en faisons.
Ce sacrifice est le même, en substance et quant à la Victime, que celui de la croix ; le même Jésus-Christ, qui est immolé et sacrifié en l’un est aussi immolé et sacrifié en l’autre. Mais il est fort différent, quant à la manière de sacrifier ; car, dans le sacrifice de la croix, Jésus-Christ a été immolé avec effusion de sang et avec de grandes douleurs, et a été effectivement mis à mort; mais, dans le sacrifice de l’autel, quoique l’immolation soit réelle et véritable, néanmoins elle se fait sans effusion de sang et sans lui causer de douleur, et sa mort n’est qu’une mort mystique et figurative. Dans le sacrifice de la croix, il a été immolé visiblement et en sa propre espèce, et par des instruments corporels et sensibles ; mais, dans le sacrifice de l’autel, il n’est immolé qu’invisiblement sous les accidents du pain et du vin, et par la vertu des paroles que prononce le prêtre. Dans le sacrifice de la croix, il a mérité et satisfait pour le genre humain, et ainsi il l’a racheté de la captivité du péché ; aussi saint Paul dit-il : « Qu’ayant cloué à la croix l’obligation qui nous était contraire et qui contenait le décret de notre condamnation, il l’a effacée, déchirée et anéantie ». Mais, dans le sacrifice de l’autel, comme il n’est plus en état de mériter ni de satisfaire, il ne fait qu’appliquer les mérites et les satisfactions de ce premier sacrifice. Dans le sacrifice de la croix, il a été le seul sacrificateur, car les bourreaux qui l’ont crucifié étaient seulement ses meurtriers et ses parricides, et non pas ses sacrificateurs ; mais, dans le sacrifice de l’autel, les prêtres de l’Eglise portent aussi cette qualité ; cependant il en est la cause première et principale, et les prêtres ne sont que ses ministres et ses instruments ; c’est pourquoi, lorsqu’ils arrivent à la consécration, ils ne parlent plus en leur propre nom, mais, comme l’a remarqué saint Ambroise, ils se revêtent de la personne de Jésus-Christ et parlent comme s’ils étaient Jésus-Christ même. Enfin, le sacrifice de la croix ne s’est fait qu’une seule fois et en un seul lieu, comme nous l’avons déjà dit; mais le sacrifice de l’Autel s’offre tous les jours, à tous moments et dans tous les endroits du monde. Celui-ci est la représentation du premier, non pas comme une simple image et comme une figure toute nue, qui ne contient rien de ce qu’elle figure, mais comme une ressemblance parfaite et pleine de la vérité qu’elle représente. Il est si accompli en qualité de sacrifice, qu’il en renferme généralement toutes les perfections et toutes les différences. C’est un holocauste qui est spécialement offert pour honorer Dieu, et pour lui faire une protestation de notre respect et de notre amour ; c’est une victime immolée pour nos crimes, nos offenses et nos négligences sans nombre, comme parle l’Eglise lorsqu’elle offre le pain à la messe; c’est une hostie pacifique qui est dédiée à Dieu en reconnaissance des bienfaits que l’on a reçus de lui, et pour en obtenir de nouveaux ; c’est, en un mot, un sacrifice de soumission et de révérence, de louanges et d’actions de grâces, d’impétration et de propitiation.
Pour les causes qui ont porté Notre-Seigneur à instituer ce divin mystère, elles sont dignes d’une singulière admiration. Il l’a fait pour nous découvrir les trésors infinis de sa puissance par les grands miracles qu’il y opère; les ressorts merveilleux de sa sagesse, dans cette manière si industrieuse de se donner à nous et de demeurer avec nous, et les douceurs ineffables de sa bonté, dans cette communication si pleine et si parfaite qu’il y fait à chacun de nous en particulier, de sa divinité et de son humanité. Il l’a l’ait pour exercer notre loi en nous proposant continuellement à croire des choses si prodigieuses et si contraires au témoignage de nos sens; pour fortifier notre espérance, en se faisant lui-même le gage des biens éternels qu’il nous a promis; et pour allumer de plus en plus le feu de son amour dans nos cœurs, en nous montrant de sa part une charité si excessive pour nous. Il l’a fait pour nous mettre à tous moments devant les yeux un mémorial et une vive représentation de tous ses mystères, et principalement de sa passion et de sa mort; pour nous offrir continuellement des exemples d’obéissance, d’humilité, de patience, de charité, de religion et de beaucoup d’autres vertus qu’il exerce en cet état sacramentel; et pour nous donner plus de liberté et de facilité de recourir à lui et de converser familièrement avec lui. Il l’a fait pour nous détacher plus suavement des biens de la terre et des plaisirs sensuels, nous faisant trouver dans sa seule jouissance un trésor inestimable et un mets d’une douceur infinie ; pour s’unir plus étroitement à nous, non pas en se changeant en notre substance, comme nos aliments corporels se changent en la substance de notre corps, mais en nous changeant et nous transformant en lui par la communication de ses sentiments, de ses inclinations et de son esprit; et pour nous unir tous ensemble d’une union plus étroite et plus indissoluble, comme mangeant tous, non pas d’un même pain, mais absolument le même pain et le même morceau, sans nulle distinction ni partage : c’est-à-dire son corps et tout ce qu’il est. Enfin il l’a fait pour être lui seul toutes choses à son Eglise, c’est-à-dire non seulement son chef, son sauveur, son prêtre, son pasteur, son législateur, son exemplaire, sa béatitude et son Dieu ; mais aussi son trésor, son aliment, son sacrifice, et le grand don qu’elle ferait perpétuellement à ses enfants. Il y a encore plusieurs autres raisons de cette institution, mais celles-ci sont suffisantes pour nous convaincre que c’est avec beaucoup de sagesse que Notre-Seigneur a établi dans l’Eglise cet auguste et incomparable mystère, et pour nous obliger a lui en rendre continuellement des actions de grâces.
Pour ce qui est des effets de l’Eucharistie, il n’y a point de langue ni de plume qui les puisse dignement représenter. Car, si nous la considérons comme Sacrement, elle efface les péchés véniels, elle ôte ou diminue les peines temporelles, elle nourrit et fait croître spirituellement en augmentant la grâce et la charité, elle fortifie contre les tentations du monde, de la chair et du démon, ou les détourne entièrement; elle arrête ou réprime les mouvements de la convoitise, elle amortit le foyer du péché, elle éclaire l’entendement, elle anime et enflamme la volonté, elle remplit l’âme d’une force et d’une vigueur divine, qui fait qu’elle devient comme inséparable de Jésus-Christ; elle lui donne une telle ferveur et une si grande latitude de cœur, qu’elle se porte de toutes ses affections à ce qui est plus parfait et plus agréable à Dieu ; elle l’embaume d’une odeur céleste, elle la comble de joie et de délices, elle l’enivre spirituellement, elle la transforme en Jésus-Christ, elle la défie, elle lui communique, dès cette vie, un avant-goût et une participation de la gloire qui rejaillit quelquefois jusque sur son corps, et qui opère, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, une tranquillité, une modestie et une sérénité toute divine, et qui se sent déjà de l’éternité ; en un mot, elle en fait une image vivante de Jésus-Christ, tel qu’il était conversant avec les hommes. Il est vrai qu’elle n’a pas absolument tous ces effets dans tous ceux qui la reçoivent; mais cela vient de leur peu de dispositions ; car, pour elle, elle est capable de les produire, et encore beaucoup d’autres qu’il serait trop long de rapporter. Que si nous la considérons comme sacrifice, elle obtient de grandes faveurs, tant spirituelles que temporelles, à ceux pour lesquels elle est offerte, et même ,elle obtient aux pécheurs les plus endurcis des grâces de componction et de pénitence qui les font sortir de leurs désordres et entrer dans les voies de la piété, et, par l’application des satisfactions de Jésus-Christ, elle diminue beaucoup les peines que les justes, vivants et défunts, devraient endurer pour leurs péchés, selon l’ordre de la justice de Dieu : voilà pourquoi l’Eglise l’offre tous les jours avec une grande confiance, pour les uns et pour les autres.
Il serait inutile de parler ici des dispositions avec lesquelles tous, prêtres et laïques, doivent s’approcher de cet auguste Sacrement, puisqu’il n’y a point de livre spirituel qui ne s’étende extrêmement sur cette matière. On pourra recourir, pour cela, et pour être encore plus instruit des causes et des effets de ce sacrement, aux doctes traités du R. P. Louis de Grenade, soit dans le volume de ses œuvres spirituelles, soit dans son catéchisme. Nous revenons présentement à l’établissement de la fête que l’Eglise célèbre aujourd’hui. Le pape Urbain IV, français de nation et né dans le diocèse de Troyes, en est l’auteur[4]. Sa bulle est rapportée par Clément V, au livre III de ses Clémentines, Comme elle contient de très-belles choses en l’honneur de la très-sainte Eucharistie, nous avons cru qu’on la lirait avec plaisir ; en voici la teneur :
« Urbain, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à nos vénérables frères les patriarches, archevêques, évêques et autres prélats de l’Eglise, etc. « Jésus-Christ, Notre-Seigneur, étant près de sortir de ce monde et de retourner à son Père, et l’heure de sa passion étant fort proche, après avoir achevé la cène légale, institua pour mémoire de sa mort, le souverain, le magnifique Sacrement de son corps et de son sang; donnant son corps en nourriture et son sang en breuvage, selon qu’il est écrit que toutes les fois que nous mangeons ce pain et que nous buvons ce calice, nous annonçons la mort du Seigneur. Il dit aussi en même temps à ses Apôtres : « Faites ceci en mémoire de moi » ; désirant que ce grand et vénérable sacrement fût le principal et le plus insigne mémorial de l’excellent amour qu’il nous avait toujours porté. Certes, ce mémorial est admirable, étonnant, plein de délices, de douceur et de sécurité, et d’un si haut pris qu’il n’y a rien qui lui soit comparable. C’est en lui que les miracles ont été renouvelés, et que Dieu a fait paraître de nouveaux prodiges. C’est en lui que l’on reçoit les secours nécessaires pour mériter la vie et le salut éternel. C’est, disons-nous, par un mémorial si doux, si saint et si salutaire que nous nous remettons continuellement devant les yeux le mystère de notre rédemption, que nous nous retirons du mal, que nous nous fortifions dans le bien, et que nous recevons de jour en jour de nouveaux accroissements de grâce et de vertu. Et qui peut douter que nous ne profitions beaucoup par la présence corporelle de notre Sauveur, dont nous jouissons en ce sacrement?
« En effet, dans les autres commémorations que nous faisons, nous nous rendons présentes en esprit les choses dont nous célébrons la mémoire; mais nous n’avons pas pour cela leur présence réelle et véritable. C’est un avantage qui est particulier à la commémoration sacramentelle de Jésus-Christ, en laquelle il est présent et demeure avec nous en sa propre substance, quoique sous une espèce et une forme étrangères; et il en assura lui-même ses Apôtres et ceux qui les suivaient, un peu avant de monter au ciel, leur disant : « Soyez certains que je serai toujours avec vous jusqu’à « la fin du monde » ; ce qui était leur promettre qu’il ne les priverait pas même de sa présence corporelle. Ô très digne mémoire, et qui ne doit jamais être interrompue, dans laquelle nous célébrons la mort de notre propre mort, et la destruction de notre propre destruction, et comment celui qui est véritablement l’arbre de vie, étant attaché sur l’arbre de la croix, nous a fait germer le fruit du salut !
« C’est une glorieuse commémoration qui remplit les fidèles d’une allégresse salutaire, et qui, répandant la joie dans leur cœur, leur donne en même temps des larmes de dévotion. En effet, nous tressaillons de joie lorsque nous pensons à notre délivrance, et nous ne pouvons presque tenir nos larmes, lorsque nous considérons la passion de Notre-Seigneur qui nous a produit un si grand bien. En cette rencontre, la douceur de la joie se mêle avec l’effusion des larmes : car nous nous réjouissons en pleurant, et nous pleurons de tendresse et de dévotion en nous réjouissant ; nos larmes sont des larmes de joie, et notre joie s’exprime et se fait paraître par des larmes. En un mot, notre cœur, tout pénétré d’allégresse, se dissout et se répand par les yeux en une douce rosée.
« O immortalité de l’amour divin ! ô excès de la piété divine ! ô très abondante libéralité de Dieu ! Il nous avait déjà tout donné, il avait mis toutes les créatures sous nos pieds, il nous avait établis les souverains de tout ce qui est sur la terre ; et, ce qui est plus admirable, il avait même relevé notre nature par le ministère des esprits angéliques ; car ils sont tous des serviteurs destinés à assister ceux qui doivent avoir part à l’héritage du salut ; mais, quelque grande qu’eût été sa magnificence à notre endroit, il a voulu nous faire paraître une charité encore plus excessive en se donnant lui-même à nous, par une faveur qui n’a point d’égale. Il n’est pas même demeuré dans ces termes ; mais, passant toutes les mesures de la libéralité et de l’amour, il s’est fait lui-même notre viande et notre nourriture. O singulière et admirable profusion, où celui qui donne est lui-même le don, et où le présent n’est point différent de celui qui le fait. Quelle prodigalité plus démesurée que de se donner soi-même !
« Au reste, il s’est fait notre aliment afin que l’homme, qui en mangeant s’était précipité dans la mort, en mangeant aussi fût rétabli dans la vie. C’est le fruit mortel de l’ancien arbre qui l’avait fait tomber, c’est au contraire le fruit nouveau de vie qui l’a relevé. A ce premier arbre pendait le morceau de la mort ; de ce second est sorti l’aliment de la vie. Celui qui a goûté du premier en a été blessé, celui qui a goûté du second en a été guéri. Le manger a fermé la plaie que le manger avait ouverte. Ne voyez-vous pas que l’on a tiré le remède d’où le mal avait pris naissance ? En effet, il est écrit de cet ancien aliment : « Le jour même que vous en mangerez, vous mourrez de mort » ; mais nous lisons au contraire de nouveau : « Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement ». C’est cette viande qui rassasie, qui nourrit et qui engraisse d’une manière très-parfaite, non pas le corps, mais l’âme ; non pas la chair, mais le cœur ; non pas le ventre, mais l’esprit.
« Le Sauveur donc, qui est plein de miséricorde, par une pieuse disposition de sa bonté, a pourvu l’homme, qui avait besoin, pour la réfection de son âme, d’une nourriture spirituelle, du plus noble et du plus puissant aliment qui pût être au monde. Et, sans doute, il était convenable à la grandeur de la libéralité de Dieu, et aux entrailles de sa piété, de faire que son Verbe éternel, qui est naturellement la viande et la nourriture de la créature spirituelle et intelligente, s’étant fait chair, se donnât par cette chair en aliment à la créature raisonnable composée de chair et d’os, et subsistante dans un corps ; car il est écrit : « L’homme a mangé le pain des anges »; et le Sauveur dit pour ce sujet : «Ma chair est véritablement une nourriture ». Ce pain n’est pas de même nature que le pain commun. On le prend, mais on ne le consomme pas ; on le mange, mais il n’en reçoit point d’altération ; car il ne se transforme pas en celui qui l’a mangé; mais, au contraire, si on l’a reçu dignement, il transforme et rend semblable à soi celui qui l’a reçu. Ô sacrement très-relevé ! ô mystère adorable! digne de toute sorte de vénération et de respect, et qu’il faut souverainement glorifier, louer et préconiser ! Ô don divin ! que nous devons honorer de toutes nos affections, à qui nous devons rendre tous les devoirs d’une dévotion sincère, et dont nous ne devons jamais perdre le souvenir ! Ô très-noble mémorial qui doit être imprimé dans le plus profond de nos entrailles, fortement gravé dans notre esprit, dignement conservé dans notre cœur, et dont la méditation et la célébration nous doivent être très familières !
« Oui, certes, nous en devons faire une commémoration continuelle afin de n’oublier jamais celui dont nous savons qu’il est le mémorial ; car il certain qu’on met difficilement en oubli le bienfaiteur dont on a souvent le don et le bienfait devant les yeux. Or, quoique ce sacrement soit tous les jours renouvelé dans un grand nombre de messes que l’on célèbre néanmoins, nous avons jugé qu’il était convenable et expédient, surtout pour confondre la perfidie et l’extravagance des hérétiques, qu’on en fît tous les ans, au moins une fois, une mémoire plus célèbre et plus solennelle ; vu principalement que le jour de la cène de Notre-Seigneur, qui est le jour auquel il fut institué, l’Eglise universelle étant tout occupée à réconcilier les pénitents, à faire le saint Carême, à accomplir le mandement du lavement des pieds et à d’autres semblables cérémonies, elle ne peut pas pleinement vaquer à la célébration d’un si grand mystère.
« Nous voyons aussi qu’elle observe cette conduite à l’égard des Saints qu’elle honore dans le cours de l’année. Car, quoiqu’elle en fasse souvent mémoire aux litanies, à la messe et en d’autres prières et offices ecclésiastiques, elle ne laisse pas néanmoins d’en célébrer plus solennellement la naissance dans le ciel, en de certains jours qu’elle leur consacre, et de faire des fêtes particulières en leur honneur; et même, parce qu’on commet souvent des fautes dans la célébration de ces fêtes, soit par négligence, ou par l’empressement des affaires domestiques, ou enfin par la faiblesse humaine, cette bonne Mère a encore assigné un jour auquel se ferait la fête générale de tous les Saints, afin que l’on y pût réparer, par des devoirs communs, ces manquements que l’on aurait commis dans ces solennités qui leur sont propres. Si elle en use ainsi à l’égard des Saints, elle a beaucoup plus de sujet de le faire à l’égard du Sacrement vivifiant du corps et du sang de Jésus-Christ, qui est la gloire et la couronne des Saints; et c’est avec juste raison qu’elle lui dédie une fête et une solennité particulières, afin qu’on y supplée, avec une grande ferveur, à ce qu’on pourrait avoir omis dans la célébration ordinaire du saint sacrifice de la messe, et que les fidèles, aux approches de cette solennité, reconnaissant, par un sérieux examen du passé les fautes qu’ils auraient commises touchant la vénération de ce mystère, soit par la distraction de leurs occupations séculières, soit par tiédeur, ou par fragilité, ils s’étudient à y remédier avec humilité d’esprit et avec pureté de cœur.
« De plus, nous avons su, dès le temps que nous étions dans un moindre degré, que quelques personnes pieuses et catholiques avaient eu révélation de Dieu, que cette fête se célébrerait un jour généralement par toute l’Eglise. Nous donc, pour l’affermissement et l’exaltation de la foi catholique, avons raisonnablement -cru devoir ordonner qu’outre la mémoire qui se fait tous les jours dans l’Eglise d’un si grand Sacrement, l’on en fit encore une annuellement, qui fût plus particulière et plus solennelle, assignant pour cela un jour déterminé que nous voulons être le jeudi d’après l’octave de la Pentecôte. Qu’en ce jour donc les dévotes troupes des fidèles s’assemblent dans les temples avec un grand concours et avec une ferveur extraordinaire, et que le clergé et le peuple témoignent, leur satisfaction par des cantiques de louanges. Que tous chantent des hymnes et des airs sacrés, non seulement en esprit et dans le fond de leur cœur, mais aussi des lèvres et de la bouche. Que la foi s’épanche en bénédictions. Que l’espérance bondisse de joie. Que la charité tressaille d’allégresse. Que la dévotion jubile. Que la pureté se console, et que l’assemblée des Saints soit remplie d’une douceur spirituelle. Que chacun y vienne avec un esprit gai et une volonté pleine d’affection, et y accomplisse saintement ses bons désirs par la célébration de cette grande Fête. Et Dieu veuille que les cœurs des fidèles se portent avec une telle ardeur au service de Jésus-Christ, que, profitant de ces pratiques de piété et d’autres semblables, et amassant par ce moyen de grands trésors de mérites, ils soient si heureux, que cet aimable Sauveur, qui s’est déjà livré pour prix de leur rançon, et qui s’est fait aussi leur aliment et leur nourriture, soit encore, après cette vie, leur salaire et leur récompense.
« Cela étant, nous vous avertissons et vous exhortons en Notre-Seigneur, et même vous commandons très-étroitement, par ces lettres apostoliques, en vertu de la sainte obéissance et pour la rémission de vos péchés, que vous célébriez tous les ans, dévotement et avec solennité, cette excellente et illustre Fête, le jeudi que nous avons assigné ci-dessus, et que vous la fassiez diligemment célébrer dans toutes les églises de vos villes et de vos diocèses ; ayant soin, le dimanche d’auparavant, d’exhorter les personnes qui vous sont sujettes tant par vous-mêmes que par d’autres de votre part, de se disposer si saintement à cette solennité, par une sincère et pure confession de leurs péchés, par la pratique de l’aumône, par des prières attentives et dévotes, et par d’autres actions de piété et de religion, qu’elles puissent ce jour-là être participantes de cet auguste et très-précieux Sacrement; et, en le recevant, avec révérence, obtenir, par sa vertu, l’augmentation de leurs grâces.
« Au reste, pour animer les fidèles, par des dons spirituels, au culte et à la célébration de cette grande Fête, nous confiant sur la miséricorde de Dieu et sur l’autorité de ses bienheureux Apôtres saint Pierre et saint Paul, nous accordons à tous ceux qui, étant véritablement pénitents et s’étant confessés de leurs péchés, assisteront aux Matines du jour de cette Fête dans l’église où elle se célébrera, cent jours d’indulgence et de rémission des pénitences qui leur auraient été imposées ; et à ceux qui assisteront à la Messe, cent autres jours ; et à ceux qui entendront les premières ou les secondes Vêpres, encore cent jours; et à ceux qui entendront Prime, Tierce, Sexte, None, ou Compiles, pour chacune de ces heures, quarante jours. Et enfin à ceux qui seront présents dans quelques-uns des jours de l’octave, à tous ces offices : c’est-à-dire à Matines, à la Messe, à Vêpres et aux moindres Heures, pour chaque jour de leur assistance, encore cent jours » .
On voit, par celte bulle, quels furent les motifs qui portèrent le pape Urbain IV à établir et à ordonner cette Fête; il voulait renouveler, dans le cœur des fidèles, la dévotion envers le très-saint Sacrement et faire qu’on réparât tous les ans, par une solennité publique et générale, les fautes qui auraient été commises dans le cours de l’année, en célébrant, en entendant la messe, ou en participant aux divins mystères; de même que l’on avait institué la fête de tous les Saints pour suppléer aux indévotions commises en leurs solennités particulières. Quant aux révélations dont le Pontife fait mention dans la même bulle, le docte Jean Chapeauville, chanoine et vicaire de l’église de Liège, en rapporte deux des plus célèbres dans son Traité historique, touchant la première et la véritable origine de la fête du très-saint Sacrement du corps et du sang de Notre-Seigneur. Ce Traité se trouve à la fin du second tome de son Histoire des évêques de Liège. La première révélation fut faite à une sainte religieuse de l’Ordre de Cîteaux, appelée Julienne, pour l’obliger à poursuivre l’établissement de cette Fête. La seconde fut faite pour la même fin, à une autre sainte vierge nommée Eve, qui vivait recluse auprès de Saint-Martin de Liège. Or, ces révélations eurent un si heureux succès, selon la promesse de Notre-Seigneur, qu’après qu’elles eurent été examinées et approuvées par de très-savants théologiens, entre autres par Guyart, évêque de Cambrai; par Hugues de Saint-Cher, provincial de l’Ordre des Frères Prêcheurs, depuis cardinal du titre de Sainte-Sabine, et par Jacques de Troyes, archidiacre de Liège, depuis souverain Pontife sous le nom d’Urbain IV, qui étaient trois grandes lumières de l’Eglise : l’évêque de Liège y déférant institua cette Fête par tout son diocèse et la fit célébrer avec beaucoup de solennité. Ensuite, Hugues ayant été fait cardinal et envoyé comme légat à latere dans la basse Allemagne par le pape Innocent IV, la confirma et l'étendit aux autres lieux de sa légation. Enfin, lorsque Urbain fut élevé sur la chaire Apostolique, se souvenant de ces révélations, dont il avait autrefois reconnu la vérité, il l’établit par toute l’Eglise, comme nous l’avons dit. Il en fit lui-même composer un office entier par le Docteur angélique saint Thomas, qui enseignait alors publiquement la théologie à Orvieto; et, ce qui est bien remarquable, il en écrivit à Eve, cette bienheureuse recluse dont nous venons de parler, et lui envoya un exemplaire de cet office, qui est celui dont l’Eglise se sert encore à présent, afin qu’elle le communiquât aux ecclésiastiques de Liège. Les chanoines de Saint-Martin l’ayant connu, le reçurent et commencèrent de le chanter, au lieu d’un autre que la bienheureuse Julienne avait fait auparavant composer par un saint personnage de son Ordre, appelé Jean, et qui commençait par ces mots : Animarum cibus; comme on peut le voir encore dans les manuscrits qui s’en conservent à Liège, dans l’église collégiale de Saint-Martin, et dans l’église paroissiale de Saint Jean-Baptiste.
Il est vrai que, comme l’Eglise romaine était alors cruellement agitée par les factions des Guelfes et des Gibelins, qui affligèrent longtemps toute l’Italie, de sorte que les souverains Pontifes étaient chassés, ou contraints de fuir de Rome, la bulle d’Urbain, pour l’institution de cette fête, ne put avoir tout son effet. Mais au concile général de Vienne, célébré l’an 1311, sous le pape Clément V, en présence des rois de France, d’Angleterre et d’Aragon, elle fut reçue, confirmée et publiée, et l’on en ordonna l’entière exécution. Puis elle fut insérée dans le corps des Clémentines, comme nous l’avons déjà remarqué. Depuis ce temps, la même fête a été ornée de plusieurs grâces et privilèges par les souverains Pontifes qui ont suivi. Car l’an 1316, le pape Jean XXII y ajouta, pour une plus grande solennité, une octave entière, avec ordre de porter publiquement le Saint-Sacrement en procession, et le pape Martin V, au concile de Constance, qui se tint cent ans après, confirma les indulgences portées par la bulle d’Urbain IV et en accorda encore d’autres à ceux qui jeûneraient la veille de cette fête et qui assisteraient aux processions. Et Eugène IV, son successeur, augmenta encore celles-ci. Au XIII° siècle, des confréries du Saint-Sacrement ayant été érigées en divers endroits, comme à Saint-Nicolas des Champs et au Saint-Sépulcre, à Paris, elles ont obtenu des indulgences plénières.
Outre les révélations dont nous venons de parler, le pape Urbain IV fut encore excité à établir la fête du Saint-Sacrement par un miracle arrivé à Bolsena, ville située dans le patrimoine de saint Pierre, non loin d’Orvieto, où il faisait sa résidence. Un prêtre, qui disait la messe dans l’église de Sainte Christine, étant entré, après la consécration, en de grands doutes sur la vérité du corps de Notre-Seigneur en la sainte hostie, à l’heure même l’hostie commença à verser du sang, comme si elle eût voulu pleurer l’infidélité de ce ministre. Elle en versa en si grande abondance, que le corporal, les nappes et l’autel même qui en était couvert, en furent teints et ensanglantés. Le Pape en étant informé, se fit apporter à Orvieto, tout sanglant, ce corporal qui y fut reçu en grande pompe et avec une procession fort nombreuse de cardinaux, d’archevêques, d’évêques et d’autres prélats qui allèrent au devant. Après quoi, il fut déposé dans l’ancienne église de cette ville, jusqu’à ce que les habitants, en ayant fait bâtir une autre d’une magnificence et d’une beauté extraordinaires, et dont le pape Nicolas IV posa la première pierre, cette précieuse relique y fut transportée et elle s’y montre encore aujourd’hui, principalement le jour de la Fête-Dieu, où on la porte solennellement en procession.
Au reste, ce miracle n’est pas le seul que Dieu ait fait pour confirmer la vérité de la présence réelle de son corps et de son sang dans l’Eucharistie ; au contraire, il n’y a point eu de siècle, depuis la naissance de l’Eglise, où il n’en ait fait paraître un grand nombre pour lui servir de preuve authentique. Saint Cyprien, évêque de Carthage et martyr, dans son traité De Lapsis, rapporte plusieurs châtiments épouvantables dont Dieu punit ceux qui s’étaient approchés indignement de ce mystère, et dit en avoir été témoin oculaire. Saint Optat, évêque de Milève, en Numidie (aujourd’hui Milah, en Afrique), écrit que des hérétiques donatistes ayant jeté aux chiens le très-saint Sacrement, ces animaux se ruèrent furieusement sur eux et les mirent en pièces.
Nous ne raconterons ici qu’un fait de ce genre, qui arriva à Constantinople, dans le temps où le saint évêque Menas, successeur d’Epiphane, qui avait été mis à la place de l’hérétique Anthime, en gouvernait l’Eglise. Ce fut en la personne du fils d’un certain juif qui était verrier. Cet enfant, voyant que ses compagnons d’école allaient à l’église pour y consommer les parcelles des hosties consacrées, selon la coutume des Grecs qui les donnaient aux enfants qui étaient encore dans leur innocence, y alla avec eux, et reçut comme eux ces restes qui contenaient le corps pur et sans tache de Jésus-Christ. Cette action l’ayant retardé et empêché de revenir assez tôt de l’école, son père en voulut savoir la causa, et l’ayant apprise de cet innocent, qui ne savait pas encore dissimuler, il entra dans une si grande fureur contre lui, qu’il le jeta et l’enferma dans le fourneau de sa verrerie. Sa mère , ne le voyant plus , en fut dans une inquiétude extrême; lorsqu’elle l’eut cherché pendant trois jours sans en apprendre aucune nouvelle, elle remplit toute sa maison et le lieu où était ce fourneau de ses gémissements et de ses cris. L’enfant, l’entendant crier, lui répondit du milieu de la fournaise, et l’entrée en ayant été débouchée, il en sortit aussi sain et aussi entier qu’il était lorsqu’il y fut jeté, assurant qu’une dame vêtue de pourpre lui était souvent apparue au milieu des flammes, lui donnant de l’eau pour les éteindre et des aliments pour apaiser sa faim. Ce prodige fut su de toute la ville de Constantinople : la mère et le fils embrassèrent notre sainte foi et furent baptisés, et le père, demeurant obstiné dans ses erreurs et dans sa malice, fut mis en croix par le commandement de l’empereur Justinien. C’est ainsi que le rapporte Evagre, dans son Histoire ecclésiastique.
Il ne sera pas encore hors de propos de rapporter en ce lieu quelques exemples plus récents, pour montrer combien Dieu est zélé pour l’honneur de son Sacrement. L’an 1277, dans la ville de Maëstricht, aux Pays-Bas, quantité de jeunes gens et de jeunes personnes dansaient sur le pont de la Meuse, quand le curé de la paroisse vint à passer, portant cet auguste Sacrement à un malade ; ces folâtres, pour ne point interrompre leur bal, feignirent de ne point le voir; mais à l’heure même, le pont s’écroulant sous leurs pieds, ils tombèrent tous au milieu des débris dans la rivière, et près de deux cents furent écrasés ou submergés. Un accident presque semblable arriva près de Fribourg-en-Brisgau, l’an 1348. Comme plusieurs personnes dansaient de compagnie avec beaucoup de libertinage et d’insolence, le Saint-Sacrement vint a passer. Celui qui menait-la danse, entendant la clochette, avertit les autres de cesser pour rendre leurs respects au corps de Jésus-Christ ; mais une femme impudente s’en moqua, disant que son père avait bien d’autres sonnettes pendues au cou de ses bestiaux, et que cela ne devait pas les arrêter. Ainsi, tous applaudissant a cette raillerie, ils continuèrent leur jeu; mais ce ne fut pas pour longtemps ; car aussitôt après, une nuée se crevant, un grand orage éclata qui emporta tous les hommes et tous les biens de cette vallée, sans que, depuis, on ait pu savoir ce qu’ils étaient devenus. Ces deux histoires sont écrites par De Sponde, dans ses Annales, où il en marque les premiers auteurs. Thomas de Walden, provincial des Carmes, en Angleterre, personnage très-docte et digne de créance, qui vivait l’an 1420, écrit, comme témoin oculaire, que l’archevêque de Londres, examinant un jour certain tailleur hérétique, qui niait la vérité du Saint-Sacrement, et lui commandant d’adorer la sainte hostie, cet impie, bien loin de le faire, prononça cet horrible blasphème, qu’une araignée était plus digne de révérence que ce qu’on lui montrait ; mais à peine eut-il achevé ces paroles qu’une vilaine araignée noire, difforme et horrible, se détacha du lambris et fila droit sur la bouche de ce blasphémateur, pour lui porter son venin jusque dans le cœur; ce qui fut aussi vu par le duc d’Ossone, qui était présent, et par beaucoup d’autres personnes.
Nous ajouterons encore ici cet autre prodige arrivé en Pologne, l’an 1556, au village de Sachazet, du diocèse de Poznan (aujourd’hui Posen). Une servante chrétienne, nommée Dorothée Lazesque, était depuis longtemps importunée par son maître qui était juif, de lui mettre la sainte hostie entre les mains, après qu’elle l’aurait reçue à la communion ; elle se rendit enfin à ses menaces et à ses promesses. Ce juif ayant le très-saint Sacrement en sa puissance, le porta dans sa synagogue, où, avec trois de ses complices, il lui donna plusieurs coups de couteau : aussitôt il en sortit du sang en très grande abondance : de sorte que ces parricides étaient contraints de le recueillir avec une cuiller et de le mettre dans un vase. Cette merveille ne put être cachée, et elle produisit de très-bons effets dans toute la Pologne ; elle convainquit les Juifs de lèse-majesté divine et d’attentat contre le Fils de Dieu vivant ; elle confondit les hérétiques sacramentaires qui combattaient la vérité du corps de Nôtre-Seigneur en l’Eucharistie, et elle ferma la bouche aux Luthériens qui se plaignaient de ce qu’on avait ôté aux laïques l’usage du calice, comme si le sang de Jésus-Christ n’était, pas tout entier, et aussi véritablement sous les espèces du pain que sous celles du vin; ainsi elle servit beaucoup à maintenir et à confirmer les Polonais dans notre sainte religion. Enfin, nous ne pouvons passer sous silence un autre événement miraculeux qui arriva l’an 1608 : Le feu ayant pris à un oratoire dressé dans l’église de l’abbaye de Notre-Dame de Faverney, dans la Franche-Comté, et les flammes ayant tout consumé, le saint Ciboire, avec le très-saint Sacrement que l’on y avait exposé ce jour-là, demeurèrent miraculeusement suspendus en l’air, sans nul appui ni soutien, et furent en cet état l’espace de trente-trois heures. L’archevêque de Besançon ayant examiné ce fait et l’ayant trouvé véritable, ordonna de le publier comme un grand miracle.
De ces merveilles et d’autres semblables sont venues toutes ces saintes hosties miraculeuses que l’on voit en diverses églises. A Bruxelles, dans celle de Sainte Gudule, patronne de la ville, on en montre jusqu’à trois : elles avaient été enlevées par les Juifs avec treize autres, un jour de vendredi saint, l’an 1370, et percées avec des canifs ; il en était sorti du sang ; elles furent heureusement tirées de leurs mains et déposées en ce lieu. On les conserve encore aujourd’hui et on les porte en procession tous les ans au mois de Juillet.
Aux Augustins de la ville de Louvain, on en voit la moitié d’une autre qui a été rapportée de Middelbourg, capitale de la Zélande, où elle avait été convertie en chair dans la bouche d’un jeune homme appelé Jean de Cologne, qui s’était approché indignement de la sainte table.
A Dijon, capitale du duché de Bourgogne, il y avait aussi avant 1791, dans la Sainte-Chapelle, une hostie miraculeuse, qui fut envoyée de Rome l’an 1433, par le pape Eugène IV, comme on le voit par son bref apostolique, adressé à M. Robert Anclou, chanoine de cette Sainte-Chapelle. Elle avait, de même que les précédentes été poignardée par un juif, et avait versé quantité de sang. Le roi Louis XII étant relevé d’une grande maladie par la vertu de la communion, voulut témoigner sa dévotion et sa reconnaissance envers cette sainte hostie, et pour cet effet, envoya à cette église la couronne qui avait servi à son sacre.
A Braine, au diocèse de Soissons, il y avait encore du temps du P. Giry une autre hostie miraculeuse qui se voyait dans l’église de l’Ordre des Prémontrés. Voici le miracle : Au commencement du douzième siècle, l’archevêque de Reims et l’évêque de Soissons étant présents, il parut dans l’hostie un très-bel enfant, ce qui fut cause de la conversion de quelques Juifs qui avaient juré à Agnès, comtesse de Dreux et de Braine, qu’ils se feraient chrétiens si elle pouvait leur faire voir son Dieu à la messe. C’est en mémoire de ce prodige que l’on conservait toujours dans cette église, non seulement cette sainte hostie, mais aussi le calice et la chasuble dont s’était servi le prêtre qui disait la messe, et même les fers avec lesquels on avait fait le pain pour la consécration.
Mais sans sortir de Paris, disait le P. Giry en 1685, nous y avons deux hosties très-célèbres : l’une dans l’église paroissiale de Saint-Gervais et Saint-Protais, et l’autre dans celle de Saint-Jean-en-Grève. L’an 1274, sous le règne de Philippe le Hardi, fils de saint Louis, un voleur étant entré dans cette église de Saint-Gervais, en enleva le vase sacré ou était renfermé le très-saint Sacrement, et l’emporta jusqu’au champ appelé « du Landit », vers Saint-Denis en France. Etant là, et s’y croyant en liberté, il ouvrit ce vase, sans doute pour se défaire de la sainte hostie ; mais en même temps elle s’envola et commença à voltiger autour de lui. Ce prodige le fit découvrir par quelques passants, qui l’arrêtèrent et avertirent l’abbé de Saint-Denis de ce qui était arrivé. L’abbé, nommé Mathieu de Vendôme, en donna de son côté avis à l’évêque de Paris. Ils y vinrent l’un et l’autre en procession, l’évêque avec tout sou clergé, et l’abbé avec tous ses religieux, chantant des psaumes et des hymnes de louanges en l’honneur du très-saint Sacrement. Enfin, comme la procession de Saint-Gervais passait à son rang dans ce champ du Landit, cette sainte hostie, qui était demeurée en l’air, se vint placer entre les mains du curé de cette paroisse, qui l’avait consacrée, et cela, en présence et à la vue d’une infinité de peuple qui était accouru pour être spectateur d’un événement si prodigieux. L’évêque et l’abbé ne voulurent pas priver de ce grand trésor le curé à qui le ciel semblait avoir adjugé; mais ils ordonnèrent qu’en mémoire du miracle, on chanterait tous les vendredis de l’année, à perpétuité, dans l’église Saint-Gervais, où l’hostie serait déposée, une grand’messe du Saint-Sacrement, et que tous les ans on y en ferait l’office solennel le premier jour de septembre, qui était le jour de ce prodige. Et. cela se pratique encore présentement, avec beaucoup de dévotion ; seulement cet office a été transféré au premier dimanche du même mois, afin que le peuple y pût plus facilement assister.
Pour l’autre hostie, le miracle en est plus tragique, mais il n’est pas moins célèbre ni moins authentique. Il arriva seize ans après le précédent, à savoir l’an 1290, sous le règne de Philippe le Bel, fils de Philippe le Hardi. Une pauvre femme chrétienne avait engagé ses meilleurs habits à un juif pour un peu, d’argent ; la fête de Pâques arrivant, elle le supplia de les lui prêter pour ce jour, afin qu’elle pût paraître à l’église honnêtement vêtue. Le juif demeura d’accord, non-seulement de lui rendre ses gages, mais aussi de lui remettre toute sa dette, pourvu qu’elle lui voulût apporter l’hostie qu’elle recevrait à la communion. Cette misérable, possédée du même esprit que Judas, lui promit de le faire, et ce qui est plus exécrable, elle exécuta sa promesse ; car, étant allée le matin à Saint-Merry, qui était sa paroisse, et y ayant reçu la sainte hostie dans la bouche, elle l’en retira promptement et la porta au juif, enveloppée d’un mouchoir. Ce sacrilège, l’ayant en son pouvoir, la mit d’abord sur une table, et lui donna des coups de canif. Aussitôt il en sortit du sang en grande abondance : ce qui toucha sa femme et ses enfants, et les remplit d’horreur et de respect. La même chose arriva lorsqu’il la pendit avec un clou, la frappa à coups de fouet, et la perça avec une lance. L’ayant jetée dans le feu, elle parut visiblement voltiger ça et là parmi les flammes, et n’en reçut aucun dommage. Enfin, sa rage l’ayant porté à la plonger dans une chaudière d’eau bouillante, à l’heure même l’eau prit la couleur de sang, et l’hostie se fit voir en la forme de Jésus-Christ crucifié, élevé au-dessus de la chaudière. Le juif, tout effrayé, s’alla cacher dans un trou de sa maison; mais une autre femme entra, parce qu’un des enfants du juif cria aux passants, qui allaient à l’église, qu’ils ne devaient plus y aller chercher leur Dieu et que son père l’avait fait mourir ; elle vit encore Nôtre-Seigneur en cet état; et alors cette hostie reprenant sa première forme, se vint mettre saine et entière dans un petit vase qu’elle avait, entre les mains. Elle reçut ce trésor avec beaucoup de révérence, et le porta aussitôt à l’église de Saint-Jean-en-Grève, où on le conservait encore très-précieusement avant la Révolution française, et d’où on le portait tous les ans en procession, le jour de l’octave du Saint-Sacrement. Le roi et l’évêque de Paris furent aussitôt avertis de ce prodige ; on en fit les informations requises; le juif demeura obstiné, mais sa femme et ses enfants, avec beaucoup d’autres juifs, se convertirent et eurent au baptême le roi même pour parrain. La maison où cette merveille était arrivée fut changée en une église qui, possédée d’abord par des frères du Tiers Ordre de Saint-François, et puis par des religieux de la charité de Notre-Dame, appartint enfin à des religieux Carmes, de la réforme de Rennes, qui y réparaient, avant la Révolution française par des adorations continuelles, les outrages faits au très-saint Sacrement. Aussi leur couvent portait-il ce nom auguste avec celui de Billettes, qu’il avait auparavant.
Mais il est à propos d’avertir ici, après le docteur angélique, que, lorsqu’il paraît sensiblement dans l’Eucharistie de la chair, ou du sang, ou même un petit enfant, ce qui paraît n’être pas la chair ni le sang de Jésus-Christ sous leurs propres espèces, puisqu’ils n’existent plus de cette manière que dans le ciel ; ce sont seulement leur figure et leur représentation; en cela, néanmoins, il n’y a point de tromperie ni d’illusion, puisque cela ne se fait que pour montrer une vérité : à savoir, l’existence réelle du corps et du sang de Jésus-Christ, sous les espèces eucharistiques ; de même qu’il n’y eut point d’illusion lorsque Notre-Seigneur se fit voir, sous l’apparence d’un pèlerin, aux deux disciples qui allaient à Emmaüs, parce que ce fut pour exprimer ce qu’il était spirituellement à leur égard, ou ce qu’il était en ce monde selon l’état de sa vie nouvelle. Or, cette représentation de chair et de sang se peut faire en deux manières : premièrement, par une apparition extérieure et réelle, lorsque effectivement il y a changement du côté de l’objet, et que Dieu produit, au lieu des espèces, de la chair ou du sang miraculeux. Secondement, par une apparition purement imaginaire, lorsqu’il n’y a point changement du côté de l’objet, mais seulement du côté des spectateurs sur les sens desquels Dieu produit la même impression que s’ils voyaient au dehors de la chair et du sang. Au reste, de quelque façon que cela arrive, le corps et le sang de Notre-Seigneur demeurent toujours dans le Sacrement, selon leur manière d’exister indivisible et spirituelle ; car quoiqu’il y ait quelque changement dans la figure et dans la couleur des espèces, il n’y en a pas néanmoins dans les dimensions ni dans les autres accidents ; et c’est à lui, selon cet état, que se doit terminer l’adoration souveraine que l’on rend à la chair et au sang miraculeux qui paraissent en l’Eucharistie, quoiqu’on ne puisse pas nier que, lorsque cette chair ou ce sang demeurent après la consomption du Sacrement, on ne doive encore leur rendre un très-profond respect et une adoration relative.
Il n’y a point de parole qui puisse dignement exprimer la gratitude que nous devons à Notre-Seigneur pour un bienfait si magnifique ; et, en effet, comme il est infini, la reconnaissance en devrait être infinie. Nous lisons au livre de l’Exode que Dieu ayant donné la manne aux enfants d’Israël, il commanda à Moïse d’en remplir un vase d’or et de l’enfermer dans l’arche d’alliance, pour y être conservée à perpétuité, afin que ceux qui viendraient après eux sussent de quel pain il avait nourri leurs pères dans le désert, l’espace de quarante ans. S’il a voulu qu’on fit tant d’état de cette manne, qui n’était qu’une viande corruptible, en quelle estime veut-il que nous ayons ce pain des anges, qui donne une vie incorruptible à ceux qui le mangent? Certes, plus cet aliment surpasse le premier en excellence, plus le doit-il surpasser dans notre estime et dans les louanges et les actions de grâces que nous en rendons à Dieu. Le premier était de la terre, mais le second est véritablement descendu du ciel. Le premier ne nourrissait que les corps, mais le second nourrit et entretient divinement les âmes. Le premier ne pouvait conserver la vie que pour un moment, mais le second la conserve pour l’éternité, suivant cette parole de Notre-Seigneur : « Celui qui mange ce pain vivra éternellement ». Enfin, il n’y a pas plus de rapport entre la manne et l’Eucharistie, qu’entre l’ombre et le corps, la figure et la vérité, la créature et le Créateur. Comment donc pouvons-nous dignement reconnaître un si grand présent? Et que rendrons-nous au Seigneur pour une grâce si admirable ? Tout ce que nous pouvons faire est, comme dit le Prophète, de prendre en son honneur cette coupe de salut, c’est-à-dire, de communier souvent avec un grand respect, avec une humilité profonde et avec une charité très-ardente.
Il est vrai que nous avons grand sujet de nous étonner de nous voir appelés à la participation d’un tel mystère. Car si la mère de saint Jean-Baptiste, dont l’innocence et la justice étaient si parfaites, voyant la sainte Vierge entrer dans sa maison, s’écria toute surprise et ravie de joie : « D’où me vient ce bonheur que la Mère de mon Seigneur, et celle qui le porte dans son sein, m’honore elle-même de sa visite? » que devons-nous dire et que pouvons-nous penser lorsqu’en ce Sacrement le Maître souverain de toutes choses daigne venir dans notre bouche et entrer dans notre estomac? N’aurions-nous pas raison de faire, chacun en particulier, cette exclamation : D’où me vient, cet avantage, non pas que la Mère de Dieu, mais que Dieu même, que celui qui a le ciel pour trône et la terre pour marchepied, et dont les anges se font gloire d’être les serviteurs, ait la bonté de venir dans moi ? Dans moi, dis-je, qui l’ai si indignement et si outrageusement offensé ; dans moi, qui ai si longtemps servi de retraite et d’instrument aux démons ses ennemis; dans moi, qui lui ai si souvent fermé les avenues et la porte de mon cœur ; dans moi, qui l’en ai tant de fois chassé honteusement par le péché. Cependant, c’est par la fréquente participation de ce Sacrement qu’il veut que nous reconnaissions la grâce qu’il nous a faite en l’instituant, parce que son plaisir est d’être et de converser avec les enfants des hommes ; et qu’il ne se repose pas avec moins de délices sur le cœur du juste que sur le trône éclatant où il est assis dans le ciel. Il ne s’est incarné qu’une seule fois dans le sein de la sainte Vierge; mais il veut entrer mille et mille fois dans nos entrailles, et il s’estime bien récompensé de son immense charité, lorsque nous lui préparons une demeure pure et un esprit embrasé de son amour.
Dans la naissance de l’Eglise, lorsque le sang de Jésus-Christ était encore, pour ainsi dire, tout bouillant, lorsque les fidèles, vendant leurs biens et renonçant parfaitement au monde, s’appliquaient tout entiers aux exercices de la piété, leur coutume était de communier tous les jours, comme on le voit par les Actes des Apôtres (chap. II). Cette ferveur s’étant bientôt ralentie, on dit que le pape saint Anaclet tâcha de la rétablir, ordonnant que tous ceux qui assisteraient au saint sacrifice de la messe y communiassent après la consécration. Un peu après, du temps de saint Justin, martyr, les fidèles s’assemblaient tous les dimanches en un certain lieu pour y communier, et le diacre portait même la communion aux absents. Tertullien dit qu’il était permis aux chrétiens d’emporter chez eux la sainte Eucharistie pour se communier eux-mêmes à leur dévotion, et que c’était alors la coutume que les prêtres sacrifiassent tous les jours, et que les laïques communiassent tous les mercredis et les vendredis de l’année. Mais le nombre des chrétiens croissant à l’infini, et l’Eglise recevant dans son sein des personnes de toutes sortes d’états, de conditions et d’emplois, cette observance devint presque impossible. Ainsi, nous lisons que le pape saint Fabien se contenta d’ordonner qu’on, communierait trois fois l’année, savoir : à Pâques, à la Pentecôte et à Noël ; et c’est aussi un des canons du concile d’Agde et du concile d’Elvire, ainsi qu’ils se trouvent filés dans le décret. Enfin, le pape Innocent III, au concile général de Latran, fit commandement à tous les fidèles qui n’observaient plus ces anciennes lois, de confesser tous leurs péchés au moins une fois l’année, à leur propre pasteur, ou à celui qui aura pouvoir de les absoudre ; et de communier aussi au moins une fois au temps de Pâques : ce que le concile de Trente a encore confirmé. Mais, quoique l’Eglise n’oblige pas à une communion plus fréquente, sous peine de péché mortel et de la damnation éternelle, néanmoins il faut avouer que si l’on se contente de la communion annuelle, c’est peu correspondre à la charité de Notre-Seigneur et n’avoir guère soin du salut de son âme qui n’a pas moins besoin de cet aliment céleste que le corps de l’aliment matériel. Tous les saints docteurs nous exhortent à nous approcher souvent de cette table des anges. Saint Basile dit (dans son épître CCLXXXIX°) : « C’est une chose belle et fort utile de communier tous les jours, et de participer au corps sacré et au précieux sang du Fils de Dieu, puisque lui-même dit ces paroles : « Quiconque mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ». Car, qui doute que ce ne soit vivre en plusieurs manières, de participer souvent à la vie ? C’est pourquoi nous communions toutes les semaines quatre fois: le dimanche, le mercredi, le vendredi et le samedi, même tous les jours où se rencontre la fête de quelque saint ». Saint Cyrille d’Alexandrie (dans ses Commentaires sur saint Jean), pour aller au-devant de ceux qui cherchent de faibles excuses et de vains prétextes pour s’éloigner de la sainte communion, dit ces admirables paroles : « Si nous voulons avoir la vie éternelle, si nous désirons posséder en nous Celui qui donne l’immortalité, courons avec ferveur pour recevoir la bénédiction de l’Eucharistie. Gardons-nous bien de nous laisser tomber dans ce piège du démon qui tâche de nous en détourner par un scrupule superstitieux. Si quelqu’un me répond : Il est écrit : « Celui qui mange de ce pain et boit de ce calice indignement, mange et boit sa condamnation »; et, m’étant examiné moi-même, je me trouve indigne; pour moi, je lui dirai : Quand est-ce donc que vous en serez digne ? Quand vous présenterez-vous à Jésus-Christ ? Car, si vos péchés vous retirent de la communion, et que vous ne cessiez de pécher, selon ces paroles du Psalmiste : « Qui est celui qui connaîtra tous ses péchés ? » vous ne vous en approcherez jamais. Prenez donc plutôt la résolution de mener une vie sainte, afin de participer à la bénédiction de l’Eucharistie qui a la puissance, non seulement de chasser la mort, mais aussi de nous guérir de nos maladies. En effet, Jésus-Christ étant en nous, il apaise les rébellions de notre chair, rallume notre piété envers Dieu, bannit le trouble que nos passions excitent dans notre intérieur, et, sans avoir égard aux fautes que nous commettons tous les jours, il guérit nos infirmités, il rétablit ceux qui sont blessés, et, comme un bon pasteur, il nous relève lorsque nous sommes tombés ». Palladius (dans son Histoire des saints Pères), parlant de saint Macaire qui avait guéri une femme d’une affreuse difformité, lui fait tenir ce discours à cette femme : « Prenez bien garde de ne plus abandonner l’Eglise, ni de vous abstenir de la communion des Sacrements de Jésus-Christ, et sachez que cette infirmité vous est arrivée de ce que vous avez déjà été cinq semaines sans vous approcher des sacrements adorables de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Cassien (dans sa vingt-deuxième Conférence), combat l’orgueil caché de ceux qui, sous un prétexte d’humilité, refusent de s’approcher de la communion de peur de n’y être pas assez disposés. « Quoique nous soyons pécheurs», dit ce savant abbé, «nous ne devons pas pour cela nous priver de la communion du corps de Jésus-Christ; mais au contraire, il faut nous en approcher avec d’autant plus d’avidité que nous y devons trouver une médecine pour notre âme et de quoi purifier notre esprit. Néanmoins il faut s’en approcher avec une telle humilité de cœur que, nous estimant indignes de cette grâce, nous y allions pour obtenir des remèdes à nos plaies ; car autrement nous ne devrions pas communier, même une fois l’année. Il est donc juste qu’avec une grande humilité de cœur, croyant et confessant que nous ne pourrons jamais approcher de ces divins mystères avec les préparations qu’ils méritent, nous les recevions tous les dimanches pour en tirer le remède de nos maladies ; cela vaut mieux que de penser, avec un cœur enflé d’une vaine persuasion, que, même après un an entier, nous sommes dignes d’en être participants ». Nous pourrions rapporter encore plusieurs beaux passages de saint Jean Chrysostome, de saint Augustin et de saint Thomas ; mais nous laissons au lecteur le soin de les voir dans leurs ouvrages : nous exposerons seulement quel a été le sentiment du concile de Trente sur cette matière ; celui de saint Charles Borromée, cardinal et archevêque de Milan, et celui du grand saint François de Sales, évêque et prince de Genève. Le concile de Trente (dans la session vingt-deuxième, chapitre sixième), dit en termes formels : « Le saint Concile désirerait bien qu’à chaque messe les fidèles communiassent, non pas seulement d’une affection spirituelle, mais aussi en recevant sacramentellement l’Eucharistie, afin qu’ils reçussent un plus grand fruit de ce saint sacrifice, etc. » Saint Charles, qui non seulement a vu le concile, mais qui a travaillé particulièrement à le faire terminer par l’autorité de Pie IV, son oncle, sachant très-bien le sentiment des Pères assemblés, donne cette instruction aux curés de son diocèse : « Que tout curé s’efforce d’exciter le peuple à l’usage très-salutaire de la fréquente communion, lui proposant pour cela les règles et les exemples de l’Eglise naissante et la doctrine reçue d’un commun consentement de tous les Pères ; il le pourra apprendre du Catéchisme romain et du Concile de Trente ».
Enfin, saint François de Sales, l’ornement de son siècle, parle très-clairement sur ce sujet (au chapitre vingt et unième de la seconde partie de son Introduction à la vie dévote) : « Si », dit-il, « les mondains vous demandent pourquoi vous communiez si souvent, répondez-leur que deux sortes de gens doivent souvent communier : les parfaits, parce qu’étant bien disposés, ils auraient grand tort de ne point s’approcher de la source et fontaine de perfection ; et les imparfaits, afin de pouvoir justement prétendre à la perfection ; les forts, afin qu’ils ne deviennent pas faibles ; et les faibles, afin qu’ils deviennent forts ; les malades, afin d’être guéris; et les sains, afin qu’ils ne tombent pas en maladie ; et que vous, comme imparfait, faible et malade, vous avez besoin de souvent communier avec votre perfection, votre force et votre médecin. Dites-leur (que ceux qui n’ont pas beaucoup d’affaires mondaines doivent souvent communier, parce qu’ils en ont souvent la commodité, et ceux qui ont beaucoup d’affaires mondaines, parce qu’ils en ont la nécessité. Et que celui qui travaille beaucoup doit aussi manger des viandes solides et souventes fois. Dites-leur que vous recevez le saint Sacrement pour apprendre à le bien recevoir, parce qu’on ne fait guère bien une action à laquelle on ne s’exerce pas souvent ». Les Pères spirituels, c’est-à-dire ceux qui ont écrit sur la théologie mystique, nous conseillent tous de nous approcher souvent de la sainte Eucharistie, malgré nos chutes journalières et nos froideurs dans nos exercices de dévotion, parce que c’est dans ce divin Sacrement que nous trouvons des forces pour ne plus tomber et des ardeurs pour aimer Dieu. Jean Gerson, cet illustre chancelier de l’Université de Paris, si consommé dans l’expérience des choses spirituelles, assure que, dans la communion, l’on puise souvent la ferveur qu’on n’y avait point apportée ; voici ses paroles : « Vous me direz que vous êtes froid ou tiède, et moi je vous réponds qu’il arrive souvent que celui qui entre à l’autel avec un peu de dévotion et beaucoup de tiédeur, en sort tout échauffé et tout fervent ». Tanière dit, après saint Thomas : « Quoiqu’il soit bon de s’abstenir, pour un temps, de la participation de l’Eucharistie par une profonde humilité, néanmoins il est beaucoup meilleur de s’en approcher par un sentiment d’amour ». Et afin qu’on ne lui objecte point qu’on ne se sent guère de dévotion, il dit : « Qu’une grande dévotion sensible n’est nullement nécessaire pour communier; mais qu’il suffit de n’avoir sur sa conscience aucun péché mortel et de sentir un grand désir de plaire à Dieu. Que personne donc, conclut-il, sous prétexte de quelques petits manquements, ne se retire de l’usage de la sainte Eucharistie ; mais, au contraire, que celui qui est infirme et imparfait, ayant une bonne volonté, s’en approche avec joie et avec amour ». C’est aussi le sentiment du célèbre Pierre de Blois, abbé de Liessies, puisqu’il se sert des paroles de Taulère que nous venons de rapporter. Il raconte, dans un autre endroit, que, comme sainte Gertrude priait pour une religieuse de son monastère, laquelle jetait l’épouvante dans l’esprit de ses sœurs et les détournait de communier si souvent, Notre-Seigneur lui apparut et lui fit ses plaintes en ces termes : « Puisque mes délices sont d’être avec les hommes, et que l’amour que j’ai pour eux m’a fait instituer ce Sacrement, afin que les fidèles le reçussent en mémoire de moi, et que tout mon désir est de demeurer avec eux jusqu’à la consommation des siècles ; quiconque détourne ceux qui ne sont pas en péché mortel, soit par paroles ou autrement, de recevoir ce précieux gage de mon amour, il empêche en quelque façon et interrompt les délices que j’aurais d’être avec eux ». Voici la conclusion que nous tirons de toutes ces autorités, quoiqu’il y ait peu de laïques, dans la corruption du siècle où nous vivons, qui soient capables de la communion de tous les jours ; toutefois, il est à souhaiter que ceux qui vivent dans la crainte de Dieu et dans l’horreur du péché mortel, et qui font profession d’une vie pure et bien réglée, communient au moins tous les dimanches (comme il est porté au livre des Dogmes ecclésiastiques, attribué à saint Augustin, mais qui est plus probablement du prêtre Gennade). Pour ceux qui ne veulent jamais quitter le péché, ils ne doivent jamais communier ; puisque communier en état de péché, ce n’est pas manger son salut et sa vie, mais son jugement et sa mort, et se rendre coupable du corps et du sang du Fils de Dieu. Ou, pour mieux dire, ils doivent nécessairement quitter cette volonté si injuste et si pernicieuse qui les rend incapables de goûter la vie, et les livre à une mort éternelle, et prendre des sentiments plus chrétiens et plus religieux; afin que, par le moyen de cet aliment céleste, ils puissent éviter ces peines qui dureront éternellement.
Nous ne finirions jamais, si nous voulions nous arrêter à tout ce qui touche cet auguste sacrement de l’Eucharistie. On trouvera dans Gennade, et dans plusieurs autres livres spirituels, les affections et les sentiments qu’il faut concevoir avant la communion, à l’instant de la communion et après la communion, et comment il se faut comporter pour recevoir ses effets dans toute leur plénitude, et pour les entretenir elles conserver après les avoir reçus. Louons éternellement Notre-Seigneur qui a été si magnifique, et, pour ainsi parler, si prodigue à notre endroit, et ne cessons jamais de lui rendre amour pour amour et de nous donner et consacrer entièrement à lui, après qu’il s’est donné tout à nous avec une libéralité et une profusion si merveilleuses.
Notes et références
- ↑ Le mot cène vient du latin Cœna, souper, formé du grec χοινος, commun, parce que les anciens prenaient leur repas en commun.
- ↑ Espèces signifie ici apparences, du latin species, qui vient lui-même de spectare, regarder, voir
- ↑ Admirable expression, du latin trans, au delà, et substantia, substance : changer une substance en une autre.
- ↑ Urbain IV (Jacques Pantaléon) né en 1185, était arrivé d'un rang obscur à la dignité de patriarche de Jérusalem, lorsque, en 1261, on le nomma successeur d'Alexandre IV ; il mourut en 1265.