La petite vertu de discrétion : Différence entre versions

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Vertus
Auteur : Mgr Chevrot
Source : Les petites vertus du foyer
Date de publication originale : 1949

Difficulté de lecture : ♦ Facile

Au devoir de la sincérité dont je vous ai parlé, vous aurez apporté le correctif qu’il réclame, à savoir que « toute vérité n’est pas bonne à dire ». Je souscris volontiers à cette réserve, du moment qu’il s’agit du bien de la personne à qui l’on parle : en ce cas, la charité est une limite légitime ; mais si la vérité de­vait seulement attirer des ennuis à celui qui parle, ce ne serait pas toujours une raison plausible de se taire, et il se pourrait que la vérité fût bonne à dire, même à notre préjudice. Il reste hors de cause qu’on ne doit pas parler sans discernement, et l’art de discerner ce qu’il faut dire, ainsi que la manière de le dire font l’objet de la vertu de discrétion.

Encore une « petite » vertu, mais qui contribue puissamment à la paix du foyer. La vertu de discré­tion consiste premièrement à ne pas vouloir tout connaître, et deuxièmement à savoir ne pas tout dire.

Foin des indiscrets qui cherchent à se renseigner sur tout auprès de tous et qui vous posent à brûle-pourpoint des questions en des matières qui ne les concernent pas ! Il est trop clair qu’on ne doit pas la vérité à ceux qui n’y ont pas droit, et qui pourraient, au surplus, faire un mauvais usage de la réponse qu’ils vous auraient arrachée. Le questionneur intem­pestif n’est pas fondé à se plaindre si vous avez éludé son coup de sonde poliment ou… brusquement. Toute famille a son histoire, ses projets, ses secrets qu’elle peut défendre contre la curiosité de ces sor­tes de cambrioleurs que sont les indiscrets.

Mais voici un cas plus délicat. Est-ce qu’au même foyer on peut avoir des secrets les uns pour les autres ? Je réponds que chacun y est obligé de respec­ter la vie personnelle des autres et de ne pas tenter d’en forcer l’accès. Il va de soi que lorsqu’un chef de famille est médecin ou avocat, il est rigoureusement lié par le secret professionnel, que nul ne doit chercher à découvrir. Convenez aussi qu’une femme, si tendrement qu’elle aime son mari, n’est pas autori­sée davantage à lui faire part de la confidence d’une amie qui est venue chercher auprès d’elle un conseil dans une affaire tout intime. De même que nous ne saurions disposer d’une somme d’argent que nous avons acceptée en dépôt, de même le secret que nous avons consenti à entendre ne nous appartient pas, il est la propriété de celui qui nous l’a confié ; nous n’ avons pas le droit de le divulguer. Les parents peuvent avoir des secrets à l’égard de leurs enfants déjà grands ; mais l’inverse peut se produire, et ceci réclame beaucoup de tact de la part des parents.

Sans doute, dans les heures critiques que traver­sent parfois les adolescents, ils trouveront rarement, en général, des confidents plus attentifs et plus secou­rables que leur père ou leur mère. Encore ne voudront-ils se confier à eux que si les parents ne leur font pas subir un interrogatoire trop serré et s’ils ne se plaignent pas trop amèrement des silences prolon­gés de l’enfant qui grandit. Je dirais à ce dernier : « Allons, secoue-toi un peu, fais effort pour te mêler à la conversation de la table familiale. » Et je conseillerais aux parents : « Vous le voyez soucieux, maussade, votre intuition ne vous trompe pas, il a un secret. Que votre affection soit à la fois vigilante et patiente. Une interrogation trop directe l’emprisonnerait dans son mutisme. Attendez. Un mot le trahira bientôt. Ne le relevez pas tout de suite. Mais quand vous serez en tête à tête avec lui, demandez-lui doucement ce que ce mot signifiait. L’aveu viendra de lui-même. »

La bonne méthode est d’être soi-même ouvert et souriant, d’écouter toujours les autres — oh ! oui, il faut avoir soin d’écouter, — mais aussi de respecter leur silence. La confiance d’autrui est à la mesure de notre discrétion.

Est-il nécessaire d’ajouter que si les confidences ne se cherchent pas, c’est ensuite un devoir de justice de les garder jalousement pour soi ? Et ceci nous conduit au second aspect de la vertu de discrétion, dont nous avons de multiples occasions dans la vie de tous les jours, j’entends la précaution de ne pas dire inconsidérément tout ce qu’on sait.

Les anciens avaient fait de la discrétion une déesse. Sa statue la représentait les lèvres scellées, et ils l’avaient placée dans le temple de la joie. Ceci est très instructif, car la discrétion porte en elle-même sa récompense. Trop parler nuit, affirme un proverbe ; en revanche, on n’a ordinairement qu’à se réjouir de n’avoir pas trop parlé. L’apôtre saint Jac­ques déclare que l’homme capable de maîtriser sa langue est un homme parfait, mais il estime que cette maîtrise n’est pas chose commune. Tel était aussi l’avis de l’auteur du livre de l’Imitation : « Plus d’une fois, confesse-t-il, j’ai regretté de n’avoir pas gardé le silence. »

Assurément, un certain abandon est tout à fait de mise dans les conversations en famille. On doit pouvoir dire librement ce qu’on pense : encore faut-il prendre le temps de penser avant de parler. Et puis, même en famille, il est agréable à tous qu’on ne parle pas sans arrêt ; on goûte alors davantage peut-être le plaisir de se trouver réunis, tandis que chacun poursuit son occupation personnelle, qui la lecture, qui la couture, qui ses études. Se tenir, se reposer, travailler ensemble est déjà une des joies de l’amitié, beaucoup plus sensible quand on ne la trouble pas par des discours sans intérêt.

Néanmoins, spécialement en famille le plus souvent on parlera. Première précaution à prendre : se garder de répéter tout ce qu’on a appris au dehors, avant de l’avoir contrôlé soi-même. Naturellement, plus la nouvelle est inattendue, piquante, drôle, plus on a hâte et plus on a de plaisir à l’ébruiter. Attention à la réputation du prochain. Ne vous rassurez pas trop vite.

« Il n’y a pas de fumée sans feu », dites-vous. En général, il y a dans les racontars plus de fumée que de feu.

« Ce mot comique n’est pas très méchant ! Est-ce l’opinion de celui sur le dos duquel vous cas­sez si allégrement du sucre ? Le dard du moustique est moins épais qu’un cheveu : sa piqûre n’a cepen­dant rien d’agréable. Et seriez vous flattés qu’on en usât de même à votre égard ?

La discrétion oblige à discerner le vrai du faux dans l’histoire qu’on nous a racontée ; dans l’incer­titude, ne la répétons pas ; renonçons plutôt à faire rire au détriment de la vérité et aux dépens des autres. Même si les faits défavorables aux autres sont exacts, fussent-ils le secret de polichinelle, ne donnons pas de publicité à une faute. La théologie catholique a for­mulé, à propos de la médisance, une règle de haute sagesse : « On n’a le droit de parler des fautes et des défauts du prochain que lorsqu’on en a le devoir. » Oui, mettez les autres en garde contre l’influence fâ­cheuse ou les mauvais agissements d’un tiers. Dites alors ce que vous connaissez de science certaine, mais dites-le gravement, sans malice, uniquement dans l’intérêt de ceux que vous avez le devoir de pro­téger.

Enfin, la vertu de discrétion nous commande de ne pas dire aux autres ce qui leur causerait inutilement de la peine. Remarquez l’adverbe « inutilement ». Les parents doivent reprendre un enfant coupable ; entre frères et sœurs, on peut se signaler mutuellement ses défauts : cela fait partie de l’éducation. Si l’avertissement est public, qu’il soit bref et qu’on parle aussitôt d’autre chose. Mais le reproche sera plus efficace et moins humiliant s’il est fait en parti­culier. Jésus en personne nous en donne le conseil : "Si ton frère commet une faute, va le trouver et re­prends-le seul à seul".

En dehors de ces cas nécessaires de correction fra­ternelle, veillons à ne pas faire de peine à quelqu’un qui nous aime, même si, occasionnellement, il nous impatiente ou nous contrarie. Vous prétendez lui dire ses quatre vérités. Pourquoi quatre ? Je n’en sais rien, mais je sais bien que vous êtes en colère. Si vous vou­lez lui dire ses vérités, eh bien ! commencez par re­connaître toutes ses qualités : après cela, vous passe­rez au chapitre des défauts ; pendant ce temps, votre courroux sera tombé et vous saurez le reprendre très gentiment et pour un plus sûr profit.

Non, ne vous faites pas de peine dans ce foyer où vous avez tant d’autres motifs d’être indulgents les uns pour les autres. Vous vous taquinez, assurément. On ne taquine que ceux qu’on aime bien. Apprenez seulement à manier aimablement la taquinerie. Les meilleures plaisanteries sont les plus courtes : n’in­sistez pas sur ce petit travers, sur cette petite bévue. Il faut que votre victime soit la première à rire de vo­tre réflexion. Arrêtez-vous dès que le rire commence à devenir jaune. Effacez la petite piqûre avec une bonne marque de tendresse. Mais jamais — vous entendez, jamais — surtout les plus âgés envers les plus jeunes, n’employez l’ironie. L’ironie blesse tou­jours et ses blessures sont profondes.

Vous vous récriez : « La cousine Berthe éprouve un besoin incoercible de chanter, et la malheureuse chante faux. Lui dirai-je qu’elle chante juste ? » Non, assurément, mais comme elle a mis tout son cœur à chanter (ou à exécuter) sa romance, dites-lui que cette romance est très jolie. Vous ne mentirez point et vous ne la chagrinerez pas. Après tout, son innocente manie vous aura un peu amusés. Alors tout le monde sera content.

Le monde ? Ne pensez-vous pas qu’il se divise en deux catégories ? A côté de ceux qui cherchent à faire de la peine, il y a tous ceux, bien plus nombreux, qui tâchent de faire plaisir. Votre choix est fait depuis longtemps, vous êtes tous parmi les seconds. Voilà qui vous aidera à trancher avec la discrétion voulue les cas de conscience que je vous ai soumis, avec un égal respect de la vérité et de la charité.

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