Le Péché comme faute et comme offense : Différence entre versions

De Salve Regina

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Je me propose dans ces pages de remettre en valeur la distinc­tion élaborée par les théologiens lorsque, analysant la nature du péché, ils le considèrent d’abord comme faute, puis comme offense. Cette distinction, trop oubliée de beaucoup, de chacun de nous peut-être, permet de prendre une vue profonde et comme exhaustive du péché et de sonder en quelque sorte l’abîme de son iniquité.

Rappelons que le péché se divise en péché originel et péché actuel, et celui-ci en péché véniel et péché mortel. La notion de péché s’applique d’une manière, non pas univoque, mais analogique au péché mortel, qui rompt l’ordre de l’âme à sa fin ultime, et au péché véniel, qui ne trouble que les moyens de tendre à la fin ultime. Elle s’applique encore d’une manière analogique, au péché actuel ou personnel, qui est directement volontaire[1], et au péché originel, qui n’est volontaire qu’indirec­tement, en ce sens que nous sommes mystérieusement solidaires d’Adam pour hériter, soit de la justice originelle, vie surnaturelle de l’âme, soit de sa privation, ou mort surnaturelle de l’âme. Il est clair que les notions de privation de la grâce, de mort de l’âme, de damnation, auront, tout comme les notions de volontaire et de péché, un sens non pas univoque, mais analogique, quand on passera du péché mortel au péché originel1.

C’est le péché mortel que nous considérerons brièvement ici, d’abord en tant qu’il est faute, puis en tant qu’il est offense[2].


I. - Le péché comme faute de l’homme

Il ne faut pas dire que le péché est mal parce qu’il nous est défendu. Il faut dire au contraire que le péché nous est défendu parce qu’il est mal, c’est-à-dire parce qu’il nous détourne de notre fin dernière, où est notre seule béatitude. Cet axiome, contraire à tous les enseignements du nominalisme et du juridisme, nous manifeste la signification véritable de la vie morale et ce qu’on pourrait appeler sa densité ontologique. En même temps, il nous dévoile un aspect capital du péché, lequel apparaît dans cette perspective comme ce qui compromet l’épanouissement de l’homme, ce qui détruit et ravage le meilleur de son être, bref comme un malum hominis[3].

Il est fréquent de voir les éducateurs et les moralistes insister sur les ravages exercés dans l’homme par le péché : ravages physiologiques, ravages psychiques, ravages moraux et sociaux. Il est impossible, en effet, que le péché mortel, qui prive l’homme de la grâce sanctifiante, n’entraîne pas avec lui des désordres de l’ordre naturel. Saint Thomas enseigne, par exemple, que l’homme privé de la grâce sanctifiante ne peut plus ni aimer Dieu naturellement par-dessus toutes choses, ni observer tous les pré­ceptes de la loi naturelle[4]. Il est donc désorganisé même dans son être naturel. Mais ces troubles pourront se maintenir sur un plan très spirituel et très secret. La privation de la grâce n’entraîne pas de soi des troubles physiologiques ou psychiques. Même les cas de possession diabolique ne s’accompagnent pas néces­sairement de désordres psychiques. Le démon peut laisser à ceux dont il s’empare le plein contrôle de leur psychisme inférieur. Il n’en sera que plus redoutable. Qu’on songe, si l’on désire ici orienter son imagination, aux lignes d’André Gide dans Numquid et tu :

« 19 septembre 1906… La tempête a fait rage toute la nuit. Ce matin il grêle abondamment. Je me lève, la tête et le cœur lourds et vides ; pleins de tout le poids de l’enfer. Je suis le noyé qui perd courage et ne se défend déjà plus que faiblement. Les trois appels ont le même son : Il est temps. Il est grand temps. Il n’est plus temps. De sorte qu’on ne les distingue pas l’un de l’autre, et que sonne déjà le troisième tandis qu’on se croit encore au premier.

Si du moins je pouvais raconter ce drame, peindre Satan après qu’il a pris possession d’un être, se servant de lui, agissant par lui sur autrui. Cela semble une vaine image. Moi-même je ne comprends cela que depuis peu : on n’est pas seulement prisonnier : le mal actif exige de vous une activité retournée ; il faut combattre à contre sens…

La grande erreur, c’est de faire du diable une figure romantique. C’est pourquoi j’ai mis si longtemps à le reconnaître. Il n’est pas plus roman­tique ou classique que celui avec qui il cause. Il est divers autant que l’homme même ; et plus, car il ajoute à sa diversité. Il s’est fait classique avec moi, quand il l’a fallu pour me prendre, et parce qu’il savait qu’un certain équilibre heureux, je ne l’assimilerais pas volontiers au mal. Je ne comprenais pas qu’un certain équilibre pouvait être maintenu quelque temps du moins, dans le pire. Par la mesure, je croyais maîtriser le mal ; et c’est par cette mesure au contraire que le Malin prenait possession de moi. »

Mais le péché ne fait pas que troubler l’ordre naturel. Il exerce de pires ravages. Il détruit la grâce et les vertus infuses, il saccage notre incorporation au Christ. A mesure que s’est explicitée la doctrine de la réalité de la grâce, qui n’est pas une simple imputation juridique des mérites du Christ, mais une infusion ontologique, une participation à la nature même de Dieu, une christo-conformité et une déi-conformité, les destructions du péché ont laissé voir davantage leur étendue et leur profondeur.

Quand les théologiens énumèrent les notes intrinsèques au péché[5] pour autant qu’il est un « mal de l’homme », ils le défi­nissent comme une fixation dans le bien périssable (conversio ad bonum commutabile) qui détourne du bien infini (aversio a bono incommutabili), d’où résulte la privation de la grâce, de la charité, de Dieu lui-même en tant qu’objet d’amitié et de béatitude. Saint Jean de la Croix parle « de la difformité que causent les appétits du péché mortel, qui est l’entière laideur de l’âme »[6] ; il décrit les appétits de péché mortel comme causant « un entier aveuglement, tourment, immondice et faiblesse », et comme « privant l’âme en cette vie de la grâce et en l’autre de la gloire, qui est posséder Dieu »[7] ; « le péché, dit-il encore, c’est laisser Dieu »[8].

A considérer le péché toujours du même point de vue, c’est­-à-dire en tant qu’il est un « mal de l’homme », faut-il dire que sa malice est finie ? Faut-il dire au contraire qu’elle est infinie ? La question est capitale pour le sujet qui nous occupe, et la réponse des théologiens est ici unanime.

Le péché, disent-ils, est le contraire de la charité ; si les contraires relèvent du même genre, on doit parler du péché comme on parle de la charité. On peut dire sans doute, sous un aspect secondaire et indirectement, que tous deux sont infinis, puisque Dieu, dont l’un s’éloigne et que l’autre rejoint, est infini. Néanmoins, abso­lument parlant, tous deux sont finis. « C’est par un acte fini, dit saint Thomas, qu’on se détourne du bien infini ; aussi le péché essentiellement est fini, quoiqu’il se réfère à un bien infini »[9]. Les Salmanticenses expliquent que « l’aversio comportée essentiel­lement par le péché n’est pas autre chose que la privation de la conversio à Dieu fin ultime ; elle est donc finie comme celle-ci ; toutes deux cependant, comme d’ailleurs aussi la vision béati­fique et la peine du dam, peuvent être dites infinies, non pas certes absolument, mais en égard au bien infini, terme d’une part de la possession et d’autre part de la privation »[10]. Gonet dit de même que la peine du dam est simpliciter finie, car elle nous prive de Dieu en tant qu’il est participable par la vision finie d’une créature, non en tant qu’il est en lui-même ; elle n’est infinie qu’indirectement, secundum quid, en tant que ce dont elle prive, c’est Dieu, qui est le bien infini[11]. Il ajoute : « Il est cer­tain et admis de tous que le malice du péché mortel, pour autant qu’il est un mal de l’homme, n’est pas infinie absolument et in­trinsèquement »[12].

Ainsi, sous un certain aspect, le péché à la même portée dans le mal que la charité dans le bien. Ils sont tous deux finis abso­lument parlant, ils peuvent se renverser l’un l’autre et se compenser l’un l’autre. Le péché est alors considéré du côté de l’homme, comme un « mal de l’homme », comme une désobéissance ou une violation par l’homme de la loi inscrite dans sa véritable destinée, comme une tache, une souillure (macula), et même comme une offense, mais à condition de donner à ce mot son sens actif (offensa causalis vel activa), et d’entendre par offense l’acte par lequel l’homme va blesser Dieu et lui infliger une offense, entendue cette fois-ci au sens formel (offensa formalis et passiva)[13].

C’est seulement sous ce nouvel aspect, à savoir en tant qu’il est, non plus seulement un mal de l’homme, mais encore un mal de Dieu qu’il offense[14] ; non plus seulement une désobéissance, mais encore une injustice à l’égard de Dieu[15] ; non plus seulement une déformité et une souillure de l’homme, mais encore une injure et une offense faite à Dieu, que le péché va nous découvrir tout l’abîme, cette fois-ci vraiment infini, croyons-nous, de sa malice.


2. - Le péché comme offense divine

Ce n’est que dans le mystère de la rédemption que nous avons appris à connaître le mystère du péché originel, à savoir de la transmission aux descendants d’Adam d’un péché qui s’attache à eux et dont la conséquence est la mort (Rom., V, 19)[16]. Pareille­ment, ce n’est que dans le mystère de la rédemption que nous avons appris à connaître le mystère de l’infinité propre au péché mortel. Et la raison de ces coïncidences, est au fond, comme l’a dit Pascal, qu’il est dangereux à l’homme de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l’en peut guérir »[17].

Il y a, en effet, un aspect du péché qui est constamment indiqué dans l’Écriture, que pourtant la théologie n’aurait jamais réussi à dégager tout à fait si elle n’avait été soutenue dans cette voie précisément par le dogme d’un Dieu venant racheter le monde, et dont la prise de conscience se fait d’une manière très vive au moyen âge, au moment où saint Anselme de Cantorbéry écrit son Cur Deus homo. S’il a fallu un Dieu pour nous sauver, n’est-ce pas parce qu’il y a dans le péché quelque malice infinie ? Le péché commence d’apparaître comme une injure faite à Dieu ; il atteint Dieu en le frustrant de ce qui lui est dû en justice ; il lèse le droit strict de la Fin dernière a être aimée par-dessus tout. Certes, écrit saint Anselme, « il est clair que personne ne saurait ni honorer ni déshonorer Dieu en ce qu’il est en lui-même ; néanmoins, c’est bien ce que nous paraissons faire, pour autant que nous en sommes capables, quand nous lui donnons ou lui refusons notre volonté »[18]. Les Salmanticenses expliquent pareil­lement que, bien que le péché ne morde pas réellement sur Dieu, ce n’est pas toutefois qu’il ne soit pas de soi nocif, de soi destructeur de Dieu ; car le pécheur, en plaçant sa fin dernière dans un bien fini, détruit Dieu dans la mesure de ses forces[19]. Ce qui est ici considéré, c’est l’effet extrinsèque du péché, l’offense elle-même, pour autant qu’elle affecte Dieu, lequel doit être dit véritablement lésé, offensé, injurié, non certes par regard à quelque dommage qui l’atteindrait ontologiquement, mais par regard à une juste estimation morale. L’erreur d’un théologien comme Vasquez est ici de penser que, puisque nos péchés sont incapables de nuire réellement à Dieu, ils ne sauraient com­porter, à proprement parler, d’injustice à son égard[20].

Du péché comme souillure, nous disions qu’il est absolument parlant fini ; mais du péché comme offense, injustice, injure, il faut dire qu’il est infini. Certains théologiens pensent qu’il ne s’agit encore que dune infinité relative, tout en accordant cependant, Scot mis à part, que l’infinité de l’offense et de l’injure dépasse incomparablement d’une part l’infinité de la faute et de la souillure, et d’autre part l’infinité de la charité. « Même si l’on concède que le péché n’est infini que secundum quid, écrit Jean de Saint-Thomas, son infinité, en tant qu’il est une injure, n’est pas comparable à l’infinité secundum quid de la grâce et de la charité ; ce sont des infinités disparates, et l’une ne saurait apporter ce que l’autre emporte… Le péché lèse un droit infini. Il délaisse un objet infini, non plus dans les limites d’une capacité donnée, mais absolument. Il ne suffit pas, pour le réparer en rigueur de justice, de prendre à nouveau Dieu pour fin dernière, ce qui doit se faire en toute hypothèse. Puisque la Personne divine a été humiliée et frustrée de son droit, il faudra, par compensation, qu’une Personne divine s’humilie et soit frustrée de son droit »[21].

D’autres théologiens, comme les Salmanticenses estiment que l’infinité de l’injure est, non pas seulement relative, mais absolue. Mais la raison de cette infinité est très secrète. Pour essayer de la mettre en lumière, disons que chaque fois qu’il y a offense au sens strict, c’est-à-dire péché mortel, quel que soit le degré de gravité que le péché tienne de sa fin, de son objet, de ses circonstances, car sous ces aspects les péchés mortels sont inégaux, il y a cependant un invariant, provenant du fait que le droit qui est lésé est infini[22]. Dieu a un droit infini à notre adoration finie. Nous touchons ici au paradoxe des rapports de la personnalité divine avec le monde. La toute-puissance est engagée tout entière dans les créatures les plus inégales ; son domaine sur elles reste infini, qu’il s’agisse d’un atome, d’un ange, d’une volonté humaine. Que je donne mon adoration, et ma foi, et ma charité, et encore ma pénitence pour mes péchés passés, le don est toujours fini. Que je les refuse, le refus est toujours, par un côté, infini. Il en résulte, et c’est un étrange mystère, que l’homme est plus puissant dans le mal que dans le bien, que c’est seulement dans la ligne du mal que son œuvre peut être infinie. L’effet ne saurait jamais dépasser sa cause dans l’ordre de l’être, mais, les Salmanticenses l’ont noté, il peut la dépasser dans l’ordre de la privation[23].

Sans doute cette infinité de l’offense serait restée voilée à nos regards si le mystère de la Rédemption n’était venu la mani­fester. Cela est si vrai, qu’hors de son rapport à ce mystère, elle ne peut être nettement saisie, en sorte que nous ne devinons bien la profondeur de notre malheur qu’au moment où nous découvrons celle du remède que Dieu nous a préparé. Il y a en effet une proportion, souvent signalée par les théologiens, entre, d’une part, la malice de nos fautes, finies et inégales en raison de leur nature, de leur objet, de leurs circonstances, mais infinies et égales du fait que chacune d’elles viole le droit toujours infini de la majesté divine ; et, d’autre part, la valeur de la satisfaction du Christ, dont les actions – sur ce point les théologiens, à part Scot et quelques-uns de ses disciples, sont unanimes – étaient finies et inégales en raison de leur nature, de leur objet, de leurs circonstances, mais également infinies en dignité, du fait que chacune d’elles émanait de la même Personne infinie[24]. Aussi quand nous voudrons surprendre, chez les Pères, le sentiment de l’infinité de l’offense faite à Dieu par le péché, il nous faudra recourir aux textes où, prenant conscience de l’abîme de nos malheurs, ils découvrent du même coup la suprême convenance de l’Incarnation et se tournent vers le Christ, vrai Dieu et vrai homme, seul capable de nous apporter la rédemption parfaite. Ainsi font saint Basile : « Si un homme est incapable de nous racheter, celui qui nous a rachetés n’est donc pas un [pur] homme »[25]. Saint Cyrille d’Alexandre : « Si l’Emmanuel avait été un pur homme, comment la mort d’un homme eût-elle profité à la nature humaine ? Beaucoup de saints prophètes sont morts, sans que leur mort apportât rien au genre humain, mais la mort du Christ nous a sauvés »[26]. Saint Augustin : « Nous n’aurions pas été délivrés, même par l’unique médiateur de Dieu et des hommes, l’homme Christ Jésus, s’il n’avait aussi été Dieu »[27]. Saint Léon : « Si le Christ n’eût été vrai Dieu, il n’eût pas été un remède ; s’il n’eût été vrai homme, il n’eût pas été un exemple »[28]. Et toute l’ambition du Cur Deus homo, résumée à la fin du premier livre, serait d’établir rigoureusement que, puisque l’homme devait être sauvé, il ne pouvait l’être que par le Christ[29]. Saint Thomas, pré­cisant le problème posé par saint Anselme, distinguera la satisfac­tion seulement proportionnelle, que peut offrir un simple homme touché par la grâce, de la satisfaction rigoureuse, équivalente à l’infinité de l’offense : « Le péché commis contre Dieu tire une certaine infinité de la majesté infinie : car l’offense est d’autant plus grave que la dignité de l’offensé est plus haute. C’est pourquoi il fallait, pour qu’il y eût satisfaction équivalente, condigna, un acte dont l’efficacité fût infinie, comme provenant à la fois de Dieu et de l’homme »[30]. Dans un texte ramassé, Saint Jean de la Croix écrit des péchés qu’ils sont « si odieux à Dieu, qu’il lui a été nécessaire d’endurer la mort pour leur sujet »[31].


3. - Delivrance ou rédemption ?

Pour relever, par la vertu d’un seul, l’humanité que la faute d’un seul avait conduite à la catastrophe, Dieu aurait pu se contenter de susciter au milieu d’elle un juste, Jean Baptiste par exemple, auquel il aurait conféré les privilèges d’un pouvoir d’excellence sur le reste des hommes, faisant de lui le répondant de l’humanité retrouvée, comme Adam avait été le répondant de l’humanité perdue. Ce juste aurait été notre chef, notre tête, dans l’ordre moral du mérite et dans l’ordre moral de la satisfaction ou expiation.

Cependant la satisfaction d’un pur homme serait restée impar­faite. Elle n’aurait pu équivaloir à l’offense, absolument infinie, causée par le péché. Sans doute, Dieu aurait pu l’accepter. Il aurait pu, par condescendance, la compter comme suffisante pour la réconciliation de tout le genre humain. Mais, en vérité, la dette du genre humain n’eût jamais été éteinte. Il serait resté incapable de produire une compensation égale à son péché. Il aurait été plus grand dans le mal que dans le bien. Éternelle­ment, Dieu eût recueilli de sa création plus d’offense que de gloire. En un mot, qui est de saint Thomas, nous eussions été délivrés, mais nous n’eussions pas été rachetés. Parlant, en effet, de la satisfaction du Christ, le saint docteur écrit : « Certes, il était possible à Dieu de choisir pour nous quelque autre forme de délivrance, car sa puissance n’est pas limitée. Et s’il l’avait fait, elle eût sans aucun doute convenu parfaitement. Mais elle n’eût été qu’une délivrance, liberatio. Elle n’eût pas été une rédemption, redemptio ; car nous eussions été délivrés sans que la dette du monde fût acquittée »[32]. Ainsi, il était nécessaire que Dieu se fît homme pour que nous fussions rachetés. Mais il n’était pas nécessaire que nous fussions rachetés. Nous pouvions être sauvés autrement, par une simple délivrance. Tout ce qui reste encore confus dans le Cur Deus homo est ici tiré au clair par saint Thomas.

De fait, nous n’avons pas été délivrés par un pur homme. La réponse de Dieu a passé ses promesses. Le nouvel Adam a effacé le premier. En lui, vrai homme et vrai Dieu, le monde est devenu capable de faire monter vers Dieu une offrande stric­tement infinie, ayant pouvoir de contrebalancer absolument la catastrophe infinie du péché. En sorte qu’il ne sera pas dit que le monde aura donné à Dieu plus d’outrage que d’honneur. La proportion, au contraire, sera renversée, Dieu recevra de sa création plus de gloire que d’offense. C’est le fond du mystère de la Rédemption.

Dans un beau texte du Cur Deus homo, saint Anselme explique comment la justice et la miséricorde se sont alors rencontrées :

« Quelle plus grande miséricorde, en effet ? Voici qu’au pécheur condamné aux tourments éternels et n’ayant pas de quoi se racheter lui-même, Dieu le Père dit : Reçois mon Fils unique et donne-le pour toi ! Et le Fils dit lui-même : Prends-moi et rachète-toi ! Car c’est bien ce qu’ils nous disent quand ils nous appellent et nous attirent à la foi chrétienne. Et quelle plus grande justice ? Voici que Celui à qui est offert un prix supérieur à toute dette, si tu le lui offres avec les sentiments qu’il faut, va remettre toute dette »[33].

L’amour du Dieu mort pour nous sur la Croix, en même temps qu’il nous délivre de l’abîme du péché mortel et de l’enfer, nous fait prendre conscience de sa profondeur. Aux attaques violentes de Berdiaev contre le dogme de l’enfer, il faut répondre par un rappel au drame de la Rédemption du monde.

Fribourg

Charles JOURNET



Notes et références

  1. C’est par un péché actuel qu’Adam a perdu ses privilèges. Mais ce péché affectait en lui toute la nature humaine ; il entraînait, pour lui et pour ses descendants, la privation habituelle de la justice originelle, qui était un don concédé par Dieu en Adam à toute la nature humaine. Si le Christ est venu pour effacer d’abord le péché originel ou péché de nature, et aussi les péchés actuels ou personnels, c’est à ce double titre qu’il rachète et Adam et ses descendants. S. Thomas, I-II, qu. 81, a. 2 ; III, qu. 1, a. 4. On est surpris de voir Kierkegaard s’embrouiller dans ces notions dés le premier chapitre de son livre sur Le concept de l’Angoisse, p. 41 : « On enseigne que le Christ a racheté l’humanité du péché originel. Mais alors qu’advient-il d’Adam, introducteur en effet ici-bas du péché originel ? Celui-ci n’était-il pas un péché actuel en lui ? ou pour lui le péché originel signifie-t-il la même chose que pour n’importe qui du genre humain ? Mais alors le concept saute… On déporte Adam de l’histoire de façon si imaginaire qu’il devient le seul à rester exclu de la Rédemption. »
  2. Cf. Nova et Vetera, 1941. pp. 419-424.
  3. Salmanticenses, De incarnatione, disp. 1, dub. 2, n. 15.
  4. I-II, qu. 109, a. 3 et 4.
  5. « Rationes intrinsece esistentes in peccato », Salmanticenses, De incarnatione, disp. 1, dub. 4, n. 32.
  6. Œuvres, trad. Lucien Marie de Saint-Joseph, p. 94.
  7. Ibid., p. 105.
  8. Ibid., p. 354.
  9. De Malo, qu. 2, a. 9, ad 5.
  10. Op. cit., disp. 1, dub. 2, n. 17 et 37
  11. De vitiis et peccatis, disp. 8, a. 8, n. 126.
  12. Ibid, disp. 9, a. 7, n. 133
  13. Cf. Salmanticenses, De vitiis et peccatis, disp. 7, dub. 7, n. 22 ; De incarnatione, disp. 1 dub. 1, n. 32.
  14. Ibid., De incarnatione disp. I, dub. 2, n. 15 : « Malum Dei quem offendit ».
  15. Ibid., disp. dub. 1, n. 3.
  16. Cf. Introduction à la théologie, p. 210.
  17. Pensées, édit. Brunschvicg, n. 556.
  18. P. L. t. CLVIII, col. 381.
  19. De incarnatione disp. 1, dub. 1, n. 5.
  20. Ibid., n. 5 et 8.
  21. De incarnatione, III, qu. 1 ; disp. 1, a. 2, n. 58.
  22. C’est en raison de l’injure, non de la souillure que les péchés mortels sont égaux. L’erreur des stoïciens, renouvelée au temps de Jovinien et de Novatien, était de prétendre que la souillure de tous les péchés était égale : à quoi saint Thomas répond que le péché n’est pas une privation pure, comme la mort, il est une privation progressive comme la maladie ; il n’abolit pas complètement l’ordonnance de l’homme au bien et au vrai, il le ravage plus ou moins profondément. Cf. I-II, qu. 73, a. 2. Quant à Luther, il tendra à engloutir tous les péchés dans l’irrémédiable corruption du péché originel.
  23. De incarnatione, disp. 1, dub. 2, n. 22.
  24. Salmanticenses, Ibid., disp. 1, dub. 4, n. 40.
  25. P. G., t. XXIX, col. 441
  26. P. G., t. LXXVI, col. 1208.
  27. Enchiridion, n. 28.
  28. P. L., t. LIV, col. 192.
  29. P. L., t. CLVIII, col. 399.
  30. III, qu. 1, a. 2, ad 2.
  31. Œuvres. p. 1156.
  32. III Sent., dist. 20, qu. 1, a. 4, qu. 1.
  33. P. L., t. LLVIII, col. 430.
Morale - Les principes fondamentaux
Auteur : Cardinal Journet

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