Vies de saints
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Auteur :
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Mgr Paul Guérin, camérier de S.S. Pie IX
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Source :
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D'après les Bollandistes, le Père Giry, Surius, Ribadeneira, Godescard, les propres des diocèses et les travaux hagiographiques publiés à l'époque.
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Date de publication originale :
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1878
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Résumé :
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Tome XIV
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Difficulté de lecture :
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♦ Facile
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Remarque particulière :
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7ème édition, revue et corrigée
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XIIe JOUR DE DÉCEMBRE
MARTYROLOGE ROMAIN.
A Rome, saint Synèse, martyr, qui, ayant été ordonné lecteur, du temps du pape saint Xyste, fut accusé devant l'empereur Aurélien, parce qu'il avait converti un grand nombre d'infidèles, et périt par le glaive. 270. — A Alexandrie, les saints martyrs Épimaque et Alexandre, qui, après avoir été longtemps dans les chaînes, sous l'empereur Dèce, furent éprouvés par d'autres supplices sans que leur fermeté et leur constance dans la foi pussent être ébranlées, et enfin livrés aux flammes. 250. — Au même lieu, sainte Ammonaire, vierge, et les saintes femmes Mercurie, Denise et une autre Ammonaire : la première passa par des tourments inouïs qu'elle surmonta par son courage, après quoi elle termina heureusement sa vie par le glaive : à l'égard des trois autres, le juge, honteux de se voir vaincu par des femmes, et craignant que s'il employait contre elles les mêmes tortures que contre la première, elles ne triomphassent encore de lui par leur constance, les fit décapiter sur-le-champ. 250. — Le même jour, les saints martyrs Hermogène, Donat, et vingt-deux autres. — A Trèves, les saints martyrs Maxence, Constance, Crescence, Justin et leurs compagnons, qui souffrirent durant la persécution de Dioclétien, sous le président Rictiovare. IVe s.
MARTYROLOGE DE FRANCE, REVU ET AUGMENTÉ.
Au diocèse d'Amiens, saint Damase, pape et confesseur, dont nous avons donné la vie au jour précédent. 384. — Au même diocèse, saint Valery (Walaricus), moine de Luxeuil et premier abbé de Leuconaüs, dont nous avons donné la vie au 1er avril 1. 619. — Au diocèse d'Arras, les saints Fuscien, Victoric et Gentien, martyrs, dont nous avons donné la vie au jour précédent. 303. — Aux diocèses de Cahors et de Saint-Flour, saint GAUSBERT, évêque de ce premier siège et confesseur, dont le décès est indiqué as martyrologe de France du 10 de ce mois. Vers 950. — Aux diocèses de Carcassonne et de Nice, saint Melchiade ou Miltiade, pape et martyr, dont nous avons donné la vie au 10 décembre. 314. — Au diocèse de Limoges, fête de la translation de la maison de la bienheureuse Vierge Marie, de Nazareth en Dalmatie, et de Dalmatie à Lorette. Nous avons fait, au 10 décembre, l'historique de cette translation. 1294. — Aux diocèses de Nantes, Quimper, Rennes et Saint-Brieuc, saint CORENTIN, premier évêque de Quimper, et confesseur. 460. — Au diocèse de Perpignan, saint Paul-Serge, premier évêque de Narbonne, dont noua avons donné la vie au 22 mars. 1er s. — Au diocèse de Poitiers, sainte ABRE, vierge, fille du grand saint Hilaire, évêque de ce siège. Vers 400. — Au diocèse de Strasbourg, sainte ADELAÏDE, veuve, impératrice d'Allemagne. 999. — Au diocèse de Tarbes, sainte Valérie, vierge et martyre à Limoges, dont nous avons donné la vie au 9 de ce mois. 46. — En Franche-Comté, le bienheureux CALIXTE II, pape. 1124.
MARTYROLOGES DES ORDRES RELIGIEUX.
Martyrologe de la Congrégation de Vallombreuse. — Saint Damase, pape et confesseur, dont il est fait mention le 11 décembre 2. 384.
Martyrologe des trois Ordres de Saint-François. — A Assise, en Ombrie, l'Invention de notre Père séraphique saint François, du temps du pape Pie VII 3. 1818.
Martyrologe de l'Ordre des Frères Mineurs. — De même que ci-dessus.
Martyrologe de l'Ordre des Services de la bienheureuse Vierge Marie. — A San-Angelo-in-Vado (Tifernum Metaurense), en Italie, le bienheureux Jérôme Ranucci, confesseur, de l'Ordre des Servites de la bienheureuse Vierge Marie. Après s'être formé à la science des Saints dans la solitude et le silence, il s'envola sers le Seigneur, cher aux hommes et à Dieu 4. 1455.
Martyrologe des Mineurs Capucins de Saint-François. — De même que chez les Frères Mineurs.
ADDITIONS FAITES D'APRÈS DIVERS HAGIOGRAPHES.
Chez les Frères prêcheurs, le bienheureux Samuel d'Éthiopie, confesseur, de l'Ordre de Saint-Dominique. Après avoir demeuré quarante ans dans le désert, comme les anciens solitaires, il se consacra au ministère des âmes, sur l'avertissement de son ange gardien, et fonda un couvent de l'Ordre. Les saints anges assistèrent à sa mort et conduisirent son âme au ciel. XIVe s. — En Irlande, saint Finien du Leinster, évêque de Cluain-Iraird ou Clonard (comté de West-Meath). Il dut la connaissance de la religion chrétienne aux disciples de saint Patrick. Animé d'un ardent désir de faire de plus grands progrès dans la vertu, il passa dans le pays de Galles où il eut le bonheur de vivre avec saint David, saint Gildas, et saint Cuthmaël. Il revint dans sa patrie trente ans après (vers 520). Ses vertus et sa science le mirent en état de ranimer parmi ses compatriotes l'esprit de piété qui s'affaiblissait de jour en jour. Prenant les moyens les plus efficaces pour assurer le succès de ses travaux apostoliques, il établit en différents endroits des monastères et des écoles, d'où sortirent un grand nombre de Saints recommandables par leur savoir. Finien fut sacré dans la suite évêque de Clonard ; prenant pour modèles les Basile et les Chrysostome, il aimait tendrement son troupeau et travaillait avec un zèle infatigable au salut des âmes qui lui étaient confiées. Il ne vivait que de pain et d'herbes et ne buvait que de l'eau ; il couchait sur la terre nue et n'avait qu'une pierre pour oreiller. Plein de jours et de mérites, il s'endormit dans le Seigneur, regretté de tous ses diocésains. 552. — A Mexico, capitale du Mexique (Amérique), fête de NOTRE-DAME DE GUADALUPE.
1. Le 1er avril est le jour du décès de saint Valery : le martyrologe romain le nomme ce même jour. Mais sa fête se célèbre du rit de première classe, au diocèse d'Amiens, le 12 décembre. Depuis le Concordat, la solennité en est renvoyée au troisième dimanche de l'Avent, quand la fête ne tombe pas ce jour-là. — Cf. l'article Culte et Reliques dans notre vie de saint Valery, au 1er avril.
2. Rous avons donne la vie du pape saint Damase au 11 décembre.
3. Voir, sur cette Invention du corps de saint François d'Assise, les détails que nous avons donnés dans sa vie, au 4 octobre, à l'article Culte et Reliques.
4. Le bienheureux Jérôme Ranucci, d'une famille noble de San-Angelo-in-Vado, ville du duché d'Urbin, quitta le monde dans sa jeunesse et devint religieux servite. Après sa profession, il alla étudier à l'université de Bologne, où il parvint au grade de docteur. On le chargea ensuite d'enseigner la théologie ; puis il devint prieur de son couvent. Entre autres vertus, on remarquait surtout sa charité envers tout le monde, sa bienveillance à recevoir au confessionnal et ailleurs ceux qui recouraient à ses lumières, et son empressement à les aider. On l'appelait communément l'ange du bon conseil. Frédéric de Peltre, duc d'Urbin, avait pour lui une grande considération. Jérôme rendit son âme à Dieu le 12 décembre 1455. Le pape Pie VI approuva son culte le 1er avril 1775 ; et on l'honore dans son Ordre le Jour de sa mort. — Notes locales.
SAINTE ABRE, VIERGE A POITIERS
Vers 400. — Pape : Saint Anastase. — Empereur d'Occident ; Honorius.
Ides plus amat virgines Christus, quia sponte tribuunt
quod sibi non fuerat imperatum.
Jésus-Christ aime d'autant plus les vierges qu’elles
lui accordent volontiers ce qu'il ne leur avait pas
demandé. Saint Jérôme.
Fille unique de saint Hilaire, sainte Abre, très jeune encore, était née à peu près dix ans avant que ce grand homme fût appelé à l'épiscopat, c'est-à-dire vers l'an 343. Son éducation répondit aux sentiments d'une mère pieuse, que son époux avait peut-être ramenée avec lui-même des fausses croyances du paganisme aux lumières de la foi chrétienne. Nul doute aussi, d'après les preuves de tendre sollicitude qu'il donna au salut de cette fille chérie, que l'excellent père ne se soit occupé de cette éducation, si précieuse à des parents chrétiens. Quand les factions un moment triomphantes eurent ouvert au grand adversaire de l'Arianisme les portes de son glorieux exil, la jeune fille demeura à Poitiers sous la protection de sa digne mère, qui continua de développer ses heureuses dispositions en la formant de plus en plus au service de Dieu.
Il y a dans les vues de la Providence sur certaines âmes, et parfois sur des familles entières, d'ineffables complaisances qui se révèlent par d'admirables prodiges. Saint Hilaire et les siens sont un exemple de ces adorables prédilections qui poussent les Saints hors des voies communes par lesquelles il serait impossible d'expliquer leurs plus étonnantes actions. Le gouverneur de Poitiers avait un fils à qui la jeune personne avait plu, et dont le haut rang et les grandes richesses semblaient promettre de pouvoir lui plaire également. D'ailleurs, les avantages extérieurs de celle-ci, les grâces modestes de son âge, et tout ce que le jeune homme savait d'elle expliquaient assez cette préférence. Il s'en ouvrit à la mère qui, apparemment, ne regarda point un projet de ce genre comme pouvant se traiter encore, soit en considérant la grande jeunesse de sa fille, soit qu'elle comptât sur l'époque incertaine encore du retour de son époux. Quoi qu'il en soit, l'une et l'autre ayant pu écrire bientôt après à l'illustre exilé, ne lui parlèrent en rien de cette particularité ; mais là commencèrent à se dévoiler les desseins de Dieu. Une révélation de ce bon Maître apprit à Hilaire de quoi il était question pour cette enfant dont le souvenir lui revenait dans toutes ses prières. Sa pensée, qui avait toujours été de donner sa fille au Seigneur par la consécration d'une sainte virginité, s'anima devant une éventualité si contraire à ses espérances, et il répondit à cette bienveillante communication de l'Esprit divin en se prosternant la face contre terre, en lui demandant avec larmes de prendre lui-même sa chère fille pour son Épouse, lui donnant la perle précieuse et la robe de pureté promises par le Sauveur aux vierges de l'Évangile : cette alliance était, aux yeux du grand Confesseur, la seule récompense terrestre qu'il sollicitât pour les peines et les travaux de son exil.
Bientôt, ayant trouvé une occasion de donner de ses nouvelles à Poitiers, il voulut, en répondant à Abre, seconder de tous ses moyens de persuasion l'action de la Providence qu'il avait invoquée, et il la porta, dans cette lettre que saint Fortunat avait lue et dont il loue les agréments et l'ingénieuse tournure, à ne choisir d'autre Époux que Jésus-Christ. C'est effectivement une charmante allégorie qu'un père comme saint Hilaire ne pouvait adresser à une fille aussi jeune sans être assuré qu'il serait compris, et qui par cela même fait apprécier l'intelligence précoce et la foi éclairée de la sainte enfant. Après lui avoir parlé de cette révélation où il avait demandé pour elle à un Époux tout-puissant la plus belle des perles et la robe nuptiale de l'innocence éternelle, il lui apprend que sa prière a été exaucée, et désormais en possession de ce double trésor qu'il peut lui offrir, il la conjure de ne pas le refuser, mis de l'accepter en appréciant sa juste valeur, et qu'une fois riche de ces beaux gages du seul amour qu'il veuille lui proposer, elle ne songe plus à porter aucune livrée des vanités mondaines.
« Au reste », continue-t-il, « j'atteste le Dieu du ciel et de la terre, que rien n'est plus précieux que ce beau vêtement et ce magnifique bijou : il dépend de toi, ma fille, qu'ils t'appartiennent. Si donc désormais on t'apporte une robe de soie, de pourpre ou d'or, réponds à celui qui te l'offre : J'en attends une autre pour laquelle mon père a été si loin, et que je ne pourrais avoir si j'acceptais la vôtre. Je me contente de la laine de ma petite brebis, d'une étoffe sans luxe et de sa simple couleur ; enfin, la robe que je préfère, c'est celle dont on me dit qu'elle ne pourrait plus m'être ôtée, et que je ne verrai jamais ni se déchirer, ni s'user. Si quelque autre voulait te donner une perle pour en orner ton cou ou ta main, tu diras : Non, je ne veux point me charger de ces inutiles et grossières pierreries : j'en attends une autre, la plus précieuse, la plus belle et la plus utile de toutes. Je m'en rapporte à mon père qui s'en est rapporté aussi à Celui qui la lui a promise pour lui-même ; je n'attends et ne désire que celle qui doit m'être le gage de mon salut et de mon éternité »
Le grand génie qui se jouait ainsi avec son esprit dans une image aussi juste que poétique, voulait voir si sa chère enfant l'aurait bien comprise. Il l'exhortait à lui répondre, à lui dire si elle acceptait l'Époux proposé, et ses belles parures, et sa perle mystérieuse ; il promettait de lui révéler ensuite le nom de ce glorieux Prétendant, nom qu'il espérait aller lui dire en revenant vers elle ; et, par un dernier trait qui semble indiquer encore qu'il n'est pas le seul père qu'elle doive aimer, il lui adresse en finissant ce souhait plein d'une touchante tendresse : « Que le Dieu qui t'a donné la vie te garde pour l'éternité, chère fille que je désire tant de revoir ! »
A cette lettre, qu'il lui recommandait de se faire expliquer par sa mère si elle y trouvait quelque obscurité, Hilaire ajoutait deux hymnes, l'une pour le matin, l'autre pour le soir : touchantes et belles prières qu'Abre devait dire chaque jour, « afin de se souvenir sans cesse de lui », et dont la première seule nous est restée : l'Église de Poitiers la chante à Laudes le jour de la fête du saint Docteur.
La docile vierge comprit le sens de tant de saintes choses dont sans doute elle conversa avec sa mère. Ces pieux entretiens durent adoucir pour elle les longueurs d'un exil qui dura encore trois ou quatre ans : toujours est-il que, lorsque le héros du catholicisme revint vers elle en 360, il trouva sa fille pleine des dispositions les plus dignes de lui ; elle avait renoncé à toute union terrestre, et là encore la parole du Docteur avait vaincu. Un autre triomphe lui restait cependant à remporter, conséquence de tant d'autres que la foi s'était ménagés en lui contre la nature, et Dieu qui avait tout conduit jusque-là devait terminer cette miraculeuse opération : le fruit était mûr, la main divine allait le cueillir.
Saint Hilaire s'entretenant donc un jour avec l'aimable enfant la vit toute transportée d'amour pour la gloire céleste, et lui demanda, inspiré lui-même, si elle désirait ardemment posséder enfin cet Époux que la sollicitude de son père lui avait cherché. La réponse ne se fit pas attendre. C'était l'expression d'une âme toute pleine de Dieu, et une protestation empressée d'une perpétuelle virginité. Elle lui demandait de se hâter, de l'unir pour toujours au chaste Époux des vierges... Le généreux père, assuré de ce consentement, se met alors en prière. Il offre son unique fille à Celui qui l'avait réclamée, et nouvel Abraham, il ne se relève qu'après l'avoir vue en sa présence, sans aucune agonie, sans le moindre indice d'aucun mal, exhaler vers Jésus-Christ son âme pure, miraculeusement soustraite aux séductions de la vie mortelle. « Une telle mort », dit saint Fortunat que nous suivons ici, « n'est-elle pas plus admirable qu'une résurrection ? »
Oui, sans doute ; et cependant une autre mort allait suivre, non moins héroïque, non moins digne de ces cœurs accomplis. La mère de la jeune Sainte venait d'être témoin de son départ pour le ciel. L'amour maternel et la foi s'unissent en elle pour implorer la même faveur. Elle conjure son époux de lui ouvrir le même chemin au bonheur de son éternité, si Dieu ne l'en juge pas indigne. Et le Pontife prie... et comme sa fille qu'elle y suit, la mère va attendre dans le ciel celui à qui le ciel daignait ainsi obéir.
Le courageux athlète, qui savait préférer Dieu à lui-même jusqu'à lui sacrifier de si pures et de si chères affections, voulut ensevelir de ses propres mains les deux Saintes qui devinrent aussitôt l'objet de la vénération publique. Il les déposa dans une crypte construite à cet effet et sur laquelle il fit bientôt élever une petite église qui fut l'origine de la basilique de Saint-Hilaire de Poitiers.
Vies des Saints de l’Église de Poitiers, par M. l'abbé Auber, chanoine.
SAINT CORENTIN, PREMIER ÉVÊQUE DE QUIMPER
460. — Pape : Saint Léon 1er, le Grand. — Roi de France : Childéric 1er.
Ias præmineas merito, sicut gradu.
Surpassez les autres par le mérite autant que vous
les surpassez par le rang.
Saint Isidore d'Espagne.
Ce bienheureux prélat n'est pas venu d'Angleterre en Bretagne, comme la plupart des premiers Saints de cette province, mais il était de la Bretagne même et de la province de Cornouaille 1. On met sa naissance en 375, où la foi de Jésus-Christ, étant devenue maîtresse de l'empire romain, avait déjà pénétré dans les pays les plus barbares de l'Occident et du Nord. Ayant été élevé dans la piété, il embrassa l'état ecclésiastique et fut promu aux Ordres sacrés, puis il se retira dans un ermitage de la paroisse de Plomodiern, où Dieu fit de grands miracles pour sa nourriture. Il contracta une étroite amitié avec saint Primaël, qui était aussi un solitaire d'une très grande piété, et il y fit sourdre une fontaine à son ermitage, pour l'exempter d'aller chercher de l'eau dans un endroit fort éloigné. Souvent il nourrit des hôtes qui étaient venus le voir, par des multiplications surnaturelles, trouvant même du poisson où il n'y en avait point auparavant. Entre autres, il fit un festin à un prince, nommé Grallon, et à des chasseurs de sa compagnie, avec un morceau de poisson qui n'aurait pas suffi pour rassasier un de ces hommes affamés. Ce prince, en reconnaissance, lui donna un grand espace de terre, où il bâtit un monastère qui fut bientôt rempli de très saints religieux. Les enfants de qualité y étaient aussi reçus pour être formés aux sciences humaines et à la piété ; de sorte qu'il servit extrêmement à la bonne éducation de la jeune noblesse de Cornouaille et de Bretagne.
1. Mais il est probable que son père était un seigneur Breton, de ceux qui avaient passé de la Grande-Bretagne en Armorique.
Les seigneurs du pays, charmés de la prudence et de la sainteté de Corentin, prièrent le prince Grallon d'établir un évêché dans son comté et d'en faire nommer Corentin pour premier évêque. Grallon y consentit ; et, ayant fait venir ce saint abbé, il l'envoya vers saint Martin, archevêque de Tours, dont la juridiction s'étendait sur toute la Bretagne, afin de recevoir de lui la consécration épiscopale. Corentin mena avec lui à Tours deux excellents religieux, Veunolé et Tugdin, pour être bénis abbés de deux nouveaux monastères que le prince voulait fonder ; mais saint Martin l'ayant sacré, lui dit que, pour la bénédiction des abbés de son diocèse, c'était à lui à la faire, et l'envoya ainsi gouverner le peuple que la divine Providence lui avait commis. On lui fit une entrée fort magnifique dans Quimper et on lui donna de quoi fonder un Chapitre de chanoines pour sa nouvelle cathédrale 1.
Comme il n'oublia point dans l'épiscopat qu'il était religieux, de même les exercices de la vie solitaire, qu'il continua toujours de pratiquer, ne lui firent point oublier qu'il était évêque. Il visita tout son diocèse, et ordonna de bons ecclésiastiques pour les distribuer dans les paroisses ; il corrigea les abus qui s'étaient glissés parmi les fidèles, il combattit les restes du paganisme et s'acquitta de toutes les autres obligations d'un bon pasteur 2. Enfin, Dieu le retira de ce monde pour lui donner la couronne de l'immortalité.
Son corps fut enseveli avec beaucoup d'honneur dans son église cathédrale, devant le grand autel, et son convoi fut illustré par plusieurs miracles signalés. Il s'en est fait depuis quantité à son tombeau. Une femme avait promis de présenter de la cire à son église, en reconnaissance d'un insigne bienfait qu'elle avait reçu par son intercession : elle en apporta en effet, mais comme elle était prête à l'offrir, elle retira sa main par avarice et ne l'offrit point. Alors cette même main se ferma si fort qu'il lui fut impossible de l'ouvrir, jusqu'à ce que le Saint, ayant égard à ses larmes, lui apparut par deux fois et la guérit de ce mal qu'elle s'était attiré par sa cupidité. Il apparut aussi à un pauvre homme que des malfaiteurs avaient enfermé dans un coffre pour le faire mourir de faim, et le délivra de cette horrible prison en levant la serrure qui la tenait fermée.
Sa ville épiscopale a pris son nom et s'appelle Quimper-Corentin.
On le représente : 1° faisant jaillir une source ; 2° couché dans une solitude, et découvert par un prince à la chasse.
1. Grallon lui donna son palais qu'on nommait Quimper, pour en faire une église. Le mot Quimper signifie confluent. La cathédrale, située entre deux rivières, est donc probablement sur l'emplacement du palais de Grallon. Cette opinion est confirmée par de vieux vers français, gravés l'an 1424, que l'on voyait encore à la Révolution, sous la statue équestre de ce prince, au grand portail de la nef. Ils ont été effacés.
2. Il assista au concile d'Angers de l'an 453, où il est nommé Chariaton.
CULTE ET RELIQUES.
Les reliques de saint Corentin furent conservées avec respect dans sa cathédrale jusqu'à l'époque des Normands. La crainte qu'on eut alors qu'elles ne fussent profanées par ces barbares détermina le clergé de Quimper, en 878, à les retirer du lieu où elles étaient renfermées. Plus tard, elles furent confiées à Salvator, évêque d'A1eth, qui, à cause de la guerre dont la province était menacée, se réfugiait en France, emportant avec lui les corps des principaux Saints de la Bretagne. Le prélat arriva à Paris en 965, et remit son dépôt entre les mains de Hugues-Capet, alors comte de Paris, qui les reçut avec respect et les fit déposer dans l'église de Saint-Barthélemy dans la cité. Ces saintes reliques ayant été ensuite partagées entre diverses églises, celles de saint Corentin furent données à la célèbre abbaye de Marmoutier ; mais il en resta quelque portion à Paris, car l'abbaye de Saint-Victor en a possédé une jusqu’à la Révolution. C'est de Marmoutier que l'Église de Quimper obtint, en 1643, un bras de son saint patron, qui fut honorablement placé dans la cathédrale, et devint l'objet de la vénération particulière des fidèles du pays. La Révolution a fait perdre ce précieux dépôt, ainsi que le reste du corps de saint Corentin. En 1809, on n'en possédait plus à Tours qu'un petit ossement, qui fut donné à cette époque à M. de Dombidau de Crouseilhes, alors évêque de Quimper ; et ce prélat le fit déposer dans son église cathédrale, où cette relique est maintenant conservée.
Le nom de saint Corentin se trouve dans les litanies anglaises du VIIe siècle que le Père Mabillon a mises au jour. Outre l'église cathédrale de Quimper qui l'a pour patron, et où sa mémoire est en très grande vénération, les Églises de Léon et de Saint-Brieuc ont toujours rendu à ce saint évêque un culte religieux avec office de neuf leçons, au 12 décembre. L'Église de Nantes, dans son ancien bréviaire, avait la fête de saint Corentin au 11, aussi avec l'office de neuf leçons. Un ancien bréviaire manuscrit de l'Église du Mans la marque au 12 décembre, avec neuf leçons propres. Il n'a plus maintenant qu'une simple commémoraison dans le bréviaire actuel de cette Église ; mais il est honoré d'un office dans les diocèses de Rennes et de Nantes. Dans l'ancien diocèse de Chartres, près de Mantes, il y avait une abbaye de Bénédictines, fondée, vers l'an 1201, par Philippe-Auguste, et qui portait le nom de Saint-Corentin. La reine Blanche, mère de saint Louis, affectionnait cette maison, et son cœur y était conservé.
Nous avons complété et corrigé cette biographie avec les Vies des Saints de Bretagne, par Dom Lobineau.
SAINTE ADÉLAÏDE,
IMPÉRATRICE D'ALLEMAGNE, VEUVE
999. — Pape : Sylvestre II. — Empereur d'Allemagne : Othon III.
Ille ad cœlos opulentissimust qui a se pompam
temporaræ vanitatis exicludit.
L'âme qui s'est interdit la pompe de la vanité du
siècle s'envole aux cieux pleine de richesses.
Saint Valérien, Homélies.
Adélaïde, fille de Rodolphe II, roi de Bourgogne, et de Berthe, fille de Conrad, duc de Souabe, naquit en 931. Sa mère, femme d'une vertu peu commune, lui inspira dès l'âge le plus tendre l'amour du Seigneur, et lui fit sucer, pour ainsi dire avec le lait, le goût de la piété, source de tant de grâces. Élevée dans un palais somptueux, son éducation ne se ressentit nullement de cette mollesse qui énerve si souvent les facultés et, ne leur donne pas le temps de se développer. Une direction sage et ferme lui apprit de bonne heure à plier sous la volonté des autres, à former son caractère à l'obéissance, et à pratiquer l'humilité sans laquelle il n'y a point de vertu.
Ces précieuses semences du salut, déposées dans un cœur que le souffle du péché n'avait pas encore terni, ne tardèrent pas à produire d'heureux fruits. Adélaïde ne connaissait pas encore le monde, et déjà elle était initiée aux secrets du ciel. La grâce et la nature versaient comme à l'envi sur elle tous leurs trésors. Une jeunesse florissante, une naissance illustre, une beauté dont le Seigneur semblait relever l'éclat, attiraient tous les regards sur cette enfant de bénédiction, qui, semblable au lis de la vallée, étalait sans le savoir les charmes modestes de ses rares qualités. Fidèle à la grâce, elle sut étouffer dans son âme le cri de la nature et imposer silence au murmure des passions. Elle comprit que le plus bel apanage de la jeunesse, c'est l'innocence ; que la beauté n'est qu'un éclair fugitif ; les richesses, un leurre pour attirer au mal ; les passions, un feu dévorant ; les plaisirs, un gouffre qui absorbe tout. Son choix ne fut dès lors plus douteux. La retraite, la fuite du monde, la prière, la fréquentation des sacrements, la lecture des saintes Écritures, la distribution de l'aumône, la visite de l'église, le travail, telles furent les occupations de la jeune princesse. Instruite sur le vide des jouissances terrestres, elle sut se dérober à l'empressement d'une cour dont elle faisait l'ornement, comme une âme désabusée des illusions et qui recherche la solitude comme l'asile, de son innocence.
L'éclat de sa jeunesse et de sa beauté, joint à celui de sa vertu et de sa piété, avait rendu son nom célèbre. Le roi d'Italie, Hugues, envoya une députation à Rodolphe et fit demander solennellement la main d'Adélaïde pour son fils Lothaire. Rodolphe accéda à ses vœux. Adélaïde ayant donné son consentement à cette union, se prépara par la prière, par l'aumône et par la pratique des bonnes œuvres, au sacrement du mariage. Loin de s'enorgueillir de cette flatteuse distinction qui l'élevait si haut, elle ne fit que gémir en pensant aux obligations qu'elle allait contracter. Les préparatifs des fêtes, le luxe des parures qu'on lui destinait, l'empressement des Italiens à la servir ne pouvaient la distraire de ses graves méditations sur ses devoirs comme épouse. La grâce reposait en elle et lui apprenait à mépriser les vanités de la terre et à soupirer après des biens plus nobles. La piété et la vertu devaient être son véritable ornement. Ainsi parée des charmes de la modestie et enrichie des dons spirituels, elle se présenta devant l'autel du Seigneur pour recevoir la bénédiction nuptiale. Cette cérémonie se fit avec pompe à Pavie, l'an 947, au milieu de l'allégresse des peuples frappés d'admiration à la vue de la candeur de la jeune reine.
Revêtue des armes de la foi, la jeune reine regarde comme une vaine fumée la splendeur qui l'environne et n'y attache point son cœur. La sobriété, la modestie, l'humilité, la piété et une sage réserve dirigent tous ses pas et sont l'âme de sa vie. Elle retrouve son Dieu partout, et sa conduite retrace jusque dans les moindres circonstances la servante de Jésus-Christ. La régularité de son palais offrait l'image d'une pieuse communauté. La licence et le scandale n'osaient y lever la tête. Son époux, subjugué par son amabilité et par la force de ses exemples, s'efforçait de l'imiter et trouvait aussi dans les pratiques pieuses un délassement de ses nombreuses occupations et un contrepoids aux affaires du monde. Ses domestiques, attirés par l'odeur de ses vertus, rougissaient d'être moins pieux que leur maîtresse, et marchaient comme elle dans la voie de la perfection. Le soin qu'elle donnait à l'affaire de son salut ne l'empêchait point de vaquer à ses autres devoirs. Elle avait des heures marquées pour aller prier dans son oratoire, pour gémir sur les péchés des peuples auxquels il ne lui était pas possible de remédier, et se livrait ensuite avec zèle à l'administration de sa maison. Sa piété était grande et éclairée, elle prenait sa source dans l'abnégation d'elle-même : elle éleva son esprit, ennoblit son cœur et raffermit son courage. Le véritable chrétien est capable de toutes les vertus dès qu'il a appris à soumettre la nature à la foi.
Elle rivalisait de zèle avec son époux pour le soulagement de tous les genres d'infortunes, et elle ne croyait point déroger à son rang en s'abaissant jusqu'à leur rendre les services les plus humbles, se souvenant de ces belles paroles de Jésus-Christ : « Ce que vous faites au moindre des miens, vous le faites à moi-même ». Elle se montrait surtout plus empressée à secourir ceux d'entre les malheureux que leur pauvreté mettait hors d'état de reconnaître ses services, les consolant par des paroles douces autant que par ses largesses, et leur faisant sentir que leur misère était à ses yeux un titre qui les lui rendait encore plus chers. Elle s'estimait heureuse d'avoir pour intercesseurs auprès de Dieu les membres souffrants du troupeau de Jésus-Christ : c'était, selon elle, la voix de la colombe qui gémit devant le Seigneur et qui attirait sur elle les plus amples bénédictions. Elle souffrait avec eux en compatissant à leurs peines : ses trésors étaient presque toujours ouverts pour voler promptement à leur secours, et jamais la dureté ne fermait ses entrailles aux cris et aux besoins de son peuple. Si sa haute piété lui mérita le nom de sainte, bientôt la voix publique y ajouta celui de mère des pauvres.
Adélaïde, si heureuse et si digne de l'être, se vit tout à coup troublée dans son bonheur. Elle venait de donner le jour à une princesse qu'elle se proposait d'élever un jour selon les mêmes maximes auxquelles elle devait sa félicité, lorsque, après une union de trois ans, sa vertu fut mise à la plus cruelle épreuve. Bérenger II, marquis d'Ivrée, fondit subitement sur l'Italie et s'empara, presque sans coup férir, de la Lombardie. Lothaire voulut s'opposer à son ennemi ; mais les Italiens, séduits par les promesses de Bérenger, ne secondèrent point leur roi. Lothaire, abandonné de son père, qui s'était retiré à Constantinople avec ses trésors, s'adressa à l'empereur d'Orient, Constantin VIII, pour lui demander du secours. Ce prince fit droit aux réclamations de Lothaire, et menaça Bérenger de la guerre. Il paraît que cette démarche devint funeste à Lothaire, car il mourut subitement le 22 novembre 950, à Turin, dans la force de l'âge. Bérenger fut soupçonné de l'avoir fait périr. Adélaïde perdit en un jour son époux et ses États. Veuve à dix-neuf ans, sans protecteurs et sans ressources, elle tombe du faîte de la gloire dans la peine la plus profonde. Cependant, pas un soupir ne s'échappe de ses lèvres ; calme et résignée, elle s'écrie avec le patriarche Job : « Le Seigneur m'a tout donné, il m'a tout enlevé ; que son saint nom soit béni ! » La prière est la seule ressource dans les dangers qui l'environnent. Loin de s'élever contre les jugements de Dieu, elle les adore en silence : elle abaisse son front dans la poussière devant l'Arbitre suprême des destinées humaines, et baise avec respect la main qui la frappe. Elle ne cesse de répéter avec le même patriarche : « Si nous avons reçu des bienfaits des mains du Seigneur, pourquoi n'en recevrions-nous pas aussi des châtiments ? » Comme le rocher battu par les flots de la tempête et autour duquel mugissent en vain les vagues en courroux ; de même Adélaïde, en proie aux chagrins les plus poignants, conserve sa tranquillité et ne se laisse point abattre par le malheur.
Pleine de confiance, elle se jette dans les bras de son Père céleste avec sa fille Emma, s'abandonnant sans réserve à sa tendresse. Elle renonce à toutes ses prétentions sur la couronne d'Italie, ne désirant qu'une seule chose, conserver la ville de Pavie que son père lui avait donnée en dot. Mais Bérenger, qui avait prévu ce désir de la pieuse veuve, fit son entrée solennelle dans Pavie et y mit une nombreuse garnison. La perte de cette cité renversa de fond en comble les espérances d'Adélaïde : elle se vit ainsi abandonnée, et dans la position la plus cruelle, ayant à craindre pour sa sûreté et pour sa vertu, et même pour sa vie ; car elle connaissait le caractère de Bérenger, et redoutait cet homme ambitieux, voluptueux et brutal.
Bérenger chercha d'abord par ses flatteries à soumettre Adélaïde, mais il n'y réussit pas : alors il eut recours aux menaces et éprouva la même résistance. Il lui fit enlever tous ses bijoux, tous les ornements de sa dignité, et la priva même de toute communication avec sa fille. Peu satisfait de ce premier essai de cruauté, il l'enferma dans un château fort, situé près du lac Garda, ne lui laissant pour la servir qu'une seule femme, nommée Ingonde. Adélaïde eut à supporter les plus horribles traitements durant cette captivité, qui se prolongea plusieurs mois. Plongée dans un sombre cachot, ayant à peine un misérable grabat pour reposer ses membres délicats, vêtue comme une mendiante, et recevant plutôt par dérision que par commisération quelques fragments d'une nourriture insuffisante, elle est condamnée à boire dans le calice des tribulations, n'ayant que le ciel pour témoin de ses souffrances. En vain ses bourreaux épuisent-ils contre elle toute leur rage, en vain ajoutent-ils chaque jour de nouvelles humiliations à ses peines toujours croissantes, ils ne parviennent point à troubler cette âme si candide ; ils se lasseront plutôt de la tourmenter qu'elle ne se lassera de souffrir. Adélaïde sait que la vie du chrétien doit ressembler à celle de Jésus-Christ, « qui a souffert pour nous, nous laissant ses exemples et nous invitant à marcher sur ses traces ».
Offrant ainsi ses souffrances à Jésus-Christ, l'infortunée victime n'envisage ses peines que des yeux de la foi, les supporte avec une constance héroïque et en esprit de pénitence pour expier ses fautes. Sa confiance en Dieu et son courage grandissent au sein des persécutions, et à mesure que les hommes l'abreuvent de fiel et d'amertume, semblable à l'aigle qui renouvelle sa jeunesse, elle prend son vol rapide vers le ciel et marche de vertu en vertu. Bérenger, frappé de stupeur à l'aspect d'un tel héroïsme, s'épuise en vains efforts pour ébranler sa résolution ; il n'épargne ni promesses ni menaces ; son épouse le seconde dans ses fureurs ; mais tous leurs traits viennent expirer impuissants aux pieds d'Adélaïde, qui ne voit dans ces personnes, égarées par les passions, que les instruments de la Providence, et dans les châtiments qu'elle souffre, qu'une occasion d'assurer son salut, Elle prie pour ses persécuteurs, et conjure le Seigneur de répandre sur eux ses bienfaits et de leur pardonner leur aveuglement. Aussi le Dieu des miséricordes n'abandonna-t-il point sa servante. Il la combla de ses grâces et l'éleva au-dessus d'elle-même.
Adélaïde parvint à s'échapper de sa prison, et se retira dans la forteresse de Canossa, qui était un fief des domaines de l'évêque Adélard de Reggio. Arrivée dans cette forteresse, la pieuse veuve se rendit à l'église, se jeta au pied de l'autel, et offrit à Dieu sa vive reconnaissance de la délivrance qu'il venait de lui accorder. Elle jeta le voile de l'oubli sur les mauvais traitements qu'elle avait essuyés de la part de Bérenger et de Villa, et ne chercha qu'à apaiser la colère du Seigneur par des mortifications, des aumônes et des prières. La renommée avait publié partout les infortunes et les vertus d'Adélaïde. Les Italiens, frustrés de leurs espérances, ne supportaient qu'avec regret le joug de Bérenger, et sollicitèrent en secret la princesse de reprendre les rênes du gouvernement. Mais elle n'avait ni trésors ni armée à employer pour reconquérir son royaume ; à peine jouissait-elle d'un fantôme de liberté au château de Canossa, dont elle n'osait s'éloigner, de crainte de tomber dans quelque piège. Elle eut donc recours à l'unique moyen qui lui restait, celui de demander du secours à l'empereur Othon 1er. Celui-ci lui annonça que, cédant à ses désirs, il allait se mettre en marche avec une nombreuse armée pour délivrer les Italiens du joug de Bérenger, que les vœux du pape Agapit l'appelaient de même, afin de rendre la paix à ce royaume. Adélaïde, que cette nouvelle réjouissait beaucoup, se livra à la joie. Mais ce bonheur fut de courte durée. Bérenger, qui avait appris le projet d'Othon, vint subitement mettre le siège devant Canossa, espérant s'emparer de la forteresse et d'Adélaïde avant l'arrivée de l'empereur allemand, et retenir cette princesse en otage pour obtenir des conditions moins dures. Othon, instruit à temps de cette entreprise, hâta la marche de ses troupes, et pendant que les soldats de Bérenger s'épuisaient en vains efforts pour emporter Canossa, Othon se précipita sur eus et les tailla en pièces.
Adélaïde, délivrée des poursuites de son lâche oppresseur, remercia son généreux libérateur et témoigna en même temps sa vive reconnaissance au Seigneur. Elle songea ensuite aux moyens de rendre son peuple heureux ; mais ce vœu devait se réaliser autrement, Othon, qui s'était emparé de la ville de Pavie, où il avait été reconnu pour roi, était veuf depuis six ans. Comme Adélaïde était alors la souveraine légitime du royaume d'Italie, et qu'elle possédait toutes les qualités pour bien gouverner un État, Othon crut qu'il ouvrirait une plus vaste carrière à son zèle en la plaçant sur le trône d'Allemagne, et la demanda en mariage. Adélaïde fut singulièrement troublée de cette proposition. Elle s'adressa avec une vive confiance à Dieu, pour le prier de l'éclairer dans cette grave circonstance, ne voulant point s'opposer à sa sainte volonté. Le pape Agapit, qui connaissait les sentiments de la pieuse veuve, lui écrivit pour la décider dans ce choix. Après quelques jours passés dans le jeûne et la prière, elle annonça qu'elle était prête à se rendre aux désirs de l'empereur. Celle nouvelle causa la plus vive joie. Aussitôt on la conduisit à Pavie, où elle fut reçue aux acclamations universelles et avec tous les honneurs dus à son rang. Othon ordonna ensuite les préparatifs de la cérémonie de son mariage, qui fut célébré à Milan, vers Noël, avec une pompe extraordinaire, l'an 951.
Adélaïde, parvenue de nouveau au faite des grandeurs, resta semblable à elle-même et fit éclater les plus hautes vertus. Patiente dans l'adversité, elle se montra dans la prospérité grande et généreuse, surtout envers ses ennemis. La Providence lui en ménagea bientôt une occasion trop mémorable pour ne point la rapporter ici. Bérenger n'avait encore pu fléchir Othon, et se voyait exposé à perdre son royaume et à subir les humiliations les plus profondes. Il essaya donc de gagner les bonnes grâces de l'empereur, et se proposa d'employer à cet effet le crédit de cette même Adélaïde qu'il avait autrefois traitée d'une manière si barbare, mais dont il connaissait les sentiments élevés. Son épouse Villa et ses deux filles avaient été faites prisonnières par Othon ; et Adélaïde avait donné des ordres secrets pour qu'on leur rendît leur captivité aussi douce que possible. Un jour Villa fit demander une audience à l'impératrice, ayant à lui remettre une supplique pour l'empereur. Adélaïde accorda sur-le-champ cette faveur à la captive. Villa se présenta dans les appartements de l'impératrice dans la posture d'une suppliante, couverte de honte, le visage inondé de larmes. Elle n'osa lever le regard sur celle qu'elle avait poursuivie de sa haine furibonde, et allait se précipiter aux pieds de la princesse, trouvant à peine la force d'articuler quelques paroles en faveur de ses deux filles. Adélaïde, touchée de compassion, se leva de son siège, courut au-devant d'elle, lui tendit la main et la rassura. La vue de tant d'infortune lui arracha des larmes ; sans adresser le moindre reproche à son ancienne persécutrice, elle lui annonça que le passé était oublié et pardonné depuis longtemps, et lui promit de s'interposer pour elle auprès de son époux pour assurer son bonheur et celui de sa famille.
Othon, surpris et désarmé par une telle charité, ne fut pas insensible aux pressantes sollicitations d'Adélaïde ; il manda sur-le-champ Bérenger, et lui dit qu'il lui restituait le royaume d'Italie, à condition toutefois qu'il n'administrât ces États que comme fief relevant de la couronne d'Allemagne. Cette conduite si noble et si désintéressée acheva de gagner tous les cœurs à la pieuse impératrice. Les peuples d'Allemagne surtout étaient ravis de posséder une princesse si distinguée par ses vertus, et attendaient avec impatience le moment de la voir parmi eux. Othon et son épouse quittèrent enfin l'Italie au printemps de l'année 952, emportant les regrets et l'estime de tous les Italiens. Leur voyage ressembla à un triomphe ; ils furent reçus partout avec un enthousiasme difficile à décrire. La douceur, l'amabilité et la tendresse d'Adélaïde envers les pauvres devinrent l'objet de toutes les conversations, et furent célébrées comme l'augure d'un règne heureux.
Adélaïde trouva dans le palais même de son époux un modèle bien capable de la raffermir dans le bien. Sainte Mathilde, mère de l'empereur Othon, donnait alors à la cour l'exemple de ces vertus si difficiles à pratiquer, quand on songe aux obstacles que rencontrent les grands dans l'accomplissement de leurs devoirs. Sous les yeux de Mathilde, Adélaïde s'avança encore plus rapidement dans le chemin de la perfection évangélique. Elle commença par établir un ordre parfait dans son palais, exerça une grande surveillance sur toutes les personnes attachées à son service, se montrant accessible à tout le monde, douce et affable envers les riches comme envers les pauvres : cependant elle évita autant que possible les conversations inutiles, afin de mieux conserver l'esprit intérieur. A mesure que sa fortune s'agrandit, elle augmenta ses aumônes, et fournit régulièrement par mois une forte somme pour les malheureux, les veuves et les orphelins. Elle avait l'habitude de dire qu'il appartenait surtout aux riches d'être miséricordieux envers les pauvres pour se rappeler leur origine commune et leur égalité devant Dieu, puisque Jésus-Christ est mort pour les empereurs comme pour les mendiants.
Cette même réserve qu'elle fit paraître dans ses paroles, elle la montra dans toute sa conduite. Elle bannit de sa cour le luxe dans les habillements et ce faste qu'elle aurait pu couvrir du prétexte de la bienséance. Elle ne voulut jamais porter ni pierres précieuses ni chaînes d'or, préférant briller par ses vertus plutôt que par l'éclat emprunté des parures. L'argent que son époux destinait aux objets de sa toilette, elle l'affectait à orner les églises, à payer les dettes des malheureux, à faire distribuer des habits aux indigents, à leur procurer des logements plus commodes, une nourriture plus saine et plus abondante. Elle ne porta de vêtements précieux qu'aux grandes solennités de la religion et lorsque son époux l'exigeait d'elle. Dans son intérieur, elle était toujours habillée fort modestement et de la manière la plus décente. Elle tremblait à l'idée du moindre scandale qu'elle aurait pu donner. La couronne d'épines dont le front de Jésus-Christ fut orné au moment de sa passion lui inspirait sans cesse des idées graves et faisait tomber le prestige de la vanité. Elle aurait rougi d'idolâtrer son corps destiné à être réduit un jour en poussière, et de négliger par là le salut de son âme immortelle. Pour augmenter en elle ces heureuses dispositions, elle priait souvent. Sa première pensée était chaque jour pour Dieu. Elle assistait régulièrement à une ou plusieurs messes, selon que ses occupations le permettaient, s'approchait souvent du tribunal de la pénitence, et recevait d'abord tous les huit jours, et plus tard plusieurs fois par semaine, le Pain des anges. La veille de ses communions, elle observait le silence aussi strictement que possible, ne communiquait avec le monde qu'autant que des devoirs impérieux le lui commandaient, et évitait tout sujet de distraction. Les jours où elle avait eu le bonheur de participer à la sainte table, elle se renfermait de même dans sa chambre, passait ensuite plusieurs heures à l'église et évitait toute conversation inutile. La même modestie régnait dans ses appartements : on n'y voyait ni meubles somptueux ni ornements superflus. Des tableaux représentant Jésus-Christ dans les diverses parties de sa passion, des reliques de Saints enchâssées dans l'or, quelques livres de piété, voilà ses trésors, voilà les objets de sa prédilection. Elle cherchait Dieu en tout et partout, et le trouvait partout. Elle faisait servir à son avancement spirituel même les occasions qui auraient pu la distraire, la servante de Jésus-Christ l'emportant toujours sur l'impératrice.
Le caractère de la vraie grandeur est que son mérite ne s'évanouit point et résiste à l'injustice et aux attaques de la méchanceté. La vie d'Adélaïde était irréprochable, et cependant il se trouva des âmes basses qui osèrent dénigrer des vertus si pures et lui faire un crime de sa piété, sous prétexte qu'une personne qui affichait une régularité si sévère serait mieux placée sous les verrous du cloître que sur un trône. Adélaïde était heureuse d'avoir encouru de tels reproches. Elle savait que tout s'empoisonnait entre les mains de la jalousie ; que la piété la plus sincère n'était aux yeux de certaines gens qu'une hypocrisie raffinée ; mais forte de ses intentions et de la pureté de ses motifs, elle méprisa les clameurs de quelques intrigants et se vengea d'eux par des bienfaits. Il lui suffisait d'avoir Dieu pour témoin de ses actions, et peu lui importait que le monde l'approuvât ou la blâmât. Cette élévation de sentiments, cette indifférence pour les jugements des hommes, ce détachement de la terre lui méritèrent ces grâces abondantes qui la firent triompher de plus en plus d'elle-même.
L'abnégation était la base de la conduite d'Adélaïde. Elle sut, selon l'avis de l'Apôtre, crucifier sa chair en immolant ses convoitises et ses affections. Ce fut pour obéir aux besoins de la nature qu'elle prit une nourriture simple et sans beaucoup d'apprêt ; elle usa de même très sobrement du sommeil, ne consentit jamais à prendre aucun plaisir où elle eût pu perdre la présence de Dieu, et s'occupa toujours. Elle retint ses sens dans la plus grande sujétion, ne leur permettant point de s'égarer, et se rappelant que le corps doit être sous l'empire de l'âme et réduit à l'esclavage. Ces combats continuels lui procurèrent une grande liberté d'esprit et lui assurèrent une victoire complète sur elle-même. La vertu était un besoin pour elle, et loin de regretter de s'être donnée à Dieu, elle variait sans cesse les moyens de lui plaire, et sut par une pieuse ruse les dérober aux regards des hommes. La vie humaine n'était à ses yeux qu'une mer furieuse où chacun de nous est exposé à tout moment à être englouti par les flots.
Les pieuses pratiques qu'Adélaïde s'était imposées ne l'empêchèrent point de remplir tous ses devoirs d'épouse et de mère ; ce fut au contraire dans la vivacité de sa foi qu'elle puisa la force nécessaire de s'en acquitter dignement. Elle donna d'abord le jour à deux jeunes princes, Henri et Bruno, qui moururent en bas âge. En 955, il lui naquit un troisième fils, nominé Othon comme son père, et qui lui succéda plus tard dans le gouvernement de ses États. Comme elle avait appris par sa propre expérience combien il était important d'inspirer de bonne heure aux enfants des principes d'une piété solide, elle dirigea vers ce point toute son attention. Othon avait à peine deux mois, lorsque la sainte impératrice le prit un jour dans ses bras, le porta à la chapelle, l'offrit au Seigneur, le conjurant de répandre ses grâces sur lui, et prononçant les larmes aux yeux ces paroles si belles dans la bouche d'une mère chrétienne, qu’ « elle consentirait volontiers à la mort de son fils, si elle savait qu'il dût devenir plus tard victime du péché et de la séduction du monde ». A mesure que l'intelligence du jeune prince se développait, Adélaïde lui inculquait l'idée des devoirs qu'il aurait un jour à remplir en qualité de chrétien, de prince et de père de son peuple. Elle ne veut élever sur d'autre fondement l'édifice de son éducation, que sur celui de la piété et de la vertu.
L'empereur, qui professait pour elle l'estime la plus profonde, ne la contrariait jamais, et approuvait toutes les mesures qu'elle prenait pour réussir dans cette grande entreprise. Le plan d'éducation de la pieuse princesse trouva aussi des contradicteurs. On prétendit que, sous prétexte de veiller sur son innocence, Adélaïde amollissait le courage de son fils ; qu'à force de contraindre ses penchants, elle l'exposait à leur laisser plus tard une carrière plus libre, et qu'une vertu si rigoureuse convenait au solitaire d'un désert, mais non à un prince. Cependant Adélaïde ne fléchit pas. Elle connaissait trop les abus d'une éducation profane pour reculer devant des difficultés chimériques. Elle s'adjoignit saint Brunon, archevêque de Cologne, et frère d'Othon 1er, ainsi que l'abbé Gerbert. Aidée des lumières de tels hommes, dont l'un jouissait de la plus haute réputation de savoir, et l'autre de l'éclat de sa sainteté, Adélaïde continua l'œuvre qu'elle avait si heureusement commencée. Nuit et jour elle fit monter au ciel l'encens de ses prières pour cet enfant si cher à sa tendresse, et conjura le Seigneur d'en faire un roi selon son cœur. Elle ne le perdit presque jamais de vue, s'enfermant avec lui pendant qu'il se livrait à ses études, et s'imposant à ce sujet de pénibles privations ; mais rien ne coûtait à son amour maternel ; elle songeait au bien qui devait un jour résulter pour les peuples de cette direction si sage. Aux leçons des habiles maîtres elle joignit ses propres réflexions, et inspira surtout au jeune Othon la plus grande soumission à l'Église catholique, lui rappelant souvent son origine céleste, ses triomphes sur les erreurs du paganisme, les services immenses qu'elle avait rendus au monde et qu'elle lui rendait encore tous les jours. Souvent elle le conduisait avec elle quand elle visitait les pauvres, non seulement pour le rendre attentif aux misères du prochain, mais pour faire naître dans son âme des sentiments de reconnaissance envers le Seigneur, qui le comblait de tant de bienfaits.
Adélaïde saisit encore toutes les occasions pour porter son fils au bien, pour lui inspirer la crainte de Dieu et la haine du péché : elle sut pardonner à l'âge, sans jamais légitimer par une molle condescendance les fougues de l'humeur de son enfant. « Il faut faire plier l'arbre pendant qu'il est jeune », disait-elle souvent, « plus tard il n'en serait plus temps ». Elle ne suivait jamais la première impulsion pour infliger un châtiment à Othon, remettant le soin de le corriger au moment où elle était plus calme ; mais alors elle déployait de la sévérité, se souvenant de ces paroles de Salomon : « Qu'un père qui épargne la verge pour son fils indocile hait son enfant ; mais que celui qui l'aime le châtie ». Regardant l'éducation d'Othon comme son principal devoir, elle eut recours à tous les moyens que la prudence lui suggérait ; lui donnant, mais avec une grande réserve, des louanges quand il les méritait, sans pourtant jamais le flatter, de crainte de fournir un aliment à l'orgueil. Quand elle rencontrait quelque grave difficulté dans cette pénible entreprise, elle s'imposait des pénitences extraordinaires, n'attendant que du ciel le secours nécessaire pour en triompher. Elle avait si bien organisé sa maison, que son fils ne trouvait nulle part des approbateurs quand il avait commis une faute grave ; tout le monde lui montrait alors un visage sévère, tous les regards le fuyaient et semblaient lui reprocher sa culpabilité. C'est ainsi que la pieuse mère se dévoua pendant plusieurs années, avec la plus touchante sollicitude, à l'œuvre si méritoire de l'éducation de son fils, sans que son zèle se démentît un instant ; et si ses soins ne furent pas couronnés de tout le succès qu'elle pouvait en attendre, du moins elle n'eut pas de reproches à se faire.
Sainte Adélaïde avait éprouvé en Italie des contradictions bien fortes ; la Providence permit qu'elle ne fût pas plus ménagée en Allemagne. Elle devait, comme belle-mère, donner l'exemple de cette générosité, qui est si rare parce qu'elle est si difficile à pratiquer. L'empereur Othon avait eu de sa première épouse Editha un fils nommé Luidolf, dont Adélaïde fut obligée de se charger. Luidolf avait un caractère violent et fier ; son orgueil et son ambition s'accrurent avec l'âge. Son père le nomma duc de Souabe et des contrées rhénanes. La naissance du jeune Othon, et la crainte d'être un jour privé de son droit à la succession de l'empire, blessèrent si vivement ce cœur ravagé par les passions, que le fils d'Editha se révolta contre son père avec Arnould, duc de Bavière, et Conrad, duc de Lorraine. En vain Othon avait-il cherché à inspirer à Luidolf du respect et de l'amour pour Adélaïde, en lui faisant connaître les grandes qualités de cette femme si estimable, qualités que l'Italie et l'Allemagne prônaient alors à l'envi. En vain l'impératrice elle-même avait-elle entrepris de gagner par son amabilité et ses bienfaits ce fils rebelle, tout fut inutile : Luidolf ne put se résoudre à aimer sa belle-mère, et ne rougit point de se liguer contre son père en essayant de le détrôner. Mais l'empereur n'était pas homme à souffrir un pareil attentat ; il rassembla son armée et marcha contre le fils ingrat et révolté.
A cette terrible nouvelle, Adélaïde employa tout pour empêcher cette guerre ; mais l'empereur resta inflexible. Elle s'était offerte à renoncer au trône et à s'enfermer dans un monastère, espérant par ces concessions lever toutes les difficultés. Voyant enfin que tous ses efforts étaient inutiles, elle fit, les larmes aux yeux, ses adieux à son époux, et lui recommanda, en le quittant, de ménager Luidolf. Celui-ci fut fait prisonnier à Ratisbonne ; mais l'empereur ne voulant point décider lui-même du sort du jeune prince, assembla un conseil de guerre pour prononcer sur la punition qu'il méritait.
Adélaïde n'eut pas plus tôt appris de quoi il s'agissait, qu'elle adressa une supplique à son époux, le conjurant de pardonner à Luidolf. Cette grâce ne lui fut point accordée. Sans perdre courage, elle intéressa cette affaire plusieurs hommes distingués par leur mérite, entre autres saint Ulric, évêque d'Augsbourg, qui alla trouver Othon avec Harbert, évêque de Coire, et lui demanda la grâce de Luidolf. L'empereur reçut les prélats avec bonté, mais ne voulut rien entendre. Adélaïde ne se contenta pas d'intercéder pour lui auprès d'Othon, elle lui envoya même en secret des secours. Elle alla plus loin ; elle se jeta un jour aux pieds de l'empereur, et s'offrit à expier elle-même la punition du coupable jeune prince. Cette générosité toucha Othon jusqu'aux larmes ; il releva son épouse, la combla d'éloges, mais ne céda pas à ses pressantes sollicitations. Adélaïde ne se laissa pas rebuter, et pria saint Ulric de faire un dernier effort pour opérer cette réconciliation tant désirée entre le père et le fils. Elle redoubla de prières et de bonnes œuvres, n'omit rien de ce qui pouvait être capable de fléchir la colère de l'empereur, et eut le bonheur de les voir réconciliés quelque temps après. Adélaïde regarda ce jour comme un des plus beaux de sa vie : elle ne cessa de remercier le Seigneur d'avoir rétabli la paix dans sa famille. Elle usa de la même générosité envers Alassia, qui, pendant le veuvage de son père, l'empereur Othon, avait donné dans de déplorables égarements, s'était enfuie de la maison paternelle et réfugiée en Ligurie, où elle s'était cachée. Othon, instruit de sa fuite, avait donné des ordres sévères pour l'arrêter ; mais elle avait si bien pris ses mesures, qu'il fut impossible de découvrir le lieu de sa retraite. Quelque temps après, Alassia reconnut ses torts et rentra en elle-même. Elle aurait désiré recouvrer les bonnes grâces de son père et retourner au palais ; mais elle n'osait s'adresser directement à Othon, qu'elle avait si cruellement offensé. Comptant sur la bonté d'Adélaïde, qu'elle n'avait jamais vue, mais dont chacun publiait la vertu, elle fit parvenir à l'impératrice une supplique respectueuse, la conjurant de prendre sa défense auprès de l'empereur, et de lui obtenir, par son crédit, le retour dans sa famille. Adélaïde, qui avait appris à l'école de nos saintes Écritures qu'il ne faut point éteindre la mèche qui fume encore ni briser le roseau qui plie sous la violence du vent, se dirige aussitôt vers les appartements de son époux, lui dit, le sourire sur les lèvres, qu'elle avait à lui apprendre une nouvelle très agréable : qu'une brebis égarée demandait à rentrer dans le bercail et à se jeter comme un autre prodigue dans les bras de la miséricorde paternelle, pour avouer ses fautes et lui dire : « Mon père ! j'ai péché contre le ciel et contre vous, et je ne suis plus digne d'être appelée votre fille ». Adélaïde accompagna cette démarche de tant de démonstrations d'amour, mit tant de candeur dans cette demande, qu'elle désarma le courroux de l'empereur, obtint le rappel d'Alassia, et eut la consolation de voir sa belle-fille expier, dans les larmes d'un sincère repentir, des fautes trop funestes. La pieuse impératrice porta la générosité plus loin, et engagea Othon à céder à sa fille le marquisat de Montferrat avec tous les droits et domaines qui en dépendaient.
Après la mort de Luidolf, Adélaïde s'appliqua avec un zèle nouveau à faire de son fils Othon un prince digne de commander un jour aux peuples. Son époux, qui connaissait sa sagesse et l'étendue de ses vues, lui confia une partie de l'administration et l'associa aux travaux de l'empire. Il la nomma même régente, pendant une nouvelle campagne qu'il fut obligé d'entreprendre en Italie. Adélaïde fonda plusieurs établissements religieux, surtout à Magdebourg. En 777, elle montra sa générosité envers le prieuré de Saint-Pierre de Colmar, en Alsace, dont elle augmenta considérablement les revenus, et qu'elle soumit à l'abbaye de Payerne, située dans le pays de Vaud. Le monastère de Payerne avait été fondé par Berthe, sa mère. Mais un autre monument de sa pieuse munificence envers l'Alsace fut l'érection d'un monastère noble à Seltz, sur les frontières de cette province et près du Rhin, qu'elle dota richement et qu'elle donna en 987 à l'Ordre de Saint-Benoît. Ce monastère fut dédié aux saints apôtres Pierre et Paul, et acquit par la suite une telle célébrité, que l'abbé devint prince de l'empire.
Adélaïde avait choisi pour directeur de sa conscience saint Adalbert, qui fut fait premier archevêque de Magdebourg vers l'an 970. Sous un tel guide, Adélaïde dut faire de rapides progrès dans la perfection. Elle ne vécut que pour Dieu, et vivifia de plus en plus toutes ses actions par la piété. L'empereur Othon, obligé de retourner en Italie, associa son fils Othon II au gouvernement de ses États. Adélaïde devait l'accompagner. Avant de partir, la sainte impératrice appela le jeune prince dans ses appartements, lui présenta le crucifix et lui exposa de nouveau les devoirs d'un monarque envers les peuples. Elle lui rappela la terrible responsabilité qui pèserait sur lui, s'il avait le malheur d'agir contre la justice et contre les intérêts des nations confiées au sceptre de son père. Bérenger fut vaincu dans une bataille sanglante, fait prisonnier avec sa femme et ses deux filles, Gisèle et Gerberge, et envoyé en exil à Bamberg. Adélaïde poussa la générosité jusqu'à appeler à la cour les deux filles de son ancien persécuteur : là elle les combla de bonté et allégea par mille prévenances le poids de l'affliction qui les accablait. De plus, elle s'appliqua de toutes ses forces à réparer les malheurs publics. Elle fit d'immenses largesses aux églises, et n'oublia pas surtout le Mont-Cassin, où les fervents disciples de saint Benoît donnaient alors l'exemple des plus hautes vertus. Sa foi trouva un vaste aliment à la vue des monuments que l'Italie présente avec tant d'orgueil à l'admiration des fidèles. Son passage fut marqué partout par les nombreux bienfaits qu'elle répandait.
Adélaïde vivait avec son époux dans la plus parfaite union, remplissant tous les devoirs d'une épouse chrétienne. Elle était tendrement soumise à l'empereur, et n'entreprenait jamais rien d'important sans le consulter et sans avoir obtenu son consentement. Elle savait par ses attentions le soulager, et parvenait souvent, par son affabilité et sa grande douceur, à rappeler en lui cette sérénité que les graves occupations et l'orgueil effacent quelquefois du front des grands. Elle était loin de croire qu'un cœur tendre et compatissant déshonore le rang et la naissance, et qu'il faut être dur et bizarre pour bien commander. La bonté était à ses yeux le caractère inséparable de la grandeur. Elle se rendait chaque jour plus respectable en ne supportant qu'avec peine le respect qui lui était dû. Elle ne craignait pas de se montrer de trop près ; la médiocrité seule se cache. Elle ne retenait de son rang que ce qu'il fallait pour se rendre encore plus aimable et rassurer par là le respect et la timidité. Les personnes qui l'approchaient souvent, ressentaient chaque fois un vif plaisir de ses entretiens, et vantaient sans cesse le charme de sa conversation et l'aménité de son âme. Le trône n'était à ses yeux que l'asile des malheureux qui viennent implorer justice et clémence ; et n'ayant plus de distinction à se donner du côté du rang, elle voulait au moins racheter son élévation par sa condescendance et son humilité. La mort d'Othon, arrivée en 993, causa une vive douleur à Adélaïde. Cependant elle ne murmura point contre les décrets de la Providence et se soumit avec résignation à la volonté du ciel. Elle ne se contenta pas de distribuer des aumônes, de faire offrir le saint sacrifice pour le repos de l’âme de son époux ; mais elle s'adressa à toutes les personnes pieuses de l'empire pour réclamer leurs prières en faveur de son époux. Elle demanda ensuite au Seigneur les grâces nécessaires pour vivre, saintement dans le veuvage ; fortement résolue de ne plus contracter de nouveaux engagements, quoiqu'elle n'eut encore que quarante-deux ans, et que ses belles qualités eussent pu la faire rechercher encore. Elle pleura son époux, sans cependant se livrer à une douleur excessive, parce que la foi lui avait appris qu'il ressusciterait un jour. Le sacrifice de sa soumission fut d'autant plus héroïque, qu'elle n'était pas sans inquiétude sur son avenir. Humble et résignée, la sainte veuve passa par les épreuves de cette vie pour prendre un essor plus rapide vers le ciel, sa véritable patrie, où le chagrin ne vient plus s'abattre sur l'âme fidèle, où il n'y a plus d'adversités à supporter, plus de larmes à essuyer, plus d'infidélités, plus de persécutions à craindre.
L'empereur Othon II, qui avait succédé à son père, avait reconnu les grandes qualités d'Adélaïde, et s'était promis de suivre en tout ses avis et de l'associer aux soins de l'empire. Son âge, son inexpérience, l'amour filial, la mémoire de son père lui en faisaient un devoir, et il se montra très docile envers elle dans les commencements. Adélaïde composa son conseil d'hommes dévoués, capables et probes : elle-même assistait souvent aux délibérations et donnait aux affaires cette impulsion ferme et sage qui tourna tout entière au bien de l'État. Les peuples applaudissaient et espéraient voir la continuation du règne d'Othon 1er dont le souvenir vivait encore dans tous les cœurs. Mais ces espérances s'évanouirent bientôt. Quelques courtisans, jaloux de l'autorité d'Adélaïde, entreprirent de rompre l'union qui régnait entre la mère et le fils, et firent entendre au jeune monarque qu'Adélaïde dissipait, par ses prodigalités envers les pauvres et les églises, les biens de l'État, et qu'il était urgent de mettre un terme à des dépenses ruineuses. A la tête des mécontents se trouvait Théophanie, l'épouse du jeune Othon. Cette femme, dont la fierté était blessée de la prépondérance et du crédit d'Adélaïde, persuada à son époux qu'il avait tort de se laisser gouverner par sa mère ; qu'il était de son intérêt de conduire lui-même le timon des affaires ; que les peuples ne le respecteraient que quand il serait empereur de fait et non seulement de nom, et qu'il devait enfin mettre des bornes à l'autorité d'Adélaïde pour se montrer lui-même digne de commander.
Othon prêta l'oreille aux suggestions de son épouse, et, jaloux de ressaisir ce pouvoir qu'on lui avait dépeint sous des couleurs si séduisantes, il montra d'abord de l'indifférence à sa mère, ne l'appela plus au conseil et ne lui parla plus d'affaires. Peu à peu il oublia et les avis de son père mourant et les leçons si sages de sa digne mère ; et, ouvrant son cœur aux calomnies que son épouse et les courtisans ne cessaient de répéter contre Adélaïde, il parut ne plus la tolérer qu'à regret dans son palais, et l'abreuva de dégoûts. Bientôt tout changea pour la sainte veuve, qu'on maltraita de toute manière, sans qu'elle pût se rendre raison de ce qui avait occasionné son malheur. Elle fut d'autant plus sensible à ces mauvais traitements, qu'elle aimait tendrement son fils, et qu'elle craignait qu'il ne se laissât entraîner au mal et ne suivît les penchants de son cœur. Si elle eût été la seule victime que pût atteindre cet orage, elle se serait volontiers soumise à des épreuves plus dures encore, mais le sort des peuples la touchait trop vivement pour qu'elle ne fût point émue à la pensée des suites d'un tel égarement. Elle fit dans cette pénible circonstance ce que doit faire toute mère chrétienne elle s'adressa à Celui qui tient entre ses mains le cœur des rois et qui les dirige comme bon lui semble. Elle fit monter au ciel des prières ferventes pour ce fils ingrat et léger, souffrit en patience ses maux, et évita par sa conduite de fournir à ses ennemis le moindre prétexte de la molester.
Cependant Théophanie, furieuse de voir Adélaïde n'opposer à ses clameurs que le silence et le mépris, ne se contint plus, et persécuta ouvertement sa belle-mère. Plusieurs domestiques fidèles, touchés du sort de la veuve de leur ancien maître, cherchèrent à alléger par des prévenances le poids de ses douleurs ; mais c'était là un adoucissement bien faible pour un cœur navré des plus violents chagrins. Adélaïde leur en témoigna sa reconnaissance, et continua à souffrir pour Dieu. Elle ne s'en prit qu'à elle-même, et attribua à ses péchés les persécutions qu'elle endurait. Redoublant d'austérités, elle espéra fléchir par là la colère du Seigneur ; mais le moment de son triomphe n'était pas encore arrivé. Voyant que sa présence déplaisait à la cour, et que son fils, loin de la protéger, ne se joignait que trop souvent à ses adversaires, elle prit le parti de se retirer et de sortir des États de l'empire d'Allemagne. Elle demanda une audience à Othon, qui la reçut avec une froide politesse, lui annonça son dessein, et lui fit les adieux les plus touchants. Le jeune monarque ne s'opposa point à son départ, et vit partir sans regret celle qui lui avait donné le jour et qui l'avait élevé avec tant de sagesse. Mais l'Allemagne se revêtit de deuil, et pleura Adélaïde comme une mère et comme le plus ferme appui de l'empire. Elle alla trouver son frère Conrad, roi de Bourgogne, qui vint au-devant d'elle jusqu'aux frontières de son royaume. Adélaïde se fixa au château d'Orbe, dans le pays de Vaud, où elle eut occasion de voir saint Odilon, abbé de Cluny. Dans cette retraite elle vécut en paix. Jamais elle ne se plaignit de l'ingratitude de son fils, auquel elle avait prodigué tant de soins ; Dieu seul connut ses peines. La vigilance chrétienne, le jeûne, la prière, les mortifications et foutes sortes de bonnes œuvres furent ses occupations et lui procurèrent de puissantes consolations.
Les ennemis de la sainte princesse triomphaient à la cour d'Othon et se félicitaient du départ d'Adélaïde ; mais on s'aperçut bientôt du tort que son absence causait. L'intrigue succéda à la justice, les droits les plus sacrés furent foulés aux pieds, les pauvres négligés, les revenus de l'État dissipés en frivolités. L'Allemagne poussa des cris de désespoir, et réclama celle qui l'avait rendue si heureuse. Othon lui-même ne vit que trop que si Dieu a promis la prospérité et une longue vie à ceux qui honorent leurs parents sur la terre, il retire, au contraire, sa bénédiction à ceux qui manquent d'accomplir ce grand précepte, et qu'il sait tôt ou tard se venger des enfants indociles et ingrats. Une triste expérience vint lui apprendre quelle faute grave il avait commise en congédiant sa mère d'une manière si brutale. Rien ne lui réussissait de tout ce qu'il entreprenait ; chaque jour la situation des affaires se compliquait, le désordre se glissait dans toutes les parties de l'administration. Le jeune monarque se précipitait de faute en faute, et comme il était privé de conseillers sages et prudents, il agissait sans mesure et sans règle, substituant souvent son humeur aux lois et bravant tout pour se faire obéir. Cependant le mal allait toujours en augmentant ; les peuples murmuraient des vexations qu'ils essuyaient. Chacun indiquait le remède propre à calmer l'effervescence ; Othon seul, obsédé par ses flatteurs et subjugué par son épouse impérieuse, ignorait le danger qui menaçait son trône.
Adélaïde apprit au fond de sa retraite tous les malheurs qui pesaient sur l'Allemagne par suite de l'aveuglement de son fils. Les rapports qui lui arrivaient de toutes parts sur la situation du pays firent couler ses larmes et lui causèrent une véritable douleur. Avec quelle ferveur elle pria le Seigneur d'avoir pitié de l'empereur et de faire cesser ces maux ! Les vœux de la sainte princesse furent enfin accomplis. Othon ouvrit les yeux, reconnut l'origine et la cause du malaise général, et demanda à se réconcilier avec sa mère. Il choisit, pour mieux y réussir, saint Mayeul de Cluny, dans lequel il avait une grande confiance, et qu'il regardait comme l'homme le plus propre à décider Adélaïde à retourner en Allemagne.
A peine Adélaïde apprit elle ce changement opéré dans la conduite de son fils, que, pleine de reconnaissance, elle alla se jeter aux pieds de Jésus-Christ pour le remercier d'avoir touché le cœur du jeune prince. Toute autre qu'une Sainte aurait fait des conditions avant de songer à retourner dans un pays où elle avait eu à souffrir de si cruelles persécutions ; mais Adélaïde avait l'âme trop grande pour s'arrêter à de pareilles suggestions de l'amour-propre. Elle aurait souillé son triomphe en exigeant le renvoi de ses ennemis ; elle était chrétienne, elle savait pardonner. Foulant ainsi aux pieds tout ressentiment et tout souvenir de ses anciens malheurs, elle répondit à saint Mayeul qu'elle était prête à se rendre aux désirs de son fils et à se remettre à la tête de l'administration de l'empire. Son frère Conrad, qui avait su apprécier toutes les qualités de cette femme forte, fut vivement affligé de cette résolution, et fit des instances pour la retenir auprès de lui ; mais Adélaïde, qui se devait à son fils plutôt qu'à son frère, partit avec Mayeul, pour aller trouver Othon, alors en Italie. A la vue de sa sainte mère, qu'il avait si cruellement offensée, Othon se jeta à genoux et lui fit, les larmes aux yeux, les excuses les plus touchantes, la conjurant d'oublier le passé et de lui accorder son amitié. Adélaïde l'embrassa en l'assurant que jamais un sentiment de haine n'avait étouffé dans son cœur l'amour qu'elle lui portait, et que tout était oublié depuis longtemps. Depuis ce moment la pieuse veuve ne proféra jamais une parole qui pût rappeler ses anciennes disgrâces.
L'empereur Othon se préparait à faire une descente en Sicile, lorsqu'une maladie violente le surprit à Rome, et l'enleva de ce monde à l'âge de vingt-neuf ans. Cette mort subite plongea Adélaïde dans le deuil ; elle ne trouva que dans la religion un adoucissement à son chagrin. Son fils Othon III fut reconnu par les États d'Allemagne ; mais comme Son âge ne lui permettait pas encore de gouverner, Adélaïde crut qu'il était de son devoir de lui prêter son appui, quoiqu'elle prévit les tracasseries que cette participation aux affaires lui susciteraient. Et, en effet, Théophanie, qui s'était entourée de plusieurs courtisans qu'elle avait fait venir de Constantinople, lui suscita chaque jour quelques difficultés pour la dégoûter et la faire partir ; mais la pieuse princesse, docile à la voix de Dieu, qui l'avertissait de ne point abandonner le jeune monarque, préféra souffrir que de céder. Au milieu de ses peines elle disait : « La main de Dieu me frappe pour me guérir de mes faiblesses, surtout de mon amour-propre et de la vanité du monde » La vie de notre Sainte fut un martyre perpétuel ; car quiconque connaît ce dont est capable une femme jalouse, ambitieuse, guidée par son orgueil et dominée par l'esprit du monde, se fera facilement une idée des tourments qui poursuivaient à chaque pas celle qui avait pour devise : « Souffrir et se taire ».Mais plus les hommes semblaient verser sur elle le dédain et l'ingratitude, plus le Seigneur la dédommageait par ses faveurs de l'injustice du monde. Après la prière et la fréquentation des sacrements, Adélaïde eut recours, comme par le passé, à la lecture de nos livres saints, pour s'aguerrir aux persécutions dont elle était l'objet. Enfin, Dieu mit un terme à ses souffrances en enlevant de ce monde sa persécutrice, et toute l'Allemagne vit une punition du ciel dans cette mort prématurée.
La mort de Théophanie avait délivré Adélaïde de sa plus cruelle ennemie ; mais loin de se réjouir de cette catastrophe, la sainte princesse lui donna des larmes sincères. Elle aurait eu besoin de repos, et songeait même sérieusement à se retirer des affaires pour vaquer uniquement à son salut ; mais l'empire réclamait plus que jamais son secours. Elle se décida donc à rester à la cour, donnant ainsi l'exemple aux personnes que leur état appelle au milieu monde, qu'on peut se sanctifier dans toutes les positions sociales dès qu'on veut y vivre chrétiennement, et ne point perdre de vue la patrie céleste, tout en se dévouant au bien de sa patrie terrestre. Othon III, son petit-fils, n'avait pas encore atteint l'âge de diriger par lui seul le gouvernement de ses vastes États. Il pria sa sainte aïeule de ne point l'abandonner, et de l'assister de ses lumières et de son expérience. Les grands et les princes déposèrent leurs préventions contre elle, et sollicitèrent son concours et sa participation aux affaires. Adélaïde ne put rester insensible à des vœux si généralement exprimés, et courba sa tête sous le joug que la nécessité lui imposait. Elle était là comme un rocher inébranlable autour duquel s'agitaient en vain les flots des passions humaines ; elle avait vu trois trônes et rappelait aux Allemands l'état florissant de l'empire sous Othon 1er, son époux. La connaissance qu'elle avait acquise des hommes et des événements lui fournit le moyen de réparer les fautes commises par Théophanie ; elle commença sa nouvelle carrière politique par différents changements qu'elle introduisit dans les diverses branches de l'administration. Quoiqu'elle eût alors le pouvoir de se venger de ses ennemis, elle fit tout le contraire, et leur accorda sa protection, agissant, comme le rapporte saint Odilon, son historien, selon les maximes de l'Évangile, et rendant le bien pour le mal.
Adélaïde était redevenue plus puissante que jamais, mais elle ne regardait son élévation que comme un poids. Elle avait coutume de dire que la vie des grands n'était qu'une agitation continuelle, un mélange de craintes, d'espérances, de terreurs et de disgrâce, et que la félicité qu'elle promet n'est qu'une illusion. Pénétrée de l'importance de ses devoirs, elle s'appliqua à rendre à chacun prompte et bonne justice, sans distinction de rang et de condition. Quand elle fut obligée de déployer de la sévérité, elle tempéra toujours ses ordres par tous les adoucissements qui étaient en son pouvoir ; elle usa longtemps de ménagements avant d'en venir à l'exécution. Ceux-là mêmes que le glaive de la justice frappait, reconnaissaient la bonté de son âme et publiaient son impartialité et sa clémence. Elle ne confia la direction des provinces qu'à des hommes intègres avec lesquels elle correspondait souvent. Elle se représenta souvent le compte terrible qu'elle rendrait un jour au Juge suprême, et consacra plusieurs jours par mois à examiner sa conduite publique et privée. Souvent elle assista aux instructions de l'Église, reçut la sainte communion au milieu des autres fidèles que son exemple édifiait singulièrement. Dans ses moments de loisir elle confectionnait des ornements sacerdotaux, qu'elle distribuait ensuite aux monastères et aux paroisses pauvres. La ville de Magdebourg lui fut redevable de plusieurs institutions ; elle fit de même embellir le chœur de la cathédrale d'Augsbourg, que saint Ulric avait laissé imparfait. La conversion des peuples infidèles fut toujours l'objet de ses sollicitudes, et elle ne recula devant aucune dépense pour faire entrer dans le bercail de Jésus-Christ ceux que l'erreur tenait encore éloignés de la vérité.
L'empereur Othon III, étant parvenu à l'âge de la majorité, montra aussi quelques dispositions hostiles envers sa sainte aïeule ; mais il n'alla pas jusqu'à la persécuter ouvertement. Ce refroidissement et différentes autres circonstances déterminèrent Adélaïde à quitter à jamais la cour de son petit-fils et à se retirer en Bourgogne pour y vivre dans la solitude. Othon ne voulut pas d'abord consentir à son départ, mais il céda enfin aux instances réitérées de son aïeule. Adélaïde lui donna des avis, et lui fit sentir, dans sa dernière entrevue, combien il lui importait de traiter avec douceur les peuples, pour ne point s'exposer à voir se renouveler les scènes de désolation qui avaient si fortement ébranlé le pays sous Othon II. Le prince lui promit de suivre des conseils dont il reconnaissait la sagesse, lui fit des présents considérables et la laissa partir.
Le voyage de notre Sainte ressembla à un triomphe. Les peuples avaient une si grande vénération pour elle, qu'ils se pressèrent partout sur son passage, s'estimant heureux quand ils pouvaient lui toucher la main ou avoir quelque chose qui lui eût appartenu. Elle visita tous les monastères qu'elle rencontra, laissant partout des marques de sa générosité, et donnant les plus touchants exemples de piété. L'abbaye de Cluny ne fut point oubliée, et la princesse y passa des moments délicieux pour son âme, dans des entretiens avec saint Odilon, qui lui apprit à connaître plus particulièrement les hautes vertus de cette humble servante de Dieu. Mais Adélaïde préférait séjourner dans les communautés religieuses de femmes, qu'elle nommait ses hôtels. Elle repoussa constamment les honneurs qu'on voulait lui rendre, ne devant plus, disait-elle, se souvenir de ce qu'elle avait été dans le monde que pour gémir sur ses imperfections et ses nombreuses infidélités. Elle envia plus que jamais le bonheur des chastes épouses de Jésus-Christ, qui coulaient leurs jours dans la retraite et la paix, tandis que sa propre vie avait été comme une mer orageuse. Les princes des pays qu'elle traversait cherchaient en vain sous mille prétextes à la retenir ; Adélaïde sut avec délicatesse se dérober à leur empressement, et continua son pieux pèlerinage. Lorsqu'elle arriva sur les frontières de la France, sa fille Emma, accompagnée du roi Louis son fils, vinrent à sa rencontre et la pressèrent de se fixer à Paris ; mais elle voulut d'abord s'acquitter d'un autre devoir. Elle alla à Genève, où les fidèles vénéraient alors le tombeau du martyr saint Victor. Là elle fit ses dévotions, et y laissa de riches présents. De Genève elle se rendit à l'abbaye de Saint-Maurice dans le Valais, pour y vénérer les reliques de ce généreux athlète qui souffrit le martyre dans cette contrée avec la légion thébaine. Elle mit son petit-fils Othon III sous la protection spéciale de saint Maurice, et après avoir distribué des aumônes aux pauvres et fait des dons magnifiques à cette célèbre église fondée par saint Sigismond, roi de Bourgogne, elle emporta avec elle de la terre des tombeaux des martyrs, afin d'honorer la mémoire de ces grands hommes et d'avoir plus de part à leurs faveurs.
Le roi de Bourgogne, Rodolphe III, et son frère Boson, neveux d'Adélaïde, n'avaient pu s'accorder sur le partage de leurs États et étaient sur le point de vider leur querelle par le sort des armes. La pieuse princesse, qui tremblait à l'idée de la guerre même la plus juste, n'eut pas plus tôt appris que les deux frères faisaient des préparatifs pour se combattre, qu'elle se rendit auprès d'eux pour leur adresser de sévères réprimandes. Elle leur dépeignit avec tant de chaleur le scandale qu'ils allaient donner au monde, leur retraça avec tant d'énergie les maux que la guerre entraîne à sa suite, en les en rendant responsables, qu'elle parvint à enchaîner leur fureur. L'ascendant de ses vertus et la réputation de sainteté dont elle jouissait, firent plus d'impression que les raisons d'une saine politique qu'elle aurait pu invoquer. Ce triomphe, qu'elle remporta sur deux hommes qui s'étaient juré une haine implacable, tourna tout à fait à sa gloire et ajouta encore à la haute opinion qu'on avait d'elle. Ainsi Adélaïde ne cessa d'opérer le bien, et montra jusqu'à son dernier moment le plus tendre attachement à la cause de la religion et de l'humanité.
Les peines qu'Adélaïde avait éprouvées minèrent insensiblement sa santé et la conduisirent lentement au tombeau. Saint Odilon lui avait annoncé, dans sa dernière entrevue avec elle, que le terme de son pèlerinage n'était pas éloigné : Adélaïde reçut cette prédiction comme un avertissement du ciel, et se prépara avec plus de ferveur encore à paraître devant le Seigneur. « Je brûle du désir de voir briser les liens de mon corps pour être réunie à Jésus-Christ », s'écriait-elle quelquefois. « La mort peut frapper, la victime est prête ». Animée de la plus vive confiance dans les miséricordes de Dieu, elle se rendit en Alsace. Elle visita à son passage le prieuré de Colmar, et alla de là à Seltz, où elle se fixa dans une maison située hors de l'enceinte des bâtiments claustraux habités par les Bénédictins. Elle fit bientôt l'édification des fervents disciples de saint Benoît. Mais elle n'y jouit pas longtemps de la tranquillité qu'elle avait trouvée dans cette pieuse solitude : une maladie aiguë la retint dans son lit après un court séjour. Tous les moyens humains furent employés pour prolonger l'existence de celle qui était si chère à tous les cœurs ; on se flatta même de quelque espoir de la conserver ; mais Adélaïde ne se fit point illusion : elle reconnut dans cette grave infirmité l'appel du Seigneur, et, soumise à sa volonté, elle attendit le jour de ses promesses : même au fort de sa maladie, elle ne relâcha rien de ses austérités ; son sacrifice devait être parfait.
Après avoir partagé aux pauvres le peu qui lui restait encore, elle fit plusieurs donations en faveur des monastères de Cluny, de Saint-Benoît-sur-Loire et de la métropole de Saint-Martin de Tours, pour obtenir après sa mort les secours des prières des fervents religieux et prêtres de ces églises. Elle reçut ensuite avec une piété angélique le saint Viatique et l'Extrême-Onction, et recommanda son âme à Dieu ; puis, pressant contre son cœur l'image de Jésus-Christ, elle ne cessa de l'invoquer. Elle disait aux assistants : « Ah ! J’ai vécu longtemps quand je compte les années de mon existence ; mais quand je compte les vertus que j'ai pratiquées, je n'ai vécu qu'un instant. C'est un miracle de la miséricorde de Dieu d'avoir si longtemps souffert sur la terre une plante inutile comme moi. Le Seigneur en a enlevé un grand nombre, dans leur jeunesse, qui, s'ils eussent vécu, auraient porté des fruits abondants, tandis que moi je ne suis qu'un arbre stérile. Je devrais rendre d'éternelles actions de grâces à Jésus-Christ des innombrables bienfaits dont il m'a comblée ; je le remercie surtout de m'avoir préservée du danger des plaisirs du monde, auxquels mon rang semblait m'inviter. Où en serait mon âme, si j'eusse cherché à contenter tous mes désirs ? Il a fallu des chaînes de fer pour retenir mon cœur ; je meurs par conséquent plus tranquille que je n'osais l'espérer, je meurs plus contente que je ne pensais. Je croyais dans le temps mourir dans un désert, et voilà que je me trouve comme dans un palais. Combien d'entre ceux qui ont désiré ma mort sont morts avant moi ! Que le Seigneur leur pardonne comme je leur pardonne moi-même, et alors nous nous retrouverons tous ensemble au ciel. Je quitte avec plaisir le monde, car je m'en suis séparée depuis longtemps ».
Voyant approcher son dernier moment, elle bénit ses fidèles serviteurs, et fit dire à son petit-fils Othon III qu'elle lui donnait aussi sa bénédiction. Elle pria ensuite l'abbé du monastère de réciter avec elle les Psaumes de la pénitence et les Litanies de tous les Saints. Ce fut au milieu de ces prières que sa belle âme s'envola au ciel pendant la nuit du 16 au 17 décembre de l'an 999, à l'âge de soixante-neuf ans. Son corps fut déposé avec solennité dans l'église du monastère de Seltz ; une partie de ses reliques est conservée dans une châsse magnifique au trésor de Hanovre.
Des miracles éclatants attestèrent la sainteté de cette illustre princesse ; des aveugles recouvrèrent la vue, des paralytiques l'usage des membres, des malades une guérison parfaite auprès de son tombeau. Saint Odilon, d'accord sur ce point avec les historiens profanes, a proclamé Adélaïde une grande Sainte ; le culte qu'on lui a rendu en Alsace et dans plusieurs contrées d'Allemagne est fort ancien.
On la représente : 1° debout, faisant distribuer du pain aux pauvres, pendant qu'elle prie devant un crucifix ; 2° s'échappant en bateau du fort où elle avait été emprisonnée ; 3° avec une couronne à ses pieds, pour faire voir qu'elle a su mépriser les grandeurs du monde ; 4° avec une église sur la main, comme fondatrice d'établissements religieux.
Extrait de la Vie de sainte Adélaïde, par M. l'abbé Hunckler. — Cf. Histoire des Saints d'Alsace, par le même.
LE BIENHEUREUX GUY DE BOURGOGNE,
PAPE SOUS LE NOM DE CALIXTE II
1124. — Roi de France : Louis VI, le Gros.
Dabo vobis os et sapientiam cui non poterunt resistere
et contradicere omnes adversarii tui.
Je mettrai sur vos lèvres des paroles d'une si haute
sagesse que la masse compacte de vos ennemis
s'abîmera dans son impuissance à vous contredire.
Luc, XXI, 15.
Un des hommes les plus éminents dont la Franche-Comté s'honore d'avoir été le berceau, fut Guy de Bourgogne, connu dans l'histoire sous le nom du pape Calixte II, et honoré dans l'Église sous le titre de Bienheureux. Fils de Guillaume le Grand, dit Tête-Hardie, comte palatin de Bourgogne, et d'Étiennette, comtesse de Vienne, il naquit, vers le milieu du XIe siècle, au château de Quingey. Ce château, situé entre Besançon et Salins, à l'extrémité d'une plaine agréable et fertile, bordé d'un côté par les eaux limpides de la Loue, touchant de l'autre à l'immense forêt de Chaux, était l'un des mieux fortifiés et des plus considérables du pays. Guillaume le Grand y tenait sa cour dans la belle saison, et il est même probable qu'il y faisait sa résidence habituelle ; car Besançon était alors ville impériale, les châteaux de Gy et de Gray appartenaient à l'archevêque, et celui de Dole ne date que du siècle suivant.
Avant de mettre au monde le jeune prince, la comtesse Étiennette avait été prévenue, par une sorte de révélation, des hautes destinées que Dieu réservait à son fils. Docile aux avertissements du ciel, elle voua son nouveau-né au service du Seigneur, et lui donna le nom de Guy sur les fonts du baptême. Ce nom imposé à l'enfant parut d'un heureux présage, parce qu'il était déjà celui de son oncle, qui venait de quitter les pompes de la terre pour s'ensevelir, à Cluny, dans les austérités de la pénitence. Guy justifia dès ses premières années les grandes espérances qu'on avait mises en lui : il apprenait avec plaisir tout ce qu'on lui enseignait, et retenait sans efforts tout ce qu'il avait appris. Une intelligence si précoce, bien loin de l'enorgueillir, rendait sa piété plus vive et sa modestie plus touchante. L'éducation qu'il reçut développa encore ces heureuses qualités. Ses parents le placèrent dans l'école que l'archevêque Hugues 1er avait fondée, à Besançon, sous le patronage du chapitre de Saint-Etienne, et qui soutenait, non sans éclat, la double réputation de science et de vertu dont ce grand homme l'avait dotée. Guy profita si bien des exemples et des leçons de ses maîtres, qu'il fut élevé au sacerdoce avant d'avoir atteint l'âge fixé par les canons. Les dignités ne tardèrent pas à s'accumuler sur sa tête ; il devint en peu de temps chanoine de la cathédrale de Saint-Jean et chambellan de l'archevêque ; enfin, son mérite, plus encore que sa naissance, le fit élever à l'archevêché de Vienne, en Dauphiné.
En acceptant le gouvernement de cette Église, Guy prit rang, malgré sa jeunesse, parmi les prélats les plus illustres et les plus influents de son siècle. Ses vertus, son caractère, son grand nom, les alliances de sa famille, contribuaient à attirer sur lui les regards de ses contemporains. Il était proche parent de l'empereur d'Allemagne et du roi d'Angleterre ; une de ses sœurs avait épousé Humbert II, comte de Maurienne, et leur fille Adélaïde devint reine de France par son mariage avec Louis le Gros. Ce n'était pas trop de tout ce que peuvent donner de plus glorieux la noblesse, la fortune, le génie et la piété, pour conjurer, par ces moyens réunis, les périls qui menaçaient l'Europe. La querelle des investitures divisait depuis longtemps le sacerdoce et l'empire ; mais saint Grégoire VII avait cessé de vivre, et les successeurs de ce Pape, qui avait soutenu avec tant de zèle les droits de l'Église, avaient été déjà plusieurs fois victimes de l'injustice et de la violence des empereurs d'Allemagne. Pascal II, qui occupait alors la chaire de saint Pierre, était devenu prisonnier de Henri V. Trompé par les promesses menteuses de ce monarque, plutôt qu'ébranlé par ses menaces et ses mauvais traitements, il venait de lui rendre le privilège des investitures. Cet acte, extorqué par la force, excita dans l'Église autant de surprise que de douleur. L'archevêque de Vienne assembla aussitôt un Concile dans sa métropole. On y décida que c'était une hérésie de croire qu'on peut recevoir des mains d'un laïque l'investiture des abbayes, des évêchés et des autres dignités de l'Église ; le privilège que l'empereur avait arraché au Pape fut déclaré nul, et Henri solennellement excommunié, parce que, malgré les serments qu'il avait prêtés au souverain Pontife, et après lui avoir baisé les pieds, la bouche et la face, il l'avait trahi comme un autre Judas, l'avait traité indignement et avait tiré de lui un détestable écrit.
Le coup était d'autant plus hardi, que le siège de Vienne était fief de l'empire, comme dépendance de l'ancien royaume de Bourgogne, et que les ambassadeurs de Henri, présents au Concile, montraient des lettres du Pape à leur maître pour faire croire que Sa Sainteté était contente de lui. L'archevêque envoya à Pascal les décrets de l'assemblée, en le priant de les confirmer ; le souverain Pontife fit ce que demandaient les évêques ; mais il mourut sans avoir la consolation de rétablir la paix entre l'Église et l'empire, et Gélase II, son successeur, ne tarda pas à être lui-même en
butte aux mauvais traitements de l'empereur et de ses partisans. Henri V, qui, selon l'expression d'un contemporain, regardait l'Église romaine comme un fief mouvant de son royal caprice, marcha vers Rome pour se saisir de Gélase, et fit élire un antipape dans la personne de Maurice Bourdin, archevêque de Prague. Cette persécution obligea Gélase à quitter l'Italie ; il partit pour les Gaules et s'arrêta quelque temps à Vienne, où l'archevêque le reçut avec autant de magnificence que de respect. Le Pape se rendit ensuite à Cluny, où il se proposait de fixer son séjour, Il avait dessein d'assembler un grand Concile pour terminer le différend qui durait depuis tant d'années entre le sacerdoce et l'empire. Mais la Providence en ordonna autrement. Gélase, surpris par la maladie, fut mis en peu de jours aux portes du tombeau ; après avoir reçu les derniers sacrements avec les sentiments de la foi la plus vive, il fit appeler les cardinaux qui l'avaient suivi et leur proposa d'élire à sa place Conon, évêque de Palestrina. Conon s'en excusa en disant : « Si vous voulez suivre mes conseils, nous élirons l'archevêque de Vienne ; il joint la puissance à la piété, et la noblesse séculière à la prudence ; espérons qu'il délivrera le Saint-Siège de la tyrannie et de l'oppression ». Le Pape approuva cet avis, et mourut le 29 janvier 1119.
Cependant, les funérailles de Gélase avaient attiré à Cluny un grand concours de seigneurs et de prélats. Après avoir rendu les derniers devoirs au Pape défunt, les cardinaux et les évêques s'occupèrent sans délai de l'élection d'un nouveau Pontife. Guy de Bourgogne, archevêque de Vienne, réunit tous les suffrages et fut élu Pape sous le nom de Calixte II. Le saint prélat ne vit pas sans effroi la charge qu'on lui imposait. Il écrivait à Adalbert, archevêque de Mayence : « Le pape Gélase, d'heureuse mémoire, m'ordonna, en partant de Vienne, d'aller le rejoindre à Cluny. Voulant satisfaire à cette obligation, je quittai Vienne quelques jours après ; mais j'appris en route que Gélase était mort. Toutefois, afin de consoler nos frères qui étaient venus avec lui, j'allai à Cluny ; touché d'une sensible douleur. Comme je ne songeais qu'à prendre part à leurs regrets, ils m'ont imposé un fardeau au-dessus de mes forces ; car les évêques, les cardinaux, les clercs, les laïques romains, m'ont pris, d'un consentement unanime et malgré ma résistance, pour gouverner l'Église sous le nom de Calixte II ». Les cardinaux qui étaient à Cluny firent savoir la mort de Gélase et la nomination de son successeur à Pierre, évêque de Porto, que le Pape défunt avait laissé pour vicaire dans la ville de Rome. Dès qu'il eut reçu les lettres qui lui étaient adressées, il monta au Capitole et les fit lire en présence du peuple. L'assemblée tout entière approuva l'élection de Calixte, en louant Dieu d'avoir donné à l'Église un pontife d'un si grand mérite. Ensuite, l'évêque de Porto transmit la nouvelle au cardinal Hugues, archevêque de Bénévent et légat du Saint-Siège ; elle fut accueillie à Bénévent, aussi bien qu'a Rome, par des acclamations unanimes, et les citoyens prêtèrent serment au nouveau Pape entre les mains du légat. Quand Calixte II eut été informé de ces faits, il consentit à prendre la chape rouge, insigne de la papauté. Lambert, évêque d'Ostie, le couronna solennellement à Vienne, le dimanche de la Quinquagésime, 9 février 1119 ; son élection fut publiée dans la diète de Tibur, et les évêques réunis dans cette ville lui jurèrent fidélité ; enfin, il indiqua à Reims un Concile général pour le 18 octobre ; les évêques l'approuvèrent, et l'empereur lui-même promit de s'y rendre.
En attendant l'ouverture de cette assemblée, Calixte II tint, le 13 juin, un Concile provincial à Toulouse, et y condamna, en présence d'un certain nombre d'évêques, les erreurs et les extravagances des Manichéens, qui commençaient à se répandre dans les provinces méridionales. De là il se rendit à Paris, où il fit quelque séjour, et afin de préparer le grand traité qu'il méditait avec l'empereur, il députa vers lui Guillaume de Champeaux, évêque de Châlons-sur-Marne, et Pons, abbé de Cluny. Henri V, qu'ils trouvèrent à Strasbourg, leur demanda conseil. « Seigneur », lui dit l'évêque, «si vous voulez avoir une paix véritable, il faut que vous renonciez à l'investiture des évêchés et des abbayes ; et pour vous assurer que votre autorité royale n'en souffrira aucune diminution, sachez que je n'ai rien reçu de la main du roi, ni avant ni après mon sacre, et je le sers aussi fidèlement que vos évêques vous servent dans votre royaume, en vertu de l'investiture qui a attiré cette discorde dans l'Église et l'anathème sur votre personne royale ». — « Eh bien! Soit », répondit l'empereur, « je n'en demande pas davantage ». Puis il fit serment entre les mains de l'évêque d'observer ce qui serait décidé. Quand les articles de cette convention furent rédigés, les députés retournèrent à Reims, où le Pape s'était déjà rendu.
Le lundi 20 octobre 1119, Calixte fit l'ouverture du Concile dans la cathédrale. I1 s'y trouva des évêques d'Italie, d'Allemagne, de France, d'Angleterre et de toutes les provinces de l'Occident. On y comptait quinze métropolitains, plus de deux cents évêques et un pareil nombre d'abbés. Tout le monde ayant pris sa place et les prières des Conciles ayant été récitées, le Pape fit en latin un discours fort éloquent sur les périls de l'Église. Il les comparaît aux tempêtes qui agitent les vaisseaux sur la mer ; mais Dieu commande aux vents et les apaise quand il le juge à propos. « Vous savez », dit-il ensuite, « combien de temps l'Église a combattu contre les hérésies, et comment Simon le Magicien a péri par le jugement du Saint-Esprit et par le ministère du bienheureux Pierre. Le même Pierre n'a pas cessé jusqu'à nos jours, par ceux qui tiennent sa place, d'extirper de l'Église les sectateurs de Simon. Et moi, qui suis son vicaire, quoique indigne, je désire ardemment, avec le secours de Dieu, chasser de sa sainte Église l'hérésie de Simon, qui a été renouvelée principalement par les investitures. Pour vous instruire de l'état où est cette affaire, écoutez le rapport de nos frères qui ont porté des paroles de paix au roi de Germanie, et donnez-nous conseil sur ce que nous devons faire, puisque notre cause est commune ». L'évêque d'Ostie fit alors en latin un rapport sur ce qui s'était passé avec l'empereur, et l'évêque de Chalons le répéta en français, en faveur des laïques.
Plusieurs personnages de la plus haute distinction s'étaient rendus à Reims pour soumettre de graves affaires politiques ou religieuses à la décision du Concile. Le Pape ne put entendre leurs requêtes et annonça qu'il se rendait à Mouson pour faire la paix avec l'empereur. Pendant l'absence de Calixte, les Pères du Concile offrirent à Dieu des prières et des sacrifices et se rendirent en procession, pieds nus et le cierge à la main, à l'église de Saint-Rémi. Cependant le Pape, après avoir attendu pendant quelques jours l'empereur à Mouson, apprit que ses dispositions étaient changées : Henri cherchait à éluder l'exécution de ses promesses, et par des délais calculés, des tergiversations habiles, il songeait à s'emparer de la personne du souverain Pontife. Calixte devina le piège, rentra à Reims en toute hâte, et termina le jeudi 30 octobre les séances du Concile. On y rédigea cinq canons, dont les uns sont relatifs au trafic des choses saintes et les autres à l'administration des sacrements. Le Pape parla avec tant d'éloquence, qu'ils furent unanimement acceptés, malgré la condamnation expresse qu'ils portaient contre la simonie, alors si commune et si malheureusement autorisée par les empereurs. Ensuite, on apporta quatre cent vingt-sept cierges allumés, qui furent distribués aux évêques et aux abbés portant crosse. Tous ces prélats étant debout, le cierge à la main, le Pape excommunia solennellement les ennemis de Dieu et de l'Église, dont il lut les noms. Les deux premiers étaient le parjure empereur et l'antipape Bourdin. Le souverain Pontife, en vertu de son autorité apostolique, délia les sujets de Henri de leur serment de fidélité, à moins qu'il ne vînt à résipiscence et qu'il ne satisfit à l'Église. Ensuite, il donna l'absolution et la bénédiction à toute l'assemblée et permit à chacun de retourner chez soi. Ainsi finit le Concile de Reims.
Calixte se rendit de Reims à Gisors pour conférer avec le roi d'Angleterre, son filleul et son parent, sur les démêlés qu'il avait avec le roi de France. Le roi d'Angleterre le reçut avec toutes sortes d'honneurs, en se prosternant humblement à ses pieds ; mais le Pape le releva avec tendresse, le bénit, et ils s'embrassèrent tous deux avec une grande joie. Les différends qui s'étaient élevés entre ce prince et Louis le Gros furent apaisés par la médiation de Calixte. Les châteaux qui avaient été pris de part et d'autre, soit par fraude, soit par force, furent rendus à leurs seigneurs ; les prisonniers furent mis en liberté et rentrèrent joyeusement dans leurs familles.
Après la conférence de Gisors, Calixte s'achemina vers l'Italie, réglant plusieurs affaires sur sa route. Le roi Louis le Gros et la reine Adélaïde, sa nièce, l'accompagnèrent par honneur, de Paris à Corbeil, avec la plupart des seigneurs de leur cour. En Bourgogne, à la prière de saint Etienne, abbé de Cîteaux, il confirma les règlements de cet Ordre par une bulle du 23 décembre 1119. Deux jours après, il célébra les fêtes de Noël à Autun et y reçut la visite de Brunon, archevêque de Trêves, qui obtint de lui, par une lettre du 3 janvier, la rémission de ses péchés et le renouvellement des privilèges de son Église. Le Pape, voulant aussi distinguer par quelque faveur l'Église de Vienne, qui avait été son premier siège, lui donna le titre de primatiale avec juridiction sur les provinces de Vienne, de Bourges, de Bordeaux, d'Auch, de Narbonne, d'Aix et d'Embrun. Il traversa les Alpes et entra ensuite en Lombardie et en Toscane. Le clergé et le peuple, pressés sur son passage, ne pouvaient se rassasier de le voir. A Lucques, la milice vint à sa rencontre, et le conduisit en procession au palais de l'évêque. A Pise, il consacra solennellement la grande église que l'on venait d'élever dans cette ville. La nouvelle de son arrivée étant parvenue à Rome excita dans la ville la plus grande joie. Les citoyens, en armes, vinrent au-devant de lui jusqu'à trois journées. Les enfants, portant des branches d'arbres et semant des fleurs sur ses pas, le reçurent avec des acclamations de louanges. Il entra dans Rome la tête ceinte de la tiare, et parcourut comme un triomphateur les rues et les places, ornées de riches tapisseries. Les grecs et les latins chantaient de concert autour de lui ; les juifs mêmes applaudissaient à sa venue. Les processions étaient si nombreuses qu'elles durèrent depuis le matin jusqu'au soir. Enfin, au milieu de ces chants d'allégresse, le Pape fut conduit et installé par les magistrats au palais de Latran.
Malgré ces démonstrations, Calixte ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'était pas en sûreté à Rome, à cause des menées de son compétiteur. Il se rendit d'abord au Mont-Cassin, où l'abbé de ce monastère pourvut avec magnificence aux frais de son voyage et de son séjour ; ensuite il reçut à Bénévent l'hommage de Guillaume de Normandie, duc de la Pouille et de la Calabre. Ce prince, après avoir obtenu du Pape l'investiture de tout le pays qu'il occupait, lui offrit son secours pour l'aider à se délivrer de ses ennemis. Bourdin s'était retiré, avec ses partisans, dans la forteresse de Sutry ; de là, il persécutait ceux qui rendaient visite au souverain Pontife, et quelquefois même il les faisait mourir. Calixte, voulant mettre fin à ces actes de brigandage, rentra à Rome pour célébrer les fêtes de Pâques, et, dès qu'elles furent terminées, il chargea le cardinal Jean de Crême d'assiéger l'antipape dans sa forteresse. L'expédition eut un plein succès. Dès que les habitants de Sutry virent battre leurs murailles, ils se saisirent du schismatique et le livrèrent aux soldats de Calixte.
La chute de l'antipape fortifia l'autorité de Calixte et ajouta encore à la haute réputation de courage et de vertu que ce Pontife s'était acquise. On le consultait de toutes parts dans les affaires importantes, et, soit par son intervention directe, soit par le ministère de ses légats, il mit fin, avec un rare bonheur, aux guerres qui divisaient les princes, comme aux difficultés moins graves, mais non moins épineuses, qui s'élevaient quelquefois dans les églises ou dans les monastères. Mais la querelle des investitures n'était pas encore apaisée ; le Pape en gémissait, et l'empereur commençait à sentir lui-même tout le poids des anathèmes du Saint-Siège. Henri, sur l'avis qui lui fut donné dans une assemblée de la nation allemande, tenue à Wurtzbourg, députa à Rome Brunon, évêque de Spire, et Arnoulphe, abbé de Fulda. Ces deux députés amenèrent en Allemagne trois cardinaux, Lambert, évêque d'Ostie, Saxon, prêtre, et Grégoire, diacre, que le Pape avait revêtus des pouvoirs de légat. Les plénipotentiaires ouvrirent une diète à Worms, et conclurent enfin la paix entre l'Église et l'empire, après douze jours de conférences. La grande difficulté était de concilier les droits et les usages de l'empire avec les droits et la liberté de l'Église. Les princes regardaient comme un droit héréditaire de donner l'investiture par la crosse et l'anneau ; mais, depuis longtemps, ils abusaient de cette cérémonie pour confisquer à leur profit la liberté des élections, et trafiquer des choses saintes. On trouva un moyen terme. L'empereur renonçait à l'investiture par la crosse et l'anneau, et laissait les élections libres ; mais l'évêque ou l'abbé, librement élu et sacré, devait, en qualité de prince temporel, recevoir de l'empereur l'investiture des régales ou droits royaux par le sceptre, qui est l'attribut de la puissance humaine. L'accord se fit à ces conditions, dans l'espérance que le Pape le ratifierait. On dressa deux écrits, qui furent lus et échangés entre les parties, le 23 octobre 1122, dans une plaine située sur les bords du Rhin, où s'était rendu un peuple innombrable. L'évêque d'Ostie célébra la messe et donna à l'empereur le baiser de paix ; les légats accordèrent au peuple et à l'armée une absolution générale, et l'assemblée se sépara en manifestant par des démonstrations éclatantes la joie qui l'animait. Au mois de décembre suivant, Calixte écrivit à l'empereur pour le féliciter de sa soumission envers l'Église. Il s'en réjouissait particulièrement à cause de la parenté qui les unissait ensemble, le remerciait de ses présents, et le priait de renvoyer au plus tôt les légats, à cause du concile, dont le temps était proche.
La paix étant rétablie, le Pape tint en effet un concile à Rome pendant le Carême de 1123. C'est le premier de Latran et le neuvième qui mérite le titre d'œcuménique. I1 s'y trouva près de mille prélats, avec des laïques sans nombre, de tout rang et de toute condition ; Suger, abbé de Saint-Denis, y assista au nom de Louis le Gros. Calixte y publia et y ratifia solennellement la paix qu'il avait faite avec Henri. Il promulgua, en outre, vingt-deux canons sur différents points de morale et de discipline.
La ville de Rome put jouir enfin, grâce aux soins de Calixte, d'une paix qu'elle ne connaissait plus depuis longtemps. Il avait fait détruire les forteresses élevées dans les environs par Sancio Frangipane et quelques autres petits tyrans, soumis les comtes qui pillaient les biens de l'Église ; et purgé ses États des brigands dont ils étaient infestés. Les chemins qui conduisaient à la ville sainte devinrent libres ; on n'insulta plus les étrangers qui s'y rendaient, et, pendant leur séjour, ils n'eurent plus rien à redouter de l'avidité ou de l'insolence des habitants. Calixte ramena ainsi dans Rome l'abondance et la splendeur, remit en honneur les monuments antiques, et construisit des aqueducs pour la commodité des différents quartiers de la ville. Les offrandes qu'on apportait à l'église de Saint-Pierre, au lieu d'être pillées impunément comme auparavant, furent rendues à leur destination et employées à l'utilité de l'Église. Le Pape les consacra à la restauration de cette basilique ; il la pourvut d'ornements magnifiques, et, toutes les fois qu'il y célébrait le saint sacrifice, il y laissait des marques de sa munificence.
La vie privée de Calixte fut, comme sa vie publique, un modèle de sagesse et de régularité. Ses mœurs étaient si pures, que, malgré la corruption du temps, aucun soupçon ne put les atteindre. Ses contemporains louent sans restriction sa piété, son zèle, sa patience et son désintéressement. Saint Norbert, fondateur de l'ordre des Prémontrés, saint Bernard, abbé de Clairvaux, saint Oldegaire, archevêque de Tarragone, Pierre le Vénérable et l'abbé Suger, si célèbres, l'un dans les annales de Cluny, l'autre dans l'histoire de France, entretinrent avec lui des relations fréquentes et témoignèrent autant d'estime pour sa personne que de vénération pour sa dignité. Avec de tels auxiliaires, il n'était rien qu'un si grand Pape ne fût capable d'entreprendre et de réaliser pour le bien du monde. Et, de fait, en moins de six ans de pontificat, il avait pacifié l'univers, rétabli l'autorité de la chaire de saint Pierre et toute la splendeur de l'ordre hiérarchique, fait connaître et bénir son nom dans toutes les parties du globe.
Pourquoi faut-il qu'une si belle vie ait été tranchée prématurément ? On pouvait tout attendre d'un pape en qui le génie s'unissait au courage, et la piété la plus vive au zèle le plus pur. Mais Dieu se contente quelquefois de montrer les Saints à la terre ; ils passent en faisant le bien et accomplissent en peu de temps des œuvres qu'une vertu commune pourrait à peine ébaucher en un grand nombre d'années. Sur la fin de 1124, Calixte fut attaqué d'une fièvre violente, qui l'emporta au bout de quelques jours. Il mourut le 12 décembre, au milieu des larmes de son clergé et de son peuple. Sa mort fut regardée dans toute l'Europe comme une calamité ; les princes donnèrent des regrets à sa mémoire, et, quoiqu'il n'ait jamais reçu les honneurs d'un culte public, son nom fut inscrit, avec le titre de Bienheureux, dans plusieurs monuments. Le martyrologe des Bénédictins et celui de Meaux indiquent sa fête pour le 12 décembre.
Extrait des Saints de Franche-Comté, par les professeurs du collège Saint-François-Xavier de Besançon.
SAINT GAUSBERT, ÉVÊQUE DE CAHORS,
ET LA CHAPELLE DU RECLUS (vers 950).
Gausbert, qui florissait au Xe siècle, et qui fut fait évêque de Cahors par le voeu et aux applaudissements de tout le peuple, fut un homme d'une science éminente, admirablement doué de toutes espèces de vertus, et si affable avec tout le monde que l'on peut dire de lui comme de l'Apôtre, qu'il se faisait tout à tous. Sa prière ne cessait ni le jour ni la nuit. Il se préparait continuellement à la mort comme s'il eut dû mourir le jour même. Saint Gausbert était intimement lié avec saint Géraud, comte d'Aurillac, en Auvergne. Celui-ci ayant fait connaître à notre Saint et à d'autres personnages distingués le dégoût qu'il avait conçu pour le monde, et le dessein qu'il avait formé de prendre l'habit religieux, de faire le voyage de Rome, et de léguer ses biens à Saint-Pierre, par voie de testament, saint Gausbert, envisageant les choses d'un point de vue plus élevé, le détermina à vivre en religieux, sous l'habit séculier, pour le salut de ses compatriotes, que ses exemples édifieraient, sauf à donner, s'il voulait, ses biens à Saint-Pierre. Père des pauvres, il les nourrissait avec les revenus de son église, se contentant pour lui d'un genre de vie très simple. Son culte est fort ancien dans l'église cathédrale de Cahors, où il y a une chapelle dédiée sous son nom
La chapelle du Reclus, au diocèse de Saint-Flour (canton de Montsalvy), est un lieu de pèlerinage où les fidèles viennent souvent prier la sainte Vierge comme refuge des pécheurs ; voici son origine : un religieux avait été condamné à mort pour crime de sortilège. Ramené au repentir et à des sentiments chrétiens par saint Gausbert, il avait été conduit au lieu de l'exécution, accompagné de saint Gausbert lui-même, qui avait inutilement demandé sa grâce avec prières et larmes ; le bourreau s'étant enfui sans qu'on pût trouver personne pour le remplacer, la multitude réunie pour assister au supplice, émue à la vue du condamné, touchée de son repentir, entraînée par le dévouement de Gausbert, avait demandé grâce d'une voix unanime. Cette grâce n'avait été accordée qu’à la condition qu'il ferait pénitence toute sa vie dans un endroit retiré. Gausbert, acceptant la condition, l'avait emmené ä Montsalvy, et lui avait fait bâtir près de la ville une cellule, où le pauvre religieux passa toute sa vie dans les austérités de la pénitence, qu'il couronna par une mort précieuse devant Dieu. Sur l'emplacement de sa cellule, on construisit une chapelle qui s'appela la chapelle du Reclus, et porta d'abord le vocable de sainte Marie-Madeleine, modèle des pénitents ; puis le vocable de l'Immaculée Conception. Les Congréganistes de Marie l'ont, à ce titre, adoptée pour leur chapelle, et l'on vient souvent prier dans son enceinte.
Notes locales ; Notre-Dame de France, par M. le curé de Saint-Sulpice.
NOTRE-DAME DE GUADALUPE, PRÈS DE MEXICO, EN AMÉRIQUE (1531).
Guadalupe est pour l'Amérique ce que Lorette est pour l'Europe ; nous ne saurions dès lors résister au plaisir d'entretenir les fidèles de l'origine de ce vénéré sanctuaire.
Parmi les Indiens convertis au christianisme dans le Mexique, on comptait, en 1531, Jean Diégue de Quanhtitlan, ainsi nommé du lieu de sa naissance, à huit milles de Mexico. Il était pauvre, mais il craignait le Seigneur, vivait content de sa condition, et se montrait en tout fervent chrétien.
Un samedi, 9 décembre de l'an 1531, au soleil levant, le pieux Diégue se rendait à Mexico pour y satisfaire sa dévotion. Il était parvenu au pied de la colline qui s'élevait entre la ville et son habitation, lorsqu'il entendit un concert mélodieux qu'il prit d'abord pour un ramage d'oiseaux. Le concert continue et pique sa curiosité. Il se détourne et il aperçoit une nuée légère, resplendissante de clarté, et bordée d'un iris où se peignaient les plus vives couleurs. Pénétré de joie, il s'arrête, il contemple avidement ce spectacle. L'harmonie cesse, et il s'entend appeler par son nom. Il distingue une voix qui part du sein de la nue. Il monte sur la colline, et voit un trône majestueux sur lequel était assise une vierge d'une incomparable beauté. Son visage était brillant comme le soleil : de ses vêlements jaillissaient des rayons d'une lumière si vive et en si grande abondance, que les rochers des environs semblaient transformés en pierres précieuses. Diégue est d'abord plongé dans une sorte de stupeur. Mais Celle dont la présence ravissait tons ses sens l'en tire en lui disant : « Où vas-tu ? » — « Je vais », répondit-il, « entendre la messe en l'honneur de la Vierge ». — « Ta dévotion m'est agréable », reprend l'inconnue ; « ton humilité me plaît. Je suis cette Vierge, Mère de Dieu. Je veux que l'on me bâtisse ici un temple, où je répandrai mes bontés, et où je me montrerai ta Mère, Celle de tes concitoyens et de ceux qui invoqueront mon nom avec confiance. Va de ma part trouver l'évêque, et l'instruire de mon désir ».
La sainte Vierge avait inspiré à l'Indien une assurance qui le mettait au-dessus de la crainte. Il court chez le prélat et lui rend compte de ce qui lui était arrivé. Le prélat, Jean de Zumarraga, religieux franciscain, doué de grandes vertus et, entre autres, d'une rare prudence, écoute son récit avec attention. L'ingénuité de Diégue, le ton de conviction et de vérité qui l'animait, donnaient une sorte de garantie à ses paroles ; mais ce n'en était pas assez pour fixer son jugement. Avant de rien entreprendre, il exige de plus sûrs témoignages de la volonté du ciel. Confus, Diégue se retire en silence ; il satisfait sa dévotion à Mexico, et, peur regagner sa demeure, il reprend le chemin de la colline. Marie lui apparaît de nouveau : elle avait à cœur d'octroyer le signe demandé : « Va sur la hauteur », dit-elle à Diégue, « y cueillir un bouquet de fleurs que tu porteras à l'évêque de Mexico ». L'ordre donné par Marie était de nature à étonner tout esprit raisonneur : ce n'était point la saison des fleurs. D'ailleurs, le lieu était couvert d'épines et de broussailles. Mais Diégue avait une âme simple et droite, et la persuasion coulait des lèvres de la Vierge immaculée. Diégue ne sut qu'obéir à sa voix ; il gravit la colline et y trouve un parterre enchanté. Là les fleurs les plus fraîches et les plus éclatantes étonnent ses regards : il choisit à son gré dans la multitude et vient présenter à Marie ce qu'il a cueilli. Marie en fait un bouquet et charge son pieux serviteur de le porter à l'évêque. Diégue, fier de ce précieux dépôt, se met en chemin pour Mexico. Le message qui lui est confié absorbe toutes ses pensées et verse dans son âme un contentement ineffable.
Cependant les fleurs qu'il tenait cachées sous son manteau répandaient au loin le plus doux parfum. Ce parfum le trahit. A son arrivée, les domestiques du prélat, attirés par l'odeur des fleurs, l'arrêtent et entr'ouvrent le manteau. La vue de ces fleurs les remplit d'étonnement. Un d'eux veut y porter la main, et il s'aperçoit que ce sont des fleurs en peinture. L'évêque est instruit de tout. Le villageois paraît devant lui, et entr'ouvre le manteau qu'il avait refermé. Alors, à la grande surprise de tous les assistants et de Diégue lui-même, on voit empreinte sur ce manteau l'image de Marie. Le prélat et les personnes de sa maison n'ont pas plus tôt jeté les yeux sur cette image, qu'ils tombent a genoux et restent quelque temps muets et immobiles, sans pouvoir faire autre chose qu'admirer la beauté surhumaine de Celle dont ils contemplaient les traits. Ensuite le prélat se relève, détache le manteau de dessus les épaules du pieux Mexicain et l'expose dans sa chapelle, en attendant qu'on eût élevé un sanctuaire pour le renfermer. Toute la ville se portait à l'évêché pour honorer l'image miraculeuse.
Cependant le prélat, suivi d'un grand concours de peuple, se rend, le jour suivant, 13 décembre, sur la colline. Il interroge Diégue en détail ; il veut savoir en quel endroit la Vierge s'est montrée à lui. Diégue ne crut pas pouvoir le déterminer avec une exacte précision. Un nouveau prodige vint le tirer d'embarras. Une source jaillit subitement et désigne le lieu de l'apparition. Depuis, elle n'a cessé de couler. Ses eaux ont opéré plusieurs guérisons.
L'affluence du peuple continuant et augmentant même tous les jours, l'évêque transporta la sainte image dans la cathédrale, en attendant que le sanctuaire qu'on lui destinait fût achevé. On se hâta de l'élever au lieu désigné. L'édifice construit, on y transporta l'image ; et des miracles multipliés prouvèrent de plus en plus la vérité des faits sur lesquels était fondé le culte qu'en rendait à Marie dans cette image.
Mais enfin ce nouveau sanctuaire ne pouvait plus contenir la foule qui se groupait autour de la Mère de Dieu, on songea, vers l'an 1695, à en bâtir un autre. L'archevêque de Mexico, François de Aguiar e Seixas, en plaça la première pierre. C'est la superbe église qu'on admire aujourd'hui. Le 1er mai 1709, on y transféra la sainte image, et on la plaça sur un trône d'argent. Les dons se multipliant de jour en jour, on construisit de riches autels en beaux marbres ; on enrichit le trésor de vases précieux. Un vice-roi du Mexique, D. Antonio-Maria Buccarelli, entoura l'image d'une corniche en or massif, et enrichit l'autel de douze chandeliers en or. En 1749, on fonda un Chapitre pour desservir ce sanctuaire. Le Mexique se consacra solennellement à Notre-Dame de Guadalupe, et on établit une fête célébrée pour le 12 décembre, sous le rit de première classe, avec une octave privilégiée.
Dictionnaire des Pèlerinages religieux, publié per M. l'abbé Migne.