L’augmentation de la charité et les actes imparfaits

De Salve Regina

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Introduction

S’il est un sujet important pour la vie spirituelle, c’est à coup sûr celui de l’augmentation de la charité, puisque cette vertu est la plus haute de toutes, celle qui doit ins­pirer et animer les autres, en faisant converger tous leurs actes vers Dieu, aimé plus que nous-mêmes et par-dessus tout. Nul ne peut être sauvé sans cette vertu surnaturelle, qui doit grandir en nous chaque jour jusqu’à la mort.

Pour parler avec ordre de cette augmentation de la charité dans nos âmes, nous suivrons le plan de saint Tho­mas dans la IIa IIae, q. 24, art. 4 à 10. - Dans un premier article nous nous demanderons : 1° pourquoi et comment la charité peut augmenter en nous ? 2° augmente-t-elle par chacun de ses actes, si imparfait soit-il ? - Dans un second article nous recherchons si elle peut augmenter à l’infini, à quelle perfection elle peut arriver ici-bas, et si elle diminue directement par le péché véniel comme elle est détruite par le péché mortel.

La charité peut-elle augmenter en nous et comment augmente-t-elle ?

La vraie charité, si infime soit-elle, aime déjà Dieu, auteur du salut, plus que nous-mêmes, par-dessus tout et le prochain comme nous-mêmes pour l’amour de Dieu ; elle n’exclut personne, car cette exclusion serait déjà un péché grave qui la détruirait. Comment dès lors peut-elle augmenter ?

Il n’y a pourtant pas de doute qu’elle doit grandir dans nos âmes, puisque saint Paul dit aux Ephésiens, IV, 15 : « Croissez dans la charité » ; aux Philippiens, I, 9 : « Je prie pour que votre charité augmente de plus en plus » ; et dans la Ire Ép. aux Thessaloniciens, III, 12 : « Que le Seigneur augmente toujours parmi vous et à l’égard de tous cette charité que nous avons nous-mêmes pour vous, afin d’affermir vos cœurs, pour qu’ils soient d’une sain­teté irréprochable devant Dieu… » L’Apocalypse, XXII, 11, ajoute : « Que le juste pratique encore la justice et que celui qui est saint se sanctifie encore. » Dans l’Ancien Testament, le livre des Proverbes, IV, 18, disait déjà : « Le sentier des justes est comme la lumière resplendis­sante, dont l’éclat va croissant jusqu’au milieu du jour. »

Le Concile de Trente, sess. 6, cap. 10, définit solennel­lement cette vérité qu’il trouve exprimée dans cette prière de l’Église : « Da nobis fidei, spei et caritatis augmen­tum. »

La raison théologique[1], pour expliquer cet enseigne­ment infaillible, nous rappelle que le chrétien est appelé voyageur, viator, en tant qu’il se rapproche de Dieu qu’il verra au ciel. Or ce n’est pas en marchant, en nous dépla­çant corporellement, que nous nous rapprochons de Dieu ; c’est par des actes d’amour toujours plus parfaits, « gressibus amoris », à pas d’amour, dit saint Grégoire. Il faut donc conclure que la charité ici-bas peut toujours augmenter, sans quoi le chrétien cesserait d’être viator, il s’arrêterait avant d’être arrivé au terme de son voyage. La voie est faite pour marcher, non pour s’y installer, s’y coucher et y dormir. Aussi est-il dit en saint Luc, VI, 25 : « Vae vobis qui saturati estis, quia esurietis : Malheur à vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim », et par opposition en saint Matthieu, v, 6 : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. » Jésus disait encore : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive…, et des fleuves d’eau vive couleront de sa poitrine. »

Nous devons donc tous grandir dans la charité, non seulement les commençants et les progressants, mais ceux même qui seraient déjà arrivés à une haute perfec­tion. Bien plus, ces derniers doivent marcher plus rapide­ment vers Dieu, car, comme ils sont plus près de Lui, il les attire davantage [2]. Ainsi les corps se portent d’autant plus vite vers la terre qu’ils sont plus près d’elle et plus attirés par elle. Cette accélération du progrès de la charité s’est particulièrement vérifié dans l’ascension continue de l’âme de la Bienheureuse Vierge Marie, ascension qu’au­cune faute vénielle ne retarda jamais. A un degré moindre le progrès spirituel dans l’âme des saints obéit à cette loi d’accélération ; même lorsque la vieillesse courbe leur front vers la terre, ils entendent et vivent la parole du psaume : « Ta jeunesse, sera renouvelée comme celle de l’aigle : Renovabitur ut aquilae juventus tua » (Ps. CII, 5). Sans doute, à son degré le plus infime, la charité aime déjà Dieu par-dessus tout et le prochain en général, sans exclure personne ; en ce sens ne peut-elle avoir une plus grande extension ; mais elle peut croître en intensité, s’enraciner de mieux en mieux dans notre volonté, déter­miner davantage son inclination à se porter vers Dieu et à fuir le péché par des actes plus généreux.

La charité n’augmente pas en effet par addition comme une pile de louis d’or[3]. Cette addition la multiplierait sans l’augmenter, sans la rendre plus intense ; elle serait de l’ordre de la quantité, non de la qualité ; ce qui est tout différent[4]. En réalité la charité augmente en nous, en tant qu’elle s’enracine davantage dans notre volonté, y inhère mieux et la détermine plus profondément vers le bien surnaturel en l’éloignant du mal. De même que, chez le savant, la science, sans toujours s’étendre à de nouvelles conclusions, devient plus profonde, plus pénétrante, plus certaine, parce qu’elle perçoit mieux le rapport des conclu­sions déjà connues avec les principes, parce qu’elle saisit mieux, plus intimement et purement son objet formel ; - ainsi la charité grandit et s’enracine en nous en tant qu’elle adhère plus parfaitement à Dieu pour lui-même et au prochain pour Dieu. Si l’on comprenait bien cet enseignement de saint Thomas, on s’expliquerait par là la nécessité des purifications passives de l’esprit, qui ont pour but de purifier de tout alliage les plus hautes vertus et de mettre en un puissant relief leur objet formel : Vérité divine et Bonté divine.

Nos actes de charité produisent-ils eux-mêmes directe­ment cette augmentation ?

Il en serait ainsi si la charité était une vertu acquise par la répétition de nos actes ; elle grandirait de même. Mais c’est une vertu infuse qui nous a été donnée par le baptême et que Dieu seul peut produire en nous ; c’est une parti­cipation de sa vie intime, de l’amour incréé qui unit les divines Personnes. Et comme Dieu seul peut la produire en nous, lui seul aussi peut l’augmenter ; l’augmentation est comme une production continuée[5]. Il faut en dire autant de toutes les vertus infuses, (le la foi, de l’espérance, de l’humilité, etc., et des dons du Saint-Esprit. « Celui, dit saint Paul, qui fournit de la semence au semeur et le pain nécessaire pour vivre, vous fournira et vous multi­pliera la semence de vos charités : il fera croître de plus en plus les fruits de votre justice. Vous serez de la sorte enrichis à tous égards, pour exercer avec un cœur simple toute sorte de charité ; ce qui fera rendre â Dieu de grandes actions de grâces » (II Cor., IX,10). - « C’est lui qui donne l’accroissement », qui sanctifie, qui fait les saints.

Cependant nos actes de charité concourent à l’augmen­tation de cette vertu, et cela de deux façons.

Premièrement, au point de vue moral, par le mérite, qui est un droit à une récompense. Le juste en effet par ses bonnes œuvres surnaturelles mérite l’augmentation de la charité[6], comme l’a défini le Concile de Trente, sess. 6, can. 24 et 32. Le Seigneur lui donne dès ici-bas comme récompense, en attendant celle du ciel, de grandir dans l’amour divin, c’est-à-dire d’avoir un amour plus pur et plus fort[7]. Le quiétisme oubliait que plus l’âme est désintéressée, plus elle désire cette récompense : aimer plus purement son Dieu.

En second lieu, nos actes de charité disposent même phy­siquement notre volonté à recevoir l’augmentation de cette vertu infuse. De même qu’au moment de la conversion on justification, nos actes de foi, d’espérance et de contrition nous ont disposés à recevoir la grâce sanctifiante et la cha­rité[8] ; ainsi ceux que nous produisons ensuite nous dis­posent à recevoir l’augmentation de la vie divine ; ils creu­sent en quelque sorte nos facultés supérieures pour qu’elles puissent recevoir davantage, ou mieux ils les élèvent d’un degré et les dispose ainsi à être élevées plus haut[9]. Avec la grâce sanctifiante, qui est reçue dans l’essence de l’âme, augmentent dans les facultés toutes les vertus infuses qui en sont le cortège. De même les dons du Saint-Esprit, étant connexes avec la charité, grandissent avec elle, comme les cinq doigts de la main se développent ensemble.

Nous voyons ainsi que la charité peut augmenter en nous et comment elle augmente sous l’influx de Dieu, selon nos mérites et nos dispositions.

La charité augmente-t-elle par chacun de ses actes, si imparfait soit-il ?

Remarquons que pour celui qui a dix talents, agir comme s’il. n’en avait que cinq est un acte imparfait, remissus, notablement moins intense que la vertu de charité dont il procède[10]. Est-ce que, par un pareil acte imparfait, cette vertu infuse peut augmenter d’un nouveau talent ou d’un degré ?

La question ainsi posée est difficile et a été souvent dis­cutée entre théologiens, avant et après saint Thomas. Comme toujours il y a deux thèses extrêmes, opposées entre elles, et une troisième qui ne trouve le juste milieu qu’en s’élevant au-dessus des deux autres jusqu’au som­met de la vérité ; c’est, croyons-nous, celle de saint Thomas.

Les uns ont dit, et parmi eux il y a de grands théolo­giens[11] : Nos actes imparfaits de charité ne nous méritent pas de condigno ou en justice une augmentation de cette vertu.

D’autres au contraire, comme Suarez[12], tiennent que tout acte decharité même imparfait, non seulement mérite en justice l’augmentation de cette vertu, mais l’obtient aussitôt.

Saint Thomas nous paraît trouver le juste milieu et le point culminant en disant : « Chaque acte de charité (même imparfait) mérite une augmentation de charité ; cependant il ne l’obtient pas toujours aussitôt, mais seule­ment lorsqu’on se dispose par un effort généreux à cette augmentation[13]. » - « Ainsi dans l’ordre naturel, une vertu ne s’acquiert pas par un seul acte (comme une seule hirondelle ne fait pas le printemps), mais plusieurs y dis­posent, et un dernier, plus parfait, en vertu de ceux qui précèdent, engendre cette vertu ; ainsi à la longue les gout­tes d’eau tombant toujours au même endroit creusent la pierre[14]. »

Voici comment saint Thomas établit la vérité de cette doctrine.

Chaque acte de charité, même imparfait, mérite en jus­tice une augmentation de cette vertu, car il y a en lui toutes les conditions du mérite de condignité. C’est, en effet, un acte surnaturel, accompli par un juste, ami de Dieu, pour Dieu même, et le Seigneur a promis une récompense pour les moindres actes de charité, comme celui de donner un verre d’eau en son nom. - Le Concile de Trente, sess. 6, can. 32, a défini en outre que « le juste par ses bonnes œuvres, accomplies avec la grâce de Dieu, mérite vraiment l’augmentation de cette grâce ». Or un acte de charité, même s’il est notablement inférieur au degré où cette vertu se trouve en nous, est une bonne œuvre, un acte surnaturel d’amour de Dieu, d’amitié divine. Il n’a pas toute la perfection qui conviendrait pour progresser généreusement, il y a en lui une imperfec­tion, qui formellement n’est point bonne, mais lui-même n’est pas mauvais ; ce n’est pas un péché véniel, si léger soit-il ; c’est un acte intrinsèquement bon et méritoire, bien qu’il soit moins bon qu’un acte de charité plus intense.

Saint Paul dit (II Cor., IX, 6) : « Qui sème peu, mois­sonne peu » ; il moissonne pourtant quelque chose. Et si « tous nos cheveux sont comptés », si « au jour du juge­ment les hommes rendront compte de toute parole vaine qu’ils auront proférée », le Seigneur aussi tiendra compte de leurs moindres actes de charité et il les en récompen­sera ; tous sont écrits au livre de vie[15].

Ne pas admettre cette conclusion conduirait d’ailleurs à de sérieux inconvénients. Il s’ensuivrait que les actes imparfaits d’un grand saint ne mériteraient pas d’augmen­tation de charité, tandis que l’acte généreux d’un com­mençant, bien que inférieur en soi, la mériterait. Celui qui aurait dix talents, mais agirait comme s’il en avait seulement neuf, ne mériterait pas, tandis que celui qui aurait un talent, et agirait selon cette mesure, mériterait.

Il paraît donc certain que chaque acte de charité, même imparfait (remissus), mérite une augmentation de cette vertu.

Cependant, selon saint Thomas avons-nous dit, les actes imparfaits de charité ne nous obtiennent pas aussitôt cette augmentation qu’ils méritent[16].

La raison[17] en est que l’augmentation de la grâce sanc­tifiante et de la charité n’est conférée par Dieu que selon la disposition du sujet qui doit la recevoir, tout comme, à l’instant de la conversion ou justification, la grâce sancti­fiante est donnée selon les dispositions ou la ferveur de contrition de celui qui se convertit[18].

Il est clair par exemple que celui. qui, ayant dix talents, agit comme s’il n’en avait que deux, ne se dispose pas encore à en recevoir un onzième, car l’acte posé est nota­blement inférieur en degré â la vertu dont il procède. -

II y a en cela une analogie entre les actes surnaturels et les actes naturels : l’homme très intelligent, qui applique à peine son intelligence au travail, fait peu de progrès dans l’étude des sciences, tandis qu’un autre, bien moins intel­ligent, mais très travailleur, arrive déjà à un acquis sérieux. De même encore, dans l’ordre naturel, une amitié ne s’affermit que par des actes plus généreux ; des actes très imparfaits l’entretiennent, mais ne l’accroissent pas. I1 paraît donc nécessaire de conclure avec saint Thomas que les actes de charité imparfaits (remissi), quoique méri­toires, n’obtiennent pas aussitôt l’augmentation de grâce qu’ils méritent[19].

On se demandera sans doute : Quand le juste obtien­dra-t-il cette augmentation de charité qui est due à ses actes méritoires imparfaits ?

Quelques thomistes[20] ont pensé qu’il l’obtient dès qu’il fait un acte fervent, qui dispose à recevoir cette aug­mentation. Cette dernière pourtant, selon ces théologiens, serait aussi grande, si les actes méritoires imparfaits n’a­vaient pas précédé l’acte fervent.

Assez communément les autres thomistes[21] répondent à cela : Mais alors les actes méritoires imparfaits déjà accomplis se trouveraient frustrés de l’augmentation de grâce qu’ils ont méritée ; ce ne serait donc plus un vrai mérite de condigno, en justice ; par ces actes bons impar­faits le juste ne grandirait pas dans la charité, contraire­ment à cette déclaration du Concile de Trente, sess. 6, cap. 10 : « Le juste par ses bonnes œuvres croît dans la grâce et la charité. » Si quelqu’un, ayant dix talents, agit pendant de longues années comme s’il n’en avait que huit, et, en mourant, fait un acte de charité de dix, il doit avoir, semble-t-il, une plus grande récompense essentielle (praemium essentiale) que celui qui fait en mourant un acte identique, après avoir passé toute sa vie dans le péché mortel. - Les actes bons imparfaits méritent donc une augmentation spéciale de grâce, distincte de celle due à l’acte fervent qui les suit.

Mais alors quand le juste reçoit-il cette augmentation spéciale de charité due à ses actes méritoires imparfaits, qui sont très fréquents dans nos vies ?

Il est difficile d’admettre que ce soit ici-bas, quand on fait un acte plus fervent, car alors l’augmentation reçue correspond seulement à la disposition réalisée par ce der­nier acte. Cf. Salmanticenses, de Caritate, disp. V, dub. III, 2.

D’excellents thomistes[22] estiment que le juste, s’il passe par le purgatoire, y reçoit cet accroissement de grâce, lorsqu’il fait des actes intenses de charité, qui ne sont plus méritoires, puisque l’heure du mérite est passée, mais qui disposent l’âme à recevoir l’augmentation déjà méritée et non encore obtenue, faute de dispositions suffisantes. - On s’explique ainsi que la charité puisse augmenter dans le purgatoire et que ses actes puissent y croître en inten­sité avec la purification, bien que le mérite ne soit plus possible. Par là le purgatoire se rapproche des purifica­tions passives de cette vie, et l’on comprend mieux qu’il purifie positivement l’âme, puisque celle-ci peut encore en un sens y grandir dans l’amour de Dieu, sans pourtant mériter.

Selon les mêmes théologiens, si le juste, dont il est ques­tion, n’a pas à passer par le purgatoire, l’augmentation de la charité, due à ses actes méritoires imparfaits, lui est accordée à l’instant de son entrée dans la gloire, avec la vision immédiate de Dieu. A son entrée au ciel en effet l’âme séparée, qui ne peut plus mériter, fait un acte d’a­mour de Dieu aussi intense que possible et qui correspond à tous les mérites de sa vie passée[23].

Cette manière de voir est conforme au principe général : la dernière disposition à une forme ou perfection est réa­lisée au même instant que cette perfection même. Par exemple, la dernière disposition à la grâce sanctifiante est un acte de charité produit sous l’influx de Dieu à l’instant précis de la justification[24]. De même au premier instant de la vie bienheureuse l’âme fait un acte très intense d’a­mour de Dieu, qui la dispose à recevoir l’augmentation de charité due à tous les actes méritoires imparfaits de sa vie passée[25]. Ainsi la degré d’intensité de la vision béatifique correspond bien au degré de la charité et à tous les méri­tes de la vie terrestre[26].

C’est là tout ce que peut dire la théologie sur ces choses si élevées et si mystérieuses, c’est même beaucoup qu’elle puisse arriver à des assertions si précises, auxquelles il faut reconnaître au moins une sérieuse probabilité.

Cette doctrine de saint Thomas que les actes imparfaits de charité n’obtiennent pas aussitôt l’augmentation de grâce qu’ils méritent, invite plus à la générosité que la doctrine contraire de Suarez. Pour Suarez, le chrétien, qui a dix talents et se contente pendant longtemps d’agir comme s’il n’en avait que deux, s’écarte beaucoup moins du progrès normal que pour saint Thomas. Selon le Doc­teur angélique, la persévérance dans la ferveur exige évi­demment des actes intenses de charité, et même normale­ment des actes plus intenses que les précédents, actus non remissi, sed intensiores. Il doit y avoir ainsi une véritable ascension, et même un progrès accéléré, une augmenta­tion toujours plus grande de toutes les vertus infuses et des dons connexes avec la charité. Ainsi s’explique mieux la loi d’accélération, qui fait penser, disions-nous, à celle de la chute des corps et de la gravitation universelle. Il n’est donc pas étonnant, si tel doit être le progrès nor­mal, que les âmes intérieures vraiment généreuses reçoi­vent généralement la grâce de la contemplation infuse et l’union divine qui en résulte. L’Esprit-Saint meut en effet généralement les âmes selon le degré de leurs vertus infuses et de leurs dons ou de leur docilité habituelle. On ne comprendrait pas qu’il meuve sans raison à des actes imparfaits, car c’est en vain que les âmes auraient alors reçu un haut degré des vertus infuses et des dons. Si donc le juste ne pose pas d’obstacle à l’action divine, il recevra normalement des grâces toujours plus élevées, pour mar­cher vaillamment vers Dieu, dans la lumière de la divine sagesse ou de la contemplation.

On voit ainsi, comme l’observent les Carmes de Salamanque[27], que Dieu est plus glorifié par un seul acte de charité de dix talents que par dix actes de charité d’un talent chacun, ou encore qu’un seul juste très par­fait plaît plus à Dieu que beaucoup d’autres qui restent dans la médiocrité ou la tiédeur. La qualité l’emporte sur la quantité. C’est pourquoi la plénitude de grâce en Marie dépassait dès le premier jour celle de tous les saints, comme le diamant vaut plus à lui seul que toutes les autres pierres précieuses.

Par suite, la conversion d’un seul pécheur à une grande sainteté, comme celle de sainte Madeleine ou de saint Paul, plaît plus à Dieu que la conversion de beaucoup de pécheurs qui ne dépassent pas les premiers degrés de la vie spirituelle.

Les Carmes de Salamanque ont longuement développé ces conséquences dans leur traité de la charité, elles ouvrent de grands aperçus sur le progrès normal des ver­tus infuses et des dons, et elles ajoutent une confirmation nouvelle à ce que nous avons enseigné ici sur les rapports mutuels de la contemplation infuse et de la charité parfaite dans la voie normale de la sainteté.

Rome.

Notes et références

  1. Cf. Saint Thomas, IIa IIæ, q24, a4
  2. Cf. Saint Thomas, IIa IIæ, q24, a4
  3. Cf. Saint Thomas, IIa IIæ, q24, a. 5.
  4. En effet le deuxième degré de charité ainsi ajouté au premier, lui serait égal ou supérieur. S’il était égal, la charité serait seule­ment multipliée non augmentée, non intensifiée. S’il était supérieur au premier degré, celui-ci deviendrait inutile.
  5. Cf. Saint Thomas, loc. cit., a.5, ad 3m.
  6. Cf. Ia IIæ, q114, a.8.
  7. Cf. Saint Thomas, Ia IIæ, q114, a.8.
  8. Ibid., q. 112, a.2.
  9. IIa IIæ, q.24, a.7, c et ad 2
  10. C’est en ce sens que nous prenons dans cet article l’expression « acte imparfait », remissus. Ce mot peut se traduire aussi par lent, mou, faible, sans intensité.
  11. On cite comme favorables à cette opinion Alexandre de Halès, saint Bonaventure, Durand, Capreolus, saint Antonin, saint Vincent Ferrier, Cajetan. Cf. Salmanticenses, Cursus Theol., de caritate, de caritatis augmento.
  12. Suarez de Gratia, 1. VIII, cap. 3.
  13. IIa IIæ, q24, a.6 ad 1, : « Quilibet actus caritatis meretur vitam aeternam, non quidem statim exhibendam, sed suo tempore. Similiter etiam quilibet actus caritatis meretur caritatis augmentum, non tamen statim augetur, sed quando aliquis conatur ad hujusmodi aug­mentum, »
  14. Ibid., ad 2.
  15. Cf. SAINT AMBROISE, in 1. II de Spiritu Sancto.
  16. Ia IIæ, q114, a.8, ad 3, et IIa IIæ, q24, a.6, ad 1.
  17. Cette raison est méconnue par Suarez lorsqu’il soutient que les actes remissi obtiennent aussitôt l’augmentation de charité qu’ils méritent.
  18. Ia IIæ, q112, a.2 ; IIa IIæ, q.24, a.3.
  19. On a objecté que celui qui communie avec des dispositions très imparfaites, quoique encore suffisantes, obtient aussitôt une petite augmentation de grâce et de charité, et que par suite celui qui mérite par un acte de charité très imparfait peut lui aussi obte­nir aussitôt la faible augmentation méritée. II est facile de répondre qu’il ne peut y avoir parité entre l’aug­mentation de la grâce que les sacrements produisent par eux-mêmes ex opere operato, et celle qui, en dehors des sacrements, est seule­ment méritée par nos actes ex opere operantis. Cf. Jean de Saint ­Thomas, les Carmes de Salamanque, Gonet et Billuart, de caritate (de caritatis augmento).
  20. Bannez et Contenson
  21. Jean de Saint-Thomas, les Carmes de Salamanque, Gonet, Bil­uart, etc.
  22. Ceux que nous venons de citer à la noté précédente.
  23. Cf. Saint Thomas, Summa Theol., suppl., q.93, a3.
  24. Ia IIæ, q113, a.7 et 8
  25. Cet acte intense de charité au premier instant de la gloire pré­suppose la vision béatifique dans l’ordre de causalité efficiente et y dispose dans l’ordre de causalité matérielle selon les principes expo­sés par saint Thomas, Ia IIæ q113, a. 8. Il y a là une causalité réci­proque en des ordres divers; ainsi l’oiseau porte ses ailes, et les ailes, portent l’oiseau.
  26. Cf. Saint Thomas, Ia q.12, a.6.
  27. De caritate, disp. V, dub. III, paragr. VII, n. 76, 80, 85, 93, 117.
Vie spirituelle
Auteur : P. Garrigou-Lagrange, O.P.
Source : In La vie spirituelle n°64
Date de publication originale : Janvier 1925

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
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