Si le diable pouvait se confesser
De Salve Regina
La confession | |
Auteur : | G. Hünnermann |
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Source : | Les lèvres scellées, ou le sacrement de pénitence raconté aux jeunes |
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Difficulté de lecture : | ♦ Facile |
(conte...)
Le vieux curé était resté au confessionnal jusqu’à la tombée de la nuit, jusqu’à ce que le dernier pécheur eût quitté l’église. Cependant, il décida d’attendre encore un peu, au cas où un pénitent en retard se présenterait encore.
Il était fatigué et malgré lui ses paupières se fermaient.
Tout à coup, il sursauta. La porte de l’église avait bougé ; peut-être n’était-ce qu’un coup de vent car la tempête faisait rage autour de la maison de Dieu. Mais une silhouette se détachait sur le mur : un homme s’avançait. Son pas résonnait de façon étrange sur les dalles, comme s’il avait une jambe de bois. Il avait relevé le col de son manteau, et à travers les grilles du confessionnal, le prêtre ne put distinguer du visage que deux yeux au regard sombre. L’étranger entra dans le confessionnal après une brève hésitation et s’agenouilla.
« Quand vous êtes-vous confessé pour la dernière fois ? » demanda le prêtre.
« Je n’ai encore jamais reçu ce sacrement » répliqua l’homme d’une voix étouffée.
« Jamais, dites-vous ? »
« Jamais. »
« Quel âge avez-vous donc ? »
« Je ne sais pas, il y a beau temps que j’ai cessé de compter les années. »
« Mais vous devez bien savoir à peu près votre âge ? » « Une demi-éternité. »
« Bien, disons alors soixante-dix ans ! De quoi vous accusez-vous ? »
« J’ai été orgueilleux » répliqua le pécheur.
« Rien d’autre ? » insista le prêtre, étonné. « Vous n’avez été orgueilleux qu’une seule fois durant toutes ces années ? »
« Oui, une seule fois seulement. »
« Et rien d’autre ? »
« J’ai été envieux. »
« Envieux ? »
« Oui, envieux. J’étais jaloux de tout le monde. »
« De tout le monde ? »
« Oui, de tout le monde. »
« Et pourtant, il y a tant de pauvres humains qui ont à peine de quoi pour vivre. Et il y a des malades qui souffrent terriblement, des aveugles, des lépreux, des fous. Vous ne pouvez tout de même pas envier tous ceux-là ? »
« Pourtant, je les envie tellement. »
« Étrange » dit le prêtre, en hochant la tête, « Qu’avez-vous encore fait, à part cela ? »
« J’ai tenté les autres et me suis réjoui lorsqu’ils maudissaient Dieu. »
« Combien en avez-vous séduits, et à quels péchés ? » « Des foules ! à tous les péchés qui existent ! Ce qui me réjouissait le plus, c’est quand j’arrivais à faire tomber une âme d’enfant dans le péché mortel ».
« Mais c’est épouvantable ! » gémit le prêtre. « Avez-vous encore quelque chose à confesser ? Avez-vous volé ? »
« Non, jamais ! »
« Menti ? »
« Oui, très souvent. »
« Juré ? »
« Toujours. »
« Manqué la sainte messe ? »
« Je ne peux supporter la vue de l’Hostie ou du calice. »
« Dans ce cas, vous n’avez sans doute pas été souvent dans une église ? »
« Si, très souvent. »
« Qu’avez-vous donc fait, à l’église ? »
« J’ai séduit les gens. »
« A l’église ? »
« Oui, à l’église. »
« Mais à quoi donc ? »
« Au confessionnal, je leur ai conseillé de passer sous silence les péchés graves. »
« Avez-vous péché contre le sixième commandement ? » « Non, jamais » répondit l’homme avec un sourire de mépris.
« En pensées non plus ? »
« Non, jamais. »
« Étrange. Avez-vous tué ? »
« Non ! J’ai seulement incité les autres au crime et à l’assassinat. C’est de ma faute aussi que beaucoup d’humains aient perdu la vie de la grâce. »
« Avez-vous péché contre votre mère ? »
« Je n’ai jamais eu de mère. »
« Mais chaque homme a une mère ! Peut-être la vôtre est-elle morte peu après votre naissance ? »
« Non, je n’ai jamais eu de mère. »
« J’ai à faire à un fou ! » pensa le prêtre, que cet étrange pénitent commençait par inquiéter. Qu’allait-il pouvoir lui dire ?
« Regrettez-vous au moins vos péchés ? » demanda-t-il.
« Dieu m’a lourdement puni pour ma première faute. »
« Vous regrettez donc ? »
« Parce que j’ai été puni. »
« Et non pas par amour de Dieu ? »
« Non, pas par amour. Je ne peux pas aimer. »
« Vous ne pouvez pas aimer ? »
« Non, cela m’est impossible. Je hais tous les hommes et les anges. Je hais toute la création. Et je hais Dieu par-dessus tout. »
« Vous haïssez Dieu ? » balbutia le prêtre, bouleversé.
« Oui, je le hais. Mais si vous me donnez l’absolution de mes péchés, je vais l’aimer et ne cesserai plus de chanter ses louanges. »
« Il faut d’abord que vous aimiez ! Car si vous n’aimez pas Dieu, je ne peux vous donner l’absolution. »
« Donnez-moi une très dure pénitence, je veux bien la faire. Je suis prêt à donner beaucoup d’argent pour les pauvres, autant de millions que vous voulez ! Je vous construirai une nouvelle église, une cathédrale plus splendide que Saint Pierre de Rome ! »
« Aucun homme ne possède cette fortune. »
« Moi, si. »
« Oui, c’est bien un fou », pensa le curé. Puis il dit :
« Même si vous déposiez tous les trésors du monde à mes pieds, je ne peux vous donner l’absolution, parce que vous n’aimez pas Dieu. Pourquoi le haïssez-vous ainsi ? Dieu est pourtant si bon et si juste ! »
« Je le sais. »
« Son Fils est mort pour nous sur la croix. »
« Je sais. »
« Pourquoi donc haïssez-vous Dieu ? »
« Je voulais être comme Dieu ! Et Il me repoussa. »
« Qui êtes-vous ? » sursauta le prêtre. « Ce que vous venez de dire là, un seul peut le dire : le diable. »
« Je suis le diable ! S’il vous plaît, donnez-moi l’absolution. »
« Je ne peux pas te donner l’absolution. Je peux absoudre le plus grand pécheur, mais pas toi. »
« J’en avais le pressentiment. C’est cela mon malheur. »
« Quoi ? »
« De ne pouvoir me confesser. Oh ! monsieur le Curé, » dit Satan, respirant avec difficulté « comme j’envie les hommes de pouvoir le faire. Comme j’échangerais volontiers mon sort avec celui du dernier des mendiants, avec n’importe quel assassin condamné à mort. Tous ceux-là peuvent se confesser ! Moi, je ne le peux pas ! C’est pourquoi je les envie ! C’est pourquoi j’exhorte les hommes, se préparant à la confession, à cacher leurs plus gros péchés et comme je me réjouis alors, quand j’y réussis, car alors j’ai trouvé quelqu’un que je n’ai plus besoin d’envier. Tous les cent ans j’essaie une fois de me confesser, mais jamais encore aucun prêtre ne m’a donné l’absolution. Je vais donc continuer ma route, haïssant Dieu et les hommes. »
Avec un soupir de désespoir sans nom, l’homme se leva et repartit sur sa jambe de bois. Profondément bouleversé, le prêtre leva la tête. Il passa la main sur ses yeux… véritablement, il avait dû rêver.
Un jeune homme, agenouillé devant le confessionnal, s’avança et avoua ses péchés. A l’un des commandements les plus importants, il hésita un instant.
« As-tu tout avoué ? » demanda le prêtre.
« Oui, tout. »
« N’as-tu rien omis, par hasard ? Réfléchis encore une fois. Tu sais qu’une mauvaise confession est un malheur terrible, qu’un confesseur n’a jamais le droit de parler de ce qui lui a été dit… Et maintenant, dis-moi, n’as-tu pas caché quelque chose quand même ? »
« Comment savez-vous cela, Monsieur le Curé ? » balbutia le jeune homme.
« J’en ai eu le pressentiment. »
« Oui, j’ai dissimulé quelque chose » répondit le pénitent. « J’avais honte de l’avouer. » Puis il avoua un très grand péché.
« Dieu merci, tu as finalement été sincère » dit le prêtre, ému. « N’oublie jamais qu’une bonne confession est un grand bienfait. Tu n’as qu’à reconnaître honnêtement ta faute, et tu connais la sentence avant même d’être entré dans le confessionnal. C’est un acquittement et une grâce, voilà ce qu’est l’absolution de ta faute. Que ne donnerait le diable, pour pouvoir se confesser. »
Bouleversé, le jeune homme quitta le confessionnal. Après un moment, le Curé se leva à son tour, fit la génuflexion devant l’autel. Sous le confessionnal, un vieux maître avait dessiné, quelque cent ans auparavant, le démon. Le prêtre jeta un coup d’œil à cette peinture du diable, et il lui sembla l’entendre grincer des dents.