La mortification et l’élévation infinie de notre fin surnaturelle

De Salve Regina

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Premiers mouvements déréglés et « activité naturelle »

Après avoir montré que la mortification est nécessaire pour détruire en nous les suites du péché originel et celles de nos péchés personnels, il importe de voir comment elle doit contribuer à subordonner parfaitement notre activité naturelle à la vie de la grâce, pour que nous ne perdions jamais de vue l’élévation infinie de notre fin surnaturelle.

Si l’homme avait été créé dans un état simplement natu­rel, avec un corps et une âme immortelle, mais sans la vie de la grâce, il aurait dû discipliner ses passions, les sou­mettre à la droite raison et à la volonté, et soumettre aussi ces facultés supérieures à Dieu, Auteur de sa nature, qu’il aurait dû aimer par-dessus tout comme un fidèle serviteur; mais il n’aurait jamais connu Dieu que par le reflet de ses perfections dans le miroir des créatures. De fait il a plu au Très-Haut dans son infinie bonté de nous appeler à une fin dernière, incomparablement plus haute, de nous appeler à le voir immédiatement, face à face, comme I1 se voit, et à l’aimer comme Il s’aime. Il lui a plu de nous faire participer à sa vie intime, et dès ici-bas la vie de la grâce est la vie éternelle commencée, inchoatio vitæ æter­næ, puisqu’elle est le germe de la gloire, semen gloriae.

Il s’ensuit que l’homme doit vivre non pas seulement d’une façon raisonnable, mais d’une façon surnaturelle, et cela en tous ses actes délibérés, car tous et chacun doivent être ordonnés au moins virtuellement à notre fin dernière surnaturelle, but de notre voyage[1]. Nous devons vivre non pas seulement comme des êtres raisonnables, mais comme des enfants de Dieu, rachetés par son Fils unique: il ne faut pas seulement soumettre nos passions à la droite raison, mais subordonner la raison elle-même à la foi, à l’esprit de foi, et toute notre activité naturelle à la vie de la grâce, de la charité, à la fidélité au Saint-Esprit.

L’élévation infinie de notre fin surnaturelle requiert par suite d’une façon spéciale la mortification des premiers mouvements intérieurs de concupiscence, d’orgueil, de colère, de jalousie, d’envie, et même la mortification d’une activité naturelle, qui, sans être manifestement répréhen­sible, ne tarderait pas à se développer au détriment de la vie de la grâce Ce qu’on entend généralement dans le lan­gage ascétique par activité naturelle, c’est une activité qui n’est pas assez subordonnée à notre fin dernière surnatu­relle, une activité qui n’est pas sanctifiée, mais qui procède presque uniquement d’un tempérament porté à s’extério­riser, de l’enthousiasme naturel, d’une curiosité mal disci­plinée, du besoin de se distraire, d’exercer de l’influence, de faire parler de soi, d’arriver à une situation en vue. Ainsi, tout en faisant du bien sans doute, on tend incons­ciemment à se faire centre, à attirer à soi au lieu d’attirer les âmes à Dieu, et l’on oublie la parole du Maître : « Cherchez le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroît. »

Il est étonnant à quel point cette activité naturelle peut se développer au détriment de la vie de la grâce ; il n’est certes pas rare de trouver des chrétiens qui ont une grande culture littéraire, scientifique ou juridique et chez lesquels la foi chrétienne ne semble guère s’être développée depuis leur première communion; s’ils la conservent encore, elle est sans aucune proportion avec leur activité naturelle; et elle court les plus grands dangers, car elle n’est pas assez éclairée, assez forte pour se défendre contre toutes les objections qui se présentent dans un pareil état d’esprit. De grands savants sont souvent, sans s’en rendre compte, de véritables nains spirituels.

I1 se peut même que des personnes qui se vouent à l’a­postolat extérieur, ou à l’étude, même à l’étude de la phi­losophie, de la théologie, de l’exégèse, du droit canonique, se laissent tellement prendre par l’activité naturelle que la vie de la grâce, l’esprit de foi n’exercent plus qu’une très faible influence en elles. Au milieu de ce surmenage, de ces préoccupations souvent très humaines, qui donnent l’illusion d’une vie intense, c’est peut-être, aux yeux de Dieu, le vide ou un étiolement surnaturel voisin de la mort.

L’élévation infinie de notre fin surnaturelle exige donc une mortification que l’homme naturel ne saurait com­prendre, une mortification qui est obligatoire comme la perfection de la charité, ou de l’amour de Dieu, perfection que nous ne sommes pas tenus de réaliser immédiatement, mais à laquelle chacun selon sa condition doit tendre, en vertu du précepte suprême (IIa IIæ, q. 184, a. 3).

Voyons ce que Notre-Seigneur dit à ce sujet dans le Sermon sur la montagne, par rapport aux premiers mou­vements déréglés; nous l’appliquerons ensuite à ce que l’ascétique appelle « l’activité naturelle ».

La mortification des premiers mouvements déréglés

Notre-Seigneur, voulant montrer, dans le Sermon sur la montagne (Matth., v), l’excellence de la loi nouvelle, loi d’amour et de grâce, sa supériorité sur la loi de crainte de l’Ancien Testament, insiste, en commençant par les huit béatitudes, sur l’élévation de notre fin surnaturelle : «  Bienheureux les pauvres en esprit..., les doux..., bien­heureux ceux qui pleurent..., ceux qui ont faim et soif de justice..., les miséricordieux.... les cœurs purs..., les pacifiques..., bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux est à eux. » Ils seront consolés, rassasiés, ils obtiendront miséricorde, ils verront Dieu, ils seront appelés ses enfants, leur récom­pense est grande dans les cieux.

Comment atteindre une fin si haute, qui n’est autre que la vie même de Dieu pour l’éternité ? - Il faut commencer à la vivre dès ici-bas par la grâce : « Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Matth., v, 48).

Pour cela une grande mortification est nécessaire, non seulement extérieure, mais surtout intérieure; mortifica­tion des moindres mouvements déréglés de concupiscence, de colère, de haine, d’orgueil, d’hypocrisie, etc...

Le vrai chrétien ne doit garder aucun ressentiment, aucune animosité dans son cœur : « Lorsque tu présentes ton offrande à l’autel, si tu te souviens que ton frère a quel­que chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère; puis viens présenter ton offrande » (Matth., v, 24). - « Accorde-toi avec ton adversaire au plus tôt » ; il faut voir en lui non pas seule­ment un adversaire, mais un frère, un fils de Dieu. Bien­heureux les doux !

Mortification de la concupiscence, du mauvais regard, du mauvais désir, par lequel on commettrait déjà l’adultère dans son cœur : « Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le... ; ta main..., coupe-la; car il vaut mieux pour toi qu’un seul de tes membres périsse et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne » (Matth., v, 25). - L’oeil droit qui est occasion de chute, c’est par­fois une pensée déjà mauvaise sous prétexte d’apostolat, c’est quelquefois l’ami, le conseiller, même le père, qui s’égare et qui porte au mal. Notre-Seigneur ne peut s’ex­primer d’une façon plus énergique pour montrer le dan­ger: « si ton œil droit te scandalise, arrache-le. » Recours, s’il le faut, aux austérités corporelles, au jeûne, aux veilles, aux disciplines ; tu y trouveras une plus grande liberté d’esprit[2].

Mortification de tout désir déréglé de vengeance : « Vous avez appris qu’il a été dit : « œil pour œil, dent pour dent. » Et moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant. » Ne répondez pas à l’injure avec aigreur pour vous venger; sans doute il faut jusqu’à la mort résister au méchant qui veut nous porter au mal, au péché; mais tout chrétien doit avec patience supporter les injures, sans haine, ni irrita­tion. « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-­lui la gauche. S’il veut t’appeler en justice pour avoir ta tunique, abandonne encore ton manteau. » C’est-à-dire sois prêt à supporter l’injustice avec longanimité. Cela convenait particulièrement aux Apôtres pour fonder l’Église, ils devaient supporter le choc terrible des persécutions, et bien des païens à la vue de leur constance héroïque et de leur bonté devaient se convertir. Mais c’est aussi à tous les chrétiens qu’est recommandée ici la patience dans le sup­port des injures; car c’est elle surtout qui brise la colère de l’adversaire et qui le convertit. Le chrétien doit être moins préoccupé de défendre jalousement ses droits que de gagner à Dieu âme de son frère irrité. Sa charte à lui n’est pas la Déclaration des droits de l’homme, mais l’É­vangile. On voit ainsi la hauteur de la justice chrétienne, qui doit toujours s’unir à la charité. A celui qui veut nous prendre notre tunique, il vaut mieux donner aussi notre manteau, que de commencer un procès qui diviserait profondément les âmes. A tous il est ici recommandé d’é­viter la contention dans les dissentiments avec le pro­chain; aux parfaits il est dit qu’il ne convient pas qu’ils entrent en litige, à moins d’intérêts supérieurs dont ils ont garde; s’ils ne peuvent céder sur leurs devoirs, ils le peu­vent sur leurs droits, pour le bien surnaturel de celui qui s’irrite contre eux. Ainsi ont fait tous les saints.

Mortification de l’égoïsme, de la volonté propre, par une grande pratique de la charité : « Si quelqu’un veut t’obliger à faire mille pas, fais-en avec lui deux mille. Donne à qui te demande et ne cherche pas à éviter celui qui veut te faire un emprunt. » Si quelqu’un te demande un service, un secours, sois prêt à lui donner par bonté plus encore qu’il ne demande; ne t’attache pas aux biens terrestres, mais considère plutôt âme de ton prochain.

Mortification des sentiments de haine à l’égard même des pires ennemis : non seulement patience surnaturelle, pardon des injures, mais amour des ennemis : « Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous maltraitent et vous per­sécutent : afin que vous soyez les enfants de votre Père, qui est dans les cieux... Si vous aimez seulement ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains n’en font-ils pas autant? Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous de plus que les païens? » - Le motif formel de la charité est en effet infiniment supérieur à celui d’une amitié naturelle. Nous aimons naturellement ceux qui nous font du bien, comme nous sommes portés à haïr ceux qui nous font du mal et à rester indifférents vis-à-vis des autres. L’amour naturel nous fait aimer le prochain pour ses bonnes qualités naturelles et pour les bienfaits reçus de lui. Le motif formel de la charité est tout autre, puis­que nous devons aimer surnaturellement même nos pires ennemis; nous devons les aimer du même amour surna­turel et théologal que nous avons pour Dieu, en considé­rant par la foi que ces ennemis, s’ils ne sont pas actuelle­ment enfants de Dieu, sont appelés à le devenir, sont sollicités par la grâce divine à se convertir; nous devons prier pour leur conversion, pour leur salut, désirer qu’ils arrivent comme nous au terme du voyage, la vie du ciel, par la bénédiction et le secours de notre Père commun, que nous devons tous éternellement glorifier. Pour aimer ainsi surnaturellement le prochain dont on souffre, il faut le regarder surnaturellement avec les yeux de la foi, voir en lui un fils de Dieu et, pour l’amour de Dieu, lui vouloir les vrais biens surnaturels, qui ne passent pas. Cela demande évidemment la mortification de tous les mouve­ments d’antipathie, d’aversion, de rancune; tout cela doit être brûlé par le feu de la charité, pour que cette vertu tienne véritablement la première place en nos âmes et anime tous nos actes.

Notre-Seigneur demande enfin très énergiquement, sur­tout aux personnes consacrées à Dieu, la mortification des moindres mouvements d’hypocrisie et d’orgueil spirituel, car si notre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, nous n’entrerons point dans le royaume des cieux : « Gardez-vous de faire vos bonnes œuvres devant les hommes, pour être vus d’eux; autrement vous n’aurez pas de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. Quand donc tu fais l’aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues » (Matth., VI, 1), « Lorsque vous priez, ne faites pas comme les hypocrites, qui aiment à prier debout dans les synagogues et au coin des rues, afin d’être vus des hommes... Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre, comme font les hypocrites, qui exténuent leur visage, pour faire paraître aux hommes qu’ils jeûnent. En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense » (Matth., VI, 16).

A ce sujet Jésus nous indique quel doit être l’esprit de la mortification : mourir au péché et à ses suites par amour de Dieu : « Pour toi, quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, afin qu’il ne paraisse pas aux hommes que tu jeûnes, mais à ton Père, qui est présent dans le secret, et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra » (Matth., VI, 18). Parfume ta tête avec l’huile de la charité, de la miséricorde et de la joie spirituelle. Lave ton visage, c’est-à-dire purifie ton âme de tout esprit d’ostentation et de toute affection désordonnée. Lorsque tu accomplis ces actes de piété, il ne t’est pas défendu d’être vu, mais de vouloir être vu, car tu perdrais ainsi la pureté d’intention qui doit aller directement à Dieu, au Père présent dans le secret de ton âme

Autre mortification de l’orgueil : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés. Car selon ce que vous aurez jugé, on vous jugera... Pourquoi regardes-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et ne remarques-tu pas la pou­tre qui est dans le tien? » - Le jugement téméraire, géné­ralement né de l’orgueil, affirme, sur de légers indices du mal, l’intention mauvaise du prochain; c’est un manque à la charité et aussi à la justice; on s’arroge une juridic­tion qu’on n’a pas : Dieu seul peut juger des secrets des cœurs, tant qu’il n’y a pas eu de manifestation extérieure suffisante. Celui qui juge ainsi témérairement est un juge vendu par son orgueil, qui voit dans le prochain non pas un frère, mais un rival à supplanter.

Notre-Seigneur demande enfin très spécialement à ceux chargés d’instruire les autres des choses du salut la mortification de l’orgueil intellectuel: Il dit en parlant des pha­risiens : « Ils aiment la première place dans les festins, les premiers sièges dans les synagogues, les salutations dans les places publiques et à s’entendre appeler Rabbi par les hommes. Pour vous, ne vous faites point appeler Rabbi; car vous n’avez qu’un seul Maître, et vous êtes tous, frères... Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. Mais quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abais­sera sera élevé » (Matth., XXIII, 6-12).

De même saint Paul dira (I Cor., VIII, 1) : « La science enfle, tandis que la charité édifie. Si quelqu’un présume de sa science, il n’a encore rien connu comme on doit le connaître. Mais si quelqu’un aime Dieu, celui-là est connu de Lui. » - Comme le dit saint Thomas en commentant ce texte de saint Paul, la science sans la charité est inu­tile au salut et porte à s’enorgueillir; tandis que la cha­rité, elle, édifie. Il faut donc ajouter à la science la cha­rité, et chercher la vérité, non par curiosité et vaine gloire, mais par amour de Dieu et des âmes; alors la science elle-même deviendra utile au salut. «  Il y en a, dit saint Ber­nard, qui veulent savoir pour savoir, et c’est curiosité; d’autres pour être connus, et c’est vanité; d’autres pour vendre leur science, et c’est un calcul sans noblesse; d’au­tres pour s’édifier, et c’est prudence; d’autres enfin pour l’édification du prochain, et c’est charité. »

Il faut ici une mortification et une vertu spéciale, pour réfréner d’une part la curiosité, pour vaincre d’autre part 1a paresse intellectuelle, et ordonner l’étude à une fin sur­naturelle, à l’amour de Dieu et des âmes Cette vertu est celle de studiosité ou d’application à l’étude, vertu qui doit être animée par la charité pour ne pas sacrifier dans le travail intellectuel le principal à l’accessoire, le Créateur à la créature, et pour ne pas, comme il arrive souvent dans une étude minutieuse et critique de la lettre de l’Évangile, s’arrêter à l’écorce et perdre l’esprit même de la parole de Dieu[3].

Saint Thomas insiste sur ce point en expliquant la fin du Sermon sur la montagne : « Quiconque entend ces paro­les et les met en pratique, sera comparé à un homme sage, qui a bâti sa maison sur le roc... Mais quiconque les entend, sans les mettre en pratique, sera semblable à un insensé qui a bâti sa maison sur le sable. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et ont battu cette maison, et elle a été renversée, et grande a été sa ruine » (Matth., VII, 24). - Le Docteur angélique dit à ce sujet : « A chacun de voir sur quoi il construit..., quel est le fon­dement sur lequel repose son intention. Certains écoutent (la parole de l’Évangile) seulement pour savoir; ils édi­fient seulement sur l’intelligence, et c’est là bâtir sur le sable... D’autres l’écoutent pour la pratiquer, pour aimer Dieu et le prochain, et c’est là édifier sur le roc,.., sur la charité : Qui nous séparera de la charité du Christ (Rom., VIII, 35)[4]. »

Nous voyons ainsi par le Sermon sur la montagne, auquel il faut toujours revenir pour ne pas perdre de vue la grandeur de la morale chrétienne, que l’élévation infinie de notre fin surnaturelle demande à tout chrétien la mor­tification généreuse de tous les mouvements déréglés de son coeur : concupiscence de la chair et des yeux, orgueil de la vie, d’où naissent les sept péchés capitaux, qui sont eux-mêmes le principe d’une foule d’autres péchés, souvent plus graves encore, qui détruisent la vie de la grâce, nous détournent de la fin dernière et nous mettent sur la voie de la damnation. L’esprit de cette mortification réclamée par la loi nouvelle est donc l’esprit d’amour de Dieu et des âmes en Dieu. Mais, on n’y pense pas assez, cette loi d’a­mour et de grâce réclame aussi la mortification d’une « activité naturelle » qui, sans être manifestement désor­donnée dans l’ordre naturel, se développerait au détriment de la vie divine.

La mortification de l’« activité naturelle »

Dans la terminologie ascétique et mystique, les auteurs spirituels entendent par « activité naturelle » l’action de âme qui s’exerce en dehors de l’influx de la grâce et au préjudice de celle-ci; c’est une activité non sanctifiée, qui en se développant nous écarte de l’union divine et nous dispose de plus en plus au naturalisme pratique.

Elle doit être surveillée et mortifiée au nom même de ce principe de saint Thomas qu’il n’y a pas d’acte délibéré individuel qui soit indifférent, c’est-à-dire ni moralement bon, ni moralement mauvais[5]. Si quelques actes sont indifférents à raison de leur objet, comme le fait d’aller se promener, lorsque nous les accomplissons d’une façon délibérée, nous les voulons soit pour une fin bonne, soit pour une fin mauvaise. Or l’homme doit agir le plus pos­sible d’une façon délibérée, non machinale, et faire tout ce qu’il fait pour une fin raisonnable, honnête, finalement pour Dieu, que nous devons aimer par-dessus tout, et à qui nous devons ordonner au moins virtuellement tous nos actes.

«Nul ne peut servir deux maîtres à la fois; car ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et la Richesse[6] », Dieu et le monde. On ne peut poursuivre deux fins der­nières différentes, dont chacune serait considérée comme le bien suprême[7]. « Soit que vous mangiez, dit saint Paul, soit que vous buviez, ou quelque autre chose que vous, fas­siez, faites tout pour la gloire de Dieu[8]. » De même, a-t-on dit, que sur les Alpes, dans la région du Saint-Gothard, à la ligne de partage des eaux, chaque goutte d’eau va soit au nord, vers le Rhin et la Mer du Nord, soit au Sud vers le Rhône ou le Tessin et la Méditerranée, ainsi dans notre vie chaque acte délibéré va dans la direction du bien ou dans celle du mal. En matière morale, dans la réalité concrète de la vie, la neutralité n’existe pas; aussi devrions-­nous penser souvent aux conséquences proches ou lointai­nes de nos actions, d’une activité naturelle en apparence bonne ou inoffensive, mais qui, née en dehors de l’influx de la grâce, tend à se développer au détriment de celle-ci. Que de fois la vie divine reste en nous comme à l’étage supérieur de nous-mêmes, sans rayonner le moins du monde sur quantité d’actes, où l’on ne trouve même pas d’une façon virtuelle l’esprit de foi et d’amour de Dieu!

On a justement distingué trois degrés dans cette « acti­vité naturelle ».

Le premier, qui est le plus grossier, consiste dans une ardeur naturelle, qui fait que certaines personnes ne peu­vent presque rien entreprendre qu’avec impétuosité; leur action, fort peu réfléchie, est presque toujours véhémente, fougueuse, un véritable emballement. Cette disposition, bien sûr, ne procède nullement de la grâce, et lui devient vite fort contraire, car elle est suivie de dérèglement, et jette dans le trouble, l’incohérence, l’obscurité. Le plus souvent le principe de cette activité, chez les impulsifs, est l’amour-propre, le désir de se satisfaire au plus tôt; de là vient une précipitation contraire à toute prudence, une agitation qui est l’opposé même de paix, de la tranquillité de l’ordre où l’on conserve la présence de Dieu. Il faudrait, dans ces occasions, s’arrêter et suspendre son action pour modérer l’activité qui emporte. Il y a là beaucoup d’é­goïsme inconscient, égoïsme individuel ou égoïsme collec­tif, qu’on pourrait appeler du nosisme. C’est ce qui arrive, lorsque nous voulons sans doute faire le bien, mais sur­tout qu’il soit fait par nous, à notre manière, sinon par nous individuellement, du moins par notre société, notre famille religieuse, notre communauté, et bien vite l’esprit de corps ou l’esprit de parti vient se substituer à l’esprit de Dieu. De là les plus tristes divisions parmi les ouvriers de la vigne du Seigneur.

Cette ardeur naturelle se manifeste parfois par un enthousiasme extérieur et bruyant, très fatigant pour des âmes réfléchies et recueillies, car il ressemble à la joie spi­rituelle comme la verroterie imite le diamant, comme la chauvinisme ressemble au véritable amour de la patrie, comme le culte emphatique et sot de la Science ressemble à l’amour de la vérité. Cette ardeur naturelle peut faire croire à un primaire ou à un savant très médiocre qu’il est une autorité considérable, à un administrateur des plus ordinaires qu’il est un chef exceptionnel. Elle peut faire ainsi des mégalomanes ridicules et inoffensifs, mais elle fait assez souvent des ambitieux très nuisibles à leur prochain, s’ils arrivent à de hautes charges.

Le second degré d’activité naturelle est moins grossier et moins dangereux, on l’appelle l’empressement naturel. Il se trouve chez des personnes qui ont la conscience beaucoup plus délicate, mais qui souvent n’écoutent pas assez le Saint-Esprit, dans le secret de leur cœur. Leur volonté propre se glisse dans leur action et prévient le mouvement de la grâce Elles se laissent en quelque sorte fasciner par une fin prochaine à obtenir, dans l’étude ou l’apostolat; elles perdent de vue la relation de cette fin prochaine à la fin ultime, à la gloire de Dieu et au salut des âmes; et alors, ne voyant plus assez la fin suprême, elles ne recourent pas assez à Dieu, auteur de la grâce, pour faire leur devoir; elles ne prient plus assez. Elles oublient la portée du grand principe souvent rappelé par saint Thomas : l’ordre des agents correspond à l’ordre des fins; impossible de tendre à la fin dernière sans le con­cours de l’agent suprême, de Dieu, auteur du salut. Si l’on ne voit guère qu’une fin prochaine et humaine à atteindre, on n’a guère recours qu’à un effort humain, et l’on se laisse aller à l’empressement naturel. Ensuite, si le succès ne répond pas à notre attente, nous éprouvons de la tris­tesse, nous nous troublons. Cela n’arriverait pas si, au lieu d’agir précipitamment de nous-mêmes, quand il n’y a ni précepte ni conseil, nous attendions le mouvement de la grâce pour n’agir que par le motif de la volonté de Dieu. Bien des âmes qui aspirent à la perfection sont sujettes à ce défaut, sans comprendre quel grand obstacle il apporte à l’opération du Saint-Esprit. Il faudrait toujours consulter Dieu dans la prière pour les affaires de quelque importance, demander instamment sa lumière, autrement on ne deviendra pas une âme intérieure, généralement conduite par l’inspiration du Saint-Esprit.

Notre-Seigneur a peu à peu corrigé ce défaut chez ses Apôtres, pour les conduire à la sainteté. Pierre lui dit avant la Passion : « Quand vous seriez pour tous une occasion de chute, vous ne le seriez jamais pour moi. » Jésus lui répondit : « Je te le dis en vérité, aujourd’hui, cette nuit même, avant que le coq ait chanté deux fois, trois fois tu me renieras[9]. » A Jacques et à Jean, qui souhaitaient voir le feu du ciel tomber sur une bourgade restée sourde à la parole de Dieu, il répond : « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes[10]. » De même, saint Paul rappelle que l’activité naturelle chez le savant produit l’enflure de l’orgueil et qu’elle peut faire du prédicateur « un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit[11] ».

Enfin le troisième degré de l’activité naturelle n’est plus de la fouge, ni de l’empressement, mais un mouvement naturel beaucoup plus subtil et difficile à connaître que les deux autres. Il se trouve même chez des personnes qui ont des passions très modérées et une intention très pure, consultent le Seigneur dans la prière pour les affaires de quelque importance, mais qui n’attendent pas assez, pour l’exécution, le mouvement de la grâce Elles oublient que le Saint-Esprit est le maître de l’heure.

De temps en temps par un trait d’amour-propre inconscient, elles ont un jugement tout naturel qui ne procède nullement de l’esprit de foi et se disposent à agir d’une façon tout humaine, sans attendre le moment voulu par Dieu. Elles ne sont pas assez contemplatives; elles oublient la leçon du psaume Exspectans exspectavi Dominum, et intendit mihi. Cela leur porte un préjudice plus grand qu’elles ne pensent; il se forme, ainsi comme un nuage entre elles et Dieu, et elles cessent de voir un moment la lumière divine. Ces mouvements naturels déparent beau­coup une âme arrivée à l’union divine, ils la rendent pour un moment banale ou même vulgaire. Le Saint-Esprit retire à cet instant son assistance particulière, et âme trop pressée d’agir par elle-même, au lieu de se laisser conduire, peut gâter en partie l’œuvre du Seigneur en elle. Elle perd pendant quelque temps « le sens des choses de Dieu ».

Lorsque, par exemple, Jésus annonça sa douloureuse Passion à ses disciples, Pierre, le prenant à part, se mit à le reprendre en disant : « A Dieu ne plaise, Seigneur! cela ne vous arrivera pas. » Mais Jésus, se retournant, dit à Pierre : « Retire-toi de moi, Satan, tu m’es un scandale; car tu n’as pas l’intelligence des choses de Dieu; tu n’as que des pensées humaines » (Matth., XVI, 22). Pierre en cette occasion parla trop naturellement, il oublia qu’on ne peut pas reprendre, même à part, Celui qui est le Fils de Dieu. Sans doute c’est parce qu’il aimait Jésus qu’il par­lait ainsi, mais c’était un mouvement naturel, non con­forme à l’Esprit de Dieu, et dont le démon, sans la réponse de Jésus, se serait servi pour le tromper et l’empêcher d’entendre le grand mystère de la Rédemption.

Telle est la mortification spéciale qu’exige l’élévation infinie de notre fin surnaturelle, celle des premiers mou­vements déréglés et de l’activité naturelle qui s’épanouirait au détriment de la vie divine, nous extérioriserait de plus en plus, nous ferait oublier le Maître intérieur qui habite en nous pour nous sanctifier. Si l’on pratique généreuse­ment cette mortification, on comprendra de mieux en mieux que la contemplation des mystères du salut dans le recueillement habituel est bien dans la voie normale de la sainteté.

On s’explique dès lors pourquoi Notre-Seigneur nous dit (Matth., VII, 13) : « Elle est étroite la porte et resserrée la voie qui conduit à la vie, et il en est peu qui la trouvent! » La voie de la chair et de l’orgueil est très large au début, mais elle se resserre de plus en plus et elle conduit à la géhenne. La voie de l’esprit au contraire au début est très étroite, c’est celle de l’humilité et de l’abnégation, mais elle s’élargit ensuite, et finalement devient immense comme Dieu même, à qui elle conduit. Là le coeur se dilate et l’âme s’écrie : « Quam magna multitudo dulcedinis tuæ, Domine, quam abscondisti timentibus te : Qu’elle est grande, Seigneur, la bonté, que tu tiens en réserve pour ceux qui te craignent! » (Ps. xxx, 20.)

Saint Paul dit de même : « Le temps est court; que ceux qui ont des femmes soient comme n’en ayant pas; ceux qui pleurent comme ne pleurant pas; ceux qui se réjouis­sent comme ne se réjouissant pas... ; ceux qui usent du monde comme n’en n’usant pas; car elle passe, la figure de ce monde » (I Cor., VII, 31). Et c’est pourquoi sont donnés, contre les trois concupiscences, les trois conseils de pauvreté, chasteté et obéissance : pour que nous recher­chions « les choses d’en haut, non celles de la terre », pour que noire vie soit « cachée avec le Christ en Dieu ». Telles sont les exigences d’une fin dernière qui dépasse infiniment nos aspirations naturelles. Si nous suivons cette voie étroite, qui s’élargit ensuite de plus en plus, nous verrons se réaliser la promesse : « Quand le Christ, votre vie, apparaîtra, alors vous apparaîtrez, vous aussi, avec lui dans la gloire[12]. » - « Car ceux qu’il a connus d’a­vance, Dieu les a aussi prédestinés à être conformes à l’i­mage de son Fils, afin que son Fils soit le premier-né d’un grand nombre de frères.[13] » Si l’on s’impose fati­gue, risques et meurtrissures pour faire l’ascension du Mont-Blanc et jouir de la vue de ses grands glaciers, quelle mortification ne vaut pas la vision même de l’Es­sence divine, possédée pour l’éternité : « Tandis que notre homme extérieur dépérit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. Notre, légère affliction du moment présent produit pour nous, au-delà de toute mesure, un poids éternel de gloire... Celui qui nous a for­més pour cette fin, c’est Dieu, qui nous a donné les arrhes de l’Esprit[14]. » Nous ne sommes pas nés de la chair, ni du sang, mais nés de Dieu, nous sommes de Dieu. Noblesse oblige...

Notes et références

  1. Cf. S. Thomas, Ia IIæ, q. 18, a. 9. Il n’y a pas d’acte délibéré individuel qui soit indifférent, c’est-à-dire ni moralement bon, ni moralement mauvais. Si quelques-uns sont indifférents à raison de l’objet, comme le fait d’aller se promener, ils sont soit bons, soit mauvais, à raison de leur fin, car l’homme doit faire tout ce qu’il fait, pour une fin honnête, subordonnée à la fin dernière surnaturelle, qui doit être aimée par-dessus tout.
  2. Cf. IIa IIæ, q. 147, de jejunio
  3. Cf. ,S. Thomas, IIa IIæ, q. 166, de studiositate.
  4. S. Thomas, in Mattheum, VII, 24
  5. Ia IIæ, q. 18, a. 9 : « Necesse est, omnem actum hominis a deli­berativa ratione procedentem, in individuo consideratum, esse bonum vel malum. »
  6. Matth., VI, 24
  7. Ia IIæ, q. 1, a. 5
  8. I Cor., x, 31
  9. Marc, XIV, 29
  10. Luc., IX, 55
  11. I Cor., XIII, 1
  12. Col., III, 4
  13. Rom., VIII, 29
  14. II Cor., IV, 17; V, 5
Vie spirituelle
Auteur : R. Garrigou-Lagrange, O.P.
Source : In La Vie Spirituelle n°70-71
Date de publication originale : juillet-Août 1925

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
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