Prémystique naturelle et mystique surnaturelle
De Salve Regina
Vie spirituelle | ||
Auteur : | P. Garrigou-Lagrange, O.P. | |
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Difficulté de lecture : | ♦♦♦ DIFFICILE |
Inspiration | d’ordre srurnaturelle | inspiration mystique proprement dite, portant par exemple au recueillement passif et autres degrés de l’oraison infuse. |
inspiration mystique improprement dite, donnée surtout à cause de l’indigence du sujet ou du milieu. | ||
d’ordre naturelle | provenant de Dieu, auteur de la nature, par exemple pour le salut temporel d’un peuple. | |
provenant des esprits créés, bons ou mauvais, comme l’inspiration poétique. |
Il peut y avoir, on le sait, des inspirations qui ne viennent pas directement et immédiatement de Dieu, mais des esprits créés, bons ou mauvais. Et il n’est pas rare que les mystiques du dehors aient recherché quelque contact avec les esprits.
Comme le remarque M. Maritain (Op. cit., p. 546) : « Le soin que prend saint Thomas de réfuter les théories d’Avempace, d’Alexandre d’Aphrodise, d’Averroès, sur la possibilité pour l’homme d’atteindre immédiatement par une intuition intellectuelle le monde des purs esprits[26], montre assez à quel point la tentation d’un tel commerce peut séduire les philosophes. »
On oublie aussi assez souvent de considérer qu’il peut y avoir une inspiration divine d’ordre naturel, comme celle que peut recevoir un grand philosophe, un grand poète, un artiste de génie, un législateur, un stratège. Saint Thomas en parle plusieurs fois, en particulier Ia IIae q. 68, a. 1, en citant le chapitre 14, de bona fortuna, du livre VII de la Morale à Eudème, écrite par un disciple platonisant d’Aristote, où il est parlé des hommes exceptionnels, qui mus par un instinct divin n’ont pas besoin de délibérer pour faire de grandes choses. Voir aussi l’Éthique à Nicomaque, 1. VII, c. I, n. 1, 2, 3, et comm. de saint Thomas, leç. 1.
La fin du Banquet de Platon et une partie du Gorgias semblent avoir été écrites sous une inspiration de ce genre. D’où l’expression : le divin Platon.
Il suffit de se rappeler certains leitmotivs des œuvres wagnériennes ou certaines symphonies de Beethoven, pour se rendre compte que l’inspiration naturelle poétique ou musicale, unie à l’amour naturel et inefficace de Dieu, possible sans la grâce, peut donner parfois l’illusion de la vraie mystique. Elle la donnera plus encore, si elle se trouve, comme il peut arriver, dans une âme en état de grâce.
Il y a souvent aussi des inspirations divines de l’ordre de la grâce mais il est assez rare que celles-ci soient d’ordre proprement mystique.
Tout d’abord il faut noter chez les âmes qui cherchent la vérité religieuse, l’inspiration qui les conduit à croire surnaturellement aux vérités nécessaires de nécessité de moyen pour être sauvé, surtout aux deux premières : Deus est et remunerator est (Hebr., XI, 6), Dieu (auteur du salut et non seulement de la nature), existe et récompense les bonnes œuvres. Cette foi explicite à ces deux premières vérités surnaturelles contient la foi implicite aux autres.
Saint Thomas dit même (Ia IIae q. 89, a. 6) que lorsque l’enfant, même non baptisé, arrive pleinement à l’usage de la raison, il doit ordonner sa vie à une fin bonne, et s’il le fait, il reçoit par la grâce la rémission du péché originel[27], c’est-à-dire il est justifié par le baptême de désir. En d’autres termes, l’enfant, même non baptisé, arrivé pleinement à l’usage de la raison, doit choisir, non pas seulement par velléité, mais EFFICACEMENT la route du bien et s’écarter délibérément de celle du mal. Or, choisir ainsi le droit chemin, c’est déjà aimer efficacement le bien plus que soi, et donc c’est aimer efficacement et par dessus tout le Souverain Bien, Dieu, auteur de notre nature, connu au moins confusément.
Cela, l’homme déchu ne peut le faire, nous l’avons vu, sans la grâce[28]. Pour que l’accomplissement de ce précepte soit hic et nunc réellement possible, l’enfant reçoit alors une grâce suffisante, et, s’il n’y résiste pas, il reçoit un plus grand secours, et même, selon saint Thomas, il est justifié, le péché originel lui est remis. Ce texte de la Ia IIae q. 89, a. 6. est à rapprocher de celui bien connu du De Veritate, q. 14, a. 11, ad 1m, oublié par les jansénistes : « Hoc ad divinam Providentiam pertinet, ut cuilibet provideat de necessariis ad salutem, dummodo ex parte ejus non impediatur. Si enim aliquis taliter (in silvis) nutritus, ductum naturalis rationis sequeretur in appetitu boni et fuga mali, certissime est tenendum, quod ei Deus vel per internam inspirationem revelaret quae sunt ad credendum necessaria, vel aliquem fidei praedicatorem ad eum dirigeret, sicut misit Petrum ad Cornelium. » Pie IX parle de même dans un texte cité au début de cet article (cf. Denzinger, n° 1677). Dieu ne commande jamais l’impossible et rend possible à tous les adultes l’accomplissement de ses préceptes.
Ici il est plus facile que dans les cas précédents de discerner par son efficacité, par la bonne conduite qui en résulte, cet amour surnaturel de Dieu d’un amour naturel inefficace qui à certains égards lui ressemble. Si l’enfant, dont nous venons de parler, persévère dans le bien malgré tous les obstacles qui l’entourent, il sera sauvé.
Enfin, comme l’a remarqué le P. Lemonnyer (art. cit. p. [7]), il importe de rappeler une distinction faite souvent par les théologiens, notamment par les thomistes à propos des dons du Saint-Esprit, qui étant connexes avec la charité, sont en toute âme en état de grâce.
Parmi les inspirations spéciales du Saint-Esprit, que les dons nous disposent à recevoir, il y en a qui nous sont accordées surtout à cause de notre faiblesse, ou de l’indigence du milieu où nous nous trouvons, pour accomplir certains actes salutaires et méritoires, que d’autres plus forts ou dans un milieu moins ingrat accompliraient par le simple exercice des vertus infuses aidée de la grâce actuelle commune. On a appelé ces inspirations spéciales du Saint-Esprit des grâces mystiques mineures ou improprement dites. Il n’est pas rare que les convertis les reçoivent au moment de leur conversion et ensuite pendant un temps plus ou moins long pour suppléer en quelque sorte à leur manque de formation[29].
D’autres inspirations spéciales du Saint-Esprit que les dons nous disposent aussi à recevoir, nous sont accordées surtout à cause de la perfection de l’acte à poser. Celles-ci, lorsqu’on n’y résiste pas, disposent prochainement à l’état mystique initial décrit par sainte Thérèse dans la IVe Demeure et même aux suivants. On peut les appeler grâces mystiques majeures ou proprement dites. Parmi les thomistes Jean de Saint-Thomas a fait assez clairement cette distinction[30].
On voit donc que l’inspiration supérieure dont nous venons de parler se présente sous des formes très variées. Elle peut appartenir à l’ordre naturel, et provenir soit des esprits créés, bons ou mauvais, soit de Dieu, auteur de notre nature, comme l’ont noté plusieurs philosophes grecs, en particulier l’auteur de la Morale à Eudème, l. VII, c. 14.
L’inspiration supérieure peut être aussi de l’ordre surnaturel de la grâce. Et (sans parler ici de l’inspiration prophétique, ni des autres grâces de soi extraordinaires), elle peut être mystique, soit seulement au sens large, soit au sens propre. L’inspiration mystique improprement dite suit d’habitude la justification et est alors principe d’actes à la fois salutaires et méritoires ; mais elle peut précéder la justification et y disposer par des actes salutaires, mais non encore méritoires, puisque le principe du mérite est l’état de grâce et la charité.
Au-dessus des actes naturels, qui peuvent contenir une certaine préfiguration de la mystique, il y a donc, parmi les actes surnaturels, une grande diversité depuis les premiers actes salutaires jusqu’à des actes grandement méritoires, qui ne sont pourtant pas à proprement parler d’ordre mystique. – Tels sont, croyons-nous, les principaux éléments de solution.
Que conclure dans l'ordre de la possibilité et dans celui de l'existence
Dans l'ordre de la possibilité
Dans l’ordre de la possibilité il est plus facile de se prononcer.
1° La vraie mystique, qui comporte et tout au moins prépare prochainement la connaissance quasi expérimentale de Dieu présent en nous, n’est pas possible en dehors de l’état de grâce ; mais en dehors de l’état de grâce il peut y avoir une prémystique naturelle et aussi des influences diaboliques. Cette prémystique naturelle peut exister en même temps que des grâces actuelles qui disposent aux actes salutaires non encore méritoires ; elle peut même exister en des âmes en état de grâce, qui font des actes méritoires, comme on l’a vu en particulier chez des philosophes chrétiens de tendance platonicienne.
2° Dans le plan actuel de la Providence, où l’état de pure nature n’existe pas, tout homme est soit en état de grâce soit en état de péché mortel, il n’y a pas de milieu. Tout homme est soit tourné vers Dieu, soit détourné de lui, conversus ad Deum vel aversus a Deo. Dans l’état de nature pure, l’homme serait né avec une volonté non encore convertie vers Dieu, ni détournée de lui, mais capable de se convertir ou de se détourner de lui. Dans l’état actuel, l’homme naît pécheur, « aversus a fine ultimo supernaturali, et indirecte a fine ultimo naturali »[31], car tout péché contre la loi surnaturelle transgresse au moins indirectement la loi naturelle, qui fait un devoir d’obéir à Dieu quoi qu’il commande. Dès lors tout homme est soit tourné vers Dieu, soit détourné de lui. Plus précisément : tout homme ou bien aime Dieu efficacement d’un amour d’estime (appretiative) par-dessus toutes choses, ce qui suppose la grâce sanctifiante et la charité, ou bien il n’arrive pas à cet amour efficace de Dieu, et cela, soit à cause du seul péché originel, s’il n’a pas l’usage plein de la raison, soit aussi à cause d’un péché mortel personnel (cf. S. Thomas, Ia IIae q. 89, a. 6). C’est pourquoi Notre-Seigneur a dit : « Qui n’est pas avec moi est contre moi » (Matth., IX, 39), et aussi aux Apôtres, ce qui est consolant : « Qui n’est pas contre vous, est pour vous » (Marc, IX, 39 ; Luc, IX, 50). L’indifférence proprement dite ou la neutralité absolue n’est pas possible à l’égard de la fin ultime. Donc dans l’économie actuelle du salut tout homme est en état de grâce ou en état de péché mortel.
3° L’état de grâce est possible en dehors de l’Église visible, et il se réalise chez les hommes qui, faisant, avec le secours de la grâce actuelle, ce qui est en leur pouvoir, arrivent à aimer efficacement Dieu plus qu’eux-mêmes d’un amour d’estime, sinon d’un amour senti. « Facienti quod in se est (cum auxilio gratiae actualis) Deus non degat gratiam (habitualem) »[32].
4° Les grâces mystiques improprement dites, ou mineures, non seulement sont possibles en dehors de l’Église visible, mais elles peuvent y être assez fréquentes chez les meilleures des âmes en état de grâce, pour suppléer à l’indigence de pareils milieux, où les enfants de Dieu qui s’y trouvent ont si peu de secours[33]. Ainsi les âmes qui sont, vraiment, au sens théologique, de bonne foi et de bonne volonté, peuvent arriver à un véritable esprit de prière, comme l’ont remarqué les missionnaires assez souvent. Il pourra y avoir par suite des tentatives plus ou moins durables d’intimité avec Dieu, surtout si dans l’enseignement religieux il reste des traces de l’Évangile comme dans la doctrine de l’Islam et dans certaines de ses traditions[34]. A plus forte raison ces grâces se trouveront-elles dans les milieux où, malgré les erreurs de l’hérésie protestante ou du schisme, l’Évangile est prêché et où le Christ est aimé par les âmes de bonne foi[35].
5° Quant aux grâces mystiques proprement dites, ou majeures, par lesquelles l’âme arrive aux états mystiques proprement dits, décrits par sainte Thérèse à partir de la IVe Demeure (recueillement passif et quiétude), elles sont possibles en dehors de l’Église visible, car « la grâce des vertus et des dons » peut se développer quoique bien plus difficilement. Mais tout porte à penser à priori que ces grâces mystiques proprement dites, rares déjà dans l’Église visible, sont très rares dans ces milieux. Il se peut qu’il y ait çà et là quelques cas de ce que sainte Thérèse appelle la IVe Demeure, mais il est bien douteux qu’il y ait plus[36].
Dans l'ordre de l'existence
Si de l’ordre de la possibilité nous passons à celui de l’existence, il est beaucoup plus difficile de se prononcer.
1° Nous manquons presque toujours des éléments d’appréciation nécessaires pour juger du caractère « essentiellement surnaturel », des « expériences », des mystiques du dehors. Seule l’Église pourrait se prononcer fermement sur ces cas.
2° Même pour avoir une sérieuse probabilité il faudrait, lorsqu’on apporte des textes de ces mystiques du dehors, ne pas se contenter de retenir ceux qui rendent un son de mystique chrétienne, mais il faudrait exposer aussi ceux qui ont un caractère nettement panthéistique, ou quiétiste, ou même érotique, comme il y en a chez beaucoup.
Si l’on était aussi exigeant, les cas sérieusement probables de vraie mystique dans ces milieux seraient vraisemblablement bien peu nombreux et se réduiraient peut-être pour la plupart à des tentatives de courte durée. N’oublions pas en effet ce que dit saint Jean de la Croix même des milieux catholiques les plus gardés (cf. Nuit obscure, l. I, c. 9) : « Dieu n’élève pas à la contemplation proprement dite tous ceux qui désirent l’atteindre en suivant le chemin de l’esprit ; il n’en prend pas même la moitié. » – Vive Flamme, 2e str., v. 5 : « Pourquoi si peu parviennent-ils à cet état élevé ?… (Bien des âmes), dès que Dieu les éprouve, fuient la peine et se refusent à porter tant soit peu sécheresse et mortification. » S’il en est ainsi dans l’Église visible, à plus forte raison en dehors d’elle.
3° Notons qu’il faudrait par suite se montrer très réservé à l’égard de prétendus mystiques fort nombreux, qui sont au moins teintés de monisme panthéistique[37]. Sans doute, pour le bien des âmes « de bonne volonté » au sens évangélique, la prémystique naturelle qui se trouve dans ces milieux peut être utilisée par Dieu, comme il peut utiliser la poésie, saint Paul le fit dans son discours devant l’Aréopage : « In ipso enim vivimus et movemur et sumus, sicut et quidam vestrorum poetarum dixerunt : Ipsius enim et genus sumus » (Act. Ap. XVII, 28). Mais nous ignorons dans quelle mesure Dieu se sert ainsi pour le bien des âmes de ces fleurs naturelles.
4° Il faudrait surtout exclure parmi ces prétendus mystiques ceux qui, comme les théosophes, veulent posséder la béatitude finale par les seules forces de leur nature, ce qui rappelle le péché de l’ange tel que le décrit saint Thomas[38], beaucoup plus que la vraie mystique.
5° Tout considéré, il est donc bien probable qu’on trouverait assez souvent la contemplation naturelle chère à Plotin et à Proclus. Plotin[39] parle à plusieurs reprises de l’extase, et dit que pour nous unir au premier principe, il faut que nous nous réduisions à la simplicité absolue, que nous dépassions tout raisonnement et toute multiplicité. « Nous devons attendre en silence que la lumière divine nous apparaisse, comme l’œil, tourné vers l’horizon, attend le soleil qui va se lever au-dessus de l’Océan. La pensée ne peut que nous élever peu à peu à la hauteur d’où il est possible de découvrir Dieu. Elle est comme le flot qui nous porte, et qui en se gonflant nous soulève, en sorte que de sa cime tout à coup nous voyons. » Si élevée soit-elle, pour Plotin, cette contemplation est naturelle, car notre nature provient de l’Un par émanation, c’est en lui que nous sommes et que nous subsistons. Dans cette forme du panthéisme comme dans les autres, il est déjà vrai de dire de notre nature ce que la doctrine chrétienne dit de la grâce : elle est déjà une participation de la nature divine.
Proclus[40] dit de même : « L’âme faisant acte d’intelligence se connaît avec tous les êtres contingents. Mais en s’élevant au-dessus de l’intelligence, elle s’ignore et ignore aussi les contingents ; s’unissant ainsi à l’Un, elle se complaît dans le repos, fermée à toutes les connaissances, devenue muette et silencieuse, d’un silence intrinsèque. »
Au sujet de cette contemplation naturelle il faut se rappeler ce qu’en disent Ruysbroeck et Tauler. Ce dernier dit dans le Sermon LV, 5 : « Si quelqu’un regardait ce chemin (de la haute contemplation) avec une liberté abusive et une fausse lumière, ce serait la manière de faire la plus regrettable qu’on pût avoir dans le temps. Le chemin qui conduit à ce terme doit passer par l’adorable vie et passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ… C’est par cette aimable porte qu’on doit passer en forçant la nature, en s’exerçant à la vertu avec humilité, douceur et patience. Sachez-le en vérité : celui qui ne va point par ce chemin finira par s’égarer[41] ». Cette remarque est faite certes pour des chrétiens, mais elle montre bien quelle immense différence il y a entre la contemplation surnaturelle et celle qui se trouve chez un Plotin ou un Proclus.
Rappelons pour finir les raisons pour lesquelles la vraie mystique, quoiqu’elle soit l’épanouissement normal de la vie de la grâce, est, comme la parfaite docilité au Saint-Esprit, chose rare même dans l’Église visible, même dans les ordres religieux, où se trouve pourtant le secours des sacrements, la communion quotidienne. Quoiqu’elle soit dans le développement normal de la vie de la grâce, la vie mystique reste un sommet, et là où elle existe elle ne dépasse pas souvent la IVe Demeure ou l’oraison de quiétude. La raison en est qu’elle requiert ordinairement comme conditions la pureté du cœur, la simplicité de l’esprit, une vraie humilité, l’amour du recueillement, la persévérance dans l’oraison, une fervente charité, qui s’obtient lorsqu’on use de son mieux des grands moyens que l’Église nous donne, des sacrements, de la sainte communion, en se laissant former par la liturgie et l’étude surnaturelle de la doctrine sacrée. Cet ensemble de conditions ne se trouve pas fréquemment réalisé même chez les catholiques, à plus forte raison chez ceux qui n’appartiennent pas visiblement à l’Église.
Et donc, sans nier le moins du monde que les païens reçoivent les grâces suffisantes qui leur permettent, s’ils n’y résistent pas, d’arriver à la foi infuse des vérités absolument nécessaires au salut et à la charité[42], il se pourrait finalement que « l’expérience du divin » qu’on croit remarquer chez plusieurs « mystiques du dehors » ne soit le plus souvent qu’une sorte de prémystique naturelle, profondément distincte de la vraie, qui est d’ordre essentiellement surnaturel. S’il y a quelques tentatives de cette dernière, elles semblent n’être que de courte durée ou ne pas dépasser les degrés inférieurs de la connaissance quasi expérimentale de Dieu.
On s’en rend mieux compte en comparant ces essais à l’esprit et à la vie des saints, par exemple à ce que dit saint Paul de la vie des Apôtres : « Traités d’imposteurs et pourtant véridiques, d’inconnus et pourtant bien connus ; regardés comme mourants et voici que nous vivons ; comme attristés, nous qui sommes toujours joyeux ; comme pauvres, nous qui enrichissons un grand nombre ; comme n’ayant rien, nous qui possédons tout » (II Cor., VI, 8-10). Telle est la vraie mystique avec les signes qui l’accompagnent.
Cette solution est, croyons-nous, à la fois assez ferme, pour répondre aux exigences des principes, et assez souple pour respecter les différents modes d’action de la grâce divine dans les âmes. Elle évite les deux erreurs que nous signalions au début de cet article : le naturalisme et un pseudo-supernaturalisme étroit comme celui des jansénistes. Elle maintient d’une part que c’est une très grande grâce que de naître dans l’Église catholique, et elle affirme fortement d’autre part que Dieu ne commande jamais l’impossible et qu’il rend réellement possible à tous les adultes l’accomplissement des préceptes qu’ils ont à observer.
En marquant, comme nous l’avons fait, les déficiences de ces mystiques du dehors, on propose mieux, croyons-nous, la vraie vie à ceux qui, selon l’expression de saint Paul, la cherchent comme à tâtons (Act., XVII, 27) et qui, par la grâce du Christ, mais seulement par elle, peuvent la trouver et y persévérer jusqu’à la mort.
Rappelons-nous que Léon XIII, au début de ce siècle, consacra le genre humain au Sacré-Cœur de Jésus ; le rayonnement de cette grâce doit augmenter en cette année jubilaire qui marque l’anniversaire de la Rédemption.
Rome-Angelico.
Notes et références
- ↑ Louis Massignon, La passion d’AI-Hosayn-ibn-Mansour-al-Hallâj, martyr mystique de l’Islam, 2 vol., Paris, Geuthner, 1922. – Le Dîwân d’al-Hallâj, journal asiatique, janvier-mars 1931.
- ↑ Miguel Asin Palacios, El Islam cristianizado, estudio del « sufismo » a través de las obras de Abenarabi de Murcia, Madrid, 1931.
- ↑ Émile Dermenghem, L’Éloge du vin (Al Khamriya), poème mystique de Omar ibn al Faridh, « L’Anneau d’or », Les Éditions Véga, Paris, 1931. Traduction intégrale accompagnée de notes, d’une introduction critique et d’un essai historique et théologique sur la mystique musulmane.
- ↑ Nouvelles Littéraires, 25 janvier I930. Recension de l’ouvrage du P. Bruno O. C. D. sur saint Jean de la Croix.
- ↑ Études Carmilitaines d’octobre 1931, p. 162 : « L’expérience mystique d’Ibn’Arabl est-elle surnaturelle ? »
- ↑ Le Père Clérissac, O. P., avait bien noté comment les grands problèmes de notre temps aboutissent à celui-ci. Il écrivait : « Il existe un fait remarquable. Je ne l’appelle pas le conflit des grandes tendances modernes (scientifiques, sociales et mystiques), mais plutôt leur convergence, puisqu’elles convergent partout vers une religion unique, quels que soient d’ailleurs les desseins de ceux qui les représentent. Sans doute, la question scientifique s’est posée en tout temps, bien qu’autrefois elle n’impliquât probablement pas comme aujourd’hui d’énigmes philosophiques, ni aucun problème d’histoire et d’exégèse. Sous les formes variées du servage et du paupérisme, la question sociale nous a toujours hantés. Entre les formes extrêmes de l’illuminisme et du quiétisme, les aspirations mystiques ont trouvé jadis de multiples issues pour s’épancher. Mais de nos jours ces tendances ont pris un aspect spécial et une vie nouvelle. Chacune d’elles emprunte aux deux autres, et leur communique en échange quelque chose de soi : la science prétend être une religion, le socialisme veut être une morale et se présente comme un culte fiévreux de la justice ; la mystique à son tour soutient son droit d’être scientifique. Ajoutez que ces trois tendances, par leur contenu et par leur action, concourent à réaliser, sous une forme définie et suprême, soit la connaissance expérimentale de Dieu, soit l’apothéose de l’homme. Je ne pense pas qu’il soit exagéré de voir là le plus grand événement de l’histoire depuis les invasions barbares. Ne prenons pas un tel fait pour une simple manifestation de forces aveugles. Prenons garde à l’attrait séducteur de ces tendances qui captivent partout les esprits et les cœurs ; prenons garde à l’importance des transformations inévitables qui en résulteront. De fait à ces aspirations générales des peuples répondent les dernières encycliques du Souverain Pontife sur le Christ-Roi, sur son influence sanctificatrice dans tout son corps mystique, sur la famille et la sainteté du mariage chrétien, sur les questions sociales, sur la nécessité de la réparation, sur les missions. En toutes ces encycliques il est question du règne du Christ sur toute l’humanité. Il suit de tout cela que pour garder la prééminence qu’elle doit avoir sur l’activité scientifique et sur l’activité sociale, la religion, la vie intérieure, doit être profonde, doit être une vraie vie d’union à Dieu. C’est une nécessité manifeste.
- ↑ Cf. Bulletin de la Société française de Philosophie, mai-juin 1925 : Saint Jean de la Croix et le problème de la valeur noétique de l’expérience mystique ; cf. ibid., p. 87, Remarques écrites par M. M. Blondel à M. J. Baruzi sur le caractère infus de la contemplation dont parle saint Jean de la Croix. Voir aussi R. Dalbiez, Une nouvelle interprétation de saint Jean de la Croix (Vie Spirituelle, 1928) : l’interprétation intégrale de l’expérience mystique sera théologique, ou elle ne sera pas. » – P. Benoît Lavaud, O. P., Psychologie indépendante et prière chrétienne (Revue thomiste, 1929) et Les Problèmes de la vie mystique (Vie Spirit., juin 1931).
- ↑ Cf. Saint Thomas, Ia IIae. q. 109, a. 6 : Utrum homo possit sese ad gratiam praeparare sine gratia. – « Ad hoc quod praeparet se homo ad susceptionem doni gratiae habitualis oportet praesupponi aliquod auxilium gratuitum Dei interius animum moventis, sive inspirantis bonum propositum » et Ia IIae q. 112, a. 3 : Utrum ex necessitate detur gratia, se praeparanti ad gratiam. – « Praeparatio (non secundum quod est a libero arbitrio, sed) secundum quod est a Deo movente, habet necessitatem ad id ad quod ordinatur a Deo, non quidem coactionis, sed infallibilitatis : quia intentio Dei deficere non potest, secundum quod Augustinus dicit in libr. de Domo persev. c. XIV : quod per beneficia Dei certissime liberantur, quicumque liberantur. »
- ↑ « Notum Nobis Vobisque est, eos qui invincibili circa sanctissimam nostram religionem ignorantia laborant, quique naturalem legem ejusque praecepta in omnium cordibus a Deo insculpta sedulo servantes ac Deo obedire parati, honestam rectamque vitam agunt, posse, DIVINAE LUCIS ET GRATIAE OPERANTE VIRTUTE, aeternam consequi vitam… » Denzinger, 1677.
- ↑ Cf. Dublanchy, De axiomate : Extra Ecclesiam nulla salus, Bar-le-Duc, 1895, p. 373 ss. et l’art. Église, col. 2 163 ss. du Dict. de Théol. Cathol. – Capéran, Le Problème du salut des infidèles, Paris, Beauchesne, essai théologique, p. 80 SS. 92. – Édouard Hugon, Hors de l’Église point de salut, Paris, Téqui, 2e éd., 1914, ch. I, II, III, IV.
- ↑ Comme le note M. Maritain (Les Degrés du savoir, p. 542) et aussi le P. Bruno, il semble pourtant que le cas d’Ibn’Arabi rapporté par M. M. Asin Palacios appelle beaucoup plus de réserves que celui d’al-Hallâi, dont parle M. L. Massignon. Dans le numéro d’avril 1932 des Études Carmélitaines, M. MiguelAsin Palacios, p. 139-239, cite des textes frappants du « Sharh Hikam » de Ibn ‘ Abbâd Rondi, qui font certes penser à ce qu’écrira plus tard saint Jean de la Croix, en particulier ces sentences et leur commentaire : « Fréquemment Dieu t’enseigne, dans la nuit de la désolation, ce qu’il ne t’enseigne pas dans la splendeur du jour de la consolation… Il convient donc que le serviteur reconnaisse la grâce que Dieu lui fait dans la nuit de l’angoisse » (cité ibid., p. 152). – « Les tribulations ouvrent avec largesse le trésor des dons divins… Les tribulations portent l’âme à la présence de Dieu et lui apprennent à converser avec Lui sur le tapis de la sincérité… Sois convaincu de ta propre bassesse et Dieu t’aidera par sa noblesse… Dis à ton Seigneur, prosterné sur le tapis de la pauvreté spirituelle : « O Riche ! qui aidera le pauvre sinon Toi ? » – « O Fort ! qui aidera le faible, sinon Toi ? » – « O Noble ! qui aidera le vil, sinon Toi ? » (Ibid., p. 158). On n’est pas moins frappé par ce qui est dit (ibid., pp. 118 ss.) des vertus de ce maître : chasteté, mortification, humilité, abnégation, charité. Ces vertus s’expriment en ces belles sentences : « Celui qui aime la célébrité n’est pas sincère envers Dieu » (ibid., p. 140) ; – « Prie pour celui qui t’a offensé, ton oraison sera écoutée » (p. 143) ; – « C’est dans les tribulations que l’homme pratique les vertus intérieures, dont la plus petite est plus méritoire que des montagnes d’œuvres extérieures de vertu. Ce sont par exemple, la patience, la conformité, le renoncement aux choses de ce monde, l’abandon confiant à la providence et le désir d’aller au devant de Dieu » (p. 145), – « Pour ceux qui cherchent Dieu, les jours de tribulation doivent être des pâques » (p. 157) ; – « Par la visite des tribulations, celui qui cherche Dieu obtiendra une grande pureté de cœur et une délicatesse de conscience que, parfois, il n’obtient ni par l’oraison, ni par le jeûne » (p. 157) ; – « Que le serviteur de Dieu examine l’œuvre à laquelle il voudrait être occupé au moment même de mourir et qu’il la choisisse… » (p. 161) ; – « Il se trompe celui qui se préoccupe davantage de ses dévotions que de ses obligations » (p. 162) ; – « Il y a deux sortes de serviteurs : celui qui dans l’état mystique se complaît en son état, et celui qui est avec Dieu qui le lui accorde » (p. 165). On nous assure que Ibn’Abbad n’a pas écrit de poèmes érotiques et que c’est par erreur qu’on lui en a attribués.
- ↑ C’est pourquoi les thomistes soutiennent généralement comme plus probable avec saint Thomas, IIa IIae q. 2, a. 7, cette thèse bien connue : « Post Evangelium sufficienter promulgatum, fides explicita est omnibus necessaria necessitate medii ad salutem ». Saint Thomas, loc. cit., dit : « Post tempus gratiae revelatae, tam majores quam minores tenentur habere fidem explicitam de mysteriis Christi. » Item IIa IIae q. 2, a. 8, fine, ad 1m. et 2m. La raison en est que Jésus-Christ est la voie pour arriver au salut : « Ego sum via, veritas et vita » (Jean, XIV, 6). Et saint Pierre dit dans les Actes IV, 12 : « Non est aliud nomen datum hominibus, in quo oporteat nos salvos fieri ». On ne peut être sauvé que par le Christ, en étant incorporé à lui, en appartenant à son corps mystique ; ce qui semble exiger, chez les adultes, après la réalisation du mystère de l’Incarnation, une foi explicite en ce mystère, une foi explicite en celui qui efface les péchés du monde. Cependant on peut se demander si l’Évangile doit être considéré comme promulgué là où il n’a pas encore été prêché et là où sa prédication a été complètement oubliée. En tout cas la vraie mystique suppose la foi au moins implicite au Rédempteur.
- ↑ Saint Jean de la Croix, dans le Cantique Spirituel, str. 37, dit que les mystères qui sont dans le Christ se nomment cavernes pour symboliser leur profondeur et leur hauteur, que les trésors qu’il renferme sont semblables à une mine inépuisable, et que ce que les Docteurs en ont découvert n’en représente qu’une minime partie. Dans la Montée du Carmel, l. II, c. 20, il montre que c’est manquer de respect au Christ qui a apporté la plénitude de la révélation, de demander des révélations privées. Il insiste sur la parole divine dite au Thabor : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis ma complaisance, écoutez-le » (Matth. XVII, 5). Saint Jean de la Croix du reste tient comme sainte Thérèse que le contemplatif ne doit pas s’éloigner de son propre mouvement de la considération de l’Humanité du Christ.
- ↑ Études Carmélitaines, oct. 1931, p. 162, art. déjà cité.
- ↑ Ibidem, p. 163.
- ↑ Le Père Allo, O. P., Mystiques Musulmans (Vie Spirit., 1er mai 1932, p. [110]), cite les paroles du Persan Bisthâml, qui transformé par l’union, au nom d’Allah s’écriait : « Il n’y a de Dieu que moi, adorez-moi. Gloire à moi ! Combien grande est ma majesté ! » et aussi celles d’Al Hallâj : « Ana al Haqq. Je suis la Vérité. » – « Faisons la part, dit-il de l’outrance orientale ; mais, en pays chrétien aussi, l’Inquisition aurait eu affaire à eux… Pour ce qui est de leur « pur amour » faut-il admirer cette bonne femme (dont parle E. Dermenghen, op. cit., p. 30) qui voulait éteindre l’enfer avec son sceau d’eau et brûler le ciel avec sa torche, afin que Dieu ne fut plus aimé que pour lui-même ? – Cet article excellent du Père Allo est à lire en entier pour la question qui nous occupe.
- ↑ Au sujet par exemple du livre de M. E. Dermenghem le Père Allo écrit justement (loc. cit., p. [114]) : « Nous aurions souhaité que le distingué traducteur et commentateur appuyât un peu plus sur la critique et fit mieux voir qu’il sentait la portée de toutes ces différences. De fait, une confiance très noble dans l’esprit humain éclairé et dirigé par Dieu, une largeur de cœur presque trop « catholique », l’ont porté à découvrir partout les mêmes effets de l’illumination divine, à ramener tout à un catholicisme qui sait plus ou moins bien s’exprimer ; il semble qu’il n’ait vu souvent que des nuances où il y a pourtant des contrastes de couleur fort tranchées… Il y a des différences d’espèces et une seule espèce peut être la bonne, la vraie, la surnaturelle. »
- ↑ Vie Spirit., loc. cit., P. [117].
- ↑ A. LEMONNYER, L’existence des phénomènes mystique est-elle concevable en dehors de l’Église, où est rappelée, p. 173-77 sq. : cette bonne distinction « de grâces mystiques mineures, qu’on peut appeler de suppléance (à cause de la fragilité du sujet ou des difficultés spéciales où il se trouve) et les grâces mystiques majeures qu’on nommera de perfection », ces dernières sont celles dont parlent d’habitude les auteurs mystiques, en particulier sainte Thérèse, à partir de la IVe Demeure, ou des premières oraisons passives.
- ↑ Voir dans cet ouvrage, la IIe Partie, ch. VI, Expérience mystique et Philosophie, surtout p. 532-539 : « Y a-t-il une expérience mystique d’ordre naturel ? » 532. – Première objection, 534. – Seconde objection, 535. – Troisième objection, 539. Les analogies naturelles de l’expérience mystique, 555-573.
- ↑ De par cette déchéance, il naît pécheur, aversus a Deo, directe aversus a fine ultimo supernaturali et indirecte aversus a Deo fine ultimo naturali, car tout péché, qui est directement contre la loi surnaturelle, est indirectement contre la loi naturelle, qui nous prescrit d’obéir à Dieu quoiqu’il commande.
- ↑ Cf. les Commentateurs de saint Thomas au traité de la grâce, Ia IIae q. 109, a. 3. La plupart posent ainsi la question : « Utrum homo lapsus possit diligere Deum super omnia ex solis viribus naturalibus sine gratia ? et Utrum homo lapsus possit sine speciali gracia omnia legis naturalis praecepta implere ? » Nous avons longuement parlé ailleurs de cet amour naturel et inefficace de Dieu . L’Amour de Dieu et la Croix de Jésus, t. I, p. 107-150.
- ↑ L’Amour de Dieu et la Croix de Jésus, t. I, p. 199-205 : Que penser d’une saisie immédiate de Dieu dans l’ordre naturel.
- ↑ C’est précisément par ce que la Déité, ou l’Essence divine comme telle, constitue un OBJET FORMEL qui dépasse infiniment l’objet propre de toute intelligence créée, angélique ou humaine, que saint Thomas a pu écrire C. Gentes, l. I, c. 3 : « Quod sint aliqua intelligibilium divinorum, quae humanae rationis penitus excedant ingenium, EVIDENTISSIME APPARET. » L’objet propre de notre intelligence est en effet l’être intelligible des choses sensibles ; de là elle peut naturellement s’élever à la connaissance de l’existence de Dieu et des perfections analogiquement communes à Dieu et aux créatures, mais elle ne peut s’élever à connaître (quidditative) ce qu’est en soi LA DEITE, objet formel de l’intelligence divine, ni ce qui appartient PER sE PRIMO, essentiellement et immédiatement à cet objet formel. Comme le dit saint Thomas, ibid. : « Sensibilia ad hoc ducere intellectum nostrum non possunt, ut in eis divina substantia videatur quid sit, quum sint effectus causae virtutem non aequantes. » – Les anges ne peuvent non plus naturellement connaître ce qui est l’objet propre de l’intelligence divine : « Non autem naturali cognitione angelus de Deo cognoscit quid est, quia et ipsa substantia angeli, per quam in Dei cognitionem ducitur, est effectus causae virtutem non adaequans ». Saint Thomas, ibid., n° 2. – Item Ia. q. 1, a. 6, « Sacra doctrina propriissime determinat de Deo, secundum quod est altissima causa : quia non solum quantum ad illud, quod est per creaturas cognoscibile, sed etiam quantum ad id, quod notum est sibi soli de seipso, et aliis per revelationem communicatum. » C’est à cause de cette différence d’objet formel que nous maintenons contre une objection récente (Revue thomiste, janvier 1933. p. 71-84), qu’on peut démontrer qu’il y a en Dieu un ordre de mystères surnaturels, c’est-à-dire de mystères inaccessibles aux forces naturelles de toute intelligence créée. C’est pourquoi saint Thomas a dit, dans le passage du C. Gentes que nous venons de citer : « Evidemissime apparet… » S’il y a un objet formel qui peut constituer un ordre nouveau, c’est celui de l’intelligence divine.
- ↑ Nous avons repris ce problème récemment dans la Revue thomiste, mars 1933 : L’existence de l’Ordre surnaturel ou de la Vie intime de Dieu.
- ↑ C. Gentes, l. III, c. 41, 42, 43, 44, 45.
- ↑ « Cum usum rationis habere incoeperit… primum quod tunc homini cogitandum occurrit, est deliberare de seipso. Et si quidem seipsum ordinaverit ad debitum finem, per gratiam consequetur remissionem originalis peccati », loc. cit.
- ↑ Cf. saint Thomas, Ia IIIae q. 109, a. 3.
- ↑ Les convertis reçoivent aussi parfois au moment de leur conversion des grâces proprement mystiques et même des grâces tout à fait extraordinaires, telle la conversion da Père A. Ratisbonne, qui rappelle celle de saint Paul.
- ↑ Cf. Jean de Saint-Thomas, Cursus Theol., de Donis, in Iam IIae q. 68, diss. XVIII, a. 2, Solv. obj. : n° 6 : Comment le Saint-Esprit vient au secours de notre faiblesse au milieu des difficultés. Cf. S. Thomam, Ia IIae q. 68, a. 2, ad 1 et 3. – Nous avons parlé ailleurs de l’influence des dons du Saint-Esprit dans la vie ascétique, influence latente et assez fréquente, ou manifeste mais rare, tandis que dans la vie mystique, elle devient à la fois fréquente et assez manifeste. Cf. Perfection chrétienne et contemplation, 6e éd., p. 371, 404-408,769.
- ↑ Cf. saint Thomas, Ia IIae. q. 109, a. 3 et chez ses commentateurs au début du traité de la grâce, l’exposé de la thèse : « Utrum homo in statu naturae lapsae nondum reparatae minores vires habeat ad bonum morale (naturale) quam habuisset in statu naturae purae ? »
- ↑ Cf. saint Thomas, Ia IIae q. 109, a. 6, et 112, a. 3.
- ↑ Comme la remarque le P. Lemonnyer, art. cit., p. [73] et sq. : « Les grâces mystiques mineures sont proprement des grâces de suppléance. Dieu, pour les accorder, prend moins en considération le mérite que le besoin. Il les tient en réserve plutôt comme secours miséricordieusement accordés à la faiblesse que comme moyens directs d’accélérer le progrès dans la perfection… S’il y a des candidats-nés aux grâces mystiques mineures, ce sont ces catholiques inconnus, membres de la seule Église spirituelle… Ils manquent de tant de choses… »
- ↑ Cf. P. ALLO, art. cit., p. [108] sq. : « Les « çoufis » ou contemplatifs mahométans ont approfondi et vivifié le monothéisme du Coran, qui fut toujours leur autorité dogmatique ; si le christianisme (ils estimaient grandement les moines chrétiens) a exercé sur eux quelques influences, elles furent bien moindres que celles du néo-platonisme. Le Védânta indien a eu aussi les siennes… Ils n’admettaient point, naturellement, l’Incarnation dogme chrétien. Ils vénéraient beaucoup Jésus… qui était pour eux le type même de l’union transformante… Ils furent souvent quoique orthodoxes dans l’ensemble, exposés aux calomnies et aux persécutions des théologiens littéralistes, jusqu’à avoir leurs martyrs, comme le fameux Al Hallâj. » On comprend que dans un pareil milieu et dans de telles épreuves il y ait chez les meilleurs une certaine intimité avec Dieu et de vraies inspirations du Saint-Esprit.
- ↑ Ces grâces doivent être même plus fréquentes depuis la Consécration du genre humain au Sacré-Cœur, faite par le Pape Léon XIII au début de ce siècle. Et Marie, Mère de tous les hommes, doit obtenir le salut de bien des pécheurs.
- ↑ Cf. Lemonnyer, loc. cit. : « Les grâces ou phénomènes mystiques majeurs supposeny une charité en voie de devenir parfaite et appelée à l’être effectivement. Même au sein de l’Église visible, où la grâce de Jésus-Christ coule avec plus d’abondance, rares, en somme, sont les âmes que Dieu en favorise après les y avoir disposées. L’on est porté à croire qu’elles sont beaucoup plus rares encore dans cette dispersion où l’atmosphère spirituelle est moins pure et si réduits les moyens extérieurs de sanctification… L’existence des phénomènes majeurs de la vie mystique demeure parfaitement concevable dans cette portion de l’Église spirituelle qui est extérieure à l’Église visible, bien qu’il y ait de fortes raisons à priori de l’y croire très rare. »
- ↑ Cependant, comme on l’a fait justement remarquer : « Si le cœur est humble et fidèle sans savoir le dire, la grâce surnaturelle saura prendre de lui pleine possession et telle infirmité dans la formulation doctrinale ne sera plus qu’un muet et involontaire hommage à la pleine transcendance de la Révélation chrétienne. » – Les grâces prévenantes et de confortation accordées aux âmes les plus consciencieuses de ces milieux païens, visent peut-être moins en général à rectifier des formules abstraites qui parfois traduisent mal ce qui est du fond de l’intelligence et du cœur, qu’à les compenser dans le mouvement concret de l’âme vers Dieu, en en soutirant le venin par le vide de la théologie négative, par l’esprit de renoncement et d’abandon. Ainsi Eckart et Rosmini joignaient à des formules spéculatives erronées une vraie charité.
- ↑ Ia q. 63, a. 3 : « In hoc angelus appetiit indebite esse similis Deo, quia appetiit ut finem ultimum beatitudinis id ad quod virtute suae naturae poterat pervenire, avertens suum appetitum a beatitudine supernaturali, quae est ex gratia Dei. »
- ↑ Ennéades, V, 5, 10 ; IV, 3. 32.
- ↑ Procli opera inedita, édition de Victor Cousin, Paris, 1864, col. 171.
- ↑ Cf. Sermons de Tauler, traduction par le RR. PP. Hugueny, Théry, O. P. et A. L. Corin. Introduction théologique du P. Hugueny, t. I, pp. 92, 93.
- ↑ Saint Thomas dit même qu’il ne répugne pas que Dieu fasse un miracle pour confirmer une vérité naturelle de la religion ou la valeur d’une vertu comme la chasteté. Cf. de Potentia, q. 6, a. 5, ad 5m. Il dit à propos d’une vestale, qui aurait porté de l’eau du Tibre dans un vase perforé, comme le rapporte saint Augustin, de Civitate Dei, l. X, c. 26 : « Non est remotum quin ait in commendationem castitatis quod Deus verus per suos angelos bonos hujusmodi miraculum, per retentionem aquae fecisset, quia si aliqua bona in gentibus fuerunt, a Deo fuerunt. » Il est vrai que ce fait extraordinaire n’est pas un miracle proprement dit, car il ne dépasse pas la puissance naturelle des anges bons ou mauvais.