L'éducation par le Grégorien
De Salve Regina
L'éducation des enfants | |
Auteur : | abbé Berto |
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Source : | Extrait d’Itinéraires n°246 |
Date de publication originale : | septembre-octobre 1980 |
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Difficulté de lecture : | ♦ Facile |
J’ |
élève ici des enfants abandonnés, Ou retirés par les tribunaux à leurs parents qui sont au bagne ou en prison. C'est mon vrai milieu, mon poste canonique, que je mets incomparablement au-dessus de tout honneur humain, y compris celui de co‑diriger « ». Ces enfants resteront en ce monde des prolétaires, comme leurs aînés qui les ont précédés ici ; ils ne connaîtront pas le luxe, même pas l'aisance, ils vivront du travail de leurs mains et je les habitue à chérir pieusement cette dure condition terrestre ; mais il y a un luxe auquel je tiens pour eux avec passion, c'est celui de savoir leur vraie langue maternelle, qui est le latin. Cette connaissance n'est pas nécessaire pour s'unir à la prière transcendante de ; en un sens, le latin est donc un luxe. Mais quoi ! Il faut n’avoir jamais étudié « ce qu'il y a dans l'homme » comme dit l'Évangile, pour ne pas savoir qu'un certain superflu est plus nécessaire à l'homme que le nécessaire même. Le mendiant qui sonne à la porte aime mieux recevoir une pièce de dix francs pour s'acheter un verre de vin de plus, et même de trop, que de recevoir en nature quarante francs de pain, même s'il n'a rien dans le ventre depuis la veille. Maudits ceux qui lui refusent de l'argent, sous prétexte « qu'il ira le boire » et qui l'obligent à s'enfermer dans le nécessaire. Maudits soient ces esprits primaires, ces esprits serfs, ces esprits sordides, qui prennent le pauvre pour un chien adéquatement comblé par sa pâtée. Qu'ai-je à faire d'apprendre le latin à des garçons de ferme, à des menuisiers, à des ajusteurs, à des boulangers ? Le français est assez bon pour eux, n'est-ce pas ? Qu'ils triment aux champs ou à l'établi, dès quatorze ans, pendant que des garçons de leur âge, mais dont les parents pourront « payer », étudieront Virgile ou Tite-Live !
Non, non et non ! Je fais d'ailleurs peu de cas du latin de collège, et je ne tiens pas à moudre des bacheliers. Mais le latin vivant, le latin de l'Église, le latin liturgique, je veux de toute mon âme de « père de jeunesse », comme disait le chanoine Timon-David, que mes pauvres enfants le sachent, qu'ils le savourent, qu'ils en jouissent, qu'ils prient sur de la beauté, selon le mot attribué à saint Pie X (en tout cas la pensée est sienne, sinon l'expression). Parce qu'ils sont pauvres, parce qu'ils sont malheureux, les merveilles de l'art grégorien seraient réservées à d'autres, et à eux interdites ? Cette seule idée me jette dans une colère dont je ne cherche même pas à atténuer la violence. Le seul luxe des pauvres, c'est le luxe en religion ; Chartres est à eux, Reims est à eux, on ne paie rien pour entrer. Le grégorien aussi est à eux, moyennant qu'on le leur apprenne; c'est cela, servir les pauvres ! Le jeudi-Saint, je lave et je baise, avec un amour inénarrable, les pieds de mes enfants; je n'oserais plus le faire, si je ne leur apprenais pas le latin ; je perdrais le droit à l'honneur d'être à genoux devant eux.
Il n'est point en éducation de méthode infaillible. La pâte humaine est lourde, pour ne rien dire des déficiences de l'éducateur. Mais nous tenons pour certain que l'éducation par le grégorien est la meilleure, étant la plus théologale et à la fois la plus propre à tremper les caractères. Nous n'avons pas connu que des succès ; mais des quelque trois ou quatre cents enfants qui sont passés par notre très humble manécanterie, en ceux-là mêmes qui nous ont été cause ensuite des déceptions les plus amères, quelque chose a toujours surnagé dans le naufrage, quelque chose que nous ne saurions définir, ou que nous ne saurions mieux définir qu'en l'appelant une nostalgie du grégorien. Oui, il leur reste cela, oui leur faiblesse est pour toujours pétrie de cette sublimité. Ils ne sauraient plus décliner rosa la rose, mais jamais ne s'éteindra dans leurs entrailles le chant du Regina cœli de Pâques ou du Cibavit du Saint-Sacrement. Inoubliable, inoubliée, la prière grégorienne les garde victorieusement « pèlerins de l'absolu ». Et si, parvenu au terme de notre course, Dieu nous fait la grâce de pouvoir dire : « De tous ceux que vous m'avez confiés, pas un ne s'est perdu, ex iis quos dedisti mihi non perdidi ex eis quernquarn », cette grâce de toutes la plus douce au cœur d'un prêtre qui va paraître devant le Souverain Juge, nous savons que nous en serons éternellement redevable aux puissantes ondes de salut sur lesquelles le chant grégorien porte les âmes jusqu'au seuil du Paradis.