La voie d'enfance spirituelle
De Salve Regina
Vie spirituelle | |
Auteur : | P. Garrigou-Lagrange, O.P. |
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Source : | In La vie spirituelle n° 302 |
Date de publication originale : | Décembre 1945 |
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Difficulté de lecture : | ♦♦ Moyen |
Notre Seigneur dit à ses Apôtres : Si vous ne devenez semblables à de petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux[1]. Saint Paul ajoute : Le Saint-Esprit rend témoignage à notre esprit que nous sommes les enfants de Dieu[2], et il nous conseille souvent une grande docilité au Saint-Esprit. Cette docilité se trouve particulièrement dans la voie d’enfance spirituelle recommandée par bien des saints et dernièrement par sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Cette voie, qui rend si facile et si fructueuse la vie intérieure, est trop peu connue et suivie.
Peu suivie, pourquoi ? Parce que plusieurs s’imaginent à tort que c’est une voie spéciale, réservée à des âmes gardées toute pures et innocentes. Et d’autres personnes, quand on leur parle de cette voie se figurent une vertu puérile, une sorte d’enfantillage qui ne peut convenir à leur situation. Ce sont là des idées fausses. La voie d’enfance n’est ni une voie spéciale ni de l’enfantillage. La preuve en est que c’est Notre Seigneur lui-même qui la recommande à tous, même à ceux qui ont charge d’âmes comme les apôtres formés par Lui[3].
Pour avoir une vue d’ensemble sur la voie d’enfance spirituelle, il faut d’abord noter ses ressemblances et puis ses différences avec l’enfance corporelle.
Les ressemblances sont manifestes. Quelles sont les qualités natives de l’enfant ? Généralement, il est simple, sans aucune duplicité, naïf, candide, il ne pose pas, il se présente tel qu’il est ; de plus, il a conscience de sa faiblesse, car il a besoin de tout recevoir de sa mère et de son père, cela dispose à l’humilité. Il est porté à croire simplement tout ce que dit sa mère, à avoir une absolue confiance en elle, et à l’aimer de tout son cœur, sans calcul.
Quelles sont les différences de l’enfance ordinaire et de l’enfance spirituelle ? – La première différence est notée saint Paul : Ne soyez pas ses enfants sous le rapport du jugement, mais faites-vous enfants sous le rapport de la malice[4]. L’enfance spirituelle se distingue de l’autre par la maturité du jugement et d’un jugement surnaturel inspiré par Dieu.
Une seconde différence est indiquée par saint François de Sales[5] : dans l’ordre naturel, l’enfant plus il grandit, plus il doit se suffire, car un jour son père et sa mère lui manqueront. Au contraire, dans l’ordre de la grâce, plus l’enfant de Dieu grandit, plus il comprend qu’il ne pourra jamais se suffire, et qu’il dépendra toujours intimement de Dieu. Plus il grandit et plus il doit vivre de l’inspiration spéciale du Saint-Esprit qui vient suppléer par ses dons à l’imperfection de nos vertus, si bien qu’à la fin, l’enfant de Dieu est plus passif sous l’action divine que livré à son activité personnelle et au terme il entrera dans le sein du Père, où il trouvera la béatitude pour l’éternité.
Le jeune homme et la jeune fille, lorsqu’ils arrivent à l’âge adulte, quittent leurs parents pour se faire une vie ; plus tard, l’homme de quarante ans vient assez souvent faire une visite à sa mère, mais il ne dépend plus d’elle comme jadis ; c’est lui maintenant qui la soutient. Au contraire, l’enfant de Dieu, en grandissant, s’il est fidèle, devient de plus en plus dépendant de son Père, jusqu’à ne plus rien faire sans lui, sans ses inspirations ou ses conseils. Alors toute sa vie est baignée dans la prière ; c’est la meilleure part qui ne lui sera pas ôtée. Sainte Thérèse de Lisieux l’a compris ainsi[6]. Elle est arrivée ainsi, après avoir traversé la nuit de l’esprit[7], à l’union transcendantale en elle.
Tels sont les caractères généraux de l’enfance spirituelle : ses ressemblances et ses différences avec l’enfance corporelle.
Voyons maintenant les principales vertus qui se manifestent en elle.
D’abord LA SIMPLICITÉ, l’absence complète de duplicité. Pourquoi ? … Parce que le regard de cette âme ne cherche que Dieu et va droit à lui. Alors se vérifie ce qui est dit dans l’Evangile : Si ton œil est simple, tout ton corps sera dans la lumière ; la lampe du corps, c’est l’œil simple et droit ; mais si ton œil est mauvais, tout ton corps sera dans les ténèbres[8]. De même, si l’intention de ton âme est simple et droite, pure, sans duplicité, toute ta vie sera éclairée comme le visage d’un enfant.
Alors l’âme simple regardant toujours du côté de Dieu, est portée à le voir dans les personnes et les événements, en tout ce qui arrive, elle voit ce qui est voulu par dieu, ou au moins permis par lui pour un bien supérieur.
HUMILITÉ. En suivant cette voie l’âme devient humble. L’enfant a conscience de sa faiblesse, il dépend de sa mère pour tout, et demande constamment son secours, ou se réfugie près d’elle à la moindre menace.
De même l’enfant de Dieu sent qu’il n’est rien par lui-même, il se rappelle souvent la parole de Jésus : Sans moi vous ne pouvez rien faire. Et alors il a un besoin instinctif de s’oublier, de dépendre de Notre Seigneur, de s’abandonner à Lui. L’âme cesse de se regarder inutilement, de vouloir tenir une place dans l’esprit des autres ; elle détourne son regard d’elle-même.
Par là elle combat très efficacement l’amour propre. Et sentant sa faiblesse elle éprouve le besoin de s’appuyer constamment sur Notre Seigneur et d’être en tout guidée, dirigée par lui. Elle se jette entre ses bras, comme l’enfant entre les bras de sa mère. Par là l’esprit de prière se développe beaucoup en elle.
FOI. Comme l’enfant croit sans hésiter et fermement à tout ce que sa mère lui dit, l’enfant de Dieu se repose totalement sur la parole de Notre-Seigneur au-dessus de tout raisonnement de tout examen. « Jésus l’a dit » soit par lui-même, soit par son Eglise, cela suffit pour qu’il n’y ait aucun doute dans son esprit.
Que s’ensuit-il ? Comme la mère est heureuse d’instruire son enfant et d’autant plus qu’il est plus attentif, Notre-Seigneur se plaît à manifester la profonde simplicité des mystères de la foi aux humbles qui l’écoutent. Il disait : Je te rend grâce, ô Père, de ce que tu as caché ces choses aux prudents et aux sages et de ce que tu les as révélées aux petits. La foi de cette âme devient alors pénétrante, savoureuse, contemplative, rayonnante, pratique, source de mille conseils excellents. L’esprit de foi porte à voir comme Dieu les mystères révélés, les personnes, les événements ; on voit Dieu en tout.
Même si le Seigneur permet la nuit noire, on la traverse en tenant sa main comme l’enfant tient la main de sa mère, qui le garde.
La CONFIANCE devient dès lors de plus en plus ferme, entière. Pourquoi ? … Parce qu’elle repose sur l’amour de Dieu pour nous, sur ses promesses, sur les mérites infinis de Notre-Seigneur.
Comme l’enfant est sûr de sa mère, parce qu’il se sait aimé d’elle, l’âme dont nous parlons est sûre de Dieu. Elle ne peut douter de sa fidélité à tenir ses promesses : demandez et vous recevrez. Elle ne s’appuie pas sur ses mérites à elle, sur sa fortune personnelle, mais sur les mérites infinis du Sauveur, qui sont à elle ; ainsi la fortune du père est à ses enfants qui n’ont pas encore des biens personnels.
Est-ce que sa fragilité la décourage ? Pas du tout. L’enfant ne se décourage pas à cause de sa faiblesse ; au contraire, il sait que c’est à cause de son impuissance que sa mère est toujours attentive à veiller sur lui. De même Notre-Seigneur veille toujours sur les petits et les pauvres qui se fient à lui. Le Saint-Esprit, qu’il nous a envoyé, est appelé « Pater pauperum ».
Cette âme ne compte que sur Dieu, sur Notre-Seigneur sur la sainte Vierge, et sur ceux qui vivent de Dieu, comme l’enfant n’a confiance qu’en sa mère et dans les personnes auxquelles sa mère elle-même le confie pour un moment.
C’est une confiance entière, même aux heures les plus graves. On se rappelle alors ce que disait sainte Thérèse : « Seigneur, vous voyez tout, vous pouvez tout, et vous m’aimez ».
La seule crainte de cette âme, c’est de ne pas assez aimer Notre-Seigneur, de ne pas s’abandonner assez à Lui.
La CHARITÉ, est l’amour de Dieu pour lui-même, et des âmes en Dieu, pour qu’elles le glorifient dans le temps et dans l’éternité.
Le petit enfant aime sa mère de tout son cœur, plus que les caresses qu’il reçoit d’elle ; il vit de sa mère.
De même l’enfant de Dieu vit de Dieu et l’aime pour lui, à cause de ses infinies perfections qui se déversent en lui. Ce qu’il aime cet enfant, ce n’est pas sa perfection à lui, c’est Dieu même, sur qui il s’appuie.
A cet amour il rapporte tout, c’est un amour délicat, simple, qui inspire la piété filiale, et une grande charité pour le prochain, en tant que celui-ci est aimé de Dieu et appelé à le glorifier éternellement.
L’enfant de Dieu est cependant prudent comme il est simple : simple avec Dieu et les âmes de Dieu, il est sous l’inspiration du don de conseil prudent avec ceux en qui on ne peut avoir confiance.
Il est faible, mais aussi il est fort, par le don de force qui s’est manifesté dans les martyrs, jusqu’en des jeune vierges et des vieillards.
Un modèle frappant d’enfance spirituelle se trouve dans une sainte âme arrivée, au milieu des plus grandes difficultés, à une grande intimité avec Notre-Seigneur ; la Vénérable Mère Marie-Thérèse de Soubiran, fondatrice de la Société de Marie Auxiliatrice. Sa vie admirable nous montre la très grande supériorité de la vie surnaturelle pleinement abandonnée à Notre-Seigneur, au-dessus de l’activité naturelle des personnes les mieux douées et les plus énergiques qui s’appuient sur elles- mêmes, qui oublient de demander la bénédiction de Dieu[9].
Cette vie est un commentaire des paroles du Sauveur : Je te rends grâce, ô Père, de ce que tu as caché ces choses aux prudents et aux sages, et de ce que tu les as révélées aux petits.
Notes et références
- ↑ Matt., XVIII, 3.
- ↑ Rom., VIII, 16.
- ↑ Matt., XVIII, 5-4 ; XIX, 14 ; Marc., IX, 32.
- ↑ I Cor., XIV, 20.
- ↑ Traité de l’amour de Dieu, IX, e. 13, 14.
- ↑ Histoire d’une âme ; Souvenirs et conseils, p. 263.
- ↑ Ibid. c. 9.
- ↑ Matt., VI, 32.
- ↑ Maria Teresa de Soubiran (1834-1889) conoscinta dai suoi scritti, lettere e note spirituali, publicate dal P. Monier-Vinard, S. J. Roma, 1938, 2 vol.