Apologie pour le texte français du canon
De Salve Regina
La réforme de 1969 | |
Auteur : | P. A.-M. Roguet |
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Date de publication originale : | 1967 |
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Difficulté de lecture : | ♦♦ Moyen |
Remarque particulière : | Ce texte, apologie du canon en Français, permet de se faire une bonne idée des arguments employés au cours de la réforme liturgique. |
Sommaire
LE TEXTE FRANÇAIS DU CANON[1]
Ce texte et ces commentaires ont été approuvés par l’episcopat français en 1967 et publiés la même année aux éditions du Cerf sous le titre : Pourquoi le canon de la messe en français ? par A.-M. ROGUET.
Il est évident que l’auteur essaye ici de faire l’apologie du canon en français (cela est encore plus flagrant dans le reste de l’ouvrage. Mais ce texte est intéressant cependant à bien des aspects :
- il nous donne une traduction officielle du canon etcela en 1967.
- Il nous donne surtout les commentaires officiels sur les choix de tel mot plutôt que tel autre dans la traduction.
Nous donnons, dans ce chapitre, le texte français du canon, en indiquant, après chaque prière, les options prises par les traducteurs, du moins les plus importantes. On n'en finirait pas de vouloir justifier le choix de chaque mot, le motif de telle intervention ou de telle apparente suppression.
Te igitur
Père infiniment bon, toi vers qui montent nos louanges, nous te supplions par Jésus Christ, ton Fils, notre Seigneur, d'accepter et de bénir ces offrandes saintes.
Nous te les présentons avant tout pour ta sainte Eglise catholique
accorde‑lui la paix et protège‑la,
daigne la rassembler dans l'unité
et la gouverner par toute la terre
nous les présentons en même temps
pour ton serviteur le pape N.,
pour notre évêque N.
(pour moi‑même, ton humble serviteur) et tous ceux qui veillent fidèlement
sur la foi catholique reçue des Apôtres.
Le igitur destiné à relier cette prière à la préface pardessus le Sanctus a été développé ici d'une façon très explicite par les deux premiers stiques de la traduction.
La formule haec dona, haec munera, haec sancta sacrificia illibata est très redondante, et les trois termes en sont rigoureusement synonymes. D'où la traduction simplifiée : « ces offrandes saintes ». Il ne s'agit encore que des dons non consacrés. A l'Unde et memores une redondance analogue, mais qui alors concernera les dons consacrés, sera rendue de façon beaucoup plus ample.
Una cum signifie dans des textes postérieurs (par exemple la conclusion des documents conciliaires), « en union avec ». Ici, il semble, pour des raisons philologiques et pour des motifs tirés des liturgies comparées, qu'il signifie tout simplement « et aussi pour ». « Prier pour » l'évêque, le patriarche ou le pape manifeste, dans toutes les liturgies, qu'on est en communion avec lui. La formule placée entre parenthèses est celle qu'emploie l'évêque lui‑même : or, on ne voit pas le sens qu'aurait : « en union avec moi‑même ».
« Tous ceux qui veillent fidèlement... » ce sont les autres évêques, et non pas les simples fidèles.
Mémento des vivants
Souviens‑toi, Seigneur, de tes serviteurs,
(de N. et N.)
et de tous ceux qui sont ici réunis,
dont tu connais la foi et l'attachement
nous t'offrons pour eux,
ou ils t'offrent pour eux‑mêmes et tous les leurs
ce sacrifice de louange,
pour leur propre rédemption,
pour le salut qu'ils espèrent ;
et ils te rendent cet hommage,
à toi, Dieu éternel, vivant et vrai.
L'expression « serviteurs et servantes » passe difficilement (le mot « serviteur » n'est pas pour autant évacué dans l'ensemble du canon). D'autre part, la rime « Seigneur‑serviteurs » est désagréable. « Ceux qui t'appartiennent » dit bien que nous recommandons au Seigneur ceux qui sont à son service*
Communicantes
Dans la communion de toute l'Eglise,
nous voulons nommer en premier lieu
la bienheureuse Marie toujours Vierge,
Mère de notre Dieu et Seigneur, Jésus Christ ;
saint Joseph, son époux,
les saints Apôtres et Martyrs
Pierre et Paul,
André, Jacques et Jean,
Thomas, Jacques et Philippe,
Barthélemy et Matthieu,
Simon et Jude,
Lin, Clet, Clément,
Sixte, Corneille et Cyprien,
Laurent, Chrysogone, Jean et Paul,
Côme et Damien,
et tous les saints.
Accorde‑nous, par leur prière et leurs mérites,
d'être, toujours et partout,
forts de ton secours et de ta protection.
Par le Christ, notre Seigneur. Amen.
Le participe présent communicantes est assez obscur. On l'a développé : « Dans la communion de toute l'Eglise ». « Toute » fait ici allusion à l'Eglise du ciel (les saints nommés ensuite) unie à l'Eglise de la terre.
Hanc igitur
Voici l'offrande que nous présentons devant toi,
nous, tes serviteurs, et ta famille entière :
dans ta bienveillance, accepte‑la.
Assure toi‑même la paix de notre vie,
arrache‑nous à la damnation
et reçois‑nous parmi tes élus.
Par le Christ, notre Seigneur. Amen.
« Arrache‑nous à la damnation. » On pouvait négliger l'adjectif du latin car, en français, la « damnation » ne peut être qu'éternelle. Conserver cet adjectif inutile aurait détendu et banalisé cette demande.
Quam oblationem
Sanctifie pleinement cette offrande
par la puissance de ta bénédiction,
rends‑la parfaite et digne de toi :
qu'elle devienne pour nous
le corps et le sang de ton Fils bien‑aimé,
Jésus Christ, notre Seigneur.
La phrase latine est intraduisible terme par terme. En particulier, elle accumule cinq adjectifs dont le sens précis et les nuances respectives nous échappent. Cependant on peut dire que tout le texte a été traduit :
Sanctifie pleinement cette Quam oblationem. tu, Deus,
offrandein omnibus facere digneris
par la puissance de ta bénédictionbenedictam
rends‑la parfaite et digne adscriptam, ratam, ra
de toitionabilem, acceptabilemque
La deuxième partie de la prière, qui exprime son objet : la demande de consécration, a pu être traduite avec une fidélité littérale, à cause de sa netteté et de sa simplicité.
Qui pridie
La veille de sa passion,
il prit du pain dans ses mains très saintes
et, les yeux levés au ciel,
vers toi, Dieu, son Père tout‑puissant,
en te rendant grâce, il le bénit,
le rompit,
et le donna à ses disciples, en disant
« Prenez, et mangez‑en tous,
CAR CECI EST MON CORPS. »
Le qui, par lequel commence la phrase latine, ne peut être gardé en français. « Lui qui» est gauche. « Celui-ci » ferait penser qu'il s'agit d'un nouveau personnage, ou d'un personnage différent de celui dont on parlait immédiatement. Toute tentative pour exprimer la liaison n'aboutirait qu'à une opposition.
Chaque prêtre aime, en célébrant la messe, à répéter ces termes pleins de piété : in sanctas ac venerabiles manus suas. Cependant, cette locution ne peut passer telle quelle en français. D'abord à cause de l'ordre des mots. En latin, la phrase se termine par manus suas, sur quoi porte tout l'accent, et d'autant plus qu'il a été retardé par sanctas ac venerabiles. En français, il n'y a pas d'autre ordre possible que : « dans ses mains saintes et vénérables ». Alors, « ses mains » s'effacent, et tout l’accent se porte sur « saintes et vénérables ». Si l'on ajoute qu'en français courant, « vénérable » signifie « très vieux » avec une nuance de commisération et de respect amusé, on doit conclure que la traduction apparemment littérale serait une trahison puisqu'elle donnerait une phrase dont la tonalité est totalement différente de celle de l'original.
On remarquera la traduction « il prit le pain », beaucoup plus noble que « il prit du pain », que la matérialité du texte permettait aussi bien *.
« En te rendant grâce, il le bénit. » Certaines traductions de l'évangile ont traduit ce benedixit par « il prononça la bénédiction[2] ». C'est justifié car, dans les textes évangéliques, on trouve ou bien bénir, ou bien rendre grâce : les deux ne se rencontrent jamais ensemble ; ils apparaissent donc comme synonymes et tous deux sont employés de façon absolue, sans complément. Au contraire, le récit de l'Institution dans le canon romain associe les deux verbes, non pas en les mettant sur le même plan (« il rendit grâce, prononça la bénédiction, rompit le pain, le donna... ») mais en les articulant, de telle sorte que benedixit, comme les trois autres verbes au passé, a certainement panem pour complément direct. La traduction la plus simple est donc en même temps la seule exacte, littérairement et théologiquement Il prit le pain et... en te rendant grâce, il le bénit... "
La question était d'ailleurs obscurcie, jusqu'à une époque toute récente, par le signe de croix que la rubrique prescrivait de faire sur le pain en disant benedixit. Certes, on savait bien que Jésus n'avait pas béni le pain d'un signe de croix ! Aussi, par réaction, avait‑on tendance à donner à ce benedixit le sens biblique originel de « prononcer la bénédiction » ; une bénédiction qui s'adresse à Dieu. Mais, en réalité, dans la combinaison opérée par le canon romain entre rendre grâce et bénir, maintenant que le signe de croix superflu doit être omis, il faut comprendre que Jésus « en rendant grâce », c'est-à‑dire en observant la forme rituelle d'une action de grâce analogue à celles du culte juif, action de grâce adressée évidemment à son Père, « bénit » le pain, c'est-à‑dire, en termes modernes, le consacra. « En rendant grâce » décrit le mouvement religieux dans lequel s'inscrit l'action sacramentelle : « il le bénit ».
Simili modo
De même, à la fin du repas,
il prit dans ses mains ce calice incomparable ;
et te rendant grâce à nouveau il le bénit,
et le donna à ses disciples en disant
" Prenez, et buvez‑en tous,
CAR CECI EST LE CALICE DE MON SANG,
LE SANG DE L'ALLIANCE NOUVELLE ET ÉTERNELLE,
‑ MYSTÈRE DE LA FOI ‑
QUI SERA VERSÉ POUR VOUS ET POUR LA MULTITUDE,
EN RÉMISSION DES PÉCHÉS.
Chaque fois que vous accomplirez cela,
vous le ferez en mémoire de moi. »
« A la fin du repas » plutôt que « après le repas " car, quoi qu'il en soit du repas dans le rituel juif, le vin de la Cène fait partie du repas ; la messe est un sacrifice en forme de repas parce qu'elle comporte du pain et du vin.
« Dans ses mains. » Il était impossible de répéter « très saintes », employé déjà au sujet du pain : le français a horreur des répétitions. Celle‑ci aurait donné l'impression d'un cliché, ce qui aurait affaibli la portée de l'expression. Mais la traduction demeure très solennelle car, dans le langage courant, il serait bien superflu de dire qu'il prit la coupe « dans ses mains ».
« Cette coupe et non pas « ce calice », terme technique pour désigner un vase préalablement consacré. Déjà toutes les traductions bibliques, et la traduction officielle du Lectionnaire, traduisent par « coupe » le calix de la Vulgate *.
Cette coupe « incomparable » : cet adjectif traduit exactement le praeclarum calicem (l'épithète vient du psaume 22 dans la traduction de la Vulgate). Tout autre adjectif (glorieux, précieux) présenterait l'inconvénient d'attirer l'attention sur la coupe elle‑même, alors que notre respect se porte principalement sur son contenu.
« Mystère de la foi ». « Le mystère de la foi » aurait peut‑être été plus clair. L'Eucharistie n'est pas un mystère parmi beaucoup d'autres : la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, ‑c'est le mystère cultuel qui rend présente toute l'Economie du salut. Mais, après la coupe et le sang, l'emploi d'un troisième article défini aurait rendu confuse et tout à fait disloquée une phrase déjà chargée d'appositions et d'incises.
« Pour la multitude » a semblé la meilleure expression (de préférence à : beaucoup, beaucoup d’hommes, le grand nombre) pour exprimer, selon le génie sémitique, un nombre indéfini, que rien ne vient limiter. « Pour tous les hommes » aurait été une glose théologique plus qu'une traduction.
« En rémission des péchés » ne dit pas aussi clairement que l'expriment le grec et le latin grâce à l'accusatif, que cette rémission est le but de l'effusion du sang. Mais on ne pouvait employer une deuxième fois « pour » avec un sens différent (pour la multitude, pour la rémission) ; « en vue de » aurait trop relâché le lien entre l'effusion du sang et son effet.
« Chaque fois que vous accomplirez cela » est plus noble que la traduction courante : vous ferez cela.
« En mémoire de moi. » Beaucoup auraient souhaité une expression plus concrète, par exemple « en mémorial de moi ». En effet l'Eucharistie est bien plus que le rappel d'un souvenir. Mais la construction « en mémorial de moi » paraît peu française « Vous ferez mon mémorial » aurait changé et rétréci le sens. D'autre part, pour l'instant, le terme de mémorial semble réservé à un édifice ou à un livre, et comporte une note funéraire. Enfin, il aurait été impossible de reprendre le mot « mémorial » dans la prière suivante, dont la liaison avec l'ordre du Christ aurait alors été moins visible. Ce que « en mémoire » a d'un peu faible, est corrigé et compensé par la reprise presque immédiate : « faisant mémoire ».
Unde et memores
C’est pourquoi nous aussi, tes serviteurs,
et ton peuple saint avec nous,
faisant mémoire
de la passion bienheureuse de ton Fils,
Jésus Christ, notre Seigneur,
de sa résurrection du séjour des morts
et de sa glorieuse ascension dans le ciel,
nous te présentons, Dieu de gloire et de majesté,
cette offrande prélevée sur les biens que tu nous donnes,
le sacrifice pur et saint, le sacrifice parfait,
pain de la vie éternelle et calice du salut.
Cette prière, la plus dense peut‑être de tout le canon romain, est fort difficile à traduire si l'on veut garder sa force, sa continuité (une seule phrase) et aboutir à une version française vraiment claire, intelligible à l'audition. On y est parvenu, notamment, en transformant le complément indirect, avec son expression pompeuse : « à ta glorieuse majesté », en un vocatif : « Dieu de gloire et de majesté ».
« De sa résurrection du séjour des morts » , pour ne pas oblitérer le rappel de la descente aux enfers : ab inferis. « Sa résurrection d'entre les morts » aurait été la traduction de : ex mortuis, qui n'est pas dans notre texte.
De tuis donis ac datis (littéralement « à partir de tes dons et de tes présents ») vient en latin avant hostiam qu'il détermine. Cet ordre aurait été trop obscur en français, et la continuité de la phrase exigeait que l'on rattache organiquement cette précision importante à hostiam, d'où : « cette offrande prélevée sur les biens que tu nous donnes ».
Hostia est très difficile à traduire. « Victime » a perdu presque tout sens sacrificiel. « Hostie », en français moderne, ne désigne plus qu’un fragment de pain azyme consacré ou non. Même pour les croyants et les personnes pieuses, l'hostie consacrée n'évoque que d'une façon statique la présence réelle et la communion ; sa relation essentielle au sacrifice n'est perçue qu'à la réflexion[3]. On a donc préféré traduire le triple hostiam par « offrande » puis par « sacrifice » deux fois répété. Il est vrai qu'en français « sacrifice » évoque l'action plutôt que son résultat. Mais le sens de ce mot s'élargit du fait qu'il est encadré par deux appositions : celle de « offrande », mot qui signifie à la fois l'acte et son résultat, et celle de « pain de la vie éternelle et coupe du salut ».
Les adjectifs puram et sanctam ont été traduits par les mots français correspondants ; pour traduire immaculatam on a préféré « parfait », qui a le même sens dans une expression toute positive, à « immaculée », qui, ou bien a un sens matériel (une étoffe immaculée) ou bien, dans le langage religieux, est réservé à la Sainte Vierge.
Le latin peut réaliser un élégant parallélisme avec Panem sanctum vitae aeternae et Calicem salutis perpetuae. Mais le français ne peut parler de « salut perpétuel », ni répéter « salut éternel ». D'ailleurs « le salut n'est‑il pas toujours éternel ? (Tandis qu'en latin salus désigne d'abord la santé, le « salut » corporel.) La phrase française est ici tellement liée que l’adjectif « éternelle » caractérisant la vie (mot qui, lui, désigne d'abord la vie physique) colore également le « salut ».
Supra quae
Et comme il t'a plu d'accueillir
les présents d'Abel le Juste,
le sacrifice de notre père Abraham,
et celui que t’offrit Melchisédech, ton grand prêtre,
en signe du sacrifice parfait,
regarde cette offrande avec amour
et, dans ta bienveillance, accepte‑la.
On aurait dû, pour suivre le mot‑à‑mot, traduire « ton serviteur, Abel le Juste » . On y a renoncé parce que ces deux adjectifs, très disparates, accolés à un seul nom, alourdissent la phrase et la rendent gauche, et aussi parce que « serviteur » est le seul mot dont nous disposions pour traduire ici puer et ailleurs famuli servitus et servi. On a préféré ne garder que l'épithète employée par Jésus lui‑même dans l’Evangile (Mt 23, 35) et qui suggère, mieux que « serviteur », qu'Abel dans son sacrifice, est la préfiguration de Jésus. Quant à traduire Abel par « enfant », c'était impossible du fait de la mention, qui suit immédiatement, de « notre père Abraham ». Dailleurs « enfant » ne suggère que l'idée de jeune âge et de filiation, nullement celle de service.
« En signe du sacrifice parfait. » On a repris la même expression que pour traduire dans l’Unde et memores la même locution : immaculatam hostiam. On sait que les quatre derniers mots du Supra quae sont une addition de saint Léon destinée à combattre la dépréciation, par les manichéens, des sacrifices anciens, et donc de celui qu'offrit Melchisédech. On ne pouvait se contenter d'une simple apposition, car ces quatre mots risqueraient d'être compris du sacrifice du Christ, et la phrase serait inorganique. On a donc légèrement glosé en ajoutant « en signe de... ", ce qui rappelle que le sacrifice de Melchisédech est préfiguratif ; il ne peut être signe et un sacrifice parfait que s'il l'est déjà lui‑même de quelque manière.
Supplices
Nous t'en supplions, Dieu tout‑puissant :
qu'elle soit portée par ton ange en présence de ta gloire,
sur ton autel céleste,
afin qu'en recevant ici,
par notre communion à l'autel,
le corps et le sang de ton Fils,
nous soyons comblés de ta grâce et de tes bénédictions.
Par le Christ, notre Seigneur. Amen.
Il suffira de comparer cette traduction à toutes les traductions précédentes pour reconnaître que celle‑ci, en restant très fidèle à un texte particulièrement difficile, est la plus claire. On y est parvenu en soignant l'ordre des mots, l'enchaînement des images et des idées, et aussi en élaguant quelques adjectifs superflus. Inutile, quant on s'adresse à Dieu de lui parler « de ta gloire divine ». Inutile de dire que la bénédiction est « céleste » quand nous en sommes « comblés » par Dieu lui‑même. Inutile de préciser que l'ange est un « saint ange », car dans notre langue, le mot ange, si l'on ne dit pas « ange mauvais » ou « ange de Satan », ne peut désigner qu'un bon et saint ange, surtout quand c'est « ton ange »
Notons que les hypothèses assez fragiles qui verraient dans cet ange le Verbe ou le Saint‑Esprit ne peuvent se fonder sur le texte seul : la traduction ne leur est ni plus favorable ni plus contraire que le texte.
Mémento des défunts
Souviens‑toi de tes serviteurs,
(de N. et N.) qui nous ont précédés,
marqués du signe de la foi,
et qui dorment dans la paix...
Pour eux et pour tous ceux qui reposent dans le Christ,
nous implorons ta bonté :
qu'ils entrent dans la joie, la paix et la lumière.
Par le Christ, notre Seigneur. Amen.
Il était inutile ici de reprendre la tournure adoptée au Mémento des vivants pour rendre famulorum famularumque puisque le texte précise ensuite que ceux pour qui nous prions sont « marqués du signe de la foi » c'est donc qu'ils appartiennent à Dieu *.
« Qu'ils entrent » traduit le locum reffigerii tout en évitant de trop le matérialiser. L'important était d'exprimer que nous espérons de nos prières ce progrès dans le sort de nos défunts qu'est leur entrée dans la béatitude.
Refrigerium signifie étymologiquement « rafraîchissement ». Mais à l'époque où fut composé le canon, ce sens originel était oublié et le mot signifiait, dans le latin chrétien populaire, un repas commémoratif des défunts, pris souvent auprès des tombes ; dans les inscriptions funéraires et les textes liturgiques, il est souvent associé à la lumière et à la paix pour évoquer la béatitude éternelle[4]. Traduire ici refrigerium par « rafraîchissement " est le type même d'une traduction qui est fausse parce qu'elle ne tient pas compte de la vie et de l'usure des mots.
Nobis quoque peccatoribus
Et nous, pécheurs,
qui mettons notre espérance
en ta miséricorde inépuisable,
admets‑nous dans la communauté
des bienheureux Apôtres et Martyrs,
de Jean‑Baptiste, Etienne,
Matthias et Barnabé,
Ignace, Alexandre,
Marcellin et Pierre,
Félicité et Perpétue,
Agathe, Lucie,
Agnès, Cécile, Anastasie,
et de tous les saints.
Accueille‑nous dans leur compagnie,
sans nous juger sur le mérite
mais en accordant ton pardon,
par Jésus Christ, notre Seigneur.
On a omis de traduire, ici encore, famulis, pour éviter la rime insupportable : pécheurs‑serviteurs. Cette omission est compensée par le ton profondément humble du texte français.
Per quem haec omnia
C'est par lui que tu ne cesses de créer tous ces biens,
que tu les bénis,
leur donnes la vie,
les sanctifies
et nous en fais le don.
Le souci des traducteurs a été évidemment de lier, d'organiser et de rythmer en français ces cinq verbes qui se succèdent, pour obtenir une formule qui se prête à la proclamation solennelle et au chant.
Per ipsum
Par lui, avec lui et en lui,
à toi, Dieu le Père tout‑puissant,
dans l'unité du Saint‑Esprit,
tout honneur et toute gloire,
pour les siècles des siècles.
Amen.
Introduire ici, sous prétexte de clarté « Par le Christ » détruirait toute la beauté de cette doxologie. Les deux prières Per quem et Per ipsum s'encheinent directement avec la conclusion du Mémento des morts : Per eundem Christum Dominum nostrum. On ne peut donc douter un instant que « lui » désigne bien le Christ.
La doxologie latine comporte un verbe : est. Le français « est » constitue une syllabe molle et atone. « Est rendue » est le type même de la traduction maladroite. On « rend honneur » et on « rend gloire » mais que pourrait bien signifier « tout honneur et toute gloire t'est rendue ? La suppression du verbe dans cette formule n'est pas seulement très supportable: elle convient à son style lapidaire et souligne sa valeur d'exclamation enthousiaste.
POST‑SCRIPTUM
Les astérisques de ce chapitre signalent des points où le commentaire est en désaccord avec le texte imprimé. En effet, ce livre avait été rédigé et imprimé en conformité avec le texte approuvé par les épiscopats francophones et ratifié par le Saint‑Siège, conformément à la Constitution conciliaire sur la liturgie (art. 36). On pouvait donc croire que c'était là le texte définitif. Mais, ultérieurement, quelques modifications ont été imposées par l'autorité romaine. Nos observations gardent toutefois leur valeur objective, en particulier au sujet de la traduction de calix, qui sera différente selon qu'on lira le récit de l'Institution dans le Lectionnaire officiel (« coupe »), ou dans le Missel (« calice ».)
Le changement de « le pain » en « du pain » peut se justifier en référence aux textes grecs qui ne comportent jamais l'article avant « pain ». On peut faire observer toutefois qu'il ne s'agit pas ici de traduire un texte grec, mais un texte liturgique en latin, qui a fortement stylisé les narrations du Nouveau Testament.
L'emploi du mot « serviteur », aux deux Mémentos, nous paraît regrettable pour des motifs pastoraux (outre les motifs de traduction et d'euphonie que nous avons signalés). On appelle généralement « serviteurs de Dieu » soit des ecclésiastiques, soit des chrétiens très fervents. Dans les deux Mémentos, nous pouvons recommander à Dieu des chrétiens fort tièdes et de grands pécheurs. En les désignant à Dieu comme « tes serviteurs », on paraîtra vouloir exclure de la prière tous les mauvais chrétiens, soit au contraire les annexer malgré eux. En tout cas, ce sera employer de ces « paroles irréelles » et conventionnelles que les traducteurs avaient cherché à éviter. Leur texte : « Souviens‑toi, Seigneur, de ceux qui t'appartiennent... » avait l'avantage, en gardant le même sens, d'être beaucoup plus ouvert.
- ↑ Les astérisques que l'on rencontrera dans ce chapitre renvoient au Post‑Scriptum, p. 99.
- ↑ La Bible de Jérusalem et la Synopse de Benoit et Boismard pour la première multiplication des pains (Mt 14, 19 et par.) et pour l'institution de l'Eucharistie en Matthieu et Marc.
- ↑ Voir, notamment sur les mots : Calice, Hostie, Vénérable, Victime, le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française par Paul ROBERT OC « petit Robert »), Paris, 1967.
- ↑ Voir sur cette question dans Botte‑Mohrmann op. cit., le très érudit Excursus VI de Mlle MOHRMANN : Locus refrigerii pp. 123132.