L'encyclique "Pascendi" et la démocratie

De Salve Regina

Théologie Fondamentale
Auteur : Mgr Henri Delassus
Date de publication originale : décembre 1907

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
Remarque particulière : Réédité par les éditions Saint-Rémi en 2005

L'encyclique "Pascendi" et la démocratie

Plusieurs confrères m’ayant exprimé le désir de voir réunis en une brochure les articles publiés, dans la Semaine Religieuse, sous ce titre : L’ENCYCLIQUE « PASCENDI DOMINICI GREGIS » ET LA DÉMOCRATIE, j’ai cru devoir me rendre à leur avis. Son Eminence le cardinal doyen du Sacré Collège, à qui j’ai eu l’honneur d’en pouvoir faire hommage, a daigné m’écrire, en français, ces lignes trop flatteuses.


« Rome, le 29 décembre 1907.

Le cardinal Oreglia de S. Stephano

S’empresse de remercier Mgr Delassus de son dernier écrit et de sa lettre du 19 courant[1]. » Il profite de cette occasion pour lui témoigner ainsi, directement, sa reconnaissance pour les ouvrages qu’il a eu le plaisir de recevoir de Lui précédemment[2]. » Il Le prie d’agréer ses félicitations bien vives et sincères pour le courage, la force et la science avec lesquels il a toujours combattu les erreurs modernes et leurs souteneurs. »


L’ENCYCLIQUE
PASCENDI DOMINICI GREGlS
ET
LA DÉMOCRATIE


Dès le début de notre Pontificat, Nous avons cru de notre devoir d’avertir publiquement les catholiques des erreurs profondes cachées dans les doctrines du socialisme. L’expression « Démocratie chrétienne » blesse beaucoup d’honnêtes gens qui lui trouvent un sens équivoque et dangereux.

Ce que Dieu aime, c’est le bon esprit de ceux qui, sacrifiant leurs idées personnelles, écoutent les ordres du Chef de l’Eglise comme les ordres de Dieu lui-même.

LÉON XIII, Encyclique Graves de communi.


Notre cœur se serre à voir tant de jeunes gens qui étaient l’espoir de l’Eglise et à qui ils promettaient de si bons services, absolument dévoyés.

PIE X, Encyclique Pascendi dominici gregis.


Un fait indéniable domine la situation actuelle, c’est celui de la concentration anticatholique, antichrétienne qui est tentée dans tous les pays « civilisés ». Nous avons signalé ce fait, nous avons donné les preuves de son existence, de son ubiquité, de sa puissance, d’abord dans le livre L’Américanisme et la Conjuration antichrétienne[3] ; puis d’une manière plus complète dans cet autre livre Le Problème de l’Heure présente. L’âme de cette conjuration, c’est la Franc-Maçonnerie, et au-dessus de la Franc-Maçonnerie et le gouvernant, la puissance talmudique qui, depuis dix-neuf siècles, travaille à préparer les voies au messie temporel qu’elle attend : l’antéchrist.


Cette puissance s’est attaquée d’abord au pouvoir civil ; elle est parvenue à placer la souveraineté dans le peuple, c’est-à-dire à anéantir l’autorité. Elle s’en prend aujourd’hui à la famille, qu’elle dissout par le divorce rendu de jour en jour plus facile. Déjà la propriété est attaquée, non seulement la propriété religieuse, mais aussi la propriété civile.

Tous les liens qui retenaient les hommes dans l’ordre, étant ainsi rompus, la Révolution arrivera à faire du genre humain une poussière d’individus docile à tous les souffles dont il lui plaira de l’agiter.

En face d’elle, l’Eglise catholique, seule, reste debout, toujours vivante, immortelle. Depuis un siècle, l’Eglise n’a cessé d’exhorter ses fils, les catholiques de tous pays, de toute race, de toute langue à s’unir plus étroitement, à se serrer, d’un cœur plus généreux, autour du Christ Sauveur.

Jusqu’ici sa voix n’a point été entendue comme elle aurait dû l’être. Mais l’assaut devient si général et si pressant que force sera bien de lui prêter l’oreille, si l’on ne veut voir la société s’écrouler.

Cette concentration doit se faire d’un bout du monde à l’autre, puisque la conjuration impie a pour théâtre l’univers. Mais, pour être universelle, elle doit d’abord s’organiser en chaque nation.

C’est à la France qu’il appartiendrait de donner l’exemple, d’imprimer le mouvement, parce que c’est en France que la Maçonnerie a porté son plus puissant effort. Rien de plus urgent. De toutes les questions politiques, sociales, morales, religieuses qui agitent aujourd’hui notre pays, celle de l’organisation du parti de Dieu est la plus pressante ; d’elle dépend la solution de toutes les autres.

Aussi Notre Très Saint-Père le Pape nous y exhorte en toute occasion.

« C’est de toute votre âme, vous le sentez bien, qu’il faut défendre votre foi. Mais ne vous y méprenez pas : travail et efforts seraient inutiles, si vous tentiez de repousser les assauts qu’on vous livrera, sans être fortement unis. Abdiquez donc tous les germes de désunion, s’il en existait parmi vous. Et faites le nécessaire pour que, dans la pensée comme dans l’action, votre union soit, aussi ferme qu’elle doit l’être parmi des hommes qui combattent pour la même cause, surtout quand cette cause est de celles au triomphe de qui chacun doit volontiers sacrifier quelque chose de ses propres opinions. »

Longtemps avant que ces paroles n’aient été prononcées elles étaient dans le cœur de tous les vrais Français, de tous les vrais catholiques. Tous sentaient la nécessité de s’unir, tous voyaient que de cette union seule pouvait sortir le salut. Aussi que d’essais pour grouper toutes les bonnes volontés ont été tentés depuis vingt ans ! Rien n’a pu aboutir.

Serons-nous plus heureux désormais ?

Le danger, le suprême péril est devenu manifeste ; tous peuvent voir que la conjuration antichrétienne menace de tout engloutir, et cela non point dans un siècle, mais demain. Tous donc, par cette vue même, doivent être disposés à prêter les mains, de leur mieux, à la Concentration catholique.


Cette concentration, pour être efficace, pour présenter aujourd’hui à l’ennemi, un rempart inexpugnable, et demain nous permettre de reprendre sur lui tout le terrain qu’il a conquis, exige deux conditions, l’une intérieure, l’autre extérieure, la conformité de pensées et l’organisation.

Nous ne parlerons pour le moment que de la première.

Le principe de notre faiblesse devant l’ennemi, la cause de toutes nos défaites, c’est moins la puissance et la malice de l’adversaire que nos divisions intestines. Elles sont telles, que si un coup d’Etat venait à renverser le gouvernement maçonnique, les catholiques de France resteraient aussi divisés le lendemain qu’ils le sont aujourd’hui. C’est que le principe de ces divisions n’est pas, quoi qu’on en ait dit, dans la diversité des opinions politiques.

Veut-on la preuve que la plupart du temps, en France, nos dissentiments entre catholiques sont d’ordre religieux et social, bien plus que d’ordre politique proprement dit ? Voici cinq ou six catholiques réunis dans un salon. Ils appartiennent tous au même parti politique, au parti royaliste, par exemple. Ils discutent entre eux librement les questions religieuses et sociales à l’ordre du jour. S’ils échangent leurs manières de voir, ils ne tarderont pas à se diviser sur presque toutes ces questions. Ces hommes, qui appartiennent à un même parti politique, n’ont pas la même conception de l’Eglise catholique et de ses droits, de la liberté et de l’autorité, des rapports du capital et du travail, etc. Dès lors, ils n’envisagent pas de la même façon la défense religieuse et sociale. Tel d’entre eux sera regardé comme un rétrograde dont les exagérations compromettent gravement la défense de l’Eglise et du pays à l’heure actuelle. Et celui qui juge ainsi son voisin est estimé lui-même par ce voisin comme un homme qui, à son insu, abandonne la défense des vérités nécessaires, et dont toute l’action, par conséquent, est désastreuse, ou pour le moins insuffisante.

De là, une désunion profonde des cœurs, une défiance réciproque, et finalement un refus de marcher ensemble à la bataille contre l’ennemi commun. En effet, ce qui est l’ennemi pour celui-ci ne l’est pas pour celui-là. Ce qui est l’erreur pour les uns constitue une vérité pour les autres. Le mode de combat qui est jugé nécessaire par tel groupe de catholiques est regardé comme absolument inopportun par tel autre groupe.

Dans ces conditions, rien de plus certain que ce dont nous a prévenus Pie X dans l’Encyclique Vehementer Nos : tous nos efforts contre l’ennemi commun resteront sans efficacité, si longtemps que nous n’aurons pas rétabli chez nous la conformité de pensées.

Déjà, au temps lointain de l’Empire, Louis Veuillot disait : « Ce qui peut nous reconstituer, c’est une doctrine. La France est un malade qu’il faut ramener dans son air natal. L’air natal de la France est le catholicisme. L’habileté heureuse ou funeste des hommes politiques peut lui donner des gouvernements ; le catholicisme seul lui refera un tempérament. » Non point un catholicisme de contrefaçon, tel que le présentent les catholiques libéraux, les démocrates et les modernistes, mais le catholicisme tel qu’il rayonne depuis dix-neuf siècles de la Chaire de Pierre, tel que le maintiennent parmi nous les Encycliques Mirari vos de Grégoire XVI, Quanta cura de Pie IX, celle sur l’Américanisme et celle sur la Démocratie chrétienne de Léon XIII, enfin l’Encyclique Pascendi de Pie X.

M. Le Play, M. de Saint-Bonnet, d’autres encore ont parlé de même. Ils n’ont point été écoutés. Pie X sera-t-il plus heureux ? Aurons-nous enfin la sagesse de nous ranger tous sous l’étendard levé contre « le modernisme » dans l’Encyclique Pascendi ? C’est la grande question du jour et de laquelle dépend le salut de la société contemporaine.

Dans un article intitulé : L’exercice de l’Autorité, l’un des principaux organes du parti démocratico-chrétien, le Bulletin de la Semaine, constatait lui-même « la divergence de vues » que nous venons de signaler comme existante chez les catholiques et entre eux. « Sur tous les terrains, philosophique, doctrinal, politique et social, disait-il, deux tendances se manifestent. »[4] L’une de ces tendances a reçu le nom de modernisme, maintenant condamnée par l’Encyclique Pascendi dominici gregis ; l’autre est appelée conservatrice ou réactionnaire par les modernistes, mais aucun nom particulier ne lui convient, puisqu’elle ne fait que maintenir la doctrine catholique sur tous les points où celle-ci se trouve attaquée par le modernisme.

De cette divergence de vues, le Bulletin de la Semaine tirait cette conséquence qu’un parti catholique n’est pas viable en France. Laissons le mot « parti » discuté et discutable ; et remplaçons-le par « union des esprits dans la vérité ».

Est-il vraiment impossible d’y revenir ? Nous ne le croyons pas.

Il ne s’agit plus aujourd’hui d’abandonner sa manière de voir pour prendre celle des personnes que l’on considérait comme ses adversaires, mais d’accueillir tous la parole du Pape comme étant l’oracle de Dieu.


Elle vient de se faire entendre avec une force et une clarté incomparables ; laissons l’esprit de foi se faire jour dans nos cœurs ; le cœur persuadé ouvrira les portes de l’intelligence, et l’intelligence convaincue saura donner à la volonté les énergies nécessaires pour briser les entraves que nous nous sommes laissé imposer.

Il est temps, il est plus que temps de quitter la politique de la conciliation dans l’ordre des idées, comme celle du « moindre mal présent » dans l’ordre de l’action ; l’une et l’autre nous ont conduits, devaient nécessairement nous conduire à l’erreur toujours plus profonde, au mal toujours plus grand. Sachons enfin nous placer, sur le terrain des principes et nous y montrer intransigeants.

Dans une lettre adressée aux catholiques allemands en 1876, au moment où ils se disposaient à tenir leur grand Congrès de Munich, pour faire face au Kulturkampf, Pie IX leur marqua l’indispensable condition du succès : « Que tous ceux, dit-il, qui se louent du titre de catholiques Nous donnent ouvertement l’appui de leurs convictions et se montrent fortement attachés aux principes, à la doctrine et aux sentiments de ce siège de Saint-Pierre. »

Cette exhortation, Pie X nous l’a adressée plus de dix fois. Dans sa dernière Encyclique, il nous a marqué les points desquels partent les divisions, les points par conséquent où tous nous devons nous donner rendez-vous.

Parmi ces points, il n’en est qu’un dont nous nous occuperons ici. L’agnosticisme, l’immanence, le symbolisme, le criticisme, l’évolution dogmatique ne hantent, dans leur forme propre, qu’un petit nombre d’esprits. A ceux-là, nous n’avons rien à dire ; l’Encyclique leur parle assez clairement par elle-même. Mais il est une question qui peut être considérée comme secondaire, relativement à celles-là. C’est elle cependant qui pousse dans le modernisme un grand nombre d’esprits, souvent sans qu’ils y prennent garde. Nous voulons parler de la démocratie, et même de la démocratie qui se dit chrétienne.


Personne ne peut nier que l’idée démocratique, dans ses diverses ramifications n’ait été, ne soit l’une des grandes causes de la division des esprits et du trouble dont nous souffrons.

Les théoriciens de la démocratie chrétienne — nous ne parlons pas des hommes d’œuvres — prétendent que l’Encyclique ne les atteint en aucune façon. Ils avaient dit la même chose après les Encycliques de Léon XIII sur l’Américanisme et sur la Démocratie chrétienne.

Aussitôt après la publication de l’Encyclique de Pie X, M. l’abbé Dabry s’empressa de dire : « C’était un coupable abus de langage de les appeler (les démocrates chrétiens) modernistes et de faire ainsi peser sur leur orthodoxie un fâcheux soupçon. Nous espérons que l’Encyclique va nous libérer de cette équivoque. Nous n’avons rien à changer à notre manière de faire, nous n’avons rien à rétracter, nous n’avons pas d’autre chemin à prendre. Quand nous nous sommes proclamés démocrates, très résolument nous savions ce que nous disions et nous n’avons pas cru diminuer en nous le pouvoir de nos croyances religieuses. Nous avons eu mille occasions de prouver que notre point de vue était, à tout prendre, le point de vue traditionnel et que la conduite de l’Eglise catholique, tout le long de l’histoire, nous montrait notre route. Nous ne voulons plus qu’on nous affuble de l’épithète de modernistes, nous ne l’avons jamais été et nous ne savons même exactement que d’hier à quoi elle répond ».

Il faut avoir suivi M. l’abbé Dabry depuis quinze ans pour peser à son poids et jauger à sa mesure l’audace de ces affirmations.

M. l’abbé Naudet disait de son côté : « Puisque maintenant nous savons ce que c’est que le « modernisme », nous sommes fiers de constater et heureux de déclarer que ce que nous croyons, professons, enseignons n’a point de rapport avec ces doctrines-là. »

Déjà, en 1899, la revue qui porte précisément ce nom Démocratie chrétienne, disait : « On veut mêler notre revue à tous les problèmes soulevés de nos jours, afin de la compromettre un jour ou l’autre.

Depuis plusieurs années, de nobles esprits, parfois aventureux, s’efforcent de renouveler les méthodes et les études philosophiques, théologiques, apologétiques, afin de mieux les adapter, selon eux, aux exigences des découvertes et des théories modernes. Font-ils la part trop grande aux nouveautés suspectes et trop petite aux immuables traditions ? De bonne foi, comment veut-on que les démocrates chrétiens se chargent de le dire ? Et n’est-ce pas vraiment risible de nous voir rendus responsables des audaces des exégètes, des fausses manœuvres des apologistes et des audaces des théologiens ? Ici encore, nous protestons contre ces procès de tendances qu’on essaie de dramatiser. »

Ces protestations ne devaient point empêcher la direction de la Démocratie chrétienne de faire, en faveur des modernistes, ce que Sa Sainteté Pie X décrit ainsi : « Un ouvrage paraît, respirant la nouveauté par tous ses pores ; ils l’accueillent avec des applaudissements et des cris d’admiration. »

Lorsque La Quinzaine poussa l’audace au-delà de toutes les bornes, et que les protestations les plus justifiées s’élevèrent de tous côtés contre elle, la direction de la Démocratie chrétienne écrivit dans cette revue : « La Quinzaine reste donc une de nos grandes revues catholiques, digne de l’estime de tous. Ses articles sont généralement de réelle valeur ; elle pense et fait penser ; que si elle a parfois à rectifier l’une ou l’autre de ses positions, elle rectifie plus d’un préjugé autour de nous et même chez nous ; elle travaille et fait travailler loyalement à l’union de la science et de la foi. Nous sommes de ceux qui croient que les catholiques doivent reconnaissance à son directeur, M. Fonsegrive, et nous sommes heureux de PROFITER DE CETTE OCCASION de le dire, au nom des rédacteurs de la Démocratie chrétienne. »

Lorsque La Quinzaine DUT disparaître, la direction de la Démocratie chrétienne ne s’excusa point, auprès de ses lecteurs, de les avoir si mal aiguillés, loin de là ; elle accentua son admiration. « La disparition de ce grand organe, dit-elle, nous fournit une nouvelle, mais douloureuse occasion de dire à M. Fonsegrive[5] notre admiration pour le travail prodigieux qu’il a accompli à La Quinzaine depuis onze ans. Il a droit, dans l’ensemble, à la reconnaissance des catholiques qu’il a si souvent éclairés, défendus et encouragés. »

L’abbé Garnier ne parla pas autrement dans son journal, Le Peuple Français : « La publication qui disparaît prématurément avait conquis l’estime et la sympathie de tous les esprits libéraux, par sa haute tenue intellectuelle et par la dignité indépendante de son attitude ». Indépendante à l’égard de qui et de quoi ?

Et l’abbé Naudet, dans la Justice social : « Nous restons et nous espérons bien durer longtemps encore pour faire entendre les libres et nécessaires paroles, pour prouver à tous, par notre existence même, que les catholiques ne sont pas des esclaves, comme certains se l’imaginent et comme certaines apparences, au dire de quelques-uns tendraient à le faire supposer. »


Même patronage avait été accordé à Demain[6] qui, lui aussi, DUT disparaître : « Demain, dit la Démocratie chrétienne, est une nouvelle revue nettement progressiste dans tous les sens et sur tous les terrains, elle renseigne dans la perfection sur le mouvement d’idées et d’action que comporte aujourd’hui le monde, et, à ce point de VUE, ELLE EST TRÈS PRÉCIEUSE. »

Personne n’ignore que les doctrines des Annales de philosophie chrétienne ont été visées par l’Encyclique, non moins que celles de La Quinzaine. Lorsque la direction en fut prise par M. l’abbé Laberthonnière, dont plusieurs livres avaient déjà été mis à l’index, la Démocratie chrétienne ne manqua pas de lui faire cette réclame : « Nous avons parcouru son article-programme en entier ; il nous a paru extrêmement intéressant et suggestif… Nous signalons la revue à nos amis et nous offrons à son nouveau et éminent directeur nos meilleurs vœux de succès. »

Non seulement les chefs de la démocratie chrétienne ont chaudement recommandé à leurs lecteurs les principaux organes du modernisme, mais encore ils en ont fait eux-mêmes, et du plus haut.


M. l’abbé Dabry, alors que déjà le livre de M. Loisy, L’Evangile et l’Eglise, avait été condamnée par les Em. cardinaux Richard et Perraud, archevêques de Paris et d’Autun, et par NN. SS. les archevêques et évêques de Cambrai, d’Angers, de Bayeux, de Belley, de Nancy et de Perpignan, le proclama dans son journal, la Vie catholique ( !), « le plus grand exégète du catholicisme ». M. l’abbé Naudet écrivit dans la Justice sociale : « Ni M. Loisy, ni ses Etudes évangéliques, L’Évangile et l’Eglise, ne ressemblent en rien aux caricatures qu’on en fait. En lui, je salue un savant et un prêtre. » D’autres paroles pourraient être rappelées, qui montrent à quel point est juste et vraie cette observation de l’Encyclique : « Un ouvrage paraît, respirant la nouveauté par tous ses pores ; ils l’accueillent avec des applaudissements et des cris d’admiration. »

Et, que l’on ne croie point que cette admiration ne soit pas contagieuse, même sur les esprits qui pourraient le mieux s’y soustraire. Les preuves de cette contamination abondent même dans les séminaires ; et c’est pourquoi, Pie X, dans ses allocutions aussi bien que dans ses encycliques, ne cesse de recommander et de commander de ne point ordonner ceux que cette contagion a atteints.

M. Naudet ne se contenta point d’exprimer son admiration pour M. Loisy et pour ses œuvres. Dans une série d’articles publiés en 1904 sous ce titre : La Bible, la Science et la Foi, reproduction de ses conférences au Collège libre dies Sciences sociales, il mit à la portée de tous les doctrines loisyennes ; il y donna, comme conclusions acquises, les suppositions de la critique la plus avancée. Il alla si loin que plusieurs de ses lecteurs, quoique bien faits à ses hardiesses, s’en alarmèrent[7].


Sur combien d’autres points le modernisme a été embrassé, acclamé par les chefs de la démocratie chrétienne ! Les preuves peuvent êtres puisées à pleines mains dans leurs journaux et leurs revues.

Dans son numéro du 3 août 1907, la Vie catholique disait d’une manière générale : « On ne répétera jamais assez que les catholiques ont tout un travail d’éducation à faire sur eux-mêmes et sur les autres, toute une œuvre d’adaptation de leur mentalité aux desiderata modernes et de coordination de leurs principes avec ces desiderata. » Ce qui ne l’empêchait point de dire, dans son numéro du 21 septembre, après la publication de l’Encyclique : « La Vie catholique s’est toujours montrée étrangère aux polémiques relatives à la philosophie, l’histoire et l’exégèse. Tout au plus avons-nous donné, de loin en loin, quelques renseignements à titre d’information. Nous voulons espérer que la sévérité apparente du Saint-Père ne découragera personne de travailler. »

On peut dire que, sur tous les points signalés par S.S. Pie X, on a vu les démocrates chrétiens réclamer les mêmes réformes que les modernistes : « Réforme de la philosophie, surtout dans les séminaires : que l’on relègue la philosophie scolastique dans l’histoire de la philosophie, parmi les systèmes périmés, et que l’on enseigne aux jeunes gens la philosophie moderne, la seule vraie, la seule qui convienne à nos temps. — Réforme de la théologie : que la théologie, dite rationnelle, ait pour base la philosophie moderne ; la théologie positive, pour fondement l’histoire des dogmes. — Quant à l’histoire, qu’elle ne soit plus écrite ni enseignée que selon leurs méthodes et leurs principes modernes. — Que les dogmes et la notion de leur évolution soient harmonisés avec la science et l’histoire.

— Que, dans les catéchismes on n’insère plus, en fait de dogmes, que ceux qui auront été réformés, et qui seront à la portée du vulgaire[8]. — En ce qui regarde le culte, que l’on diminue le nombre des dévotions extérieures, ou tout au moins qu’on en arrête l’accroissement. Il est vrai de dire que certains, par un bel amour du symbolisme, se montrent assez coulants sur cette matière. — Que le gouvernement ecclésiastique soit réformé dans toutes ses branches, surtout la disciplinaire et la dogmatique. Que son esprit, que ses procédés extérieurs soient mis en harmonie avec la conscience, qui tourne à la démocratie ; qu’une part soit donc faite, dans le gouvernement, au clergé inférieur et même aux laïques ; que l’autorité soit décentralisée. Réforme des Congrégations romaines, surtout de celles du Saint-Office et de l’Index. — Que le pouvoir ecclésiastique change de conduite sur le terrain social et politique ; se tenant en dehors des organisations politiques et sociales, qu’il s’y adapte néanmoins, pour les pénétrer de son esprit. — En morale, ils font leur le principe des américanistes, que les vertus actives doivent aller avant les passives dans l’estimation que l’on en fait, comme dans la pratique. — Au clergé, ils demandent de revenir à l’humilité et à la pauvreté antiques, et, quant à ses idées et à son action, de les régler sur leurs principes. — Il en est enfin qui, faisant écho à leurs maîtres protestants, désirent la suppression du célibat ecclésiastique. Que reste-t-il donc, sur quoi, et par application de leurs principes, ils ne demandent réforme ? » Il n’est pas une de ces réformes qui n’ait été proposée dans les organes de la démocratie chrétienne. Que d’articles y ont été publiés pour demander la réforme de l’enseignement dans les séminaires, la refonte des catéchismes, « l’échenillage » des dévotions, la démocratisation du gouvernement ecclésiastique, la réforme des Congrégations romaines, surtout de celles du Saint-Office et de l’Index qu’ils craignent particulièrement, la soumission de l’Eglise aux lois arbitraires et injustes de l’Etat, l’américanisation du clergé, etc., etc. !


La conformité de pensées, de langage et de vœux sur tous ces points, entre démocrates et modernistes, est si bien établie, que tout dernièrement, M. Bazire, dans un article destiné à dégager l’Univers de ses anciennes relations, écrivait dans ce journal : « Ce fut le malheur de catholiques bien intentionnés de s’en laisser imposer par une école d’intellectuels surfaits, et d’associer leurs revendications aux affirmations doctrinales les plus risquées. Qu’avait de commun la thèse de l’immanence et la réforme du contrat de travail, le juste salaire et l’authenticité de tel livre mosaïque ? » Et encore : « Les grands mots de science, de démocratie, de progrès, dont les primaires font un si étrange abus, sans en comprendre le sens ni la portée, des catholiques confusionnistes s’en servirent aussi comme d’un accompagnement pour célébrer la réconciliation de l’Eglise avec le siècle ; et dans ce vaste ensemble, la réforme sociale chrétienne n’apparut plus que comme une partie de ce mouvement d’idées, qu’on est convenu d’appeler le réformisme catholique. »

Pour faire partager ces idées et ces vœux qui, naturellement, devaient répugner au clergé ayant l’esprit de son état, les chefs du parti se sont imperturbablement donnés comme les porte-paroles du Saint-Siège.

En 1894, la Démocratie chrétienne publia, chez elle d’abord, puis en brochure, une série d’articles répondant à cette question : « De quel côté vont les encouragements du Pape ? » C’est le titre de ce travail fait pour concilier la confiance du clergé à « l’état-major de la Démocratie chrétienne ». « Nous n’avons eu qu’un but, était-il dit en forme de conclusion : démontrer que le Pape a des sympathies et des préférences pour les Chefs, pour les DOCTRINES, et pour les œuvres de cette école que nous pouvons désormais appeler L’ÉCOLE PONTIFICALE[9]. » Qui ne se serait laissé persuader par une telle assurance, parmi ceux qui ne pouvaient examiner la chose par eux-mêmes ?


L’encyclique Pascendi, loin de libérer la démocratie chrétienne de l’imputation de modernisme, montre l’intime connexion qui existe entre cette hérésie des hérésies et le mouvement démocratique.

Dans la partie qui expose l’idée que les modernistes se font de l’Eglise, et de sa Constitution, Pie X dit : « Nous voici à l’Eglise, où leurs fantaisies vont nous offrir plus ample matière. L’Eglise est née d’un double besoin : du besoin qu’éprouve tout fidèle, surtout s’il a eu quelque expérience originale, de communiquer sa foi ; ensuite, quand la foi est devenue commune, ou, comme on dit, collective, du besoin de s’organiser en société, pour conserver, accroître, propager le trésor commun. Alors, qu’est-ce donc que l’Eglise ? Le fruit de la conscience collective, autrement dit de la collection des consciences individuelles : consciences qui, en vertu de la permanence vitale, dérivent d’un premier croyant pour les catholiques, de Jésus-Christ. Or, toute société a besoin d’une autorité dirigeante, qui guide ses membres à la fin commune, qui, en même temps, par une action prudemment conservatrice, sauvegarde ses éléments essentiels, c’est-à-dire, dans la société religieuse, le dogme et le culte. De là, dans l’Eglise catholique, le triple pouvoir, disciplinaire, doctrinal, liturgique. »

De l’origine de cette autorité se déduit sa nature ; comme de sa nature, ensuite, ses droits et ses devoirs. Aux temps passés, c’était une erreur commune que l’autorité fût venue à l’Eglise du dehors, savoir de Dieu immédiatement : en ce temps-là, on pouvait, à bon droit, la regarder comme autocratique. Mais on en est bien revenu aujourd’hui. De même que l’Eglise est une émanation vitale de la conscience collective, de même, à son tour, l’autorité est un produit vital de l’Eglise. La conscience religieuse, tel est donc le principe d’où l’autorité procède, tout comme l’Eglise ; et s’il en est ainsi, elle en dépend. Vient-elle à oublier ou méconnaître cette dépendance, elle tourne en tyrannie. »

Nous sommes à une époque, où le sentiment de la liberté est en plein épanouissement : dans l’ordre civil, la onscience publique a créé le régime populaire. Or, il n’y a pas deux consciences dans l’homme, non plus que deux vies. Si l’autorité ecclésiastique ne veut pas, au plus intime des consciences, provoquer et fomenter un conflit, à elle de se plier aux formes démocratiques. Au surplus, à ne le point faire, c’est la ruine. Car, il y aurait folie à s’imaginer que le sentiment de la liberté, au point où il en est puisse reculer. Enchaîné de force et contraint, terrible serait son explosion ; elle emporterait tout, Eglise et religion. Telles sont, en cette matière, les idées des modernistes, dont c’est, par suite, le grand souci de chercher une voie de conciliation entre l’autorité de l’Eglise et la liberté des croyants. »

Plus loin, le Saint-Père revient sur cette folle prétention des modernistes de démocratiser l’Eglise : « Ce qu’ils demandent, dit-il, c’est qu’elle veuille, sans trop se faire prier, suivre leurs directions, et qu’elle en vienne enfin à s’harmoniser avec les formes civiles. »

Comme (au sentiment des modernistes) le magistère de l’Eglise a sa première origine dans les consciences individuelles, et qu’il remplit un service public, il est de toute évidence qu’il s’y doit subordonner. Par là même, se plier aux formes populaires. » Que le gouvernement ecclésiastique soit réformé, que son esprit, que ses procédés extérieurs soient mis en harmonie avec la conscience qui tourne à la démocratie. Qu’une part soit donc faite dans le gouvernement (de l’Eglise) au clergé inférieur et même aux laïques ; que l’autorité soit décentralisée. »

Tous les hommes qui suivent attentivement le mouvement des idées ont fait, à la lecture de l’Encyclique, cette remarque que toutes les erreurs qui y sont signalées, sont exposées le plus souvent dans les propres termes dont les modernistes se sont servis pour les propager.

Les vœux ainsi formulés par les modernistes-démocrates s’ils pouvaient jamais se réaliser seraient le renversement complet, jusque dans ses fondements, de l’Eglise telle que Notre-Seigneur Jésus-Christ l’a constituée. Il en a fait une pyramide, l’autorité descend du ciel sur le sommet et du sommet elle répand ses bienfaits sur les bases. La démocratie aspire à retourner l’édifice, à mettre l’autorité dans la foule.

Dans les textes rapportés ci-dessus, Notre Saint-Père le Pape dit comment on en est venu là.

Les modernistes raisonnent ainsi : La religion ne résulte pas d’une révélation extérieure, venant du dehors, venant de Dieu. Elle a son principe et sa source dans la conscience de chaque individu. C’est le dire des « immanentistes vitaux ». Les consciences individuelles ont communiqué entre elles ; de là l’existence d’une « conscience collective ». Cette conscience collective, par cela même qu’elle est collective, crée une société, la société religieuse. Comment cette société doit-elle être gouvernée ? Par une autorité qui soit le produit vital des consciences individuelles, par une autorité émanée d’une sorte de suffrage universel, et dépendante des consciences individuelles qui l’ont créée. L’autorité religieuse qui vient à oublier cette origine et cette dépendance se tourne en tyrannie. C’est ce qui est malheureusement de nos jours. Aussi, si l’autorité ecclésiastique ne veut pas fomenter ce conflit, « elle doit se plier aux formes démocratiques », « elle doit s’harmoniser avec les formes civiles », « elle doit se plier aux formes populaires ». Il faut que « son esprit et ses procédés extérieurs soient mis en harmonie avec la conscience qui tourne à la démocratie », il faut qu’une part soit faite dans le gouvernement au clergé inférieur et même aux laïques ». Il faut que « l’autorité soit décentralisée ». Que, « si elle s’y refuse, c’est la ruine » pour elle ; car « il y aurait folie à s’imaginer que le sentiment de la liberté, au point où il en est, puisse reculer ».

Ainsi parlent les modernistes.

Les démocrates ne concluent pas autrement ; mais ils arrivent à cette conclusion par une autre voie. Leur point de départ est à l’opposé. Imbus des faux dogmes de Jean-Jacques Rousseau, ils croient que l’état social est, non pas l’œuvre de Dieu, mais l’œuvre de l’homme, le résultat du contrat que les hommes, fatigués de vivre en sauvages, ont, un beau jour, conclu entre eux. Si la société est née d’un contrat entre tous, si tous ont convenu de créer une autorité pour les gouverner, cette autorité dépend de tous. De là la souveraineté du peuple qui donne et qui reprend le pouvoir, qui en étend ou en restreint les limites. En d’autres termes, de là le suffrage universel, de là le régime démocratique, que nos démocrates chrétiens ou non chrétiens, conséquents avec « le faux dogme » qui leur sert de principe, déclarent être le régime par excellence, le seul fondé en raison, le seul légitime. Mais si le gouvernement démocratique est le gouvernement par excellence, il doit être celui de l’Eglise aussi bien que celui de l’Etat. Les démocrates qui veulent être chrétiens ne tirent point cette conséquence ouvertement. Ils ne le pourraient sans se faire déclarer hérétiques. Mais c’est bien le fond de leur pensée. Ils se récrient quand on l’affirme. II suffit, pour leur répondre, de leur rappeler leurs paroles, de leur remettre leurs écrits sous les yeux. Nous ne pouvons évidemment faire ici, de cela, une démonstration complète. Il suffira sans doute de rappeler les paroles d’un de leurs chefs, prononcées dans une circonstance bien solennelle, et du haut de la tribune la plus retentissante qui soit.

Le 15 janvier de cette année 1907, M. l’abbé Lemire monta à la tribune de la Chambre des Députés pour y faire entendre ces paroles : « Je ne reconnais à personne le droit de faire de nous, catholiques, les serfs d’un régime centralisateur[10], d’un régime à la Louis XIV. La constitution de l’Eglise n’est modelée sur aucune des formes éphémères des gouvernements humains. ELLE N’EST PAS UNE MONARCHIE. Elle est à proprement parler une hiérarchie.

C’est tout différent ( ! ?) L’Eglise est gouvernée par une série d’autorités locales dépendantes les unes des autres, et contrôlées (seulement cela ?) par une autorité centrale et supérieure[11]. »

Ces paroles sont tellement contraires à ce que M. l’abbé Lemire a appris de son curé, lorsqu’il se préparait à la première communion, que l’on se demande comment de telles idées ont pu, dans ses vieux jours, lui entrer dans la tête, et l’occuper si entièrement qu’il n’en sorte plus rien qui n’y corresponde.


L’explication de ce phénomène est facile à donner. Lorsque les sentiments démocratiques se sont emparés d’un cœur, lorsque le faux dogme de Jean Jacques Rousseau a fait invasion dans un esprit, ce cœur, cet esprit désirent voir, dans la société à laquelle ils appartiennent, l’application de leurs idées, la réalisation de ce que leurs sentiments leur présentent comme étant le mieux, le gouvernement le plus parfait, l’état le plus désirable.

C’est ainsi que les disciples de l’école démocratique chrétienne arrivent, sans qu’ils s’en doutent toujours, à une disposition d’esprit qui leur rend pénible la situation faite à l’Eglise et à ses fidèles par la constitution que Notre-Seigneur Jésus-Christ lui a donnée. Chez la plupart, ce n’est qu’une disposition latente qui les rend moins soumis à l’Autorité. Chez les maîtres, c’est une idée bien claire, bien nette, qui se manifeste lorsque l’occasion s’en présente, comme il est arrivé à M. l’abbé Lemire au cours de la discussion sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, dont la loi, par ses associations cultuelles, avait précisément pour but de DÉMOCRATISER l’Eglise.

N.S.P. le Pape ne s’est point contenté, dans son Encyclique, de dire comment et pourquoi les modernistes voulaient démocratiser l’Eglise, il a fait aussi allusion aux prophéties que ces Messieurs formulent et par lesquelles ils préviennent l’Eglise que si elle ne se rend point aux invitations qu’ils lui font de transformer au plus tôt sa constitution, elle ne peut plus compter que sur quelques jours de vie.

« Si l’autorité ecclésiastique ne veut pas, au plus intime des consciences, provoquer et fomenter un conflit à elle de se plier aux formes démocratiques. Au surplus, à ne le point faire, c’est la ruine, car il y aurait folie à s’imaginer que le sentiment de la liberté, au point où il en est, puisse reculer. »

Ces menaces, les démocrates chrétiens les modulent à l’unisson avec les modernistes. Ils ne font d’ailleurs que continuer l’antienne entonnée, il y a trois quarts de siècle, par leur père et maître, Lamennais.

Père et maître de la démocratie chrétienne, il l’est assurément. Ils le reconnaissent comme tel et ils lui ont voué le culte de piété filiale qui lui est dû.

C’est lui qui, le premier, a dit ce qu’ils ne cessent de répéter, à savoir que la Révolution française est sortit, de l’Evangile et que l’Eglise n’a qu’à s’y adapter, si elle veut poursuivre sa carrière. C’est lui qui, après avoir exagéré l’ultra-montanisme, a mis la souveraineté dans le peuple, même au point de vue religieux. C’est lui qui, le premier, a proféré les menaces que nous venons d’entendre contre l’Eglise, si elle ne se décidait point à prendre l’habit démocratique.

Il écrivait à M. de Coux en 1833, alors que, revenant de Rome, il publiait les Paroles d’un Croyant[12] : « Mon intention est de rester soumis dans l’Eglise et libre en dehors de l’Eglise[13]. » Sur ce qui regarde celle-ci, il est impossible de ne pas admettre qu’elle subira de grandes réformes, une transformation nécessaire[14]. L’humanité n’a pas certainement accompli sa tâche, ni le christianisme non plus, et le christianisme et l’humanité ne sont qu’une même chose. Le genre humain ne saurait désormais vivre en dehors de la raison, de la science et du droit qu’ont développés les siècles…


J’ai une foi immense, infinie dans la vérité et la justice…[15] Parce que je crois à une régénération plus ou moins prochaine, je me sens prêt à tout souffrir, à tout sacrifier, pour y concourir[16]. Voilà l’explication de mon livre. » Je suis dans la persuasion très profonde que les grands changements qui se préparent dans le monde, loin d’être opérés par l’Eglise, le seront malgré elle, parce qu’ils doivent amener dans son sein la réforme qui sauvera le christianisme, réforme que la hiérarchie, non seulement ne saurait vouloir, mais à laquelle elle résistera jusqu’au bout de ses forces[17]. Toujours est-il certain, en ce qui touche les questions pratiques, que quiconque veut agir, agir dans un sens qu’avouent la raison et la conscience, doit se séparer du clergé. Le moindre contact avec lui engourdirait comme la torpille, si même il ne tuait soudainement. C’est dans notre temps qu’il faut chercher désormais les conditions de ce qui nous reste à faire. La première de toutes est l’indépendance. »


Fogazzaro, Riffaux, Naudet, Sangnier et autres ne sont vraiment que des échos, échos bien fidèles. Le livre tout entier a été résumé ainsi par le P. Longhaye : « J’ai montré à l’Eglise sa mission nouvelle, qui est de suivre, en ayant l’air de le conduire, le mouvement irrésistible de la démocratie. Si elle s’y refuse, elle est perdue ; et je lui signifie sa déchéance de par le genre humain dont je suis l’organe infaillible. »

Lorsque M. Lemire arriva à la députation, un abbé de ses amis publia une biographie que l’abbé député distribua et fit distribuer par les organisateurs de ses congrès et de ses conférences. Dans la préface, il y est dit : « Depuis un siècle, l’Eglise de France s’est tenue à l’écart des profonds mouvements de la pensée contemporaine (pensée moderniste). Les voix même des Lamennais, des Lacordaire, des Montalembert ont peine à se faire jour, et le plus grand de ces réformateurs fut brisé misérablement, pour avoir voulu TROP TÔT le mouvement qui doit un jour sauver le christianisme chez nous. »

N’est-ce point le langage de Lamennais et celui que Pie X reproche aux modernistes de tenir encore de nos jours ?

Lamennais était donc prophète lorsqu’il écrivait à Montalembert faisant allusion à leur journal, L’Avenir : « Nous avons répandu des semences qui fructifieront un jour. C’est au temps seul qu’il appartient de les développer et de les mûrir. »

Les plantes vénéneuses sorties des semences lamennaisiennes ont été soigneusement cultivées par les modernistes, de quelque nom qu’ils se soient appelés, catholiques libéraux, progressistes, démocrates chrétiens.

Grégoire XVI dans son Encyclique Mirari vos, Pie IX dans l’Encyclique Quanta cura, Léon XIII dans les Encycliques Testem benevolentiæ et Graves de communi, se sont appliqués à les arracher du sol de l’Eglise. Des racines, qui n’ont point été extirpées, sont sorties d’autres plantes, ayant, avec un nom nouveau, une physionomie autre, mais cependant toujours de même essence, et poussant leurs surgeons de plus en plus loin. L’Encyclique de Pie X embrasse le champ tout entier de l’erreur et saisit la plantation de l’homme ennemi tout entière, dans ses germes comme dans ses fruits. Il faut bien qu’elle périsse.


Le grand principe des démocrates est qu’il ne saurait y avoir d’autre puissance publique dans la société que celle qui émane du peuple, source unique et essentielle de la souveraineté. Ce principe est directement opposé à celui proclamé par saint Paul : Non est enim potestas nisi a Deo[18]. Il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu.

Dans l’Eglise, Dieu le Père, origine et principe du Fils, a envoyé le Fils ; le Fils envoie ses ministres. Celui qui les reçoit, reçoit le Christ, et celui qui reçoit le Christ reçoit le Père. « Comme mon Père M’a envoyé, Je vous envoie. Celui qui vous reçoit Me reçoit, et celui qui Me reçoit, reçoit Celui qui M’a envoyé.

Dieu est le Chef du Christ, Caput Christi Deus (I Cor., x1, 3). Jésus-Christ est le Chef de l’Eglise, Ipsum dedit caput supra omnem Ecclesiam. Il (Dieu le Père) L’a donné pour Chef à toute l’Eglise[19]. Et Jésus-Christ s’est donné un Vicaire, Chef aussi, en Lui et par Lui, de l’Eglise universelle. Definimus… ipsum Pontificem Romanum successorem esse beati Petri principis Apostolorum et verum Christi Vicarium totiusque… Ecclesiæ Caput… existere. « Nous définissons, a dit le Concile de Florence, que le Pontife Romain est le vrai Vicaire du Christ et, par conséquent, le Chef de toute l’Eglise. »


L’Autorité dans l’Eglise vient donc directement de Dieu le Père par le Fils incarné. A cette excellence répond une inviolable immutabilité. L’Eglise sera, jusqu’à la fin des temps, ce que Dieu l’a faite. Les puissances de l’Enfer ne prévaudront jamais comme elle.

Le protestantisme a voulu changer cette constitution. Au XVIe siècle, les révoltés attribuèrent la souveraineté à l’assemblée des fidèles, c’est-à-dire au peuple.

Sous l’influence des idées protestantes, le XVIIIe siècle transporta cette manière de voir, de l’Eglise dans l’Etat. C’est le même système, la même théorie. Quelle différence y a-t-il entre l’Eglise de Dieu telle que la conçoivent les protestants, uniquement conduite par sa parole, et la République uniquement gouvernée par les lois et par les députés du peuple souverain ? C’est l’observation de J. de Maistre dans le livre Du Pape ; et il ajoute : « C’est la même folie, ayant seulement changé d’époque et de nom. »

Cette folie s’est aggravée. Au sein même du catholicisme, il se trouve des hommes et, hélas ! des prêtres tellement pénétrés de l’esprit démocratique, qu’ils le font refluer de l’ordre politique dans l’ordre religieux. C’est ce que marque Notre Saint-Père le Pape, dans le passage de son Encyclique que nous venons de citer.

Cela ne date point d’aujourd’hui. On vit, au Concile du Vatican, une manifestation de cet esprit. Quelques évêques présentèrent une consultation où ils firent valoir qu’ils remplissaient les fonctions épiscopales chez les nations catholiques les plus importantes. Aux yeux des signataires, les pontifes empruntaient donc une part de leur autorité à leurs propres églises. Leur valeur représentative était en raison du nombre de leurs fidèles ou de l’importance de leur diocèse. Cette idée les porta à vouloir exclure du Concile les prélats qui n’avaient point de diocèse à gouverner, tels que les évêques titulaires, ou de diocèse proprement dit, tels que les vicaires apostoliques. C’était, comme l’a observé Dom Lesse, rabaisser le caractère épiscopal et déplacer le principe de son’ autorité.

Cette autorité ne dépend nullement de la situation politique ou géographique du diocèse et du nombre des diocésains. Ce n’est point d’eux que l’évêque tient sa qualité de juge de la foi, mais de la mission qu’il a reçue d’En-Haut par le sacre et par la préconisation.

Le diocèse est incapable de livrer à son chef même une parcelle d’une autorité qu’il n’a point. Elle vient tout entière de Notre-Seigneur Jésus-Christ par Notre Saint-Père le Pape. Aussi règne-t-il une égalité parfaite dans le collège que les évêques forment autour du Souverain Pontife. Le prélat qui gouverne un diocèse minuscule de l’Italie n’est pas moins évêque que celui auquel obéissent les catholiques des vastes diocèses de Paris, de Malines ou de Cambrai.

Parler comme le faisaient ces évêques dans leur mémoire c’était inconsciemment sans doute, mais très réellement, introduire la démocratie et son principe de la souveraineté du peuple dans l’Eglise.

Nos abbés démocrates voulurent en faire l’essai. Leurs congrès d’ecclésiastiques ne furent rien moins qu’une tentative de démocratisation de l’Eglise

A la réception du programme du premier de ces congrès, en 1896, nous écrivîmes dans la Semaine religieuse du diocèse de Cambrai : « Les assemblées du clergé ont leurs règles ; et il n’est permis à personne d’innover en cette matière. Le droit ecclésiastique connaît les conciles oecuméniques, les conciles provinciaux, les synodes diocésains. L’assemblée projetée à Reims n’est rien de cela. C’est une réunion absolument anormale. Qui a autorité pour en tracer le programme ? Qui a eu autorité pour la convoquer ? Qui aura autorité pour la présider ? Ce ne peut être un simple prêtre. Ce ne pourrait être un évêque, ni même un groupe d’évêques. Chaque évêque peut organiser, dans son diocèse, une assemblée de ses prêtres ; c’est le synode diocésain. Un archevêque, de concert avec les évêques de sa province, peut convoquer un concile provincial. Ils ne peuvent appeler, ni au synode, ni au concile, les prêtres des diocèses voisins sans le consentement de leur ordinaire. On convoque les prêtres de toute la France. A supposer que tous les évêques de France aient donné, à l’abbé qui leur envoie ses invitations, les délégations nécessaires pour convoquer en assemblée générale le clergé du second ordre, il faudrait encore le même consentement unanime pour la rédaction du programme, pour la présidence de l’assemblée et pour les règlements à imposer à la discussion. Et encore, une telle assemblée serait une nouveauté inouïe dans l’Eglise ; avant d’en prendre l’initiative, il serait de rigueur de consulter le Saint-Siège.  » La circulaire d’invitation que nous avons reçue dit que « l’assemblée n’engagera pas de discussion de doctrine ». Il suffit d’ouvrir le programme pour voir qu’en bien des points, les questions à traiter confinent à la doctrine. Mais, de plus, la discipline est aussi réservée à l’épiscopat que le dogme. II n’est pas à présumer que le Pape transfère jamais l’étude des questions de discipline à une assemblée de simples prêtres. A plus forte raison ne peuvent-ils s’arroger d’eux-mêmes ce pouvoir. »

M. l’abbé Naudet, qui avait signé la convocation avec les abbés Lemire et Dabry, répliqua, dans le Monde dont il était le directeur, par les qualifications ordinaires de « réfractaires » et de « gens qui ont horreur de la liberté et qui poussent des cris de putois »[20].


Ce dont nous avions vraiment horreur, c’était l’introduction, en acte, de la démocratie dans l’Eglise. A cela, il objectait : « Dans quels chapitres du Droit canon ont-ils trouvé qu’un homme, dès qu’il a reçu le sacerdoce, abdique ses droits et sa dignité, n’étant plus qu’un enfant toujours en tutelle, ne pouvant dire un mot ou lever le doigt sans en obtenir une autorisation spéciale ? » Après la démocratie en acte, c’était, dans l’Eglise, la démocratie érigée en doctrine.

Bien que, depuis longtemps, il ne soit plus question de congrès ecclésiastiques dans la forme inaugurée par MM. les abbés Dabry, Naudet et Lemire, Sa Sainteté Pie X n’a point cru cependant devoir omettre d’en parler dans son Encyclique.

Parmi les mesures prescrites pour s’opposer aux envahissements du modernisme, se trouve celle-ci : « V. — Nous avons déjà parlé des congrès et assemblées publiques, comme d’un champ propice aux modernistes pour y semer et y faire prévaloir leurs idées. Que désormais les Evêques ne permettent plus, ou que très rarement, de congrès sacerdotaux. Que s’il leur arrive d’en permettre, que ce soit toujours sous cette loi, qu’on n’y traitera point de question relevant du Saint-Siège ou des Evêques, que l’on n’y émettra aucune proposition ni aucun vœu usurpant sur l’autorité ecclésiastique, que l’on n’y proférera aucune parole qui sente le modernisme, ou le presbytérianisme, ou le laïcisme. A ces sortes de congrès qui ne pourront se tenir que sur autorisation du second congrès ecclésiastique, pour en faire connaître urbi et orbi la signification et le résultat : « C’est l’Épiscopat qui s’ébranle au souffle de la démocratie qui appelle des amis et des guides. Le triomphe commence à. luire pour les idées de Léon XIII. Une voie nouvelle est désormais ouverte, non plus seulement comme direction, mais comme fait. Elle ira toujours s’élargissant ; il faut que les plus réfractaires en prennent leur parti, TOUT LE CLERGÉ Y PASSERA. » écrite, accordée en temps opportun, et particulière pour chaque cas, les prêtres des diocèses étrangers ne pourront intervenir sans une permission pareillement écrite de leur ordinaire. Nul prêtre au surplus, ne doit perdre de vue la grave recommandation de Léon XIII :

Que l’autorité de leurs pasteurs soit sacrée aux prêtres, qu’ils tiennent pour certain que le ministère sacerdotal, s’il n’est exercé sous la conduite des Evêques, ne peut être ni saint, ni fructueux, ni recommandable » (Encyc. Nobilissima Gallorum, 10 fév. 1881).

La doctrine de la démocratie dans l’Eglise fut, tout dernièrement et de façon plus explicite, et, pour ainsi dire, doctrinale, professée par M. l’abbé Lemire dans les paroles que nous avons déjà rapportées : « Je ne reconnais à personne le droit de faire de nous, catholiques, les serfs d’un régime centralisateur et despotique, d’un régime à la Louis XIV. La constitution de l’Eglise n’est modelée sur aucune des formes éphémères des gouvernements humains. Elle n’est pas une monarchie. Elle est, à. proprement parler, une hiérarchie. C’est tout différent. L’Eglise est gouvernée par une série d’autorités locales, dépendantes les unes des autres, et contrôlées par une autorité centrale et supérieure. »

L’Eglise n’est pas une monarchie ! Il n’y a à Rome qu’une autorité de contrôle ! Ce sont là des paroles formellement contradictoires à celles du divin Maître, interprétées et définies par les conciles, en dernier lieu, par le Concile du Vatican.

Les paroles de l’Homme-Dieu : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ; — Tout ce que tu remettras sur la terre sera remis dans les cieux ; ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux ; — Pais mes agneaux, pais mes brebis », ces paroles ont créé un Souverain dans l’Eglise. Cela est de foi.

Et de fait, saint Pierre est tout à la naissance de l’Eglise, comme le Pape est tout aujourd’hui. Les Actes des Apôtres nous montrent Pierre dirigeant le collège apostolique, organisant, décidant, agissant, en un mot, en souverain, comme aujourd’hui le Pape gouverne seul, avec une autorité qui ne relève en rien de ceux sur qui il l’exerce. Il règne et il gouverne au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont il occupe la place au sommet de l’Eglise.

Cette institution et cet état sont bien à l’opposé de la démocratie. Il n’y a qu’un mot dans le vocabulaire français pour désigner cette forme du gouvernement : Monarchie.

Nous pourrions apporter d’autres paroles et d’autres actes de démocrates chrétiens à l’appui du reproche adressé par Notre Saint-Père le Pape aux modernistes, de vouloir réformer le gouvernement ecclésiastique et de vouloir le mettre en harmonie avec la conscience qui tourne à la démocratie ; de vouloir qu’une part soit faite dans le gouvernement de l’Eglise au clergé inférieur et même aux laïques ; et de vouloir enfin que l’autorité soit décentralisée.

Il n’y a point lieu de s’étonner de cette aberration. Lorsqu’un esprit s’est laissé occuper par une idée qu’il juge maîtresse, telle l’excellence et la perfection du régime démocratique, on retrouve la trace de cette persuasion dans tous les jugements qu’il porte. « L’état démocratique est le plus parfait, donc on doit trouver ce régime dans la plus parfaite des sociétés, l’Eglise. »

La prémisse est sujette à caution ; on peut même soutenir résolument qu’elle est une contre vérité. La monarchie existe dans le ciel, quoi qu’en ait dit un jour le Sillon, qui a voulu voir la suprême glorification de la démocratie dans la Très Sainte Trinité. Il n’y a qu’un Dieu qui règne sur tout l’univers, qui gouverne le ciel et la terre. Dieu a fait la famille et l’Eglise, ces deux sociétés principales, à l’image de ce qui est au plus haut des cieux : un père souverain et un Pape souverain, comme un Dieu souverain Seigneur. On peut ajouter que l’histoire montre, avec la plus lumineuse clarté, que les nations ont prospéré d’autant plus que leur constitution se rapprochait davantage de la constitution si admirable dont la Providence avait doté la France, et que le régime démocratique les a toujours et partout précipitées vers la ruine.

Pour en revenir à la constitution monarchique et non démocratique de l’Eglise, Dom Guéranger, en réponse aux prétentions des évêques de la minorité au Concile du Vatican, a fort bien dit : « En fondant son Eglise, Notre-Seigneur Jésus-Christ était libre assurément de lui donner telle forme qu’il jugerait à propos dans sa divine sagesse.

Il ne pouvait être lié, ni par les antécédents humains, ni par les idées modernes dont il prévoyait de toute éternité les aberrations. Ce serait un blasphème de prétendre qu’il ait dû s’accommoder aux caprices de la créature, et c’est un devoir pour celle-ci d’accepter humblement tout ce qu’il a disposé. La constitution de l’Eglise est donc l’objet de la foi. Nous devons la prendre telle que Jésus-Christ l’a intimée. Le pouvoir y a été constitué par l’Homme-Dieu d’une manière immuable, et nul ne pourrait en changer les conditions[21]. »


Bossuet, dans l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre, trouvait déjà de son temps que « quelque chose de violent se remuait au fond des cœurs : c’était, disait-il, un dégoût secret de tout ce qui a de l’autorité, et une démangeaison d’innover sans fin. » Ce dégoût de tout ce qui a de l’autorité, c’est bien la caractéristique de la démocratie ; et cette démangeaison d’innover sans fin, la caractéristique du modernisme. De cette affinité, sans doute, est venue l’alliance si étroite qui s’est faite entre démocrates et modernistes.

Sur tous les points mentionnés par Pie X dans son Encyclique, on les voit réclamer les mêmes réformes. Sans doute, les nuances sont variées à l’infini, depuis celui qui se contente de persifler les dévotions particulières, jusqu’à celui qui dit que la religion, que le christianisme lui-même est un produit humain spontanément éclos des consciences, pour donner satisfaction à leur sentiment religieux.

Modifiant un mot qui avait cours en 1848, on peut dire : il est avéré que tous les modernistes se sont déclarés démocrates et que presque tous les démocrates ont des tendances modernistes. Il en devait être ainsi parce que toutes les erreurs marquées dans l’Encyclique, quoique appartenant à diverses sphères de pensées, sont solidaires les unes des autres, et que celui qui en adopte une est porté à accorder ses sympathies à toutes ou presque toutes, comme nous avons pu le constater. De là, l’existence d’un bloc moderniste, qui va de la démocratie chrétienne à ce qui, en logique, est, comme l’a montré Pie X, le dernier mot du modernisme,… le panthéisme.

Qu’on ne se récrie point.

Pour comprendre comment la démocratie peut conduire, et conduit effectivement parfois à l’athéisme, il faut commencer par voir ce qu’elle est, et dégager le mot qui la nomme des équivoques dont on se plaît à l’envelopper.

Léon XIII n’a point manqué de marquer l’ambiguïté dans laquelle on l’a engagée. Ce fut l’objet premier de l’Encyclique sur la démocratie chrétienne, nécessitée par l’abus qui était fait de l’Encyclique précédente sur la condition des ouvriers.

Le mot démocratie, d’après son étymologie, signifie la souveraineté du peuple. C’est aussi le sens qui lui a été donné de tout temps. C’est ce que veulent voir, dans l’ordre politique et social, ceux qui ont l’ambition de réaliser la vraie démocratie.

Les démocrates qui joignent le titre de chrétien à celui de démocrate, ont bien la même pensée et poursuivent bien le même but ; cela éclate dans leurs journaux, leurs revues, leurs livres, leurs meetings et leur congrès, aussi bien que dans leur action. Mais comme la souveraineté du peuple se heurte à la souveraineté de Dieu, Omnis potestas a Deo, quand ils sont serrés d’un peu près ils disent : par démocratie, nous n’entendons pas la souveraineté du peuple, mais le dévouement à la cause populaire. Ici se loge l’équivoque. Quelle est-elle la cause populaire ? Que demande-t-elle ? Le gouvernement du peuple par lui-même, répondent-ils à ceux-ci ; l’amélioration du bien-être dans la classe populaire, disent-ils à ceux-là.

Je suis oiseau, voyez mes ailes. Je suis souris : Vivent les rats !

Léon XIII leur a, dit : abandonnez la première définition, et tenez-vous-en à la seconde dans vos discours et dans vos actes.

On sait ce qu’ils firent de cette recommandation.

C’est donc aux démocrates chrétiens comme aux démocrates tout court qu’il faut maintenant montrer comment la doctrine démocratique peut conduire aux derniers excès du modernisme, c’est-à-dire au renversement de l’édifice doctrinal du catholicisme, et même à l’athéisme ou au panthéisme.

Et d’abord, le renversement de l’édifice doctrinal du christianisme.

La souveraineté du peuple repose sur le faux dogme, principe générateur de la Révolution, qui fut prêché par Jean-Jacques Rousseau, à savoir, la bonté native de l’homme, en d’autres termes, la négation du péché originel.

Or, le christianisme tout entier repose sur l’existence du péché originel qui a nécessité la Rédemption.

Pie X n’a point attendu d’être Pape pour découvrir cette racine de la démocratie. En 1896, la présidence d’honneur d’un congrès démocratico-chrétien, tenu à Padoue lui fut offerte. Il l’accepta pour y faire entendre ces vérités : « LOUÉ SOIT JÉSUS-CHRIST ! Ce salut chasse de notre esprit toute crainte au sujet de gros discussions. Avec ce fondement, nous sommes sûrs de l’orthodoxie des doctrines qui seront professées ici. » Admettre Jésus-Christ, c’est affirmer la chute originelle. Et, de fait, Jésus-Christ est venu en ce monde pour la réparer. Or, d’où viennent toutes les erreurs socialistes, toutes les utopies de l’émancipation de la chair, de la réhabilitation de la nature, de l’égalité des conditions, du partage des biens, de la souveraineté de la raison ?

 » Toutes ces monstruosités viennent de ce que l’on n’admet pas la chute de l’homme et sa dégradation originelle. C’est de cette négation que découlent toutes les applications antisociales qui sont tentées de nos jours. »

Assurément les démocrates chrétiens ne nient point l’existence du péché originel, mais ce qu’ils disent ne se comprend qu’en n’en tenant point compte ; et ce qu’ils veulent, la liberté, l’égalité, le gouvernement populaire, ne pourrait se réaliser que si l’homme n’était point déchu.

De là, dans leurs discours et dans leur action, une attaque indirecte, mais réelle, au fondement même du christianisme.

Leur doctrine porte plus loin encore.

Notre Saint-Père le Pape, dans son Encyclique, dit des modernistes : « Ils ne ruinent pas seulement la religion catholique, mais toute religion. »

Et voici comment.

La religion a Dieu pour principe et pour terme. Or, la doctrine de l’immanence divine, au sens moderniste, conduit tout droit au panthéisme. C’est Pie X lui-même qui en fait l’observation : « Elle tient et professe que tout phénomène de conscience est issu de l’homme, en tant qu’homme. La conclusion rigoureuse, c’est l’identité de l’homme et de Dieu, c’est-à-dire le panthéisme. »

Les démocrates ne sont point, généralement parlant, si abstracteurs de quintessences. Cependant, l’Association catholique, que l’on. n’accusera point d’hostilité systématique à la démocratie chrétienne, a cru devoir faire remarquer que, sur ce point encore, il y a affinité entre modernistes et démocrates[22].


Cette affinité éclate tout particulièrement dans le Sillon, l’Eveil démocratique, etc. Lorsqu’ils parlent de religion, ils la représentent sans cesse comme une vie immanente qui tire de nous-même son principe et son développement. Lorsqu’ils parlent de la foi, ils posent son fondement dans l’expérience personnelle de l’efficacité de son action.

Ouvrons, par exemple, le Sillon du 10 juin 1899 : « Il faudrait surtout présenter l’Église telle qu’elle est, et aussi en cette méthode. Epier ce qu’ils nomment, comme les modernistes, les aspirations de l’âme moderne, obéir à ce qu’ils considèrent comme des nécessités sociales incompressibles et, sous l’empire des sentiments généreux soulevés en leurs âmes par la conscience de ces besoins, aborder, avec leur seule bonne volonté, une tâche qui se définira d’elle-même au jour le jour, tel leur parait être le fondement solide de la science sociale. Sans cesse, c’est la vie qu’ils exaltent, vie ayant sa vérité et sa logique propres, différentes de la vérité et de la logique rationnelles, ainsi que le disent les immanentistes. Comme pour ceux-ci la religion se construit sur le sentiment du divin, ainsi l’action sociale serait le produit vital d’un sentiment d’amour, et de même qu’on ne voit en l’Eglise que l’émanation de 1a conscience collective des croyants, c’est d’une sentimentalité collective qu’on pense élever la cité de demain. » Mais l’immanence religieuse conduit fatalement, nous dit l’Encyclique, à accepter comme vraies toutes les religions, comme l’individualisme a conduit l’Eglise protestante à toutes les variations. Aussi voyons-nous ce que nous pourrions appeler l’immanence sociale mener ses victimes à toutes les fantaisies de la pensée, à toutes les formes de l’action successivement entreprises et délaissées, à toutes les sottises d’une activité soustraite à la conduite de la raison. » Eh bien ! non. Il n’y a pas à se laisser faire ainsi par la vie. Il y a, dans la science des rapports économiques et sociaux, des principes premiers sans la lumière desquels nous errons fatalement. Nous ne les trouvons pas en nous, et pas plus que l’expérience religieuse n’est capable de produire une religion spécifiquement déterminée à l’exclusion des autres, l’expérience sociale elle-même et la seule observation des faits ne nous peuvent mener à la détermination des formes de la vie sociale. » et plus encore, telle qu’elle est en voie de devenir, sa vie d’aujourd’hui et sa vie de demain, l’heure présente grosse de l’heure à. venir. Et cette étude, il la faudrait faire pour la vie sociale comme pour la vie individuelle ; et surtout enfin, cette vie décrite, il faudrait que les incroyants puissent la voir vécue dans des âmes comme les leurs qui s’ouvriraient à leurs investigations bienveillantes ou même curieuses. Il faudrait que cet exemple les excite à l’expérimentation personnelle de ce grandissement, de cette divinisation de l’homme. C’est là que devrait tendre le « dynamisme » de la théologie réaliste et positive. » Ces lignes sont tirées d’un article où le Sillon se croit permis de rédiger un programme de réforme dans l’enseignement des séminaires.

A ces paroles doivent être opposées celles du Souverain Pontife dans son Encyclique : « Qu’il nous soit permis en passant de poser une question : Si ces expériences ont tant de valeur à leurs yeux, pourquoi ne la reconnaissent-ils pas à celles que des milliers et des milliers de catholiques déclarent avoir sur leur compte à eux et qui les convainc qu’ils font fausse route ? Est-ce que, par hasard, ces dernières expériences seraient les seules fausses et trompeuses ? La très grande majorité des hommes tient fermement et tiendra toujours que le sentiment et l’expérience seuls, sans être éclairés et guidés par la raison, ne conduisent pas à Dieu. Que reste-t-il donc, sinon l’anéantissement de toute religion et l’athéisme ? »

Dans ce même numéro, le Sillon dit encore : « …Nous parlerons pour exhorter nos frères à trancher ces questions d’après les lumières de LEUR CONSCIENCE et de LEUR EXPÉRIENCE, et non d’après le mot d’ordre des clercs, même des évêques, même du Saint-Père. »

N’est-ce point une chose bien digne de remarque que ce qui est le cœur de la thèse moderniste, l’immanence vitale, passe ainsi de l’ordre religieux dans l’ordre social, tel que les démocrates chrétiens le comprennent et le veulent, et qu’ensuite de l’ordre social il se reporte dans l’ordre religieux ?

Devant aboutir pour elle-même au panthéisme, si elle poursuivait jusqu’au bout la voie dans laquelle elle s’est engagée, l’école démocratique, en attendant, sème dans la masse du peuple des idées d’athéisme.

Les Etudes (n° du 5 avril 1907) ont annoncé la publication prochaine d’un livre dont le titre sera : DIEU. L’expérience en métaphysique. Elles en ont prélevé ce chapitre : L’existence d’un Dieu personnel. On y voit que certains athées prétendent démontrer le bien fondé de leur athéisme par le mouvement historique, qui fait passer l’autorité des mains des rois à celles du peuple. Voici leur raisonnement :

« Bientôt le temps ne sera plus pour les rois de régner. La personne divine, concluent-ils, subira les destinées des personnes royales. Dieu suivra les rois en exil. » La souveraineté sera distribuée à la foule et la divinité rentrera dans l’univers. » Plus de gouvernement personnel, ni aux cieux, ni sur la terre. » Les rois perdront les derniers privilèges de leur droit divin : Dieu sera dépossédé de son, titre royal. » On commence à sentir que le dévouement à l’Etat anonyme surpasse, en virile dignité, le dévouement à la personne d’un chef ; et l’on accorde plus de confiance à la sagesse des foules qu’à l’autorité des conducteurs des peuples. On, s’aperçoit de même que l’univers obéit à une finalité immanente et aux sourdes aspirations de tous ses éléments, plutôt qu’à la volonté d’un maître ; et l’on va reporter sur la divinité diffuse de tous les êtres le culte qui s’adressait à un être unique. » Après l’avènement du suffrage populaire, l’avènement de la divinité, anonyme. »

Bien certainement, dans la rigueur de la logique, on a le droit de saluer le peuple souverain, tout en adorant le Roi des rois. Mais n’y a-t-il pas imprudence, de la part d’un théiste, de faire le beau joueur vis-à-vis de ses adversaires et de leur dire : la royauté humaine est une erreur et un mal, soit ; mais la royauté divine demeure inébranlable ? C’est là une imprudence, non pas logique, mais une imprudence psychologique. On ne tient pas compte de la nature de l’esprit humain, à supposer qu’on tienne compte de la nature des choses, si l’on pense que le discrédit jeté sur les rois terrestres ne rejaillira pas sur le Roi du ciel.

Leibnitz exprimait une loi de notre intelligence, peutêtre une loi plus générale encore, lorsqu’il disait que « tout conspire et tout sympathise ». L’analogie éveille, stimule et dirige notre pensée. Tout naturellement nous cherchons l’harmonie dans nos doctrines ou nos opinions, l’harmonie entre l’humain et le divin.

De fait, entendez le cri de ralliement poussé aujourd’hui par tous ceux que la démocratie a endoctrinés :


Ni Dieu, ni maître !


Si nous ne devons plus souffrir de maître sur la terre, pourquoi subirions-nous encore le Maître du ciel ; et par contre, s’il n’y a point de Maître là-haut, de quel droit, rois, législateurs, patrons, se déclarent-ils maîtres et veulent-ils agir en maîtres ici-bas ?

La grande raison invoquée par les démocrates chrétiens pour mettre leurs lecteurs et leurs auditeurs sur une voie si dangereusement glissante, est que le mouvement démocratique s’est imposé au monde, qu’il est universel, qu’il est irrésistible.

Suivre des courants, au lieu de faire prévaloir des principes, ce ne peut vraiment pas être notre rôle. Le rôle des catholiques dans le monde, le rôle du clergé auprès des fidèles est de créer des courants autour des idées vraies, sans se demander si elles sont ou non séduisantes pour les foules. C’est ce qu’ont fait les Apôtres.

Comme le démocratisme aujourd’hui, le paganisme a tout envahi dans les temps qui ont suivi le déluge, à ce point qu’il a fallu une intervention directe et personnelle de Dieu pour défendre de sa contagion le petit peuple hébreu. Les fils d’Abraham étaient-ils autorisés à dire : Allons, nous aussi, adorer les idoles, comme le fait le reste du monde. Il y a, vers le paganisme, un courant qui échappe à la puissance humaine : il ne peut ne pas être providentiel ; notre devoir est de nous abandonner à ses flots avec confiance.

Avant de se livrer à une impulsion, si universelle qu’elle soit, si irrésistible qu’elle paraisse, ce qu’un homme de bon sens, ce qu’un chrétien surtout doit considérer, ce n’est point sa puissance et son étendue, mais son caractère, son point de départ et le terme où elle nous pousse.

Or, le caractère que la démocratie porte au front est celui de Satan : l’orgueil, l’orgueil impatient de tout joug. Son point de départ, c’est la Révolution. Son terme, c’est la destruction des institutions les plus fondamentales dans l’ordre social ; et dans l’ordre religieux, c’est l’athéisme.

La démocratie est contre-nature. « L’univers lui-même, observe Carlyle, estimé le plus grand esprit qui eût paru depuis Shakespeare chez les Anglais, l’univers lui-même est une Monarchie et une Hiérarchie. Aussi, historiquement parlant, je ne pense pas qu’il y ait eu de nation qui ait subsisté à l’état démocratique. On nous a beaucoup parlé des républiques antiques, du Demos et du Populus. Mais il est à présent à peu près admis que cela ne signifie rien en l’espèce. Jamais, dans les temps anciens, une république à suffrage universel, ou une république à suffrage général, voire quelque république à suffrage très restreint, ne se fonda ou ne tenta de se fonder. » Lorsque la masse de la population était composée d’esclaves, et que les votants étaient une sorte de rois, des hommes nés pour gouverner les autres ; lorsque les votants étaient de réels aristocrates ou de dociles clients de ceux-ci, alors, sans doute, le vote, le désordre pêle-mêle des intrigues pouvait, sans immédiate destruction ou sans le besoin d’un… Cavaignac intervenant avec le canon pour nettoyer les rues, suivre son cours. » Mais ce n’était point la démocratie telle qu’on la veut aujourd’hui : le peuple souverain dans sa masse. Cela c’est l’opposé de l’ordre naturel. »

Or, rien ne peut prévaloir contre la nature des choses. Loin donc que la démocratie doive conquérir le monde, il est nécessaire et certain qu’elle fera faillite et qu’elle disparaîtra. Mais elle disparaîtra dans un cataclysme, dans le cataclysme qu’elle aura préparé par les convoitises qu’elle aura déchaînées, par l’impiété qu’elle aura provoquée.

Quel mea culpa auront alors à faire les démocrates qui, en affublant la démocratie d’un faux christianisme, l’auront fait entrer dans le cœur de gens qui ne demandaient qu’à aller au vrai et au bien !

Au lendemain de la publication de l’Encyclique, la Revue pratique d’Apologétique posait cette « L’Eglise vient d’écrire à ses question : enfants : devant ce message, quelle est leur attitude ? » Elle répond : « Les fils soumis de l’Eglise, que n’avait point touchés le mauvais levain, qui déploraient la pernicieuse fermentation dont certaines âmes étaient visiblement atteintes, ont reçu avec une joie inexprimable la parole si ferme de leur Mère…[23].


« Mais il y a des catholiques pour lesquels la soumission est douloureuse. En général, ils ne font pas de déclarations publiques[24]. Cependant, ils ne sont pas tout à fait silencieux ; on les entend exprimer des doléances contre lesquelles nous tenons à mettre nos lecteurs en garde. »


La Revue pratique d’Apologétique omet une troisième catégorie, celle des publicistes, à qui incombait particulièrement le devoir de mettre l’acte pontifical sous les yeux de leurs lecteurs. Ils avaient professé, dans leurs revues, dans leurs journaux, des doctrines que le Saint-Père s’est vu dans la nécessité de condamner ; la simple loyauté les obligeait à mettre en regard de ce qu’ils avaient enseigné, ce qu’enseigne le Maître de la doctrine. Ils n’ont fait d’ailleurs, en agissant ainsi, que reproduire ce qu’ils avaient pratiqué au temps de Léon XIII, lors de l’Encyclique sur l’Américanisme et de celle sur la Démocratie chrétienne.

Sa Sainteté a observé que c’est d’ailleurs ainsi qu’ils ont coutume de traiter les tenants de l’orthodoxie :

« S’agit-il d’un adversaire que son érudition et sa vigueur d’esprit rendent redoutable, ils cherchent à le réduire à l’impuissance, en organisant autour de lui la conspiration du silence. » D’autres ont parlé. Nous ne nous arrêterons qu’à celui dont la voix a eu chez nous le plus de retentissement, nous voulons dire le directeur de feue La Quinzaine, qui avait publié l’un des manifestes les plus osés et les plus retentissants des modernistes : Qu’est-ce qu’un dogme ?

La hardiesse, pour ne rien dire de plus, de la thèse qui y était exposée, n’avait pu détacher les démocrates chrétiens de celui qu’ils regardent comme l’un de leurs premiers docteurs. Il y a lieu de craindre que leurs yeux, obscurcis par les préjugés, n’aient point vu, dans l’article publié par lui dans le Temps, tout ce qu’il contenait.

A la date du 28 septembre, il écrivit une lettre que ce journal, principal organe des protestants, publia. Cette lettre souleva des observations de plus d’un genre. M. Fonsegrive s’innocenta en disant : « Je n’avais pas à m’inquiéter de l’opinion des Croix de toute nature et des Nouvellistes de tout acabit, parce que je ne m’adressais pas à leurs lecteurs. J’ai montré à un public de librespenseurs les raisons profondes de l’acte de Pie X. J’ai cru faire et j’ai fait, vis-à-vis de ce public, besogne d’apologiste. Relisez mon article en vous plaçant à ce point de vue. »

Que dit-il donc, directement aux libres-penseurs, indirectement aux catholiques ?

Il était urgent de préciser les contours de la doctrine fuyante, dont les aspects multiples et vagues exerçaient sur les esprits leur puissante séduction. Il paraissait évident, malgré l’apparente divergence des systèmes et les luttes mêmes entre leurs auteurs, qu’ils étaient tous l’expression d’un même esprit ; et en passant de l’un à l’autre, en dépit de la diversité, de l’opposition même entre les formules, on se sentait dans une semblable atmosphère, dans une patrie intellectuelle commune. Il devait y avoir, il y avait, à l’insu des auteurs mêmes, un axe idéal commun qui contenait leurs pensées diverses ; cet axe une fois découvert, il devait être possible de mettre à nu les rapports secrets des divers systèmes et de faire voir ainsi que tous dérivaient des mêmes principes, pour aboutir tous aux mêmes conséquences antichrétiennes.

Voilà qui est exact et parfait. C’est ce dont nous avons essayé, dans les pages qui précèdent, de donner la preuve, même pour les démocrates chrétiens.

Voici qui l’est moins :

Si les auteurs modernistes ont été répréhensibles, cependant tout chez eux ne paraissait pas condamnable ; si, parmi leurs formules, plusieurs répugnaient au sens catholique, plusieurs autres, bien entendues, ne paraissaient pas altérer la substance de la foi et semblaient ouvrir, au contraire, d’engageantes et grandioses perspectives ; et enfin et surtout le problème qu’ils ont tenté de résoudre DEMEURE POSÉ.

Et plus loin :

Le modernisme était un effort pour poser et pour résoudre devant ces finies le problème religieux. Les modernistes sont condamnés. Le Pape déclare donc, avec son autorité incontestable et incontestée, que les modernistes n’ont pas trouvé la solution du problème. MAIS LE PROBLÈME SUBSISTE. Et l’Encyclique Pascendi ne le résout pas, ou plutôt, ne le résout qu’en partie en déclarant fausses les solutions proposées.

Non, pour le catholique sincère, le problème ne demeure pas posé, le problème ne subsiste plus en tant que problème, il est résolu. Roma locuta est, causa finita est.

M. Fonsegrive a encore raison lorsqu’il dit :

Il était devenu nécessaire d’aviser. Aucun de ceux qui connaissent l’état d’esprit des séminaires, des étudiants ecclésiastiques, surtout en Italie et en France, ne peut dénier à l’Encyclique son caractère d’opportunité.

Il fait œuvre répréhensible lorsqu’il suggestionne ces étudiants ecclésiastiques en ces termes :

Cependant tout le clergé, et par l’Encyclique même, va être mis au courant des doctrines modernistes, des difficultés qu’elles prétendaient résoudre, des solutions qu’elles proposaient. Les jeunes étudiants, en particulier, ne pourront s’empêcher de réfléchir sur ces graves, sur ces vitales questions. Si épaisses que soient les cloisons étanches que l’on espère établir, si rigoureuses que soient les mesures de préservation, si bien obéi que puisse l’être Pie X, quelques souffles subtils de l’atmosphère extérieur ne peuvent pas ne pas pénétrer dans les instituts, dans les séminaires. Les problèmes qui ont donné naissance au modernisme, même dans l’ère de paix, de recueillement où l’on va entrer, continueront encore de se poser, et en lisant dans l’Encyclique les propositions condamnées, il viendra probablement à l’idée de plus d’un de ces jeunes gens, il viendra certainement à l’idée de plus d’un de leurs professeurs même parmi les plus humbles et les moins curieux, qu’il suffisait peut-être de faire subir aux formules désapprouvées quelques corrections, ou d’y introduire quelques éclaircissements pour qu’elles devinssent irréprochables…

Les auteurs modernistes trouvent dans leurs doctrines de quoi espérer dans l’avenir une modification des idées de l’autorité, puisque, selon eux, tout est sans cesse en voie de variations. Ainsi, leurs principes sont si plastiques, qu’ils ne les mettent un instant en état d’infériorité que pour leur faire aussitôt retrouver leurs avantages.

Ce n’est point d’aujourd’hui que M. Fonsegrive, professeur clans un des lycées de l’Etat, prétend diriger séminaristes et jeune clergé, que dis-je, curés, évêques et archevêques, dans des voies qui conduiraient l’une à l’autre, l’Eglise et le monde, et les amèneraient à se donner, à la face des siècles, le baiser de Lamourette. On connaît ses livres : Lettres d’un Curé de campagne ; Lettres d’un Evêque ; etc., etc.

Il y a un an, l’Encyclique aux évêques italiens l’a fait sortir comme d’un rêve : il y a vu, à son grand étonnement, que ce n’est point à lui qu’il appartient d’endoctriner l’Eglise. Il en témoigna de l’humeur dans le Journal de M. l’abbé Garnier (Peuple français, 6 septembre 1906).

Le Vatican, dépositaire sacré de l’autorité, a rappelé aux évêques italiens que toute organisation, toute tentative qui se donne pour catholique, doit être ordonnée, commandée et dirigée par la hiérarchie, par les évêques d’abord, par le Pape ensuite ; que c’est à cette seule condition que la doctrine sera préservée de toute altération et la conduite de tout écart. La multitude des fidèles forme le troupeau chrétien, et ce sont les évêques seuls qui ont reçu mission de conduire le troupeau dans les pâturages sains, de l’abreuver aux eaux pures de la doctrine.

En lisant ces graves admonestations, plusieurs parmi nous éprouvèrent quelque émotion. Il leur sembla qu’on méconnaissait, avec leur bonne volonté, tout ce qu’il y avait eu de fécond dans leurs efforts…

Si quelques-uns se sentent incapables de répéter, sans y mêler quelque chose de leur âme, les enseignements transmis, avant de se laisser emporter au zèle qui les presse, ils devront réfléchir aux graves dangers qui peuvent résulter des hardiesses intempestives, des originalités hasardeuses, des initiatives sans grâce d’état. Et si, retombant sur eux-mêmes, leurs ailes leur semblent lourdes, qui voudraient se déployer et qui ne le peuvent plus, ils se diront que la beauté de l’action d’ensemble n’exige pas que chaque acteur ait le premier rôle, mais que chacun joue bien son rôle ; que le rôle du laïque est humble, borné à ses fonctions propres et particulières de fils, de père, de citoyen, de chrétien, et que l’apostolat qui convient le mieux à ce rôle consiste à. montrer à tous que, silencieux dans l’église, le chrétien est l’homme qui mérite le respect du monde par la noblesse et la beauté de sa vie.

Ces paroles ne sont point sans exagération. L’Encyclique qui les provoqua est du 28 juillet. Dans les premiers jours de juin, le Peuple français venait de se réorganiser, et il présentait, dans la liste de ses rédacteurs, Ives Le Querdec (M. Fonsegrive) en compagnie de MM. Bœglin, Blondel, Bossebœuf, Pierre Dabry, Paul Fesch, Félix Klein, Laberthonnière, Lemire, Naudet, Marc Sangnier, Sertillanges, etc., etc., Quelques mois auparavant avait commencé de paraître le Bulletin de la Semaine, auquel M. Fonsegrive n’est point étranger. Depuis plusieurs années, il dirigeait La Quinzaine.

Ses journaux, ses livres, ses conférences dans les séminaires, montrent indubitablement que M. Fonsegrive, a voulu exercer un apostolat. De quelle nature est-il ? Un éminent religieux, Dom Besse, a dit de lui : « Il est admirablement doué pour exercer sur les esprits une influence profonde. Un homme de sa valeur aurait pu servir à rapprocher de l’Eglise des libres penseurs éloignés d’elle par le préjugé et l’ignorance. Il se trouvait, pour ainsi dire, sur la lisière du catholicisme, bien en place pour faire signe à ceux du dehors de venir et d’entrer. Aucun apostolat n’était plus nécessaire. De la lisière du catholicisme, M. Fonsegrive a bien fait des signes ; quelques-uns s’adressaient aux gens du dehors ; mais les plus nombreux et les plus énergiques allaient aux hommes qui sont, par leur foi et leur éducation, au cœur de l’Eglise. Les jeunes prêtres, les élèves des séminaires et les étudiants catholiques avaient toutes ses préférences… » Il devint un chef d’école très écouté… » Les excès auxquels se sont livrés et se livrent plusieurs de ses disciples et de ses partisans ont fait naître des inquiétudes. La laïcisation du clergé et de ses méthodes d’enseignement théologique et d’apostolat, à laquelle ils ont travaillé, est de nature à préoccuper, malgré la pompe du décor scientifique et social dont on l’enveloppe. »

Lorsque ces inquiétudes commencèrent à se manifester, M. Fonsegrive s’en montra outré. Voici, par exemple, comment il rudoyait les prêtres qui réfutaient M. Loisy : « Ce sont des sycophantes sans esprit, sans talent, sans autre autorité que celle que leur vanité s’attribue. On sent, à lire certains articles, la joie que donnerait à certains hommes la chute, l’hérésie déclarée de quelques catholiques, prêtres ou laïques, qu’ils n’aiment pas. Semblables à ces oiseaux qui viennent voler autour des maisons où la mort va se poser, ils crient déjà de plaisir dans l’attente du cadavre. Oiseaux noirs, oiseaux immondes, nous n’aurons jamais assez de mépris pour leur ingrate nature, assez de pitié pour leur misère, assez de tristesse pour leur aveuglement[25]. » M. Houtin n’a fait que constater un fait connu de tous ceux qui observent les idées et les hommes du jour, lorsqu’il a dit : « M. Fonsegrive est l’un des chefs les plus prudents et les plus influents du mouvement de réforme du catholicisme[26].

Aussi, quelle réclame fut faite autour de son nom et de son œuvre ! Pie X, dans sa dernière Encyclique, a fort bien marqué comment les modernistes excellent à faire et à défaire les réputations : « Que l’un d’entre eux ouvre les lèvres, les autres d’une même voix l’applaudissent, en criant au progrès de la science ; quelqu’un a-t-il le malheur de critiquer l’une ou l’autre de leurs nouveautés, pour monstrueuse qu’elle soit, en rangs serrés, ils fondent sur lui ; qui la nie est traité d’ignorant, qui l’embrasse et la défend est porté aux nues. Abusés par là, beaucoup vont à eux, qui, s’ils se rendaient compte des choses, reculeraient d’horreur. A la faveur de l’audace et de la prépotence des uns, de la légèreté et de l’imprudence des autres, il s’est formé comme une atmosphère pestilentielle qui gagne tout, pénètre tout et propage la contagion. »


Dans sa lettre au Temps, au sujet de l’Encyclique Pascendi, M. Fonsegrive marque qu’il y trouve la confirmation de ce qu’il avait cru voir dans l’Encyclique aux évêques italiens : l’injonction faite par Pie X aux laïques de se taire dans l’Eglise : « Taceat mulier in Ecclesia, disait-on jadis ; taceat laicus, prononce Pie X. » Dans la pensée de Pie X, ajoute M. Fonsegrive après avoir mis indûment cette sentence sur les lèvres de Notre Saint-Père le Pape, pour que l’Eglise soit bien ordonnée, il est nécessaire que le clergé soit imbu de saines doctrines, et cela suffit. Le laïque ne saurait avoir d’autre rôle que d’écouter et d’obéir… Quiconque est et se proclame catholique, quiconque agit comme tel, ne doit agir que sous l’impulsion de la hiérarchie, ou du moins sous sa direction. Et à ce propos, il y a même dans l’Encyclique une phrase très remarquable, qui traite de doctrine pernicieuse celle « qui veut faire des laïques dans l’Eglise un facteur de progrès ».

Pour montrer que M. Fonsegrive fait dire à l’Encyclique ce qu’elle ne dit point, il suffit de replacer dans son milieu la phrase sur laquelle il échafaude ses plaintes, pour ne point dire ses récriminations.

Cette phrase se trouve au chapitre qui traite de l’évolution. Le Bulletin de la Semaine, qui a M. Fonsegrive pour principal rédacteur, dans l’analyse dont il a fait précéder le texte de l’Encyclique, a même déplacé cette phrase. Il l’a donnée comme appartenant à la seconde partie de l’Encyclique, celle qui traite des causes du modernisme. Dans ce milieu, elle cause encore plus d’étonnement qu’ici, dans l’isolement où elle se présente.

Voici comment est amenée la phrase incriminée.

Pie X montre comment les modernistes conçoivent et présentent l’évolution du dogme. Elle résulte, disent-ils, du conflit de deux forces, dont l’une pousse au progrès tandis que l’autre tend à sa conservation. La force conservatrice est le partage de l’Eglise. La force progressive est dans les consciences individuelles, et dans celles-là surtout qui sont en contact plus intime avec la vie. « Vous voyez poindre ici, Vénérables Frères, dit alors Pie X, cette doctrine pernicieuse qui veut faire des laïques dans l’Eglise un facteur de progrès », OU d’évolution dogmatique. Ce progrès, dont certains laïques veulent être les facteurs autorisés, serait donc le résultat d’une transaction entre la force conservatrice, qui est dans l’Eglise enseignante, et la force progressive qui se trouverait dans la masse du peuple fidèle. Celui-ci ferait pression sur les dépositaires de l’autorité jusqu’à ce qu’ils arrivent à composition et qu’ils en viennent à modifier les dogmes dont ils ont la garde selon que le demandent les exigences de l’esprit du temps.

Que Pie X ne reconnaisse point aux laïques ce droit qu’il ne possède point lui-même, personne ne peut s’en étonner, si ce n’est le moderniste qui voit avec peine rabattre des prétentions que personne au monde ne peut s’arroger. Il est donc injuste de dire que Pie X repousse le laïque, qu’il le condamne à se taire, qu’il lui impose rudement le silence dans l’Eglise[27].


Aujourd’hui comme hier, le laïque est admis à une active collaboration dans l’exposition et la propagande de la vérité religieuse. Mais cette vérité, ce n’est point à lui de la créer, ni même de la faire « évoluer » ; cela n’appartient à personne. Elle est ce qu’elle est. L’Esprit Saint l’a déposée au sein de l’Eglise. Elle est là entière depuis le jour de la Pentecôte. Au magistère de puiser dans ce trésor et d’en présenter les richesses. C’est l’œuvre du Docteur.

Il y, a dans l’Eglise un docteur souverain et infaillible, le Pape. Son magistère s’exerce sous une forme positive dans les Constitutions apostoliques, ou sous une forme négative par la condamnation de l’erreur. Ses décisions, de l’un ou de l’autre de ces deux caractères, commandent non seulement le respect extérieur, mais aussi l’assentiment intérieur de l’esprit.

Il y a ensuite le magistère de l’Evêque dans son diocèse. Il n’est pas aussi absolu, parce que l’évêque ne jouit point de l’infaillibilité. Jamais, cependant, il ne peut convenir qu’un catholique se livre en public à la critique de la doctrine de son évêque. C’est à Rome qu’il doit porter, s’il y a lieu, ses plaintes et ses réclamations. Et cela parce que l’évêque est, de droit divin, docteur dans le diocèse qui lui est assigné. Il n’y est pas seulement un docteur de surveillance, de sorte que prêtres et laïques puissent être, à côté de lui, d’autres docteurs sur lesquels il n’ait à exercer que sa vigilance.

Les prêtres et, à plus forte raison, les laïques n’ont pas reçu immédiatement de Dieu, comme l’évêque, la charge d’enseigner le peuple chrétien ; ils ne sont pas, comme l’évêque, représentants officiels et attitrés de la tradition catholique. Leur science, leurs fonctions ne leur confèrent qu’un droit d’ordre secondaire. Et c’est pourquoi on ne doit les accepter pour guides et pour lumière qu’autant qu’ils se tiennent dans la dépendance de leur évêque, soumis lui-même à l’autorité suprême du Pape.

Il ne suit point de là que les laïques et, à plus forte raison, les prêtres, dans l’Eglise, ne puissent collaborer à l’exposition de la doctrine, et même contribuer au développement des sciences sacrées. Le travail de l’intelligence, sur les données de la révélation, constitue la science théologique dans ses diverses branches. Cette science s’est développée d’âge en âge et peut toujours se perfectionner. Elle n’est le monopole de personne, et l’Eglise applaudit volontiers à tous les efforts pour mieux comprendre la vérité révélée, pour la manifester plus clairement et pour la répandre plus au large : que ces efforts soient le fait d’évêques, de prêtres ou de laïques.

Mais laïques et prêtres ont, dans l’épiscopat, et surtout dans le Pontificat suprême des juges de l’orthodoxie de leur science auxquels ils doivent se soumettre. Ils n’ont rien à craindre si longtemps que leurs investigations se poursuivent dans la direction qui est imprimée par l’ensemble de la tradition doctrinale du catholicisme.

Cette discipline si elle était enfin pratiquée sérieusement aussi bien par les évêques que par leurs ouailles, atténuerait peu à peu ces divergences lamentables entre catholiques, sur les points de doctrine qui servent de fondement à notre vie religieuse et sociale. Elle produirait cette concentration des esprits dans la vérité, condition nécessaire de notre salut.

Il y a lieu d’espérer que ce vœu, que nous avons formulé à la première de ces pages, sera réalisé, grâce aux mesures prises par Notre Saint-Père le Pape dans son Encyclique, où la fermeté de la volonté s’allie si bien à la lucidité de l’intelligence.

Après avoir exposé le mal qui travaille quantité d’esprits dans toute sa profondeur et dans toute son étendue, Pie X rappelle comment avaient été reçus les paroles et les actes de Léon XIII pour s’y opposer : « Avec des airs affectés de soumission et de respect, les paroles, ils les plièrent à leur sentiment ; les actes, ils les appliquèrent à tout autre qu’à eux-mêmes » ; puis, pour que pareil désordre ne puisse plus se produire, Sa Sainteté dit : « Nous sommes venus à la détermination de prendre sans autre retard des mesures plus efficaces ».

La première de ces mesures regarde les études. Comme Léon XIII, Pie X veut et ordonne que la philosophie scolastique, c’est-à-dire la philosophie du bon sens, la philosophie qui est celle de l’homme du peuple en même temps que celle de l’homme de génie, soit mise à la base des sciences sacrées, et que sur cette base on élève solidement l’édifice théologique.

La seconde regarde les maîtres : que soit exclu sans merci de la fonction de directeur ou de professeur, quiconque, d’une manière ou d’une autre, se montrera imbu de modernisme. Défense de suivre les cours des Universités civiles.

La troisième, les livres et les journaux. Pour les livres, il est du devoir des évêques, en ce qui regarde les écrits entachés de modernisme, d’en empêcher la publication, et, publiés, d’en entraver la lecture. Qu’ils recourent pour cela, s’il en est besoin, à l’interdiction solennelle, alors même que le livre aurait obtenu l’imprimatur, faute d’un examen suffisamment attentif.

Il est fait un précepte strict d’établir, dans toutes les curies épiscopales, des censeurs d’office, chargés de l’examen des ouvrages à publier.

Pour ce qui est des journaux, défense est faite aux membres du clergé, tant séculier que régulier, de prendre la direction de journaux ou de revues sans la permission des Ordinaires ; qu’à chaque journal soit assigné, autant que faire se pourra, un censeur dont ce sera le devoir de parcourir en temps opportun chaque numéro publié, et, s’il s’y rencontre quelque idée dangereuse, d’en imposer au plus tôt la rétractation.

La quatrième, les congrès. Que désormais les évêques ne permettent plus, ou que très rarement, de congrès sacerdotaux. En ce cas, les prêtres des diocèses étrangers ne pourront y intervenir sans une permission écrite de leur Ordinaire.

Et afin que ces mesures aient leur effet, Notre Saint-Père le Pape décrète que, dans chaque diocèse, soit institué sans retard un Conseil de vigilance qui se réunira tous les deux mois, à jour fixe, sous la présidence de l’évêque, chargé de surveiller, très attentivement et de très près, tous les indices, toutes les traces de modernisme dans les publications aussi bien que dans l’enseignement, et de prendre, pour en préserver le clergé et la jeunesse, des mesures prudentes, mais promptes et efficaces. Il devra particulièrement avoir l’oeil assidûment et diligemment ouvert sur les institutions sociales et sur les écrits qui traitent les questions sociales[28].

Enfin, de peur que ces prescriptions ne viennent à tomber dans l’oubli, le Saint-Père veut et ordonne que tous les Ordinaires des diocèses, un an après la publication de l’Encyclique, et ensuite tous les trois ans, envoient au Saint-Siège une relation fidèle et corroborée par le serment sur l’exécution des Ordonnances qui y sont contenues, de même que sur les doctrines qui ont cours dans le clergé, et surtout dans les séminaires et autres institutions catholiques.

Si un tel ensemble de prescriptions restait sans l’efficacité voulue, il faudrait désespérer à tout jamais de voir se rétablir l’union des esprits dans la vérité, et conclure à l’impossibilité d’opposer une armée catholique, compacte et résolue, à l’armée infernale qui a juré la destruction de l’Eglise jusque dans ses derniers fondements.


Nous aurions cru bien inutile d’écrire et de publier ces pages, si les chefs de la Démocratie chrétienne avaient accueilli l’Encyclique du Souverain Pontife avec le respect et la soumission qui lui sont dus. On a malheureusement vu qu’il n’en est rien. Ils veulent maintenir leurs disciples dans leur école, comme ils disent. Il faut que ces disciples sachent enfin ceci : ce que cette école enseigne, chez plusieurs et trop souvent, se trouve être ce qui est condamné par le Saint-Siège comme étant hérétique ou conduisant à toutes les hérésies. Il faut qu’à la veille des derniers combats que l’enfer s’apprête à nous livrer, chacun sache à qui il appartient. Il faut qu’en présence de l’armée du mal, l’armée du bien se montre compacte. Or, comme le disait tout récemment M. l’abbé Dabry : « Si longtemps que les hommes sont séparés par des divergences aussi profondes et aussi irréductibles que celles qui opposent l’un à l’autre le parti conservateur et l’esprit démocratique, c’est perdre son temps que de vouloir associer et unifier les énergies. » (Vie catholique, N° du 17 août 1907.)

Sa conclusion est que tous ceux qui ont l’esprit traditionnel doivent être écartés du bloc qu’il veut former. « Nous fonderons enfin ce parti républicain-démocrate qui, de concert avec les autres groupements républicains, avec l’Union républicaine, avec l’Union démocratique, le Comité radical-socialiste et les socialistes, aideront la République à briser, aux élections prochaines, le nouvel effort de la réaction. » (N° du 2 nov. 1907). Aux démocrates chrétiens de voir si ce bloc leur sourit. Mais ils doivent reconnaître, avec M. l’abbé Dabry, que c’est perdre son temps que de vouloir associer et unifier les énergies, si l’association et l’unification ne se font d’abord dans les esprits.

L’Encyclique sonne le ralliement de tous les vrais catholiques dans l’adhésion aux vérités d’hier et de demain.

Que chacun prenne son parti.

Que celui qui se sent plus démocrate que chrétien, et qui veut rester tel, suive M. l’abbé Dabry au camp des socialistes et des modernistes de toute appellation.

Et que celui qui est chrétien avant tout et par-dessus tout, aille au Vicaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ et lui dise : A qui pouvons-nous aller, si ce n’est à Vous ? Vous avez les paroles de la Vie éternelle.


  1. En voici le texte : « Eminentissime Seigneur, » Daigne, Votre Eminence, agréer l’humble hommage de ces quelques pages écrites dans la pensée de contribuer, pour une faible part, à faire produire à l’Encyclique Pascendi les fruits de salut que Sa Sainteté en attend. » Les fêtes de Noël m’offrent l’occasion, d’accueillir avec bonheur, de déposer, aux pieds de Votre Eminence, mes humbles vœux de prospérité spirituelle et temporelle. » Daigne, Votre Eminence, les agréer et me permettre de me dire, » De Votre Seigneurie Eminentissime, » le très humble et obéissant serviteur, » H. DELASSUS, Prélat de la M. P. »
  2. Le Problème de l’Heure présente et la Semaine religieuse du Diocèse de Cambrai.
  3. Disponibles aux Editions Saint-Remi, ainsi que toutes les œuvres de Mgr Henri Delassus.
  4. Bulletin de la Semaine, numéro du 30 janvier 1907.
  5. Nous verrons plus loin l’attitude que M. Fonsegrive a prise devant l’Encyclique.
  6. Il faut savoir que la revue, Demain, avant de devoir disparaître, avait été condamnée par Mgr l’Archevêque de Lyon, où elle était publiée ; blâmée et réfutée à Rome par la Civilta cattolica en France, par le P. Fontaine dans la Crise antidoctrinale en France ; en Belgique, par la Revue apologétique de Bruxelles ; qu’elle avait été prônée par le Lyon républicain, recommandée chaleureusement aux protestants par le Journal de Genève, et aux libres penseurs par le Siècle de Lanessan et du prêtre interdit Houtin.
  7. Voir Justice sociale, numéro du 6 février 1904.
  8. M. l’abbé Naudet a donné asile sur ce point, dans son journal, à des articles qui, réunis, formèrent un livre qui fut mis à l’Index. (N. de la R.).
  9. La Démocratie chrétienne visait particulièrement la Semaine religieuse du diocèse de Cambrai. Nous aurions pu objecter les deux Brefs que Léon XIII avait adressés à son directeur, les paroles que le même Pape avait dites publiquement aux pèlerins de notre diocèse à la louange de la Semaine, paroles qui furent reproduites dans son journal par le rédacteur en chef de l’Emancipateur de Cambrai après les avoir entendues ; l’intention du même Pape, manifeste au cardinal Régnier, d’honorer le directeur de la Semaine de la dignité de Camérier pontifical ; la décoration de première classe Pro Pontifice et Ecclesia ; accordée au même dès la première promotion.
  10. A rapprocher des paroles que Pie X a cueillies dans les écrits des modernistes : « Qu’une part soit laite dans le gouvernement de l’Eglise au clergé inférieur et même aux laïques ; que l’autorité soit décentralisée.
  11. (Journal officiel. Chambre des députés, séance du mardi 15 janvier 1947. P. 41 et suiv.)
  12. Voir Le Modernisme dans l’Eglise d’après les lettres inédites de Lamennais, par Ch. Périn. Publié en 1881.
  13. M. Marc Sangnier, également de retour de Rome, a tenu le même langage dans le Sillon et dans l’Eveil démocratique.
  14. C’est ce que ne cessent de dire ses disciples, modernistes ou démocrates, s’appuyant toujours sur les motifs qui vont être invoqués par leur maître.
  15. Reconnaissez encore ici la leçon du maître sur les lèvres des disciples.
  16. A tout souffrir… de la part de Rome. Il avait dit plus haut : « Je crois mon ouvrage inattaquable ; il ne contient que les principes les plus purs du christianisme. (Entendez encore ici les démocrates chrétiens.) Cependant, il y aura certainement contre moi un acte quelconque (venant de Rome). » Pie X, parlant de nos modernistes, dit : « Que l’autorité les réprimande tant qu’il lui plaira ; ils ont pour eux leur conscience et une expérience intime qui leur dit, avec certitude, que ce qu’on leur doit, ce sont des louanges, non des reproches. Puis, ils réfléchissent qu’après tout, les progrès ne vont pas sans crise, ni les crises sans victimes. Victimes, soit ! ils le seront après les Prophètes, après Jésus-Christ. » Victime après les Prophètes, après Jésus-Christ, c’est ce dont M. Marc Sangnier s’est glorifié, lorsque lui furent adressées les remontrances des évêques.
  17. Assurément, du moment qu’elle voit que la « réforme » demandée ne serait rien moins qu’une « révolution radicale, » mettant sans dessus dessous l’Eglise bâtie sur la Pierre qui est le Christ, Petra autem erat Christus, et sur celle que le Christ s’est adjointe : Tu es Petrus et super hanc Petram ædificabo Ecclesiam meam.
  18. Rom., XIII, 1.
  19. Eph., I, 22.
  20. Des cris que nous n’assimilerons point à, ceux de ces vilaines bêtes, mais qui n’en sont pas moins dignes d’attention, sont ceux de M. l’abbé Dabry, répercutés dans son journal le lendemain de la clôture
  21. De la Monarchie pontificale. Sixième préjugé. P. 5., disponible aux Editions Saint-Remi
  22. Voici les observations topiques faites par l’Association catholique : « Le cœur de la thèse moderniste est ce que l’on a nommé l’immanence vitale… » Si l’on trouve ainsi Dieu en soi-même et que l’on puisse même faire découler d’une vague aspiration les dogmes positifs et les préceptes les plus précis d’une religion déterminée, à plus forte raison est-il facile de tirer, par le même procédé, des profondeurs mystérieuses de l’âme, des conceptions sociologiques. Et, en effet, nous remarquions avec peine, chez quelques-uns de nos amis, une confiance illimitée.
  23. La Revue pratique d’Apologétique aurait pu ajouter qu’elle fut accueillie avec admiration même par des libres penseurs. Voici, comme exemple, ce qu’en dit M. Georges Guy-Grand, dans les Annales de la Jeunesse LAÏQUE (Octobre 1907) : « C’est vraiment un document magistral que cette dernière Encyclique. Les esprits logiques et les hommes d’ordre doivent éprouver une véritable reconnaissance pour son auteur. » On ne peut se défendre d’admirer. Il y a, dans cette attitude d’intransigeance absolue, une rigueur rationnelle, un instinct de conservation, un goût d’héroïsme qui témoignent d’une belle santé et qui satisfont l’esthétique géométrique…  » Voilà des enseignements qui trempent les caractères… Nous assistons en ce moment, au milieu de la confusion spirituelle et de la dissolution morale où nous nous débattons, à de véritables efforts pour rétablir l’ordre dans les sociétés et la clarté dans les esprits. On se méfie de la sentimentalité sous toutes ses formes : philosophie de 1’» action », philanthropie, pitié, charité ; on veut restaurer les catégories logiques, le sentiment du droit et le respect des autorités, légitimes. C’est le prolongement du Soyers Durs, de Nietzsche. Et sans doute, les promoteurs de cette renaissance rationnelle et sociale soutiennent des thèses radicalement contraires, mais ils ont au fond les mêmes affinités. M. Maurras, M. Soury, M. Sorel, les rédacteurs de l’Encyclique ont une égale aversion pour les Loisy, les Sangnier, les Buisson, les Jaurès, et autres esprits complexes qui nagent dans le galimatias… Admirons les caractères, les esprits unilatéraux, ils sont le sel d’une société. » Tout n’est pas à prendre dans cet article. Mais ce que nous avons cité est assurément digne de remarque. M. Paul Sabatier (protestant et protestant libéral) a écrit, dans le Times, un article où il parle ainsi de Pie X : « Le Saint-Père vit dans l’absolu. Tel le célébrant qui, au jour de la procession de la FêteDieu, portant le soleil d’or, oublie tout, ne voit plus que l’hostie, va son chemin qu’il ignore, uniquement attentif au dialogue qu’il a entrepris avec son Dieu glorifié, — tel Pie X s’avance vers l’avenir, avec une sécurité peut-être unique dans les annales de la Papauté. » Déjà au temps de saint Paul, une telle conduite était folie pour les uns, scandale, pour d’autres. Nous savons qu’elle est sagesse de Dieu et puissance de Dieu. L’Apôtre nous le dit, l’histoire confirme sa parole. Dix-neuf siècles sont là pour démontrer la vérité de cette parole de saint Jean : Hæc est victoria quæ vincit mundum fides nostra. Ce qui nous fait triompher du monde, c’est notre Foi. En elle est la victoire.
  24. Depuis que ces lignes ont été écrites, a paru en Italie le Programme des Modernistes. On sait avec quelle promptitude et reçue : la vigueur cette tentative a été réprimée.
  25. Jamais on ne trouvera, chez les défenseurs de la vérité, un langage si outrageant. Nous pourrions faire de même d’autres citations, également violentes, dont une s’adresse à l’auteur de l’Américanisme et la conjuration anti-chrétienne, qui n’avait nullement parlé de lui.
  26. Question biblique au XXe siècle, p. 79.
  27. « L’Eglise ne sera pas laïque (comme l’aurait voulu la loi des associations cultuelles et telle que la voudraient modernistes et démocrates). Elle peut bien encourager les initiatives généreuses d’hommes de foi et de cœur qui forment par leurs lumières, par leur dévouement et par leur vaillance, le plus ferme rempart du sacerdoce ; elle peut en faire des bataillons d’élite ou des soldats d’avant-garde pour les luttes de la parole ou de la plume ; elle peut glorifier l’héroïsme de leurs efforts. Même cette ivresse démocratique dont notre âge est travaillé, impure contrefaçon de l’idéal évangélique, a pu, malgré ses illusions et le pouvoir dissolvant dont elle dispose, prolonger ses ébats sous le regard indulgent de l’Eglise, sans encourir ses anathèmes. Mais le jour où elle a menacé d’envahir l’ordre spirituel, cette contagion laïque est devenue un péril pour l’Eglise et celle-ci se devait à elle-même de rompre le silence. Elle peut tolérer pour un temps bien des excès de l’esprit la »L’Eglise no sera pas laïque (comme l’aurait voulu la loi des associations cultuelles et telle que la voudraient modernistes et démocrates). Elle peut bien encourager les initiatives généreuses d’hommes de foi et de cœur qui forment par leurs lumières, par leur dévouement et par leur vaillance, le plus ferme rempart du sacerdoce ; elle peut en faire des bataillons d’élite ou des soldats d’avant-garde pour les luttes de la parole ou (le la plume ; elle peut glorifier l’héroïsme de leurs efforts. Même cette ivresse démocratique dont notre fige est travaillé, impure contrefaçon de l’idéal évangélique, a pu, malgré ses illusions et le pouvoir dissolvant dont elle dispose, prolonger ses ébats sous le regard indulgent de l’Eglise, sans encourir ses anathèmes. Mais le jour où elle a menacé d’envahir l’ordre spirituel, cette contagion laïque est devenue un péril pour l’Eglise et celle-ci se devait à ellemême de rompre le silence. Elle peut tolérer pour un temps bien des excès de l’esprit laïque ; se laïciser elle-même, elle ne le peut. » — Etudes. Adhémar D’ALÈS.
  28. « Nous recommandons enfin au Conseil de Vigilance d’avoir l’oeil assidûment et diligemment ouvert sur les institutions sociales et sur tous les écrits qui traitent les questions sociales, pour voir s’il ne s’y glisse point du modernisme, et si tout y répond bien aux vues des Souverains Pontifes. » — Encyclique Pascendi.
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