Le sens du mystère chez Cajetan

De Salve Regina

Théologie Fondamentale
Auteur : P. Réginald Garrigou-Lagrange, O.P.
Source : Angelicum, année XII, fasc. 1

Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile

Le sens du mystère chez Cajetan

Porter un jugement exact et à peu près complet sur Cajetan est chose à la fois facile et difficile selon le point de vue : facile, à cause des qualités manifestes de son esprit et de son œuvre ; difficile, à cause de leur variété, d'autant plus que les principales de ces qualités ne sont peut-être pas celles qui apparaissent davantage à première vue. Aussi ne chercherons‑nous ici qu'à souligner quelques traits de sa physionomie intellectuelle, qui peuvent passer inaperçus pour ceux qui ne l'ont pas beaucoup fréquenté.


Au dire de plusieurs historiens, Cajetan fut le plus grand théologien de son temps et certainement un des plus grands théologiens dont s’honore la sainte Eglise. Saint Robert Bellarmin a dit de lui : vir summi ingenii nec minoris pietatis[1]. Il fut un homme de transition, très attaché à la doctrine de saint Thomas, qu'il expliqua et défendit article par article, et en même temps très ouvert aux problèmes économiques et sociaux de son époque, comme aussi aux questions scripturaires qui se posaient alors tant pour l’Ancien que pour le Nouveau Testament. S'il eut dans le domaine de l'exégèse des hardiesses qu'on a pu juger excessives, en philosophie certaines paroles surprenantes sur la difficulté de démontrer l’immortalité de l'âme, comme aussi, en théologie sur le dernier mérite ou démérite qui serait in primo instanti separationis animae a corpore[2], et sur quelques autres questions, il n'en reste pas moins un des plus grands commentateurs de saint Thomas, sinon le premier de tous. Il réfuta aussi savamment les plus graves erreurs de Luther, comme le montrent ses opuscules de sacramentis, de missae sacrificio et ritu, de fide et operibus, de communione sub utraque specie, de invocatione sanctorum.


Nous voudrions souligner ici une qualité éminente de son esprit, qui n'est pas assez remarquée, parce que, en cette intelligence très riche, elle s'accompagne de qualités fort différentes et en quelque sorte opposées, qui frappent davantage au premier abord.


Une des notes caractéristiques des grands théologiens est le sens profond du mystère, en présence duquel ils se trouvent constamment, quelles que soient les questions qu'ils abordent. Ils cherchent précisément à parvenir, comme le dit le Concile du Vatican, à une «certaine intelligence des mystères révélés », tout en sachant fort bien que ni l'existence, ni même la possibilité intrinsèque de ces mystères ne peuvent être démontrées, puis qu'il s'agit de vérités essentiellement surnaturelles, qui dépassent les forces naturelles de toute intelligence créée et créable.


Déjà, dans l'ordre des choses de la nature, les grands artistes ont le sens du mystère, et soupçonnent des profondeurs qui échappent au commun des hommes. De même un vrai philosophe trouve déjà un mystère dans la production du moindre mouvement local, qui suppose l'intervention du Premier moteur immobile : comment le mouvement sort-­il de l'immobilité ? Dans l'ordre de la grâce, ce sens du mystère se trouve surtout d'une façon très vive et saisissante chez les plus grands contemplatifs, chez les mystiques, comme un Denys, un saint Augustin, un saint Jean de la Croix, et sous une forme différente, plus abstraite, chez les grands théologiens. C'est ce sens profond du mystère qui les empêche de confondre les plus sublimes et les plus frappantes raisons de convenance avec des démonstrations rigoureuses ; il savent qu'on peut toujours approfondir ces raisons de convenance sans jamais les transformer en démonstration, comme on peut multiplier toujours les côtés du polygone inscrit dans la circonférence, sans qu'il parvienne à s'identifier avec celle‑ci. Ils savent que même la possibilité intrinsèque des mystères de la Trinité, de l'Incarnation, de la vie éternelle, est d'une sphère supérieure au démontrable, sphère dans laquelle on ne pénètre que par la foi, par la contemplation infuse et, s'il faut donner des raisons de convenance, par des probabilités, sublimes sans doute, mais qui restent toujours dans l'ordre du probable à cause précisément de la transcendance de l'objet.


Cajetan a‑t‑il possédé à un degré éminent cette qualité supérieure, qui donne au théologien comme une parenté intellectuelle et spirituelle avec les grands contemplatifs ?


LE LOGICIEN

Certains ne la remarquent pour ainsi dire pas en lui. Pourquoi ? Parce que Cajetan apparaît tout d'abord comme un virtuose de la logique, par sa manière à lui d'expliquer l'article de saint Thomas. Il y déploie souvent les qualités les plus variées du dialecticien, au milieu d'une extraordinaire complexité d'arguments, en recourant aux plus savantes distinctions, selon la terminologie la plus technique, qui ait jamais été reçue dans l'Ecole.


Il discerne et nomme toutes les formes du raisonnement légitime et toutes celles des sophismes mentionnées dans l'Organon d'Aristote, comme d'autres connaissent toutes les particularités des gammes majeure et mineure, et les moindres détails d'une symphonie.


Toute cette laborieuse complexité, plus grande parfois que celle d'une fugue de Bach, parait fort éloignée de la simplicité éminente de la contemplation, où se trouve précisément le sens du mystère, qui a manqué à plusieurs scolastiques, trop scolaires, trop exclusivement préoccupés de la forme du syllogisme et trop attachés à la connaissance discursive, à ce qui s'écrit sur le papier.


Cajetan serait‑il donc surtout un dialecticien qui aurait porté la force de sa logique dans tous les domaines qui intéressent la théologie ? N'a‑t-­il pas vécu à sa manière la devise : « Contemplari et contemplata aliis tradere? »


Sans doute, lorsqu'il veut expliquer la lettre de saint Thomas, il se trouve en présence des objections de Durand de Saint Pourçain et des nominalistes, qui parfois compliquent et embrouillent toutes choses par la méconnaissance et l'oubli des principes supérieurs, qui seuls feraient la lumière. Il est obligé de suivre pas à pas avec une patience presque héroïque ces arguties et finit quelquefois par dire : « Si incipiens factus sum, Durandus me coegit ». Ou, lorsque Durand s'étonne de certaines assertions fondamentales de saint Thomas, Cajetan pour en finir lui répond par le mot d'Aristote: « Admiratio est initium sapientiae », en quoi il se plait à rappeler que l'étonnement qui provoque la recherche est fort différent de l'admiration contemplative qui la termine. Durand doit aussi souvent s'entendre dire : avant d'objecter contre Saint Thomas, il faudrait être bien sûr de l'avoir compris.


Le grand Commentateur se trouve aussi en présence des multiples objections de Scot, et il lui faut ici parfois une subtilité rare, car il écrit dans sa préface au Commentaire de la Ia Pars de la Somme théologique: « Theologi complures, neque adeo contemnendi, magnum sibi nomen ingenii ac doctrinae facturos hinc se esse putaverunt, si, veluti munitissimas arces fortissimi duces solent, ita illi partem hanc primam (Summae Theologicae) suis machinationibus oppugnarent. Joannes vero Scotus egregia praeter ceteros in hac re laboravit subtilitate et copia, quippe qui singula prope huius partis verba labefactare contendat ».


La défense certes est souvent subtile, comme l'attaque, car Duns Scot entend mettre sa fameuse distinction formelle actuelle ex natura rei, tantôt là où saint Thomas voit une distinction réelle (ce qui, selon Cajetan, conduit au nominalisme) tantôt là où saint Thomas voit une distinction de raison (ce qui, selon Cajetan, conduirait au contraire au réalisme excessif). La discussion se complique alors terriblement en certains endroits et nous éloigne un moment de la simplicité supérieure du Docteur angélique, pour nous la faire retrouver ensuite.


Dans le travail qui lui est imposé par les multiples objections formulées par les adversaires de saint Thomas, le grand Commentateur défend la lettre de la Somme pied à pied, proposition par proposition. Il montre la structure logique de chaque article attaqué, avec la plus grande précision, soulignant la première mineure et la première conclusion, la seconde mineure et la seconde conclusion, etc. ; il énonce ensuite les majeures subordonnées qui soutiennent toute l'argumentation, et dont il entend montrer la nécessité et la profondeur: « Prima consequentia probatur... ; secunda consequentia probatur... etc. ». Il semble jongler avec les difficultés. On dirait qu'il laisse tomber les majeures pour les reprendre ensuite et en montrer tout le prix.


Ce virtuose du syllogisme et du polysyllogisme, était même capable de tours de force extraordinaires, comme lorsque Jean Pic de la Mirandole lui fit d'un seul trait une série interminable d'objections ; il répondit à chacune en particulier, avec une présence d'esprit, un à propos et une maîtrise qui ravirent l'admiration des plus exigeants. C'était un merveilleux logicien, qui parfois par courtoisie faisait la partie belle à l'adversaire, le laissait porter tous ses coups, et répondait ensuite avec une précision et une force d'autant plus remarquables que la réponse avait paru d'abord impossible.


LE SENS DE L'ANALOGIE.

Mais cet étonnant dialecticien était aussi, chose rare, un intuitif, qui avait grandement le sens de ce qui reste mystérieux dans le réel. On peut dire de lui, comme on l'a dit de saint Thomas : « il ne craint ni la logique, ni le mystère ». C'est même la lucidité de l'argumentation qui le conduit à l'obscurité supérieure du mystère, surtout à celui de la vie divine, qu'il aime à mettre en relief en des clairs‑obscurs très beaux, à la manière des plus grands peintres. En ces clairs-obscurs suprasensibles, plus la précision de la logique est grande, plus par contraste est manifeste le sens du mystère qui reste supérieur à toute expression[3].


Cet esprit, si désireux de claire précision, l'écarte réso­lument là où elle donnerait une vue univoque, unilatérale, matérielle des choses et supprimerait le mystère de l'analogie, de la similitude de proportions entre l'être et la vie de la créature et l'être et la vie du Créateur. Il excelle à mettre en valeur cette mystérieuse similitude de proportions, dans son de Analogia nominum, où il dit en substance au chapi­tre V: « analogum non potest perfecte seu praecise abstrahi ab analogatis, quia in eis ratio communis analogica non est simpliciter eadem, sed solum proportionaliler eadem et simpli­citer diversa, v. g. ens et vita in Deo et in creatura ». Cajetan sait fort bien qu'il y a plus dans le réel que dans nos théories les meilleures, qu'il y a plus sur la terre et dans le ciel que dans toute notre philosophie, que le mystère de la sensation, celui de l'intellection, celui de la production de l'acte libre, sont beaucoup plus beaux en eux‑mêmes que tout ce qu'on en peut dire dans les livres. Il sait par exemple que la notion de vie doit s'appliquer analogiquement, mais au sens propre, sans métaphore, et au brin d'herbe et à Dieu et qu'elle est par suite beaucoup plus mystérieuse que nous ne le pensons.


Il a, en tous ces domaines où s'applique l'analogie, un sens profond de ce qui reste caché dans le réel, et, cela, parce qu'il n'est pas seulement un logicien, occupé de l'être de raison, de la forme du syllogisme, mais un vrai métaphysicien, toujours attentif aux lois foncières du réel, et plus encore un profond théologien, captivé par le mystère de Dieu.


Tout le monde sait qu'il y eut au contraire bien des théologiens qui furent surtout des logiciens, comme un Médicis, qui mit toute la Somme en syllogismes, et qui furent loin d'avoir au même degré que Thomas de Vio la pénétration de ce qui est au delà des formules. Le logicien en s'éloignant du réel, tend à supprimer le mystère, pour lui tout est clair ; le métaphysicien, en revenant vers le réel, retrouve le mystère partout avec l'analogie de l'être.


LA DÉITÉ ET LES ATTRIBUTS DIVINS.

Mais là où l'on voit le plus cette qualité supérieure de Cajetan, c'est en ce qu'il a écrit sur l'éminence de la Déité par rapport aux attributs divins et aux relations divines subsistantes, ou encore en ce qu'il nous dit de l'essence de la grâce sanctifiante, participation formelle de la Déité ou de la vie intime de Dieu.


De ce point de vue supérieur, Thomas de Vio défend admirablement la doctrine de saint Thomas sur l'objet propre de la théologie, en disant que, tandis que la métaphysique considère Dieu en tant qu'être, sub ratione entis et entis supremi, la théologie le considère en tant que Dieu, en sa vie intime, sub ratione Deitatis, qui n'est connaissable que par la révélation divine. Saint Thomas avait dit : « Sacra doctrina propriissime determinat de Deo... quantum ad id, quod notum est sibi soli de seipso et aliis Per revelationem communicatum » (Ia q. I, a. 6). Cajetan in Ia q. I, a. 6, et 7, développe remarquablement toutes les conséquences qui s'ensuivent.


Pour lui, la Déité, ou vie intime de Dieu, telle qu'elle est en soi, est supérieure à toutes les perfections absolues qu'elle contient dans son éminence, formaliter eminenter. Il aime à dire : Deitas est super ens et super unum, etc.[4]. La Déité comme telle est supérieure à l'être, à l'un, au vrai, au bien, à l'intelligence, à l'amour, à la justice, à la miséricorde. Toutes ces perfections absolues, sans doute à la différence des perfections mixtes, sont en elle formellement, et non pas seulement de façon virtuelle, c'est certain. Mais elles s'y trouvent comme en une raison formelle supérieure, absolument éminente, en laquelle elles peuvent s'identifier sans se détruire.


Tandis que, dit Cajetan[5], la sagesse comme telle ne pour­rait sans disparaître s'identifier avec la justice comme telle, l'une et l'autre de ces perfections infinies peuvent, sans se détruire, s'identifier dans une raison formelle supérieure, dans l'éminence de la Déité ou de ce que nous appelons la Déité, secundum propriam quidditatem, quam circumloquimur Deitatis nomine[6]. « Circumloquimur » , mais comme le dit souvent saint Thomas : non scimus de Deo quid est[7] in via non quidditative eum cognoscimus.


Bref, toutes les perfections absolues sont formellement en Dieu, mais elles ne sont pas en lui formellement distinctes. Elles s'identifient en persistant dans l'éminence de la raison formelle de Déité, et en elle seule elles se trouvent à l'état pur, sans aucune imperfection.


La Déité est un peu pour nous ce que serait la lumière blanche pour celui qui ne connaîtrait que les sept couleurs de l'arc en ciel, et qui ne saurait de la blancheur que le nom. Cependant tandis que la lumière blanche ne contient les couleurs que virtuellement, la Déité, dit Cajetan contient les attributs divins formaliter eminenter[8].


Bien plus, tandis que Dieu, comme Etre subsistant, ne contient qu'implicitement (actu implicite) les attributs divins qu'on peut déduire, la Déité telle qu'elle est en soi les contient tous explicitement (actu explicite), et les bienheureux les voient en elle sans aucune déduction[9]. Saint Thomas avait dit Ia q. 13, a. 4, ad 2um : « Omnibus illis rationibus respondet unum quid simplex, per omnia huiusmodi multipliciter et imperfecte repraesentatum ».


Cajetan excelle aussi à montrer que tandis que l’être, l'intelligence, l'amour, sont participables naturellement, ce qui nous permet de connaître naturellement Dieu de façon analogique, la Déité comme telle et telle qu'elle est en soi n'est participable naturellement par aucun être créé ou créable, si élevé qu'on le suppose ; elle n'est participable que par la grâce, qui en est précisément une participation formelle et physique quoique analogique[10]. On ne peut dès lors démontrer la possibilité de la grâce, ni de la vision béatifique : possibilitas horum donorum essentialiter supernaturalium nec probatur, nec improbatur, sed ralionabitiler suadetur et firma fide tenetur[11].


Sur ces points Cajetan s'élève à la plus haute contemplation théologique, surtout à propos des perfections divines. Il combat certes les nominalistes, qui n'admettent entre les attributs divins qu'une simple distinction verbale, qui ferait de la justice et de la miséricorde des synonymes, comme Tullius et Cicero, ce qui serait la destruction de la théologie, puisqu'on pourrait dire : Dieu pardonne par justice et punit par miséricorde[12]. Mais il rejette aussi entre les perfections divines la distinction formelle-actuelle de Scot, qui lui paraît évidemment contraire à l'éminente simplicité de Dieu[13].


Il défend admirablement en toutes ces questions la lettre et l'esprit de saint Thomas, en montrant comment le Docteur Angélique, au terme d'une recherche souvent très complexe sur les attributs divins, arrive à la simplicité supérieure de la contemplation qui se repose dans le mystère de la Déité de la vie intime de Dieu.


LA DÉITÉ ET LES RELATIONS DIVINES.

Le grand commentateur a mis très spécialement en relief cette éminence de la Déité en la comparant aux relations subsistantes qui constituent les personnes divines[14]. Ici encore il doit défendre la doctrine de saint Thomas contre les objections de Scot qui veut mettre sa fameuse distinction formelle‑actuelle ex natura rei entre l'essence divine et chacune des personnes divines, entre la Déité et la Paternité par exemple.


Aux yeux de Cajetan, cette distinction formelle‑actuelle ex natura rei, étant antérieure à la considération de notre esprit, est déjà une distinction réelle et contraire au principe qui domine tout le traité de la Trinité: « in Deo omnia sunt unum et idem, ubi non obviat relationis oppositio ».


Mais, d'autre part, s'il n'y a pas de distinction formelle-actuelle entre la Déité et la Paternité, comment expliquer que la Déité soit communicable au Fils et au Saint Esprit, sans que la Paternité leur soit en même temps communiquée ? C'est ici que Cajetan montre toute l'élévation de la doctrine de son maître et manifeste à quel point il possédait le sens du mystère[15] : « Si, écrit‑il, l'on considère Dieu tel qu'il est en lui‑même, et non pas quoad nos, il y a en lui une raison formelle unique, qui n'est pas purement absolue, ni purement relative, qui n'est pas purement communicable, ni purement incommunicable, mais qui contient très éminemment et formellement tout ce qu'exigent et l'absolue perfection et la Trinité respective... Nous nous trompons, ajoute‑t‑il, lorsque nous nous figurons que la distinction de l'absolu et du relatif est quasi antérieure à la réalité divine, que nous cherchons à faire entrer sous l'un ou l'autre de ces deux termes. C'est absolument l'inverse. Car la réalité divine est antérieure à l'être et à toutes ses différences : elle est super ens et super unum, etc., Et c'est pourquoi... l'absolu et le relatif se retrouvent élevés et fondus dans cette réalité absolument éminente et dans une seule raison formelle divine ». C'est elle qui est exprimée par le Verbe, unique comme elle. Voila bien le sens du mystère.


Et de même qu'on dit: Dieu pardonne par miséricorde et non par justice, bien que ces deux perfections ne soient que virtuellement distinctes, ainsi l'on doit dire : La Déité est communicable et non la Paternité, bien qu'elles ne soient que vir­tuellement distinctes l'une de l'autre. Il n'y a ici aucune dis­tinction formelle actuelle, antérieure à la considération de notre esprit. L'éminente simplicité de Dieu ne le permet pas.


Cette page est une des plus belles de Cajetan, il faudrait la lire dans son latin parfois si merveilleux de précision: « Secundum se, non quoad nos loquendo, est in Deo unica ratio formalis, non pure absoluta nec pure respectiva, non pure communicabilis nec pure incommunicabilis ; sed eminentissime ac formaliter continens et quidquid absolutae perfectionis est, et quidquid Trinitas respectiva exigit... Fallimur autem ab absolutis et respectivis ad Deum procedendo, eo quod distinctionem inter absolutum, et respectivum quasi priorem re divina imaginamur ; et consequenter illam sub altero membro oportere poni credimus. Et tamen est totum oppositum. Quoniam res divina prior est ente et omnibus differentiis eius : est enim super ens et super unum etc. Et propterea... absolutum et respectivum ad unam rem et rationem formalem divinam elevantur ».


Cajetan touche ici avec la plus grande précision, d'une façon encore abstraite et spéculative, ce que les grands contemplatifs appellent dans leur style imagé et si expressif : la grande ténèbre, l'obscurité supérieure qui est la lumière inaccessible où Dieu habite. Il n'est pas difficile de trouver chez les mystiques, surtout chez Denys et plus tard chez la Bse Angela de Foligno, des pages sur la Déité, supérieure à l'être, à la sagesse et à l'amour, qui correspondent au point de vue de la connaissance infuse et quasi expérimentale, à ce que dit ici du point de vue abstrait ce grand théologien.


LE MYSTÈRE DE LA PRÉDESTINATION.

Il est un autre point des plus importants sur lequel Cajetan a montré son sens profond du mystère, c'est celui de la conciliation de la volonté salvifique universelle avec la prédestination. Mais il faut avouer qu'en ce problème il eut parfois des formules moins heureuses, qui lui attirèrent la critique de Sylvestre de Ferrare[16].


On voit mieux ce qu'il a voulu dire, en lisant ce qu'il écrivit plus tard sur ce point dans son Commentaire sur l'Epître aux Romains, IX, 23 : « ut ostenderet divitias gloriae suae in vasa misericordiae, quae praeparavit in gloriam ». Là il dit clairement qu'il est certain d'une part que Dieu ne commande jamais l'impossible, que par suite le salut est réellement possible à tous et que d'autre part seuls les élus seront sauvés, puis il ajoute: « Quo pacto autem seu quo vinculo, quo glutino... (haec duo) iungantur non apparet... Et propterea non est mirum si non quietamus intellectus quaerentium et inducentium inconvenientia... Et cum obiicies : coniunge haec verba simul, respondebo me scire quod verum vero non est contrarium, sed nescire haec iungere : sicut nescio mysterium Trinitatis..., sicut nescio Verbum caro factum est, et similia, quae tamen omnia credo... Meum est tenere quod mihi certum est... et expectare ut videam in patria mysterium divinae electionis mihi modo ignotum, sicut et reliqua fidei mysteria. Haec ignorantia quietat intellectum meum . »


C'est la docte ignorance qui s'unit à la contemplation de Dieu.


Cette, façon de parler est bien conforme à ce que saint Thomas a écrit sur la Prédéstination, Ia q. 23, a. 5 corp. et ad 3um. On voit que pour le saint Docteur et son commentateur, il y a ici deux grands principes absolument certains qui s'équilibrent : D'une part, Dieu, juste et bon, ne commande jamais l'impossible, c'est sacro-saint, comme le rappelle contre les protestants le Concile de Trente[17], dans les termes de saint Augustin: « Deus impossibilia non iubet etc. ». D'autre part, dit saint Thomas[18], « comme l'amour de Dieu est cause de tout bien créé, nul ne serait meilleur qu'un autre, s'il n'était plus aimé et plus aidé par Dieu » . Cajetan l'affirme aussi nettement que saint Thomas.


Mais autant chacun de ces deux principes pris à part est clair et certain, autant leur intime conciliation est obscure ; elle dépasse les forces naturelles de toute intelligence créée et créable. Pour la voir, il faudrait avoir la vision béatifique et voir comment s'identifient, sans se détruire, dans la Déité l'infinie Miséricorde, l'infinie justice et la souveraine Liberté.


Sur tous ces points d'importance majeure, Cajetan montre qu'il a eu à un degré supérieur le sens du mystère de Dieu, en d'autres termes l'esprit théologique qui se refuse à diminuer, par une façon trop humaine de concevoir, l'éminente simplicité de Dieu et son action sur nous.


On pourrait noter d'autres grandes questions, en particulier ce qu'il a écrit sur la Personne du Sauveur, et la valeur intrinsèquement infinie de ses actes méritoires et satisfactoires[19]. Il n'est pas moins pénétrant dans son Opuscule De missae sacrificio et ritu adversus lutheranos (1551) où il insiste sur ceci que le sacrifice eucharistique n'est pas un sacrifice nouveau, ni un simple mémorial de celui de la Croix, mais qu'il s'identifie substantiellement avec celui‑ci, qu'il perpétue sacramentellement car c'est numériquement la même victime et le même prêtre principal qui continue de s'offrir et d'intercéder pour nous[20]. Ses pages sur la transsubstantion[21] et celles aussi sur la création[22] ne sont pas moins remarquables ; sa maîtrise n'est pas moindre lorsqu'il parle de l'être en tant qu'être que lorsqu'il parlé de la Déité.


Enfin dans la Mariologie, en disant que la doctrine de l'Immaculée Conception est probable, il explique bien comment on doit l'exposer, pour maintenir que Marie a été rachetée par les mérites futurs de son Fils selon une rédemption préservatrice ; il note alors que la production de l'âme de Marie a précédé au moins d'une priorité de nature, sinon de temps, l'infusion de la grâce due aux mérites du Sauveur[23]. Quant à la Maternité divine, tous les théologiens connaissent les paroles de Cajetan, souvent citées: « Marie, lorsqu'il lui fut donné d'enfanter le Sauveur et de le nourrir, a atteint tes frontières mêmes de la divinité; c'est pourquoi nous lui devons un culte d'hyperdulie »[24].


Par ce sens du mystère qu'il eut à un haut degré, ce virtuose de la logique rejoint d'une certaine façon les grands contemplatifs; la puissance de sa dialectique lui permet de se mouvoir au milieu parfois d'une complexité prodigieuse d'arguments pour retrouver l'éminente simplicité de la doctrine de saint Thomas. Il parvient lui aussi à cette simplicité supérieure d'une contemplation théologique pénétrante, qui est elle‑même comme une disposition à la contemplation infuse et savoureuse, qui procède du don de sagesse. En ce sens Thomas de Vio a vécu la devise: « Contemplari et contemplata aliis tradere ».


Par là nous voyons quels rapports intimes doivent exister entre la saine théologie, comprise à la façon des grands Docteurs de l'Eglise, et la vie intérieure, qui s'épanouit normalement dans la contemplation surnaturelle et l'union à Dieu. Cette contemplation surnaturelle ou infuse, supérieure à celle que donne la théologie, n'est pas pour Cajetan, quelque chose d'extraordinaire. comme une révélation privée ou une vision, c'est quelque chose d'éminent mais de normal, si nous entendons bien le sens de la parole traditionnelle: « gratia sanctificans est semen gloriae »[25].


De ce point de vue, Cajetan parait avoir hautement réalisé ce qu'on peut demander d'un grand théologien et ce qu’exprime si admirablement le Concile du Vatican, lorsqu'il nous dit, sess. III, cap. 4 : « Ratio fide illustrata, cum sedulo, pie et sobrie quaerit, aliquam Deo dante mysteriorum intelligentiam eamque fructuosissimam assequitur, tum ex eorum, quae naturaliter cognoscit, analogia, tum e mysteriorum ipsorum nexu inter se et cum, fine hominis ultimo ; nunquam tamen idonea redditur ad ea perspicienda instar veritatum, quae proprium ipsius obiectum constituunt. Divina enim mysteria suapte natura intellectum creatum sic excedunt, ut etiam revelatione tradita et fide suscepta ipsius tamen fidei velamine contecta et quasi caligine obvoluta maneant, quamdiu in hac mortali vita « peregrinamur a Domino: Per fidem enim ambulamus et non per speciem (II Cor., V, 6) ». »


C'est là vraiment le sens du mystère admirablement défini par le Concile ; c'est le sens de l'analogie entre le Créateur et la créature ; entre l'Auteur de la grâce et la grâce elle‑même[26] ; c'est déjà la contemplation, « aliqua, Deo dante, mysteriorum intelligentia », c'est pour ainsi dire le prélude de la vie de l'éternité, selon une expression de saint Thomas « quaedam imperfecta inchoatio futurae beatitudinis »[27]


  1. De scriptorius ecclesiasticis ad annurn 1500.
  2. Cf. in Ia q. 64, a. 2, n. XVIII.
  3. Cette qualité du vrai théologien se trouve éminemment chez saint Thomas, comme nous l'avons montré dans un livre récent: Le sens du mystère et le clair‑obscur intellectuel, Paris, 1934.
  4. In Iam q. 39, a. 1. n. VII.
  5. In Ia q. 13, a. 5, n. VII: « Si fingamus quod propria ratio formalis sapientiae et propria ratio justitiae sint una ratio formalis, ita quod illa una ratio non sit tertia ratio.... (tunc) hujusmodi identitas est simpliciter impossibilis. ...Sed si fingamus rationem sapientiae et rationem justitiae eminenter claudi in una ratione formali superioris ordinis, et identificari formaliter... (tunc) haec identitas est non solum possibilis, sed de facto omnium perfectionum in Deo... ...Et haec ratio formalis superior est ratio Deitatis »
  6. In Ia q. 1, a. 7, n. I.
  7. Ia q. 2, a. 1.
  8. In Iam q. 13, a. 5, n. VII.
  9. Ibidem et in Ia q. 39, a. 1, n. VII.
  10. in Ia q. 12, a. 6, n. XI et XII : « Lumen gloriae non potest esse connaturale alicui, nisi illa res transferretur in divinam naturam. Lumen gloriae, et caritas et dona Spiritus sancti nulli creaturae factae aut factibili connaturalia esse possunt ; propter quod dicuntur entia supernaturalia, imo divini ordinis ». Cajetan donne ici les raisons pour lesquelles la doctrine de Scot diffère profondément sur ce point de celle de saint Thomas.
  11. C'est une formule assez fréquente de la doctrine traditionnelle que Cajetan conserve manifestement dans les passages cités et aussi in Ia, q. 1, a. 8, n. IV et V. C'est ce qui l'empêche d'admettre qu'on puisse démontrer rigoureusement la possibilité de la vision béatifique, car ce serait du même coup démontrer la possibilité de la lumière de gloire et de la grâce sanctifiante. Et même in Ia q. 12, a. 1 il ne semble pas assez reconnaître la portée de la raison de convenance qui est donnée là par saint Thomas
  12. In Ia q. 13, a. 4.
  13. In Ia q. 13, a. 5, n.VII.
  14. Cf. in Ia q. 39, a. 1, n. VI, VII, VIII.
  15. Ibidem.
  16. Voir à ce sujet CAJETAN in Iam q. 22, a. 4, n. VIII, et FERRARIENSIS in III L. Contra Gentes, c. 94, circa finem.
  17. Sessio VI, cap. II (Denzinger, n. 804).
  18. Ia q. 20, a. 3: « Cum amor Dei sit causa bonitatis rerum, non esset aliquid alio melius, si Deus non vellet uni maius bonum quam alteri ». Cajetan le redit dans le commentaire de cet article. Cf. etiam Saint Thomas in Matth. XXV, 15.
  19. Cf. Cajetanum in IIIa q. 1, a. 3, n. XII.
  20. De missae sacrificio et ritu adversus Lutheranos, cap. VI: « Esse unicam hostiam semel oblatam in cruce, perseverantem modo immolatitio, quotidiana repetitione ex Christi institutione, in Eucharistia ». ‑ Ibidem, Ad 2um : « Ex parte repetitionis dicitur quod in Novo Testamento non repetitur sacrificium seu oblatio, sed PERSEVERAT immolatitio modo unicum sacrificium semel oblatum, et in modo perseverandi intervenit repetitio, non in ipsa re oblata, nec etiam ipse qui repetitur modus concurrit ad sacrificium propter se, sed propter oblationem in cruce commemorandam incruente ». Ibidem: « Quemadmodum Christus per proprium sanguinem penetravit coelos, perseverans sacerdos in aeternum ad interpellandum pro nobis (Hebr. VII, 25), ita perseverat nobiscum per Eucharistiam immolatitio modo, intercedendo pro nobis ». Tout ce chapitre est à méditer pour bien entendre ce qu'est l'immolation sacramentelle dans le sacrifice de la messe
  21. In IIIa q. 75.
  22. In Ia q. 45, a. 5.
  23. In IIIam q. 27, a. 3, n. VII: « Fuit in Beata Virgine quod animale est prius natura, non tempore, quam quod spirituale est (I Cor., XV, 46) : quoniam infusio gratiae in ipsius anima supponit productionem animae... tunc peccati macula incurrenda erat, nisi gratiam illam impedisset »..
  24. « Hyperdulia... soli Beatae Virgini debetur, quae sola ad fines Deitatis propria operatione naturali attigit, cum Deum concepit, peperit, genuit et lacte proprio pavit ». Comm. in IIam IIae q. 103, a. 4.
  25. Plena actualisatio normalis doni sapientiae in via non potest haberi sine contemplatione infusa mysteriorum fidei. Cajetan, croyons‑nous, signerait cette proposition (cf. in IIam IIae q. 45, a. 2) et avec lui la généralité des thomistes.
  26. Cette vérité: a été récemment mise en relief en un article, qui, à part quelques expressions moins exactes et forcées, nous paraît très remarquable: Contemplation métaphysique et mystère de la création par TH. PHILIPPE, O.P. dans la Revue des Sciences philosophiques et théologiques, Août 1934, p. 345‑358.
  27. Ia IIae q. 69, a. 2.
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