Lumière de Gloire, Grâce Sanctifiante et Union hypostatique

De Salve Regina

La grâce
Auteur : P. Maurice de la Taille, s.j.
Source : Article extrait des recherches des sciences religieuses - pages 253 à 268 - Institut Catholique de Paris
Date de publication originale : 1928

Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile

Lumière de gloire, grâce sanctifiante, union hypostatique. Actuation créée par acte incréé.

Qui dit actuation ne dit pas nécessairement information.

 

Par acte, nous entendons ce qui se trouve dans un être pour le déterminer à être de telle perfection essentielle, ou à avoir telle perfection surajoutée à son essence. Si le sujet est lui-même sa perfection, nous avons un acte subsistant, qui ne se distingue pas du sujet. Dans le cas contraire, il y a en regard de l’acte la réceptivité par laquelle le sujet est en puissance à l´acte. On pourra donc dire en ce cas que l’acte est ce qui, par communication de soi, apporte à l’imparfait, la perfection dont celui-ci est capable. Ce qui reçoit la perfection est la puissance subjective.

 

La puissance est dite actuée lorsqu’il y a conjonction entre elle et l’acte. L’actuation est donc la communication de l’acte à la puissance, ou corrélativement la réception de l’acte dans la puissance ; elle est la perfection de ceci par cela ; une amélioration, une mutation, non pas de l’acte, mais de la puissance. Si nécessaire qu’y soit une cause efficiente, néanmoins, ce n’est pas dans l’ordre de l’efficience qu’il faut chercher le rapport que met l’actuation entre la puissance et l’acte. La manière dont l’acte, en tant que tel, se comporte vis-à-vis de la puissance n’a rien d’une génération, ni d’une production : c’est une union, un don de soi.

 

Cette actuation s’appelle information, si l’acte dépend de la puissance, soit quant à son être, telle l’âme du lion, soit du moins quant à l’intégration de ses énergies radicales : telle l’âme humaine. Dans ce cas, on voit que si l’acte donne, il reçoit aussi. Ce qu’il reçoit n’est pas un perfectionnement, mais ou bien un soutien nécessaire ou bien un sujet complémentaire de sa propre perfection. Il y a réciprocité de bons services, échange de ressources, si inégales qu’elles soient ; il y a dette mutuelle et interdépendance. C’est ce qu’on exprime par les termes de causalité formelle et de causalité matérielle, la puissance s’appelant alors matière, l’acte s’appelant forme, et l’actuation de l’une par l’autre, information.

 

Dans l’ordre naturel, toute actuation est information.

 

En va t-il de même en tout ordre possible ? Il est clair que non, si quelque part l’Acte incréé de l’être ou de l’intelligibilité ou de la vie s’unit comme tel à la puissance créée. Dans ce cas, il y aura actuation, et il n’y aura pas information au sens qui vient d’être défini. Impossible que l’Acte incréé dépende en quoi que ce soit d’une créature quelconque. Il se donnera, et ne recevra rien. Il n’y aura donc pas de causalité matérielle du côté de la créature, ni par conséquent du côté de l’Acte causalité formelle proprement dite ; et s’il n’y a pas causalité formelle, il n’y aura pas non plus effet formel. Qu’y aura-t-il ? Il y aura communication de l’Acte à la puissance ; Il y aura réception de l’Acte dans la puissance ; il y aura perfectionnement de la puissance par l’Acte, amélioration, mutation. Cette mutation n’est pas rien ; elle est quelque chose. Elle n’est certainement pas l’Etre incréé, qui est immuable ; elle n’est pas la puissance créée, qui est son sujet et qu’elle informe. Elle est quelque chose de créé, dans la puissance : une adaptation infuse de la puissance à l’Acte ; donc actuation créée par Acte incréé. Si on demande quelle relation particulière elle soutient, comme telle, à l’égard de l’Acte, il faut répondre, puisqu’elle est conjonction de la puissance à l’Acte, que c´est la relation essentiellement inhérente à l’union à l’égard du terme de l’union.

 

Tout cela dans l’hypothèse où Dieu se fait l’Acte d’une puissance créée. Or, cette hypothèse se réalise-t-elle ?

 

Il nous est promis que nous verrons Dieu tel qu’Il est. Le voir tel qu’Il est, est impossible à moins d’une conjonction immédiate entre l’intelligence et l’espèce incréée, qui seule représente Dieu tel qu’Il est. Il y aura donc entre Dieu et l’intelligence une union qui est celle de la puissance à l’Acte : car l’intelligible est l’Acte de l’intelligent. L’intelligible créé, les espèces impresses ou infuses, les informations, quelles qu’elles soient, mises dans l’âme à la disposition de l’esprit, sont l’Acte qui actue la puissance au vrai que nous portons en nous. La Vérité subsistante ne sera pas moins, mais bien plus encore, l’Acte de l’intellect qui lui est uni comme à un intelligible dont il dispose pour connaître Dieu et toutes choses en Dieu. Ainsi l’hypothèse se réalise : Dieu se fait l’Acte d’une puissance créée. Donc il y a dans ce cas actuation créée par un Acte incréé. Donc il y a adaptation créée de l’intelligence à l’Acte incréé. Cette adaptation ou disposition infuse de l’esprit est ce qu’on appelle la lumière de gloire. Disposition immédiate à l’Acte, et par conséquent non pas antécédente, mais introduite par l’Acte lui-même, dont au surplus elle n’est que la communication à la puissance, ou la réception dans la puissance ; amélioration de la puissance par l’Acte, association de la puissance à l’Acte. Par contre, ce qui est disposition conséquente à l’Acte, sera disposition antécédente à l’opération vitale, qui jaillit de l’union entre la puissance et l’Acte, et constitue la vision.

 

Tout ceci nous est enseigné par saint Thomas (3 C. G. 53) :

 

« Rien ne peut recevoir une forme supérieure, qu’à condition d’être haussé à la capacité qu’il faut pour cette forme par une disposition. (...) Or l’essence divine est une forme supérieure à toute intelligence créée. Donc pour que l’essence divine devienne espèce intelligible d’une intelligence créée (ce qui est nécessaire pour que la divine substance soit vue), il est indispensable que l’intelligence créée soit élevée à ce (niveau) par une disposition d’un ordre transcendant. »

 

Il s´agit ici d’une disposition à l’intelligible créé, à la forme subsistante, c’est-à-dire à l’acte pur de la vérité.

 

« De plus, soient deux termes qui n’étaient pas unis d’abord, et qui ensuite s’unissent : cela ne peut se faire que moyennant une mutation soit de l’un et de l’autre, soit au moins de l’un des deux. Or, supposé qu’un intellect créé commence nouvellement à voir la substance de Dieu, il faut selon ce qui a été dit plus haut (ch. 51) que l’essence divine lui soit nouvellement conjointe comme espèce intelligible. Or, il est impossible à l’essence divine d’être mue (moveatur = réduite en acte = actuée), comme on l’a prouvé plus haut (liv.1, ch.13). Il faut donc que cette union commence par une mutation de l’intelligence créée. Cette mutation par ailleurs ne peut se réaliser que par l’acquisition d’une nouvelle disposition dans l’intelligence créée. »

 

Cette disposition est présentée ici comme la seule réalité nouvelle qu’entraîne formellement l’actuation de l’intelligence par l’espèce incréée. Elle constitue le fait de l’union dans toute sa nouveauté.

 

« De même, nul être ne peut être élevé à une opération supérieure, sans que sa vertu (au préalable) reçoive un accroissement de force. Mais la vertu d’un être peut recevoir un accroissement de force de deux manières. Premièrement par simple progrès de cette vertu quant à l’intensité. Ainsi, la vertu d’un corps chaud, en intensifiant la chaleur, monte au point voulu pour produire une action plus puissante de même espèce. Deuxièmement, l’accroissement peut se faire par l’adjonction d’une nouvelle forme. Ainsi la vertu du corps diaphane s’accroît jusqu'à pouvoir éclairer, par le fait qu’il devient lumineux en acte grâce à la forme de la lumière nouvellement reçue en lui. Et c’est ce genre d’accroissement qui est nécessaire pour parvenir à une opération d’espèce autre (que ce qui était auparavant possible). Or la vertu naturelle de l’intelligence créée ne suffit pas à la vision de la divine substance, comme il appert de ce qui a été dit (ch.52). Il faut donc un accroissement de vertu pour parvenir à cette vision. Mais un accroissement par progrès d’intensité naturelle ne suffit pas ; vu la distance (infinie) de l’objet à voir. Il faut donc un accroissement de vertu intellective par acquisition d’une nouvelle disposition ».

 

Ici il s’agit de disposition à l’opération visuelle, au regard sur Dieu.

 

Cette disposition et à l’Acte et à l’opération[1], qui est en terme la mutation de la puissance, l’union entre la puissance et l’Acte, tout cela, c’est la lumière de gloire, ainsi dite parce qu’on appelle lumière « ce qui perfectionne l’esprit par rapport à la vision ». Or, « cette disposition » est précisément ce « par où l’intellect créé est élevé à la vision intellectuelle de la divine substance », puisque c’est elle qui « fait que l’intellect patient entende un acte ». Donc « elle est convenablement dénommée lumière de gloire ».

 

Il n’y a pas d’erreur possible sur la pensée de saint Thomas : elle confirme tout ce que nous avions dit plus haut, sur la question générale de l’actuation d’une puissance créée par un Acte incréé. Actuation, qui encore une fois n’est pas information par l’Acte. C’est pourquoi l’opération conséquente à cette actuation n’est pas l’opération commune de deux principes conjoints, puissance et Acte, mais seulement de la puissance conjointe à l’actuation.

 

Mais, bien entendu, cette actuation créée de la puissance informe son sujet ; elle dépend de lui comme de sa cause matérielle ; elle en est la qualité, par où ce sujet, de soi imparfait, est disposé à la perfection toute divine de l’Acte ; et c’est pourquoi elle en peut être appelée la vertu habituelle, dispositio imperfecti ad perfectum.

 

La lumière de gloire est-elle le seul cas de ce genre ? Non, il y en a d’autres.

 

Il y a dès à présent chez les justes une actuation de leur âme, comme substance préalablement existante et vivante de sa vie rationnelle, mais en puissance à un surcroît de vie divine, par un Principe Vital incréé, qui, en se communiquant à elle (lui aussi sans l’informer[2]), l’habilite radicalement aux fonctions de cette vie nouvelle dont la vision béatifique est le plein épanouissement. C’est en effet la fonction des justes en ce monde de cheminer vers la patrie où l’on voit Dieu. Or, le mouvement vers l’Objet de la vision béatifique se fait proprement par la charité, qui seule a la vertu de l’atteindre d’une manière digne de Lui, digne de Celui qui est la Fin dernière, aimable en soi et pour soi, et non pas pour autre chose : toute autre chose n’étant aimable que pour Lui, et Lui par-dessus tout. A la charité seule, en effet, il appartient de rechercher et de faire rechercher Dieu pour ce qu’Il est en Lui-même et par rapport à Soi-même, et non pas seulement, comme cela se pourrait sans elle, en vue du rapport qu’Il a comme principe de l’être et du bien avec l’ensemble des créatures qui procèdent de Lui. Elle seule l’aime en cette qualité par-dessus toute chose : et par conséquent elle seule le traite en véritable Fin dernière. Mais par là même on voit qu’elle L’Aime de l’amour le plus désintéressé, qui consiste à mettre le bonheur de la  créature dans le bonheur du Créateur, comme Dieu Lui-même, tout le premier, met librement son immuable béatitude à béatifier les siens. Une seule chose suffit à cet amour : connaître au vrai le bonheur de celui qu’on aime. Mais cela est amitié ; et toute amitié suppose entre ceux qui s’aiment une certaine communauté de vie qui permette à chacun de regarder l’autre comme un autre lui-même : sans quoi la félicité d’autrui n’est pas la mienne. Du côté de Dieu, l’amour suffit à introduire chez les autres cette condition, et c’est pourquoi il n’en dépend pas. Mais le nôtre en dépend ; et par suite, entre l’âme et Dieu la charité, notre charité, requiert au préalable une communauté radicale de vie pleinement proportionnée à ce total échange des visées, et à la communication finale à laquelle il s’ordonne. D’où la nécessité d’une union foncière, sous-jacente à l’amour même, entre l’âme du juste et le Dieu de la vie future, le Dieu qui appartiendra un jour à l’intelligence, mais que la volonté en attendant poursuit d’un élan qui se mesure sur Lui, parce qu’il ne tient nul compte de Lui. Or, au-dessous des facultés, intelligence et volonté, il n’y a que l’essence de l’âme ; et par conséquent, c’est elle, l’essence, existant déjà pour son propre compte et vivant à part soi, qui va se trouver unie, mariée désormais à l’Essence divine, associée à la Vie divine, bénéficiaire de la Nature divine (divina consortes [=coinwnoi] naturæ). Cette union d’essence à essence s’appelle la grâce sanctifiante[3]. Elle aussi, en plus du don créé qui la constitue, comporte un Don incréé sans lequel elle s’évanouit. Il faut que l’Acte de vie divine vienne lui-même actuer la capacité réceptive de l’âme, pour que surgisse dans l’âme l’actuation correspondante.

 

On voit dès lors comment la grâce sanctifiante se compare à la lumière de gloire. La grâce sanctifiante est la communication créée de l’Esprit de vie à l’essence de l’âme, comme la lumière de gloire est la communication créée de l’Intelligible divin à la faculté intellective ; elle est la disposition[4] infuse de l’essence de l’âme à la Gâce incréée, comme la lumière de gloire est la disposition infuse de la faculté intellective à la Vérité incréée ; l’une et l’autre est qualité informant son propre sujet ; l’une et l’autre constitue la mutation de la puissance en cause, essence ou faculté et son union respective à l’Acte subsistant ; l’une et l’autre par conséquent regarde l’Acte comme terme de l’union ; l’une et l’autre, en même temps qu’actuation de la puissance par l’Acte, est possession[5] de l’Acte par la puissance : elle fait habiter Dieu en nous ; celle-ci dans l’essence du juste, celle-là dans l’intelligence du bienheureux. Dans les deux cas enfin l’actuation est habituelle, c’est-à-dire à la fois accidentelle et permanente, et non transitoire, ni non plus substantielle.

 

Mais n’y aurait-il pas, en plus de ces actuations habituelles, quelque actuation substantielle par l’Acte incréé ? Le cas se présente dans l’union hypostatique. Le Verbe incarné, malgré la dualité de ses natures, est quelque chose de substantiellement un, et non pas accidentellement. Cette unité substantielle requiert une communauté d’existence substantielle entre les divers éléments composants : car l’unité ne se prend pas du côté des natures suivant lesquelles le Christ a l’être, mais du côté de l’acte par lequel il a l’être. En effet, c’est nécessairement le même acte qui dans un composé rend raison de l’unité et de l’existence : vu que ce ne sont pas deux choses différentes d’être quelque chose d’actuellement existant, un être, et d’être quelque chose d’actuellement un, un être ; mais les deux termes sont convertibles : ens et unum convertuntur. Ainsi donc, si on forme avec la blancheur un composé accidentel, c’est qu’on a avec elle une communauté d’existence accidentelle, et si le Verbe forme avec l’humanité un composé substantiel, c’est qu’elle a avec Lui une communauté d’acte substantiel d’existence. Il faut donc qu’elle reçoive communication de l’acte d’existence divine, pour autant qu’il est personnel au Verbe, c’est-à-dire hérité du Père. Ici encore nous avons actuation par Acte incréé, actuation créée, comme précédemment ; mais, cette fois, d’ordre substantiel, et non pas accidentel, puisqu’elle amène à l’existence la nature humaine, et non pas à une existence d’ordre accidentel, mais substantiel[6]. Cette actuation substantielle est précisément la grâce d’union ; grâce créée, comme la grâce sanctifiante ; mais non pas, comme elle, purement habituelle, c’est-à-dire simple disposition accidentelle, mais adaptation et habilitation vraiment substantielle au Verbe ; non pas cependant substance ni partie de substance ; pas plus que l’existence substantielle des créatures ne fait partie de leur substance, bien qu’elle actue substantiellement.

 

Même dans l’union hypostatique, le Verbe n’informe pas ; la nature humaine n’exerce à l’endroit de la personne divine aucune causalité matérielle. La causalité matérielle de la nature humaine ne regarde dans le composé théandrique que la grâce d’union. Ce qui ne veut pas dire pourtant que le Verbe ne se communique pas Lui-même à la créature humaine. Il se communique ; et cette communication de Soi, n’est pas, comme telle, dans le seul genre de l’efficience, puisqu’elle est spéciale au Verbe, et que toute efficience est commune à toute la Trinité. Toute la Trinité cause l’union ; mais le terme en est le Verbe seul ; et par conséquent de la part du Verbe comme terme, ce n’est pas une activité causale seulement qui est à envisager, c’est une fonction d’Acte perfectif[7], sans être toutefois Acte informant[8].

 

Ce seul exemple suffirait à établir la possibilité d’un rapport autre que celui de l’efficience entre actuation créée et Acte incréé. Mais il y a plus : à vouloir exclure toute possibilité de ce genre, on ruinerait par la base la transcendance propre du surnaturel.

 

Assurément tout don créé est un effet de Dieu ; aussi bien l’union hypostatique que la lumière de gloire ou la grâce sanctifiante. Mais ce qui est en fait quelque chose de surnaturel, ce n’est pas, en fin de compte, ce rapport causal ; c’est, d’une manière prochaine ou éloignée, un rapport d’union entre une puissance passive créée, nature ou faculté, et un Acte incréé. Il est très évident d’abord que l’Acte pur ne peut pas être l’acte connaturel d’une puissance réceptive[9]. Que si par grâce il se fait l’acte d’une telle puissance, ce sera donc chose supérieure à toute connaturalité, et par conséquent surnaturelle. Corrélativement, la puissance par rapport à l’Acte ne sera pas naturelle, mais obédientielle ; et pour que s’établisse entre elle et lui la correspondance ou proportion voulue, elle aura besoin d’une adaptation divinement infuse ; adaptation substantielle, s’il s’agit de l’ordre à l’être, comme dans l’union hypostatique ; adaptation ou disposition habituelle, s’il s’agit de l’ordre à l’intelligible, comme dans la vision béatifique. Par ailleurs toute disposition ultime à l’Acte, étant introduite par l’Acte lui-même sur lequel elle s’ajoute, se trouve indissolublement liée à lui dans la puissance qu’il actue. Elle ne pourra donc pas ne pas dépasser, elle aussi, tout ordre de connaturalité. Comme elle, sera pareillement surnaturel le mouvement vers cet Acte, qui se fait par la charité : car tout mouvement est dans le même plan que son terme. Mais il faudra en dire autant, et à plus forte raison, de la grâce sanctifiante, soutien de la charité, et inauguration de cette vie éternelle qui se termine à Dieu connu tel qu’Il est, mais à son principe dans Dieu possédé par essence au sein même de notre essence. Cette communion habituelle des essences est surnaturelle pour la même raison que la lumière de gloire. Et pareillement sera surnaturel tout ce qui s’y rapporte comme disposition prochaine ou éloignée, habituelle ou actuelle.

 

Assurément rien de tout cela n’échappe à la divine causalité. Mais ce qui confère à ces effets de Dieu la qualité d’œuvre surnaturelle, c’est le rapport d’union qui s’y trouve appliqué, soit formellement, soit au moins par voie de réduction.

 

Par contre, il n’y a pas à se demander non plus si la présence de Dieu par communication (substantielle ou habituelle) pourrait subsister sans la présence par opération. Comme on le voit, non seulement la présence par communication implique toujours un effet de grâce, qui réclame une cause efficiente, et par conséquent la présence divine par opération, mais de plus, elle présuppose toujours un sujet, une puissance naturelle, par rapport à laquelle elle soit surnaturelle. Et cette puissance naturelle est toujours quant à soi une œuvre du Créateur, de telle sorte que (de ce second chef) la présence de Dieu par opération est essentiellement présupposée à la présence de Dieu par communication.

 

Quant à dire que là où il y a actuation créée par un Acte incréé, le premier élément suffit sans le second, c’est comme si on disait que l’union hypostatique au Verbe suffit sans le Verbe, ou la grâce habituelle sans l’Hôte divin auquel elle nous unit. Il est bien vrai en un sens que de ces deux éléments le premier suffit ; mais c’est justement à cause de sa connexion essentielle avec le second. On ne peut avoir l’onction sans l’huile, et la seule manière d’avoir l’huile, c’est d’en être oint. Chrême et chrismation se tiennent : et ceci ne rend pas cela inutile, ni moins indispensable. Ainsi en va-t-il de la nature humaine de l’Homme Dieu actuée quant à l’être par l’Existence personnelle du Verbe. L’actuation par cet Acte ne se passe pas de cet Acte autre qu’elle-même. Elle est toute différente en ceci de l’actuation d’une âme ou d’un ange par son existence connaturelle, ou d’une pierre, ou d’une plante, ou d’un lion par sa forme substantielle. Ici actuer se confond avec la réalité même de l’acte ; informer ne se distingue pas de la forme qui se communique : se communiquer, pour elle, c’est être ce qu’elle est. Aussi la détermination et l’élément déterminant disparaissent-ils ensemble, comme ils ont apparu ensemble. Ils ne sont qu’une chose et qu’une réalité. De tels actes ne sont pas quelque chose qui soit, mais seulement ce par où quelque chose existe ou est de telle nature. Rien d’étonnant dès lors que l’actuation puisse suffire à elle toute seule, puisqu’elle est l’acte. Il est trop évident qu’il en ira autrement si elle n’est pas l’acte.

 

Ceux qui identifient en tout être essence et existence, se flatteraient mal à propos de trouver dans ce qui précède un témoignage, si involontaire fût-il, en faveur de leur sentiment. Ce qu’ils veulent dans l’humanité du Christ, c’est une actuation qui premièrement se confonde avec la nature, et par conséquent soit naturelle comme elle ; deuxièmement, qui n’ait aucun besoin d’un acte auquel elle s’appuie, mais seulement d’une cause efficiente qui la produise. Or tout autre est l’actuation créée de l’humanité du Christ par l’Etre du Verbe. Elle ne se confond pas avec l’humanité du Christ, laquelle, en dehors du composé théandrique, existerait sans elle, par une existence propre et personnelle; de plus, elle est surnaturelle, voire au sommet du surnaturel ; tellement que tout ce qui nous est surnaturel, à nous, lui est connaturel, à elle, comme l’a remarqué saint Thomas (Somme, IIIa, 13, 2m), après saint Augustin (Enchir., 40). Enfin, outre le rapport d’effet à cause, qu’elle soutient, comme toute chose créée, à l’égard de Dieu, elle en soutient un autre à l’égard du Verbe tout seul : le rapport très spécial de l’actuation à l’Acte subsistant, c’est-à-dire, comme on l’a noté plus haut, de l’union (en l’espèce, d’une union substantielle) au terme de l’union. La prétendue inconséquence qu’on voudrait nous opposer n’en est donc pas une.

 

Tout au plus y a-t-il à se garder d’une confusion de langage. Là où l’acte est l’actuation, l’existence du sujet est à la fois et l’acte d’existence par lequel le sujet est actué et l’actuation du sujet par cet acte d’existence. Il n’y a donc pas lieu alors à la distinction entre existence par manière d’acte et existence par manière d’actuation. Il en va autrement quand l’actuation n’est pas l’acte, ce qui se vérifie toutes les fois que l’acte envisagé est indépendant quant à sa durée du sujet auquel on le compare. Ainsi, l’acte d’existence propre à l’âme est bien dans l’ordre d’existence l’actuation de l’âme, mais non l’actuation du corps uni à l’âme, bien qu’il soit l’acte par lequel existe le corps (S.Thom., Spir. Creat., II, 3m et 8m ; Anima, I, 1m). Le corps et l’âme étant en effet unis substantiellement, il suit du principe posé plus haut que l’unité du composé doit se prendre en dernier ressort de l’acte d’existence, auquel les deux éléments composants sont ordonnés en commun. Cet acte est donc un, sans aucune multiplicité interne. Il doit donc être propre à l’âme, et non pas au corps, puisque l’âme le garde, séparée du corps. Dans l’union au corps, outre l’information spécifique du corps par l’essence de l’âme, il faut donc envisager une communication au corps de l’être par lequel existe l’âme. Cette communication sera autre chose que l’être qui est communiqué, puisque celui-ci persiste quant celle-là disparaît. Et si par existence du corps on entend son actuation par l’être, il faudra dire que cette existence est périssable et corporelle, car ce qui est reçu est reçu à la manière du sujet. Mais si par existence, on entend l’acte par lequel existe le corps, il faudra dire que le corps bénéficie d’une existence qui est en soi incorruptible et immatérielle. Telle est la condition particulière du corps humain, en conséquence de l’immortalité de l’âme. Mais à bien plus forte raison y aura-t-il lieu de distinguer entre les deux acceptions de l’existence, quand on envisagera l’actuation d’une nature créée par l’Acte pur de l’être. Ici l’actuation par l’Acte sera dans le temps, et l’Acte subsitera au-dessus du temps. De sorte que si on demande combien il y a d’existences dans le Christ, selon le sens de la question il faudra répondre ou une, ou deux. Une, s’il s’agit de l’Acte par lequel les natures existent ; mais deux, s’il s’agit d’actuations, parce que l’actuation de la nature humaine est temporelle et créée, tandis qu’incréée, éternelle, est l’actuation du Verbe, qui est l’Acte lui-même. C’est pourquoi saint Thomas, dans la Question controversée sur l’union du Verbe incarné (art.4), a soutenu deux existences, tandis que dans la Somme (IIIa, 17, 2) il n’en admet qu’une seule.

 

Il n’y a pas contradiction entre les deux réponses, mais plein accord : l’une n’est pas seulement conciliable avec l’autre, mais postule l’autre. Deux existences dans ce qui est substantiellement Un, ne peuvent se concevoir que moyennant l’unité d’acte d’existence ; et la communauté de l’acte d’existence entre les diverses unités composantes met nécessairement dans l’une des deux une actuation fort différente de ce qui se trouve dans l’autre.

 

Quelque différence cependant qu’il y ait entre les deux, rien ne ressemble plus à l’Acte incréé que sa communication créée. C’est pourquoi saint Thomas, en tête de ce chapitre 53 du III° livre de la Somme contre les Gentils, sur la lumière de gloire, note que pour voir Dieu il faut que l’intelligence créée reçoive de Dieu une ressemblance spéciale avec Lui. « Impossible, dit-il, que l’essence divine devienne forme intelligible d’un entendement créé, sinon dans la mesure où l’entendement créé participe quelque ressemblance de la divinité ». Et dans la Somme (Ia, 12, 5 c et 3m), cette ressemblance est appelée de son vrai nom : « La lumière de gloire, dit-il, rend la créature DEIFORME ». « DEIFORMES sont du chef de cette lumière les bienheureux, c’est-à-dire semblables à Dieu, selon qu’il est écrit (I Joan. 3, 2) : « quand il se montrera, nous serons semblables à Lui, parce que nous Le verrons tel qu’Il est ».

 

Et dès à présent les justes sont déiformes du chef de la grâce sanctifiante, par où Dieu se communique à eux. Elle est cette semence de Dieu dans nos âmes, si étroitement en rapport avec la lumière de la vie éternelle, qu’elle exclut par elle-même toute ténèbre du péché (I. Joan. 3, 9). Elle est lumière, bien que sourde encore, parce qu’elle est l’illumination de l’essence de nos âmes par le Dieu très saint, qui est Lumière incréée, lumen vitæ (Joan. 8, 12).

 

Au-dessus de la lumière de grâce et de la lumière de gloire, il n’y aurait rien de plus approchant de Dieu, si le Verbe ne s’était incarné, pour devenir dans son humanité même la lumière du monde, qui restaure toute lumière. En unissant à sa Personne par un lien substantiel la nature humaine qu’Il nous empruntait, Il a fait de l’union hypostatique, de cette grâce créée d’union, la plus haute, la plus auguste, la plus divine ressemblance de la divinité ; non pas à la manière d’une filiation adoptive, ou de son épanouissement final, mais bien une propre et substantielle communication de la filiation de nature : tellement que dans son humanité même le Christ est fils, fils unique de Dieu, de par la seule génération éternelle qui s’accomplit au sein de la divinité. Il n’y a, ni ne peut y avoir de la part de Dieu tradition de Soi plus plénière que celle par laquelle Il devient non pas seulement l’intelligible d’une intelligence humaine ou angélique, ou comme un principe vital surajouté à l’existence d’une créature raisonnable, mais l’être même par lequel existe la substance créée. Au-delà de cette unité de personne à quoi aboutit l’union hypostatique, il n’y a plus rien : et c’est pourquoi la grâce d’union est, au regard de la toute puissance divine elle-même, le sommet de la ressemblance à Dieu. Elle conforme substantiellement la nature humaine à la substance du Verbe. Mais on voudra bien remarquer que si rien ne peut dépasser cette conformité, la raison n’en est pas dans une déficience de la puissance divine, qui peut toujours créer des natures plus parfaites que les autres, mais dans l’indéficience de cette union, qui, étant substantielle, occupe le rang le plus élevé qu’il puisse y avoir entre toutes les communications de l’Acte pur à une puissance créée.

 

Pour terminer, notons que si la considération de la vision béatifique, telle qu’elle est exposée par saint Thomas, nous a aidés à acquérir une certaine intelligence de l’union hypostatique, par le passage de l’habituel au substantiel, réciproquement la foi à l’union hypostatique encourage notre foi à la vision béatifique, par le passage du plus au moins.

 

« Par là même que Dieu a voulu devenir homme, (...) à l’homme est donné un exemple de cette bienheureuse union, par laquelle l’intellect créé sera uni à l’esprit incréé, objet de son intellection. Car ce n’est plus chose incroyable que l’entendement de la créature puisse être uni à Dieu dans la vision de son essence, depuis que Dieu s’est uni à la créature humaine par l’assomption de sa nature » (Compendium Theologiæ, 202).

 

Le Christ est par son être même le gage de notre espoir, qui nous fait dire : Beati mortui, qui in Domino moriuntur.


  1. Ce double rôle de disposition à la forme intelligible incréée et de disposition à l’opération intellectuelle correspondante est pareillement marqué dans la Somme théologique (1a, 12, 5).
  2. On ne s’étonnera pas que les auteurs se relâchent quelquefois de la rigueur du langage métaphysique. Ainsi, le Rév. P. Gardeil (La structure de l’âme et l’expérience mystique, II, 241), parlait de « l’information vitale et objective de notre âme par la substance même de la Déité présente en elle ». Le lecteur est supposé intelligent.
  3. « Par la grâce nous devenons conjoints à Dieu Lui-même, sans l’intermédiaire de quoi que se soit de créé » (S. Thomas, I D.14, 3).
  4. S. Thomas, I-II, 110, 3, 3m.
  5. « Dans la procession (temporelle) du Saint-Esprit (vers les créatures), ... pour autant qu’elle contient la donation du Saint-Esprit, il ne suffit pas d’une nouvelle relation quelconque de la créature à Dieu ; mais il faut une relation à Dieu comme possédé » (Saint Thomas, I D.14, q.2, a.2, 2m).
  6. En latin scolastique, cela s’énonce ainsi : Ens et Unum convertuntur ; convertuntur, inquam, secundum se, id est quantum ad rationes suas formales. Eo ergo dicitur quid unum, quo dicitur ens. Jam vero ens actu aliquid dicitur ab actu essendi, sicut intellegens actu ab actu intelligendi. Ergo unum etiam actu dicitur formaliter ab actu essendi. Principium autem unitatis formale nequit non esse quaedam unitatis forma. Est ergo expers in se omnis pluralitatis aut compositionis.Entis igitur cujusvis substantialiter unius nonnisi unus actus est substantialis essendi. - Nous ne croyons pas qu’il y ait en métaphysique beaucoup de vérités plus solidement établies que celle-là. Il y a d’ailleurs, en ce qui regarde le Christ, d’autres manières moins directes, mais plus terre à terre, d’arriver à la même conclusion. J’en ai esquissé une, tout à fait classique, dans des conférences données à la Semaine d’Etudes religieuses de Cambridge en 1925, puis recueillies par C. Lattey dans The Incarnation (Cambridge, W. Heffer & Sons Ltd 1926, pp. 152-189). L’avantage de cette méthode plus indirecte est de ne faire manifestement aucun appel à la thèse générale sur la distinction entre les créatures et leur existence.
  7. Il va sans dire que du côté du Verbe ces deux fonctions de cause efficiente et d’acte perfectif ne se distinguent pas réellement ; mais elles marquent deux relations de raison, très distinctes en leur genre, correspondant du côté de la réalité créée à deux relations réelles, réellement distinctes.
  8. Pour prévenir tout étonnement quant aux considérations qui précèdent, il peut être utile de transcrire ces lignes de Cajétan. Après avoir concédé à Auriol qu’en un certain sens, on peut dire que l’humanité du Christ n’est actuée ni par l’Acte pur d’existence, ni par un acte créé d’existence, il ajoute aussitôt : « Haec intellige, loquendo de actuare et actuari per modum inhaesionis (adde : et per modum cujusvis informationis). Nam si de actuare et actuari infra totam latitudinem modorum suorum sermo sit, non est remotum a philosophia divina DEUM POSSE ACTUARE REM CREATAM. In cujus signum DIVINAM ESSENTIAM ESSE ACTUM CUJUSQUE INTELLECTUS VIDENTIS IPSAM, et theologi et philosophi fatentur. Cum ergo naturam humanam in Christo ex... esse divino PERFICI fateamur, non est absonum fateri etiam quod ACTUATUR aliquo modo (i.e. non inhaesivo aut informativo) PER ... ESSE DIVINUM. Quocirca, cum additur (ab Aureolo) : Aut est actuata proprio esse, aut perseverat potentialis ad proprium esse, dicitur quod, proprie loquendo, utraque pars disjunctivæ est falsa ; quoniam, ex assumptione ad divinum esse, perfecta est potentialitas ad existentiam longe excellentius quam fuisset perfecta per propriam exsistentiam. (...) Et quia potentiæ perfectio actuatio vocatur, ideo dicere potes quod potentia ad propriam existentiam est ACTUATA non per proprium, sed per divinum esse, LONGE EXCELLENTIUS ET PERFECTIUS quam fuisset actuata per proprium esse. Et ideo non remanet humanitas Christi potentialis, hoc est in statu potentiali ad propriam exsistentiam ; ad quem statum rediret, si dimitteretur a Verbo, CESSANTE TAM EXCELLENTE ACTUATIONE prohibente naturam ab imperfectioribus sibi propriis et connaturalibus, personalitate scilicet et exsitentia propria » (in illam, 17, 2).
  9. C’est en ce sens qu’Aristote d’abord, et saint Thomas ensuite, ont dit : Dieu n’est l’acte d’aucun être. Entendez, qu’il n’est ni par nécessité essentielle, ni par destination naturelle, l’acte d’aucune puissance. Et ajoutez, que s’il se fait par grâce l’Acte d’une puissance, ce sera sans information d’aucune sorte.
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