Les trois conversions et les trois voies : Différence entre versions

De Salve Regina

[version non vérifiée][version vérifiée]
(Page créée avec « {{Infobox Texte | thème = Vie spirituelle | auteur = P. Garrigou-Lagrange, O.P. | source = | s... »)
 
m
Ligne 4 : Ligne 4 :
 
  | source                        =  
 
  | source                        =  
 
  | source web                    =  
 
  | source web                    =  
  | date de publication originale =  
+
  | date de publication originale = 1933
 
  | résumé                        =  
 
  | résumé                        =  
 
  | difficulté de lecture        = ♦♦ Moyen
 
  | difficulté de lecture        = ♦♦ Moyen
  | remarque particulière        =  
+
  | remarque particulière        = Réédition chez DMM en 1999
 
}}
 
}}
  

Version du 14 mars 2011 à 22:48

Sommaire

Avant-propos

Ce petit livre, écrit sous une forme acces­sible à toutes les âmes intérieures, est comme le résumé de deux ouvrages, bien qu’il se puisse facilement comprendre avant de les avoir lus.

Dans Perfection chrétienne et contemplation, nous avons vu, selon les principes formulés par saint Thomas et par saint Jean de la Croix, que la perfection chrétienne consiste spécialement dans la charité selon la plénitude des deux grands préceptes  : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même » (Luc, X, 27). Nous y avons vu aussi que la contemplation infuse des mystères de la foi, mystères de la sainte Trinité présente en nous, de l’Incarnation rédemptrice, de la Croix, de l’Eucharistie, est dans la voie normale de la sainteté.

En suivant les mêmes principes nous avons traité ailleurs[1] des purifications nécessaires pour arriver à l’amour parfait de Dieu et du prochain, et nous nous som­mes attaché en particulier à montrer que la purification passive des sens marque l’en­trée dans la voie illuminative, et celle de l’esprit l’entrée dans la voie unitive des par­faits.

On nous a demandé de divers côtés de résumer ces deux ouvrages pour mettre mieux en relief quelles sont, de ce point de vue, les grandes lignes de la théologie ascétique et mystique.

Pour ne pas purement et simplement nous répéter, et pour considérer les choses d’une façon à la fois plus simple et plus haute, nous parlerons ici des trois âges de la vie de l’esprit et des trois conversions qui consti­tuent le commencement de chacun d’eux.

Un premier chapitre traite de la vie de la grâce et du prix de la première conversion. Dans les chapitres suivants il est parlé du progrès de la vie spirituelle, en insistant sur la nécessité de deux autres conversions ou transformations, qui marquent, l’une le début de la voie illuminative, et l’autre le com­mencement de la voie unitive des parfaits.

La division du progrès spirituel selon les trois voies, communément reçue depuis saint Augustin et Denys, est devenue banale, en tant qu’invariablement reproduite par tous les traités de spiritualité, mais on découvre sa vérité profonde, son sens, sa por­tée, son intérêt vital, lorsqu’on l’explique, comme l’a indiqué saint Thomas, par ana­logie avec les divers âges de la vie corpo­relle, et aussi, ce qu’on oublie trop souvent, par comparaison aux divers moments de la vie intérieure des Apôtres. Les Apôtres furent immédiatement formés par Notre-Seigneur, et leur vie intérieure doit, toute proportion gardée, disent les saints, se reproduire en nous. Ils sont nos modèles surtout pour le prêtre, et tout chrétien doit en un certain sens être apôtre et vivre assez du Christ pour le donner aux autres.

Ce sur quoi nous insisterons ici, ce sont surtout des vérités élémentaires. Mais nous oublions souvent que les vérités les plus hautes et les plus vitales sont précisément les plus élémentaires approfondies, longuement méditées et devenues objet de contemplation surnaturelle[2].

Si l’on demandait à bien des personnes familiarisées avec l’Évangile  : « Y est-il quel­que part question de la seconde conver­sion  ? » beaucoup répondraient peut-être négativement. Il est pourtant une parole assez claire de Notre-Seigneur à ce sujet. Saint Marc, IX, 32, rapporte que lors du dernier passage de Jésus en Galilée, quand il arriva avec les Apôtres à Capharnaüm, il leur de­manda  : « De quoi parliez-vous en chemin  ? » « Mais ils gardèrent le silence, dit l’Évangéliste  ; car en chemin ils avaient discuté entre eux qui était le plus grand. » – Et en saint Matthieu, XXIII, 3, où est rapporté le même fait, on lit  : « Jésus, faisant venir un petit enfant, le plaça au milieu d’eux et leur dit  : « Je vous le dis, en vérité, si vous ne vous CONVERTISSEZ PAS et ne devenez pas comme les petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux[3]. » Ne s’agit-il pas ici clairement de la seconde conversion  ? Jésus parle aux Apôtres qui l’ont suivi, qui ont pris part à son ministère, qui vont communier à la cène et dont trois l’ont suivi sur le Thabor. Ils sont en état de grâce, et il leur parle pourtant de la nécessité de se convertir, pour entrer profondément dans le royaume de Dieu ou dans l’intimité divine. A Pierre en particulier il est dit (Luc, XXII, 32)  : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous cribler comme le froment ; mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point ; et toi, quand tu seras converti, affermis tes frères. » Il s’agit là de la seconde conversion de Pierre, qui aura lieu à la fin de la Passion, sitôt après son reniement. C’est surtout de la seconde conversion que nous parlerons dans ce petit livre.

Chapitre 1 : La vie de la Grâce et le prix de la première conversion

Amen, amen, dico vobis  : Qui credit in me, habet vitam aeternam.

« En vérité, en vérité, je vous le dis  : Celui qui croit en moi a la vie éternelle. »

(Jean., VI, 47)

La vie intérieure est pour chacun de nous l’u­nique nécessaire ; elle devrait constamment se développer en notre âme plus encore que ce que nous appelons la vie intellectuelle, scientifique, artistique ou littéraire. Elle est la vie profonde de l’âme, de l’homme tout entier, et non pas seulement de l’une ou l’autre de ses facultés. L’intellectualité elle-même gagnerait beaucoup si, au lieu de vouloir supplanter la spiritualité, elle reconnaissait sa nécessité, sa grandeur et bénéficiait de son influence, qui est celle des vertus théologales et des dons du Saint-Esprit.

Quel grave et profond sujet celui qui est exprimé en ces deux mots  : Intellectualité et spiritualité ! Il est assez évident aussi que sans une vie intérieure sérieuse il ne saurait y avoir d’influence sociale vraiment profonde et durable.

La nécessité de la vie intérieure

Le besoin pressant de revenir à la pensée de l’unique nécessaire se fait particulièrement sen­tir en ce temps de malaise et de désarroi général, où tant d’hommes et tant de peuples, per­dant de vue notre vraie fin dernière, mettent celle-ci dans les biens terrestres et oublient com­bien ils diffèrent des biens spirituels et éternels.

Il est pourtant clair, comme l’a dit saint Augustin, que les mêmes biens matériels, à l’op­posé de ceux de l’esprit, ne pleurent en même temps appartenir intégralement à plusieurs[4].

La même maison, la même terre, ne peuvent simultanément appartenir en totalité à plusieurs hommes, ni le même territoire à plusieurs peu­ples. D’où le conflit terrible des intérêts, lorsqu’on met fiévreusement sa fin dernière en ces biens inférieurs.

Au contraire, saint Augustin se plaît à y insis­ter, les mêmes biens spirituels peuvent apparte­nir simultanément et intégralement à tous et à chacun, sans que celui-ci nuise à la paix de l’au­tre ; nous les possédons même d’autant mieux que nous sommes plusieurs à en jouir ensemble. Nous pouvons ainsi posséder tous simultanément, sans nous gêner les uns les autres, la même vérité, la même vertu, le même Dieu. Ces biens spirituels sont assez riches et universels pour appartenir en même temps à tous et pour combler chacun de nous. Bien plus, nous ne possédons pleinement une vérité que si nous l’enseignons aux autres, que si nous leur faisons part de notre contemplation ; nous n’aimons vraiment vertu que si nous voulons la voir aimée par autrui, nous n’aimons sincèrement Dieu que si nous voulons le faire aimer. Tandis qu’on perd l’argent que l’on donne ou que l’on dépense, on ne perd pas Dieu en le donnant aux autres, on le possède même d’autant mieux. Et au contraire nous le perdrions si par ressenti­ment nous roulions qu’une seule âme fût privée de Lui, si nous voulions exclure une âme de notre amour, même celle de ceux qui nous per­sécutent et nous calomnient.

Il y a dans cette vérité très simple et très haute, si chère à saint Augustin, une grande lumière  : Si les biens matériels divisent les hommes d’autant plus qu’on les recherche pour eux-mêmes, les biens spirituels unissent les hommes d’autant plus profondément qu’on les aime davantage.

Ce grand principe est un de ceux qui font le mieux sentir la nécessité de la vie intérieure. Il contient aussi virtuellement la solution de la question sociale et de la crise économique mon­diale qui sévit à l’heure actuelle. Il est exprimé simplement dans l’Évangile  : « Cherchez le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroît » (Matthieu., VI, 33 ; Luc, XII, 31). Le monde se meurt en ce moment de l’ou­bli de cette vérité fondamentale, pourtant élémentaire pour tout chrétien.

Les vérités les plus profondes et les plus vitales sont en effet précisément des vérités élémentaires longtemps méditées, approfondies, et devenues pour nous vérités de vie, ou objet de contemplation habituelle.

Le Seigneur à. l’heure actuelle montre aux hommes combien ils se trompent en voulant se passer de Lui, en mettant leur fin dernière dans la jouissance terrestre, en renversant l’échelle des valeurs, ou, comme on disait autrefois, la subordination des fins. On veut alors dans l’ordre matériel de la jouissance sensible produire le plus possible ; on croit compenser ainsi par le nombre la pauvreté des biens terrestres ; on construit des machines toujours plus perfectionnées pour produire toujours plus et mieux et avoir un plus grand profit ; c’est là le but dernier. Que s’ensuit-il  ? Cette surproduction ne peut s’écouler, elle devient inutilisable et elle nous tue en conduisant au chômage actuel, où l’ouvrier sans travail est dans l’indigence, tandis que d’autres meurent de pléthore. C’est une crise, dit-on ; en réalité, c’est plus qu’une crise, c’est un état général, et qui devrait être révélateur, si nous avions des yeux pour voir, comme dit l’Évangile  : on a mis la fin dernière de l’activité humaine là où elle n’est pas, non en Dieu, mais dans la jouissance d’ici-bas. On veut trouver le bonheur dans l’abondance des biens matériels, qui ne sauraient le donner. Loin d’unir les hommes, ils les divisent, et cela d’autant plus qu’on les recherche pour eux-mêmes et plus âprement. Le partage ou la socia­lisation de ces biens ne serait pas un remède, et ne donnerait pas le bonheur, tant que les biens terrestres conserveront leur nature et que l’âme humaine, qui les dépasse, conservera la sienne. D’où la nécessité pour chacun de nous de pen­ser à l’unique nécessaire et de demander au Sei­gneur des saints qui ne vivent que de cette pensée et qui soient les grands animateurs dont le monde a besoin. Dans les périodes les plus troublées, comme à l’époque des Albigeois et plus tard à l’éclosion du Protestantisme, le Sei­gneur envoya des pléiades de saints. Le besoin ne s’en fait pas moins sentir aujourd’hui.

Quel est le principe ou la source de la vie intérieure  ?

Il importe d’autant plus de rappeler la nécessité et la vraie nature de la vie intérieure que bien des erreurs ont altéré l’idée qui nous en est donnée par l’Évangile, par les Épîtres de saint Paul et par toute la Tradition. Il est ma­nifeste en particulier que cette idée de vie intérieure subit une altération profonde dans la théorie luthérienne de la justification ou con­version, d’après laquelle les péchés mortels dans l’âme du converti ne sont pas positivement effacés par l’infusion de la vie nouvelle de la grâce sanctifiante et de la charité. D’après cette théorie, les péchés mortels dans l’âme du converti sont seulement couverts, voilés par la foi au Christ rédempteur, et ils cessent d’être imputés à celui qui les a commis. L’homme est réputé juste par la seule imputation extérieure de la justice du Christ, mais il n’est pas ainsi intérieurement justifié, intérieurement renouvelé. De ce point de vue, pour que l’homme soit juste aux yeux de Dieu, il n’est pas nécessaire qu’il ait la charité infuse et des âmes en Dieu. Somme toute, le juste ainsi conçu, malgré sa foi au Christ rédempteur, reste dans son péché non effacé, dans sa corruption ou mort spirituelle[5].

Cette conception, qui méconnaissant si gravement notre vie surnaturelle et en réduisait l’essence à la foi au Christ, sans la grâce sanctifiante et la charité. sans les œuvres méritoires, devait conduire peu à peu au naturalisme, pour lequel le juste est celui qui, abstraction faire de tout Credo, estime et conserve l’honnêteté naturelle, dont ont parlé les meilleurs philosophes païens avant le Christianisme[6].

De ce second point de vue on n’examine même plus la question souverainement importante  : L’homme dans l’état actuel peut-il, sans la grâce divine, arriver à observer tous les préceptes de la loi naturelle, y compris ceux relatifs à Dieu  ? Peut-il, sans la grâce, arriver à aimer, non par simple velléité, mais efficacement le Souverain Bien, Dieu, auteur de notre nature, plus que soi et par-dessus tout  ? – Les premiers protestants auraient répondu négativement, comme l’ont toujours fait les théologiens catholiques[7] ; le protestantisme libéral, né de l’erreur luthérienne, ne se pose même plus la question et n’admet plus la nécessité de la grâce ou d’une vie surnaturelle, infuse.

La question revient pourtant toujours en ter­mes plus généraux  : L’homme peut-il sans un secours supérieur se dépasser lui-même et aimer vraiment et efficacement plus que soi la Vérité et le Bien  ?

Il est clair que tous ces problèmes sont essen­tiellement liés à celui de la nature même de notre vie intérieure, qui est une connaissance du Vrai et un amour du Bien, ou pour mieux dire, une connaissance et un amour de Dieu.

Pour rappeler ici toute l’élévation de l’idée que l’Écriture et surtout l’Évangile nous don­nent de la vie intérieure, sans faire un cours de théologie sur la justification et sur la grâce sanctifiante, nous soulignerons une vérité fondamentale de la spiritualité, disons même de la mystique chrétienne, telle que l’Église catholique l’a toujours conçue.

Tout d’abord il est manifeste que selon l’Écriture la justification ou conversion du pécheur ne couvre pas seulement ses péchés comme d’un voile, mais les efface par l’infusion d’une vie nouvelle. Le Psalmiste supplie dans le Miserere  : « Aie pitié de moi, ô Dieu, selon ta bonté  ; selon ta grande miséricorde, efface mes transgressions. Lave-moi complètement de mon iniquité et purifie-moi de mon péché. Purifie-moi avec l’hysope, et je serai pur. Lave-moi, et je serai plus blanc que la neige... Efface toutes mes iniquités. O Dieu, crée en moi un cœur pur et renouvelle au dedans de moi un esprit ferme. Ne me rejette pas loin de tu face, ne me retire pas ton esprit saint. Rends-moi la joie de ton salut et soutiens-moi par un esprit de bonne volonté ». (Ps. L, 3-15).

Les Prophètes parlent de même  : Le Seigneur dit par Isaïe, XLIII, 25  : « C’est moi, moi seul, qui efface tes prévarications, Israël, pour l’amour de moi. » Très souvent dans la Bible revient l’expression  : « C’est moi qui enlève l’iniquité, qui efface le péché. » Comme le rapporte l’Évangile de saint Jean, I, 29, Jean-Baptiste dit en voyant Jésus qui venait vers lui  : « Voici l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde. » On lit de même dans la 1ère Épître de saint Jean, I, 7,  : « Le sang de Jésus nous purifie de tout péché. » Et saint Paul écrit, I Corinthiens VI, 10  : « Ni les impudiques,  :ni les idolâtres, ni les adultères,... ni les voleurs, ni les calomniateurs, ni les rapaces, ne posséderont le royaume de Dieu. Voilà pour­tant ce que vous étiez, du moins quelques-uns d’entre vous ; mais vous avez été lavés, mais vous avez été sanctifiés, mais vous avez é/é justifiés au nom du Seigneur Jésus-Christ et par l’Esprit de notre Dieu. »

Si du reste, dans la justification où conver­sion de l’impie, les péchés étaient seulement voilés et non effacés, l’homme serait à la fois juste et injuste, justifié et en état de péché. Dieu aimerait le pécheur comme son ami, malgré sa corruption, que son amour serait impuissant à lui enlever. Le Sauveur n’aurait pas effacé les péchés du monde, s’il ne délivrait pas le juste de la servitude du péché. Ce sont là, encore une fois, des vérités élémentaires pour tout chrétien ; leur connaissance approfondie, quasi expérimentale et constamment vécue, est la contemplation des saints.

La réalité de la grâce et de notre filiation divine adoptive

Le péché mortel ne peut être ainsi effacé et remis que par l’infusion de la grâce sanctifiante et de la charité, qui est l’amour surnaturel de Dieu et des âmes en Dieu. Ézéchiel, XXXVI, 25, l’annonce en disant au nom du Seigneur  : « Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purs ; je vous purifierai de toutes vos souillures et de toutes vos abominations. Je vous donne­rai un cœur nouveau, et je, mettrai au dedans de vous un esprit nouveau. J'ôterai de votre chair le cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai au dedans de vous mon Esprit, et je ferai que vous suivrez mes ordonnances. »

Cette eau pure qui régénère est celle de la grâce, qui nous vient du Sauveur, dont il est dit dans l’Évangile de saint Jean, I, 16  : « C’est de sa plénitude que nous avons tous reçu et grâce sur grâce. » « Par Jésus-Christ Notre-Seigneur nous avons reçu la grâce », lisons-nous dans l’Épître aux Romains, I, 5  : « l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné » (Romains, V, 5). – « A chacun de nous la grâce a été donnée selon la mesure du don du Christ » (Éphésiens, IV, 7)-

S’il en était autrement, l’amour incréé de Dieu pour celui qu’il convertit serait seulement affectif, et non pas effectif et agissant. Or l’a­mour incréé de Dieu pour nous, comme le mon­tre bien saint Thomas (Ia, q. 20, a. 2, et Ia IIae q. 110, a. I), est un amour qui, loin de suppo­ser l’amabilité en nous, la pose en nous. Son amour créateur nous a donné et nous conserve notre nature et l’existence, son amour vivificateur produit et conserve en nous la vie de la grâce qui nous rend aimables à ses yeux, non plus seulement comme ses serviteurs, mais comme ses enfants.

La grâce sanctifiante, principe de notre vie intérieure, fait vrai vraiment de nous les enfants de Dieu, parce qu’elle est une participation de sa nature. Nous ne saurions être, comme le Verbe, ses fils par nature, mais nous le sommes réellement par grâce et par adoption. Et tandis que l’homme qui adopte un enfant ne le transforme pas intérieurement, mais le déclare seulement son héritier, Dieu, en nous aimant comme des fils adoptifs, nous transforme, nous vivifie intérieurement par une participation de sa vie intime, proprement divine.

C’est ce nous lisons dans l’Évangile de Jean, I, 11-13  : «Le Verbe vint chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu. Mais à tous ceux qui l’ont reçu il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à eux qui croient en son nom, qui non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu sont nés. » Notre-Seigneur le disait lui-même à Nicodème  : « En vérité, en vérité je te le dis, nul, s’il ne renaît de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Car ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit. Ne t’étonne pas de ce que je t’ai dit  : il faut que vous naissiez de nouveau[8] » (Jean III, 5).

Saint Jean dit de même  : « Quiconque est né de Dieu ne commet point le péché, parce que la semence de Dieu demeure en lui  ; et il ne peut pécher, parce qu’il est né de Dieu (I Jean, III, 9). En d’autres termes  : la semence de Dieu, qui est la grâce, accompagnée de l’amour de Dieu, ne peut exister avec le péché mortel qui nous détourne de Dieu, et si elle n’exclut pas le péché véniel, dont saint Jean parle plus haut, I, 8, elle ne saurait en être le principe, mais elle tend à le faire disparaître de plus en plus.

L’apôtre saint Pierre parle, s’il est possible ; encore plus clairement lorsqu’il dit  : « Par le Christ la puissance divine a accompli les gran­des et précieuses promesses, afin de nous rendre ainsi participants de la nature divine » (II Petri I, 4). C’est aussi ce qu’exprime l’apôtre saint Jacques, lorsqu’il écrit  : « Tout don excellent, toute grâce parfaite descend d’en haut, du Père des lumières, en qui n’existe aucune vicissi­tude, ni ombre de changement. De sa propre volonté, il nous a engendrés par la parole de la vérité, afin que nous soyons comme les prémi­ces de ses créatures » (Ep. Jacob., I, 18).

La grâce sanctifiante est vraiment une parti­cipation réelle et formelle de la nature divine, car elle est le principe d’opérations proprement divines ; lorsque au ciel elle sera arrivée en nous à son plein développement et ne pourra plus se perdre, elle sera le principe d’opérations qui auront absolument le même objet formel que les opérations incréées de la vie intime de Dieu, elle nous permettra de le voir immédiatement comme Il se voit et de l’aimer comme Il s’aime  : « Mes bien-aimés, dit saint Jean, nous sommes maintenant enfants de Dieu, est ce que nous serons un jour n’a pas encore été manifesté ; mais nous savons qu’au temps de cette mani­festation nous Lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est (I Jean., 3, 2).

C’est là ce qui nous montre le mieux ce qu’est la nature intime de la grâce sanctifiante, principe de notre vie intérieure. Il importe d’y insister. C’est un des points les plus consolants de notre foi, c’est aussi une des vérités de vie qui relève le plus le courage au milieu des difficultés de l’existence présente.

La vie éternelle commencée

Pour saisir ce que doit être la vie intérieure en elle-même et en ses différentes phases, il faut voir d’abord non seulement quel est son principe, mais aussi quel doit être son plein épanouissement.

Or si nous interrogeons sur ce point l’Évangile, il nous dit que la vie de la grâce, donnée par le baptême et nourrie par l’Eucharistie, est comme le germe de la vie éternelle.

Dès le début de son ministère, Notre-Seigneur, dans le Sermon sur la montagne, tel qu’il est rapporté par saint Matthieu, dit à tous ceux qui l’écoutent, et c’est le fond du discours  : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.» (Matth., V, 48). Il ne dit pas  : « soyez parfaits comme des anges », mais « comme votre Père céleste est parfait ». C’est donc qu’il apporte un principe de vie qui est une participation de la vie même de Dieu. Au-dessus des divers règnes de la nature  : règne minéral, végétal, animal, au-dessus du règne de l’homme et même au-dessus de l’activité naturelle des anges, c’est la vie du règne de Dieu ; vie dont le plein épanouissement s’appelle, non pas seulement la vie fu­ture dont ont parlé les meilleurs philosophes avarie le Christianisme, mais la vie éternelle, mesurée, comme celle de Dieu, non par le temps futur, mais par l’unique instant de l’immobile éternité.

La vie future dont parlent les philosophes est naturelle, presque semblable à la vie naturelle des anges, tandis que la vie éternelle, dont parle l’Évangile, est essentiellement surnaturelle au­tant pour les anges que pour nous ; elle est non seulement suprahumaine, mais supraangélique, elle est proprement divine. Elle consiste à voir Dieu immédiatement comme Lui-même se voit et à l’aimer comme Il s’aime. C’est pourquoi Notre-Seigneur peut dire  : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait », puisque vous avez reçu une participation de sa vie intime.

Tandis que l’Ancien Testament ne parlait guère qu’en figure de la vie éternelle, symbolisée par la terre promise, le Nouveau, en parti­culier l’Évangile de saint Jean, en parle cons­tamment, et depuis lors il est pour ainsi dire impossible de finir un sermon sans désigner par ces termes la béatitude suprême à laquelle nous sommes appelés.

Bien plus, si nous demandons à l’Évangile, surtout à celui de saint Jean, ce qu’est la vie de la grâce, il nous répond  : C’est la vie éternelle commencée.

Notre-Seigneur dit en effet à six reprises dans le quatrième Évangile  : « Celui qui croit en moi a la vie éternelle[9] » ; non seulement il l’aura plus tard s’il persévère, mais en un sens il l’a déjà. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour[10]. » – Que veulent dire ces paroles  ? – Notre-Seigneur les explique plus loin (Jean, VIII, 51-53)  : « En vérité, en vérité le vous le dis, quiconque gardera ma parole (par la pra­tique des préceptes) ne verra jamais la mort. » Stupéfaits, les Juifs lui répliquent  : « Nous voyons maintenant qu’un démon est en toi  : Abraham est mort, les prophètes aussi, et toi, tu dis  : Quiconque gardera ma parole ne goûtera jamais la mort !... Qui donc prétends-tu être  ? » C’est alors que Jésus leur dit  : « Avant qu’Abraham fût, je suis » (Ibid., 58).

Que veut nous faire entendre Notre-Seigneur lorsque à plusieurs reprises il affirme  : « Celui qui croit en moi a la vie éternelle »  ? – Il veut dire  : Celui qui croit en moi d’une foi vive, unie à la charité, à l’amour de Dieu et du prochain, a la vie éternelle commencée. En d’au­tres termes  :Celui qui croit en moi a en germe une vie surnaturelle qui est identique en son fond avec la vie éternelle. Le progrès spirituel ne peut tendre en effet vers la vie de l’éternité que s’il en suppose le germe en nous, et un germe de même nature. Dans l’ordre naturel, le germe contenu dans le gland ne pourrait pas devenir un chêne s’il n’était pas de même nature que lui, s’il ne contenait pas à l’état latent la même vie. Le petit enfant ne pourrait pas non plus devenir un homme s’il n’avait pas une âme raisonnable, si la raison ne sommeillait pas en lui. Ainsi le chrétien de la terre ne pour­rait pas devenir un bienheureux du ciel s’il n’a­vait pas reçu au baptême la vie divine.

Et comme on ne peut connaître la nature du germe contenu dans le gland qu’en la considérant à son état parfait dans le chêne, de même on ne peut connaître la vie de la grâce qu’en la considérant dans son épanouissement dernier, dans la gloire qui est sa consommation. « Gratia est semen gloriae », dit toute la Tradition.

Au fond, c’est la même vie surnaturelle, la même grâce sanctifiante et la même charité, avec deux différences. Ici-bas nous connaissons surnaturellement et infailliblement Dieu, non dans la clarté de la vision, mais dans l’obscu­rité de la foi, et de plus nous espérons le posséder d’une façon inamissible, mais, tant que nous sommes sur la terre, nous pouvons le perdre par notre faute.

Malgré ces deux différences, relatives à la foi et à l’espérance, c’est la même vie, la même grâce sanctifiante et la même charité. Notre-Seigneur le dit à la Samaritaine  : « Si scires donum Dei  : Si tu savais le don de Dieu, c’est toi qui m’aurais demandé à boire... Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus soif ; au contraire, l’eau que Je lui donnerai devien­dra en lui une source jaillissante jusqu’à la vie éternelle » (Jean, IV, 10-14). Dans le temple, le dernier jour de la fête des Tabernacles, Jésus debout dit aussi à haute voix, non seulement pour des âmes privilégiées, mais pour tous  : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. Celui qui croit en moi, des fleuves d’eau vive couleront de sa poitrine (Jean, VII, 37). Il disait cela, ajoute saint Jean, de l’Esprit, que devaient recevoir ceux qui croient en lui. » Le Saint-Esprit est appelé fons vivus, fons vitae.

Jésus dit encore  : « Si quelqu’un m’aime (la foi seule ne suffit pas), il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons en lui et nous ferons en lui notre demeure » (Jean, XIV, 23). Qui viendra  ? Non seulement la grâce, don créé, mais les Personnes divines  : « Mon Père et moi » et aussi le Saint-Esprit promis. La Trinité sainte habite donc en nous, dans l’obscurité de la foi, un peu comme elle habite dans l’âme des saints du ciel qui la voient à décou­vert. « Celui qui demeure dans la charité de­meure en Dieu, et Dieu en lui » (I Joan., IV, 16).

Cette vie intérieure surnaturelle est très supérieure au miracle, qui n’est qu’un signe sensi­ble de la parole de Dieu ou de la sainteté de ses serviteurs. Même la résurrection d’un mort, qui restitue surnaturellement au cadavre la vie na­turelle, n’est pour ainsi dire rien en comparai­son de la résurrection d’une âme qui se trouvait dans la mort spirituelle du péché et qui reçoit la vie essentiellement surnaturelle de la grâce.

C’est vraiment, dans la pénombre de la foi, la vie éternelle commencée[11].

C’est ce qui fait dire encore à Notre-Seigneur  : « Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point  : Il est ici ou là ; car voyez, le royaume de Dieu est au milieu de vous »(Luc,XVII, 20). Il est là caché en vous, en vos âmes, comme le grain de sénevé, comme le ferment qui fera lever toute la pâte, comme le trésor enfoui dans un champ, comme la source d’où provient le fleuve d’eau vive, qui ne tarit jamais.

C’est encore ce qui fait dire à saint Jean dans sa 1ère Épître  : « Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, si nous aimons nos frères » (I Joan., III, 14). « Je vous ai écrit ces choses, pour que vous sachiez que vous avez la vie éternelle, vous qui croyez au nom du Fils de Dieu » (I Joan., v, 13). « La vie éternelle con­siste à vous connaître, vous le seul vrai Dieu et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ » (Joan., XVII, 3).

Saint Thomas exprime cette, doctrine lorsqu’il écrit  : « Gratia nihil aliùd est quam quaedam inchoatio gloriae in nobis (Ia IIae, q. 24. a. 3, ad 2m ; Item, Ia. IIae, q.69, a.2 ; de Veritate, q. 14, a. 2)  : La grâce n’est autre chose qu’un certain commencement de la gloire en nous. »

Bossuet dit de même  : « La vie éternelle com­mencée consiste à connaître Dieu par la foi (unie à l’amour), et la vie éternelle consommée consiste à voir Dieu face à face et à découvert. Jésus-Christ nous donne l’une et l’autre parce qu’il nous l’a méritée et qu’il en est le principe dans tous les membres qu’il anime[12]. »

C’est ce que la liturgie exprime aussi en disant dans la préface de la messe pour les défunts  : « Tuis enim fidelibus, Domine, vita mutatur, non tollitur  : Pour vos fidèles, Seigneur, la vie n’est pas ôtée, mais changée et transfigurée. »

Le prix de la vraie conversion

On voit ainsi la grandeur de la conversion qui fait passer l’âme de l’état de péché mortel ou de dissipation et d’indifférence à l’égard de Dieu à l’état de grâce, où déjà elle aime Dieu plus que soi et par-dessus tout, au moins d’un amour d’estime, sinon encore d’un amour vrai­ment généreux et victorieux de tout égoïsme.

Le premier état était un état de mort spiri­tuelle, où plus ou moins consciemment on ra­menait tout à soi, où l’on voulait se faire le centre de tout, et où l’on devenait de fait esclave de tout, de ses passions, de l’esprit du monde et de l’esprit du mal.

Le second état est un état de vie, où nous commençons sérieusement à nous dépasser nous-mêmes et à ramener tout à Dieu, aimé plus que nous. C’est l’entrée dans le règne de Dieu, où l’âme docile commence à régner avec Lui sur ses passions, sur l’esprit du monde et celui du mal.

On conçoit dès lors que saint Thomas ait écrit  : « Bonum gratiae unius (hominis),majus est, quam bonum naturae totius universi » (Ia IIae, q. 11,3, a. 9, ad 2)  : Le moindre degré de grâce sanctifiante dans une âme, dans celle par exem­ple d’un petit enfant après son baptême, vaut plus que le bien naturel de tout l’univers. Cette seule grâce vaut plus que toutes les natures créées prises ensemble, y compris les natures angéliques, car les anges ont eu besoin, non pas de rédemption, mais du don gratuit de la grâce pour tendre vers la béatitude surnaturelle à laquelle Dieu les appelait. Saint Augustin dit que Dieu en créant la nature des anges leur a fait le don de la grâce  : « Simul in eis coudens naturam et largiens gratiam[13] », et il tient que « la justification de l’impie est chose plus grande que la création du ciel et de la terre[14] », plus grande même que la création des natures angéliques.

Saint Thomas ajoute  : « La justification d’un pécheur est proportionnellement plus précieuse que la glorification d’un juste, car le don de la grâce dépasse plus l’état de l’impie, qui était digne de peine, que le don de la gloire ne dépasse l’état du juste, qui, du fait de sa justifi­cation, est digne de ce don[15]. » Il y a beau­coup plus de distance entre la nature de l’homme ou même entre celle de l’ange le plus élevé et la grâce qu’entre la grâce et la gloire. La nature créée la plus haute n’est nullement le germe de la grâce, tandis que celle-ci est bien le germe de la vie éternelle, semen gloriae.

Il se passe donc au confessionnal, au moment de l’absolution du pécheur, quelque chose de plus grand proportionnellement que l’entrée d’un juste. dans la gloire.

C’est cette doctrine que Pascal exprime en disant dans une des plus belles pages des Pensées, qui est sur ce point le résumé de l’ensei­gnement de saint Augustin et de saint Thomas  : « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle[16]... Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et soi, et les corps, rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de cha­rité, cela est d’un ordre infiniment plus élevé. – De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée  : cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité  : cela est impossible et d’un autre ordre surnaturel[17]. »

On voit dès lors combien grande fut l’erreur de Luther sur la justification, lorsqu’il voulut l’expliquer, non par l’infusion de la grâce et de la charité qui remet les péchés, mais seule­ment par la foi au Christ sans les œuvres, sans l’amour, ou par la simple imputation extérieure des mérites du Christ, imputation qui couvrait les péchés, sans les effacer, et laissait ainsi le pécheur dans sa souillure et sa corruption. La volonté n’était pas dès lors régénérée par l’amour surnaturel de Dieu et des âmes en Dieu. – La foi aux mérites du Christ et l’imputation extérieure de sa justice manifestement ne suffi­sent pas pour que le pécheur soit justifié ou converti, il faut encore qu’il veuille observer les préceptes, surtout les deux grands préceptes de d’amour de Dieu et du prochain  : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons et nous ferons en lui notre demeure » (Jean, XIV, 23). « Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui » (I Joan., IV, 16).

Nous sommes ici dans un ordre très supérieur à l’honnêteté naturelle, et celle-ci ne peut être pleinement réalisée sans la grâce, nécessaire à l’homme déchu pour aimer efficace­ment et plus que soi le Souverain Bien, Dieu, auteur de notre nature[18]. Notre raison par ses seules forces conçoit bien que nous devons aimer ainsi l’Auteur de notre nature, mais notre volonté dans l’état de déchéance ne peut y par­venir, à plus forte raison ne peut-elle pas par ses seules forces naturelles aimer Dieu, Auteur de la grâce, puisque cet amour est d’ordre essentiellement surnaturel, autant pour l’ange que pour nous. – Nous voyons dès lors quelle est l’élévation de la vie surnaturelle que nous avons reçue au baptême, et ce que doit être par suite notre vie intérieure.

Cette vie éternelle commencée constitue tout un organisme spirituel, qui doit se développer jusqu’à notre entrée au ciel. La grâce sanctifiante, reçue dans l’essence de l’âme, est le prin­cipe radical de cet organisme impérissable, qui devrait durer toujours, si le péché mortel, qui est un désordre radical, ne venait parfois le détruire[19]. De la grâce sanctifiante, germe de la gloire, dérivent les vertus infuses, d’abord les vertus théologales, dont la plus haute, la cha­rité, doit, comme la grâce sanctifiante, durer toujours. « La charité ne passera jamais, dit saint Paul... Maintenant ces trois choses de­meurent  : la foi, l’espérance, la charité ; mais la plus grande des trois c’est la charité » (I Cor., XIII, 8, 13). Elle durera toujours, éternellement, lorsque la foi aura disparu pour faire place à la vision, et lorsque à l’espérance succédera la pos­session inamissible de Dieu clairement connu.

L’organisme spirituel se complète par les ver­tus morales infuses, qui portent sur les moyens, tandis que les vertus théologales regardent la fin dernière. Ce sont comme autant de fonctions admirablement subordonnées, infiniment supérieures à celles de notre organisme corporel. On les appelle  : prudence chrétienne, justice, force, tempérance, humilité, douceur, patience, magnanimité, etc.

Enfin pour remédier à l’imperfection de ces vertus qui, sous la direction de la foi obscure et de la prudence, gardent une manière encore trop humaine d’agir, il y a les sept dons du Saint-Esprit, qui habite en nous. Ils sont comme des voiles sur la barque et nous disposent à re­cevoir docilement et promptement le souffle d’en haut, les inspirations spéciales de Dieu, qui nous permettent d’agir d’une manière non plus humaine, mais ,divine, avec l’élan qu’il faut avoir pour courir dans la voie de Dieu et ne pas reculer devant les obstacles.

Toutes ces vertus infuses et ces dons grandissent avec la grâce sanctifiante et la charité, dit saint Thomas (Ia IIae, q. 66, a. 2), comme les cinq doigts de la main se développent ensemble, comme tous les organes de notre corps augmentent en même temps. De la sorte on ne conçoit pas qu’une âme ait une haute charité sans avoir le don de sagesse à un degré propor­tionné, soit sous une forme nettement contem­plative, soit sous une forme pratique plus directement ordonnée à l’action. La sagesse d’un saint Vincent de Paul n’est pas absolument semblable à celle d’un saint Augustin, mais l’une et l’autre est infuse.

Tout l’organisme spirituel se développe donc en même temps, quoique sous des formes variées. Et de ce point de vue, comme la contemplation infuse des mystères de la foi est un acte des dons du Saint-Esprit, qui dispose normale­ment à la vision béatifique, ne faut-il pas dire qu’elle est dans la voie normale de la sainteté  ? – Il suffit ici de toucher la question, sans y insister davantage[20].

Pour mieux voir le prix de cette vie éternelle commencée, il faut entrevoir ce que sera son plein épanouissement au ciel et combien il dépasse ce qu’eût été notre béatitude et notre récompense si nous avions été créée dans un état purement naturel.

Si nous avions été créés en l’état de pure na­ture, avec une âme spirituelle et immortelle, mais sans la vie de la grâce, même alors notre intelligence eût été faite pour la connaissance du vrai et notre volonté pour l’amour du bien. Nous aurions eu pour fin de connaître Dieu, Souverain Bien, Auteur de notre nature, et de l’aimer par-dessus tout. Mais nous ne l’aurions connu que par le reflet de ses perfections dans ses créatures, comme les grands philosophes païens l’ont connu, d’une façon pourtant plus certaine et sans mélange d’erreurs. Il eût été pour nous la Cause première et l’Intelligence suprême qui a ordonné toutes choses.

Nous l’aurions aimé comme l’Auteur de notre nature d’un amour d’inférieur à supérieur, qui n’eût pas été une amitié, mais plutôt un senti­ment fait d’admiration, de respect, de recon­naissance, sans cette douce et simple familia­rité qui est au cœur des enfants de Dieu. Nous aurions été ses serviteurs, mais non pas ses enfants.

Cette fin dernière naturelle est déjà très haute. Elle ne saurait produire la satiété, pas plus que notre œil ne se lasse de voir l’azur du ciel. De plus, c’est une fin spirituelle qui, à la différence des biens matériels, peut être possédé par tous et chacun, sans que la possession de l’un nuise à celle de l’autre et engendre la jalousie ou la division.

Mais cette connaissance abstraite et médiate de Dieu eût laissé subsister bien des obscurités, en particulier sur la conciliation intime des perfections divines. Nous en serions toujours restés à épeler et à énumérer ces perfections absolues, et toujours nous nous serions demandé comment se peuvent concilier intimement la toute-puissante bonté et la permission divine du mal, d’un mal parfois si grand qu’il décon­certe notre raison, comment aussi peuvent s’ac­corder intimement l’infinie miséricorde et l’in­finie justice.

Dans cette béatitude naturelle, nous n’au­rions pu nous empêcher de dire  : Si pourtant je pouvais le voir ce Dieu, source de toute vérité et de toute bonté, le voir immédiatement comme Il se voit !

Ce que ni la raison la plus puissante, ni l’in­telligence naturelle des anges ne peuvent décou­vrir, la Révélation divine nous l’a fait connaître. Elle nous dit que notre fin dernière est essentiellement surnaturelle et qu’elle consiste à voir Dieu immédiatement face à lace et tel qu’il est, sicuti est (I Cor., XIII, 12 ; I Joan., III, 2). « Dieu nous a prédestinés à devenir confor­mes à l’image de son Fils unique, pour que celui-ci soit le premier-né entre plusieurs frères » (Rom., VIII, 29). « L’œil de l’homme n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu, son cœur ne peut désirer les choses que Dieu prépare à ceux qui l’aiment » (I Cor., II, 9).

Nous sommes appelés à voir Dieu, non pas seulement dans le miroir des créatures, si par­faites soient-elles, mais à le voir immédiatement, sans l’intermédiaire d’aucune créature, et même sans l’intermédiaire d’aucune idée créée[21], car celle-ci, si parfaite qu’on la suppose, ne pourrait représenter tel qu’il est en soi Celui qui est la Pensée même et le Vrai infini, un pur éclair intellectuel éternellement subsis­tant, et la vive flamme de l’Amour sans mesure.

Nous sommes appelés à voir toutes les perfections divines concentrées et intimement unies dans leur source commune : la Déité, à voir comment la Miséricorde la plus tendre et la Justice la plus inflexible procèdent d’un même Amour infiniment généreux et infiniment saint, comment cet Amour, même en son bon plaisir le plus libre, s’identifie avec la pure Sagesse, comment il n’y a rien en lui qui ne soit sage, et rien dans la Sagesse qui ne se convertisse en Amour. Nous sommes appelés à contempler l’éminente simplicité de Dieu, pureté et sain­teté absolues, à voir l’infinie fécondité de la na­ture divine s’épanouissant en trois Personnes, à contempler l’éternelle génération du Verbe, « splendeur du Père et figure de sa substance », à voir l’ineffable spiration du Saint-Esprit, terme de l’amour commun du Père et du Fils, qui les unit dans la plus absolue diffusion d’eux-mêmes. Le Bien est naturellement diffusif de soi, et plus il est d’ordre élevé, plus il se donne intimement et abondamment[22].

Nul ne peut dire la joie et l’amour que pro­duira en nous cette vision, amour de Dieu si pur et si fort que rien ne pourra plus le détruire ni l’amoindrir en quoi que ce soit.

Si donc nous voulons connaître le prix de la grâce sanctifiante, et celui de la vraie vie intérieure, il faut nous dire qu’elle est la vie éter­nelle commencée, malgré les deux différences qui tiennent à la foi et à l’espérance. Nous ne connaissons Dieu ici-bas que dans l’obscurité de la foi, et, tout en espérant le posséder, nous pouvons le perdre, mais, malgré ces deux différences, c’est la même vie en son fond, la même grâce sanctifiante et la même charité, qui doivent durer éternellement.

Telle est la vérité fondamentale de la spiri­tualité chrétienne. Il s’ensuit que notre vie intérieure doit être une vie d’humilité, en se rap­pelant toujours que son principe, la grâce sanctifiante, est un don gratuit, et qu’il faut tou­jours une grâce actuelle pour le moindre acte salutaire, pour faire le moindre pas en avant dans la voie du salut. Elle doit être aussi une vie de mortification, comme le demande saint Paul  : « Semper mortificationem Jesu in corpore nostro circumferentes, ut et vita Jesu manifestetur in corporibus nostris » (II Cor., IV, 10) ; c’est-à-dire que nous devons de plus en plus mourir au péché et à ses suites qui restent en nous, pour que Dieu règne profondément en nous, jusqu’au fond de l’âme. Mais notre vie intérieure doit être surtout une vie de foi, d’es­pérance, de charité, d’union à Dieu par la prière incessante ; elle est surtout la vie des trois vertus théologales et des dons du Saint-Esprit qui les accompagnent, dons de sagesse, d’in­telligence, de science, de piété, de conseil, de force et de crainte de Dieu. Nous pénétrerons ainsi et savourerons de plus en plus les mystères de la foi. C’est dire que toute notre vie intérieure tend vers la contemplation surnaturelle des mystères de la Vie intime de Dieu et de l’Incarnation rédemptrice, elle tend surtout vers une union à Dieu toujours plus intime, prélude de l’union toujours actuelle et inamissible, qui sera la vie éternelle consommée.

Les trois tiges de la vie spirituelle

Si telle est la vie de la grâce et la constitution de l’organisme spirituel des vertus infuses et des dons, il n’est pas étonnant qu’on ait souvent comparé le développement de la vie intérieure aux trois âges de la vie corporelle  : l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. Saint Thomas (IIa IIae, q. 24, a. 9) a indiqué lui-même cette comparaison. Il y a là une analogie qui vaut la peine d’être suivie, en observant sur­tout la transition d’une période à l’autre.

On admet généralement que l’enfance dure jusqu’à l’époque de la puberté vers quatorze ans, bien que la première enfance cesse à l’éveil de la raison, vers sept ans.

L’adolescence va de quatorze à vingt ans. Vient ensuite l’âge adulte, où l’on distingue la période qui précède la pleine maturité, et celle qui, à partir de trente-cinq ans environ, la suit, avant le déclin de la vieillesse.

La mentalité change avec les transformations de l’organisme ; l’activité de l’enfant n’est pas, a-t-on dit, celle d’un homme en miniature, ou d’un adulte fatigué  : l’élément qui domine en elle n est pas le même. L enfant ne discerne pas encore, n’organise pas rationnellement, mais il suit surtout l’imagination et les impulsions de la sensibilité ; et même lorsque sa raison com­mence à s’éveiller, elle reste extrêmement dépendante des sens ; un enfant nous demanda un jour  : « Qu’est-ce que vous enseignez cette année  ? – Le traité de l’homme. – De quel homme  ? » Son intelligence n’arrivait pas encore à la conception abstraite et universelle de l’homme comme homme.

Or ce qui est à remarquer, pour le sujet qui nous occupe, c’est surtout la transition de l’en­fance à l’adolescence, et celle de l’adolescence à l’âge adulte.

Au sortir de l’enfance, vers l’âge de quatorze ans, à l’époque de la puberté, il y a une trans­formation non seulement organique, mais psy­chologique, intellectuelle et morale. L’adoles­cent ne se contente plus de suivre son imagina­tion comme l’enfant ; il commence à réfléchir aux choses de la vie humaine, à la nécessité de se préparer à exercer tel métier ou telle fonction  ; il n’a plus la manière enfantine de juger des choses de la famille, de la société, de la reli­gion ; sa personnalité morale commence à se former avec le sens de l’honneur, de la bonne réputation. Ou, au contraire, en traversant mal cette période appelée l’âge ingrat, il se déprave et commence à mal tourner. C’est une loi  : il faut sortir de l’enfance en se développant nor­malement ; autrement, ou bien l’on prend une mauvaise direction, ou bien l’on reste un arriéré ou un anormal instable, peut-être même un nain. « Qui n’avance pas, recule. »

C’est ici que l’analogie devient éclairante pour la vie spirituelle  : nous verrons que le commençant qui ne devient pas, comme il le faudrait, un progressant, tourne mal ou reste une âme attardée, attiédie et comme un nain spirituel. Ici aussi  : « Qui n’avance pas, re­cule », comme l’ont dit souvent les Pères de l’Église.

Poursuivons l’analogie. Si la crise de la puberté à la fois physique et morale est un moment difficile à passer, il en est de même d’une autre crise qu’on peut appeler celle de la première liberté, qui introduit l’adolescent dans l’âge adulte vers vingt ans. Le jeune homme, qui physiquement est alors tout à fait formé, doit commencer à prendre sa place dans la vie sociale  : il fait le service militaire, bien­tôt il sera temps pour lui de se marier et de devenir à son tour un éducateur, à moins qu’il n’ait reçu de Dieu une vocation plus haute. Plusieurs traversent mal cette crise de la pre­mière liberté, et, comme le prodigue, en s’éloignant de la maison paternelle, confondent la liberté avec la licence. Ici encore la loi est de sor­tir de l’adolescence pour passer à l’âge adulte, en se développant normalement ; autrement on s’engage dans une fausse voie, ou l’on reste un arriéré, de ceux dont on dit  : Il sera un enfant toute sa vie.

Le véritable adulte n’est pas seulement un grand adolescent ; il a une mentalité nouvelle ; il est préoccupé de questions plus générales auxquelles l’adolescent ne s’intéresse pas encore ; il comprend l’âge inférieur, mais il n’est pas compris par lui ; la conversation sur certains sujets n’est pas possible ou serait très superficielle.

Il y a quelque chose de semblable, dans la vie spirituelle, entre le progressant et le parfait. Le parfait doit comprendre les âges qu’il a traversés lui-même, mais il ne peut demander d’être pleinement compris par ceux qui s’y trou­vent encore.

Ce que nous voulons surtout noter ici, c’est que, de même qu’il y a une crise plus ou moins manifeste et plus ou moins bien supportée pour passer de l’enfance à l’adolescence, celle de la puberté, d’ordre à la fois physique et psycholo­gique, il y a une crise analogue pour passer de la vie purgative des commençants à la vie illuminative des progressants. Cette crise a été décrite par plusieurs grands spirituels, notam­ment par Tauler[23], surtout par saint Jean de la Croix sous le nom de purification passive des sens[24], par le P. Lallemant, S.J.[25], et plusieurs autres sous le nom de seconde con­version.

De même encore que l’adolescent, pour arri­ver comme il faut à l’âge adulte, doit bien tra­verser l’autre crise de la première liberté et ne pas abuser de celle-ci dès qu’il n’est plus sous les yeux de ses parents, ainsi, pour passer de la vie illuminative des progressants à la véritable vie d’union, il y a une autre crise spiri­tuelle, mentionnée par Tauler[26], décrite par saint Jean de la Croix sous le nom de purifica­tion passive de l’esprit[27], et qui mérite d’être appelée une troisième conversion, ou mieux une transformation de l’âme.

C’est saint Jean de da Croix qui a le mieux noté ces deux crises à la transition d’un âge à l’autre. On voit qu’elles répondent à la nature de l’âme humaine (à ses deux parties  : sensi­tive et spirituelle), elles répondent aussi à la nature de la semence divine, à la grâce sanctifiante, germe de la vie éternelle, qui doit de plus en plus vivifier toutes nos facultés et ins­pirer tous nos actes, jusqu’à ce que le fond de l’âme soit purifié de tout égoïsme et soit véritablement tout à Dieu.

Saint Jean de la Croix, sans doute, décrit le progrès spirituel tel qu’il apparaît surtout chez les contemplatifs et chez les plus généreux d’entre eux, pour arriver le plus directement possible à l’union à Dieu. Il montre ainsi dans toute leur élévation quelles sont les lois supérieures de la vie de la grâce. Mais ces lois s’ap­pliquent aussi d’une façon atténuée, chez bien d’autres âmes, qui n’arrivent pas à une si haute perfection, mais qui pourtant avancent généreusement, sans revenir en arrière.

Dans les chapitres qui suivent, nous voudrions précisément montrer que, selon l’ensei­gnement traditionnel, il doit y avoir dans la vie spirituelle des commençants, au bout d’un certain temps, une deuxième conversion, sem­blable à la deuxième conversion des Apôtres à la fin de la Passion du Sauveur, et que, plus tard, avant d’entrer dans la vie d’union des parfaits, il doit y avoir comme une troisième conversion ou transformation de l’âme, sem­blable à celle qui se produisit chez les Apôtres le jour de la Pentecôte.

Cette différence des trois âges de la vie spi­rituelle n’est pas, on le voit, sans importance. On s’en rend compte particulièrement dans la direction. Tel vieux directeur arrivé à l’âge des parfaits peut n’avoir lu que très peu les auteurs mystiques, et cependant il répond généralement bien et de façon immédiatement applica­ble à des questions délicates en matière fort élevée, et il y répond dans les termes de l’Évangile, par telle ou telle parole de l’Évangile du jour, sans avoir même l’air de se douter de l’élévation de ses réponses. Tandis que tel jeune prêtre, qui a beaucoup lu les auteurs mystiques, mais qui en est peut-être encore lui-même à l’âge des commençants, ne semble avoir des choses de la vie spirituelle qu’une connaissance livresque et pour ainsi dire verbale.

La question qui nous occupe est donc au plus haut point une question de vie. Il importe de la considérer du point de vue traditionnel ; on voit alors tout le sens et la portée de l’adage des Pères  : « Dans la voie de Dieu, qui n’avance pas recule », et l’on voit aussi que notre vie intérieure d’ici-bas doit arriver à être comme le prélude normal de la vision béatifique. En ce sens profond elle est, comme nous l’avons dit, la vie éternelle commencée, « inchoatio vitae aeternae »[28]. « En vérité, en vérité je vous le dis, celui qui croit en moi a la vie éternelle, qui credit in me habet vitam aeternam, et je le res­susciterai au dernier jour » (Jean, VI, 47-55).

Chapitre 2 : La seconde conversion

Entrée dans la voie illuminative

Convertimini ad me, ait Dominus, et salvi eritis.

« Convertissez-vous, dit le Seigneur, et vous serez sauvés. »

(Isaïe, XLV, 22.)

Nous avons vu que la vie de la grâce dès ici-bas est la vie éternelle commencée, le germe de la gloire, « semen gloriae », et qu’il y a sur terre trois âges de la vie spirituelle, comparables à l’enfance, à l’adolescence et à l’âge adulte. Nous avons aussi noté que, comme il y a, à quatorze ans environ, une crise pour passer de la seconde enfance à l’adolescence, et une autre vers vingt ans pour entrer dans l’âge pleine­ment adulte, il y a deux crises analogues dans la vie spirituelle, l’une qui marque la transition à la voie illuminative des progressants, et l’autre qui prépare l’entrée dans la voie unitive des parfaits.

La première de ces crises a été appelée quel­quefois une seconde conversion. C’est d’elle que nous devons parler maintenant.

La liturgie, surtout certains jours, comme pendant l’Avent et tout le Carême, parle périodiquement de la nécessité de se convertir, même à ceux qui vivent déjà chrétiennement, mais d’une manière encore trop imparfaite.

Les auteurs spirituels ont aussi assez souvent parlé de la seconde conversion, nécessaire chez le chrétien qui, après avoir déjà sérieusement pensé à son salut et fait effort pour marcher dans la voie de Dieu, commence à retomber selon la pente de sa nature dans une certaine tiédeur et fait penser à une plante qui a été greffée et qui tend à revenir à l’état sauvage. Certains auteurs spirituels ont particulièrement insisté sur la nécessité de cette seconde conver­sion, nécessité qu’ils avaient connue par expérience, comme le Bx Henri Suso, Tauler. Saint Jean de la Croix a même montré profondément que l’entrée dans la voie illuminative est mar­quée par une purification passive des sens, qui est une seconde conversion, et l’entrée dans la voie unitive, par une purification passive de l’esprit, qui est une conversion plus profonde encore de toute l’âme en ce qu’elle a de plus intime. Parmi les spirituels de la Compagnie de Jésus, le P. Lallemant, dans son beau livre La Doctrine Spirituelle, a écrit aussi : « Il arrive d’ordinaire deux conversions à la plu­part des saints et aux religieux qui se rendent parfaits : l’une par laquelle ils se dévouent au service de Dieu, l’autre par laquelle ils se don­nent entièrement à la perfection. Cela se remarqua dans les Apôtres, quand Notre-Seigneur les appela, puis quand il leur envoya le Saint-Esprit, de même en sainte Thérèse, en son con­fesseur le P. Alvarez, et en plusieurs autres. Cette seconde conversion n’arrive pas à tous les religieux, et c’est par leur négligence[29]. »

Cette question est d’un grand intérêt pour toute âme intérieure. Parmi les saints qui en ont le mieux parlé avant saint Jean de la Croix et qui ont ainsi préparé son enseignement, il faut compter sainte Catherine de Sienne. Elle touche ce sujet à plusieurs reprises dans son Dialogue et dans ses Lettres d’une façon très réaliste et très pratique qui souligne d’un trait de lumière l’enseignement communément reçu dans l’Église[30].

En suivant ce qu’elle a écrit, nous parlerons d’abord de cette seconde conversion chez les Apôtres, puis de ce qu’elle doit être en nous : quels défauts la rendent nécessaire, quels grands motifs doivent l’inspirer, enfin quels fruits elle doit porter.

La seconde conversion des Apôtres

Sainte Catherine de Sienne parle explicitement de la seconde conversion des Apôtres dans son Dialogue, au chapitre 63[31].

Leur première conversion avait eu lieu, lors­que Jésus les avait appelés en leur disant : « Je ferai de vous des pécheurs d’hommes. » Ils sui­virent Notre-Seigneur, écoutèrent avec une vive admiration son enseignement, virent ses mira­cles, prirent part à son ministère. Trois d’entre eux le virent transfiguré sur le Thabor. Tous assistèrent à l’institution de l’Eucharistie, ils furent alors ordonnés prêtres et communièrent. Mais lorsque l’heure de la Passion, pourtant souvent prédite par Jésus, arriva, les Apôtres abandonnèrent leur Maître. Pierre même, qui l’aimait cependant beaucoup, s’égara jusqu’à le renier trois fois. Notre-Seigneur avait dit à Pierre après la Cène, ce qui rappelle le prologue du .livre de Job : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous cribler comme le froment, ut vos cribraret sicut triticum ; mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point, et toi quand tu seras converti, et tu aliquando conversus, affermis tes frères. » – « Seigneur, lui dit Pierre, je suis prêt à aller avec vous en prison et à la mort. » Et Jésus lui dit : « Pierre, je te le dis, le coq ne chantera pas aujourd’hui que tu n’aies nié trois fois de me connaître » (Luc, XXII, 31-34).

De fait, Pierre tomba, et renia son Maître même en jurant qu’il ne le connaissait pas.

Quand commença sa seconde conversion  ? Si­tôt après son triple reniement, comme il est rapporté en saint Luc, XXII, 61 : « Au même instant, comme il parlait encore, le coq chanta. Le Seigneur, s’étant retourné, regarda Pierre. Et Pierre se souvint de la parole que le Seigneur lui avait dite : Avant que le coq chante aujourd’hui, tu me renieras trois fois. Et étant sorti, il pleura amèrement. » Sous le regard de Jésus et la grâce qui l’accompagna, ce repentir de Pierre dut être bien profond et comme le prin­cipe d’une vie nouvelle.

Au sujet de cette seconde conversion de Pierre, il faut se rappeler ce que dit saint Thomas, IIIa, q. 89, a. 2 : Même après une faute grave, si l’âme a un repentir vraiment fervent et pro­portionné au degré de grâce perdu, elle recou­vre ce degré de grâce ; elle peut même revivre à un degré supérieur, si elle a une contrition plus fervente encore. Elle n’est donc pas obli­gée de recommencer son ascension au début, mais elle la continue en la reprenant au point où elle était arrivée quand elle est tombée[32].

Celui qui trébuche à mi-côte et se relève aussi­tôt, continue la montée.

Tout porte à penser que Pierre, par la ferveur de son repentir, non seulement recouvra le degré de grâce qu’il avait perdu, mais fut élevé à un degré de vie surnaturelle supérieur. Le Seigneur avait permis cette chute pour qu’il fût guéri de sa présomption, devint plus hum­ble, et mit sa confiance non plus en soi-même mais en Dieu.

Il est dit dans le Dialogue de sainte Catherine de Sienne, ch. 63 : « Pierre se retira dans le silence pour y pleurer, après avoir commis la faute de renier mon Fils. Sa douleur était ce­pendant encore imparfaite, et elle le demeura quarante jours durant, jusque après l’Ascension. (Elle demeura imparfaite malgré les apparitions du Sauveur.) Mais quand ma Vérité fut retour­née vers moi selon son humanité, Pierre et les autres disciples se retirèrent dans leur maison, pour attendre l’avènement de l’Esprit-Saint, que ma Vérité leur avait promis. Ils s’y tenaient enfermés, comme retenus par la crainte, parce que leur âme n’était pas parvenue à l’amour parfait. » Ils ne furent vraiment transformés qu’à la Pentecôte.

Il y eut pourtant là, pour Pierre et pour les Apôtres, avant la fin de la Passion du Sauveur, une seconde conversion manifeste, qui se confirma les jours suivants. Après sa résurrection, Notre-Seigneur leur apparut à plusieurs repri­ses, il les éclaira, comme il donna aux disciples d’Emmaüs l’intelligence des Écritures, et spécialement il fit réparer à Pierre son triple renie­ment, après la pêche miraculeuse, par un triple acte d’amour. Comme le rapporte saint Jean, XXI, 15, Jésus dit à Simon Pierre : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? Il lui répondit : Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit : Pais mes agneaux. Il lui dit une seconde fois : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Pierre lui répondit : Oui, Sei­gneur, vous savez bien que je vous aime. Jésus lui dit : Pais mes agneaux. Il lui demanda pour la troisième fois : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Pierre fut attristé de ce qu’il lui deman­dait pour la troisième fois : M’aimes-tu ? et il lui répondit : Seigneur, vous connaissez toutes choses, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit : Pais mes brebis. » Puis il lui annonça en termes voilés son martyre : « Lorsque tu seras vieux, tu étendras tes mains et un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudras point. »

Le triple reniement était réparé par ce triple acte d’amour. C’était l’affermissement de la seconde conversion de Pierre et une certaine confirmation en grâce avant la transformation de la Pentecôte.

Il y avait eu aussi pour saint Jean quelque chose de spécial juste avant la mort de Jésus. Jean, comme les autres Apôtres, avait aban­donné Notre-Seigneur quand Judas arriva avec des hommes armés, mais, par une grâce invi­sible très forte et très douce, Jésus attira le dis­ciple bien-aimé au pied de sa croix, et la seconde conversion de Jean eut lieu lorsqu’il entendit les sept dernières paroles du Sauveur qui expirait.

Ce que doit être notre seconde conversion. Les défauts qui la rendent nécessaire.

Sainte Catherine montre dans son Dialogue, ch. 6o et 63, que ce qui s’est passé chez les Apôtres, nos modèles immédiatement formée par Notre-Seigneur, doit se reproduire d’une certaine manière en nous. Et même il faut dire que si les Apôtres ont eu besoin d’une seconde conversion, à plus forte raison en avons-nous besoin nous-mêmes. La Sainte insiste particu­lièrement sur les défauts qui rendent nécessaire cette seconde conversion, surtout sur l’amour-propre. Il subsiste à des degrés divers dans les âmes imparfaites, malgré l’état de grâce, et il est la source d’une multitude de péchés véniels, de défauts habituels, qui deviennent comme des traits du caractère et qui rendent nécessaire une vraie purification de l’âme, même chez ceux qui d’une certaine manière ont été sur le Thabor, ou qui ont souvent participé au banquet eucharistique, comme les Apôtres à la Cène.

Dans son Dialogue, ch. 6o, sainte Catherine de Sienne parle de cet amour-propre en décri­vant l’amour mercenaire des imparfaits, qui, sans y prendre garde, servent Dieu par intérêt, par attachement aux consolations soit temporelles soit spirituelles, et qui, lorsqu’ils en sont privés, versent des larmes de tendresse sur eux-mêmes[33].

C’est un mélange en soi étrange[34], mais de fait très fréquent en nous, d’un amour de Dieu, qui a sa sincérité, et d’un amour désordonné de soi-même. On aime sans doute Dieu d’un amour d’estime plus que soi, sans quoi on ne serait pas en état de grâce, on aurait perdu la charité, mais on s’aime encore soi-même d’une façon déréglée. On n’est pas assez arrivé à s’aimer saintement soi-même pour Dieu et en lui. Cet état d’âme n’est ni blanc, ni noir ; ce sont des grisailles, où il y a pourtant plus de blanc que de noir. On monte, mais il y a encore quelque tendance à redescendre.

On lit en ce chapitre 6o du Dialogue – c’est le Seigneur qui parle : « Parmi ceux qui sont devenus mes serviteurs de confiance, il en est qui me servent avec foi, sans crainte servile : ce n’est pas la seule crainte du châtiment, c’est l’a­mour qui les attache à mon service (ainsi Pierre avant la Passion). Mais cet amour ne laisse pas d’être imparfait, parce que ce qu’ils cherchent dans ce service (au moins pour une bonne part encore), c’est leur propre utilité, c’est leur satisfaction ou le plaisir qu’ils trouvent en Moi. La même imperfection se rencontre aussi dans l’a­mour qu’ils ont pour leur prochain. Et sais-tu ce qui démontre l’imperfection de leur amour  ? Dès qu’ils sont privés des consolations qu’ils trouvaient en Moi, cet amour ne leur suffit plus et ne peut plus se soutenir. Il languit et souvent il va se refroidissant de plus en plus vis-à-vis de Moi, quand, pour les exercer dans la vertu et les arracher à leur imperfection, je leur retire ces consolations spirituelles et leur envoie des luttes et des contrariétés. Je n’en agis ainsi pourtant que pour les amener à la perfection, pour leur apprendre à se bien connaître, à prendre conscience qu’ils ne sont rien et que d’eux-mêmes ils ne possèdent aucune grâce[35].

L’adversité doit avoir pour effet de les porter à chercher un refuge en Moi, à me reconnaître comme leur bienfaiteur, à s’attacher à Moi seul par une humilité vraie...

« S’ils ne reconnaissent pas leur imperfection, avec le désir de devenir parfaits, il est impossi­ble qu’ils ne retournent pas en arrière. » C’est ce qu’ont dit souvent les Pères : « Dans la voie de Dieu, qui n’avance pas recule. » Comme l’enfant qui ne grandit pas, ne reste pas un enfant, mais devient un nain, le commençant qui n’entre pas quand il le faudrait dans la voie des progressants ne reste pas un commençant, mais devient une âme attardée. Il semble, hélas ! que la grande majorité des âmes se trouve, non pas dans une des trois catégories des commençants, des progressants et des parfaits, mais dans celle des attardés  ? – Où sommes-nous personnellement  ? – C 'est souvent bien mystérieux, et ce serait une vaine curiosité de rechercher à quel point de l’ascension nous sommes parvenus ; mais encore faut-il ne pas se tromper de route, et ne pas prendre par mégarde celle qui redescend.

Il importe donc de dépasser l’amour qui reste mercenaire, et qui le reste parfois à son insu. Dans ce même chapitre 6o, il est dit : « C’est de cet amour imparfait que saint Pierre aimait le bon et doux Jésus, mon Fils unique, lorsqu’il éprouvait si délicieusement la douceur de son intimité (sur le Thabor). Mais dès que vint le temps de la tribulation, tout son courage l’a­bandonna. Non seulement il n’eut pas la force de souffrir pour lui, mais à la première menace la peur la plus servile eut raison de sa fidélité et il le renia en jurant qu’il ne l’avait jamais connu. »

Sainte Catherine de Sienne, au chapitre 63 de ce même Dialogue, montre que l’âme impar­faite, qui aime le Seigneur d’un amour encore mercenaire doit faire ce que fit Pierre après le reniement. Il n’est pas rare que la Providence permette aussi pour nous à ce moment quelque faute bien visible pour nous humilier et nous obliger à rentrer en nous-mêmes.

« Alors, dit le Seigneur (ibidem), après avoir reconnu la gravité de sa faute et en être sortie, l’âme commence à pleurer, par crainte du châtiment ; puis elle s’élève à la considération de ma miséricorde, où elle trouve satisfaction et avantage. Mais elle est, dis-je, toujours imparfaite et, pour l’amener à la perfection...je me retire d’elle, non par grâce, mais par le sentiment[36]... Ce n’est pas ma grâce que je lui enlève, mais la jouissance qu’elle en éprouvait... pour l’exercer à me chercher Moi-même en toute vérité... avec désintéressement, foi vive, et haine d’elle-même. » Et comme Pierre répara son triple reniement par trois actes d’amour plus pur et plus fort, l’âme éclairée doit faire de même.

Saint Jean de la Croix dira, à la suite de Tauler, pour noter trois signes de cette seconde conversion : « On ne trouve ni goût ni consolation dans les choses divines, ni dans les cho­ses créées... On garde pourtant le souvenir de Dieu, avec une sollicitude et un souci pénible : on craint de ne pas le servir... On ne parvient pas à méditer en recourant au sens de l’imagi­nation, car Dieu commence à se communiquer, non plus par les sens, comme avant, au moyen du raisonnement, mais d’une façon plus spiri­tuelle, par un acte de simple contemplation (Nuit obscure, l. I, c. 9).

Les progressants ou avancés entrent ainsi, selon saint Jean de la Croix, dans « la voie illuminative, où Dieu nourrit et fortifie l’âme par contemplation infuse » (Nuit obscure, 1. I, ch. 14).

Sainte Catherine de Sienne, sans apporter encore autant de précision, insiste particulière­ment sur un des signes de cet état : la connais­sance expérimentale de notre misère et de notre profonde imperfection, connaissance qui n’est pas précisément acquise ; c’est le Seigneur qui la donne, comme il regarda Pierre sitôt après le reniement. Alors Pierre reçut une grâce de lumière, il se souvint, et étant sorti, il pleura (Luc, XXII, 61).

A la fin de ce même chapitre 63 du Dialogue, le Seigneur dit, et c’est ce que développera saint Jean de la Croix dans la nuit passive des sens : « Je me retire de l’âme encore très imparfaite pour qu’elle voie et connaisse son péché. En se voyant en effet privée de consolation, elle en éprouve une peine qui l’afflige ; elle se sent faible, incertaine, prête au découragement (sa présomption, comme celle de Pierre, est tombée), et cette expérience lui fait découvrir la racine de l’amour-propre spirituel qui est en elle. C’est pour elle un moyen de se connaître, de s’élever au-dessus d’elle-même, de siéger au tribunal de sa conscience, pour ne pas laisser passer ce sen­timent sans lui infliger réprimande et correc­tion. Elle doit alors s’armer de la sainte haine de soi, pour arracher .la racine de l’amour-propre qui vicie ses actes, et pour vivre vraiment et tout à fait de l’amour divin[37]. »

La Sainte remarque au même endroit que de nombreux périls attendent l’âme qui est mue seulement par un amour mercenaire. Ce sont, dit-elle, des âmes qui veulent aller au Père, sans passer par Jésus crucifié, et ,qui se scandalisent de la croix, qui leur est donnée pour les sauver[38].

Quel sont les grands motifs qui doivent inspirer la seconde conversion, et quels en sont les fruits  ?

Le premier motif qui doit l’inspirer est expri­mé par le précepte suprême qui est sans limites : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, de tout ton esprit »(Luc, X, 27). Ce précepte demande l’amour de Dieu pour lui-même, et non par intérêt et attachement à notre satis­faction personnelle ; il dit même que nous de­vons aimer Dieu de toutes nos forces, lorsque l’heure de l’épreuve a sonné pour nous, pour arriver finalement à l’aimer de tout notre esprit, lorsque nous serons établis au-dessus des fluctuations de la sensibilité en cette partie su­périeure de l’âme, lorsque nous serons devenus des « adorateurs en esprit et en vérité ». De plus, ce précepte suprême est sans limites : la perfection de la charité est le but vers lequel tous les chrétiens doivent tendre, chacun selon sa condition, celui-ci dans le mariage, tel autre dans la vie sacerdotale ou dans la vie religieuse.

Sainte Catherine de Sienne y insiste aux cha­pitres 11 et 47 du Dialogue et rappelle que, pour observer parfaitement le précepte de l’amour de Dieu et du prochain, il faut avoir l’esprit des conseils, c’est-à-dire l’esprit de détachement à l’égard des biens terrestres, et, selon l’expres­sion de saint Paul, il faut en user comme n’en usant pas (ch. 47).

Le grand motif de la seconde conversion est ainsi exprimé au chapitre 60 : « Mes serviteurs doivent sortir de ces sentiments d’amour mer­cenaire, pour devenir de vrais fils et me servir sans intérêt personnel. Je récompense tout la­beur, je rends à chacun selon son état et selon ses œuvres. Aussi, s’ils ne délaissent pas l’exercice de l’oraison et des autres bonnes œuvres, et s’ils vont toujours avec persévérance, en pro­gressant dans la vertu, ils arriveront à cet amour de fils. Et Moi, je les aimerai à mon tour comme on aime des enfants, parce que je réponds toujours par le même amour à l’amour qu’on a pour moi. Si vous m’aimez comme un serviteur aime son maître, je vous aimerai en maître, vous payant votre dû selon votre mérite ; mais je ne me manifesterai pas moi-même à vous. Les secrets intimes, on les livre à son ami, parce qu’on ne fait qu’un avec son ami. On ne fait pas qu’un avec son serviteur...

« Mais si mes serviteurs rougissent de leur imperfection, s’ils se mettent à aimer la vertu, s’ils s’emploient avec haine à arracher d’eux-mêmes la racine de l’amour-propre spirituel, si, du haut du tribunal de la conscience et faisant appel à la raison, ils ne souffrent dans leur cœur aucun mouvement de crainte servile et d’amour mercenaire sans les redresser par la lumière de la très sainte Foi, je te dis qu’en agissant ainsi ils me seront si agréables, qu’ils auront accès au cœur de l’ami. Je me manifesterai moi-même à eux, ainsi que l’a proclamé ma Vérité quand elle a dit : « Celui qui m’aime sera aimé de mon Père ; et moi je l’aimerai, et je me manifesterai à lui » (Jean, XIV, 21). Ces derniers mots expri­ment la connaissance que Dieu nous donne de lui-même par une inspiration spéciale. C’est la contemplation, qui procède de la foi éclairée par les dons, de la foi unie à l’amour, qui savoure et pénètre les mystères.

Un second motif qui doit inspirer la seconde conversion, c’est le prix du sang du Sauveur, que Pierre ne comprit pas avant la Passion, malgré ces paroles de la Cène : « Ceci est mon sang qui va âtre répandu pour vous » (Luc, XXII, 20). Il ne commença même à le bien compren­dre qu’après la Résurrection. On lit à ce sujet dans te Dialogue, ch. 60 : « Voilà ce que mes serviteurs doivent voir et comprendre (au mi­lieu des contrariétés et épreuves que je permets pour eux) ; c’est que je ne veux rien d’autre que leur bien, leur sanctification, par le sang de mon Fils unique, dans lequel ils ont été lavés de leurs iniquités. En ce sang ils peuvent connaître ma vérité, et ma vérité la voici : c’est pour leur donner la vie éternelle que je les créai à mon image et ressemblance, et que Je les créai à nouveau dans le sang de mon propre Fils, en faisant d’eux mes fils adoptifs. »

Voilà ce que comprit saint Pierre après sa faute et après la Passion du Sauveur ; alors seulement il comprit la valeur infinie du précieux sang répandu pour notre salut, du sang rédempteur.

On entrevoit ici la grandeur de Pierre humi­lié ; il est ici beaucoup plus grand qu’au Thabor, car il a le sens de sa misère et de l’infinie bonté du Très-Haut. Quand Jésus avait annoncé pour la première fois qu’il devait aller à Jérusalem pour y être crucifié, Pierre, prenant son Maître à part, lui avait dit : « A Dieu ne plaise, cela ne peut arriver. » Il avait alors parlé, sans y prendre garde, contre toute l’économie de la Rédemption, contre tout le plan de la Provi­dence, contre le motif même de l’Incarnation. Et c’est pourquoi Notre-Seigneur lui avait répondu : « Arrière de moi, Satan ; tu n’as que des idées humaines, tu ne comprends rien aux choses de Dieu. » Et maintenant après sa faute et sa conversion, Pierre humilié a le sens de la Croix, et il entrevoit le prix infini du précieux sang.

On comprend pourquoi sainte Catherine ne cesse de parler, dans son Dialogue et dans ses Lettres, du sang qui donne l’efficacité au baptême et aux autres sacrements[39]. A chaque messe, lorsque le prêtre l’élève sur l’autel, notre foi en sa puissance rédemptrice devrait devenir plus grande et plus vive.

Un troisième motif qui doit enfin inspirer la seconde conversion, c’est l’amour des âmes à sauver, amour inséparable de l’amour de Dieu, puisqu’il en est ,l’effet et le signe ; il doit deve­nir en tout chrétien digne de ce nom un vérita­ble zèle, qui inspire toutes les vertus[40]. Cet amour des âmes en sainte Catherine la porta à s’offrir en victime pour le salut des pécheurs. On lit dans l’avant-dernier chapitre du Dialo­gue, qui en est le résumé : « Tu m’as demandé que Je lasse miséricorde au monde... Tu me suppliais de délivrer le corps mystique de la sainte Église des ténèbres et des persécutions, t’offrant toi-même pour que je punisse sur toi les iniquités de certains de mes ministres... Je t’ai dit que je veux faire miséricorde au monde, en te montrant que la miséricorde est ma marque distinctive. C’est par miséricorde, c’est à cause de l’amour ineffable que j’eus pour l’homme, que j’envoyai mon Verbe, mon Fils unique[41]...

« Je te promis aussi, et je te promets encore, que par la grande patience de mes serviteurs je reformerai mon Épouse ; je vous invitai tous à souffrir pour elle, en te confiant la douleur que me cause l’iniquité de certains de mes minis­tres... En même temps et par contraste, tu as pu considérer la vertu de ceux qui vivent comme des anges... C’est par vos larmes et par vos humbles et continuelles prières que je veux faire miséricorde au monde. »

Les fruits de cette seconde conversion sont, comme il arriva pour Pierre, un commence­ment de contemplation par l’intelligence pro­gressive du grand mystère de la Croix ou de la Rédemption, intelligence vécue de la valeur infinie du sang du Sauveur répandu pour nous.

Avec cette contemplation naissante, c’est une union à Dieu plus dégagée des fluctuations de la sensibilité, plus pure, plus forte, plus conti­nuelle. Par suite c’est, sinon la joie, du moins la paix qui s’établit peu à peu dans l’âme au milieu même de l’adversité. C’est cette convic­tion, non plus seulement abstraite, théorique, confuse, mais concrète et vécue, que dans le gouvernement de Dieu tout est ordonné à la manifestation de sa bonté[42]. Le Seigneur lui-même l’exprime à la fin du Dialogue, ch. 166 : « Rien n 'a été fait et rien ne se fait que par le conseil de ma divine providence. Dans tout ce que Je permets, dans tout ce que Je vous donne dans les tribulations et dans les consolations temporelles ou spirituelles, Je ne fais rien que pour votre bien, pour que vous soyez sanctifiés en moi, et pour que ma Vérité s’accomplisse en vous. » C’est ce que dit saint Paul (Rom., VIII, 28) : « tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu » et qui persévèrent dans cet amour.

N’est-ce pas là la conviction qui s’établit dans l’âme de Pierre et des Apôtres après leur seconde conversion, et aussi dans l’âme des dis­ciples d’Emmaüs, lorsque Notre-Seigneur res­suscité leur donna l’intelligence progressive du mystère de la Croix : « O hommes sans intelli­gence et dont le cœur est lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ! leur dit-il. Ne fallait-il pas que le Christ souffrit ces choses et qu’il entrât dans sa gloire ? Et, commençant par Moïse et parcourant tous les prophètes, il leur expliqua tout ce qui avait été dit de lui dans toutes les Écritures » (Luc, XXIV, 25). Ils le re­connurent à la fraction du pain.

Ce qui est arrivé à ces disciples sur le chemin d’Emmaüs doit nous arriver aussi, si nous sommes fidèles, sur le chemin de l’éternité. Si pour eux et pour les Apôtres il dut y avoir une seconde conversion, à plus forte raison elle est nécessaire pour nous. Et sous cette nouvelle grâce de Dieu nous dirons aussi : « Nonne cor nostrum ardens erat in nobis dura loqueretur in via : Notre cœur ne brillait-il pas au dedans de nous, lorsqu’il nous parlait en chemin et nous expliquait les Écritures  ? »

La théologie aide ainsi à découvrir le sens profond de l’Évangile ; mais plus elle avance, plus en un sens elle doit se cacher ; elle doit disparaître un peu comme saint Jean-Baptiste après avoir annoncé Notre-Seigneur. Elle aide à trouver le sens profond de la Révélation divine contenue dans l’Écriture et la Tradition, et quand elle a rendu ce service, il convient qu’elle s’efface. Pour restaurer les cathédrales, remettre quelques pierres ciselées au bon endroit, il faut faire un échafaudage ; mais les pierres remises, l’échafaudage est enlevé et la cathédrale apparaît de nouveau dans toute sa beauté. La théologie sert aussi à nous montrer la fermeté des fondements de l’édifice doctrinal du dogme, la solidité de sa structure, la proportion de ses parties, et quand elle nous la fait entrevoir, elle s’efface devant la contemplation surnaturelle qui procède de la foi éclairée par les dons, de la foi pénétrante et savoureuse, unie à l’amour[43].

Il en est ainsi dans la question qui nous occupe, question vitale par excellence, de l’or­dre de la vie intime de Dieu.

Chapitre III : La troisième conversion ou transformation de l’âme, entrée dans la voie unitive des parfaits

Repleti sunt omnes Spirita Sancto

(Ils furent tous remplis de l’Esprit-Saint”

(Actes, II, 4)

Nous avons parlé de la seconde conversion nécessaire à l’âme intérieure pour sortir de la voie des commençants et entrer dans celle des progressants ou voie illuminative. Plusieurs auteurs spirituels ont dit, nous l’avons vu, que cotte deuxième conversion avait eu lieu pour les Apôtres à la fin de la Passion du Sauveur, spécialement pour Pierre après le triple renie­ment.

Saint Thomas note dans son Commentaire sur saint Matthieu, c. XXVI, 74, que ce repentir de Pierre se produisit aussitôt, dès que le Seigneur le regarda et qu’il fut efficace et défi­nitif.

Mais cependant Pierre et les Apôtres furent lents à croire à la résurrection du Sauveur, mal­gré le récit que les saintes femmes leur firent de ce miracle qui avait été plusieurs fois annoncé par Jésus. Ce récit leur parut du délire (Luc, XXIV, 11).

De plus, s’il furent lents à croire à la résur­rection du Sauveur, ils montrèrent, dit saint Augustin[44], de la précipitation à voir se réali­ser la restauration du royaume d’Israël, telle qu’ils se la représentaient. On le voit par la question qu’ils posèrent à Notre-Seigneur le jour même de l’Ascension : lorsque Jésus leur annonça de nouveau la venue du Saint-Esprit, ils lui demandèrent : « Est-ce alors, Seigneur, que vous restaurerez le royaume d’Israël ? » (Actes I, 16). Il y aura encore beaucoup à souf­frir avant la restauration du royaume, et elle sera très supérieure à ce qu’entrevoient les dis­ciples.

Aussi les auteurs spirituels ont-ils plusieurs fois parlé d’une troisième conversion ou trans­formation des Apôtres, qui eut lieu le jour de la Pentecôte. Voyons premièrement ce qu’a été en eux cette transformation et ensuite ce qu’elle doit être, toute proportion gardée, en nous.

Cette transformation fut préparée en eux par ce fait que, depuis l’Ascension, Jésus priva définitivement les siens de sa présence sensible.

Lorsque Notre-Seigneur priva pour toujours les Apôtres de la vue de sa sainte humanité, il dut y avoir pour eux une grande souffrance, à laquelle on ne pense généralement pas assez. Étant donné que le Sauveur était devenu leur vie, comme le dit saint Paul : « Mibi vivere Christus est », et que l’intimité avec lui gran­dissait tous les jours, ils durent avoir une impression de solitude des plus profondes, comme une impression de désert, de détresse et de mort. Ce dut être d’autant plus senti que Notre-Seigneur leur avait annoncé toutes les souffrances à venir. On peut en avoir une faible idée lorsque, après avoir vécu sur un plan supérieur pendant une fervente retraite, sous la con­duite d’une âme sacerdotale pleine de Dieu, on est repris par la vie de tous les jours, qui sem­ble nous priver soudain de cette plénitude. Les Apôtres restèrent les yeux levés vers le ciel ; ce n’était plus l’écrasement de la sensibilité comme pendant la Passion, mais c’était une privation complète, qui dût mettre un instant leur esprit en déroute. Pendant la Passion, Jésus était encore là ; maintenant il était dérobé à leurs regards, et ils se crurent totalement privés de lui. C’est dans cette obscurité de l’esprit qu’ils furent préparés à l’effusion de grâces de la Pen­tecôte.

La descente du Saint-Esprit sur les Apôtres

« Tous, dans un même esprit, réunis dans le Cénacle, persévéraient dans la prière, avec quel­ques femmes et Marie, mère de Jésus... »

(Actes, 1,14)

Comme il est rapporté dans les Actes des Apôtres, II, 1-4 : « Le jour de la Pentecôte étant arrivé (c’est-à-dire celui de la Pentecôte juive qui se célébrait cinquante jours après Pâques), les Apôtres étaient tous ensemble en un même lieu. Tout à coup il vint du ciel un bruit comme celui d’un vent violent, et il remplit toute la maison où ils étaient assis. Et ils virent paraître comme des langues de feu qui se partagèrent et se posèrent sur chacun d’eux. Ils furent tous remplis du Saint-Esprit, et ils se mirent à par­ler d’autres langues, selon que l’Esprit-Saint leur donnait de s’exprimer. »

Le bruit venu du ciel, semblable à celui d’un vent impétueux, était le signe de l’action mys­térieuse et très efficace du Saint-Esprit. En même temps les langues de feu qui se posèrent sur chacun des Apôtres symbolisaient ce qui allait se produire dans leur âme.

Il n’est pas rare qu’une grande grâce soit précédée par un fait sensible frappant, qui nous tire de notre somnolence ; c’est comme un réveil divin.

Ici le symbolisme est des plus clairs. Comme le feu purifie, éclaire et réchauffe, le Saint-Esprit en cet instant purifia profondément, éclaira et enflamma l’âme des Apôtres. Voilà bien la purification profonde de l’Esprit[45]. Et saint Pierre expliqua (Actes, II, 17) que c’était ce qu’avait annoncé le Prophète Joël (II, 28...) : « Dans les derniers jours, dit le Seigneur, je répandrai mon Esprit sur mes serviteurs et mes servantes, et ils prophétiseront... Alors quicon­que invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. »

Le Saint-Esprit habitait déjà dans l’âme des Apôtres, mais par cette mission visible[46], il vint augmenter en eux les trésors de la grâce, des vertus et des dons, en les éclairant et les fortifiant, pour qu’ils soient capables d’être les témoins du Sauveur jusqu’aux extrémités de la terre, au péril de leur vie. Les langues de feu sont un signe que le Saint-Esprit alluma dans l’âme des Apôtres cette vive flamme d’Amour dont parlera saint Jean de la Croix.

Alors s’accomplit la parole de Notre-Seigneur (Jean, XIV, 26) : « Le Saint-Esprit, que mon Père vous enverra, vous enseignera et vous remettra en mémoire tout ce que je vous ai dit. » Les Apôtres se mirent alors à parler « en lan­gues nouvelles, en célébrant les merveilles de Dieu, magnalia Dei », si bien que les étrangers témoins du phénomène, « habitants de la Mésopotamie..., de la Cappadoce, du Pont, de l’Asie, de l’Égypte, Romains, Crétois et Arabes de passage à Jérusalem étaient dans l’étonnement de les entendre parler l’idiome de leur pays natal » (Actes, II, 8-12). C’était un signe qu’ils devaient commencer à prêcher l’Évangile aux différentes nations, comme Jésus le leur avait ordonné : « Allez, enseignez toutes les nations » (Matth., XXVIII, 19).

Quels lutent les effets de la descente du Saint-Esprit  ?

Les Actes nous le montrent : Les Apôtres fu­rent éclairés et fortifiés, et leur influence sanctifiante transforma les premiers chrétiens ; ce fut un élan de ferveur profonde dans l’Église naissante.

Tout d 'abord les Apôtres furent beaucoup plus éclairés intérieurement par le Saint-Esprit sur le prix du sang du Sauveur, sur le mystère de la Rédemption, qu’annonçait tout l’Ancien Tes­tament et que réalisait le Nouveau. Ils reçurent la plénitude de la contemplation de ce mystère, qu’ils devaient prêcher aux hommes, pour les sauver. Saint Thomas dit que « la prédication de la parole de Dieu doit dériver de la pléni­tude de la contemplation[47] ». C’est ce qui se réalisa hautement alors, comme on le voit par les premiers sermons de saint Pierre rapportés dans les Actes, et par celui de saint Étienne avant son martyre. Ces paroles de saint Pierre et d’Étienne rappellent les mots du Psalmiste : « lgnitum eloquium tuum vehementer, et servus tuus dilexit illud (Ps. CXVIII, I40) : Tes pa­roles, ô Seigneur, sont des paroles de feu, et ton serviteur les aime. »

Les Apôtres et les disciples, hommes sans cul­ture, le jour de l’Ascension demandaient encore au divin Maître : « Seigneur, le temps est-il venu où vous rétablirez le royaume d’Israël ? (Act., I, 6). Jésus leur avait alors répondu : . Ce n’est pas à vous de connaître les temps, ni les moments que le Père a fixés de sa propre auto­rité. Mais lorsque le Saint-Esprit descendra sur vous, vous serez revêtus de force et vous me rendrez témoignage à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre. »

Et voilà maintenant que Pierre, qui avait tremblé devant une femme pendant la Passion, qui avait été si lent à croire à la résurrection du Sauveur, vient dire aux Juifs avec une autorité et une certitude que Dieu seul peut donner : « Jésus de Nazareth, cet homme à qui Dieu a rendu témoignage pour vous par les miracles qu’il a opérés .... CET HOMME VOUS AYANT ÉTÉ LIVRÉ SELON LE DESSEIN IMMUABLE ET LA PRES­CIENCE DE DIEU, vous l’avez attaché à la croix, et mis à mort par la main des impies[48]. Dieu l’a ressuscité... (comme David l’avait annon­cé)... C’est ce Jésus, que Dieu a ressuscité, nous en sommes tous témoins..., qui a été élevé au ciel,... et qui a répandu cet Esprit que vous voyez et entendez... Que toute la maison d’Israël sache donc avec certitude que Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez cru­cifié » (Actes II, 22-36). C’est tout le mystère de l’Incarnation rédemptrice, Pierre voit mainte­nant que Jésus a été une victime volontaire, il contemple la valeur infinie de ses mérites et du sang répandu.

Les Actes ajoutent que ceux qui entendirent ce discours, « le cœur transpercé par ces paro­les, dirent à Pierre et aux autres Apôtres : « Frères, que ferons-nous  ? » Pierre leur répondit : « Repentez-vous, et que chacun soit baptisé au nom de Jésus-Christ, pour obtenir le pardon de vos péchés, et vous recevrez le don du Saint-Esprit. » C’est ce qui fut fait, et les Actes disent (II, 41) .qu’environ trois mille personnes ce jour-là se convertirent et reçurent le baptême.

Les jours suivants, Pierre dit aux Juifs dans le temple, après la guérison d’un boiteux de nais­sance obtenue au nom de Jésus : « Vous avez fait mourir l’Auteur de la vie[49], que Dieu a ressuscité des morts, nous en sommes tous témoins... Ce Jésus que vous avez crucifié... est la pierre rejetée par vous de l’édifice et qui est devenue la pierre angulaire. ET LE SALUT N’EST EN AUCUN AUTRE ; car il n’y a pas sous le ciel un autre nom qui ait été donné aux hommes, par lequel nous devions être saurés » (Actes, II, 14 ; IV, 11-12). En ce récit des grâces de la Pentecôte n’accordons pas l’attention principale au don des langues et aux charismes de ce genre, mais à cette illumination spéciale qui fait entrer les Apôtres dans les profondeurs du mystère de l’Incarnation rédemptrice et plus particulièrement dans celui de la Passion du Sauveur. C’est le mystère dont Pierre n’avait pu porter la pre­mière prédiction faite par Jésus annonçant qu’il serait crucifié. Simon Pierre avait dit : « A Dieu ne plaise, Seigneur! cela ne vous arrivera pas! » Jésus lui avait répondu : « Tu n’as pas l’intelligence des choses de Dieu, tu n’as que des pensées humaines » (Matth., XVI, 22-23). Mainte­nant Pierre a l’intelligence des choses de Dieu, il contemple toute l’économie du mystère de l’Incarnation rédemptrice ; et ce n’est pas lui seulement qui est ainsi éclairé, ce sont tous les Apôtres qui rendent témoignage comme lui, ce sont les disciples et surtout le premier martyr, le diacre saint Étienne, qui, avant de mourir lapidé, rappelle aux Juifs tout ce que Dieu a fait pour le peuple élu à l’époque des patriarches, au temps de Moïse et depuis, jusqu’à la venue du Sauveur (Actes, VII, 1-53).

Mais les Apôtres, le jour de la Pentecôte, ne furent pas seulement éclairés, ils furent gran­dement fortifiés et confirmés. Jésus leur avait annoncé : « Vous serez revêtus de la force de l’Esprit-Saint » (Actes, I, 6). Eux qui avant la Pentecôte étaient encore craintifs deviennent courageux, et ils le seront tous jusqu’au mar­tyre. Pierre et Jean, arrêtés et traduits devant le Sanhédrin, affirment que « le salut n’est en aucun autre » qu’en Jésus-Christ (Actes, IV, 12).

Arrêtés de nouveau et battus de verges, « les Apôtres sortirent du Sanhédrin joyeux d’avoir été jugés dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus. Et chaque jour, dans le tem­ple et dans les maisons, ils ne cessaient d’annoncer Jésus comme le Christ » (Actes, IV, 41, 42). Ils donnèrent tous pour lui le témoignage de leur sang. Qui leur avait donné cette force  ? Le Saint-Esprit, en allumant la vive flamme de la charité dans leur cœur.

Telle fut leur troisième conversion, qui fut une. transformation de leur âme. Leur première conversion avait fait d’eux des disciples attirés par la sublime prédication du Maître ; la secon­de, à la fin de la Passion, leur avait fait entrevoir la fécondité du mystère de la Croix qui fut éclairé ensuite par la résurrection ; la troisième leur donne la conviction profonde de ce mys­tère, dont ils ne cesseront de vivre jusqu’au martyre.

La transformation des Apôtres se manifeste enfin par leur influence sanctifiante, par l’élan de ferveur profonde qu’ils communiquèrent aux premiers chrétiens. Comme le montrent les Actes (II, 42-47  ;IV, 32-37  ;V, 1-11), la vie de l’Église naissante fut d’une sainteté admirable, « la multitude des fidèles n’avait qu’un cœur et qu’une âme » (IV, 32), tout était commun entre eux, ils vendaient leurs biens et en apportaient le prix aux Apôtres qui distribuaient à chacun selon ses besoins. Ils s’assemblaient tous les jours pour prier ensemble, écouter la prédi­cation des Apôtres, célébrer l’Eucharistie. On. les voyait souvent ensemble en prière et on était frappé de la charité qui régnait parmi eux. « C’est à ce signe, avait dit Notre-Seigneur, qu’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples. »

Bossuet a admirablement exprimé cette fer­veur profonde des premiers chrétiens dans son IIe Sermon pour le jour de la Pentecôte : « Ils sont fermes contre les périls, mais ils sont ten­dres à aimer leurs frères ; et l’Esprit tout-puissant, qui les pousse, sait bien le secret d’accorder de plus opposées contrariétés... Il leur donne un cœur de chair... attendri par la charité... et il les fait aussi de fer et d’airain pour résister à tous les périls... Il affermit et il amollit, mais d’une façon extraordinaire ; puisque ce sont les mêmes cœurs des disciples, qui semblent être des cœurs de diamant par leur fermeté invin­cible, qui deviennent des cœurs humains et des cœurs de chair par la charité fraternelle. C’est l’effet de ce feu céleste, qui se repose aujourd’hui sur eux. Il amollit les cœurs des fidèles, il les a, pour ainsi dire, fondus en un seul...

« Les Apôtres du Fils de Dieu étaient autre­fois en querelle au sujet de la primauté ; mais depuis que le Saint-Esprit les a faits un cœur et une âme, ils ne sont plus jaloux ni conten­tieux. Ils croient tous parler par Pierre, ils croient présider avec lui, et si son ombre guérit les malades, toute l’Église prend part à ce don et s’en glorifie en Notre-Seigneur. » – Ainsi nous devons nous regarder les uns les autres comme des membres du même corps mystique, dont le Christ est la tète, et, loin de nous laisser aller à la jalousie et à l’envie, nous devons jouir saintement des qualités de notre prochain, dont nous profitons nous-mêmes, comme la main tire avantage de ce que l’œil voit et l’oreille entend.

Tels furent les fruits de la transformation des Apôtres et des disciples par l’Esprit-Saint.

Le Saint-Esprit a-t-il été ainsi envoyé pour produire ces fruits merveilleux dans l’Église naissante seulement  ?

Évidemment, non. Il continue le même se­cours dans la suite des générations. Son action dans l’Église apparaît par la force invincible qu’il lui donne. On le vit pendant les trois siècles de persécution et par la victoire qu’elle remporta dans la suite sur tant d’hérésies.

Toute communauté chrétienne doit donc se conformer aux exemples donnés par l’Église naissante. Que devons-nous apprendre d’elle  ?

A n’être qu’un cœur et qu’une âme, en bannissant les divisions, à travailler à l’extension du règne de Dieu dans le monde, malgré les difficultés qui s’y opposent. A croire fermement et pratiquement à l’indéfectibilité de l’Église, qui est toujours sainte, et qui ne cesse de pro­duire des saints. Nous devons aussi, à l’exemple des premiers chrétiens, porter avec patience et avec amour les souffrances que Dieu nous en­voie. Croyons de tout notre cœur au Saint-Esprit, qui ne cesse d’animer l’Église, et à la communion des saints qu’elle est dans les âmes les plus généreuses qui vivent le plus de sa vie, elle nous apparaîtrait très belle, malgré les imperfections hu­maines qui se mêlent à l’activité de ses enfants.

Nous nous affligeons à bon droit de certaines taches, mais n’oublions pas que, s’il y a par­fois de la boue dans la vallée au pied des mon­tagnes, sur les sommets il y a toujours une neige d’une blancheur éclatante, un air très pur, et une vue merveilleuse qui élève constam­ment vers Dieu.

La purification de l’esprit nécessaire à la perfection chrétienne

Cor mundum crea in me, Deus.

« Seigneur, créez en moi un cœur pur. »

(Ps. L,12.)

Nous avons vu que la transformation des Apôtres le jour de la Pentecôte a été pour eux comme une troisième conversion. Il doit y avoir quelque chose de semblable dans la vie de tout chrétien, pour qu’il passe de l’âge des progressants à celui des parfaits. Il doit y avoir ici, dit saint Jean de la Croix, une purification radicale de l’esprit, comme il a fallu une purification profonde de la sensibilité, pour passer de l’âge des commençants à celui des progressants, com­munément appelée voie illuminative. Et comme la première conversion, par laquelle nous nous détournons du monde pour commencer à mar­cher dans la voie de Dieu, suppose les actes de foi, d’espérance, d’amour de Dieu et de contri­tion, il en est de même des deux suivantes ; mais ici les actes des vertus théologales sont beaucoup plus profonds : le Seigneur, qui nous fait pro­duire ces actes, creuse le sillon dans le même sens, mais bien plus profondément.

Voyons 1e pourquoi cette troisième conversion est nécessaire chez les progressants, 2e com­ment le Seigneur purifie l’âme à ce moment, 3e quels sont les fruits de cette troisième con­version.

La nécessité de cette purification de l’esprit

Bien des imperfections subsistent chez ceux qui progressent dans la voie de Dieu ; si leur sensibilité a été en grande partie purifiée des défauts de sensualité spirituelle, de paresse, de jalousie, d’impatience, les taches du vieil homme restent dans l’esprit comme une rouille, qui ne disparaîtra que sous l’action d’un feu intense, semblable à celui qui descendit sur les Apôtres le jour de la Pentecôte. C’est saint Jean de la Croix lui-même qui fait ce rapprochement. Cf. Nuit obscure, I. II, ch. VI.

Cette rouille se trouve jusque dans le fond des facultés supérieures : intelligence et volonté. C’est un attachement à soi-même qui empêche l’âme d’être profondément unie à Dieu. De là vient que nous sommes souvent sujets à la dis­traction dans la prière, à l’hébétude, à l’incom­préhension des choses de Dieu, et aussi à l’épanchement de l’esprit au dehors, à des affec­tions naturelles, nullement ou peu inspirées par la charité. Les mouvements de rudesse et d’im­patience ne sont pas rares. De plus, bien des âmes assez avancées s’attachent beaucoup trop à leur manière personnelle de voir, en spiritua­lité, et se figurent parfois recevoir des inspirations spéciales de Dieu, là où elles sont le jouet de leur fantaisie ou de l’ennemi du bien. Elles s’enflent ainsi de présomption, d’orgueil spirituel, de vanité, dévient du vrai chemin, et éga­rent d’autres âmes.

Cette matière est inépuisable, dit saint Jean de la Croix[50], et encore ne considère-t-il guère que les défauts relatifs à la vie purement intérieure ; que serait-ce si l’on considérait les défauts qui nuisent à la charité fraternelle et à la justice dans les rapports avec les supérieurs, les égaux et les inférieurs, ou ceux qui entachent la pratique de nos devoirs d’état, et l’influence que nous pouvons exercer  ?

Avec l’orgueil spirituel subsiste aussi souvent de l’orgueil intellectuel, de la jalousie, une se­crète ambition. Les sept péchés capitaux se retrouvent ici transposés dans la vie de l’es­prit, qu’ils altèrent encore profondément.

C’est ce qui montre, dit saint Jean de la Croix (ibid., ch. II), la nécessité « de la forte lessive », qu’est la purification passive de l’esprit, nouvelle conversion, qui doit marquer l’entrée dans la vie parfaite.

« Même après avoir traversé la nuit des sens, dit le saint Docteur, ibid., ch. III, les avancés dans leur manière d’agir et de traiter avec Dieu restent vulgaires[51] ; l’or de l’esprit n’est pas encore passé par le creuset ; ils comprennent Dieu de façon puérile et en parlent de même. Comme le dit saint Paul (I Cor., XIII, 11), ils gardent des sentiments de petits enfants, pour n’avoir pas encore atteint la perfection ou l’u­nion avec Dieu. Elle seule donne l’âge mûr où l’esprit réalise de grandes choses, son activité étant alors plus divine qu’humaine. » Avant cette troisième conversion on peut encore en un sens dire des âmes, selon l’expression d’Isaïe (LXIV, 6), que leurs justices sont encore pareilles à un linge souillé ; une dernière purification s’impose.

Comment Dieu purifie-t-il l’âme au moment de cette troisième conversion ou transformation  ?

Il semble d’abord qu’il la dépouille, au lieu de l’enrichir. Pour la guérir de tout orgueil spi­rituel et intellectuel, et pour lui manifester le fond de misère qu’elle porte encore en elle, il laisse l’entendement dans les ténèbres, la vo­lonté dans l’aridité, parfois dans l’amertume et l’angoisse. L’âme, dit alors saint Jean de la Croix après Tauler, doit marcher « aveuglément selon la pure Foi, qui est nuit obscure pour les puissances naturelles[52] ». Saint Thomas a dit souvent : fides est de non visis  : l’objet de la foi est non vu, il est obscur ; le grand Docteur ajou­tait même qu’on ne peut en même temps croire et voir une même chose sous le même aspect, car ce qui est cru comme tel n’est pas vu[53]. Or il s’agit maintenant d’entrer dans les profondeurs ou les hauteurs de la foi, comme lorsque les Apôtres après l’Ascension furent privés de la présence sensible de Jésus qui leur avait dit (Jean, XVI, 7) : « Expedit vobis ut ego vadam ; si enim non abiero, Paraclitus non veniet ad vos ; si autem abiero, mittare eum ad vos : Il est bon que je m’en aille ; car si je ne m’en vais pas, le Consolateur ne viendra pas en vous ; mais si je m’en vais, le vous l’enverrai. » Saint Thomas explique admirablement ces paroles en son Com­mentaire sur saint Jean : il dit que les Apôtres, attachés par un amour naturel à l’humanité du Christ, n’étaient pas encore assez élevés par l’amour spirituel de sa divinité, et n’étaient pas encore capables de recevoir spirituellement le Saint-Esprit comme il convenait, et comme il le faudrait au milieu des tribulations qui les attendaient lorsque Jésus les aurait privés de sa présence sensible.

Le Seigneur semble donc d’abord, en cette purification comme dans les précédentes, dépouiller l’âme, la laisser dans l’obscurité et l’a­ridité. Elle doit avoir pour devise : « Fidélité et abandon. » C’est .ici surtout que se vérifie la parole de Jésus : « Qui sequitur me non ambulat in tenebris, sed habebit lumen vitae  : Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie » (Jean, VIII, 12).

Ici l’âme spécialement éclairée par la lumière purificatrice du don d’intelligence commence à pénétrer « les profondeurs de Dieu », comme dit saint Paul[54].

Ici sont purifiées de tout alliage humain l’hu­milité et les trois vertus théologales. L’âme pres­sent alors de plus en plus, sans la voir, l’infinie pureté et grandeur de Dieu, au-dessus de toutes les idées que nous pouvons nous faire de lui ; elle pressent de même toutes les richesses surnatu­relles de la sainte âme du Christ, qui contenait dès ici-bas la plénitude de grâce, « tous les trésors de la sagesse et de la science » (Coloss., II, 3). Un peu comme les Apôtres au jour de la Pentecôte, elle entrevoit les profondeurs du mystère de l’Incarnation rédemptrice, la valeur infinie des mérites du Christ, mort pour nous, sur la croix, comme le disent saint Pierre dans ses premiers sermons et saint Étienne avant son martyre. C’est comme une connaissance vécue, quasi expérimentale du monde surnaturel, de la vie chrétienne profonde ; c’est comme un nouveau regard sur elle. Et par contraste l’âme perçoit beaucoup mieux sa misère. La principale souffrance intérieure d’un saint Paul de la Croix, d’un saint Curé d’Ars, était alors de se sentir très loin de l’idéal du sacerdoce, dont la grandeur leur apparaissait de plus en plus dans l’obscurité de la foi, en même temps qu’ils voyaient toujours mieux les besoins immenses des âmes très nombreuses qui s’adressaient à eux et imploraient leurs prières et leur secours. Cette troisième conversion ou purification est, on le voit, l’œuvre du Saint-Esprit, qui éclaire l’âme par le don d’intelligence[55]. Comme à la lueur d’un éclair pendant cette nuit, il illumine l’âme du juste qu’il veut puri­fier. Ce juste lui a dit souvent : « lllumina oculos meos, ne unquam obdormiam in morte : Ëclaire mes yeux, pour que je ne m’endorme pas dans la mort » (Ps. XII, 5). -- « Deus meus, illumina tenebras meas : 0 mon Dieu, éclaire mes ténèbres » (Ps. XVII, 29). – « Cor mundum crea in me, Deus, et spiritum rectum innova in visceribus meis. Ne proficias me a facie tua, et spiritum sanctam tuam ne auferas a me. Redde mihi laetitiam salataris tui, et spiritu principali confirma me. Docebo iniquos via tuas, et impii ad te convertentur... et exultabit lingua mea jastitiam tuam : 0 Dieu, crée en moi un cœur pur, et renouvelle en moi un esprit rec­tifié. Ne me rejette pas loin de ta face. Ne me retire pas ton Esprit Saint. Rends-moi la joie de ton salut... Et je célébrerai ta miséricorde, et les impies se convertiront. Ouvre mes lèvres, Seigneur, ma bouche chantera ta justice et ta bonté » (Ps. L, 12).

L’âme purifiée redit au Christ Jésus, pour qu’il les réalise en elle, les paroles qu’il a prononcées : « Je suis venu jeter un feu sur la terre, et que désiré-je sinon qu’il se répande partout  ? »(Luc, XII, 49.)

Cette troisième purification ou conversion se fait, on le voit, comme le dit saint Jean de la Croix[56], « par une influence de Dieu dans l’âme pour la purifier de ses ignorances et imperfections habituelles. Les contemplatifs la nomment Contemplation infuse, où Dieu instruit l’âme en secret, et en perfection d’amour, sans qu’elle y intervienne, sans qu’elle comprenne même en quoi cette contemplation infuse con­siste ».

Cette grande purification ou transformation se présente sous des formes différentes chez les purs contemplatifs comme un saint Bruno, et chez des âmes vouées à l’apostolat ou aux œuvres de miséricorde comme un saint Vincent de Paul, mais le fond en est le même : chez les uns et chez les autres sont purifiées de tout alliage humain l’humilité et les trois vertus théologales ; dont le motif formel apparaît de plus en plus au-dessus de tout motif secondaire. L’humilité grandi beaucoup selon la gradation décrite par saint Anselme et rapportée par saint Thomas : « 1e connaître qu’on est méprisable, 2e souffrir de l’être, 3e avouer qu’on l’est, 4e vouloir que le prochain le croie, 5e suppor­ter patiemment qu’on le dise, 6e accepter d’être traité comme une personne digne de mépris, 7e aimer d’être traité ainsi. » Tel saint Dominique, qui allait de préférence dans les parties du Languedoc où il était maltraité et ridiculisé, et qui éprouvait une sainte joie de se sentir deve­nir plus semblable à Notre-Seigneur humilié pour nous.

Alors apparaissent de plus en plus dans toute leur élévation les motifs formels des trois ver­tus théologales : Vérité suprême révélatrice, mi­séricorde toujours secourable, souveraine bonté infiniment aimable pour elle-même. Ces trois motifs apparaissent comme trois étoiles de première grandeur dans la nuit de l’esprit, pour nous guider sûrement vers le terme de notre voyage.

Les fruits de cette troisième conversion sont les mêmes que ceux de la Pentecôte, lorsque les Apôtres furent éclairés et fortifiés et que, transformés, ils transformèrent à leur tour par leur prédication les premiers chrétiens, comme le montre le livre des Actes en rapportant les pre­miers sermons de saint Pierre et celui de saint Étienne, premier martyr.

Les fruits de cette troisième conversion sont surtout, avec une humilité vraie, profonde, une foi vive pénétrante qui commence à goûter les mystères de l’au-delà, c’est comme un avant-goût de la vie éternelle.

C’est aussi une espérance très ferme, très confiante, en la miséricorde divine toujours se­courable. Pour arriver à cela, il faut avoir, comme dit saint Paul, « espéré contre toute espérance ».

Mais le fruit le plus élevé de cette troisième conversion est un très grand amour de Dieu, très pur et très lori, qui ne se laisse arrêter par aucune contradiction ou persécution, comme le fut l’amour des Apôtres qui étaient joyeux de souffrir pour Notre-Seigneur. Cet amour est fait d’un ardent désir de la perfection, c’est la faim et la soif de la justice de Dieu, qui s’accompa­gne du don de force, pour triompher de tous les obstacles. C’est la réalisation parfaite ici-bas du précepte suprême : « Tu aimeras le Sei­gneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, de tout ton .esprit. »

Désormais le fond de l’âme est tout à Dieu. L’âme est enfin arrivée à vivre presque conti­nuellement en la partie supérieure d’elle-même de la vie de l’esprit, elle est une adoratrice en esprit et en vérité. C’est là dans l’obscurité de la foi comme le prélude de la vie de l’éternité : « quaedam inchoatio vitae aeternae ». C’est la réalisation de la parole du Sauveur : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive, et des fleuves d’eau vive couleront de sa poi­trine : Si quis sitit, veniat ad me et bibat, et flumina de ventre ejus fluent aquae vivae. » C’est vraiment l’eau vive jaillissant en vie éter­nelle, comme l’annonçait Jésus à la Samaritaine : « Si scires donum Dei .... petiisses a me, et dedissem tibi aquam vivam... Aqua quam ego dabo ei fiet in eo fons aquae salientis in vitam aeternam. »

Prière au Saint-Esprit

Esprit Saint, venez en mon cœur ; attirez-le à vous par votre puissance, mon Dieu, et donnez-moi la charité avec la crainte filiale. Gardez-moi, ô Amour ineffable, de toute mauvaise pensée, réchauffez-moi, enflammez-moi de votre très doux amour, et toute peine me semblera légère! Mon Père, mon doux Seigneur, assistez-moi dans toutes mes actions! Jésus amour, Jésus amour. (Sainte Catherine de Sienne)

Le chrétien qui s’est consacré à Marie médiatrice selon la formule du bienheureux Grignon de Montfort, puis au Sacré-Cœur, trouvera des trésors dans la consécration souvent renouvelée au Saint-Esprit. Toute l’influence de Marie nous conduit à l’intimité du Christ, et l’humanité du Sauveur nous conduit au Saint-Esprit, qui nous introduit dans le mystère de l’adorable Trinité.

Consécration et prière au Saint-Esprit

0 Saint-Esprit, divin Esprit de lumière et d’a­mour, je vous consacre mon intelligence, mon cœur, ma volonté et tout mon être pour le temps et l’éternité.

Que mon intelligence soit toujours docile à vos célestes inspirations et à l’enseignement de la sainte Église catholique dont vous êtes le Guide infaillible ; que mon cœur soit toujours enflammé de l’amour de Dieu et du prochain ; que ma volonté soit toujours conforme à la volonté divine, et que toute ma vie soit une imitation fidèle de la vie et des vertus de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et Vous, ô Esprit-Saint, soient honneur et gloire à jamais. Ainsi soit-il. Indulgence de 300 jours à gagner une fois par jour, appli­cable aux âmes du Purgatoire. S. S. Pie X.

Pour renouveler cette consécration, if suffit de redire les premières lignes de la formule.

Chapitre 4 : Le Problème des trois âges de la vie spirituelle en théologie ascétique et mystique

Ce chapitre, écrit surtout pour les théologiens, est moins utile pour la plupart des âmes intérieures, qui en trouveront la substance sous une forme plus simple et plus vivante au chapi­tre suivant.

Un des plus grands problèmes de la spiritua­lité consiste à se demander : En quel sens faut-il entendre la division traditionnelle des trois voies purgative, illuminative et unitive, selon la ter­minologie de Denys, ou des commençants, des progressants et des parfaits, selon une termino­logie antérieure  ?

On a donné de cette division traditionnelle deux interprétations notablement différentes, sui­vant qu’on a considéré la contemplation infuse des mystères de la foi et l’union à Dieu qui en résulte comme appartenant à la voie normale de la sainteté ou comme des faveurs extraordinaires non seulement de fait mais de droit.

Position du problème

Cette divergence d’interprétation apparaît si l’on compare la division de la théologie ascético-mystique généralement suivie jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle à celle donnée par plu­sieurs auteurs qui ont écrit depuis lors. Elle est manifeste par exemple si l’on compare le traité de Vallgornera, O.P., Mystica theologia divi Thomas (1662), et les deux ouvrages de Scaramelli, S. J., Direttorio ascetico (1751) et Direttorio mistico.

Vallgornera suit à peu près le Carme Philippe de la Sainte Trinité, en rapprochant la division donnée par celui-ci de celle des auteurs antérieurs et de certains textes caractéristiques de saint Jean de la Croix sur l’époque où apparais­sent généralement tes purifications passives des sens et de l’esprit[57]. Il partage son traité écrit pour les âmes contemplatives en trois parties :

1e De la voie purgative, propre aux commençants, où il traite de la purification active des sens externes et internes, des passions, de l’in­telligence et de la volonté, par la mortification, la méditation, la prière, et à la fin de la purifi­cation passive des sens, où commence la contemplation infuse et par où l’on est élevé à la voie illuminative, comme le dit saint Jean de la Croix, au début de la Nuit obscure, 1. I, ch. VIII et XIV.

2e De la voie illuminative, propre aux progressants, où, après un chapitre préliminaire sur les divisions de la contemplation, il est parlé des dons du Saint-Esprit, de la contemplation infuse, qui procède surtout des dons d’intelli­gence et de sagesse, et qui est déclarée désirable pour toutes les âmes intérieures, comme moralement nécessaire à la pleine perfection de la vie chrétienne. Cette deuxième partie de l’ouvrage, après quelques articles relatifs aux grâces extraordinaires (visions, révélations, paroles intérieures), s’achève par un chapitre en neuf articles relatif à la purification passive de l’esprit qui marque le passage à la voie unitive. C’est bien encore ce qu’avait dit saint Jean de la Croix, Nuit obscure, l. II, ch. II et XI.

3e De la vie unitive, propre aux parfaits, où il est question de l’intime union de l’âme contem­plative avec Dieu et de ses degrés jusqu’à l’union transformante.

Vallgornera considère cette division comme traditionnelle, vraiment conforme à la doctrine des Pères, aux principes de saint Thomas et à l’enseignement de saint Jean de la Croix et des plus grands mystiques qui ont écrit sur les trois âges de la vie spirituelle, en notant comment se fait généralement la transition de l’un à l’au­tre[58].

Toute différente est la division donnée par Scaramelli et plusieurs auteurs qui le suivent.

Tout d’abord Scaramelli traite de l’Ascétique et de la Mystique, non pas dans le même ouvrage, mais en deux ouvrages séparés. Le Direttorio ascetico, deux fois plus long que l’au­tre, comprend quatre traités : 1e Les moyens de la perfection, 2e Les obstacles (ou la voie pur­gative), 3e Les dispositions prochaines à la perfection chrétienne, consistant dans les vertus morales au degré parfait (ou la voie des progressants) 4e La perfection essentielle du chrétien, consistant dans les vertus théologales et spécialement dans la charité (l’amour de conformité chez les parfaits).

Ce Directoire ascétique ne parle pour ainsi dire pas des dons du Saint-Esprit. Le haut degré des vertus morales et théologales, qui y est décrit, ne se réalise pourtant pas sans eux, selon l’enseignement commun des Docteurs.

Le Direttorio mistico comprend cinq traités : 1e Introduction, où il est question des dons du

Saint-Esprit et des grâces gratis datae. – 2e De la contemplation acquise et de l’infuse, à la­quelle, Scaramelli le reconnaît (ch. XIV), suffi­sent les dons. – 3e Des degrés de la contemplation infuse indistincte, du recueillement passif à l’union transformante ; au ch. XXXII, Scaramelli reconnaît que plusieurs auteurs enseignent que la contemplation infuse peut être désirée humblement par toutes les âmes intérieures, mais il finit par conclure que pratiquement, avant d’avoir reçu un appel spécial, il est mieux de ne pas la désirer : « Altiora te ne quaesieris. » Item, tr : I, c. 1, n. 10. – 4e Des degrés de la contemplation infuse distincte (visions et paroles intérieures extraordinaires). – 5e Des purifications passives des sens et de l’esprit.

On est étonné de trouver seulement à la fin de ce directoire mystique le traité de la purification passive des sens, qui marque pour saint Jean de la Croix et les auteurs cités plus haut l’entrée dans la vie illuminative.

La divergence entre cette nouvelle manière de diviser la théologie ascético-mystique et la précédente provient manifestement de ce que les anciens auteurs, à l’opposé des nouveaux, sou­tenaient que toutes les âmes vraiment intérieures peuvent humblement désirer et demander à Dieu la grâce de la contemplation infuse des mystères de la foi, des mystères de l’Incarna­tion, de la Passion du Sauveur, de la sainte Messe et de la vie éternelle, mystères qui sont autant de manifestations de l’infinie bonté de Dieu ; ils considéraient cette contemplation sur­naturelle et confuse comme moralement néces­saire à l’union à Dieu en laquelle consiste la pleine perfection de la vie chrétienne.

On peut dès lors se demander si la nouvelle division, telle qu’elle est proposée par exemple par Scaramelli, ne diminue pas l’unité et l’élévation de la vie spirituelle parfaite. En séparant de la sorte l’ascétique de la mystique, conserve-t-on assez l’unité du tout que l’on divise ainsi ? Une bonne division, pour être, non pas superficielle et accidentelle, mais nécessairement fon­dée, doit reposer sur la définition même du tout à diviser, sur la nature de ce tout, qui est ici la vie de la grâce, appelée par la tradition « grâce des vertus et des dons[59] », car les sept dons du Saint-Esprit, étant connexes avec la charité, sont partie de l’organisme spirituel[60] et, comme l’enseigne saint Thomas, nécessaires au salut, à plus forte raison à la perfection[61].

De même la nouvelle conception ne diminue-t-elle pas l’élévation de la perfection évangéli­que, lorsqu’elle en traite en ascétique en faisant abstraction des dons du Saint-Esprit, de la contemplation infuse des mystères de la foi et de l’union qui en résulte  ? Tout en insistant beau­coup sur l’ascèse, ne l’amoindrit-elle pas, n’affaiblit-elle pas les motifs de pratiquer la mortification et d’exercer les vertus en perdant de vue l’intimité divine à laquelle tout ce travail doit conduire ? Éclaire-t-elle assez sur le sens des épreuves, des aridités prolongées qui arrivent généralement lorsqu’on passe d’un âge de la vie spirituelle à un autre  ? Cette conception nou­velle ne diminue-t-elle pas aussi l’importance et la gravité de la mystique, qui, séparée ainsi de l’ascétique, semble devenir un luxe dans la spiritualité de quelques privilégiés, et un luxe qui n’est pas sans danger ? Enfin et surtout cette manière de voir n’amoindrit-elle pas les voies illuminative et unitive, lorsqu’elle en parle du simple point de vue ascétique ? Ces deux voies peuvent-elles normalement exister sans l’exercice des dons du Saint-Esprit proportionné à celui de la charité et des autres vertus infu­ses  ? Y a-t-il six voies (trois ascétiques et ordi­naires et trois mystiques et extraordinaires non seulement de fait mais de droit), et non pas seulement trois voies, trois âges de la vie spiri­tuelle, comme disaient les anciens  ? Ne semble-t-il pas que les traités ascétiques des voies illuminative et unitive, dès qu’on les sépare de la mystique, ne contiennent que des considérations abstraites sur les vertus morales puis théologales, ou que, s’ils parlent pratiquement et concrètement du progrès et de la perfection de ces vertus, comme le fait Scaramelli, cette per­fection, selon l’enseignement de saint Jean de la Croix, est manifestement inaccessible sans les purifications passives et sans le concours des dons du Saint-Esprit ? C’est le cas de rappeler les paroles de sainte Thérèse : « Il faut, disent certains livres, être indifférent au mal qu’on dit de nous, se réjouir même plus que si l’on en disait du bien, on doit faire peu de cas de l’honneur, être très détaché de ses proches... et quantité d’autres choses du même genre. A mon avis ce sont là de purs dons de Dieu, ces biens sont surnaturels[62]. »

Pour mieux conserver l’unité et l’élévation de la vie intérieure, telle que l’Évangile et les Épîtres nous la font connaître, nous proposons la division suivante. Elle est conforme à celle de la grande majorité des auteurs qui ont écrit avant la seconde moitié du XVIIIe siècle, et, en mentionnant une forme imparfaite des voies illuminative et unitive, notée par saint Jean de la Croix (Nuit obscure, 1. I, c. XIV.), elle sauvegarde aussi la part de vérité contenue, croyons-nous, dans la conception plus récente.

Division proposée des trois âges de la vie spirituelle

Au-dessus des pécheurs endurcis, des âmes sensuelles qui vivent dans la dissipation, la con­version ou justification nous met dans un état de grâce, que le péché ne devrait plus détruire en nous, et qui comme un germe surnaturel devrait se développer sans arrêt jusqu’à son plein épanouissement dans la vision immédiate de l’essence divine et l’amour parfait et inamissible.

Après la conversion devrait donc commencer sérieusement la vie purgative, où les commençants aiment Dieu en fuyant le péché mortel et le péché véniel délibéré par la mortification extérieure et intérieure et par la prière. Mais de fait cette vie purgative se trouve sous deux for­mes bien différentes : chez les uns, vraiment peu nombreux, elle est intense, généreuse, c’est la voie étroite de la parfaite abnégation décrite par les saints ; chez beaucoup d’autres, c’est une vie purgative diminuée, qui comporte elle-même bien des degrés depuis les bonnes âmes un peu faibles, jusqu’aux âmes attiédies et attardées qui retombent parfois dans le péché mortel. Il faudra faire une remarque semblable pour les deux voies supérieures, et distinguer en elles un état faible et un autre intense.

La transition à la vie illuminative se fait à la suite des consolations sensibles qui viennent généralement récompenser l’effort généreux de la mortification. Comme on s’attarde en ces con­solations, le bon Dieu les enlève, l’âme se trouve alors dans l’aridité sensible plus ou moins pro­longée de la purification passive des sens. Cette purification se poursuit sans arrêt chez les âmes généreuses et les conduit par la contemplation infuse initiale à fa vie illuminative pleine ; chez les âmes moins généreuses, qui fuient la croix, cette purification est souvent interrompue, et elles ne jouiront que d’une vie illuminative amoindrie, et ne recevront la contemplation infuse que de loin en loin[63]. La nuit passive des sens apparaît ainsi comme une seconde con­version, plus ou moins parfaite.

La vie illuminative pleine comporte la contemplation infuse indistincte des mystères de la foi, qui a commencé dans ta nuit passive des sens. Elle se présente sous deux formes normales : l’une nettement contemplative, comme chez beaucoup de saints du Carmel ; l’autre active, comme chez un saint Vincent de Paul, qui à la lumière des dons de sagesse et de con­seil voit constamment dans les pauvres et les petits enfants abandonnés des membres souffrants du Christ. Parfois cette vie illuminative pleine comporte, non seulement la contemplation infuse des mystères de la foi, mais aussi des grâces extraordinaires, visions, révélations, paroles intérieures, décrites par sainte Thérèse dans sa propre vie.

La transition à la vie unitive se fait à la suite des lumières plus abondantes ou d’un apostolat plus facile ou plus rayonnant, qui sont comme la récompense de la générosité du progressant, mais dans lesquels, par un reste d’orgueil, il se complaît. Alors, si le Seigneur veut efficace­ment conduire le progressant à la vie unitive parfaite, il le fait passer par la nuit de l’esprit, purification douloureuse de la partie supérieure de l’âme. Si elle est très surnaturellement supportée, elle ne s’interrompt pour ainsi dire pas jusqu’à ce qu’elle conduise à la vie unitive par­faite ; si la générosité fait défaut, il n’y aura qu’une vie unitive amoindrie. Cette douloureuse purification représente dans la vie des serviteurs de Dieu la troisième conversion.

La vie unitive parfaite comporte la contemplation infuse des mystères de la foi et une union passive presque continuelle. Elle se présente, comme la précédente, sous deux formes normales  : l’une presque exclusivement contemplative, comme chez un saint Bruno, un saint Jean de la Croix ; l’autre apostolique, comme chez un saint Dominique, un saint Fran­çois, un saint Thomas, un saint Bonaventure. Parfois la vie unitive parfaite comporte, non seulement la contemplation infuse et l’union passive presque continuelle, mais aussi des grâces extraordinaires, comme la vision de la sainte Trinité reçue par sainte Thérèse et décrite par elle dans la VIIe Demeure. En cette vie unitive parfaite, qu’elle s’accompagne ou non de faveurs extraordinaires, il y a évidemment bien des degrés, jusqu’aux plus grands saints, jusqu’aux Apôtres, à saint Joseph et à Marie.

Cette division des trois âges de la vie spirituelle peut se résumer dans le tableau suivant à lire de bas en haut : les trois purifications ou con­versions y figurent comme transition d’un état à un autre.

Le progrès spirituel

Vie unitive des parfaits

  • pleine  : extraordinaire, ex. avec vision de la Sainte Trinité
  • ordinaire  : forme purement contemplative
  • forme apostolique
  • faible  :union peu continue, souvent interrompue

Purification passive de l’esprit plus ou moins bien supportée

Vie illuminative des progressants

  • pleine  : extraordinaire, ou accompagnée de visions, révélations...
  • ordinaire  : sous forme nettement contemplative  ;
  • sous forme active, ex. St Vincent de Paul
  • faible  : actes transitoires de contemplation infuse

Purification passive des sens plus ou moins bien supportée

Première conversion ou justification

  • Vie purgative des commençants
  • généreuse  : âmes ferventes
  • faible  :âmes attiédies ou attardées non sans rechutes

Première conversion ou justification

On peut comparer cette division des trois âges de la vie spirituelle à ce que nous enseigne la tradition, surtout à la doctrine de saint Thomas sur la grâce des vertus et des dons et à celle de saint Jean de la Croix sur les purifications passives, la contemplation infuse et l’union par­faite, prélude normal de la vie du ciel. Comparons-la pour l’instant à la division des trois âges de la vie corporelle, l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte.

Saint Thomas[64], on le sait, a proposé lui-même cette comparaison, et il y a là, nous l’a­vons vu, une analogie qui vaut la peine d’être suivie, en observant surtout la transition d’une période de la vie à l’autre.

La transition d’un âge à l’autre dans la vie spirituelle

Comme la mentalité de l’enfant n’est pas celle de l’adolescent, ni la mentalité de celui-ci celle de l’adulte, de sorte que sur bien des cho­ses la conversation entre eux n’est pas possible, de même la mentalité du commençant, qui se trouve dans la vie purgative, n’est pas celle de celui qui avance dans la vie illuminative, ni celle du parfait arrivé à la vie d’union. Le par­fait doit comprendre les âges qu’il a traversés lui-même, mais il ne peut demander d’être plei­nement compris par ceux qui s’y trouvent encore.

De plus, comme il y a une crise plus ou moins manifeste et plus ou moins bien supportée pour passer de l’enfance à l’adolescence, celle de la puberté d’ordre à la fois physiologique et psychologique, il y a une crise analogue pour passer de la vie purgative des commençants à la vie illuminative des progressants. Cette crise a été décrite par plusieurs grands spirituels, notamment par Tauler[65], surtout par saint Jean de la Croix sous le nom de purification passive des sens[66], par le Père Lallemant, S.J., sous le nom de seconde conversion[67].

De même encore que l’adolescent, pour arri­ver comme il faut à l’âge adulte, doit bien tra­verser l’autre crise de la première liberté et ne pas abuser de celle-ci, ainsi, pour passer de la vie illuminative des progressants à la véritable vie d’union, il y a une autre crise spirituelle mentionnée par Tauler[68], décrite par saint Jean de la Croix, sous le nom de purification passive de l’esprit, et qui mérite d’être appelée, nous l’avons vu, une troisième conversion (Nuit obscure, I. II, ch. 1 à 18).

C’est saint Jean de la Croix qui a le mieux noté ces deux crises à la transition d’un âge à l’autre. On voit qu’elles répondent à la nature même de l’âme humaine et à la nature de la semence divine, qu’est la grâce sanctifiante. Dans la Nuit obscure, l. I, c. 8, après avoir parlé des imperfections spirituelles des commençants, il écrit : « La nuit ou purification des sens donne à l’âme sa pureté en la dépouillant selon sa partie sensitive et en accommodant le sens à l’esprit... Elle est commune ; elle se produit chez le grand nombre des commençants. » Puis il ajoute, ibid., c. 14 : « Quand cette demeure de la sensualité se trouve ainsi pacifiée, que les passions sont mortifiées, les convoitises éteintes et les appétits calmés et endormis sous l’in­fluence de la Nuit purificatrice (des sens), l’âme peut s’échapper pour s’engager dans la voie de l’esprit. Elle commence à compter parmi les Progressants ou Avancés, et se trouve dans la voie qu’on nomme aussi illuminative. C’est là que Dieu, selon sa volonté, nourrit et fortifie l’âme par contemplation infuse, sans qu’elle y participe par discours, aide active ou coopéra­tion propre. Comme je l’ai déjà dit, tel est l’effet de la Nuit et purification des sens. »

Les mots que nous venons de souligner dans ce texte sont très significatifs, et ils reproduisent exactement l’original espagnol.

Ensuite saint Jean de la Croix, Nuit obscure, 1. II, ch. II, traite des imperfections propres aux avancés ou progressants, rudesse naturelle, besoin d’épanchement au dehors, présomption, orgueil secret qui subsiste encore, et montre la nécessité de la purification passive de l’esprit, crise douloureuse, et troisième conversion, nécessaire pour entrer pleinement dans la vie d’u­nion des parfaits, qui, comme le dit saint Thomas, « veillent surtout à adhérer à Dieu, à jouir de Lui, et aspirent ardemment à la vie éternelle, pour être avec le Christ (IIa IIae, q. 24, a. 9) ».

Cette doctrine de la Nuit obscure se retrouve dans le Cantique spirituel, en particulier dans la division du poème et dans l’argument qui précède la première strophe (Item, str. 4, str. 6, str. 22, v. 1).

On a objecté parfois : Cette haute conception de saint Jean de la Croix dépasse notablement la conception commune des auteurs spirituels, qui parlent dans un sens moins mystique de la vie illuminative des progressants et de la vie d’u­nion des parfaits. Il semble donc bien que les commençants, dont il est question dans la Nuit obscure, ne sont pas ceux dont on parle d’habi­tude, mais ceux qui débutent, non dans la vie spirituelle, mais dans les voies mystiques.

A cela il est aisé de répondre que la conception de saint Jean de la Croix correspond admirablement à la nature de l’âme (sensitive et spi­rituelle), non moins qu’à celle de la grâce, et que les commençants dont il parle sont bien ceux qu’on nomme ainsi d’habitude ; il suffit pour s’en convaincre de voir les défauts qu’il trouve en eux : gourmandise spirituelle, penchant à la sensualité, à la colère, à l’envie, à la paresse spirituelles, à l’orgueil qui les porte à « avoir le confesseur spécial pour les mauvais cas, l’autre restant réservé à la confidence exclu­sive du bien, pour qu’il garde une excellente opinion de son pénitent (Nuit obscure, 1. I, ch. II) ». Ce sont là de vrais commençants, nullement avancés dans l’ascèse. Seulement, lorsqu’il parle des trois voies purgative, illuminative et unitive, saint Jean de la Croix les prend, non pas en un sens amoin­dri, mais dans leur plénitude normale. En cela il conserve la tradition des Pères, de Clément d’Alexandrie, de Cassien, de saint Augustin, de Denys, et des grands docteurs du Moyen-Âge : saint Anselme, Hugues de Saint-Victor, saint Albert le Grand, saint Bonaventure et saint Thomas.

Cela apparaît en particulier par la distinction traditionnelle des degrés de l’humilité, qui, par suite de la connexion des vertus, correspondent aux degrés de la charité, d’autant que l’humilité est une vertu fondamentale, en tant qu’elle écarte l’orgueil, principe de tout péché. Cette gradation traditionnelle relative à l’humilité ne conduit. pas à une moindre perfection que celle dont parle saint Jean de la Croix. Nous avons vu comment saint Thomas (IIa IIae, q. 161, a.6) la rapporte selon saint Anselme : « 1e Connaître qu’on est mépri­sable, 2e souffrir de l’être, 3e avouer qu’on l’est, 4e vouloir que le prochain le croie, 5e suppor­ter patiemment qu’on le dise, 6e accepter d’être traité comme une personne digne de mépris, 7e aimer à être traité ainsi. »

Sainte Catherine de Sienne, l’auteur de l’Imi­tation, dans la suite saint François de Sales, et tous les spirituels ne parlent pas autrement des degrés de l’humilité, correspondants à ceux de l’amour de Dieu. Tous les livres d’ascétique disent même qu’il faut se réjouir dans les tribu­lations et lorsqu’on nous calomnie ; mais, comme le remarque sainte Thérèse, cela suppose déjà de grandes purifications, celles même dont parle saint Jean de la Croix, et c’est la résultante d’une grande fidélité au Saint-Esprit.

Ce n’est pas seulement la distinction tradi­tionnelle des degrés de l’humilité qui confirme la conception des trois âges de la vie que nous donne saint Jean de la Croix, c’est aussi la divi­sion classique conservée par saint Thomas (Ia IIae, q. 61, a. 5) des vertus politiques, nécessaires à la vie en so­ciété, des vertus purificatrices (purgatoriae) et des vertus de l’âme purifiée. Saint Thomas ne dit-il pas (ibid.), en décrivant les « virtutes purgatoriae » : « la prudence méprise toutes les choses du monde pour la contemplation des choses divines ; elle dirige toutes les pensées vers Dieu. La tempérance abandonne, autant que la nature le peut supporter, ce qu’exige le corps. La force empêche de s’effrayer devant la mort et devant l’inconnu des choses supérieures. La justice enfin porte à entrer pleinement dans cette voie toute divine ». Les vertus de l’âme purifiée sont supérieures encore. Tout cela n’est certes pas inférieur à ce qu’écrira plus tard saint Jean de la Croix, ni non plus ce que dit le Doc­teur angélique de l’union immédiate de la très pure charité avec Dieu qui habite en nous[69].

Enfin la division proposée des trois âges de la vie ne répond-elle pas aussi aux trois mouve­ments de la contemplation décrits par saint Thomas (IIa IIae, q. 180, a. 6), à la suite de Denys : 1e contempler la bonté de Dieu dans le miroir des choses sensibles, s’élever tout droit vers elle en se rappe­lant les paraboles que Jésus prêchait aux commençants ; 2e contempler la divine bonté dans le miroir des vérités intelligibles, ou des mys­tères du salut ; s’élever vers elle par un mouve­ment en spirale de la nativité du Sauveur jusqu’à son Ascension ; 3e contempler la souveraine bonté en elle-même, dans l’obscurité de la foi, en décrivant plusieurs fois le même cercle, pour revenir toujours sur la même vérité infinie, la mieux entendre et en vivre profondément.

Il est bien certain que saint Jean de la Croix suit cette route traditionnelle, jalonnée par les grands docteurs venus avant lui ; mais il décrit le progrès spirituel tel qu’il apparaît surtout chez les contemplatifs, et chez les plus généreux d’entre eux, pour arriver « le plus directe­ment possible à l’union à Dieu[70] ». Il montre ainsi quelles sont les lois supérieures de la vie de la grâce et du progrès de la charité. Mais ces lois s’appliquent aussi d’une façon atténuée chez bien d’autres âmes, qui n’arrivent pas à une si haute perfection, mais qui pourtant avancent généreusement, sans revenir en arrière. Ainsi un peu en toutes choses on distingue un temps fort et un temps faible. Par exemple dans les ouvrages de médecine on décrit les maladies telles qu’elles sont à l’état aigu, tout en notant qu’elles se présentent souvent sous une forme atténuée.

Ceci dit, il nous sera plus facile de voir quel­les sont les caractéristiques des trois voies, en insistant sur la purification ou conversion qui précède chacune des trois, alors même qu’il n’y aurait pas de rechute dans le péché mortel, qu’après la justification l’âme resterait en état de grâce.

Nous allons étudier de ce point de vue ce qui constitue l’état d’âme des commençants celui des progressants et celui des parfaits, pour bien voir qu’il n’y a pas là seulement des cadres conventionnels, mais un véritable progrès vital fondé sur la nature même de la vie spirituelle, c’est-à-dire sur la nature de l’âme et celle cette semence divine, qui est le germe de vie éternelle, semen gloriae[71].

Chapitre 5 : Caractères de chacun des trois âges de la vie spirituelle

Justurn deàuxit Dominus per

vias rectas.

« Le Seigneur conduit le juste

par des voies droites. »

(Sap.,X, 10.)

Nous avons vu les conceptions qui ont été proposées des trois âges de la vie spirituelle, et surtout celle qui se présente comme la plus tra­ditionnelle. Après avoir dit quelle analogie, existe entre ces trois périodes de la vie de l’âme et celles de la vie du corps : enfance, adoles­cence, âge adulte, nous avons particulièrement noté comment la transition se fait d’un fige spirituel à l’autre par un moment difficile qui rappelle ce qu’est, dans l’ordre naturel, la crise qui se produit chez l’enfant vers quatorze ou quinze ans et celle de la première liberté chez l’adolescent qui arrive vers vingt et un ans à l’âge adulte. Nous avons vu aussi comment ces différentes périodes de la vie intérieure corres­pondent à celles qui se remarquent dans la vie des Apôtres.

Nous voudrions de ce point de vue, et d’après les principes de saint Thomas et de saint Jean de la Croix, décrire brièvement ce qui constitue chacun de ces trois âges des commençants, des progressants et des parfaits, pour y montrer les moments successifs d’une évolution véritablement normale, répondant à la fois à la division des deux parties de l’âme (les sens et l’esprit) et à la nature de « la grâce des vertus et des dons » qui vivifie l’âme de plus en plus, élève ses facultés inférieures et supérieures, jusqu’à ce que le fond de l’âme[72] soit purifié de tout égoïsme ou amour-propre, et soit véritablement, sans aucun mensonge ; tout à Dieu. Il y a là, nous allons le voir, une suite logique très frappante ; c’est la logique de la vie, qui a sa nécessité à elle, commandée par la fin ultime :

« Justum deduxit Dominus per vias rectas  :Le Seigneur conduit le juste par des voies droites. »

L’âge des commençants

La première conversion est le passage de l’état de péché à l’état de grâce, soit par le bap­tême, soit par la contrition et l’absolution Si l’innocence baptismale n’a pas été conservée. La théologie explique longuement au traité de la grâce ce qu’est la justification chez l’adulte, comment et pourquoi elle requiert, sous l’influx de la grâce, les actes de foi, d’espérance, de cha­rité, de contrition ou de détestation du péché commis[73]. Cette purification par l’infusion de la grâce habituelle et la rémission des péchés est en un sens le type, l’ébauche des purifications à venir, qui elles aussi comporteront des actes de foi, d’espérance, d’amour, de contrition. Souvent cette première conversion se produit après une crise plus ou moins douloureuse, où l’on se sépare progressivement de l’esprit du monde, comme le prodigue, pour revenir à Dieu. C’est le Seigneur qui fait le premier pas vers nous, comme l’a enseigné l’Église contre le semipélagianisme[74], c’est lui qui nous inspire le bon mouvement, la bonne volonté initiale, qui est le commencement du salut. Pour cela, par sa grâce actuelle et par l’épreuve, il laboure en quelque sorte notre âme, avant d’y déposer la semence divine ; il creuse une première fois le sillon, sur lequel il reviendra plus tard dans

le même sens et beaucoup plus profondément pour extirper les mauvaises racines qui restent, comme le fait le vigneron pour libérer la vigne, qui a déjà grandi, de tout ce qui l’empêche de se développer.

Après cette première conversion, si l’âme en état de grâce ne retombe pas, ou si du moins elle ne tarde pas à se relever pour aller de l’a­vant[75], elle se trouve dans la voie purgative des commençants.

La mentalité ou l’état d’âme du commençant peut se décrire en observant surtout en lui ce qu’il y a de principal dans l’ordre du bien : la connaissance de Dieu et de soi-même et l’a­mour de Dieu. Il est sûr qu’il y a des commençants particulièrement favorisés, comme les grands saints à leurs débuts, qui ont un plus haut degré de grâce que bien des progressants ; ainsi il y a au point de vue naturel de petits prodiges, mais enfin ce sont encore des enfants, et l’on peut dire en quoi consiste généralement la mentalité de ceux qui débutent. Ils commen­cent à se connaître eux-mêmes, à voir leur mi­sère, leur indigence, et doivent chaque jour examiner attentivement leur conscience pour se corriger. En même temps ils commencent à connaître Dieu, dans le miroir des choses sensibles, de celles de la nature ou des paraboles, par exemple en celles de l’enfant prodigue, de la brebis perdue, du bon Pasteur. C’est le mouvement droit d’élévation vers Dieu, qui rappelle celui de l’alouette lorsqu’elle s’élève de la terre vers le ciel en poussant un cri[76]. – En cet état, il y a un amour de Dieu proportionné ; les commençante vraiment généreux aiment le Seigneur avec une sainte crainte du péché, qui leur fait fuir le péché mortel, même le péché véniel délibéré, par la mortification des sens et des passions déréglées, ou de la concupiscence de la chair, de celle des yeux et de l’orgueil.

Après un certain temps de cette généreuse lutte, ils reçoivent, d’habitude, comme récom­pense, des consolations sensibles dans la prière, dans l’étude aussi des choses divines. Le Seigneur fait ainsi la conquête de leur sensibilité, puisqu’ils vivent surtout par elle ; il la détourne des choses dangereuses et l’attire vers lui. En ces moments le commençant généreux aime déjà Dieu « de tout son cœur », mais pas encore de toute son âme, de toutes ses forces, ni de tout son esprit. Les auteurs spirituels parlent souvent de ce lait de la consolation qui est alors donné. Saint Paul dit lui-même, I Cor. III, 2  : « Ce n’est pas comme à des hommes spirituels que j'ai pu vous parler, mais comme à des hommes charnels, comme à de petits enfants dans le Christ. Je vous ai donné du lait à boire, non de la nourriture solide, car vous n’en étiez pas capables. »

Mais alors qu’arrive-t-il généralement  ? Pres­que tous les commençants, en recevant ces consolations sensibles, y prennent trop de complai­sance, comme si elles étaient, non pas un moyen, mais une fin. Elles ne tardent pas dès lors à devenir un obstacle, occasion de gourmandise spirituelle, de curiosité dans l’étude des choses divines, d’orgueil inconscient lorsqu’on aime en parler, sous prétexte d’apostolat, comme si on était déjà un maître. Alors reparaissent, dit saint Jean de la Croix (Nuit obscure, 1. I, ch. 1 à 7), les sept péchés capi­taux, non plus sous leur forme grossière, mais dans l’ordre des choses spirituelles, comme autant d’obstacles à la vraie et solide piété.

Par suite, rien de plus logique et de plus vital comme transition, une seconde conversion est nécessaire, celle que décrit saint Jean de la Croix sous le nom de purification passive des sens, « commune chez le grand nombre des commençants (Nuit obscure, 1. I, ch. 8) » pour les introduire « dans la vie illuminative des avancés, où Dieu nourrir l’âme par la contemplation infuse (Ibid., ch. 14) ». Cette purification se manifeste par une aridité sensible prolongée, dans laquelle le commençant est dépouillé des consolations sensibles, où il se complaisait trop. S’il y a, dans cette aridité., un vif désir de Dieu, de son règne en nous et la crainte de l’offenser, c’est un second signe qu’il y a là une purification divine. Et plus encore si à ce vif désir de Dieu s’ajoute la difficulté à l’o­raison de faire des considérations multiples et raisonnées, et l’inclination à regarder simple­ment le Seigneur avec amour (Ibid., ch. 9). C’est là le troi­sième signe, qui montre que la seconde conversion s’accomplit, et que l’âme est élevée vers une forme de vie supérieure, qui est celle de la voie illuminative.

Si l’âme supporte bien cette purification, sa sensibilité se soumet de plus en plus à l’esprit ; l’âme est guérie de la gourmandise spirituelle, de la superbe qui la portait à se poser en maître ; elle apprend à mieux connaître son indi­gence. Il n’est pas rare que viennent alors d’au­tres difficultés purificatrices, par exemple dans l’étude, dans la pratique des divers devoirs d’état, dans les relations avec les personnes aux­quelles on était trop attaché et que le Seigneur éloigne parfois brusquement et douloureusement de nous. Assez souvent surgissent en cette période d’assez fortes tentations contre la chas­teté et la patience, permises par Dieu pour que par une vigoureuse réaction ces vertus, qui ont leur siège dans la sensibilité, se fortifient et s’enracinent vraiment en nous. La maladie peut aussi venir alors nous éprouver.

Dans cette crise le Seigneur laboure l’âme de nouveau, il creuse beaucoup plus profondément le sillon, qu’il a déjà tracé au moment de la justification, ou première conversion ; il extirpe les mauvaises racines ou les restes du péché, « reliquias peccati ».

Cette crise certes n’est pas sans danger, comme dans l’ordre naturel celle de quatorze ou quinze ans. Quelques-uns se montrent ici infidèles à leur vocation. Plusieurs ne traversent pas cette épreuve de façon à entrer dans la vie illuminative des progressants, et ils restent dans une certaine tiédeur ; ce ne sont plus à proprement parier de vrais commençante, mais plutôt des âmes attardées ou attiédies. En eux se réalisent en un sens les paroles de la sainte Écriture : « ils n’ont pas reconnu le temps de la visite du Seigneur[77] », l’heure de la seconde conversion. Ces âmes, surtout si elles sont dans la vie religieuse ou dans la vie sacerdotale, ne tendent pas assez à la perfection ; sans y prendre garde, elles en arrêtent beaucoup d’autres et sont un pénible obstacle à celles qui voudraient sérieusement .avancer. Ainsi assez souvent la prière commune, au lieu d’être contemplative, se matérialise, devient mécanique ; au lieu de porter les âmes, les âmes doivent la porter ; elle peut devenir, hélas ! anticontemplative.

Chez ceux au contraire qui traversent cette crise avec profit, elle apparaît, selon saint Jean de la Croix (Nuit obscure, 1. I, ch. 14), comme le commencement de la contemplation infuse des mystères de la foi, accompagnée du vif désir de la perfection. Alors Sous l’illumination surtout du don de science (Cf. S. Thomas, IIa IIae, q. 9, a. 4.), le commençant, qui devient un progressant et entre dans la vie illuminative, connaît beaucoup mieux sa misère, la vanité des choses du monde, de la recherche des honneurs et des dignités ; il se dégage de ces attardements ; il le faut pour « faire le pas », comme dit le P. Lallemant, pour entrer dans la voie illuminative. C’est alors comme une vie nouvelle qui commence, tel l’enfant qui devient adolescent.

Il est vrai que cette purification passive des sens, même pour ceux qui y entrent, est plus ou moins manifeste et aussi plus ou moins bien supportée. Saint Jean de la Croix l’a noté (Nuit obscure, 1. I, ch. 9, fin.) en parlant de ceux qui s’y montrent moins généreux : « Pour eux la nuit de sécheresse du sens est souvent interrompue. Tour à tour elle se fait sentir et disparaît ; tantôt la méditation discursive est impossible et à un autre moment elle devient aisée... Ceux-là n’achèvent jamais de sevrer le sens de façon à faire abandon des con­sidérations et raisonnements ; ils n’ont cette grâce que par intermittence. » Cela revient à dire qu’ils n’ont qu’une vie illuminative dimi­nuée. Ce que saint Jean de la Croix explique davantage plus loin[78] par leur manque de générosité : « Il faut expliquer ici pourquoi il en est si peu qui parviennent à ce haut état de per­fection et d’union à Dieu. Ce n’est certes pas que Dieu veuille limiter cette grâce à un petit nombre d’âmes supérieures, son désir est plu­tôt que la haute perfection soit commune à tous... Il envoie de légères épreuves à une âme et elle se montre faible, elle fuit aussitôt toute souffrance, ne veut accepter aucune douleur... Alors Dieu ne continue pas à purifier ces âmes... qui veulent être parfaites, sans se laisser mener par la voie d’épreuves qui forme les parfaits. »

Telle est la transition plus ou moins généreuse à une forme de vie supérieure. Jusqu’ici il est aisé de voir la suite logique et vitale des phases par lesquelles l’âme doit passer. Ce n’est pas une juxtaposition mécanique d 'états succes­sifs, c’est le développement organique de la vie.

L’âge des progressants ou avancés

La mentalité des progressants ou avancée doit se décrire comme la précédente en insistant sur­tout sur leur connaissance et leur amour de Dieu. Avec la connaissance d’eux-mêmes se développe une connaissance quasi expérimentale de Dieu, non plus seulement dans le miroir des choses sensibles de la nature ou des paraboles, mais dans le miroir des mystères du salut, avec lesquels ils se familiarisent de plus en plus, et que le Rosaire, école de contemplation, met sous leurs yeux tous les jours. Ce n 'est plus seu­lement dans le miroir du ciel étoilé, de la mer ou des montagnes, qu’on contemple la grandeur de Dieu, ce n’est plus seulement dans celui des paraboles du Bon Pasteur ou de l’enfant prodigue, c’est dans le miroir incomparablement supérieur des mystères de l 'Incarnation et de la Rédemption[79]. Selon la terminologie de Denys, conservée par saint Thomas (IIa IIae, q. 180, a. 6), par un mouvement en spirale l’âme s’élève, des mys­tères de l’Incarnation ou de l’enfance du Christ, à ceux de sa Passion, de sa Résurrection, de son Ascension, et de sa Gloire, et dans ces mys­tères elle contemple le rayonnement de la sou­veraine bonté de Dieu, qui se communique ainsi admirablement à nous. Dans cette contemplation plus ou moins fréquente, les avancés reçoivent, selon leur fidélité et générosité, une abondance de lumière, par le don d’intelligence, qui leur fait pénétrer ces mystères de plus en plus et leur en fait saisir la beauté si haute et si simple, accessible aux humbles qui ont le cœur pur.

Dans l’âge précédent le Seigneur avait fait la conquête de leur sensibilité, il se soumet ici profondément leur intelligence, en l’élevant au-dessus des préoccupations excessives et des complications d’une science trop humaine. Il les simplifie en les spiritualisant.

Par suite et très normalement, ces progressants, ainsi éclairés sur les mystères de la vie du Christ, aiment Dieu, non pas seulement en fuyant le péché mortel et le péché véniel déli­béré, mais en imitant les vertus de Notre-Seigneur, son humilité, sa douceur, sa patience, en observant non seulement les préceptes nécessaires à tous, mais les conseils évangéliques de pauvreté, de chasteté, d’obéissance, ou du moins l’esprit de ces conseils, et en évitant les imperfections.

Comme il est arrivé dans l’âge précédent, cette générosité, est récompensée, non plus précisément par des consolations sensibles, mais par une plus grande abondance de lumière dans la contemplation et l’apostolat, par de vifs désirs de la gloire de Dieu et du salut des âmes, par une plus grande facilité pour prier. Il n’est pas rare qu’il y ait ici l’oraison de quiétude, où la volonté est un moment captivée par l’attrait de Dieu. Il y a aussi dans cette période une grande facilité pour agir au service de Dieu, pour enseigner, diriger, organiser des œuvres, etc. C’est là aimer Dieu, non plus seulement de tout son cœur, mais « de toute son âme », de toutes ses activités, pas encore pourtant « de toutes ses forces », ni de « tout son esprit », car on n 'est pas encore établi en cette région supérieure qui s’appelle l’esprit.

Qu’arrive-t-il alors généralement ? Quelque chose de semblable à ce qui est arrivé chez les commençants récompensés par des consolations sensibles ; il arrive qu’on se complaît, par un orgueil inconscient, en cette grande facilité de prier ou d’agir, d’enseigner, de prêcher. On tend à oublier que ce sont là des dons de Dieu, et on en jouit avec un esprit propre, qui ne convient nullement à un adorateur en esprit et en vérité. C’est pour le Seigneur sans doute et pour les âmes qu’on travaille, mais on ne s’ou­blie vraiment pas assez ; par recherche incon­sciente de soi et empressement naturel on s’extériorise en perdant la présence de Dieu ; on croit peut-être porter beaucoup de fruit, et ce n’est pas sûr. On devient trop sûr de soi, on se donne trop d’importance, on s’exagère peut-être fort ses talents ; on oublie sa propre misère, tandis qu’on ne voit que trop celle des autres ; la pureté d’intention, le vrai recueillement, la droiture parfaite, font souvent défaut ; il y a encore du mensonge dans la vie : le fond de l’âme, comme dit Tauler, n’est véritablement pas assez à Dieu ; on lui offre après coup une intention qui n’est guère qu’à moitié pour lui. Saint Jean de la Croix (Nuit obscure, l. II, ch. 2) a noté ces défauts des avancés tels qu’ils apparaissent chez les purs contemplatifs, qui « écoutent leur fantaisie, croyant y trouver des conversations avec Dieu et les saints », ou qui sont séduits par les illu­sions du malin. Des défauts non moins nota­bles, signalés par exemple par saint Alphonse, se trouvent chez les hommes apostoliques qui ont charge d’âmes. Ces défauts des avancés apparaissent surtout dans les contradictions qu’ils ont à souffrir, dans les grands conflits d’opinions, où quelquefois, même à cet âge de la vie spirituelle, des vocations peuvent som­brer. Il devient alors manifeste que l’on ne garde pas assez la présence de Dieu, et qu’en le cherchant on se cherche encore beaucoup soi-même. D’où la nécessité d’une troisième purifi­cation, de la forte lessive de la purification de l’esprit, pour nettoyer le fond infime des facul­tés supérieures.

Sans cette troisième conversion, on n’entrera pas dans la vie d’union, qui est l’âge adulte de la vie spirituelle.

Cette nouvelle crise est décrite par saint Jean de la Croix (Nuit obscure, 1. II, ch. 3 et suivants.) dans toute son acuité et sa pro­fondeur telle qu’elle arrive chez les grands contemplatifs, qui du reste souffrent d’habitude non seulement pour être purifiés, mais pour les âmes pour lesquelles ils se sont offerts. Cette épreuve se trouve un peu autrement chez les hommes apostoliques, très généreux, qui arri­vent à une haute perfection, mais elle est sou­vent moins manifeste chez eux, parce qu’elle est mêlée aux grandes souffrances de l’apostolat.

En quoi consiste essentiellement cette crise  ? – L’âme semble alors comme dépouillée, non plus seulement des consolations sensibles, mais de ses lumières sur les mystères du salut, de ses ardents désirs, de celle facilité à agir, à enseigner, à prêcher, où elle se complaisait par un secret orgueil, en se préférant aux autres. C’est le temps d’une grande aridité non seule­ment sensible, mais spirituelle, pendant l’orai­son et l’office. Il n’est pas rare que surgissent alors de fortes tentations, non plus précisément contre la chasteté et la patience, mais contre les vertus de la partie la plus élevée de l’âme, contre la foi, l’espérance, la charité envers le prochain, et même la charité envers Dieu, qui semble cruel d’éprouver ainsi les âmes en un pareil creuset. Assez généralement en cette période de la vie surviennent de grandes difficultés dans l’apostolat : détractions, entraves, échecs. Il arrive assez souvent alors que l’apôtre ait à souffrir de calomnies et de l’ingrati­tude des âmes auxquelles il a fait longtemps du bien ; cela doit le conduire à les aimer plus pu­rement pour Dieu et en Lui. Ainsi cette crise ou purification passive de l’esprit est comme une mort mystique, la mort du vieil homme selon les paroles de saint Paul : « notre vieil homme a été crucifié avec Jésus-Christ, afin que le corps du péché fût détruit (Rom. VI, 6) ». Il faut « se dépouil­ler du vieil homme corrompu par des convoitises trompeuses et vous renouveler dans votre esprit et vos pensées, en revêtant l’homme nou­veau, créé selon Dieu dans une justice et une sainteté véritables (Éph. IV, 22) ».

Tout cela est profondément rationnel ; c’est la logique du développement de la vie surna­turelle. « Parfois, dit saint Jean de la Croix, dans les étreintes de la purification, l’âme se sent blessée et meurtrie d’amour fort. Il s’agit d’une ardeur qui s’allume dans l’esprit, lors­que l’âme accablée de peines est très vivement blessée d’amour divin. » Le feu de l’amour de Dieu est comme celui qui progressivement des­sèche le bois, le pénètre, l’enflamme et le transforme en lui[80]. Les épreuves de cette période sont permises par Dieu pour conduire les avancés à une foi plus haute, à une espérance plus ferme, à un amour plus pur ; car il faut abso­lument que le fond de leur âme soit à Dieu et à Lui seul. On entend alors le sens des paroles de l’Écriture : « Le Seigneur éprouve les justes, comme l’or dans la fournaise, et il les reçoit comme une hostie d’holocauste (Sagesse, III, 6.). » « Les jus­tes crient vers le Seigneur, et il les entend ; il les délivre de toutes leurs angoisses. Il est près de ceux qui ont le cœur brisé... Fréquentes sont les tribulations des justes, mais le Seigneur les en délivre (Ps. XXX, 18-23.). »

Cette crise, comme la précédente, n’est pas sans danger ; elle demande une grande magna­nimité, de la vigilance, une foi souvent héroïque, l’espérance contre toute espérance, qui se transforme en abandon parfait. Le Seigneur pour la troisième fois laboure l’âme, mais beau­coup plus profondément, si profondément même que l’âme semble bouleversée sous ces afflic­tions spirituelles, dont les prophètes ont sou­vent parlé, en particulier Jérémie au chapi­tre III des Lamentations.

Celui qui traverse cette crise aime Dieu, non plus seulement de tout son cœur et de toute son âme, mais, selon la gradation de l’Écriture (Deutéron., VI, 5 ; Luc., X, 27.) de toutes ses forces, et s’apprête à l’ai­mer « de tout son esprit », à devenir « un ado­rateur en esprit et en vérité » établi en quelque sorte en cette partie supérieure de l’âme qui doit tout diriger en nous.

L’âge des parfaits

Quel est l’état d’âme des parfaits après cette purification, qui a été pour eux comme une troisième conversion ? Ils connaissent Dieu d’une façon quasi expérimentale et presque con­tinuelle ; non seulement pendant les heures de l’oraison ou de l’office divin, mais au milieu des occupations extérieures, ils ne perdent pas la présence de Dieu. Tandis que, au début, l’homme encore égoïste pense constamment à lui-même et, sans y prendre garde, ramène tout à soi, le parfait pense constamment à Dieu, à sa gloire, au salut des âmes, et y fait comme d’instinct tout converger. La raison en est qu’il ne contemple plus seulement Dieu dans le mi­roir des choses sensibles, des paraboles, ou dans celui des mystères de la vie du Christ, ce qui ne peut durer tout le long du jour ; mais dans la pénombre de la foi il contemple la bonté divine en elle-même, un peu comme nous voyons constamment la lumière diffuse qui nous entoure et qui éclaire d’en haut toutes choses. C’est, selon la terminologie de Denys, gardée par saint Thomas (IIa IIae, q. 180, a. 6), le mouvement de la contemplation, non plus droit ou en spirale, mais circulaire, semblable au vol de l’aigle, qui, après s’être élevé très haut, aime à décrire plusieurs fois le même cercle, et à planer comme immobile en scrutant l’horizon.

Cette contemplation très simple écarte les imperfections qui proviennent de l’empresse­ment naturel, de la recherche inconsciente de soi, du manque de recueillement habituel.

Ces parfaits se connaissent eux-mêmes non plus seulement en eux-mêmes, mais en Dieu, leur principe et leur fin ; ils s’examinent en pensant à ce qui est inscrit de leur existence au livre de vie, et ils ne cessent de voir l’infinie distance qui les sépare de leur Créateur ; d’où leur humilité. Cette contemplation quasi expérimentale de Dieu procède du don de sagesse et, à raison de sa simplicité, elle peut être pres­que continuelle : au milieu du travail intellec­tuel, des conversations, des occupations extérieures, elle dure, tandis qu’il ne peut en être de même de la connaissance de Dieu dans le mi­roir des paraboles ou dans celui des mystères du Christ.

Enfin, comme l’égoïste, pensant toujours à soi, s’aime mal lui-même à propos de tout, le parfait, pensant presque toujours à Dieu, l’aime constamment, non plus seulement en fuyant le péché, ou en imitant les vertus de Notre-Seigneur, mais « en adhérant à Lui, en jouissant de lui, et, comme le dit saint Paul, il désire partir pour être avec le Christ[81] ». C’est le pur amour de Dieu et des âmes en Dieu, c’est le zèle apostolique, plus ardent que jamais ; mais humble, patient et doux. C’est là vraiment aimer Dieu, non plus seulement « de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces », mais, selon la gradation, « de tout son esprit », car le parfait ne s’élève plus seulement de loin en loin à cette région supérieure de lui-même, il y est établi ; il est spiritualisé et surnaturalisé ; il est devenu vraiment « un adorateur en esprit et en vérité ». Ces âmes gardent presque toujours la paix au milieu même des circons­tances les plus pénibles et les plus imprévues et la communiquent assez souvent aux plus troublés. C’est ce qui fait dire à saint Augustin que la béatitude des pacifiques correspond au don de sagesse, qui, avec la charité, domine en ces âmes, dont l’exemplaire éminent, après la sainte âme du Christ, est la bienheureuse Vierge Marie.

Ainsi se manifeste, pensons-nous, la légiti­mité de la division traditionnelle des trois âges de la vie spirituelle, telle qu’un saint Thomas, une sainte Catherine de Sienne, un Tauler, un saint Jean de la Croix, l’ont comprise. Le passage d’un âge à l’autre s’explique fort logiquement par la nécessité d’une purification qui de fait est plus ou moins manifeste. Il n’y a pas là des cadres artificiellement juxtaposés de façon mécanique, C’est un développement vital, où cha­que étape a sa raison d’être. Si la chose n’est pas toujours comprise, c’est qu’on ne prend pas assez garde aux défauts des commençants même généreux, ni à ceux des avancés ; c’est qu’on ne voit pas assez dès lors la nécessité d’une seconde et même d’une troisième con­version ; c’est qu’on oublie que chacune de ces purifications nécessaires est plus ou moins bien supportée et introduit ainsi dans un degré plus ou moins parfait de vie illuminative ou de vie d’union[82].

Si l’on ne fait pas assez attention à la néces­sité de ces purifications, on ne peut se faire une juste idée de ce que doit être l’état d’âme des progressants et des parfaits. C’est de la néces­sité d’une nouvelle conversion que parlait saint Paul lui-même en écrivant aux Colossiens, III, 10 : « N’usez point de mensonge les uns envers les autres, puisque vous avez dépouillé le vieil homme avec ses œuvres, et revêtu l’homme nouveau, qui, se renouvelant sans cesse à l’i­mage de celui qui l’a créé, atteint la connais­sance parfaite... Revêtez-vous surtout de la cha­rité, qui est le lien de la perfection. »

Chapitre VI : La Paix du règne de Dieu, prélude de la vie du Ciel

Si l’on suit la voie de générosité, d’abnéga­tion, de dépouillement, indiquée par les saints, on finit par connaître et expérimenter les joies du règne profond de Dieu en nous.

Les délices vraiment spirituelles viennent de la croix, de l’esprit de sacrifice, qui fait mourir en nous les inclinations déréglées, et assure la première place à l’amour de Dieu et des âmes en Dieu, à la charité qui est la source de la paix, de la tranquillité de l’ordre. Les joies profondes ne pénètrent pas l’âme aussi long­temps que les sens et l’esprit ne sont pas purifiés et affinés, par nombre de tribulations et de souffrances qui détachent du créé. Comme il est dit dans les Actes des Apôtres, XIV, 21 : « C’est par beaucoup de tribulations qu’il nous faut entrer dans le royaume de Dieu. »

Le réveil divin

Après cette nuit obscure et douloureuse, il y a, dit saint Jean de la Croix, comme un réveil divin : « L’âme songe à quelqu’un qui s’éveille, et dont le premier acte est d’aspirer l’air... C 'est comme si elle disait : Vous vous réveillez, ô Verbe-Ëpoux, dans le centre et le fond de mon âme, là où vous demeurez en secret et en silence comme maître souverain (Vive Flamme, 4e str. v. 1)). » Ce réveil de Dieu est une inspiration du Verbe qui manifeste son règne, sa gloire et sa suavité intime (Ibid.).

Cette inspiration laisse transparaître la face de Dieu rayonnante de grâces et les œuvres qu’il accomplit. « C’est là la grande jouissance de ce réveil : connaître les créatures par Dieu, et non pas Dieu par les créatures, connaître les effets par leur cause, et non pas la cause par les effets (Ibid.). » C’est alors qu’est exaucée la prière du Psalmiste : « Réveille-toi ! Pourquoi dors-tu, Seigneur ? Réveille-toi. – Exsurge, quare obdormis, Domine ? Exsurge et ne repellas in finem. Quare faciem tuam avertis ? oblivisceris inopiae nostrae et tribulationis nostrae » (Ps. XLIII. 24). « Réveille-toi, Seigneur », c’est-à-dire, remarque saint Jean de la Croix (Ibid.), « réveille-nous, parce que c’est nous qui sommes endormis... réveille-nous pour que nous reconnaissions et aimions les biens que tu ne cesses de nous offrir. »

Cette grâce est exprimée dans le psaume XXXIX : « Exspectans, exspectavi Dominum, et intendit mihi : En attendant, j’ai attendu le Seigneur, et il s’est incliné vers moi, il a exaucé ma prière ; il m'a retiré de la fosse et de la fange où je me débattais, il a affermi mes pas, il a mis dans ma bouche un cantique nouveau. »

Dans ce « réveil puissant et glorieux » l’âme est comme aspirée par l’Esprit-Saint, qui la sa­ture de sa bonté et de sa gloire, « et ainsi il se fait aimer d’un amour inexprimable, et qui est au-dessus de tout sentiment dans les profondeurs de Dieu (Ibid. 4e str. v. 6 fin). »

Ces grâces préparent à l’autre réveil de l’ins­tant suprême de la mort, où l’âme, sortant de son corps, se verra immédiatement comme sub­stance spirituelle, comme les anges se voient. Quant au réveil définitif, ce sera celui de l’ins­tant de l’entrée dans la gloire, dans la vision immédiate de Dieu. Bienheureux les saints pour qui l’instant de la mort est précisément celui de l’entrée dans la gloire, de sorte qu’au moment où leur âme se sépare du corps, elle voit Dieu face à face et se voit en Dieu avant de se voir en elle-même. Pendant qu’autour d’eux on pleure leur départ, ils sont arrivés au terme de leur course dans la clarté de la vision qui les béatifie. Ils sont entrés, comme dit l'Évangile, dans la béatitude même de leur Maître : « intra in gaudium Domini tui ».

Vive flamme

Dès ici-bas chez les parfaits le réveil divin pro­duit dans l’âme une flamme d’amour qui est une participation de cette vive flamme qu’est l’Esprit-Saint lui-même : « L’âme le sent déjà « présent en elle, non seulement comme un feu qui la consume et la transforme en suave dilection, mais encore comme un feu qui brûle en elle et jaillit en flamme... C’est là l’opéra­tion du Saint-Esprit dans l’âme qu’a transformée l’amour. Ses actes intérieurs sont des jets de flamme... C’est pourquoi ces actes d’a­mour sont d’un prix inestimable ; car, par un seul, l’âme mérite plus et vaut davantage que par tout ce qu’elle a pu faire au cours d’une vie entière... de même que la flamme vaut plus que le bois incandescent qui la produit... Ainsi, en cet état, l’âme ne fait pas d’actes par elle-même, c’est le Saint-Esprit qui les fait et les provoque en elle... et à chaque fois que la flamme s’élance, elle croit entrer dans la vie éternelle... elle savoure quelque chose de l’éternelle béatitude. C’est là goûter le Dieu vivant, selon la parole du Psaume LXXXIII, 3 : « Cor meum et caro mea exsultaverunt in Deum vivum : Mon cœur et ma chair tressaillent dans le Dieu vivant (Ibid., 1ère stro., v. 1-2). »

Cette flamme ne se communique qu’en bles­sant, mais cette blessure est douce, salutaire et, au lieu de donner la mort, elle augmente la vie (Ibid.). L’âme que l’amour blesse le plus est la plus sainte (Ibid.). Aussi saint Jean de la Croix dit-il que « cette blessure est délicieuse » ; et il ajoute : « cela eut lieu notamment quand le Séraphin blessa saint François (d’Assise) ».

Lorsque le cœur brûle ainsi d’amour pour son Dieu, l’âme contemple des lampes de feu qui éclairent d’en haut toutes choses ; ce sont les perfections divines : Sagesse, Bonté, Miséri­corde, Justice, Providence, Toute-Puissance. Elles sont pour ainsi dire les couleurs de l’arc-en-ciel divin, qui s’identifient sans se détruire dans la vie intime de Dieu, dans la Déité, comme les sept couleurs de l’arc-en-ciel terres­tre s’unissent dans la lumière blanche, d’où elles procèdent. « Toutes ces lampes s’unissent en une lumière, en un foyer, bien que chaque attribut garde sa lumière et son feu (Ibid. 3e str., v. 1 ; Traduc. Hoornaert, 2e éd. p. 195). »

Alors les puissances de l’âme se trouvent comme fondues dans les splendeurs des lam­pes divines (Ibid., 3e strophe, v. 5 et 6.) ; c’est vraiment le prélude de la vie éternelle.

L’âme est subtilement blessée d’amour par chacune de ces lampes, et sous l’action des flammes réunies, plus blessée encore et plus vivante dans l’amour de la vie divine. Elle se rend bien compte qu’il s’agit d’un amour de vie éternelle, qui est la somme de tous les biens, et comme l’âme sent de quelque façon la nature de cette vie, elle voit la vérité des paroles du Cantique : « Fortis est ut mors « dilectio... lampades ejus, lampades ignis atque flammarum : L’amour est fort comme la mort,... les lampes d’amour sont des lampes de feu et de flamme (Ibid., v. 1, p.195). »

La flamme que doivent entretenir dans leur lampe les vierges sages est une participation de celle-là (Matth., XXV, 4-7).

Comme il est dit dans un très beau commentaire du Cantique des cantiques récemment paru : « L’amour divin est un feu dévorant. Il pénètre l’âme jusque dans son fond. Il la brûle, il la consume, il ne la détruit pas. Il la transforme en lui-même. Le feu matériel, qui pénètre le bois jusqu’à ses dernières fibres et le fer jusqu’à la plus cachée de ses molécules, voilà son image, mais combien impar­faite ! Par moments, sous l’influence d’une grâce plus forte, l’âme embrasée d’amour di­vin lance des flammes. Elles montent droit vers Dieu. Il est leur principe comme il est leur fin, c’est pour lui en effet que l’âme se consume. La charité qui soulève l’âme est une participation créée, finie, analogique, c’est vrai, de la charité incréée, mais c’est une par­ticipation réelle, positive, formelle de cette flamme substantielle de Jéhovah[83]. »

On comprend pourquoi saint Jean de la Croix a souvent comparé l’union transformante de l’âme pénétrée par Dieu à l’union de l’air et du feu dans la flamme, qui n’est autre que de l’air enflammé. Sans doute il y a toujours la distance infinie qui sépare le Créateur de la créature, mais Dieu par son action se rend si intime à l’âme purifiée, qu’il la transforme en quelque sorte en lui, qu’il la déifie, par l’augmentation de la grâce sanctifiante ; qui est une participa­tion réelle et formelle de sa vie intime, ou de sa nature même, de la Déité.

Alors l’amour unitif devient dans l’âme puri­fiée comme une marée de feu qui grandit et la remplit tout entière (Vive Flamme, 2e str., v. 2). Cet amour, peu percep­tible au début, grandit de plus en plus, et l’âme éprouve une faim plus pressante de Dieu, et une soif ardente, celle dont parlait le psalmiste en disant : « Sitivit in te anima mea, quam multipliciter tibi caro mea : Mon âme a soif de toi, mon Dieu, tout mon être aspire vers toi » (Ps. LXII, 2) (Nuit obscure, I. II, ch. XI). C’est vraiment la béatitude de ceux qui ont faim et soif de la Justice de Dieu. C’est vraiment le prélude de la vie du ciel, et comme un commencement de l’éternelle vie, « quaedam inchoatio vitae aeternae », avait dit saint Thomas (IIa IIae, q.24, a. 3, ad 2); c’est ici-bas l’épanouissement nor­mal mais suprême de la vie de grâce, germe de la gloire, semen gloriae.

Combien nous sommes loin du simili que peut nous offrir le lyrisme d’une imagination exaltée, où ne se trouve aucune connaissance profonde de Dieu, aucune abnégation à la base, et aucune générosité d’amour. Il n’y a pas plus de ressemblance entre les deux, qu’entre la ver­roterie et le diamant.

Que conclure de cette doctrine, qui peut paraître trop haute pour nous ?

Elle serait certes beaucoup trop haute, si nous n’avions pas reçu au baptême la vie de la grâce qui doit s’épanouir, en nous aussi, en vie éter­nelle, et si nous ne recevions pas souvent la sainte communion, qui a précisément pour effet d’augmenter cette vie de la grâce. Rappelons-nous que chacune de nos communions devrait être substantiellement plus fervente que la précédente, puisque chacune doit augmenter en nous l’amour de Dieu et nous disposer à rece­voir Notre-Seigneur avec une plus grande fer­veur de volonté le lendemain.

Comme il est dit dans Vive Flamme, 2e str., v. 5, les âmes intérieures, qui ont désiré cette union, y arriveraient si elles ne fuyaient pas les épreuves que le Seigneur leur envoie pour les purifier.

N’est-ce pas la même doctrine qui se trouve exprimée dans le Dialogue de sainte Catherine de Sienne, ch. 53 et 5h, là où est expliquée la parole de Notre-Seigneur : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive, et des fleuves d’eau vive couleront de sa poitrine. »

« Tous, y est-il dit, vous avez été appelés, en général et en particulier, par ma Vérité, mon Fils, lorsque, dans l’angoisse du désir, il criait dans le temple : « Qui a soif, qu’il vienne à moi et boive »... Ainsi vous êtes invités à la source d’eau vive de la grâce. Il vous faut donc passer par lui, qui est devenu votre pont, et marcher avec persévérance, sans que ni épine, ni vents contraires, ni prospérités, ni adversités, ni autres peines que ce soit, vous puissent faire regarder en arrière. Persévérez, jusqu’à ce que vous me trouviez, Moi, qui vous donne l’eau vive ; et c’est par l’intermédiaire de ce doux Verbe d’amour, mon Fils unique, que je vous la donne...

« Seulement, la première condition, c’est d’a­voir soif. Car ceux-là seuls qui ont soif sont invi­tés : Qui a soif, est-il dit, qu’il vienne à moi etl qu’il boive. Celui donc qui n’a pas soif ne sau­rait persévérer dans son voyage, la moindre fati­gue l’arrête ou le moindre plaisir le distrait... La persécution l’épouvante et, dès qu’elle l’ef­fleure, le voilà qui tourne le dos .... L’intelli­gence doit fixer son regard sur l’amour ineffable que je vous ai montré, dans mon Fils unique. Et parce qu’alors l’homme est rempli de ma charité et de l’amour du prochain, il se trouve par là même accompagné de nombreuses et réel­les vertus. C’est dans cet état que l’âme est dis­posée à avoir soif : elle a soif de la vertu, soif de mon honneur, soif du salut des âmes ; toute autre soif est éteinte et morte en elle. Elle marche en sécurité,... dépouillée de l’amour-propre ; elle s’est élevée au-dessus d’elle-même et des choses périssables... Elle contemple l’amour profond que je vous ai manifesté dans le Christ crucifié... Son cœur, vide des choses qui pas­sent, se remplit de l’amour céleste qui donne accès aux eaux de la grâce. Arrivée là, l’âme passe par la porte du Christ crucifié et goûte l’eau vive, en se désaltérant en moi, qui suis l’océan de la paix. »

S’il en est ainsi, que conclure pratiquement ? Nous devons dire au Seigneur et lui redire sou­vent cette prière : « Seigneur, faites-moi connaître les obstacles que, d’une façon plus ou moins consciente,. je mets au travail de la grâce en moi. Donnez-moi la force de les écarter, et si j’étais négligent à le faire, daignez les écarter vous-même, dussé-je en souffrir beaucoup.

« Que voulez-vous, mon Dieu, que je fasse pour vous aujourd’hui ? Faites-moi connaître ce qui en moi vous déplaît. Rappelez-moi le prix de votre sang, versé pour moi, celui de la com­munion sacramentelle ou spirituelle, qui nous permet pour ainsi dire de boire à la plaie de votre Cœur si bon.

« Augmentez, Seigneur, mon amour pour vous. Faites que notre conversation intérieure ne cesse pour ainsi dire pas, que je ne me sépare jamais de vous, que je reçoive tout ce que vous voulez me donner, et que je n’arrête pas la grâce, qui doit rayonner sur d’autres âmes pour les éclairer et les vivifier. »

Pax in veritate

De la sorte, comme le dit saint Thomas, l’homme ne vit plus pour lui-même, mais pour Dieu : « Non sibi vivit, sed Deo » (IIa IIae, q. 17, a. 6, ad 3). Il peut dire : « Mihi vivere Christus est, et mori lucrum  : Le Christ est ma vie, et la mort pour moi est un gain » (Philip. I, 21). Ce qui est ma vie, ce n’est plus l’étude, ni l’activité naturelle, c’est le Christ lui-même.

Telle est la route qui conduit à cette connais­sance quasi expérimentale et presque continuelle de la sainte Trinité qui habite en nous. C’est ce qui faisait dire à sainte Catherine de Sienne à la fin de son Dialogue, ch. 167 :

« O Trinité éternelle ! O Déité ! O Nature divine, qui avez donné un tel prix au sang de votre Fils ! Vous, Trinité éternelle, vous êtes une mer sans fond où plus je me plonge, plus je vous trouve, et plus je vous trouve, plus je vous cher­che encore. De vous, jamais on ne peut dire : C’est assez ! L’âme qui se rassasie dans vos profondeurs vous désire sans cesse, parce qu’elle est toujours affamée de vous... Vous êtes le feu qui brûle toujours et ne s’éteint jamais, le feu qui consume en lui-même tout amour-propre de l’âme, qui fond toute glace et qui éclaire. Cette lumière est un océan où l’âme se plonge toujours plus profondément et trouve la paix. » Sainte Catherine de Sienne nous donne ici le meilleur commentaire vécu des sublimes paroles de saint Paul aux Philippiens, IV, 7 : « Et pax Dei, quae exsuperat omnem sensum, custodiat corda vestra et intelligentias vestras in Christo Jesu  : Que la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, garde vos cœurs et vos pensées dans le Christ Jésus. » C’est là le fruit de la troisième conver­sion, qui est vraiment le prélude de la vie du ciel.

Note : L’appel à la contemplation infuse des mystères de la Foi

Nous avons dit plus haut et longuement développé ailleurs[84] que les sept dons du Saint-Esprit sont connexes avec la charité, saint Thomas l’enseigne formellement (IIa IIae, q. 68, a. 5), et que par suite ils se développent avec elle. On ne saurait donc avoir un haut degré de charité sans avoir à un degré proportionné les dons d’intelligence et de sagesse, qui sont, avec la foi, le principe de la contemplation infuse des mystères révélés. Cette contemplation chez les uns, comme chez un saint Augustin, se porte plus immédiatement sur les mystères eux-mêmes, chez d’au­tres, comme chez un saint Vincent de Paul, sur les conséquences pratiques de ces mystères, par exemple sur la vie des membres du corps mys­tique de Jésus-Christ, mais elle est infuse chez les uns et chez les autres. Le mode supra-humain des dons, qui provient de l’inspiration spéciale du Saint-Esprit et qui dépasse le mode humain des vertus[85], est d’abord latent, comme dans la vie ascétique, puis il devient manifeste et fréquent dans la vie mystique. Le Saint-Esprit en effet inspire d’habitude les âmes selon le degré de leur docilité habituelle ou de leurs dispositions surnaturelles (vertus infuses et dons). C’est là l’enseignement nettement tra­ditionnel..

Nous avons aussi montré ailleurs[86] qu’il n’y a pas pour saint Thomas un mode humain des dons qui serait spécifiquement distinct de leur mode suprahumain, car le premier pourrait se perfectionner toujours sans jamais atteindre le second, et ne lui serait pas essentiellement ordonné.

Or s’il n’y a pas pour les dons de mode humain spécifiquement distinct de l’autre, il suit,. comme nous l’avons souvent dit, qu’il y a pour toutes les âmes vraiment intérieures un appel général et éloigné à la contemplation infuse des mystères de la foi, qui seule leur donnera l’intelligence profonde, vécue des mys­tères de l’Incarnation rédemptrice, de la présence de Dieu en nous, du sacrifice du Calvaire perpétué en substance sur l’autel pendant la messe, et du mystère de la Croix qui doit se re­produire dans toute vie chrétienne profonde. Comme nous l’avons souvent expliqué[87], qui dit « appel général éloigné » ne dit pas encore « appel individuel et prochain », de même l’ « appel suffisant » se distingue de l’ « appel efficace ».

On nous a récemment concédé sur ce point une chose que nous ne demandons pas, que « l’élément négatif de la perfection, c’est-à-dire le détachement des créatures doit être le même pour toutes les âmes : total, absolu, universel » ; « il ne peut y avoir de degrés dans l’absence de défauts volontaires. Le plus minime comme le plus grand détruit la perfection,... il suffit d’être retenu par un fil ».

Nous ne croyons pas que le détachement des créatures soit le même pour les plus grands saints et pour les âmes arrivées à une perfec­tion moindre. La raison en est surtout que la perfection exclut, non seulement les défauts di­rectement volontaires, mais ceux indirectement volontaires, qui proviennent de la négligence et d’une certaine tiédeur relative, d’un secret égoïsme peu conscient, qui empêche que le fond de l’âme soit tout à Dieu. Il y a de même une certaine corrélation entre le progrès intensif de la charité et son extension, qui fait qu’elle exclut progressivement jusqu’aux obstacles que nous mettons de façon plus ou moins consciente au travail de la grâce en nous.

Si donc, comme on le concède, toute âme est appelée à exclure, par son progrès dans l’amour de Dieu, tout défaut volontaire, même le plus minime, fût-il seulement indirectement volon­taire, elle n’y arrivera pas sans une haute cha­rité. Cette charité devra sans doute être propor­tionnée à sa vocation ; elle ne sera pas pour Bernadette de Lourdes ce qu’elle était pour saint Paul ; mais ce devra être une haute charité, sans quoi le fond de l’âme ne sera pas tout à Dieu, il y aura encore de l’égoïsme, qui se manifestera assez souvent par des défauts au moins indirectement volontaires.

L’âme pour être parfaite doit avoir un degré de charité supérieur à celui qu’elle avait lorsqu’elle n’était encore que parmi les commençants ou parmi les progressants, tout comme dans l’ordre corporel l’âge pleinement adulte suppose une force physique supérieure à celle de l’enfance et de l’adolescence, bien qu'il y ait accidentellement des adolescents plus vigoureux que des hommes faits[88]

Que s’ensuit-il au sujet de la purification du fond de l’âme, qui est nécessaire pour l’exclu­sion de tout égoïsme et secret orgueil ? On a écrit récemment à ce sujet en une étude sur cette question :

« J’admets que les purifications passives (qui sont d’ordre mystique) soient nécessaires pour arriver à la pureté requise par l’union mystique ; c’est le sens dans lequel parle saint Jean de la Croix... Mais je nie que les purifications passives soient nécessaires pour la pureté requise dans l’union d’amour par conformité des vo­lontés. – La raison de cette différence est pro­fonde. Pour l’union mystique, qui implique contemplation et amour infus, la purification active ne suffit pas, pour cette raison que la pureté de la volonté ne suffit pas. Il est néces­saire qu’y soit ajoutée une espèce de pureté psy­chologique de la substance et des puissances, consistant à être accommodées au mode d’être de l’infusion divine. »

La grande question qui se pose alors est celle-ci : Est-ce que, selon saint Jean de la Croix, les purifications passives ne sont pas nécessaires pour la pureté profonde de la volonté, qui exclut l’égoïsme plus ou moins conscient et quantité de défauts indirectement volontaires incompatibles avec la pleine perfection de la charité, des ver­tus infuses et des dons, qui se développent avec la charité, comme autant de fonctions du même organisme spirituel ?

A cette question extrêmement importante, la réponse pour nous n’est pas douteuse.

Il suffit de lire dans la Nuit obscure, I, I, , ch. II à II, la description des défauts des commençants qui rendent nécessaire la purification passive des sens ; il ne s’agit pas seulement de ceux qui s’opposent à l’espèce de pureté psycho­logique dont on vient de nous parler, mais de ceux qui sont contraires à la pureté morale de la sensibilité et de la volonté. Ce sont même, dit saint Jean de la Croix, les sept péchés capi­taux transposés dans l’ordre de la vie de piété, comme la gourmandise spirituelle, la paresse spirituelle, l’orgueil spirituel.

Même remarque s’il s’agit, Nuit obscure, 1. II, ch. I et II, des défauts des avancés qui rendent nécessaire la purification passive de l’esprit ; il s’agit « des taches du vieil homme, qui restent encore dans l’esprit, comme une rouille qui ne disparaîtra que sous l’action d’un feu intense ». Ces avancés, dit saint Jean de la Croix, sont en effet sujets à des affections naturelles ; ils ont des moments de rudesse, d’impatience ; il y a encore en eux un secret orgueil spirituel, et un égoïsme, qui fait que plusieurs usent de façon peu déta­chée des biens spirituels, ce qui les engage dans la voie des illusions. D’un mot le fond de l’âme non seulement n’a pas encore la pureté psychologique, mais la pureté morale qu’il faudrait. Tauler avait parié dans le même sens, préoccupé surtout de purifier le fond de l’âme de tout amour-propre ou égoïsme plus ou moins con­scient. Nous croyons donc que les purifications passives sont nécessaires à cette pureté morale profonde ; or celles-ci sont d’ordre mystique. Elles ne se présentent pas toujours sous une forme aussi nettement contemplative que celle décrite par saint Jean de la Croix, mais dans la vie des saints, même les plus actifs, comme un saint Vincent de Paul, les chapitres consacrés à leurs peines intérieures prouvent qu’elles ont un fond commun, que saint Jean de la Croix a mon­tré mieux que personne.

Une dernière concession fort importante nous a été faite au sujet de ce passage célèbre de Vive Flamme, st. 2, v. 5 :

« Il faut expliquer ici pourquoi il en est si peu qui parviennent à ce haut état de perfection et d’union à Dieu. Ce n’est certes pas que Dieu veuille limiter cette grâce à un petit nombre d’âmes supérieures. Il désire plutôt que tous soient parfaits ; mais Il trouve peu de vases capa­bles de contenir une si haute et si sublime per­fection. Les éprouve-t-il un peu ? Il sent les vases fragiles au point de fuir la peine, de se refuser à porter tant soit peu sécheresse et mor­tification... Alors il s’arrête de les purifier. »

On nous a dernièrement concédé : « Nous admettons que saint Jean de la Croix traite ici de l’état de mariage spirituel, et qu’il affirme que la volonté de Dieu est que toutes les âmes parviennent à cet état ; mais nous nions que cela implique l’affirmation d’un appel universel à la mystique... La confusion provient, pensons-nous, de ce qu’on ne fait pas la distinction de deux éléments inclus par saint Jean de la Croix dans les deux degrés d’union appelés fiançailles et mariage spirituels. L’un de ces deux éléments est essentiel et permanent ; l’autre acci­dentel et passager. L’élément essentiel est l’u­nion des volontés entre Dieu et l’âme, union qui résulte de l’absence de défunts volontaires et de la perfection de la charité ; L’élément accidentel consiste dans l’union actuelle des puissances, union mystique au sens propre du mot et qui ne peut être continue. »

De ce point de vue, l’union transformante ou mariage spirituel peut exister en une personne sans qu’il y ait jamais en elle union mystique, qui en serait un élément accidentel, comme les paroles intérieures ou la vision intellectuelle de la sainte Trinité dont parle sainte Thérèse (VIIe Demeure, ch. I et II) . Il nous paraît certain au contraire que, selon saint Jean de la Croix, l’union transformante ne saurait exister sans qu’il y ait au moins de temps en temps une contemplation très élevée des perfections divi­nes, contemplation infuse[89], qui procède des dons, arrivés alors à un degré proportionné à celui de la charité parfaite. « C’est, dit-il, comme lorsque le feu, après avoir blessé le bois de sa flamme et l’avoir desséché, le pénètre enfin et le transforme en lui » (Vive Flamme, str. 1, v. 4).

De plus, ce qui est, à nos yeux, absolument certain, c’est que l’union profonde des volontés entre Dieu et l’âme, qu’on vient de reconnaître comme élément essentiel de l’union transformante, suppose la purification morale du fond de l’âme, purification de l’amour-propre ou égoïsme plus ou moins conscient, source de quantité de défauts au moins indirectement volontaires, et cette purification morale du fond de l’âme requiert, nous l’avons vu, selon saint Jean de la Croix les purifications passives, qui éliminent les défauts des commençants et ceux des avancés.

Aussi maintenons-nous ce qu’avec de nom­breux théologiens dominicains et carmes nous avons dit de la doctrine de saint Thomas sur les dons, et de celle de saint Jean de la Croix. Nous rappellerons surtout, pour terminer, ces deux textes importants : Nuit obscure, 1. I, ch. 8 : « La purification passive des sens est commune, elle se produit chez le grand nombre des commençants » ; or, étant passive, elle est d’ordre mystique. Nuit obscure, 1. II, ch. 14 : « Les progressants ou avancés se trouvent dans la voie illuminative ; c’est là que Dieu nourrit et fortifie l’âme par la contemplation infuse. » Celle-ci est donc bien dans la voie normale de la sainteté, avant même la voie unitive, et dès lors comment une âme pourrait-elle être dans le mariage spi­rituel ou union transformante sans avoir jamais cette contemplation infuse des mystères de la foi, qui n’est autre que l’exercice éminent des dons du Saint-Esprit, lesquels se développent en nous avec la charité ?

Nous ne pouvons admettre qu’un esprit de la valeur de saint Jean ait voulu seulement noter une chose accidentelle en écrivant l’avant-dernier texte que nous venons de citer et par lequel nous terminerons : « Les progressants ou avancés se trouvent dans la voie illuminative ; c’est « là que Dieu nourrit et fortifie l’âme par contemplation infuse. »

Notes et références

Vie spirituelle
Auteur : P. Garrigou-Lagrange, O.P.
Date de publication originale : 1933

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
Remarque particulière : Réédition chez DMM en 1999
Outils personnels
Récemment sur Salve Regina